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Licence Science Politique 3 e semestre (2 ème année) AES / Droit / Droits européens 2016-2017 TD DE SCIENCE POLITIQUE : CITOYENNETE, PARTIS, ELECTIONS SEANCE N°2 : DEMOCRATIE ET REPRESENTATION Exposé 1 : Samuel Hayat, « La République, la rue et l'urne », Pouvoirs 2006/1 (n° 116), p. 31-44. Exposé 2 : Yves Deloye, « Chapitre 4. Sociologie historique de la civilisation électorale », Sociologie historique du politique, Coll. Repères, Ed. La Découverte, 2007. A lire : Daniel Gaxie, « Représentation et délégation », extrait de la notice « Démocratie » de l’Enclyclopedia Universalis (http://universalis.fr/encyclopedie/democratie/), version consultée le 2 septembre 2014 Documents iconographiques : 3 (voir à la fin du dossier) Sujet de dissertation : Démocratie et élections

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Licence

Science Politique 3e semestre (2ème année)

AES / Droit / Droits européens 2016-2017

TD DE SCIENCE POLITIQUE : CITOYENNETE,

PARTIS, ELECTIONS

SEANCE N°2 : DEMOCRATIE ET REPRESENTATION

Exposé 1 : Samuel Hayat, « La République, la rue et l'urne », Pouvoirs 2006/1 (n° 116), p. 31-44. Exposé 2 : Yves Deloye, « Chapitre 4. Sociologie historique de la civilisation électorale », Sociologie historique

du politique, Coll. Repères, Ed. La Découverte, 2007. A lire : Daniel Gaxie, « Représentation et délégation », extrait de la notice « Démocratie » de l’Enclyclopedia

Universalis (http://universalis.fr/encyclopedie/democratie/), version consultée le 2 septembre 2014

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Sujet de dissertation : Démocratie et élections

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LA RÉPUBLIQUE, LA RUE ET L'URNESamuel Hayat

Le Seuil | « Pouvoirs »

2006/1 n° 116 | pages 31 à 44

ISSN 0152-0768

ISBN 9782020846257

Article disponible en ligne à l'adresse :

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http://www.cairn.info/revue-pouvoirs-2006-1-page-31.htm

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!Pour citer cet article :

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Samuel Hayat, « La République, la rue et l'urne », Pouvoirs 2006/1 (n° 116), p. 31-44.

DOI 10.3917/pouv.116.0031

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SAMUEL HAYAT

L A R É P U B L I Q U E ,

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UNE DES SPÉCIFICITÉS DES LITURGIES RÉPUBLICAINES est qu’ellesne se réfèrent pas explicitement à une transcendance : bien au

contraire, dans la perspective « d’organiser l’humanité sans Dieu etsans roi1», la stratégie principale de l’État républicain qui s’installe enFrance au XIXe siècle, en 1848 puis en 1870, est de se présenter commedirectement issu de la volonté du peuple. Dès lors, le moment révolu-tionnaire, constituant du régime, acquiert une importance particulière.Dans le discours des républicains au pouvoir, les révolutions célébréesn’ont pas été le fait de groupes contestataires tentant de prendre lecontrôle de l’État par la rue ; elles ont été l’œuvre du peuple lui-mêmequi, par ses représentants, a exprimé sa volonté unanime d’instaurer la République. On peut voir des traces de cette perception de la ruerévolutionnaire comme contestation légitime d’un pouvoir oppresseurtant dans les multiples remémorations de la Grande Révolution de1789 – le pouvoir républicain adopte en 1879 La Marseillaise commehymne, et l’année suivante le 14 juillet comme fête nationale – quedans les discours officiels d’instauration de la République : ainsi, le5 septembre 1870, les nouveaux détenteurs du pouvoir déclarent dansLe Journal officiel : «Français ! Le Peuple a devancé la Chambre [...] ; la République est proclamée. La Révolution est faite au nom du droit,du salut public. » On trouve ici les thèmes précités : la rue incarnant le Peuple tout entier, demandant la République, et se débarrassant dupouvoir légal au nom du droit.

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1. Jules Ferry, cité par Gilles Candar, «La gauche en République (1871-1899)», in Jean-Jacques Becker et Gilles Candar (dir.), Histoire des gauches en France, vol. 1, L’Héritage duXIXe siècle, La Découverte, 2004, p. 117.

