Télécharger les Lettres Française de juillet 2016 · Après la mort de Mallarmé, en 1898,...

14
Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968). Directeurs : Claude Morgan (1942-1953), Louis Aragon (1953-1972), Jean Ristat. Les Lettres françaises du 14 juillet 2016. Nouvelle série n°139 www.les-lettres-francaises.fr Josef Sudek, par Franck Delorieux Ouverture du Festival d’Avignon, par Jean-Pierre Han Paul Valéry, par Francis Combes et Benoît Peeters DR

Transcript of Télécharger les Lettres Française de juillet 2016 · Après la mort de Mallarmé, en 1898,...

Page 1: Télécharger les Lettres Française de juillet 2016 · Après la mort de Mallarmé, en 1898, Valé-ry s’isole plus encore et cesse pour longtemps de publier. Il entre au ministère

Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968). Directeurs : Claude Morgan (1942-1953), Louis Aragon (1953-1972), Jean Ristat.

L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s d u 1 4 j u i l l e t 2 0 1 6 . N o u v e l l e s é r i e n ° 1 3 9www.les-lettres-francaises.fr

Josef Sudek, par Franck DelorieuxOuverture du Festival d’Avignon, par Jean-Pierre Han

Paul Valéry, par Francis Combes et Benoît Peeters

DR

Page 2: Télécharger les Lettres Française de juillet 2016 · Après la mort de Mallarmé, en 1898, Valé-ry s’isole plus encore et cesse pour longtemps de publier. Il entre au ministère

I I . L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . J u i L L e t 2 0 1 6 ( s u p p L é m e n t à L ’ H u m a n i t é d u 1 4 J u i L L e t 2 0 1 6 ) .

Lettres

Paul Valéry, Œuvres, trois volumes, édition établie et présentée par Michel Jarrety. La Pochothèque, 2016. Paul Valéry, Cahiers (1894-1914), tome XIII, édition établie sous la responsabilité de Nicole Celeyrette-Pietri et William Marx, préface de Michel Deguy. Gallimard, 2016.

Mort le 20 juillet 1945, Paul Valéry est entré dans le domaine public le 1er janvier 2016. Plusieurs publications majeures sont survenues en ce début

d’année : les trois gros volumes de la parfaite édition chro-nologique des Œuvres réalisée par Michel Jarrety dans la Pochothèque et le dernier tome de l’édition scientifique des Cahiers (1894-1914), entamée par Gallimard il y a trente ans.

sait-on encore combien les débuts de Paul Valéry ont été éblouissants ? Il n’a que dix-huit ans lorsque ses premiers poèmes font l’admiration de Pierre Louÿs et André Gide, et bientôt de Mallarmé. tout bascule avec la « nuit de Gênes » : le 4 octobre 1892, au cours d’un violent orage, Valéry passe la nuit entière assis sur le bord de son lit, avec le sentiment que tout son sort se joue dans sa tête. Il décide de « répudier les idoles », méprisant ce qu’il ne peut maîtriser, à commencer par l’amour. s’il lui arrive encore d’écrire des vers, il ne leur attache plus que peu d’importance. « J’avais 20 ans. J’ai résolu et tenu de mesurer mes pouvoirs dans le silence et de me borner à cet exercice secret. »

en mars 1894, Valéry quitte Montpellier pour s’installer à Paris. Il habite à l’Hôtel Henri IV, rue Gay-Lussac, à deux pas du Luxembourg. Dans sa petite chambre sévère et nue, le tableau noir et la craie crissante viennent retourner la plume et le vide papier que célébrait Mallarmé. Levé à cinq heures du matin, Valéry se prépare un premier café, se roule une première cigarette et commence à travailler à cette œuvre sans limites et sans nom qui deviendra les Cahiers. « Il n’est pas de sujet que je n’aie agité dans ce petit endroit, il n’est pas de rôle que je n’y aie joué, de choses que je ne m’y sois figuré savoir. tout s’est passé là. »

Les premières années, les notations sont elliptiques à l’extrême, hantées par la rigueur des mathématiques, parfois opaques pour tout autre que lui. Mais ses réflexions sur l’at-tention, le rêve, la mémoire, le langage et le fonctionnement de l’esprit anticipent souvent les recherches de Wittgenstein, la phénoméno-logie de Husserl et celle de Merleau-Ponty. en se forgeant sa propre méthode, Valéry tente de refaire à son seul usage « tout ce qu’on a, depuis des siècles, fabriqué sous les noms vagues de philosophie et de psychologie ». s’il refuse de se tenir « tout entier dans quelque objet ou sujet », c’est que rien ne lui semble digne « d’absorber quelqu’un à soi seul ».

Après la mort de Mallarmé, en 1898, Valé-ry s’isole plus encore et cesse pour longtemps de publier. Il entre au ministère de la Guerre comme petit employé, se tient du mauvais côté pendant l’affaire Dreyfus, se marie, et de-vient le secrétaire d’un vieux financier atteint de Parkinson. Les Cahiers se poursuivent dans l’ombre, comme une négation d’un réel jugé triste ou médiocre. « J’ai travaillé à ma façon à un travail sans nom et sans objet de 1892 à 1912… (et après, mais non plus exclusivement) sans encouragement aucun, sans fin, sans œuvre visée – sans autre objet que de faire ma vision parfaitement accordée avec mes vraies questions, mes vraies forces. »

Ces années-là, Gide et Louÿs publient en abondance et se désolent de voir leur ami se détourner des lettres ; ils attendaient mieux de lui, ou autre chose. Le nom de Valéry‚ pour-tant‚ n’a pas tout à fait disparu. Quelques-uns de ses textes – certains poèmes de jeunesse, In-troduction à la méthode de Léonard de Vinci, la soirée avec monsieur teste – sont réédités dans des revues ou des anthologies. Comme naguère celui de Mallarmé‚ le mythe Valéry se forme dans la tête de quelques jeunes gens.

en 1912, Alexis Leger – futur saint-John Perse – vient rendre visite à Valéry. Deux ans plus tard‚ André Breton le rencontre pour la première fois et fait de lui le lecteur privilégié de ses premiers vers. Craignant de déchoir à ses yeux, Valéry se garde bien de lui dire qu’il s’est remis à écrire, et travaille à un long poème qui, en 1917, deviendra la Jeune Parque.

si difficile soit-elle, l’œuvre s’impose d’emblée dans les cénacles : « son obscurité me mit en lumière », notera Valéry. Dès le début des années 1920‚ les rééditions et les nouvelles publications se multiplient. et la gloire s’empare du nom de Paul Valéry, une gloire immense qu’on peut à peine se représenter aujourd’hui. renonçant à l’ambition la plus haute, celle de 1892, il embrasse « la détestable profession d’homme de lettres » sans l’avoir vraiment souhaité. Il faut prendre au sérieux sa réponse au « pourquoi écrivez-vous ? » des surréalistes : son laconique « par faiblesse » est bien plus qu’un mot d’esprit.

Couvert d’honneurs, de l’Académie française au Collège de France, Valéry devient une figure, une conscience, une sorte d’ambassadeur culturel. Malgré des textes majeurs comme Variété, Degas, danse, dessin et l’Idée fixe – remarquablement mis en perspective par Michel Jarrety dans la nouvelle édition de la Pochothèque –, il arrive que l’œuvre en souffre, à force de dispersion et d’officialité. La constitution du mythe des Cahiers, pendant les années 1920 et 1930, apparaît à cet égard comme une nécessité : il est essentiel pour Valéry d’entrete-nir l’idée d’une vaste recherche, encore inaccessible, dont les publications abondantes – préfaces, discours, écrits de circonstance – ne seraient que les à-côtés, presque les résidus.

Valéry voudrait organiser la masse immense des Cahiers, mais il mesure la quasi-impossibilité de transformer ces mil-liers de fragments en un livre, sinon en y puisant la matière de ces superbes recueils de réflexions morales et littéraires que sont tel quel et Mauvaises pensées et autres. Le contenu de

la plupart des Cahiers est plus divers et plus austère : Valéry se sent perdu devant ce matériau « inutilisable, et devant être utilisé » : « L’œuvre y est en puissance, mais mon œil seul peut l’y découvrir. Ce n’est qu’un chaos de matière. » Chaque fois qu’il les feuillette, il y retrouve les mêmes énigmes, les mêmes solutions « sans cesse reprises, réobscurcies, redégagées, seul fil de ma vie, seul culte, seule morale, seul luxe, seul capital et sans doute placement à fonds perdu ». Il les fait dactylo-graphier, les annote, les classe dans des chemises de couleur, se décourage… et commence un nouveau cahier.

Paul Valéry ne parviendra jamais à donner à son Grand Œuvre la forme dont il rêve. Il ne lui reste qu’à s’en remettre à la postérité, tout en sachant combien la tâche sera difficile. en 1944, il explique encore à Jean Voilier : « Je ne sais si jamais quelqu’un saura reconstituer cette vie mentale entretenue si semblable à elle-même – non d’après mes publications, mais d’après tous ces cahiers de reprises incessantes sans limites et sans but-œuvre. Ce fut une manière de vivre – ou plutôt de ne pas vivre… »

Depuis la mort de Valéry, les Cahiers ont connu trois éditions très différentes. Il y eut d’abord le fac-similé en vingt-neuf volumes de près de mille pages, publiés par le CNrs entre 1957 et 1961 et depuis longtemps introuvables ; si cette édition, ponctuée de dessins et aquarelles, a tous les charmes du manuscrit, elle reproduit les cahiers originaux de façon moins fidèle et moins exhaustive qu’on ne pourrait le croire. La deuxième édition, la plus connue et la plus com-mode, est l’anthologie thématique en deux volumes parue dans « la Pléiade » en 1973 et 1974 ; mais elle ne reprend qu’un dixième de l’immense matériau laissé par Valéry, et brise le mouvement d’une pensée dont l’une des forces est de glisser sans arrêt d’un sujet à un autre. C’est à ces difficultés que répond la troisième édition, transcription intégrale des Cahiers des vingt premières années, scrupuleusement annotée

par une équipe de spécialistes sous la direc-tion de Nicole Celeyrette-Pietri et William Marx. L’entreprise vient de s’achever chez Gallimard ; elle mérite d’être saluée.

Ce treizième et dernier volume couvre la période qui va de mars 1914 à janvier 1915. Mais la Première Guerre mondiale n’y est présente qu’en filigrane, à travers de rares allusions. Les notations littéraires sont à peine plus nombreuses : la Jeune Parque n’en est qu’à ses balbutiements et Valéry n’y travaille guère cette année-là. Il ne se sent pour l’heure ni écrivain ni écriveur : « Il ne m’importe pas et il m’excède d’écrire ce que j’ai vu, ou senti ou saisi. Cela est fini pour moi. Je prends la plume pour l’avenir de ma pensée, non pour son passé. J’écris pour voir, pour faire, pour prolonger – non pour doubler ce qui a été. » L’ambition reste considérable : « Ici, la marche fait la route. se heurter à ce qu’on vient de créer. Voir ce qu’on forme et qu’on n’avait jamais vu. »

si passionnants soient-ils, les Cahiers sont d’une utilisation malaisée. « Ce que j’ai trouvé d’important – je suis sûr de cette valeur – ne sera pas facile à déchiffrer de mes notes », admettait Valéry à la fin de sa vie. Cela n’enlève rien au plaisir que peut procurer une lecture nonchalante, voire le simple feuilletage des Cahiers (1). Comme l’écrit joliment Jean Louis schefer, Valéry a eu « la constance, la patience et l’humilité d’être tous les jours, tous les matins, dès la première tasse de café, un adolescent qui avait su préserver l’imprévisibilité d’une œuvre, c’est-à-dire en commencer chaque matin le projet ». (2) C’est avec la même fraîcheur qu’il faudrait aujourd’hui aborder ce massif démesuré.

Benoît Peeters

(1) Une quatrième édition a été entamée par Gallica, la bibliothèque en ligne de la BNF. Un grand nombre des Cahiers ont déjà été numérisés et sont librement accessibles.(2) Jean Louis schefer, Monsieur teste à l’école, P.O.L, 2013.

redécouvrir Paul Valéry

DR

Page 3: Télécharger les Lettres Française de juillet 2016 · Après la mort de Mallarmé, en 1898, Valé-ry s’isole plus encore et cesse pour longtemps de publier. Il entre au ministère

L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . J u i L L e t 2 0 1 6 ( s u p p L é m e n t à L ’ H u m a n i t é d u 1 4 J u i L L e t 2 0 1 6 ) . I I I

Lettres

Corona & Coronilla, poèmes à Jean Voilier, de Paul Valéry. éditions de Fallois, postface de Bernard de Fallois, Paris, 2008, 22 euros.

Voici un livre qui modifie profondément l’image que l’on pouvait se faire de Paul Valéry.

Corona & Coronilla sont deux recueils, à l’origine non destinés à la publication, dans lesquels Valéry a rassemblé les quelque cent cinquante poèmes écrits pour Jean Voilier, nom de plume de Jeanne Loviton, le grand amour secret qui éclaira la fin de sa vie, de 1938 à 1945.

soudain, Valéry livre à son lecteur (car il devait bien ima-giner qu’un jour ces poèmes lui seraient révélés) un tout autre visage. Nous sommes là aux antipodes de l’académicien, de l’homme public couvert de gloire, de l’intellectuel brillant et froid qui met la pensée critique au-dessus de tout, celui qui se disait l’ennemi du tendre et qui avait officiellement donné congé à l’amour et à la poésie.

rien à voir avec le calme, l’impavide et marmoréen poète de la Jeune Parque ou du Cimetière marin… Même si on retrouve dans ces poèmes tout l’art de celui qui fut l’émule de Mallarmé.

Déjà, ce qui frappe, c’est l’abondance de la veine poétique. Alors que Valéry tire sa gloire d’une œuvre en vers longuement mûrie et délibérément rare, voici qu’il manifeste une excep-tionnelle verve. Cet amour l’inspire. Cette femme brillante et beaucoup plus jeune (ils ont trente-deux ans d’écart) est à la fois son amante et la muse qui va réveiller chez lui des ardeurs non seulement priapiques mais lyriques. La poésie qui semblait être en lui une source tarie soudain à nouveau coule à flots, avec facilité apparemment, et de la plus belle eau.

Disons-le sans réserve, cet ensemble de poèmes secrets constitue l’un des sommets de la poésie amoureuse, dans une poésie française qui ne manque pourtant pas de chefs-d’œuvre dans ce domaine. Les poèmes de Corona (la couronne) sont plus concertés, ceux de Coronilla (la couronnette) sont plus nombreux et plus libres, parfois plus spontanés, plus intimes et plus audacieux aussi.

L’amour vécu au jour le jour y est retranscrit dans tous ses émois, ses doutes, ses élans, ses moments heureux ou tristes, ses angoisses et ses enthousiasmes. « Les moments forts, les moments doux / Les moments purs, les moments fous », avec une sincérité qui touche juste.

Le froid Valéry s’y révèle un lyrique non pas éthéré mais tout à fait sensuel. On me dira que la sensualité était déjà tout à fait perceptible dans ses poèmes « publics », comme la Grenade. C’est vrai. Mais elle était très tenue et contenue… Ici, elle se libère. Les poèmes qui chantent la joie de la chair ne manquent pas. De manière parfois très classique et sublimée (« sombre et profonde rose, antre d’ombre odorante, / Ô rose de plaisir, dont le plaisir est pleur », p. 49). Parfois, de façon plus crue : « Les nus bien joints ; leurs sources mieux que jointes, / L’amour en force, à huit membres ramant, » (p. 53). L’amour n’est pas que platonique… et quand l’amante ne vient pas, l’amant se gendarme : « et toi, ma main / ne va pas, par le bas chemin / Manœuvrer à tromper l’attente… Une amante n’est pas un poing » (p. 63) (Je ne crois pas que

ce thème ait été si souvent évoqué dans la poésie française auparavant…)

L’intellectuel brillant, d’ordinaire si fier de sa raison, qui a rempli des milliers de pages de carnets sur les sujets les plus divers, rend les armes devant le cadeau de cet amour tardif que lui a fait la vie. « Je laisse évanouir mes volontés savantes » (p. 13) ou « Il n’est pas d’idées que tu n’extermines » (p. 33).

« Ce sont des vers qui rêvent que tu m’aimes / Des vers sans plus, bêtes comme des pleurs »… Des vers « si vite faits » (p. 50) et il n’y a pas de raison de ne pas lui accorder crédit.

Ces vers sont sans doute vite faits, mais ils sont en général plus que bien venus. Nombreux sont les poèmes nés d’un « vers donné ». (Valéry, qui n’aimait pas l’idée d’inspiration, pensait quand même qu’il y avait des « vers donnés »…

tout ensuite est question d’art, de métier. et le métier ici ne fait pas défaut. Ce double livre fournit à cet égard un vrai régal de formes (nombreux sonnets, poèmes sur des mètres divers, et même deux ou trois poèmes en vers libres…).

Il entre dans leur écriture une grande part de jeu. Le jeu de la séduction, bien sûr (car ces poèmes visaient à en entretenir le feu), mais aussi le jeu sérieux de l’art. Car c’est en fait une cathédrale qu’il bâtit pour rendre grâces à cet amour qu’il veut exceptionnel, « au plus haut d’amour » en ce qu’il unit le corps, le cœur et l’esprit.

L’un des traits les plus attachants de la per-sonnalité de Valéry qu’expriment ces poèmes est en même temps que son art consommé, une fantaisie, un sens de l’humour que l’on ne soupçonne pas toujours.

L’humour d’un poète évidemment très cultivé, comme dans ce petit poème où il imite ronsard jusque dans l’orthographe : « Je n’ay soucy que de vostre fontaine » (p. 90).

Ou dans celui où il fait rimer le daimôn (socratique) avec « le tendre mont » (de Vé-nus) (p. 60).

L’intelligence, dont Valéry ne peut pas se départir, est évidemment toujours aux aguets. « La bêtise n’est pas mon fort », écrivait-il déjà en tête de Monsieur teste.

Valéry, qui vit avec bonheur et visiblement aussi pleinement qu’il lui est possible sa pas-sion, n’est pas dupe de lui-même et des senti-ments. Même s’il le refuse, et s’il veut croire que l’amour suspende le temps (tout se passe d’ailleurs de manière surprenante comme en dehors du temps et des circonstances pourtant tragiques de l’époque), il sait que le temps poursuit son œuvre de destruction. « Ah ! l’affreux trop tard… » dit-il à celle qui fut pour lui « Fleur de mon soir et miel de mon dernier breuvage » (p. 58).

« Je croyais que tu étais entre la mort et moi / Je ne savais pas que j’étais entre la vie et toi », lui écrira-t-il à la fin de leur relation.