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Or, l’interprétation de la fondation de la République comme appa-rition révolutionnaire du peuple dans la rue place les républicains aupouvoir dans une situation ambiguë, l’avènement de la Républiquen’épuisant pas les mouvements populaires de contestation et de reven-dication. D’une part, cette interprétation donne la preuve de l’origineimmanente du pouvoir républicain, célébrée dans ses rites et discours,lui conférant ainsi une justification de première force. Mais, d’autrepart, elle met le pouvoir dans une situation de dette vis-à-vis de la ruerévolutionnaire, et l’empêche donc de réprimer indistinctement toutesles occupations de la rue sans risquer de perdre une partie du potentiellégitimateur du rappel de ses origines.

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Au moment de la mise en place de l’État républicain au XIXe siècle, larue n’existe pas encore comme catégorie politique différenciée. L’in-vestissement non autorisé de l’espace public par la population estperçu par les pouvoirs publics comme pouvant relever de deux caté-gories : de la protestation socio-économique, par exemple contre leprix du grain ou une personnalité honnie, ou bien de la subversionrévolutionnaire. La frontière est évidemment floue, et la répression desmouvements réclamant « du travail et du pain » est présentée commeune mesure nécessaire pour garantir le maintien de l’ordre social toutentier. La révolution de février 1848 modifie profondément cet état de fait : la réussite inattendue des révolutionnaires parisiens réveille le souvenir tout proche de l’imposture de 1830, la confiscation de laRévolution par la monarchie libérale, et les répressions féroces qui enont résulté. La vigilance et l’effervescence démocratique sont préféréesà la délégation sans condition, et la rue devient le lieu d’un rapport particulier au pouvoir : lieu de soutien au régime, mais aussi de sur-veillance et d’expression directe des revendications. Le pouvoir répu-blicain provisoire est contraint d’accepter cette pression de la rue pourdeux raisons : tout d’abord, les élections n’ayant pas encore été orga-nisées, il ne peut se prévaloir d’une autre légitimité que celle conféréepar la rue ; ensuite, les révolutionnaires ont tenu à ce que l’armée soitéloignée de Paris, où la sécurité est assurée par la Garde nationale. Dèslors, la répression est illégitime et matériellement impossible pourquelques semaines ; la parole publique se libère alors, dans les clubs, lespétitions, les manifestations. C’est évidemment très provisoire, mais larencontre éphémère entre ces nouvelles pratiques et les logiques centra-

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lisatrices et autoritaires des républicains conservateurs crée la possi-bilité d’un nouveau type de discours sur la rue, à distance du silence de la répression pure, mais aussi des liturgies célébrant la rue commeorigine de la République.

Ces discours républicains sur la rue comme espace de manifestationsont évidemment différents selon leur lieu de production : la nuancepolitique de celui qui les tient, son appartenance institutionnelle, lesstratégies dans lesquelles s’inscrivent ces discours, tout cela influencegrandement le rapport à ce nouvel objet. Mais les échos de Juin, de laCommune, du boulangisme, des ligues anti-dreyfusardes, s’ajoutent toutau long de la période pour engendrer dans toutes les familles républi-caines une crainte de la rue sous influence et de ses débordements. Onretrouve régulièrement cette association entre rue et désordre dans lesdiscours républicains : en juin 1848, le président de l’Assemblée natio-nale, Sénard, décrit les insurgés descendus dans la rue défendre le droitau travail comme voulant « l’anarchie, l’incendie, le pillage2» ; à l’occa-sion de la grève d’Anzin de 1871, Thiers dénonce toute grève comme« tentative de perturbation sociale qu’il est impossible de souffrir3» ;en 1906, Clemenceau lance à une délégation de la CGT : « Vous êtesderrière une barricade ; moi, je suis devant. Votre moyen d’action, c’estle désordre. Mon devoir, c’est de faire de l’ordre4. » Trois hommes desensibilité différente, trois époques, et une même manière de qualifierl’irruption d’une parole non autorisée dans l’espace public : commetentative consciente de déstabilisation de l’État. Il ne faudrait pas croirequ’il s’agit d’un simple retour au rapport entre rue et pouvoir existantavant 1848. La rue n’est plus présentée comme le lieu de troubles spo-radiques et irrationnels que l’on peut réprimer, mais comme un élémentclé de la stratégie de groupes politiques dont le but est la destructionde la République. On peut noter que cette manière de penser poli-tiquement la rue entre en résonance avec les premières tentatives de lacerner scientifiquement : la psychologie des foules, notamment étudiéepar Susanne Barrows dans Miroirs déformants5, présente les masses

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2. Cité par Pierre-Joseph Proudhon, Les Confessions d’un révolutionnaire pour servir à l’histoire de la révolution de février [1849], Antony, Éditions Tops/H. Trinquier, 1997, p. 119.