Quand Jeanne lui annonce qu’elle rompt pour épouser robert Denoël, c’est la vie elle-même qui l’abandonne. Il meurt d’ailleurs quelques mois plus tard… « et si tu n’es pas là, tout près de moi, la mort / me devient familière et sourdement me mord. / Je suis entr’elle et toi ; je le sens à toute heure. / Il dépend de ton cœur que je vive ou je meure », écrit-il dans le dernier poème du cycle, Longueur d’un jour. et aussi : « Car tu fis de mon âme une feuille qui tremble / Comme celle du saule, hélas, qu’hier ensemble / Nous regar-dions flotter devant nos jeux d’amour, / Dans la tendresse d’or de la chute du jour… »

Francis Combes

Paul Valéry, la couronne d’amour

Ils, de Franck Delorieux (préface de Marie-Noël rio) ; Le Musée Grévin, de Louis Aragon (préface de Jean ristat) ; Une saison en enfer, d’Arthur rimbaud

(préface inédite de Louis Aragon) ; Larrons, de François esperet (préface de Jean ristat) ;Paradis argousins, de Victor Blanc (préface de Franck Delorieux) ; Vers et Proses, de Maïakovski

(choix, présentation et traduction d’elsa triolet) ;Gagneuses, de François esperet (préface de Christophe Mercier).à paraître : Les Onze Mille Verges d’Apollinaire (préface d’Aragon)

retrOUVez DANs LA COLLeCtION « Les Lettres françaises » aux éditions Le Temps des cerises :

DR

Page 4: Télécharger les Lettres Française de juillet 2016 · Après la mort de Mallarmé, en 1898, Valé-ry s’isole plus encore et cesse pour longtemps de publier. Il entre au ministère

I V . L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . J u i L L e t 2 0 1 6 ( s u p p L é m e n t à L ’ H u m a n i t é d u 1 4 J u i L L e t 2 0 1 6 ) .

Lettres

Olivia, de Dorothy Bussy, traduit de l’anglais par Roger Martin du Gard et l’auteur. Mercure de France, 133 pages, 14,50 euros.

Dorothy Bussy (1865-1960), proche de Virginia Woolf et du groupe de Bloomsbury, est connue comme une

amie d’André Gide (dont elle traduisit une part de l’œuvre en anglais) et de roger Martin du Gard, dans la correspondance desquels elle occupe une grande place. On sait moins qu’elle est l’auteure d’un unique roman, Olivia, d’au-tant qu’il parut à l’origine sans nom d’auteur : « Olivia, par Olivia », tout simplement. C’est ainsi que les lecteurs français le découvrirent, chez stock, en 1949, et qu’ils l’accueillirent avec suffisamment d’enthousiasme pour qu’il ne tarde à être repris dans Le Livre de Poche (les premiers livres de poche, qui sentent bon les vieilles maisons de famille), sous le numéro 866 : une couverture grenat, simplement ornée d’un médaillon contenant le portrait d’une jeune fille. Là encore, c’était Olivia par Olivia. Mais le nom du traducteur, roger Martin du Gard, apparaissait sous le médaillon.

Il le méritait, plus qu’aucun traducteur. Car, sur ce livre qui ressort aujourd’hui sous le véritable nom de son auteure, deux types de « papiers » sont possibles : l’un qui serait centré sur le roman lui-même, l’autre sur les conditions de sa traduction française.

esquissons-les tous les deux. Le roman, d’abord : admiré par André Gide (malgré une première lecture quelque peu négative), par Martin du Gard, qui se donna un mal de chien pour le mettre en français, et par rosamond Lehmann, qui préfaça la première édition française, il s’agit d’un récit très classique, d’une parfaite tenue, sur un sujet qui aurait pu prêter à des dérives malsaines. Car s’il s’agit de l’histoire du premier amour d’une jeune fille de la grande bourgeoisie victorienne, cet amour n’est pas de ceux dont, à l’époque, on pouvait ouvertement parler : Olivia est amoureuse – et réciproquement – de la directrice de la pen-sion française dans laquelle l’ont envoyée ses parents, et elle n’est pas la seule à éprouver pour la belle Julie une véritable passion. en fait, ce pensionnat ultrachic de jeunes filles aisées semble un lieu brûlant de sentiments d’autant plus violents qu’ils sont étouffés.

Dans ce roman à huis clos sans personnage masculin, Dorothy Bussy parle de passions interdites avec une pudeur qui n’est pas de la pudibonderie, et son œuvre est d’autant plus incandescente qu’elle est plus secrète et mesurée.

Certains lecteurs, sachant que Dorothy Bussy était une proche de Gide, ont effectué un rapprochement facile entre Olivia et les brefs romans de Gide – un rapprochement facile, mais qui n’est pas faux, sinon que Dorothy Bussy est plus frémissante, plus à fleur de peau, que l’auteur de l’Immoraliste. en 130 pages, elle impose sa voix. Inutile d’écrire plus pour laisser une œuvre.

La traduction, maintenant. Il s’agit d’un véritable cas d’école : roger Martin du Gard ne lisait pas un mot d’anglais, et son texte français est une « belle infidèle » parfaite-ment assumée, et même revendiquée comme telle, écrite à partir d’un mot à mot effectué par Dorothy Bussy elle-même. « Ce ne sera peut-être pas une “bonne traduction”, mais ce sera une “ingénieuse équivalence”. si, en anglais, c’est une “œuvre d’art”, j’espère que c’en sera une, aussi, en français. Je me pénètre

du sens des phrases, je scrute les intentions de l’auteur, d’après l’informe traduction littérale que Dorothy m’a donnée, puis je me laisse aller à rendre ce sens et ces intentions dans ma langue à moi, que je m’efforce de rendre aussi naturelle, aussi claire et fluide que possible », écrit-il à Maria Van rysselberghe. Ailleurs, il écrit (à Gide) qu’il « donne régulièrement à Olivia huit heures par jour de laborieuse atten-tion, et encore je n’en suis qu’au tiers ». Mais, conclut-il, « je me console des imperfections de ma traduction peu littérale, en songeant au pathos qu’un traducteur de métier, plus fidèle, nous aurait sans doute infligé ».

C’est toute une théorie de la traduction qui est ici esquissée : l’esprit d’un texte contre sa lettre, la traduction d’écrivain contre la tra-duction de spécialiste. et quand on songe au Moby Dick de Giono, au Clarisse Harlove de l’abbé Prévost, à Kafka interprété par Vialatte ou shakespeare par Jean Anouilh, on ne peut qu’applaudir des deux mains.

Comme quoi l’Olivia française de Dorothy Bussy et Martin du Gard est un livre mince sur lequel il y a beaucoup à dire.

Christophe Mercier

Le roman unique de Dorothy Bussy

Le Grand Poème de l’Iran,de Jean-Pierre Ferrini. Le temps qu’il fait, 184 pages, 20 euros.

La mort récente d’Abbas Kiarostami, cinéaste dont l’œuvre a soudain rappelé aux spectateurs que le cinéma pouvait manifester le sacré, en une période où cet art est le plus

souvent un moyen d’information ou de divertissement, rend la lecture du nouvel essai de Jean-Pierre Ferrini particulièrement émouvante et nécessaire. Cet intellectuel curieux a jusqu’ici consacré ses livres, tous originaux et intenses, à l’Italie, à Pa-vese, à Dante et Beckett, à Courbet. Peinture, poésie, paysages.

Guidé par une amie, puis par des étudiants, il entreprend d’approfondir sa connaissance de la culture persane, à laquelle l’a attaché le souvenir d’une miniature représentant, sur le modèle de suzanne et de Diane, une femme nue, surprise au bain. C’est une scène mythique d’un long poème narratif de Nizami, qui vécut au XIIe siècle, avant l’islamisation de la Perse. Cet épisode joue un rôle clé dans le déroulement de la passion des deux amants, épris l’un de l’autre à travers leurs portraits respectifs, selon un principe qui a été repris dans de nombreuses légendes amoureuses de plusieurs cultures. Mais, en l’occurrence, l’auteur s’interroge sur son rapport à la poésie et à la peinture, tout en décidant de découvrir les tombeaux des grands poètes iraniens.

Kiarostami étant le cinéaste qui a le mieux rendu hommage à la topographie même de son pays et présentant souvent les intrigues de ses films comme des voyages initiatiques dans un pays d’ombres et de morts, on comprend que Jean-Pierre Ferrini revienne à plusieurs reprises sur ses films et montre à quel point ils l’ont frappé et poursuivi dans son propre voyage. Car c’est une des qualités mystérieuses de ce beau récit que d’entremêler lectures, commentaires, analyses littéraires et picturales et voyage dans un pays que les hommes et la politique ont dénaturé, mais pas assez pour en avoir détruit la beauté.

Certes, Jean-Pierre Ferrini a d’autres écrivains-voyageurs en tête, dont l’incontournable Nicolas Bouvier. sans pédantisme, il s’arrête sur ses lectures, qu’il rend vivantes et vibrantes, liées à une réflexion sur la présence de la poésie dans la modernité. Le statut très particulier de la scène primitive dont il part donne le ton. « Une miniature persane – ces corps, ces visages dialo-guant dans un paysage édénique, un jardin ou de mathématiques constructions architecturales – n’est pas qu’un tableau ; elle n’a pas été conçue pour être accrochée aux murs d’une église, d’un palais, d’un musée, d’un appartement ; elle était dissimulée, enchâssée dans un livre, d’où peut-être son format miniature. Bien qu’indé-pendante, elle est une calligraphie indissociable de l’histoire qu’elle raconte, s’écrivant dans un entre-deux, un espace intermédiaire entre la fable et l’ineffable. » Cette belle entrée en matière fait comprendre au lecteur qu’il va suivre un promeneur particulier qui cherchera dans la mémoire de la poésie iranienne des indices

lui permettant de sonder non seulement une culture, mais une présence plus générale de l’homme au monde. sur quelle terre, habitée de quels fantômes vivons-nous ? et que nous disent les autres cultures de notre habitation de la terre désertée des dieux auxquels se sont substituées des marionnettes du pouvoir ?

Nizami, l’auteur de la première histoire, sera le premier poète que Jean-Pierre Ferrini rencontre dans son voyage, tout comme Dante, aux enfers, rencontrera, après Virgile, Horace. Bien des films de Kiarostami apparaissaient comme des réminiscences du voyage de Dante et de Virgile dans l’enfer (descente vers des gouffres) ou au Purgatoire (ascension), car la géographie même de l’Iran se prête à cette comparaison ; de même ce récit présente les étapes d’une initiation progressive. Le voyage commence d’ailleurs dans un autre pays, rattaché à la même culture, qu’est l’Azerbaïdjan, occasion de réfléchir au massacre opéré par le XXe siècle dans la carte du monde, et en particulier aux limites de l’europe et de l’Asie. Des communautés ont été dispersées, d’autres, incompatibles, réunies politiquement. Des pouvoirs idéologiques et économiques ont été imposés, selon des principes accommodés au libéralisme, tout en se réclamant de dogmes religieux.

et parallèlement à l’histoire des gouvernants, se vit une autre histoire que l’auteur tente de raconter, une histoire devenue souterraine, celle de la poésie, des paysages, d’une humanité rencontrée au détour d’une rue de mégapole ou d’un village perdu dans un somptueux paysage, humanité encore proche de la leçon poétique que nous donnent quelques chefs-d’œuvre.

Ferrini ne se contente pas de voyager et de lire les anciens textes, mais il se plonge dans l’étude de la philosophie persane, telle que l’a analysée Henry Corbin, à la recherche de ce Paradis qui a tant inspiré Dante et qui vient d’un mot persan, « pari-daiza », « qui signifie “enclos” ou “jardin”, un jardin paradisiaque de fleurs, de fruits, d’arbres, de prés, de cours d’eau, d’oiseaux, une encyclopédie vivante du règne végétal, minéral et animal ; un paradis reflétant des images qui spiritualisent le corporel ». Cette dernière expression dit assez ce qui sépare ce paradis-là du paradis médiéval, constitué d’une rédemption, d’une puri-fication du péché originel. Dante, du reste, n’est pas parvenu à libérer sa vision paradisiaque de toutes les scories de haine et d’aigreurs qui entachent tout son poème, encore tremblant de haine contre les hommes qui se sont entre-tués de leur vivant, ont massacré la culture antique en Italie et dénaturé, au Vatican, l’enseignement évangélique.

Ferrini poursuit sa lecture de l’œuvre de Nizami (qui a été traduite deux fois récemment, chez Fayard et à l’Imprimerie nationale) en la rapprochant de celle de Nerval, auquel, du reste, on pense aussi pour son Voyage en Orient. Mais il entrelace ha-bilement ses incursions dans un passé lointain, ses observations de la modernité et ses enquêtes sur des années plus proches de

nous. à samarcande, par exemple, il retrouve les traces d’un écrivain communiste que rencontra Aragon, sadriddin Aini.

La figure de Nietzsche ne pouvait pas ne pas apparaître dans ce voyage au pays des zoroastriens. Mais Ferrini va aller plus près de nous dans l’histoire de cette culture jalonnée des poètes qu’il lit. Il arrive à un autre philosophe qu’est Foucault, dont l’enthousiasme pour la révolution islamique qui fit tomber le shah a laissé une marque embarrassante dans l’œuvre politique de ce fin observateur des pouvoirs. Ferrini est cependant assez indulgent pour « l’erreur d’évaluation » que commit cet en-voyé spécial improvisé du Corriere della sera. Les philosophes n’ont jamais beaucoup gagné à se transformer en reporters à l’étranger. Les écrivains courent toujours un danger à mêler leur voix à celles des politiques. Ce qui ne signifie pas qu’ils doivent s’abstenir d’une réflexion politique, mais qu’ils ont besoin de la garder pour eux longtemps avant de la rendre publique. Ce que ne fit pas Foucault. Victime d’une illusion portée par ses propres idéaux, Foucault a cru que Khomeiny échapperait au schéma habituel de la prise de pouvoir politique, et qu’il exprimait une « volonté collective ». Une sorte de rousseauisme inattendu chez lui l’a piégé. Ferrini résume bien l’impasse dans laquelle s’est retrouvé le philosophe : « Contre l’entêtement de leur destin, s’interrogeait-il encore, les Iraniens recherchaient “tout autre chose”, une utopie peut-être qui aurait su bénéficier des enseignements de la démocratie libérale… Je n’arrive pas à terminer ma phrase, l’adjectif “libérale” empêchant peut-être l’émergence de tout autre chose ? »

Parmi les nombreux écrivains cités et commentés, sadegh Hedayat, lui beaucoup plus proche de nous, occupe une place particulière, sorte de rabindranath tagore iranien. Mais c’est bien sûr Ferdowsi, Omar Khayyâm et Hafez sur lesquels le voyageur va s’attarder, tout en poursuivant sa visite de l’Iran moderne, souffrant des plaies que lui a imposées l’islamisation intégriste. et l’oiseau simorgh de la merveilleuse et triste Confé-rence des oiseaux de Farid Uddin Attar, qui a tant inspiré Borges, Hector Bianciotti, Jean-Claude Carrière, le peintre Federica Matta (qui vient de lui consacrer, au Chili, une belle version modernisée et illustrée, sous forme de manuel de vie intérieure) et Mohammed Dib, chacun d’eux voyant dans cette quête de soi une métaphore de toute vie de créateur et sa défiance à l’égard de tout pouvoir temporel et vanité humaine.

saadi, l’auteur de Gulistan, qui inspira un ballet à Béjart, le poète soufi rumi et le grand Hafez, l’auteur du Diwan (récem-ment traduit merveilleusement par Charles-Henri de Fouchécour, chez Verdier), sont les derniers accompagnateurs et destinataires de ce récit-voyage, bouclant ce cercle des poètes auquel, au terme d’une utile chronologie, s’ajoute une question inquiète : « renaissance iranienne ? »

René de Ceccatty

Les lettres persanes de Jean-Pierre Ferrini

Page 5: Télécharger les Lettres Française de juillet 2016 · Après la mort de Mallarmé, en 1898, Valé-ry s’isole plus encore et cesse pour longtemps de publier. Il entre au ministère

L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . J u i L L e t 2 0 1 6 ( s u p p L é m e n t à L ’ H u m a n i t é d u 1 4 J u i L L e t 2 0 1 6 ) . V

Lettres

Vies de Charlotte Dufrène, de Renaud De Putter et Guy Bordin. éditions Les Impressions nouvelles.

Le mois dernier, nous avons laissé raymond roussel dans sa roulotte automobile, ou maison roulante (selon l’expres-sion de la revue du touring Club de France). Il est si fier

de son invention (sans doute inspiré par la Maison à vapeur de Jules Verne) qu’il en fit tirer une carte postale. François Caradec nous apprend qu’elle « lui a coûté la somme d’un million-or ». Il ne l’utilisera que deux années durant ; on ne sait ensuite ce qu’elle est devenue. Le journal l’Œil de Paris pénètre partout, peu de temps après la mort de roussel en 1933, assure cependant qu’« aujourd’hui, à peine protégé par une bâche, le curieux et coûteux véhicule est en train de pourrir dans l’entrepôt d’un marchand de charbon, à Courbevoie ». Quoi qu’il en soit, rous-sel, dans les années qui vont suivre, peu à peu se ruinera par son train de vie excessif et le coût exhorbitant des mises en scène et représentations de ses pièces de théâtre. Par exemple, à propos de la Poussière de soleils, créée en 1926 et reprise en 1927 aux frais de roussel, la presse célèbre-t-elle les machinistes qui « opèrent vingt changements de décors gentils et assez compliqués avec une rapidité exemplaire » et fait remarquer que « pour galvaniser leurs efforts » raymond roussel « leur avait promis une prime de deux francs par seconde gagnée sur le minutage prévu. Il paraît que l’équipe de la Porte-saint-Martin a déjà gagné cinq mille francs ». Nous connaissons 17 de ces tableaux (sur 21) reproduits en couleur dans l’édition Lemerre de la Poussière de soleils. Les représentations des pièces de théâtre de roussel sont perturbées par des chahuts ou des batailles entre rousselliens et anti-rousselliens, occasions de scandales qui font le bonheur de la presse. Ainsi, pour la première de l’Étoile au Front, donnée en mai 1924, au théâtre du Vaudeville, les surréalistes – Breton, Vitrac, Desnos – sont présents et font face à un public hostile et bientôt déchaîné. On se bat, « une mêlée, comme au rugby », écrit Desnos. roussel lui enverra son livre en avril 1925 avec ces mots : « à robert Desnos qui, à la première de l’Étoile au Front, tandis qu’un de mes adversaires criait “Hardi la claque”, a si spirituellement lancé la fameuse phrase “nous sommes la claque et vous êtes la joue !” » Michel Leiris lui aussi est dans la salle : « Je me rappelle lui avoir fait un vif plaisir en louant, par hasard, l’extraordinaire brièveté (…) de chacune des anecdotes dont l’enchaînement constitue l’Étoile au Front. » Le neveu de roussel, Michel Ney, partira avant la fin du spectacle… Charlotte Dufrène était-elle présente ? Probablement puisqu’elle l’accom-pagnait toujours au théâtre, et Michel Leiris rapporte qu’« au cours d’une représentation de la Poussière des soleils, roussel s’en alla avec Mme Dufrène, disant qu’il ne pouvait plus supporter les protestations. Il n’assista à aucune autre représentation ».

en 1928, roussel se voit dans l’obligation de vendre sa mai-son de Neuilly et loue un appartement dans l’hôtel particulier de sa sœur. Il est probable qu’il vit aussi « dans un hôtel garni de la rue Pigalle avec des homosexuels et des drogués ». Mais Charlotte habite toujours rue Pierre-Charron dans le 16e ar-rondissement, et roussel va soutenir financièrement la mission ethnographique Dakar-Djibouti de Marcel Griaule à laquelle participe Michel Leiris.