3. Cité par Madeleine Rebérioux, «Le socialisme français de 1871 à 1914», in Jacques Droz(dir.), Histoire générale du socialisme, t. II, De 1875 à 1918, PUF, 1974, p. 137.

4. Cité par Jean-Pierre Machelon, La République contre les libertés ?, Presses de la FNSP,1976, p. 250.

5. Miroirs déformants. Réflexions sur la foule en France à la fin du XIXe siècle, trad. SuzanneLe Foll, Aubier, 1990.

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envahissant la rue comme des entités irrationnelles, barbares et sujettesà la manipulation. Tous les événements sont interprétés à travers ceprisme : dans chaque manifestation, les théoriciens de la foule voientJuin et la Commune ; dans chaque grève, c’est le meurtre de Watrin àDecazeville en 1886 par les mineurs grévistes.

Cette rue subversive possède une autre caractéristique : la rue desrévolutions victorieuses était représentative de l’ensemble du peuple,elle défendait l’intérêt général ; celle des manifestations est le lieu derevendications catégorielles, voire factieuses, où les foules sont toujourssoupçonnées d’être sous l’influence d’ennemis de la société. On trouvecette opposition entre le groupe manifestant et le peuple entier dans de nombreux discours du pouvoir, par exemple chez Clemenceau,ministre de l’Intérieur répondant à une interpellation de Vaillant enjanvier 1907, à la suite de l’interdiction d’une manifestation socialiste :« La rue ne vous appartient pas, elle appartient à tout le monde. [...]Descendus dans la rue, vous vous trouvez en face d’un droit certain,du droit de circulation qui est celui de tous les citoyens. Parce que j’aiinterdit une promenade de manifestants, vous dites que je suis hostile à la classe ouvrière, et à la démocratie. Mais vous retournez le mot de Louis XIV! Vous dites : “La classe ouvrière, c’est moi ! La démo-cratie, c’est moi !” Non, la démocratie, c’est tout le monde6. » La ruemanifestante n’est pas porteuse de légitimité politique car elle est inter-prétée comme ne représentant que des groupes particuliers. La Répu-blique institutionnelle, au contraire, incarne l’ensemble des citoyens,et doit garantir leur droit à l’utilisation privée des rues. C’est ce « toutle monde » abstrait qui donne à la République sa légitimité, et que les manifestations de rue ne peuvent jamais représenter ; et c’est aunom de la défense du droit de « tout le monde » à utiliser la rue quecelle-ci doit être mise sous surveillance.

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Cette formulation de la rue manifestante comme lieu de bouleverse-ment volontaire de l’ordre unanime de la République s’accompagned’une nécessité : déterminer les formes de gestion de la rue adéquates àce nouvel objet. Jusqu’à la Commune, le traitement des protestationsest militaire, excepté durant une période courte mais cruciale, defévrier à mai 1848 : lors des barricades de juin 1848, des manifestations

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6. JO, 22 janvier 1907, p. 113.

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contre l’expédition de Rome le 13 mai 1849 ou durant la Semaine san-glante en mai 1871, la République renoue avec « l’assimilation généralepratiquée entre manifestation et insurrection7 » et se considère enguerre contre les manifestants. Mais cette manière de faire soulève desproblèmes de deux ordres à la République naissante. D’abord un pro-blème de légitimité : comme le remarque Patrick Bruneteaux, « la ques-tion de la violence d’État allait forcément se poser, de manière nouvelle,dans le cadre d’une démocratie pluraliste8» : elle ne peut plus s’exercerde manière purement militaire, dès lors qu’un des discours légitima-teurs principaux de la République est que cette forme de régimeconsacre l’expression libre et publique des opinions. Ensuite un pro-blème pratique fondamental : le niveau de radicalité de chaque occupa-tion de la rue est en grande partie déterminé par l’attitude du pouvoirface à elle. Les manifestants requalifient différemment leur action face àune répression brutale. L’exemple de février 1848 est à ce titre édifiant :la protestation ne devient vraiment révolutionnaire qu’après les premierscoups de feu et la promenade des cadavres dans les rues parisiennes. Àpartir de 1871, il s’agit donc pour le pouvoir de mettre la rue souscontrôle, mais sans en interdire violemment toutes les apparitions :« instituer une violence plus douce au sein d’un monopole renforcé9».

Cette nouvelle gestion de la rue, visant à autoriser les protestationstout en les canalisant, est baptisée «maintien de l’ordre» par plusieursauteurs. Elle repose sur des forces nouvelles, plus policières que mili-taires, et une logique de contrôle plus que d’interdiction. Il serait pour-tant faux de croire qu’il existe une coupure historique définitive aumoment de la Commune : l’abandon de la répression n’est pas unique-ment le résultat d’une volonté consciente des républicains ; elle est toutautant l’effet de la conversion de la majorité des socialistes à l’actionpurement légale et à la codification des luttes sociales par les syndicats.De la même manière, cet abandon est relatif : la répression s’exerceencore sporadiquement – contre les anarchistes, par exemple, ou à Four-mies en 1891 – et reste l’horizon toujours présent de la surveillancepolicière, lui conférant une partie de son efficacité. L’idée principale de la mise sous contrôle de la rue est de permettre la répression, mais dene pas faire de celle-ci l’unique réponse aux manifestations et grèves.

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7. Vincent Robert, «Aux origines de la manifestation en France (1789-1848)», in PierreFavre (dir.), La Manifestation, Presses de la FNSP, 1990, p. 88.

8. Patrick Bruneteaux, Maintenir l’ordre, Presses de Sciences po, 1996, p. 20.9. Ibid., p. 23.

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Les républicains se dotent d’un ensemble d’instruments leur permet-tant d’exercer un pouvoir discrétionnaire vis-à-vis des mouvements derue. La loi est paradoxalement le premier de ceux-ci, et certainement leplus révélateur : loin d’assouplir les conditions d’occupation de la rue,les républicains de 1848 durcissent les moyens de répression hérités dela monarchie libérale, à la suite des manifestations de mars, avril et mai.La loi du 7 juin 1848 repose sur un principe central : sont interdits tousles attroupements non armés susceptibles de « troubler la tranquillitépublique». On voit là une modalité paradigmatique du traitement légalde la rue: tout rassemblement pouvant être qualifié par le gouvernementde nuisible à la « tranquillité publique», aucune forme d’occupation dela rue n’est en soi garantie ; pour autoriser ou réprimer les mouvementsde rue, les républicains peuvent se fonder sur leur contenu idéologique,sur la personnalité des meneurs ou sur tout autre critère n’ayant aucunrapport avec la sûreté de l’État. Cette loi, à laquelle s’ajoute, le 30 juin1848, l’interdiction de tenir des réunions sur la voie publique, demeureen vigueur jusqu’en 1935. Danielle Tartakowsky note cependant quela loi du 5 avril 1884 en modifie la portée : elle consacre l’élection desmaires (sauf à Paris) et définit leurs attributions ; parmi celles-ci ladirection de la police municipale, et par là le droit d’interdire toutemanifestation de rue jugée séditieuse. Au pouvoir du ministre de l’In-térieur s’ajoute donc celui des maires : ainsi sont créés de multipleslieux d’exercice du pouvoir discrétionnaire sur la rue. De cela découleune conséquence majeure : alors qu’il n’est pas interdit d’organiser unemanifestation sans autorisation, la pratique de la négociation préalableentre les organisateurs et les pouvoirs publics devient peu à peu larègle.

Cette nouveauté participe à un changement radical des rapportsentre le pouvoir et la rue : en permettant au pouvoir de séparer, au seindes occupations politiques de la rue, celles qui sont acceptables decelles qui ne le sont pas, elle influence profondément les pratiques de larue. Elle amène notamment le mouvement ouvrier et socialiste à modi-fier sa manière d’investir la rue après la Commune. En son sein, lespartisans de la négociation avec l’État républicain prennent peu à peude l’importance, face à ceux qui, originellement majoritaires chez lessocialistes français, refusent les logiques du gouvernement représenta-tif. Il serait imprudent d’en déterminer des causes univoques, mais lesdiscours et pratiques des républicains au pouvoir ont indubitablementjoué un rôle dans le processus. L’arrivée au pouvoir d’un personnelpolitique radical, qui n’a pas la même perception de la rue que les