Michel Leiris lui écrit « (…) si les voyages ont tant d’attrait pour moi, c’est qu’ils me semblent constituer le moyen le meilleur de retrouver, à l’âge adulte, cette prodigieuse enfance. Le patro-nage matériel et moral accordé à un voyage que j’entreprends par l’auteur de tant de livres qui m’enchantent depuis l’enfance est donc pour moi un événement, dont ce que je viens de dire vous permettra d’évaluer tout le prix. »

en 1928, roussel séjourne huit mois dans une clinique de saint-Cloud pour une cure de désintoxication. Il y retrouve Cocteau, selon le témoignage de Charlotte : « (…) j’allais chaque jour passer la journée auprès de raymond. et Cocteau était d’un grand secours pour lui moralement ». Cocteau raconte qu’« il ressemblait un peu à Proust ; il avait la chevelure, la moustache, la démarche et l’allure de Proust ». roussel ne lui a-t-il pas demandé alors pourquoi il n’était pas « célèbre comme Pierre Loti ? ».

en 1928, il achève les Nouvelles Impressions d’Afrique, qui ne paraîtront qu’en 1932. s’est-il arrêté d’écrire ? On sait qu’il termine la rédaction de son livre posthume, Comment j’ai écrit certains de mes livres, après juin 1932…

« roussel écrit-il Comment j’ai écrit certains de mes livres chez Charlotte Dufrène ou dans cet hôtel garni du 75 de la rue

Pigalle (…) comme l’affirme Michel Leiris, qui a recueilli cette information de Charlotte Dufrène elle-même ? »

« Vers la fin de sa vie, raconte Michel Ney, il m’a beaucoup parlé des échecs… il était très fort aux échecs. » roussel écrit dans Comment j’ai écrit certains de mes livres : « en 1932, je me suis mis à jouer aux échecs. Au bout de trois mois et demi, j’avais trouvé la méthode concernant le mat si difficile avec Fou et Cavalier. » et son professeur, le célèbre Max romih : « La formule raymond roussel permet enfin, il me semble, d’établir une méthode là où, jusqu’à présent, l’amateur exaspéré ne voyait que des essais plus ou moins empiriques. » roussel joue aux échecs au café de la régence, place du Palais-royal. Marcel Duchamp, qui l’a vu un jour en compagnie de son professeur, lui trouve « un air très collet monté, faux col haut, habillé de noir, très, très avenue du Bois (…) Une très grande simplicité ». C’est à la fin de 1931 qu’il a acheté une concession au cimetière du Père-Lachaise. Il rédige son testament et, en janvier 1933, y a introduit une clause en recommandant à son héritier, Michel Ney, « mademoiselle Fredez, dite Charlotte Dufrène (…), qui est mon amie depuis 1910 ». entre-temps, comme je l’ai déjà signalé, il a remis à son éditeur, Lemerre, son dernier ouvrage, Comment j’ai écrit certains de mes livres. tout cela nous montre, évidemment rétrospectivement, le pressentiment, ou le désir, de sa fin prochaine. Il fait à Michel Leiris, qu’il n’a pas vu depuis deux ans, une « réflexion mélancolique (avec sourire) sur la vie : ‘‘Ça passe de plus en plus vite !’’ »

Il part fin mai 1933 avec Charlotte pour l’Italie. Le voyage s’effectue en automobile. Il a engagé un jeune chauffeur de taxi parisien dont on ignore l’identité, un jeune marlou, dit Charlotte. Ils passent deux jours à rome, puis s’embarquent – voiture comprise – à destination de Palerme. roussel et Charlotte occupent deux chambres communicantes au Grand Hôtel et des palmes. Le chauffeur réside dans un hôtel voisin, le savoia. Ils sont arrivés le 4 juin à Palerme, et roussel, chaque matin à 10 heures, rejoint son chauffeur pour une promenade, semble-t-il toujours selon le même trajet. Charlotte déjeune avec lui et dîne seule à l’hôtel (selon Leonardo sciascia). Le 15 juin, roussel demande à Charlotte Dufrène « de retourner à Paris

afin de congédier ses domestiques, qu’il avait largement rétribués, pour donner congé de l’appartement afin de se débarrasser entièrement de tout ce qu’il avait à Paris. Il avait l’intention de voyager et de ne plus y retourner avant longtemps » (Michel Leiris). Mais la vérité est aussi qu’il craignait de manquer de barbituriques avec lesquels il s’intoxique au point que le 16 juin on le retrouve inconscient sur son lit. Charlotte va désormais tenir le journal des « spécialités qu’il avale quotidiennement, journal qui lui permet d’alterner les drogues » (Charlotte Dufrène).

« Coupez mes jambes et mes bras, mais donnez-moi encore ma drogue. » roussel recherchait l’euphorie que lui procuraient les barbituriques, qu’il prend à des doses considérables. Peut-être pensait-il retrouver quelque chose de « la sensation de gloire universelle d’une intensité extraordinaire » au moment où il écri-vait la Doublure ?

Dès les premiers jours de juillet, la porte de com-munication entre sa chambre et celle de Charlotte est fermée à clé. Il écrit au docteur Logre « qu’il couchait sur son matelas à même le sol, de crainte de tomber du lit étant drogué ». Le matelas était placé devant la porte de communication des deux chambres. Il laissait, dit Charlotte, ouverte celle qui donne dans le couloir. roussel meurt dans la nuit du 13 au 14 juillet 1933. Au matin, Charlotte, « n’entendant pas de bruit (…), frappe à la porte commune des deux pièces. N’obte-nant pas de réponse, elle appelle le garçon » (à Michel Leiris). Ils le découvrent mort, couché sur le dos, le visage calme et reposé tourné vers la porte de commu-nication avec la chambre de Charlotte : « On ne peut s’empêcher de souligner que c’est au pied d’une porte de communication (…) que roussel a tenu à mourir (à moins qu’avant la privation il n’ait voulu avec excès l’euphorie que lui donnaient les somnifères) (…) Il est mort de son propre chef sur le seuil même de cette communication qu’il avait reconnue impossible, au moins de son vivant, et les yeux tournés vers le lieu où se trouvait la seule personne (semble-t-il) qui eût partagé

un peu, mais seulement un peu, de son intimité » (Michel Leiris).La mort de raymond roussel n’est-elle due qu’à l’abus de

barbituriques ? Il semble bien que ce soit le cas malgré quelques faits troublants auxquels aucune réponse n’a pu être apportée. Par exemple le rôle du chauffeur « inconnu » qui, une fois rentré à Paris – comment a-t-il appris la mort de roussel ? –, « fait du chantage » à Michel Ney. Mais, s’interroge François Caradec, « que veut-il dire ? (…) Le chauffeur est (peut-être) venu faire appel à sa générosité comme le demandait roussel dans son testament (…) ». Mais comment porter un crédit quelconque aux propos de Michel Ney ? « Je vous garantis qu’il n’était pas parti (en Italie) avec une gouvernante. » Naturellement, il ment. Autre élément rapporté par Leonardo sciascia : Orlando (le serveur de roussel à l’hôtel de Palerme) « se souvient, avec répugnance, que le mort avait eu une éjaculation, élément non mentionné dans le rapport du médecin légiste ». Quoi qu’il en soit, roussel est, selon la police, déclaré « mort de cause accidentelle par intoxication » et son corps, embaumé, est ramené à Paris où il est enterré dans le caveau familial, à Neuilly.

Ici commence la troisième vie de Charlotte, qui a repris, dès la mort de roussel, son nom Fredez, et n’emploiera plus jamais son pseudonyme Dufrène. Il lui faut vendre tout ce qu’elle possède et quitter son appartement de la rue Pierre-Charron. selon les dispositions du testament de roussel, Michel Ney, son héritier, se doit de lui verser une pension. Il se fait prier. rousel lui aurait déclaré : « Écoute, je suis navré, mais je ne t’ai pas laissé un sou… ça a été l’une de mes grosses fautes et je m’en excuse auprès de toi… » Il faudra l’aide de Michel Leiris et la menace d’un procès pour qu’enfin Michel Ney consente à lui verser une pension. elle écrit en mars 1935 à Michel Leiris que Michel Ney se refuse à toute transaction : « Mme Dufrène a pris assez d’argent à M. roussel. Le duc se refuse à donner quoi que ce soit, du reste, il ne lui doit rien. » Puis, finalement, il finit par demander à Charlotte « de fixer ce qu’il lui faut par mois. ‘‘J’ai répondu en indiquant une somme fort modeste’’. » sept cent cinquante francs par mois, « correspondant actuellement à environ six cents euros », expliquent renaud De Putter et Guy Bordin. Ils formulent l’hypothèse – fort plausible – que

Charlotte Dufrène, « paravent » de raymond roussel

l l l

Charlotte Dufrène et Raymond Roussel.

DR

Page 6: Télécharger les Lettres Française de juillet 2016 · Après la mort de Mallarmé, en 1898, Valé-ry s’isole plus encore et cesse pour longtemps de publier. Il entre au ministère

V I . L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . J u i L L e t 2 0 1 6 ( s u p p L é m e n t à L ’ H u m a n i t é d u 1 4 J u i L L e t 2 0 1 6 ) .

Lettres

Un cas de conscience, d’Alexandre Dumas. éditions Phébus, 110 pages, 11 euros. Critique dramatique 1836-1838, éditions Classiques Garnier, 524 pages.

Il y a maintenant une trentaine d’années, notre ami Claude schopp, ex-cinémateur dans ces pages, a réintroduit Du-mas dans le panthéon des grands écrivains du XIXe siècle

(avant de l’introduire, une idée plus douteuse, dans le Pan-théon de pierre de la rue soufflot), et a fini par détacher de lui cette étiquette d’« écrivain populaire » qui lui collait à la peau depuis le début du XXe siècle, époque où les uni-versitaires, Lanson et consorts, avaient entrepris de sarcler et d’étiqueter le jardin sauvage de la littérature française et avaient fermé à l’auteur du Vicomte de Bragelonne les portes des manuels et des études universitaires. Au cours de ces trente ans, l’œuvre de Dumas n’a cessé de s’épanouir, de fructifier, de s’augmenter de titres nouveaux, qui rendent aujourd’hui caduques les 300 volumes des Œuvres complètes publiées naguère par Michel Lévy.

La moisson 2016 apporte pour l’instant – mais nous ne sommes qu’en juin – deux volumes nouveaux : les Chroniques théâtrales, publiées alors que Dumas, pas encore romancier, était l’un des auteurs de théâtre les plus avant-gardistes de son temps, un fer de lance de la révolution romantique, et un bref roman, une « novela », datant de la fin de sa carrière (1866) et restée confinée dans les colonnes des journaux où elle avait paru, sous une forme expurgée.

Les critiques dramatiques sont du meilleur Dumas. Cer-taines avaient d’ailleurs déjà été réunies – parfois tronquées, souvent réécrites – par Dumas lui-même dans ses souvenirs dramatiques. On peut ici les découvrir dans leur totalité, chronologiquement, et dans leur texte d’origine. Dumas styliste, on le sait, n’est jamais si bon que lorsqu’il s’adresse à ses lecteurs, qu’il « cause » avec eux, qu’il écrit, au fil de la plume, un français d’un naturel digne de stendhal ou de la comtesse de ségur. Il parle, il s’écoute, il charme et n’im-porte quel sujet lui devient prétexte à digressions : Dumas causeur est incapable de se tenir à un thème, d’obéir à un plan. ses articles de critique ne faillissent pas à la règle : il théorise, de temps en temps (de la tragédie aristocratique, de la comédie bourgeoise et du drame populaire), rend hommage à ses amis (une longue série d’articles est consa-crée au baron taylor), raconte ses mésaventures de garde national, donne des chroniques historiques sur l’histoire romaine – et parfois, aussi, remplit son rôle de critique. à propos de pièces aujourd’hui oubliées, il écrit des articles brillants et toujours généreux : généreux avec les jeunes au-teurs, généreux avec les anciens, balayés par les romantiques (maintenant que la nouvelle vague l’a emporté, maintenant que la messe est dite, il sait reconnaître les qualités d’un théâtre plus traditionnel que, dix ans plus tôt, jeune lion, il aurait sans doute trouvé poussiéreux).

De cette masse d’articles émerge une vision très juste – toutes générations confondues – de ce qu’est une grande pièce de théâtre. shakespeare, Corneille, racine, Molière sont fêtés autant que Victor Hugo (à qui il ne ménage pas une admiration qui n’est jamais béate et plus d’une fois pimentée de critiques constructives). tous, comme aurait dit Jean Anouilh, « font partie de la ménagerie ».

ses seules piques, tout compte fait, sont dirigées contre Voltaire dramaturge et contre un tâcheron, monsieur An-drieux, coupable d’avoir en partie réécrit Nicomède pour « moderniser » la langue de Corneille. Là, Dumas s’amuse à une comparaison, vers à vers, avant de conclure : « Nous arrêtons là nos citations. Nous sommes las de mettre en face d’expressions larges et pittoresques des lieux communs aussi plats et aussi mesquins. D’ailleurs, M. Andrieux est mort. s’il y a une justice là-haut, il doit subir maintenant la peine de ses fautes. Dieu ait pitié de son âme ! »

Ces Critiques dramatiques sont du tout meilleur Dumas journaliste et leur intérêt dépasse, et de loin, les sujets qui leur ont donné naissance.

Un cas de conscience, maintenant. Ce bref roman dont Claude schopp a déniché le manuscrit – ce qui lui permet de restituer le texte original, avant censure – est étrange. Il débute dans un salon napolitain comme une causerie italienne à propos de Garibaldi, pour s’achever en roman noir, une histoire de jalousie, de haine, de meurtre. Un meurtre dont l’instrument – en même temps que la première victime – est un chien, empoisonné par une inquiétante dé-vote, et dont la mort causera celle d’une mère et de son fils.

On est bluffé par la façon dont, en moins de cent pages, Dumas parvient à enchâsser les récits-dans-le-récit, à alterner les points de vue, sans jamais perdre le fil de sa narration. Dumas vieillissant avait perdu une partie de son imagination (ses derniers romans, que ce soit la san-Felice, le Comte de Moret ou Hector de sainte-Hermine, témoignent de cet essoufflement), mais sa virtuosité nar-rative est intacte, et le plaisir que l’on prend à la langue et à l’écriture est d’autant plus grand qu’on est moins distrait par l’intrigue.

sa dévote criminelle et glaçante qui jette son ombre mortifère dans une intrigue mélodramatique à souhait, cette « Milady du bénitier », telle que l’appelle Claude schopp, pourrait sortir d’une des Diaboliques de Barbey d’Aurevilly et rappelle, si besoin en était, que Dumas avait bien des cordes à son arc romanesque et que, jusqu’au bout, il était capable de surprendre. Ce qui surprend moins, en revanche, c’est le chien Mustang, qui sert de fil rouge à cette histoire compliquée : on sait que Dumas a été un grand peintre animalier, et qu’un autre chien, Black, donne son nom à l’un de ses romans les plus jubilatoires, et injustement méconnu.

et voilà qu’on annonce pour l’automne la suite de la Correspondance générale. Article à suivre, donc…

Christophe Mercier

Alexandre DumasMichel Ney a demandé à Charlotte « la discrétion sur sa vie avec roussel » et peut-être même son éloignement de Paris. « Le neveu, le neveu – heureux ceux qui ne traitent pas d’affaire avec lui ! » confie-t-elle à Leiris Pingre, hypocrite et sans aucun goût pour la littérature, il considérait roussel, comme un fou ou un malade – Jean-Jacques Pauvert, qui dans les années 1960 va publier les œuvres de roussel, en revanche, le trouve « charmant (…) ce n’était pas seulement le personnage ridicule qui a été décrit par la suite ».

elle va s’installer à Bruxelles, elle qui annonce à Leiris qu’elle « regrette la France et n’aime pas beaucoup la Belgique et ses habitants en général, et quel climat abominable ». elle choisit la Belgique, écrit-elle toujours à Leiris, « étant donné l’avantage du change belge (presque le double). en francs belges, votre pension équivaut alors à environ mille euros », traduisent renaud De Putter et Guy Bordin, qui vont, pour nous, la suivre de logement en logement jusqu’à l’hospice de l’assistance publique de la commune d’Ixelles et, en 1966, à l’institut régina (établissement médicalisé). Charlotte avait parié sur l’avantage du change mais, évidemment, n’avait pas prévu les dévaluations successives du franc français. sa pension ne représente plus, en valeur actuelle, que quatre cents euros en 1939, cent cinquante euros en 1945, et dix euros en 1968… Vous êtes en fait réduite peu à peu à la misère » (r. De Putter ).

Nos biographes vont attirer l’attention sur le rôle joué auprès de Charlotte, à Bruxelles, par un couple, Pierre et Lily Wigny. Pierre Wigny fut plusieurs fois ministre après la Deuxième Guerre mondiale, Lily Wigny est une figure marquante du féminisme en Belgique. C’est grâce à elle et à son influence, nous apprennent-ils, que les femmes pourront « ouvrir dès 1965 un compte en banque à leur seul nom ». elle ne pouvait qu’être sensible à ce destin de femme « sacrifié aux intérêts des hommes ». « et des hommes riches et importants, vous en avez côtoyé beaucoup, écrivent renaud De Putter et Guy Bordin. Ils ont recherché votre présence, ils vous ont répudiée, ils vous ont employée, ils vous ont reléguée, ils ont essayé de vous faire taire. » elle déjeune chez les Wigny une fois par semaine. On lui envoie un taxi. sa mise est indigente mais digne et ses grands pieds mal chaussés, racontent les enfants du couple.

Charlotte, pour des raisons financières, va quitter son appar-tement de la rue d’Arlon pour un autre, rue du trône, où elle habitera pendant dix-huit ans. Mise en relation par les Wigny avec le couple Daloze qui tient au rez-de-chaussée un magasin de fournitures pour artistes, les filles Daloze « lui montent un bol de potage, du charbon ou votre cabas… » (r. De Putter).

à l’aînée, Paule Daloze, chanteuse, Charlotte offre pour son premier récital « un manteau de soirée japonisant en soie rose pâle (…). Il date des années 1920 et Paule Daloze le conserve encore précieusement aujourd’hui. » Charlotte y vit au milieu de quelques souvenirs de sa vie d’autrefois : « Il y a quelques photos et des cartes postales anciennes de cette Côte d’Azur que vous avez tant aimée (…). La table est encombrée de papiers car vous continuez à écrire (…) ‘‘je n’ai conservé aucun lien avec mes relations passées et c’est ici le grand silence’’ » (à Michel Leiris, en 1937).

Viendra la guerre. Charlotte vieillit peu à peu : « Votre dé-marche est lente et lourde, mais vous conservez une allure et une dignité qui frappent ceux qui vous croisent. (…) Vos manières un peu raides, un peu distantes, et votre diction exquise… » Les tra-vaux sur l’œuvre de roussel vont se développer. et le témoignage de Charlotte sera souvent sollicité, par exemple par une jeune universitaire, Louise thonon, ou par le poète John Ashbery. Au début, elle est réticente à parler, n’étant « pas libre de le faire » et « pourquoi, mais pourquoi faire un travail sur roussel ? » dit-elle à Louise thonon. et renaud De Putter et Guy Bordin de poser encore une fois la question centrale de leur biographie : « Que ressentez-vous pour roussel ? De l’affection et de la tendresse souvent, comme pour un enfant difficile et intelligent, à qui l’on passe ses caprices sans vraiment les comprendre ? »

De cette fin de vie, nous ne dirons plus rien que la misère et le cortège de la dégradation et des maux physiques qui vous accablent. « Vos joues sont effondrées, au centre des lèvres un doigt de rouge fend maladroitement ce masque. Vos yeux sont larmoyants et vos cheveux sans couleur. Vous ressemblez à une clocharde. »

elle mourra en 1968, à l’âge de 88 ans.Il aurait fallu parler du poète John Asbery, « ce fou d’Amé-

ricain qui s’intéresse à roussel » et a préfacé le livre de renaud De Putter et Guy Bordin. Mais à vous lecteur de vous en em-parer et de les suivre dans leur recherche si précise, exigeante et pleine de tendresse.