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républicains conservateurs, est cruciale : elle crée un espace possiblepour une rue qui ne soit pas perçue comme un pur désordre. Clemen-ceau, dans sa réponse à l’interpellation de Vaillant en janvier 1907,donne les clés de cette rue respectable : il se dit alors « partisan desmanifestations, quand elles sont réglées, disciplinées, lorsque je metrouve en présence de personnes responsables : quand l’itinéraire peutêtre discuté, quand l’ordre peut être maintenu, je ne suis pas défa-vorable aux manifestations ». Il y a là deux éléments fondamentaux.D’une part, l’occupation de la rue doit être réglée et disciplinée, ce quiinduit une obligation pour les manifestants eux-mêmes d’organiser au sein de leur mouvement un appareil coercitif. D’autre part, il fautdes « personnes responsables », chargées de négocier avec le pouvoir et de « tenir les rangs». À mon sens, on peut voir dans ces conditions lacréation d’une homologie avec le gouvernement représentatif, renfor-cée par un face-à-face constant entre organisations et pouvoirs publics.La suite du discours de Clemenceau met l’accent sur l’importance cru-ciale de la représentation : « S’il arrive que des personnes ayant l’inten-tion d’organiser une manifestation viennent [...] me voir pour chercherà s’entendre avec moi sur les conditions dans lesquelles une manifesta-tion peut avoir lieu, je ne le cache pas, je tiendrai compte d’abord de laqualité et de la personnalité de ceux qui se présenteront devant moi,car il faut bien qu’il y ait une responsabilité. » Il s’agit là d’une concep-tion « aristocratique » de la représentation : pour le pouvoir, la per-sonnalité et les compétences supposées des organisateurs importentplus que leur identité avec les manifestants. Pour marquer l’oppositionentre les deux rues, Clemenceau distingue deux types d’organisateurs :« Que, par exemple, des députés, qui ont au moins une responsabilitépolitique, me disent : “nous organiserons une manifestation demain,nous éviterons tout tumulte, nous encadrerons les manifestants par nosamis et nous vous autorisons à les encadrer de votre côté, comme on fait si bien en Angleterre, par de la police, placée dans des endroitsdéterminés”, alors je serai favorablement disposé. Mais si, au contraire,des gens qui ont précédemment saccagé des magasins, me disent :“nous voulons aller faire un petit tour sur les boulevards”, je leurdemanderai d’aller faire leur petit tour ailleurs. » Le choix d’opposerpillards et députés marque bien l’opposition entre la mauvaise rue, quin’est pas reconnue comme relevant du politique et ne peut induireautre chose que le désordre, et la bonne rue, celle qui adopte le fonc-tionnement et les logiques du pouvoir républicain.

Selon plusieurs auteurs, le moment historique pertinent de fixation

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de cette nouvelle pratique, acceptable par le pouvoir républicain, est laseconde manifestation Ferrer, le 17 octobre 1909. Le lendemain d’unepremière manifestation particulièrement sanglante, la SFIO appelle àun rassemblement pacifique et en organise l’encadrement : on a, «pourla première fois, l’établissement d’une définition négociée de la formemanifestante délimitant pas à pas l’autorisé et l’interdit, l’obligatoire et le facultatif10». Il y a alors une convergence profonde entre la défi-nition du pouvoir républicain des caractéristiques de la bonne rue, etles objectifs stratégiques des dirigeants du Parti socialiste. Comme leremarquent Dominique Cardon et Jean-Philippe Heurtin, « on saisitalors la conjonction des intérêts d’un Jaurès et d’un Clemenceau à unemise en forme manifestante spécifique. Les conditions de sa réalisationpratique conduisent, en effet, à valoriser un certain nombre d’acteurs,de notables, [...] dans la mesure où ils apparaissent comme les seulscapables de mobiliser utilement pour une manifestation, c’est-à-diresans que celle-ci soit interdite. [...] C’est parce qu’ils sont seuls autori-sés à faire manifester la foule qu’ils peuvent s’autoriser de la foule quimanifeste11». La rue pacifiée apparaît donc à la suite d’un double mou-vement : création par le pouvoir républicain d’une forme acceptabled’occupation de la rue, qui épouse ses catégories ; lutte au sein du mou-vement ouvrier et socialiste entre les tenants de l’insurrection et lagrève générale, et les partisans de l’adoption des procédures républi-caines. La victoire de ces derniers, symbolisée par la victoire de Jaurèssur les allemanistes, et plus tard, à la CGT, de Jouhaux sur Griffuelhes,est indissociable de cette ouverture conditionnelle du pouvoir à la rue.

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Pour autant, il ne faudrait pas croire que la manifestation et la grèvene font l’objet que d’une simple tolérance. Avant 1914 et le ralliement àl’entreprise guerrière, la SFIO comme la CGT sont officiellement por-teuses d’un projet révolutionnaire, ce qui les maintient dans un rapportambigu au pouvoir. Plus généralement, tous les groupes qui prennent larue – les ouvriers, mais aussi les nationalistes ligueurs, les défenseursdes congrégations, etc. – ne peuvent prétendre à une légitimité poli-

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10. Dominique Cardon et Jean-Philippe Heurtin, «“Tenir les rangs”. Les services d’enca-drement des manifestations ouvrières (1909-1936)», in Pierre Favre (dir.), La Manifestation,op. cit., p. 126.

11. Ibid., p. 128.

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tique, selon les catégories républicaines. En effet, ils ne représententque des groupes, alors que la République représente tout un peuple.Face aux dispositifs de délégitimation de la rue, on trouve dans lesrituels et liturgies républicains des moyens de diffuser la croyance enune adéquation entre la pratique du pouvoir républicain et la volonté du peuple tout entier. Le premier de ceux-ci est l’électiondes gouvernants au « suffrage universel», terme fortement chargé quiocculte l’exclusion des femmes, des jeunes ou des étrangers, ainsi quetous les autres moyens d’organiser l’expression de la volonté politiquede la population. Lieu de l’émission individuelle d’une préférenceparmi une liste de gouvernants potentiels, l’urne devient dans le discoursrépublicain le moyen unique de production de la volonté générale. Lecaractère rituel de l’élection se perçoit d’autant mieux que le discoursrépublicain refuse de reconnaître comme légitimes les utilisations de l’urne qui échappent à son contrôle : ainsi les élections organiséesdurant la Commune ou la transformation du suffrage en plébiscite parles boulangistes sont disqualifiées.

La figure de l’urne est régulièrement utilisée pour opposer le pou-voir institué et les occupations de la rue, par exemple en juin 1848 parle président de l’Assemblée, Sénard, déjà cité : « Ils ne demandent pas laRépublique ! Elle est proclamée. Le suffrage universel ! Il a été pleine-ment admis et pratiqué. Que veulent-ils donc? On le sait maintenant :ils veulent l’anarchie, l’incendie, le pillage12 ! » C’est l’existence du suffrage universel qui permet alors aux républicains d’interpréter l’in-surrection de juin comme une pure agression contre l’ordre. MichelOfferlé repère ce thème dans les journaux républicains à la fin duXIXe siècle : « Deuxième thème récurrent : la légitimité du recours à la rue. Depuis que le suffrage universel a droit de cité, il convient de s’en remettre à lui. Pourquoi manifester “contre un gouvernementqui émane de la volonté nationale” (Le Siècle, républicain modéré,25 février 1889)13. » Le suffrage universel ritualisé permet aux gouver-nants de se dire représentatifs de la volonté nationale, renvoyant par làles protestations hors du champ politique légitime. La logique du gou-vernement représentatif rend l’utilisation de la rue irrationnelle,incompréhensible, ce que résume Danielle Tartakowsky par cette

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12. Cité par Pierre-Joseph Proudhon, Les Confessions d’un révolutionnaire…, op. cit.,p. 119.

13. Michel Offerlé, «Descendre dans la rue. De la “journée” à la “manif”», in Pierre Favre(dir.), La Manifestation, op. cit., p. 119.

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question : «Quelle peut bien être la fonction et surtout la légitimité dela manifestation dès lors que le suffrage universel et les lois démocra-tiques des années 1880 constituent un cadre légal dans lequel chacunpeut “manifester sa pensée” et se faire entendre14?» Le suffrage univer-sel accomplit ainsi un renversement dans l’ordre des légitimités par rapport à celui qui existe au moment constituant : la rue est alors seuleporteuse de légitimité, et c’est le pouvoir qui doit justifier son existence.

Le ralliement au suffrage universel ne fait pas l’unanimité dans lesgroupes qui se veulent en rupture avec l’ordre institué, et notammentle mouvement socialiste et ouvrier. Une querelle éclate alors entre ceuxqui refusent les logiques de la représentation, à l’image des proud-honiens puis des allemanistes et des anarcho-syndicalistes, et ceux quil’acceptent : les guesdistes, puis la SFIO de Jaurès et dans une certainemesure la CGT de Jouhaux. Dans les discours des socialistes ralliés à laRépublique parlementaire, le refus de la violence occupe une place trèsimportante : Jaurès en est le symbole, tant sont nombreux les textesdans lesquels il refuse toute légitimité et toute efficacité aux formesrévolutionnaires d’occupation de la rue, c’est-à-dire l’action directe, lagrève générale et l’insurrection. Trois concepts reviennent continuel-lement dans ses écrits : légalité, suffrage universel, démocratie. Ainsidans Questions de méthode, il répète que « c’est à découvert, sur lelarge terrain de la légalité démocratique et du suffrage universel, que le prolétariat socialiste prépare, étend, organise sa Révolution [...]. Cen’est pas par le contrecoup imprévu des agitations politiques que leprolétariat arrivera au pouvoir, mais par l’organisation méthodique et légale de ses propres forces sous la loi de la démocratie et du suf-frage universel15». L’horizon d’une prise de pouvoir par le prolétariatdemeure, mais la conversion aux règles de la République, et en premierlieu au recours exclusif à l’urne, est totale. Cela ne va pas sans poserquelques problèmes, car pour des raisons détaillées par Michel Offerlé,le suffrage universel « fonctionne comme un mécanisme de sélectionsociale permettant l’exercice de la domination à moindres frais par l’acceptation active de sa logique qu’il requiert de la partie mobiliséedes dominés16. » La conversion des socialistes à l’urne contient donc en

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14. Danielle Tartakowsky, «La manifestation comme mort de la révolte», in Révolte etSociété, Publications de la Sorbonne, 1989, t. II, p. 240.