« Ce qui est poignant dans votre existence : le contraste entre l’apparente futilité des débuts, la densité tragique des années rousselliennes, et la dignité apaisée de votre fin. à travers tout cela, vous passez un peu comme une funambule. »

Jean Ristat

l l l

à lire Chansons du peuple, de Jean-Baptiste Clément, préfacé par Roger Bordier. éditions Le Temps des cerises, 134 pages, 11 euros.

Le 28 mai 1871, Jean-Baptiste Clément se tient sur la barricade de la rue de la Fontaine-aux-rois, la dernière barricade de la Commune. Il regarde une ambulancière soigner les blessés. elle s’appelle Louise, c’est tout ce qu’on sait d’elle. Clément lui dédiera une chanson, composée cinq ans plus tôt : « Mais il est bien court le

temps des cerises / Où l’on s’en va cueillir en rêvant / Des pendants d’oreilles, / Cerises d’amour aux robes pareilles, / tombant sur la feuille en gouttes de sang. »

C’est ainsi que cette pastorale, mise en musique par Antoine renard, est devenue l’hymne de la Commune, et le titre le plus sûr de Clément à la postérité. Cent cinquante ans plus tard, à chaque grève, à chaque mois de mai, ces quatre couplets parfaits se font encore entendre, la plaie du souvenir se rouvre une fois de plus, les gouttes toujours rouges se remettent à tomber. L’éclat de ce succès mérité a éclipsé le reste de l’œuvre de Clément, à travers lequel court cette mélancolie commune à d’autres révolutionnaires, cette perception aiguë de l’écoulement du temps, tour à tour regret (« Les Français d’autrefois / Pour défendre leurs droits, Faisaient des barricades / Mais ce bon temps a fui ») et promesse (« Les mauvais jours finiront / et gare à la revanche / Quand tous les pauvres s’y mettront »).

« Ce n’est pas un hasard », note roger Bordier dans la préface d’un recueil qui paraît – évidemment – aux éditions du temps des cerises, « si Jean-Baptiste Clément, engagé dans le combat politique en faveur des déshérités, l’est tout autant dans l’onirisme des évocations amoureuses. Ne s’agit-il pas, ici et là, d’amour ? »

Sébastien Banse

Page 7: Télécharger les Lettres Française de juillet 2016 · Après la mort de Mallarmé, en 1898, Valé-ry s’isole plus encore et cesse pour longtemps de publier. Il entre au ministère

L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . J u i L L e t 2 0 1 6 ( s u p p L é m e n t à L ’ H u m a n i t é d u 1 4 J u i L L e t 2 0 1 6 ) . V I I

Lettres

Les revues littéraires sur papier continuent de paraître, dans des conditions économiques qui ne leur facilitent pas l’existence, entre autres le surcoût grandissant des

tarifs postaux. Certaines vont même jusqu’à se doubler d’une collection de livres, eux aussi sur papier.

europe, il y a longtemps – c’était avant Internet – a publié des cahiers de poésie. Ce n’est plus le cas et la revue s’en tient à sa riche formule intrinsèque. La livraison d’avril 2016 a pour dossiers principaux H.P. Lovecraft d’une part, J.r.r. tolkien d’autre part. La place de la poésie revient à raúl zurita, né à santiago du Chili en 1950. « si la poésie disparaissait, l’huma-nité mourrait dans les cinq minutes », dit-il lors de sa rencontre avec Benoît santini. L’entretien est suivi d’une anthologie de ses poèmes, traduits par Laetitia Boussard et Benoît santini.

Le « Cahier de création » débute par une prose, le Pan-théon des oubliés, extraite d’un ouvrage en cours de Domi-nique Grandmont. Il se poursuit par plusieurs nouvelles et des poèmes, dont celui du thé à la sauge de Fady Joudah, traduit de l’anglais par Jean Migrenne.

Dans la chronique de poésie, Olivier Barbarant s’attache à ce que représente Alfred de Musset aujourd’hui, à propos du livre de Gisèle séginger Un lyrisme de la finitude. Musset et la poésie. Il rappelle un admirable article d’Aragon sur Musset paru dans les Lettres françaises du 18 avril 1957.

La livraison de mai 2016 comporte deux dossiers, l’un concernant Ghérasim Luca, l’autre les écrivains roumains contemporains. Ils ne sont pas totalement étrangers l’un à l’autre, puisque Ghérasim Luca est issu de l’important mou-vement surréaliste roumain. Né à Bucarest en 1913, il s’installe à Paris, qu’il connaît déjà, en 1952, après un séjour en Israël. Il se dit l’« étranjuif ». Il se suicidera en se jetant dans la seine en 1994.

C’était « un corps-langage en activité incessante », dit serge Martin. Ce dernier, à qui l’on doit également les repères bio-bibliographiques, introduit à de nombreuses contributions. elles incluent la reprise des premiers articles à avoir attiré l’attention sur Luca, rédigés par Pierre Dhainaut à l’instigation de Maurice Nadeau et publiés dans la Quinzaine littéraire en 1974 et 1977. De Luca lui-même sont donnés tout d’abord les poèmes le Peintre Micheline Catti et Faute d’acquis à qui la faute ?, plus loin la version intégrale et première de Je m’oralise et une de ses Cubomanies présentée par Jean-Jacques Lebel.

Dans le dossier « écrivains roumains », la poésie est présente dans le texte de Norman Manea sur les poèmes de Nabokov,

dans l’entretien de Gabrielle Napoli avec le poète Marius Daniel Popescu, dans les poèmes de Nora Juga.

La rubrique « les 4 Vents de la poésie » comporte deux chro-niques. Olivier Barbarant parle de l’anthologie de vingt poètes grecs contemporains, Ce que signifient les Ithaques (cf. les Lettres françaises de février 2014), et des poèmes retrouvés de Pablo Neruda, tes pieds je les touche dans l’ombre (seghers), traduits par Jacques Ancet, en édition bilingue. Ginette Michaud fait, sous le titre « Convocations du poème », une lecture croisée de Demande, de Jean-Luc Nancy (Galilée), et de l’Élargissement du poème, de Jean-Christophe Bailly (Christian Bourgois).

Neige d’août est sortie d’un long silence à la fin de l’automne 2015. Il n’est pas trop tard pour en parler car cette « revue de littérature et d’extrême-Orient » peut se taire de nouveau pour une durée imprécisée, à laquelle, là aussi, les pressions écono-miques ne sont pas étrangères. Au sommaire de ce numéro dédié à l’humour, après l’éditorial de Camille Loivier : Marbrerie de moulin rouge, de Laurent Grisel, Autres poèmes sur le même sujet, d’Henri Droguet, solitudes d’Évelyne Morin, Galapagos de takako Arai, bilingue, traduction du japonais par Armelle Le-clercq et Miwa seki, Des poèmes et leurs manques, de Matthieu Gosztola, Œufs à la neige et mara des bois, d’Alexia Morinaux, Je ne te parle pas, de Wu sheng, bilingue, traduction du chinois (taïwan) par Gwennaël Gaffric, Poèmes, de stéphane Casenobe. Les gravures parsemant la livraison sont de Nélida Medina.

Parallèlement, Neige d’août lance une collection de poésie chinoise taïwanaise dont les deux premiers titres ont paru : La montagne rêve, de Walis Norgan, et Dialogue des oreilles, de Liao Mei-hsuan. Les volumes sont bilingues, à l’exception près de quelques poèmes, français et chinois se faisant face. Gwennaël Gaffric et Camille Loivier assurent la traduction, non pas conjointement mais en se partageant les poèmes. Il y a quelques cas intéressants où deux traductions sont données d’un même texte chinois, chacune ayant sa résonance.

Walis Norgan, né en 1961, est un poète aborigène de taïwan, de l’ethnie des Atayal. Il est engagé dans la revendication d’une recon-naissance des terres et des identités autochtones austronésiennes. si ses poèmes s’inspirent majoritairement de ces thèmes, il les élargit aux drames de la planète, guerres, dangers pour l’environnement. Les distiques qui ouvrent La montagne rêve proposent une série de méditations telles que celle-ci, intitulée Les feuilles tombent : « Attendre toute une vie, seulement pour / Le bruit de leur envol. »

Liao Mei-hsuan, née en 1978 à taïwan, est diplômée d’his-toire et de langue étrangère. Dialogue des oreilles, très marqué

par la mort du père, étend au monde entier un regard à la recherche d’amour pour contrer la guerre et les larmes : « Au loin, épaule contre épaule / Nous observons le bombardement / Je me cache derrière ton voile. »

Le numéro printemps 2016 de Phœnix a pour invité sylvestre Clancier. Le dossier est coordonné et présenté par Jeanine Baude : poèmes divers, plus Poème du rapaillement, poème du rapatriement pour commémorer la disparition de Gaston Miron il y a vingt ans, entretien Baude-Clancier, contributions de Christine Bini, Jean-Luc Despax, Christophe Lamiot, Hélène Dorion, Philippe Pujas.

La section « Partage des voix » fait entendre celles de onze poètes. en voici quelques-unes. Marc Durain : « Nous avons déjà vécu tant de matins / Nous avons des dizaines de milliers de matins au compteur. » Yori Afrigan : « Mains sans bruit prêtes à bondir et guettant, à l’affût des soleils terrestres, une proie dans le futur. » Mario Urbanet : « Patients les charognards planent / en cercles concentriques / tels l’effigie des dollars verts / ils guettent l’Afrique comme une proie soumise. » Cédric Le Penven : « Je trouve toujours / Une pierre trouée qui me ressemble plus que mon propre visage. » Marie-Christine Masset : « Ce qui ne se voit pas / t’apprendra à parler. » section suivante, « la Voix d’ailleurs » est celle de Mario Benedetti, introduite par Joëlle Gardes, avec onze poèmes intitulés Couleurs, en bilingue. Au chapitre « Mémoire », Alain Paire évoque le traducteur Louis Martinez, son amitié avec Philippe Jaccottet.

Dans la section « sporades », la Grèce inspire les Grecs du XXIe siècle, de Michel Volkovitch, un article de Jean Biot sur la Grèce toujours et aujourd’hui de Yannis Kiourtsakis, De l’empreinte chez séféris, de Guilaume Decourt.

Annuellement, le prix Léon-Gabriel Gros couronne un ma-nuscrit et consiste en sa publication sous forme d’un numéro spécial de Phœnix, de fait un véritable ouvrage.

Europe n° 1044, avril 2016. 348 pages – n° 1045, mai 2016, 316 pages. Le numéro, 20 euros. http://www.europe-revue.netNeige d’août n° 22, automne 2015. 76 pages, 12 euros.La montagne rêve, de Walis Norgan. Neige d’août, 2015. 64 pages, 10 euros.Dialogue des oreilles, de Liao Mei-hsuan. Neige d’août, 2015. 64 pages, 10 euros.Neige d’août – 58210 ChamplemyPhœnix n° 21, printemps 2016. 158 pages, 12 euros. www.revuephoenix.com

CHrONiQUe POÉSie De FrANÇOiSe HàN

Passage en revues

Avant le polar : 99 notes préparatoires à l’écriture d’un roman policier, de Paul Fournel. éditions Dialogues, 2016, 75 pages, 15 euros.

«Paul Fournel est né à saint-Étienne. Il parcourt le monde pour gagner sa vie et les formes littéraires pour lui

donner son sens. romancier, nouvelliste, poète et dramaturge, il est le troisième président de l’OuliPo. Le dimanche, il est également cycliste. »

à cette biographie succincte que l’on peut lire sur la quatrième de couverture de son der-nier ouvrage intitulé Avant le polar : 99 notes préparatoires à l’écriture d’un roman poli-cier, l’on pourrait ajouter que Paul Fournel est l’auteur d’une cinquantaine d’ouvrages. Qu’il a reçu entre autres prix littéraires le prix Goncourt de la nouvelle, en 1989, pour son recueil les Athlètes dans leur tête, et le prix renaudot des lycéens, dix ans plus tard, pour son roman Foraine. Que son essai Besoin de vélo, « fragment d’une autobiographie sur routes buissonnières », a été récompensé par les prix sport-scriptum en 2001 et Louis-Nu-céra, en 2002.

On pourrait souligner également qu’il fut pendant plus de dix ans éditeur, en particulier aux éditions ramsay et seghers, qu’il a présidé la société des gens de lettres et assumé deux postes diplomatiques et culturels à l’étranger.

Il faudrait dire surtout que son œuvre, riche, tonique, diverse, drôle et tendre, est, à l’image de son auteur, pleine de fantaisie, de finesse et d’énergie. et que la sortie de son dernier titre nous offre l’occasion de partager avec les lecteurs des Lettres françaises, reprenant le titre d’un de ses ouvrages poétiques publié en 2015, le Bel Appétit.

Avec Avant le polar, Paul Fournel annonce la couleur et donne le ton. Nous ne sommes pas dans le temps du récit mais dans celui de sa conception. Nous ne sommes pas encore dans la rédaction, mais plutôt comme le photographe dans la chambre noire, dans le temps d’avant la révélation. Non dans le texte encore, sinon à son estuaire et dans son intuition. et, comme il s’agit d’un polar, c’est-à-dire, pour peu que l’on souscrive à la définition qu’en donnait en 1929 un certain régis Messac, de la description d’« un crime mystérieux graduellement éclairci par les raisonnements et les recherches d’un policier », il faut bien en définir le cadre. La narration po-licière obéit à des lois qu’un Jorge Luis Borges, par exemple, avait pris la peine, dans un article de 1933, de rappeler.

Mais ne nous y trompons pas. Il ne s’agit évidemment pas pour Fournel d’écrire un essai sur le polar mais plutôt d’exprimer à partir de quelles règles l’auteur va construire son roman, sur quels indices il va s’appuyer. ses 99 notes exposées de manière aussi précises que subtiles traduisent la création en marche, le roman po-

licier à l’œuvre. Il s’agit tout d’abord de ne pas oublier, nous dit l’auteur, de mettre au début quelque chose comme « si les lieux sont bien réels et reconnaissables sur la carte ou sur le terrain, les personnages de cette histoire sont de pure fiction ». et les lieux cités ici existent bien. Paul Fournel prenant soin d’illustrer son ouvrage d’une quinzaine de prises de vue bien réelles.

Mais commençons par le commencement. Il faut tout d’abord « Placer le crime » et pour ce faire « trouver une entame ». « Fixer le hé-ros » aussi. Le rayon d’action du polar. scruter le voisinage. Décider si le curé doit être noir, le commissaire handicapé… Le lieutenant, c’est emmanuel Maussade. La morte, Clémentine, une toute jeune fille, dont « le cou porte des traces sombres, sans doute de strangulation », dont « le visage est tourmenté. On dirait un ange qui souffre ». Le lieu est le parc Montsouris comme dans la chanson d’Higelin que le lieutenant fre-donne : « Le parc Montsouris c’est le domaine / Où je promène mes anomalies… / Où j’me dé-crasse les antennes / Des mesquineries de la vie. »

Dans ce présent de la narration, les dialo-gues s’installent et les personnages se dessinent. Avec la mère de la victime, Marie Chaumet, qui « pleure sans sangloter ». Avec la petite copine interviewée. Avec le père, « simplement parti ». Des annotations, des conseils, des réflexions se glissent parfois dans le texte non sans quelque ironie tel : « Il faut savoir parfois se conformer

aux idées reçues, aux idées chères aux auteurs de romans policiers » (note 18) ou bien « il semble essentiel, aux moments cruciaux de l’action ou au moment où tout piétine, d’avoir une ou deux formules chocs en réserve… » (note 38). Ou encore : « Il ne faut pas oublier ces moments méditatifs, un rien dépressifs pendant lesquels le héros fait le point sur son enquête, permettant au lecteur de se souvenir des péripéties passées et de se projeter dans l’avenir du récit » (note 51)…

« On peut, on peut », écrit l’auteur. et les pos-sibles se multiplient. s’égrainent. s’égrènent. en négatif entre les lignes. Dans le blanc des pages comme des suppositions. Comme des ponctua-tions. Avec juste ce qu’il faut d’ombre « pour protéger de la trop forte lumière du monde ». et les lignes de fuite se dessinent comme des intuitions.

Paul Fournel apprécie la contrainte. Des mots, il aime l’alchimie et s’en amuse. On lit ce manuel qui n’en est pas vraiment un comme le roman policier qu’il n’est pas plus. si on dé-couvre avec autant de bonheur et d’une traite « cet inachevé fini » – et l’auteur réussit l’exploit de faire que l’on termine le livre sans même la frustration de ne pas connaître la fin de l’histoire sur ces mots « Après ce sera façon d’écrire » – c’est que celui-ci fait justement, depuis la pre-mière phrase, acte d’écriture. Facétieux Paul Fournel. Évidemment. Mais quel brio !

Marc Sagaert

L’inachevé fini de Paul Fournel

Page 8: Télécharger les Lettres Française de juillet 2016 · Après la mort de Mallarmé, en 1898, Valé-ry s’isole plus encore et cesse pour longtemps de publier. Il entre au ministère

V I I I . L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . J u i L L e t 2 0 1 6 ( s u p p L é m e n t à L ’ H u m a n i t é d u 1 4 J u i L L e t 2 0 1 6 ) .

Lettres

Jean Genet, l’échappée belle, sous la direction d’Emmanuelle Lambert. Gallimard, Mucem, 2016, 124 pages, 32 euros.

Le musée des Civilisations de l’europe et de la Méditerra-née, Mucem, consacre depuis quelques mois une exposi-tion à Jean Genet, « Jean Genet, l’échappée belle », qui

s’inscrit dans une double commémoration : le 30e anniversaire de la mort de l’écrivain, survenue dans la nuit du 14 au 15 avril 1986. et le 50e anniversaire de « la bataille des Paravents ».

L’exposition a été réalisée avec le concours de l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine, Imec. Le commissariat général a été assuré par Albert Dichy, directeur littéraire de l’Imec, créateur du fonds Genet, et aujourd’hui spécialiste majeur de son œuvre dont il a fait publier l’œuvre posthume aux éditions « l’Arbalète » Gallimard, et à qui l’on doit entre autres l’édition du théâtre complet, qu’il a codirigée avec Michel Corvin, dans « la Bibliothèque de la Pléiade ». Ainsi que par la romancière emmanuelle Lambert, auteur d’une thèse de doctorat sur l’œuvre théâtrale de Genet.

à cette occasion, un ouvrage catalogue tout à fait pas-sionnant est publié par Gallimard en coédition avec le Mu-cem. richement illustré, il regroupe en particulier des images d’archives inédites, comme des extraits du dossier de Genet aux renseignements généraux, des photographies, des cor-respondances et des extraits de ses manuscrits. Il réunit par ailleurs des essais de l’historien et écrivain Philippe Artières, du médecin et anthropologue Patrick Autréaux, de la romancière Arno Bertina, de la poétesse sonia Chiambretto, du metteur en scène de théâtre emmanuel Pinto, du romancier Olivier rohe et d’Albert Dichy.