15. Jean Jaurès, Études socialistes, Genève, Slatkine, 1979, p. XXXIV et LI.16. Michel Offerlé, « Illégitimité et légitimation du personnel politique ouvrier en France

avant 1914», in Annales ESC, 39e année, n° 4, juillet-août 1984, p. 696.

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elle-même des freins à l’accession effective des prolétaires au pouvoir.Elle s’accompagne d’ailleurs d’un affaiblissement de la proportiond’ouvriers parmi les dirigeants du mouvement socialiste.

Les ouvriéristes ont une perception tout à fait différente du rôle de la rue : loin d’être une forme à rejeter ou à enfermer dans des rituelssous contrôle, la rue peut justement être le lieu d’apparition de ce quine peut être représenté, un prolétariat sans chefs ni parole instituée.Jules Vallès voit dans cette irréductibilité de la rue et des logiquesreprésentatives la raison du rejet de la rue par le pouvoir : «Les mani-festations sociales n’ont pas de parrain, pas de patron, point de tribune,personne de célèbre à leur tête – voilà pourquoi les parlementaires lessoupçonnent et les fuient17. » Il en va de même de la grève générale,honnie par Jaurès et abandonnée rapidement par les syndicats ouvrierscomme objectif à réaliser dans un avenir proche. Celle-ci est, dans saforme même, pure négation du système capitaliste, simple volonté dedésordre, en tant que l’ordre à détruire est interprété comme celui de la domination bourgeoise. Hubert Lagardelle, ami de Sorel, voit danscette inadéquation entre grève générale et représentation aristocratiqueles raisons du rejet de cette forme d’action par les socialistes parlemen-taires : «En y adhérant, la classe ouvrière leur signifie qu’elle se refuse à attendre son émancipation d’un groupe plus ou moins compact deparlementaires ou des dispositions plus ou moins favorables d’un gou-vernement : elle n’entend puiser qu’en elle-même les ressources de sonaction et elle affirme l’implacabilité de la guerre qu’elle a déclarée aumonde bourgeois. Par là même, elle détruit les illusions que tententtout naturellement d’entretenir dans son esprit politiciens et gouver-nants : elle veut rendre impossible leur domination18. » Ainsi le mouve-ment ouvrier et socialiste se trouve divisé en deux tendances, différantpar leur perception de la légitimité de l’urne face à celle de la rue, etchacune porteuse d’une réponse différente à la question de la représen-tation.

Mon propos n’est pas de trouver dans cette division du mouvementouvrier et socialiste les causes de l’évolution des rapports entre le pou-voir et la rue, mais de montrer qu’à la fin du XIXe siècle la rue estencore perçue par certains groupes comme porteuse d’une légitimité

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17. Cité par Michel Offerlé, «Descendre dans la rue. De la “journée” à la “manif”», op. cit.,p. 119.

18. Cité par Miguel Chueca, «Le court instant “grève-généraliste” de la CGT. Introductionà la “Réponse à Jaurès”», Agone, n° 33, 2005, p. 182.