Au cœur de l’homme et de l’œuvre, mêlant le biographique et le fictionnel, l’exposition retrace un parcours méditerranéen, une « échappée belle » qui, des premières expériences à la fin de la vie, se révèle être non seulement un intéressant fil rouge mais encore un lumineux point d’articulation.

Cette terre méditerranéenne, Jean Genet n’a, en effet, pas cessé de la parcourir, en soldat, en déserteur, en voleur et en vagabond, comme écrivain et comme témoin. D’un pays et d’un ciel à l’autre, en syrie, au Maroc, au Liban. à Barcelone et à Marseille encore. Puis à Larache enfin, sur le littoral marocain, dernier voyage, dernier repos.

Une terre méditerranéenne où la lumière d’un territoire qui, comme l’écrit emmanuelle Lambert, « traverse une large part

des récits, pièces et entretiens de Genet, auxquels elle fournit prétexte thématique, sujet politique et puissance poétique ».

trois œuvres majeures, trois époques et trois genres littéraires sont les moments clés de ce parcours. Histoire et géographies. L’espagne des premières années, l’Algérie du théâtre et le Moyen-Orient de l’engagement politique.

Juillet 1949, Genet a 35 ans, il est sorti de prison, définitivement gracié par le président Vincent Auriol, à la suite d’une pétition lancée par sartre et Cocteau. Journal du voleur est publié par Gallimard dans la collection « Blanche » avec une quatrième de couverture signée par sartre. L’œuvre autobiographique débute en 1932 à Barcelone. L’auteur y raconte des années de vie difficiles, faites de solitude, de misère et de violence, qui le conduiront du Barrio Chino de la ville catalane aux prisons yougoslaves. « Ma vie de misère en espagne était une sorte de dégradation, de chute avec honte, écrit Genet. J’étais déchu. Non que durant mon séjour dans l’armée, j’eusse été un pur soldat, commandé par les rigoureuses vertus qui créent les castes (la pédérastie eût suffi à me faire réprouver), mais encore se continuait dans mon âme un travail secret qui perça un jour. C’est peut-être leur solitude morale – à quoi j’aspire – qui me fait admirer les traîtres et les aimer… »

1966, roger Blin crée les Paravents à l’Odéon, la dernière grande œuvre dramatique de Genet : le scandale éclate. « Poème métaphysique » sur fond de guerre d’Algérie ou « fable symbolique mêlant indigènes et colons, légionnaires et rebelles, petites gens et traîtres, vivants et morts ». Le grand poème scénique de Genet, divisé en dix-sept tableaux et joué par une quarantaine de comé-diens interprétant une centaine de rôles, est, selon un critique de l’époque, « une célébration du mal ». La pièce offre sans ambages une réflexion sur la mort. Comme l’écrivent les responsables de l’ouvrage, « ce que l’auteur regarde de la façon la plus nette qui soit, c’est bien la mort elle-même (…). La mort n’est pas la fin de la pièce mais bien sa finalité. Principe dynamique, ferment et moteur, elle est dédramatisée, peinte sans détour, sans pathos et même – est-ce là le plus grand scandale ? – joyeusement. elle est abordée avec la même simplicité littérale que celle de la toute dernière didascalie, phrase étonnante et presque naïve : “c’est fini” ». Fin du cycle théâtral.

1986. Vingt ans se sont écoulés depuis les Paravents. Un captif amoureux est terminé lorsque Genet meurt et l’œuvre sera publiée de manière posthume quelques mois plus tard. L’œuvre de la der-nière époque de la vie est une œuvre hybride, inclassable, qui tient à la fois du récit autobiographique, du témoignage politique et de l’engagement. Même ce dernier mot doit être formulé avec une

certaine prudence. Car, comme l’écrit Olivier rohe, « composant pour personne le poème grandiose des vagabonds, de leur beauté dans la lutte et dans la défaite, Genet n’était pas pour autant le poète des Palestiniens. Il se savait, parmi eux, transfuge passager ». Ce qui est en revanche certain, c’est qu’« Un captif amoureux est le chant d’un poète qui va mourir, et qui, souverain, embarque avec lui dans l’espace-temps des pages du livre, tout ce qui lui fut cher, amis, amants, feddayin, Black Panthers, religion, musique, sculpture, histoire et géographie, tous rassemblés, collés, montés, et au milieu desquels le vieil homme, porté par l’accélération du temps qui lui intime l’ordre d’en finir, revient au tout début, c’est-à-dire à la mère ».

trois œuvres, donc, et trois espaces d’une exposition singulière autour d’un homme et d’un écrivain qui toujours dérange et fas-cine. « On l’adule encore. On le hait posthume. » trois espaces où on a plaisir à découvrir les œuvres manuscrites – j’ai revu ainsi avec émotion le manuscrit de Journal du voleur que j’avais présenté à l’Institut français de Barcelone, avec la dactylographie corrigée, il y a près de vingt ans déjà, grâce à Albert Dichy. De nombreux documents d’archives, judiciaires, policières, psychiatriques ou pénitentiaires. Des correspondances originales aussi, comme celle dans laquelle la mère de l’écrivain dit être obligée d’abandon-ner son fils « malgré tout (son) chagrin et les sacrifices imposés jusqu’ici » le 28 juillet 1911, alors que celui-ci n’a que quelques mois. Également l’intégralité des entretiens filmés de l’auteur.

L’art est présent dans ce parcours, avec une œuvre fameuse d’ernest Pignon-ernest. Mais surtout avec celles d’Alberto Giacometti. Ce que Dichy appelle « le moment Giacometti » n’est en effet pas anodin dans la relation des deux créateurs. Il s’agit de trois années au cours desquelles, « avec une vitesse foudroyante et une lenteur infinie », Giacometti va réaliser pas moins de neufs portraits de l’écrivain et celui-ci rédigera un texte sur l’artiste intitulé l’Atelier d’Alberto Giacometti. rencontre importante qui a priori n’allait pas de soi et qui marquera les deux hommes. « Il n’est pas sûr que le meilleur motif d’une rencontre soit la proximité, écrit Albert Dichy. Pour qu’elle se produise, pour qu’elle “prenne”, il faut peut-être autre chose : de l’altérité, de la distance et cet ingrédient mystérieux contenu dans la formation même de l’étrange mot de “rencontre”. Car celui-ci n’évoque pas seulement la convergence, l’accueil ou l’accord, il appelle également l’idée de surprise, de heurt, d’accident, voire d’opposition. Peut-être ne rencontre-t-on vraiment que ce qui vient à notre encontre et ce qui contrevient à ce que nous sommes »…

Marc Sagaert

Jean Genet au Mucem

De nos frères blessés, de Joseph Andras. Actes Sud, 140 pages, 2016.

Le 11 février 1957. Élu Goncourt du premier roman 2016, De nos frères blessés, de Joseph Andras, tend vers

cette date oubliée de l’histoire française. Celle de l’exécution pendant la guerre d’Algérie de l’ouvrier communiste Fernand Iveton par la justice de son pays d’origine. Dans ce court récit – 140 pages à peine – le romancier reconstitue les derniers jours du condamné, depuis sa tentative de bombarder une partie désaffectée de son usine jusqu’à sa mort. Autrement dit, Joseph Andras met des mots sur un silence honteux. Il pose des phrases brèves et teintées d’une oralité subtile sur un meurtre d’État dénoncé en son temps par sartre dans les temps modernes et évoqué par l’avocat et résistant Joë Nordmann dans ses Mémoires (Aux vents de l’histoire, Actes sud, 1999), mais très peu rappelé depuis. Le battage médiatique autour du roman de Joseph Andras ne doit pas faire oublier l’injustice qui y est contée. Ni la force avec laquelle il le fait.

L’attribution du prix Goncourt à De nos frères blessés fut une surprise : absent de la liste de quatre titres donnée par le jury le 6 avril 2016, ce roman d’un auteur inconnu n’était pas encore en librairies. Mais c’est en refusant sa récompense que Joseph Andras

a déclenché de violentes réactions dans les médias et le milieu littéraire. sur son site La république des livres, Pierre Assouline allait jusqu’à nier l’existence d’Andras. « Un pseudonyme : Joseph comme le charpentier

ou comme le petit père des peuples, ainsi qu’il est écrit à propos d’un personnage dans le roman, et Andras qui signifie ‘’l’homme’’ en grec ancien », affabulait l’écrivain. se décla-rant contre « la compétition, la concurrence

et la rivalité », Joseph Andras était pourtant en parfaite cohérence avec sa poésie brute, dans laquelle il s’efface derrière les mots d’un homme mort pour ses convictions. Pour la liberté de l’Algérie.

Loin de se limiter à sa précision docu-mentaire, l’intérêt de De nos frères blessés vient aussi de ce que l’auteur a imaginé entre les certitudes historiques. Les peurs et les espoirs de Joseph Andras tout au long de sa captivité. son amour pour une femme aussi, qui permet à l’auteur une remontée dans le temps et un changement de lieu. Loin de faire basculer la narration dans l’anecdo-tique, l’idylle née à Paris donne en effet à Fernand Iveton une vraie densité tragique tout en éclairant le développement de son engagement pour l’indépendance algérienne. L’intime de De nos frères blessés est émi-nemment politique. Il participe aussi à la construction d’un héroïsme de notre temps. D’une grandeur du quotidien, qui coexiste avec de la tendresse et même une forme de lâcheté. L’Iveton de Joseph Andras est un héros au langage hybride. entre la parole ouvrière brute et le discours politique élaboré au contact du Parti communiste et du FLN. C’est là la grande réussite de Joseph Andras : il échappe au risque de l’idéalisation et, grâce à la fiction, compose un récit labyrinthique dont les différentes strates forment une œuvre puissante. et touchante d’humilité.

Anaïs Heluin

Fernand Iveton, héros d’aujourd’hui

Fernand Iveton, par Mustapha Boutadjine. Graphisme-collage. Paris 1996.

DR

Page 9: Télécharger les Lettres Française de juillet 2016 · Après la mort de Mallarmé, en 1898, Valé-ry s’isole plus encore et cesse pour longtemps de publier. Il entre au ministère

L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . J u i L L e t 2 0 1 6 ( s u p p L é m e n t à L ’ H u m a n i t é d u 1 4 J u i L L e t 2 0 1 6 ) . I X

sAVOIrs

Le Procès de la liberté – Une histoire souterraine du XIXe siècle en France, de Michèle Riot-Sarcey, éditions La Découverte, 353 pages, 24 euros.

«Non, la mort n’est pas égale pour tous. Il y a encore des riches et des pauvres dans ce domaine : je ne parle pas des sépultures de marbre ; je parle de

cette sépulture qu’on appelle la mémoire. Les dominateurs ont beau mourir, ils dominent encore dans la pensée des hommes, ceux qu’ils ont foulés sous leurs pieds sont ensevelis dans l’oubli. » Ainsi écrivait le socialiste français Pierre Leroux dans un long poème philosophique, la Grève de samarez, au soir de sa vie, en 1863. La mémoire du XIXe siècle a trop souvent été celle des dominants, qu’ils fussent monarchistes, bonapartistes ou républicains conservateurs. Même le mou-vement ouvrier majoritaire a souvent affiché une forme de condescendance envers les militants d’une république démocratique et sociale, dont on saluait le courage et le dé-vouement, mais dont on critiquait le verbalisme humaniste, les références au christianisme voire, du côté des communistes, les illusions sur la « forme république ». L’historienne Michèle riot-sarcey a depuis des années œuvré à la réhabilitation de ces figures, souvent totalement oubliées comme la militante féministe et socialiste eugénie Niboyet ou le communiste et fouriériste Constantin Pecqueur. son récent ouvrage, le Procès de la liberté, est une fresque plus générale retraçant ce tissu de luttes, d’écrits et d’espoirs déployés avant, pendant mais aussi après l’expérience de la IIe république.

Refuser la tyrannie de la postérité

Il s’agit pour elle de s’affranchir de la « tyrannie de la pos-térité » : la signification d’un événement est bien trop souvent « écrasée » par les événements ultérieurs de telle sorte que sa

polysémie historique est généralement escamotée au profit du discours des vainqueurs. Il faut donc pour riot-sarcey redonner la parole aux acteurs minoritaires et vaincus, chercher quelle était leur vision de ces événements qu’ils ont vécus et animés souvent en première ligne du front des luttes ouvrières. Cette démarche implique de retranscrire et de présenter des écrits généralement oubliés et l’abondance des citations ici pourra parfois lasser. et ce d’autant plus qu’il n’est pas faire injure à la mémoire d’un Constantin Pecqueur ou d’un Pierre Leroux que de dire que ce ne sont assurément pas des grands penseurs, même si nombreux de leurs textes méritent une (re)lecture.

rétrospectivement leurs invocations de la figure du Christ comme premier socialiste, leurs appels aux valeurs de la Liberté, de l’Égalité et de la Fraternité contre l’égoïsme des possédants, leur foi républicaine peuvent sembler désuètes ou pis impuissantes face aux casemates de la classe dominante. Un des nombreux intérêts du livre est de montrer qu’elles participaient en fait d’une pratique ouvrière qui constitua bien une vraie « Peur du siècle » au sein de la bourgeoisie. Les ouvriers en lutte pour leur droit à la vie et la république sociale étaient considérés comme de « Nouveaux barbares » et non comme de doux humanistes. D’où la brutalité de la répression subie par les ouvriers parisiens lors des journées de juin 1848, une brutalité qui est connue et dénoncée depuis longtemps, même par les tenants de l’ordre dominant. L’au-teur signale toutefois qu’il y a aussi à prendre en compte, en plus de la répression menée par Cavaignac, une occultation. Cette occultation est celle de la séquence historique menant de février à juin 1848 et elle se manifeste par exemple par le silence des registres des comptes rendus de la Chambre des Pairs sur le contenu des activités de la Commission du Luxem-bourg qui se devait de résoudre la « question sociale ». Il faut attendre juillet 1848 pour que les comptes rendus reprennent, comme si les propositions esquissées par la Commission du Luxembourg devraient être tues une fois pour toutes.

La force propulsive de la revendication de liberté

Le beau livre de Michèle riot-sarcey embrasse, lui, un siècle de luttes populaires, des souvenirs encore vifs de l’An II, en passant par la révolution de Juillet, la IIe république jusqu’à la Commune de Paris qu’elle envisage dans le temps long des combats populaires, construits à partir des souvenirs et des expériences antérieures mais aussi dans sa capacité propulsive et sa force d’invention. à la différence d’une certaine doxa historiographique qui insiste sur les tendances et leurs luttes au sein du conseil de la Commune de Paris (proudhoniens, blanquistes, néojacobins, etc.), elle montre que les étiquettes politiques cloisonnantes sont incapables de saisir la dynamique de l’événement.

Ce dernier tient autant de la continuité des luttes popu-laires depuis la révolution française que des innovations telles que cette perspective d’autogouvernement communale fondée sur le principe de la révocabilité des élus. Le proud-honisme d’un tel ou le blanquisme d’un autre ne permet pas de comprendre la créativité communarde. à la différence d’un robert tombs, elle est donc beaucoup plus sensible à l’audace et à l’imagination qu’affichaient les communards qu’à leur prétendue pusillanimité.

Le Procès de la liberté n’est pas un livre facile d’accès car il refuse généralement de mettre au premier plan les figures classiques de l’histoire politique et intellectuelle – sauf lors de deux chapitres consacrés à Hugo et à saint-simon – et fait la part belle à des personnalités a priori de second plan. son style n’est pas non plus toujours facile d’accès à certains moments et pourra même agacer. Mais l’ouvrage amène opportunément à reconsidérer tout un pan de l’histoire du XIXe siècle français et réhabilite la force propulsive de la revendication de la liberté en rien désuète mais plus actuelle que jamais.

Baptiste Eychart

La lecture du nouvel ouvrage de Michèle riot-sarcey permet une redécouverte et une réhabilitation des expériences ouvrières et sociales ayant traversé, parfois au grand jour, parfois plus clandestinement,

tout le XIXe siècle français.

L’autre XIXe siècle

La Limite de l’utile,de Georges Bataille. éditions Ligne.

La Limite de l’utile est un texte de Georges Bataille qu’on trouvait jusqu’à présent dans le tome VII de

ses Œuvres complètes, une édition quasi inutilisable que Michel surya, directeur des Éditions Lignes, s’emploie en tout cas à démonter, à vider de son tombeau, et c’est « un pur bonheur », pour reprendre l’expression que Bataille lui-même, à la fin de sa vie, envisageait de retenir pour rassembler textes, livres et fragments sous ce titre générique du « Pur Bonheur »… La Limite de l‘utile est la version primitive de la Part maudite, c’est-à-dire cet en-semble – ce massif – qui devait rassembler aussi la souveraineté et l’Érotisme pour dire l’approbation de la vie jusque dans la mort… Bataille a beaucoup écrit et beaucoup abandonné : « Ce que j’écris m’engage à ne plus écrire », disait-il, et il a ainsi laissé en plan ce livre, en 1945, quand il fallait en effet retrouver l’univers…

Soleil pourri…Dans la revue Documents, au tout

début des années 1930, Bataille avait signé un texte intitulé soleil pourri, où il disait du soleil qu’il est la conception la plus haute, mais aussi la chose la plus abstraite, puisqu’il est impossible de le regarder fixement… Dans la Limite de

l’utile, la galaxie, le soleil et l’homme forment la trinité de la science, cette science qui retrouve la naïveté sans la contredire, dit-il, et « c’est à ce prix que l’homme ne se tourne pas le dos à lui-même ». C’est bien le rêve du plus petit bourgeois d’égaler le soleil. Georges Bataille entend parler de ce monde bourgeois mû par l’horreur du gaspillage, par l’horreur des fêtes et du sacrifice. C’est la parabole de la truie, dit-il, en se souvenant de l’Américain Benjamin Franklin, écrivant au milieu du XVIIIe siècle l’irréductible antino-

mie : Qui gaspille « assassine », tue la truie et tue la descendance jusqu’au millier… Max Weber dira qu’il expri-mait là l’esprit du capitalisme… Mais le capitalisme de nos jours est « un en-semble d’entreprises d’où la conception personnelle et la nostalgie morale sont absentes, dit Bataille. Le capital essen-tiellement n’a qu’un besoin : d’être un projet de développement qui réponde au possible ». Ce que Bataille décrit ici, c’est la dépense, et même la perte de conscience du sens des dépenses. Des cathédrales aux maisons de cou-ture, les dépenses improductives ont perdu le sens glorieux qu’elles avaient : « elles sont ridicules, comme les robes des dames, comme la fumée », dit-il. et c’est aussi l’impasse des dépenses individuelles : « si j’achète une riche cravate, dit-il encore, il est vrai que j’em-ploie en pure perte l’excédent dont je disposais – que j’ai produit pour mon compte et dont j’ai reçu la valeur sous forme de monnaie. » Georges Bataille dit savoir qu’il donne de l’homme une image inhumaine et qu’il rend l’air peu respirable. Mais il dit surtout que la vie veut le don de soi et que le don amène à l’angoisse mortelle : « Je suis de ceux qui vouent l’homme à d’autres choses qu’à la production sans cesse accrue, qui les provoquent à l’horreur sacrée »…

Didier Pinaud

La parabole de la truie…à lire

Putain de mort, de Michael Herr, traduit de l’américain par Pierre Allen. Albin Michel, 2010, 265 pages, 19,30 euros.

Michael Herr est mort jeudi 23 juin. Il avait 77 ans. sa réputation repose essentiellement sur un livre, publié en 1977, intitulé Dispatches. « Dispatches », en anglais, ce sont les dépêches transmises par les correspondants de presse, comme celles que Herr et ses confrères journalistes faisaient parvenir à leurs rédactions depuis les champs de bataille du Vietnam. D’ailleurs, le titre anglais est un peu trompeur. en France, il a été publié par Albin Michel sous le titre Putain de mort – un choix qui laisse rêveur – devrait-on rebaptiser Moby Dick, en français, Putain de baleine ? Bien que la matière du livre soit essentiellement documentaire – Herr a couvert la guerre du Vietnam pour le magazine esquire entre 1967 et 1969 –, son ouvrage se présente comme une fiction, irriguée par des faits réels. Il a pourtant été salué, dès sa parution, comme le livre qui retraçait le plus fidèlement l’expérience américaine au Vietnam, l’abrutissement moral, l’embourbement dans la paranoïa et la dépression d’une génération de jeunes hommes. On trouve encore chez Herr les traces d’un style typique de la contre-culture des années 1960, une écriture vive et rythmée, un esprit libre, défiant devant l’autorité. Mais tout est perverti, l’innocence est quotidiennement massacrée ; avec les drogues, on ne crée plus, on ne rêve plus, on atténue la peur de mourir. Herr lui-même n’a pas émergé indemne de ce voyage. Il lui a fallu dix ans pour achever son livre, témoignage intime d’une blessure commune à la jeunesse d’une époque.

Sébastien Banse

DR

Page 10: Télécharger les Lettres Française de juillet 2016 · Après la mort de Mallarmé, en 1898, Valé-ry s’isole plus encore et cesse pour longtemps de publier. Il entre au ministère

X . L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . J u i L L e t 2 0 1 6 ( s u p p L é m e n t à L ’ H u m a n i t é d u 1 4 J u i L L e t 2 0 1 6 ) .

Arts

La roulette s’arrête à Monaco. Un des artistes les plus célèbres du XXe siècle, et un de ceux qui fascinent les foules,

est exposé au Grimaldi Forum. Ce n’est que justice, car non seulement Bacon a séjourné fréquemment dans la principauté – il s’y ins-talle pour quelques années et, en 1946, il y peint le premier tableau de la fameuse série des papes, une version dramatique de Portrait d’Innocent X de Velázquez –, mais encore il ne déteste pas les jeux de hasard. Mais ce passe-temps ne fait que contribuer à l’image d’Épinal, dans la plus pure tradition postro-mantique de l’artiste. Jugeons plutôt : Britan-nique, donc excentrique, né en Irlande, donc d’un tempérament fougueux, homosexuel, alcoolique, habitué des boîtes de nuit de soho, autodidacte, ayant détruit toute une partie de son œuvre, souvent représenté sur fond d’un atelier où règne un chaos indescriptible… rien n’y manque.

Oublions toutefois la réputation sulfureuse que traîne l’artiste ; Bacon est avant tout un

immense créateur. son univers, qui est comme une réactualisation de celui de Bosch, mais dé-nué de toute référence au sacré, est un théâtre de la cruauté où des êtres sont confrontés, malgré eux, à l’insoutenable. Les personnages déformés, les visages distendus, les couples unis et désunis, les formes organiques qui perdent leurs contours, les voluptueux empâtements d’un pinceau lourdement chargé forment un espace où la matière picturale se confond avec les amas de chair. Ces figures isolées les unes des autres, prostrées en silence ou lançant un cri déchirant, semblent enserrées dans des huis clos virtuels, que rien ne les empêche de quitter. Parfois, un pied posé à terre, un coude ou un genou torsadé, qui débordent l’espace de ce réduit transparent, semblent désigner impitoyablement le vrai piège, celui auquel on ne peut échapper : son propre corps.

Partout, la chair s’ouvre et s’exhibe, dévoile sa fondamentale vulnérabilité. Utilisée comme matériau malléable, comme une couche de pigment, elle est molle, tordue à l’extrême,

jusqu’aux limites de l’informe. Attirante et laide à la fois, provoquant alternativement fascination et dégoût, sujette à toutes sortes de déformations, la chair déborde et envahit l’univers baconien. L’enveloppe corporelle n’est plus imperméable, la chair dénudée est menacée de blessures et de déchirures, la peau se transforme en une membrane trouée, l’épiderme se confond avec les viscères. Les taches blanches d’une peinture granuleuse, les incrustations à la surface de la toile, marques d’un irrationnel où jeux de peinture se mêlent aux éclaboussures de sang d’un rouge cinglé de blanc et de tons violacés. Le spectateur est frappé par le contraste entre ces corps gesti-culants, aux contours imprécis, tracés dans la matière, et la rigueur des zones chromatiques nettement découpées et cadencées, des aplats orange ou roses.

Morcelé, retourné sur lui-même, montrant ses entrailles, le corps est ici un « corps sans organes », où les détails n’existent qu’en fonc-tion de l’ensemble et sans qu’une limite précise

le sépare de l’espace environnant. Des figures brouillées, de couleur chair, qui se heurtent à des fonds abstraits et unis. Prisonniers d’un univers carcéral inhumain qui les condamne à l’impuissance, les individus sont isolés, exposés à la douleur, à la cruauté et à l’abjection.

« J’espère être capable de faire des figures surgissant de leur propre chair », dit Bacon. Adulées ou abhorrées, ces images ne peuvent laisser indifférent.

Itzhak Goldberg

Profitez de votre séjour dans le Midi pour voir une autre exposition, dans un endroit magique. trois artistes, Daphné Corregan, stéphanie Ferrat et rochegaussen, y présentent des travaux tout en subtilité, dont les titres - terres mêlées, Chroniques du chuchotement, sarabandes - font rêver. Galerie sabine Pouget, jusqu’au 18 septembre, château Barras, 83670 Fox-Ampoux, jeudi-dimanche 16 heures- 19 h 30 et sur rendez-vous. tél. : 06 16 01 54 58,www.galeriesabinepuget.com

Faites vos jeuxFrancis Bacon, Monaco et la culture française, jusqu’au 4 septembre, Grimaldi Forum, Monaco.

La Dernière rose est le titre d’une photographie de Josef sudek prise en 1956. sur le rebord d’une fenêtre sont posés un coquillage et un verre d’eau avec trois roses.

On peut distinguer des livres sur le côté droit. La vitre est pleine de buée et laisse à peine deviner les branches noires d’un arbre. Nous avons là réunis, dans un cadrage parfait et des contrastes élégants, des éléments de ce qui peut constituer une poétique de sudek : l’eau, la buée, le verre, les fleurs… rien que de très simple, à portée de main mais qui deviennent comme enchantés par l’art d’un photographe qui a poussé la beauté à un très haut point d’intensité. sudek est un maître aussi bien dans la nature morte, la représentation de l’archi-tecture, le portrait, les paysages urbains ou bucoliques. Il a laissé une œuvre majeure dans l’histoire de la photographie et de l’art en général.

Qui était Josef sudek ? Il est né le 17 mars 1896 dans la région de Prague, dans une famille modeste. très tôt orphelin de père, il fit des études à l’École royale des métiers de Bohême avant de devenir apprenti chez un relieur. sudek découvre la photographie en 1911. Pendant quelques années, il prend des portraits de sa sœur Božena, des paysages ou des vues de Prague et de son fameux pont Charles. en 1913, il obtient un poste de relieur tandis que, l’année suivante, Božena re-çoit un certificat d’apprentie photographe. Incorporé dans l’armée austro-hongroise en 1915, il rejoint l’année suivante le front italien où il continue de prendre des clichés. Blessé, il est amputé d’un bras et reçoit une pension d’invalide de guerre. Les vues de Prague s’accumulent et, en 1920, sudek abandonne la reliure pour se consacrer à la photographie. Il reçoit une bourse du Club des photographes amateurs tchèques qui organise une exposition au cours de laquelle il reçoit le premier prix pour un paysage. Il quittera ce groupe pour un autre plus novateur, influencé par le pictorialisme.

en 1924 paraît son premier portfolio : Dix Photographies d’ambiance. exclu du Club photographique, il contribue à fonder la société tchèque de photographie. Il participe alors à de nombreuses expositions à l’étranger et commence à effectuer des travaux publicitaires dans une optique moder-niste. en 1927, il s’installe dans un atelier de bois à Prague. Il collectionne des œuvres de ses amis peintres, souvent pour les aider financièrement et réalise des portraits. Il se profes-sionnalise. Un nouveau portfolio est édité avec des vues des travaux de restauration de la cathédrale saint-Guy, mais c’est en 1929 que paraît Prague, son premier livre. Il rejoint l’avant-garde dans l’exposition « Nouvelle Photographie ». sa première exposition personnelle arrive en 1932. Quatre ans plus tard, sudek contribue à l’organisation de « l’exposition

de photographie internationale » dans laquelle il présente des œuvres aux côtés de Man ray, Laszlo Moholy-Nagy, John Heartfield ou Alexandre rodtchenko.

1939 : Prague est occupée par les nazis. sudek photographie encore et toujours la ville. Il se lance aussi dans des projets plus personnels : « son travail de maturité commence avec la série la Fenêtre de mon atelier (1940-1954), à laquelle s’ajouteront des photographies plus tardives. Il crée des natures mortes intimistes en rassemblant des objets hétéro-clites. Les photographies qu’il prend lors de ses promenades dans les parcs et jardins de Prague acquièrent une saveur onirique (1). » ses œuvres figurent dans divers livres ou portfolios collectifs consacrés à la capitale, notamment aux monuments endommagés ou ruinés lors de la Libération. Il se lance également dans la prise de paysages de la campagne environnante. en 1948, la découverte du jardin d’un ami architecte le lancera dans la série Une promenade dans le jardin enchanté, qu’il poursuivra jusqu’en 1964. Le jeune régime communiste maintient son statut de photographe indépendant. son atelier n’est pas nationalisé. Il prépare le livre Prague avec le grand poète Nezval. Mais sa situation financière se détériore. 1955 le voit couronné du prix du Comité central de la ville de Prague. L’année suivante pa-raît la première monographie qui lui est consacrée : sudek a sélectionné 232 photographies dont les plus anciennes datent de 1915. Il se fait le témoin des ravages de l’industrie en Bohême du Nord : un ouvrage est prévu qui, trop critique aux yeux du pouvoir, paraîtra plus de dix ans après la chute du communisme. en 1960, 32 artistes exposent 114 portraits de sudek dans une galerie. à 65 ans, il reçoit la distinction d’« artiste émérite » puis l’ordre du travail. Publications et expositions se succèdent, tant en tchécoslovaquie que dans le monde entier, par exemple à New York. Josef sudek meurt le 15 septembre 1976.

Les vues des travaux de la cathédrale saint-Guy, les images nocturnes ou diurnes de Prague sont faites de pierre certes, mais surtout de lumière et de nuit car, en photographiant la nuit, sudek s’empare de la lumière. On pourrait nous faire remarquer que la photographie porte en elle-même, jusque dans son nom, la lumière mais, plus que chez bon nombre d’ar-tistes, chez sudek elle devient un élément central de l’œuvre, qu’elle organise, unifie et magnifie. Nous l’avons dit, les objets qui composent les natures mortes de sudek sont simples, de ceux que l’on a facilement sous la main : coquillages, verres, œufs, feuilles, fleurs, fruits, papiers froissés… Un art savant de la composition les métamorphose en éléments graphiques tenus, liés par une qualité de lumière, douce et claire, parfois

tranchante, toujours profonde. Les jeux avec le verre et l’eau en sont comme le point culminant. Ann thomas écrit ainsi : « Dans la série de natures mortes intitulée Labyrinthes de verre qu’il a réalisée après la seconde Guerre mondiale, sudek explore encore d’autres facettes de la photographie, cette fois par le biais de la réfraction de la lumière, qui fragmente les objets et les espaces en compositions abstraites. Il travaille avec soin, plaçant et déplaçant inlassablement des objets en verre de différents degrés de transparence afin de réaliser des images étincelantes, d’une richesse et d’une complexité inouïes. » Deux Poires et un verre de 1951 en est un parfait exemple : le verre, rempli d’une eau qui laisse échapper quelques fines bulles, est au centre de l’image ; une poire obscure est au premier plan et le fruit de l’arrière-plan se démultiplie dans les facettes du verre comme si c’était la lumière elle-même qui décomposait la vision. Nature morte dans l’atelier (1965) ou Labyrinthe de verre (1968) sont deux œuvres où les jeux de transparence, d’opacité, de réverbération s’orchestrent si savamment (et bellement) qu’ils font oublier le vase, la plaque translucide, le verre à boire ou la balle de verre tandis que le fond (un carton, un mur, un cadre vide) pousse la lumière vers celui qui regarde.

enfermé dans son atelier, sudek a créé un monde de beauté pure. Il a su s’appuyer sur une technique parfaite, aussi bien dans la prise de vue que dans les tirages des clichés (parfois mis en scène dans des cadres avec des papiers qui font ressortir l’image). La série Fenêtre de mon atelier nous plonge dans un univers où le réel se mêle à un onirisme qui vient d’un jeu entre les ombres, l’eau et bien sûr, encore, la lumière. Les vitres sont couvertes d’une buée qui laisse deviner le tronc et les branches d’un arbre, parfois des feuilles, des buissons, un pan de mur. Le flou oblige l’œil à recomposer le réel mais ce réel n’est-il pas avant tout et peut-être uniquement la brillance des gouttes et l’imagination de ce qu’elles voilent ? Dans une autre magnifique série, celle du Jardin enchanté, ce n’est toujours pas la représentation d’un endroit extraordinaire qui est recherchée, mais bien une transfiguration, par exemple de cette chaise moderne qui se découpe en tiges d’une blancheur très nette, lumineuse donc, sur un fond d’arbres très sombre. C’est sudek qui a enchanté le jardin, comme tout ce qu’il a représenté ; sudek était un enchanteur.

Franck Delorieux

(1) Les citations sont extraites de Josef sudek. Le monde à ma fenêtre. Éditions musée des Beaux-Arts du Canada-Institut canadien de la photographie-Musée du Jeu de paume, 272 pages, 40 euros.

Josef sudek l’enchanteur

Page 11: Télécharger les Lettres Française de juillet 2016 · Après la mort de Mallarmé, en 1898, Valé-ry s’isole plus encore et cesse pour longtemps de publier. Il entre au ministère

L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . J u i L L e t 2 0 1 6 ( s u p p L é m e n t à L ’ H u m a n i t é d u 1 4 J u i L L e t 2 0 1 6 ) . X I

CINÉMA

IDans un bar de Montreuil, un dragueur de bas étage propose

un boulot à une jeune femme, Agathe, à condition que cette dernière se montre « open », et se fait sèchement rembarrer par cette dernière. Posé dans un coin, samir tombe sous le charme de celle dont il apprend qu’elle est maître-nageuse à la piscine Maurice-thorez. Il décide de la revoir. L’effet aquatique est la dernière réalisation de solveig Anspach, décédée en août 2015, à 56 ans, alors qu’elle en était aux deux tiers du montage du film. s’il laisse apparaître de temps à autre quelques accents de gravité – la vie d’Agathe a été traversée d’un événement dramatique, à peine évoqué –, ce film est avant tout porteur d’une poésie et d’une légèreté remarquables. Il repose de bout en bout sur le jeu formidable des deux comédiens principaux, Florence Loiret-Caille et samir Guesmi, que la réalisatrice a visiblement pris un plaisir fou à regarder jouer et à filmer. Ils occupent l’espace avec une présence incroyable et un naturel fascinant.

très différents dans leur apparence physique et leur gestuelle – lui est grand, massif et dégingandé, elle est petite, sèche et vive –, et dans leur rapport à la parole et à la vérité – elle est franche et ne supporte pas le mensonge, lui a du mal à exprimer ses sentiments et a tendance à affabuler –, Agathe et samir créent une forme de ballet amoureux improbable, qui a pour cadre deux endroits eux aussi parfaitement inattendus : une piscine de Montreuil et l’Islande (pays dont solveig Anspach était en partie originaire). Ce qui va rapprocher ces deux-là, c’est la quête d’une forme de tendresse et de confiance radicale, et leur rapport maladroit et malaisé au monde et aux autres. Les personnages qui gravitent autour d’eux, de Montreuil à reykjavik, semblent

eux aussi parfois tombés d’une autre planète : des employés de la piscine Maurice-thorez (où l’on croise une maître-nageuse nymphomane, un guichetier lunaire, un directeur dragueur un peu crétin) aux conseillers municipaux islandais fans de rock accoutrés comme des post-adolescents. Il se dégage de cette brochette humaine une forme de bienveillance, voire de douceur, qui évite l’écueil de la mièvrerie grâce aux nombreuses péripé-ties et scènes d’humour qui rythment le film et qui donnent un certain recul au propos.

Par ailleurs, solveig Anspach a choisi de décliner la thé-matique de l’eau, qu’elle filme superbement dans ses états les plus divers : que les scènes se situent dans le bassin d’une piscine, parenthèse urbaine où les corps prennent soudain une autre importance, une autre consistance, un autre rapport au déplacement et à la vitesse, ou dans les paysages sauvages de l’Islande, partagés entre la roche volcanique et les lacs naturels d’eau chaude. Un film très réussi où se marient à merveille la légèreté et la densité, la mise à distance et le rapport fusionnel, physique, charnel, avec le monde et les autres. Une œuvre posthume qui se révèle être un très bel hymne à la vie.

L’Effet aquatique, film de solveig Anspach, avec Florence Loiret-Caille, samir Guesmi, 1 h 23, en salle.

IIAncienne employée d’agence immobilière, Constance, jeune

quadragénaire, se retrouve en fin de droits, interdite bancaire et sans logement. La dernière piste qui lui reste avant de sombrer, c’est l’agence où elle travailla avant de monter à Paris, dans

une petite ville de province, où un poste vient justement de se libérer. Dans Irréprochable, sébastien Marnier, dont c’est la première réalisation de long métrage, filme la double descente aux enfers, sociale et psychologique, d’une jeune femme à la fois banale et singulière. Banale dans sa quête d’un travail, sans lequel elle sait qu’elle risque de tout perdre, doublée d’une quête sentimentale d’autant plus éperdue qu’elle perd pied socialement. singulière dans la forme de folie qui l’habite secrètement et peut se réveiller à tout moment, notamment sous forme de mythomanie. Le personnage de Constance, omniprésent à l’écran, est parfaitement interprété par Marina Foïs, notamment dans son mélange de naturel et grande folie, qui aurait aisément pu l’inciter à tomber dans des facilités de jeu. Or Marina Foïs semble totalement habitée par son rôle, qu’elle joue avec une grande justesse. Ce qui s’avère d’autant plus crucial que c’est bien autour d’elle, et de sa plongée dans l’abîme, que se tisse le récit de plus en plus tendu de ce thriller.

L’autre réussite du film est d’avoir choisi comme cadre une modeste agence immobilière d’une petite ville de pro-vince, dont la tranquillité et la simplicité tranchent habilement avec le drame terrible et complexe qui se joue dans l’esprit de Constance. Le monde du travail semble d’ailleurs être devenu une obsession pour ce jeune réalisateur puisqu’il a créé une série animée composée d’épisodes de trois minutes, diffusée sur Arte en mars-avril 2016, dont le titre est éloquent : salaire net et Monde de brutes.

Irréprochable, film de sébastien Marnier, avec Marina Foïs, Jérémie elkaim, Joséphine Japy, 1 h 43, en salle.

CHrONiQUe CiNÉMA De lUC CHATel

Portraits de femmes

Dans l’ombre où les regards se nouent, Écrits sur le cinéma, l’art, la politique 1926-1963, de Jacques-B. Brunius. éditions du Sandre, 540 pages, 28 euros.

D’une façon générale, ce sont les auteurs qui créent les éditeurs et leur légende : pas de Gallimard sans Proust, Céline,

Giono ou Aragon. Pas de Grasset sans Mauriac ou Giono (car lui a profité aux deux grands noms de l’entre-deux guerres), ou Morand. et si Bernard Grasset a laissé quelques textes, Gaston Gallimard, à ma connaissance, n’a rien écrit. et, sans œuvre, on n’existe pas. Les éditeurs, il faut le dire, sont avant tout des marchands, des restaurateurs, et leur nom ne survivrait pas sans la qualité des mets qu’ils mettent en vente.

Il est cependant des cas, plus rares, voire ra-rissimes, où un éditeur créée un écrivain (et je ne parle pas des « coups » publicitaires, façon Jul-liard/Minou Drouet), ou, mieux encore, l’invente, comme un spéléologue invente une grotte. C’est le cas des excellentes Éditions du sandre qui, dans un superbe et fort volume, du format d’un Petit Larousse, viennent de nous révéler un écrivain important, disparu en 1967, qui n’a pas laissé un véritable livre (hormis un recueil d’articles, depuis longtemps épuisé, publié au terrain vague, chez feu Éric Losfeld, qui savait ce qu’était la littéra-ture), mais a pourtant fait un œuvre divers (articles de critique qui, sous sa plume, deviennent des essais lumineux et passionnants ; lettres ; poèmes) enfin rassemblé et mis en lumière.

Cet écrivain, qui restera, c’est Jacques Brunius. Les cinéphiles connaissent sa petite moustache et sa silhouette dégingandée qui, affublée d’un maillot moulant à rayures façon Maupassant pagayant sur la seine, jouait au faune autour d’une Jane Marken mafflue et émoustillée dans le sublime Partie de campagne, de Jean renoir (un brouillon inachevé dont les trente-cinq minutes ont donné naissance à l’œuvre la plus importante du dernier de-mi-siècle du cinéma français, celle de Jacques

rozier). On sait aussi que, proche de Prévert et du groupe Octobre, il a joué un petit rôle (mais lequel ? sans copie sous les yeux, je n’en ai pas le souvenir) dans le Crime de monsieur Lange, du même renoir, le seul cinéaste qui ait réussi à digérer une scénario de Prévert sans donner l’impression de s’étrangler sur des mots d’au-teur tellement voyants qu’ils semblent écrits par un Gotlib déchaîné en plein dix-huitième degré.

Jacques Brunius (de son vrai nom Jacques-Henri Cottance) était un proche de Breton, un ami des frères Prévert, un compagnon de route des surréalistes, qui, jusqu’au bout, restera fidèle à la « doctrine » des manifestes. à qui voudrait connaître sa vie étonnante, ponctuée de vi-rages imprévisibles, mais constamment fidèle à une ligne morale d’une inflexible exigence, on conseillera de lire l’abondante et précise préface du volume publié au sandre.

J’y ai appris – entre autres – que Brunius avait lui-même réalisé des films semi-documen-taires, traduit Lewis Carroll et publié Vathek, de Beckford, participé à la résistance en An-gleterre (tout en étant farouchement anti-gaul-liste), été l’assistant de Buñuel pour Un chien andalou, et joué sous la direction du grand raoul Walsh, dans sea Devils, improbable et assez géniale adaptation des travailleurs de la mer, dans laquelle, malgré moult visions, je ne l’avais jamais remarqué dans le rôle de Fouché. Il est mort en Angleterre, où il s’était installé après- guerre : son charme ironique et distingué, distant, façon gentleman à la Wodehouse, ne pouvait que faire du pays des Beatles sa patrie d’adoption.

Mais, au-delà des péripéties d’une vie se-mée d’inattendus, l’important, c’est l’œuvre. L’essentiel des textes réunis aujourd’hui consiste en articles sur le cinéma, en poèmes et en lettres à Breton, dans lesquelles, de-puis Londres, il lui conseille des lectures et lui fait part de ses réflexions. Au hasard des pages – car Dans l’ombre où les regards se nouent est de ces livres qui ne se lisent pas d’une traite et restent longtemps sur les tables

de chevet –, on tombera sur une exécution sans appel de Pierre Brossolette, résistant icônifié à qui Breton avait eu le malheur de consacrer, dans Arcane 17, quelques pages louangeuses. « Mon seul regret, c’est votre allusion à l’ignoble Pierre Brossolette, que la Merde ait son âme. Non que je n’adhère pas à ce que vous dites généralement autour de son nom. Ne l’ayant pas rencontré, il est normal que sa personne vous soit apparue comme symbolique. Le danger des hommes symboliques, c’est que d’autres les ont connus. (...) Cette petite canaille fut un de ceux qui ont systématiquement organisé la mise en tutelle financière et idéologique d’un parti ouvrier français représentant une frac-tion importante des forces révolutionnaires françaises. » Dont acte.

Cette virulence, cette intransigeance, se retrouvent dans les textes critiques. Lorsque Brunius évoque – en direct, avant que le film ne soit canonisé – le Metropolis de Lang, il sait en dire la grandeur sans en dissimuler les faiblesses, un aspect grand-guignolesque que personne, aujourd’hui, n’oserait souligner. Mais, lorsqu’il exprime son admiration, c’est avec la même conviction, et il est sans doute le seul, à l’époque, à avoir mis à la juste place qu’il occupe aujourd’hui le très beau Ox-bow Incident, le western anti-lynchage de William Wellman, dont il analyse de façon extrême-ment précise, technique, l’élégance, et la sobre efficacité de la mise en scène. Brunius est sans doute le plus grand critique de cinéma de son époque (moins verbeux, plus précis que Bazin), et chacun des articles repris ici est en soi un traité d’esthétique cinématographique en même temps qu’un texte dont chaque ligne suinte la littérature (superbe article sur la Chienne, analyse lumineuse de Monsieur Verdoux, qui est sans doute le texte le plus pertinent et sensible jamais écrit à propos de Chaplin).

Il décortique Lewis Carroll et les jeux de mots de Jabberwocky, rédige une longue vie de William Beckford, répond surréalistiquement à

une enquête sur le savoir-vivre : il est l’homme-orchestre d’une culture disparue.

enfin, pour la bonne bouche, un dernier exemple de son humour, de son honnêteté, de sa rectitude morale : une réponse sous forme de neuf questions qu’il adresse à une jeune journaliste incompétente qui le sollicite avant d’écrire un livre sur Buñuel : « Ne croyez-vous pas que, si le monde va de plus en plus mal, c’est précisément parce que n’importe qui se mêle d’écrire ou de parler de n’importe quoi, de préférence de ce qu’il ne connaît pas ? »

Brunius, à travers ces 500 pages, donne tou-jours l’impression de savoir de quoi il parlait et comment en parler.

Christophe Mercier

L’homme-orchestre d’une culture disparue

La section du PCF de Villejuif et les Éditions Helvétius présentent des œuvres inédites

du plasticien Mustapha Boutadjine

INSURGÉ(E)S et REBELLESle vendredi 17 juin 2016 à partir de 18 h 30

à la Maison des Communistes de Villejuif21 rue Jean-Jaurès

94800 Villejuif

À cette occasion l'artiste dédicacera la monographie de ses œuvres, Collage Résistant(s), 152 tableaux, 116 auteurs

eXPOSiTiON à la section du PCF de Villejuifdu 17 juin au 4 septembre 2016

Page 12: Télécharger les Lettres Française de juillet 2016 · Après la mort de Mallarmé, en 1898, Valé-ry s’isole plus encore et cesse pour longtemps de publier. Il entre au ministère

X I I . L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . J u i L L e t 2 0 1 6 ( s u p p L é m e n t à L ’ H u m a n i t é d u 1 4 J u i L L e t 2 0 1 6 ) .

CINÉMA

«Front populaire et cinéma français », tel était le thème du colloque organisé par le Centre natio-nal du cinéma et l’Institut de recherche sur le

cinéma et l’audiovisuel de l’université sorbonne nouvelle (Paris-III). Il s’est tenu le 8 juin dernier, dans les locaux de l’Assemblée nationale, tandis qu’en parallèle le cinéma l’Arlequin à Paris programmait, du 7 au 10 juin, plusieurs œuvres emblématiques de la seconde moitié des années 1930. tout cela, bien sûr, était suscité par la célébration du quatre-vingtième anniversaire du gouvernement de Front populaire, instauré en France à l’issue des élections de mai 1936.

Associer Front populaire et cinéma conduit à deux grands cadrages : l’un, chronologique, en se restreignant à la période durant laquelle le gouvernement de Front populaire a marqué la vie publique française de son empreinte directe, de 1936 à 1938 ; l’autre, idéologique, politique et social, en étudiant dans la forme, le contenu et les conditions de production ce qui a influencé les œuvres réalisées durant cette période et, réciproquement, la contribution de la cinématographie de l’époque à l’air du temps. Le bouleversement dans les institutions (étatiques, professionnelles, économiques…), mais aussi dans les composantes de la société cherchant à se projeter vers l’émancipation rencontre ainsi la constitution d’un corpus aux accents bien spécifiques, ainsi que l’émer-gence puis la consécration de nouvelles figures.

Le colloque a été articulé en deux temps : une matinée consacrée aux initiatives du gouvernement de Front popu-laire ayant pour objectif de restructurer un secteur sinistré par la crise des années 1930, puis un après-midi dédié à la présence de l’esprit de ce même Front populaire dans les œuvres que l’on situe dans sa mouvance. Une première mi-temps matérialiste et une seconde mi-temps idéaliste pour fixer à grands traits l’enjeu de cette dichotomie. Ce sont donc les conditions de production, d’une part, et les grandes figures, réelles ou fictives, d’autre part, qui furent les objets successifs des exposés des intervenants. Malgré les compléments apportés au travers des questions posées par l’auditoire, on peut regretter que ces deux approches aient chacune été traitées avec des biais et des omissions.

Il n’aurait pas été inutile d’insister, par exemple, sur le fait que le corpus soit constitué d’une poignée de films, documentaires ou de fiction, aux accents militants plus ou moins explicites, alors même que la production de l’époque est globalement commerciale et réactionnaire, et qu’elle ne reflète que très peu la situation sociale alors en ébullition. si le cinéma est populaire, c’est peu de dire qu’il n’en constitue pas pour autant un miroir des luttes en cours. Derrière cet apparent paradoxe, il y a toute la question des réseaux de

distribution, et plus particulièrement de leur inféodation aux nécessités du capital et de sa valorisation.

Autre point simplement évoqué en passant : la présence lacunaire des étrangers dans la production cinématographique française, alors même que nombreux furent les techniciens et les artistes de ce secteur ayant trouvé refuge en France, pour fuir notamment l’Allemagne et l’europe de l’est. Il a bien été rappelé que peu d’entre eux purent bénéficier des autorisations nécessaires pour travailler et que cela découlait d’une xénophobie rampante, doublée d’une méfiance quant aux orientations politiques prêtées à ces populations en exil. Mais il aurait été utile d’ajouter que la notion administrative d’indésirables comme catégorie d’action publique n’a mal-heureusement pas été mise entre parenthèses par l’expérience du Front populaire.

enfin, alors même qu’une mise en contexte internatio-nal fut proposée par un des intervenants, aucune référence ne fut faite à l’autre grande expérience de Front populaire qui se déroulait sur la même période en espagne. C’est un oubli d’autant plus criant que l’affiche annonçant la tenue

du colloque reprenait – de façon inconsciente ? – les codes graphiques de l’anarcho-syndicalisme, acteur initialement majeur mais finalement marginalisé de cette expérience. L’histoire et les actions du sindicato de la Industria del espectáculo Films à Barcelone auraient pu être comparées à celles, en France, du syndicat général des travailleurs de l’industrie du film, aujourd’hui intégré à la Fédération du spectacle (CGt) – représentée lors du colloque par son se-crétaire général.

On voit bien que, en prenant en compte ces quelques points éludés, tout l’enjeu du colloque aurait pu résonner plus explicitement avec l’actualité sociale et politique. Les contributeurs en mesure de rendre compte de cette résonance n’ont pourtant pas été écartés puisque certains ont parfois évoqué en filigrane cet aspect et que l’on connaît par ailleurs leurs travaux. Mais le cadre solennel aura certainement bridé les développements de la pensée et son exposition publique, au profit d’une dimension commémorative dont l’institution hôte du colloque a bien besoin pour se redonner une légitimité.

Eric Arrivé

Les fantômes de 1936

Sur le film, de Philippe-Alain Michaud. éditions Macula, 464 page, 38 euros.

Voici des films qui ne furent jamais pro-jetés à Cannes ni même sur un écran de cinéma (ou si peu que cela revient au

même). Les films expérimentaux des années 1960-1970 de Jack smith, Jonas Mekas, Ken Jacobs ; un film comme the Flicker, de tony Conrad, qui fut réalisé sans caméra, sans table de montage, qui, de surcroît, peut se voir les yeux fermés… Voici surtout sur le film, gros livre de Philippe-Alain Michaud, philosophe et historien de l’art, qui rappelle que cinéma est un mot grec qui signifie « mouvement »…

Philosophe, il a besoin de Kant (sur les formes a priori de la sensibilité), de Merleau-Ponty (sur le visible et l’invisible), de Platon, Aristote, Plotin… Le mythe d’er, dans le dixième livre de la république de Platon, c’est le film – c’est sur le film : er le Pamphylien res-suscité dix jours après sa mort et décrivant alors la structure de l’univers depuis son séjour dans l’au-delà, soit une lumière tombant du firma-ment qui traversait le ciel… Chez le même Pla-ton, c’est aussi la chôra, le réceptacle du timée, dans lequel vient se configurer le monde (khôra

qui signifie couramment en grec le « pays », la « région », la « contrée »). Plotin parlerait de vision et décrirait « la beauté de là-bas », c’est-à-dire le pays des âmes et des dieux…

en fait, il faudrait réfléchir à la possibilité de réaliser un film qui ne fût que film, disait le cinéaste McCall. Car ce n’est plus l’image proje-tée sur l’écran qui sert à définir le cinéma, mais le phénomène de la projection. C’est ce qu’il avait fait avec son film Line, qui est un film de lumière solide, où il se concentre sur le faisceau lumineux même, au lieu de considérer celui-ci comme un moyen, explique Philippe-Alain Michaud. Avec le film de McCall, « l’espace du cinéma conventionnel fondé sur la séparation de la salle et de la scène se disloque ». à l’espace perspectif se substitue un espace projectif…

Il n’y a rien à voir ?si : l’apparaître. Mais c’est vrai que c’est

un peu démiurgique, comme chez Méliès qui utilise le cinéma non pour observer la réalité « mais pour la recréer » ; et puis finalement pour avoir un effet visuel et uniquement visuel, comme aussi chez Lazlo Moholy-Nagy dans son film Dynamique de la grande ville… Mais c’est mal vu (mal vu mal dit). Même robert Flaherty, avec son célèbre l’Homme d’Aran, en 1934, a eu droit à ce reproche de ne pas

présenter dans son film la vie d’Aran sous un jour plus réaliste (au Festival de Venise, il se fera traiter de fasciste).

en vérité, le cheminement adopté par le cinéaste n’allait pas de la mer au cinéma, mais du cinéma à la mer : « il ne cherchait pas à trans-poser la mer en images, mais à l’inverse, au terme d’une opération empathique, à traiter l’image de cinéma comme un milieu », dit Philippe-Alain Michaud. Car le véritable travail de cinéma, pour Flaherty, ne se situait pas au tournage, ni même à la table de montage, « mais dans la salle de projection », dit-il.

Un peu plus tard, on retrouvera ça chez Guy Debord, avec l’expérience de la projec-tion comme expérience physique, dans ses propres films iconoclastes et avec sa critique du spectacle, où c’est la négation de la vie qui est devenue visible, rien d’autre (« tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation »).

Il y a une star dans le livre de Philippe-Alain Michaud : c’est Maria Montez, qui a eu très tôt la réputation d’une actrice catastrophique (on disait qu’elle jouait les rôles de danseuses avec la distinction d’une entraîneuse de night-club fatiguée). Mais Jack smith jubilait, au contraire, en la voyant jouer : admettre son

talent, disait-il, « c’est s’ouvrir à un univers de plasticité, d’emportement glamour, de jouis-sance schizophrène, de naïveté abyssale dans un éblouissement de technicolor trash » ! en fait, smith s’est surtout inspiré de la peinture de Véronèse : « Pour se faire une idée de mes films, que l’on imagine un Véronèse qui se met à respirer et à palpiter dans un lent mouvement hallucinatoire », déclarait-il en 1987.

Mais pourquoi le cinéma débouche-t-il sur des phénomènes relevant de la picturalité ? Parce qu’il ne reproduit pas le monde, justement, mais lui-même à travers les images qu’il en retient… Même si c’est moins leur beauté que leur effi-cacité qu’il met en évidence ; comme dans une histoire de l’art sans texte, celle d’un Aby War-burg, par exemple, sur laquelle Philippe-Alain Michaud avait commencé par travailler, dans Aby Warburg et l’image en mouvement, chez le même éditeur, Macula, en 1998, livre où l’his-toire était celle aussi du précinéma, avec William Kennedy Laurie Dickson, l’assistant d’edison, dans son studio de la Black Maria… Du cinéma naissant, vers 1895, aux films expérimentaux des années 1970, c’est la vie des images qui compte, pas leur seule signification, la vie, la mort, la survie : la survivance des images…

Didier Pinaud

Le phénomène de la projection

Maurice Thorez en meeting en 1936.

DR

Page 13: Télécharger les Lettres Française de juillet 2016 · Après la mort de Mallarmé, en 1898, Valé-ry s’isole plus encore et cesse pour longtemps de publier. Il entre au ministère

L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . J u i L L e t 2 0 1 6 ( s u p p L é m e n t à L ’ H u m a n i t é d u 1 4 J u i L L e t 2 0 1 6 ) . X I I I

MUsIQUe / tHÉâtre

Olga était ukrainienne, Aziza tunisienne. De religions et de générations diffé-rentes, ces deux femmes avaient a

priori peu en commun. Myriam Marzouki les réunit pourtant en ouverture de son dernier spectacle, créé au théâtre Dijon-Bourgogne dans le cadre du festival théâtre en mai. Proje-tées sur le mur du fond, des photos d’archives les montrent l’une après l’autre, tandis qu’en voix off, la metteure en scène nous apprend leur identité. respectivement arrière-grand-mère et grand-mère de Myriam Marzouki, elles apparaissent dans des poses similaires. en famille, les cheveux recouverts d’un tissu. L’ambition de Ce qui nous regarde est claire : il s’agit de convoquer dans un même espace différentes images liées au port du voile, et d’interroger les réactions qu’elles suscitent. Les crispations.

Après cette entrée en matière intime, on change radicalement de registre. D’esthétique, aussi. D’une forme documentaire, on passe

à un théâtre plus performatif, où une comé-dienne en burqa avec gants de boxe rouges s’agite sur le son de l’électro mixée en direct par le Franco-Libanais Wael Koudaih alias rayess Bek. sans transition, elle s’aventure ensuite du côté de la fiction. tout comme elle refuse de mettre sa pièce au service d’une seule opinion, Myriam Marzouki ne s’installe dans aucune apparence. Porté par trois inter-prètes – Louise Belmas, rodolphe Congé et Johanna Korthals Altès – et le musicien, le caractère composite de Ce qui nous regarde est pleinement assumé. souligné, même, grâce à différentes techniques de distanciation.

Pour la première fois, Myriam Marzouki tente avec cette création autre chose qu’une mise en scène de texte contemporain. elle poursuit dans sa veine politique en transpo-sant avec son équipe des matériaux variés. Documentaires, mais aussi cinématogra-phiques avec un extrait du poème filmique la rage de Pasolini (1963) et littéraire avec

des passages de Vernon subutex (2015) de Virginie Despentes et de Prendre dates de Patrick Boucheron et Mathieu riboulet. elle imagine à partir de cet ensemble hétérogène une partition sonore et visuelle qui bénéficie largement des talents de rayess Bek, du créa-teur lumière Éric soyer et de la scénographe Bénédicte Jolys. Mais qui reste inégale.

si la plupart des ingrédients documentaires et fictifs de Ce qui nous regarde sont traités avec énergie et subtilité, quelques passages de discours alourdissent le tout. Celui que débite rodophe Congé sur les images de la rage par exemple, dont on peine à comprendre l’utilité. essai polémique et poétique sur l’europe d’après-guerre, ce film est trop éloigné du sujet exploré par Myriam Marzouki pour nourrir sa réflexion sur le regard. Car davantage que les usages du voile, c’est la manière dont on l’observe et l’interprète qui intéresse cette der-nière. Autrement dit, le processus par lequel un simple morceau de tissu est érigé en signe.

et surtout, le mélange de paresse et d’habi-tude qui mène à ne retenir qu’une seule des multiples lectures possibles : celle qui fait du voile le synonyme d’un extrémisme religieux doublé d’un refus des traditions républicaines. L’appel de Myriam Marzouki à une lecture polysémique gagnerait à être resserré ; il est néanmoins un appel à penser bien utile en ces temps confus

Anaïs Heluin

Ce qui nous regarde, de Myriam Marzouki, les 18 et 19 novembre à la Ferme du Buisson à Noisiel (77), les 22 et 23 novembre à la Comédie de Valence (26), du 4 au 6 janvier 2017 à la Comédie de saint-Étienne (42), du 24 janvier au 9 février à l’Échangeur (Bagnolet) programmé par la MC93, le 11 février au festival reims scènes d’europe (51) et du 15 au 17 février au tNG – Centre dramatique national de Lyon (69).

Fragments autour du voile

Je ne suis nulle part chez moi comme dans un bric-à-brac. Cela tient du caprice, du hasard, des poses étonnantes dans lesquelles on surprend les choses. Un bilboquet, appuyé

contre une armoire antique, médite un crime contre la société ; et monte en moi un sentiment grave qui me rend triste, volup-tueux, simple et joyeux : l’émerveillement. Je me sens alors relié au monde par la fibre lumineuse de la mélancolie. La poussière étincelante de la mémoire. C’est dans un musée bien particulier que s’est produit récemment pour moi ce brusque rajeunissement des sens. à Dollon, dans la sarthe, je me suis senti redevenir un vrai petit garçon.

On entre dans ce qui semble être au premier abord un bar assez banal. erreur d’appréciation ; car lorsque l’on franchit la porte, c’est le temps tout entier qui se retourne. Un bar, oui, mais le bar d’une France que je n’ai pas connue. Les années 1950 ont pris refuge dans la Grande-rue de Dollon. Qu’on ne s’y méprenne pas : c’est un sas vers des âges plus obscurs encore. Affiches et plaques de métal arborent sur les murs des publicités à la retraite, des slogans vétérans, comme ces réclames désaffectées pour un verre de Dubonnet, ce vermouth aromatisé au quinquina mis au point par le chimiste Joseph Dubonnet (1818-1897) : « Dubo, Dubon, Dubonnet », « le P’tit quinquin ! ». Le dosage des aromates de ce breuvage est un secret de la débonnaire famille Dubonnet. toute la poésie des prospectus est échouée dans ce petit coin de sarthe. Des brocanteurs inspirés ont sauvé du désastre les affiches mélodieuses d’Apollinaire. si l’on cherchait, on y trouverait peut-être la carte des consommations du café Certa, passage de l’Opéra, qui promettait jadis aux promeneurs hâtifs un Kiss me quick pour 3,50 F. Mais les affiches ne sont pas les seules à chanter, si l’on en croit Phiphi, le maître d’œuvre du musée, qui se détache des boiseries et nous entraîne vers les arrière-salles où demeure le merveilleux.

Dans un décor enchanté, Phiphi a rassemblé tout l’art des hommes à faire du bruit. Il n’est pas question ici de vulgaires castagnettes espagnoles, ou des vuvuzelas des supporters sud-africains. Le génie humain a d’autres sophistications. Ce n’est rien moins qu’une large collection d’instruments mécaniques, de boîtes à musique, d’orchestres automatiques, d’horloges à coucou, de phonographes rusés qui jouent à perdre la raison. Gepetto, le père de Pinocchio, s’est fait cambrioler. tous ces automates sont pleins d’une vie étrange. Une larme de bonheur leur coule éternellement des yeux. Ces personnages de bois sont peints de la couleur du temps. Les plus vieilles pièces datent de la fin du XVIIIe siècle. Les plus récentes, des années 1960. Le sentiment de la beauté. La grandeur de tout ce qui, disparaissant, perdure. Les airs de musique que j’y ai entendus me parviennent au travers d’une brume, comme le son d’un songe. Phiphi actionne un à un les spectacles de sa collection. Un accordéon s’ouvre comme un éventail sous mes yeux incrédules et va de lui-même jouer l’Internationale aux badauds qui se pressent dans les rues de

Dollon pour aller à la messe. Je me grise doucement aux fêtes foraines du passé. Mon cerveau malade des comparaisons se livre aux rapprochements les plus divers. Ce sentiment de mythologie morte, de fidélité à la beauté passée… Je l’ai ressenti lisant tolkien, l’Aragon du Fou d’elsa, ou le Grand Meaulnes ; c’est le même qui me fait tressaillir à l’histoire de la Llorona mexicaine, qui me berce quand je regarde Grand Budapest Hotel, de Wes Anderson, ou quand je joue à un jeu vidéo, par exemple syberia, de Benoît sokal, dans lequel une vieille cantatrice emprisonnée interprète les Yeux noirs, accompagnée par un automate organiste…

Je tente de me raccrocher aux données positives de l’Histoire : ce pianola qui joue devant moi pour la millième fois sa rengaine a été construit par edwin scott Votey, en 1895, dans sa fabrique de Detroit. Mais qu’y faire ? Le manège continue. Je songe un instant aux rouleaux de musique perforés que Phiphi nous esca-mote bientôt. Quelle métaphore trouver… Calligramme, grenier troué, nids-de-poule de chansons, morse énigmatique tombé dans l’oreille d’un androïde qui tourne la manivelle, l’air entendu… Plus tard, j’énumérerai les objets merveilleux découverts dans le musée. et leur nom prolongera le rêve que j’y fais : bastringue, phonographe Pathé Diffusor, pianola, orgue de barbarie, piano pneumatique, gasparini (du nom du compositeur italien qui ne l’a pas inventé), Decap, magic organa (l’accordéon internationaliste

de tout à l’heure, dont les versions les plus récentes accordent la belle mécanique d’antan aux technologies contemporaines), juke-box pareil aux lueurs kitsch des cocktails, scopitone terrible qui ravissait les yeux et les oreilles des jeunes gens d’alors… et surtout, objet poétique par excellence, une chaise musicale. Qui vient à s’y asseoir, ses fesses se mettent à chanter. Je regrette qu’on ait oublié d’adjoindre à cette collection un Minitel, saxophone rudimentaire, qui jouait, je m’en rappelle encore, un jazz de numérotations.

C’est par un tour au cinématographe que la visite prend fin. Laurel et Hardy semblent repousser pour vous le voyage de retour. Il faut pourtant revenir de l’Île aux enfants. Un Chronos accordéoniste vous avait trimbalé, au gré des soufflets, dans les profondeurs du temps. Le voilà qui s’arrête. et l’on ressort dans la rue, sous le soleil de juillet, aveugle au jour qui est, les yeux pleins de clartés anachroniques. Nulle nostalgie n’a la force de l’avenir, mais elle coule quelquefois des jours heureux.

Victor Blanc

Musée de la Musique mécanique de la ville de Dollon (72), ouvert tous les dimanches de 14 h 30 à 18 heures (sauf décembre, janvier, février) et tous les jours de l’année sur rendez-vous. http://laureallanot.free.fr/pages/accueil.htm

L’extraordinaire musée de la Musique mécanique de la ville de Dollon

DR

Page 14: Télécharger les Lettres Française de juillet 2016 · Après la mort de Mallarmé, en 1898, Valé-ry s’isole plus encore et cesse pour longtemps de publier. Il entre au ministère

X I V . L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . J u i L L e t 2 0 1 6 ( s u p p L é m e n t à L ’ H u m a n i t é d u 1 4 J u i L L e t 2 0 1 6 ) .

tHÉâtre

Je ne sais si, pour reprendre le titre du livre de Marie-José Mondzain, grande spécialiste de la question, l’image peut tuer ou non (L’image peut-elle tuer ?), ce qui est sûr c’est que

dans le spectacle que vient de donner Ivo Van Hove dans la cour d’Honneur du palais des Papes, à partir du film de Visconti, les Damnés, elle mériterait d’être longuement analysée et réfléchie. Ce qui n’est malheureusement pas le cas ; elle anéantit du coup tout plaisir – toute intelligence, a-t-on envie d’ajouter – théâtral, ou en tout cas elle le déplace de très étrange manière. Car enfin la saga imaginée et filmée de manière somptueuse et impitoyable par Luchino Visconti naguère (en 1969) qui narre la descente aux enfers d’une grande famille d’industriels allemande qui gère ses aciéries avec succès et suscite la convoitise des nazis, à partir de 1933, année de l’incendie du reichstag et de l’annonce par Himmler de la création du camp de Dachau tout juste après, cette saga nous est restituée par Ivo Van Hove dans un déploiement d’images qui ne nous autorise aucune respiration ni aucune réflexion. Ne parlons même pas des images filmées par deux cadreurs qui accompagnent pas à pas les comédiens, tournent de temps à autre leurs caméras vers le public, histoire de bien lui faire comprendre qu’il est le complice silencieux de ce qui se trame, ne parlons pas de ces images projetées sur l’écran placé en plein

milieu du fond de scène, ne parlons pas non plus du travail vidéo signé tal Yarden, un des quatre maîtres d’œuvre du spectacle avec Jan Versweyveld (à la scénographie et à la lumière), Éric sleichim (à la musique et au concept (!) sonore), et bien sûr Ivo Van Hove (à la mise en scène). Mais parlons de celles fabriquées sur le plateau : c’est peut-être d’ailleurs elles qui posent le plus problème. elles sont léchées dans la violence qu’elles tentent de déployer dans une scénographie pas franchement originale, mais qui en jette comme on dit, avec des éléments très mode et que l’on a déjà vus mille et une fois ici ou là : rampe de tables de maquillage où les comédiens se préparent et attendent leur tour de venir au centre de l’action, chaises où ils vont s’asseoir lorsqu’ils deviennent spectateurs et attendent toujours avant d’entrer en scène, costumes sur cintre car on s’habille et se dés-habille à vue, etc., rien de bien original si ce n’est l’alignement de cercueils dans lesquels viendront s’allonger les personnages éliminés du jeu, car on aura compris que l’histoire racontée est celle d’une série de petites et de grandes manœuvres, de complots et d’assassinats perpétrés en bonne et due forme au sein de la famille essenbeck saisie dans les rets du nazisme, mais ce dernier dispositif scénographique ressortit plus d’une simple idée de mise en scène répétée à satiété comme quelques

autres mouvements de scène. Une scène vidée de toute émo-tion : comment d’ailleurs pourrait-il être question d’émotion (et de réflexion, j’insiste) dès lors qu’un accompagnement sonore tonitruant par moments (est-ce le grondement de la monstruosité politique qui s’annonce ?), qui parodie la musique de films à d’autres, nous cloue sur nos sièges ? On est bien loin des pensées concernant les relations entre les images et le son émises par Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville dans leur film Ici et Ailleurs… surgit alors ce pa-radoxe terrifiant : cette histoire qui se veut exemplaire dans son accomplissement de l’époque et aussi dans sa relation avec ce qui est en train de se passer aujourd’hui dans notre monde ne nous intéresse pas…

reste, puisque c’était le grand retour de la Comédie-Fran-çaise au Festival d’Avignon après vingt-trois ans d’absence, le travail accompli par la troupe. De Didier sandre, le patriarche de la maison essenbeck, au tout jeune Martin von essenbeck, Christophe Montenez, en passant par Éric Génovèse, Denis Po-dalydès, Guillaume Gallienne, elsa Lepoivre, edeline d’Hermy et leurs camarades, ils sont tous parfaits. On aurait simplement aimé les voir dans d’autres dispositions dramaturgiques.

Jean-Pierre Han

Un terrifiant paradoxeLe spectacle d’ouverture du 70e Festival d’Avignon, tant attendu, laisse un goût amer,

pour ne pas dire plus. Les Damnés, d’après le scénario de Luchino Visconti. Mise en scène d’Ivo Van Hove. Cour d’Honneur du palais des Papes. Jusqu’au 16 juillet à 22 heures.

Comédie-ballet rarement représentée sous cette forme, Monsieur de Pourceaugnac, à y regarder de près, est d’une rare noirceur, tout comme cette autre comé-

die-ballet composée juste un an avant elle, en 1668, George Dandin. Faut-il souligner la noirceur du trait ou au contraire laisser filer l’intrigue dans son développement purement comique ? à chaque metteur en scène d’apporter sa propre réponse, bien sûr, mais l’on se souvient du Pourceaugnac de Philippe Adrien saisi dans un angoissant (et néanmoins très drôle) labyrinthe kafkaïen et plus lointainement encore du Dandin de roger Planchon devenu un véritable Lehrs-tück brechtien… Clément Hervieu-Léger, qui connaît son Molière sur le bout des doigts – il a déjà monté la Critique de l’École des femmes et surtout plus récemment le Misan-thrope, après avoir joué dans différentes pièces de l’auteur –, opte délibérément pour une version « légère » (encore que), appuyant plutôt sur le versant comique de la pièce, ce qui, d’une certaine manière, sied plutôt bien au fait que les musiciens des Arts florissants, dirigés alternativement par Paolo zanzu et William Christie, sont présents sur scène pour interpréter la partition de Lully et interviennent di-rectement sur le déroulement de la pièce. Car c’est bien là l’originalité de ce travail que de vouloir revenir à l’essence du spectacle en prenant bien soin de ne pas séparer ce qui est de l’ordre musical de ce qui est de l’ordre du jeu théâtral. Ainsi les musiciens sont-ils sollicités par les comédiens, ainsi retrouve-t-on dans la comédie les chanteurs erwin Aros (haute-contre), Cyril Costanzo (basse), Mathieu Lécroart (baryton-basse) et Claire Debono (soprano), qui ne se conten-tent pas de chanter mais jouent également, et plutôt bien, la comédie… De ce point de vue, Clément Hervieu-Léger et William Christie tiennent donc parfaitement leur pari. reste

tout de même la partie purement théâtrale où le metteur en scène et ses interprètes font feu de tout bois, comme pour balayer ce que la pièce pourrait recéler de trop noir et de trop angoissant. L’histoire se passe dans les années 1950 en France ; Clément Hervieu-Léger multiplie les trouvailles comiques, fait faire des tours de vélo à l’un des acteurs, fait surgir une petite voiture (une simca 5) sur scène d’où sortiront comme d’une boîte à malices un matador et son acolyte plutôt inquiétants… deux protagonistes déguisés afin de mieux berner l’homme à abattre, un provincial limougeaud monté à Paris pour épouser la fille d’un certain Oronte, laquelle fille (Juliette Léger), bien évidemment, est amoureuse d’un jeune homme, Éraste (Guillaume ravoire). sous la houlette de sbrigani (virevoltant et incisif Daniel san Pedro) vont se succéder stratagèmes et tours pendables pour décourager et, au sens propre du terme, rendre quasiment fou Pourceaugnac, traqué comme une bête… Les séquences de traque se succèdent donc à un rythme effréné (celle avec les médecins est particulière-ment… terrifiante), rouages d’une mécanique bien huilée et sans faille, tout comme dans George Dandin encore une fois. C’est vif et drôle, impitoyable, mais parfois tout de même un peu gratuit dans la réalisation. toutes les intrigues sont savamment calculées et pour ainsi dire mises en scène par sbrigani, grand organisateur des filouteries. Le sujet a beau emprunter à la commedia dell’arte, le tout reste d’une noirceur effroyable. Mais Clément Hervieu-Léger dans son travail et sa direction d’acteur maintient un bel équilibre, et il faut absolument voir l’interprétation extraordinaire de drôlerie retenue de Gilles Privat en provincial égaré dans un monde qui refuse d’être à sa mesure.

Jean-Pierre Han

Une comédie-ballet noire et impitoyableMonsieur de Pourceaugnac, comédie-ballet de Molière et Lully. Mise en scène de Clément Hervieu-Léger.

Les Lettres françaises, foliotées de I à XIV dans l’Humanité du 14 juillet 2016. Fondateurs : Jacques Decour, fusillé par les nazis, et Jean Paulhan.Directeurs : Claude Morgan, Louis Aragon puis Jean ristat.Directeur : Jean ristat.

Rédacteur en chef : Jean-Pierre Han.Secrétaire de rédaction : François eychart.Responsables de rubrique : Marc sagaert (arts), Franck Delorieux (lettres), Claude Glayman (musique), Jean-Pierre Han (spectacles), Nicolas Dutent et Baptiste eychart (savoirs).Conception graphique : Mustapha Boutadjine.Correspondants : Franz Kaiser (Pays-Bas), Fernando toledo † (Colombie), Gerhard Jacquet (Marseille), Marco Filoni (Italie), rachid Mokhtari (Algérie).Correcteurs et photograveurs : sNJH.

www.les-lettres-francaises.frResponsables du site : sébastien Banse et Philippe Berté.5, rue Pleyel / Immeuble Calliope, 93528 saint-Denis Cedex. téléphone : (33) 01 49 22 74 09. Fax : 01 49 22 72 51. e-mail : [email protected] les Lettres françaises, tous droits réservés. La rédaction décline toute responsabilité quant aux manuscrits qui lui sont envoyés.

Retrouvez les Lettres françaises le deuxième jeudi de chaque mois sur Internet. Prochain numéro le 8 septembre 2016.

DR