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politique propre, et non comme un simple outil de protestation ou de revendication. Le ralliement des socialistes à la République parle-mentaire passe par une réévaluation du rôle de la rue, une acceptationde la conquête légale du pouvoir, et incidemment une réinterprétationdu caractère révolutionnaire de leur projet. Il est à cet égard tout à faitemblématique que Jaurès se livre, dans ses écrits, à une interprétationde la Révolution française tout à fait adéquate aux liturgies répu-blicaines traditionnelles, dans le but de délégitimer les tentatives deprise de pouvoir par la rue : «Ces grands changements sociaux qu’onnomme des révolutions ne peuvent pas ou ne peuvent plus êtrel’œuvre d’une minorité. [...] Cela est évident pour la Révolution de1789. Elle n’a éclaté, elle n’a abouti que parce que l’immense majorité,on peut dire la presque totalité du pays, la voulait. [...] Il est bien vraique la Révolution dut recourir à la force [...]. Mais, qu’on le note bien,la force n’était pas employée à imposer à la nation la volonté d’uneminorité. La force était employée au contraire à assurer contre les tentatives factieuses d’une minorité la volonté presque unanime de la nation. [...] De même, et plus certainement encore, ce n’est pas parl’effort ou la surprise d’une minorité audacieuse, c’est par la volontéclaire et concordante de l’immense majorité des citoyens, que s’accom-plira la Révolution socialiste19. » Évidemment, Jaurès n’ignore pas queles journées révolutionnaires furent chaque fois l’œuvre d’une infimeminorité du peuple ; sa reconstitution d’une volonté révolutionnaireunanime indique que la légitimité des révolutionnaires venait du faitque, même si l’immense majorité de la population avait été répu-blicaine, les institutions n’auraient pas permis l’aboutissement de leursidées. L’adoption de l’élection comme mode de désignation des gou-vernants rendant la conquête du pouvoir par les socialistes possible, larévolution par la rue n’est plus une nécessité. Le suffrage universelproclamé, le peuple dispose d’un moyen d’expression qui rend lesautres non seulement illégitimes, mais inutiles, redondants.

Dès lors, l’urne fonctionne réellement comme désamorçant de lapuissance de la rue, et les contemporains de son instauration s’en ren-dent compte. Ainsi, en février 1848, les révolutionnaires les plus avan-cés n’ont pas pour but premier l’instauration du suffrage universel,contrairement aux républicains bourgeois qui y voient le seul objectifde la révolution. L’extrême gauche est même opposée à la tenue précoced’élections, qui signifierait l’enterrement de la révolution parisienne

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19. Jean Jaurès, Études socialistes, op. cit., p. 43-51.

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par une majorité de ruraux encore sous l’influence des notabilités pas-sées. Le suffrage universel est alors perçu par tous comme un moyend’apaisement, la fin de « l’ère des révolutions », symbolisée par cettegravure d’avril 1848 où l’on voit un ouvrier troquant son fusil contreun bulletin de vote20. On retrouve cette interprétation dans un dis-cours de Gambetta, en 1877 : «Comment ne voyez-vous pas qu’avec lesuffrage universel, si on le laisse librement fonctionner, si on respecte,quand il s’est prononcé, son indépendance et l’autorité de ses décisions,comment ne voyez-vous pas, dis-je, que vous avez là un moyen de terminer pacifiquement tous les conflits, de dénouer toutes les crises,et que, si le suffrage universel fonctionne dans la plénitude de sa sou-veraineté, il n’y a plus de révolution possible, parce qu’il n’y a plus derévolution à tenter, plus de coup d’État à redouter quand la France a parlé21?» Il ne s’agit pas uniquement d’un artifice rhétorique visant à convertir les conservateurs à la République : cette opposition entre« la France » qui s’exprime par l’urne, et les groupes nécessairementminoritaires qui le font par la rue, indique une séparation claire dans la distribution des légitimités selon les catégories républicaines. Il enrésulte, selon Albert Hirschman, un lien entre suffrage universel et apathie politique : « L’apathie politique et la déception vis-à-vis del’action politique sont induites par une société où les décisions poli-tiques importantes ne peuvent être prises que par le biais du vote », ou encore : « Le vote délégitimise des formes d’action politique plusdirectes, intenses et “expressives”, qui sont à la fois plus efficaces etplus satisfaisantes »22. Ce n’est pas l’élection comme procédure, maiscomme forme unique d’action politique efficace, qui crée l’apathie. Àla fin du XIXe siècle, l’absence d’institutions par lesquelles les salariéspeuvent se faire représenter maintient vivantes les luttes sociales, maisen matière politique la délégitimation de la rue est déjà totale.

L’instauration de la définition moderne du politique passe donc parl’exclusion, au XIXe siècle, de la rue comme lieu de pouvoir. La rue desorigines est célébrée, celle de la manifestation est tolérée, mais la rue

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20. Reproduite par Pierre Rosanvallon, Le Sacre du citoyen, Gallimard, 1992, illustrationn°6.

21. Cité par Albert Hirschmann, Bonheur privé, Action publique, trad. M. Leyris et J.-B. Grasset, Fayard, 1983, p. 195.

22. Ibid., p. 186 et 198.

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révoltée, porteuse d’une modification de l’ordre politique institué, estexclue du champ politique légitime. Celui-ci se trouve circonscrit àl’action de gouvernants tirant leur légitimité de l’élection au suffrageuniversel, qui leur permet de se dire représentatifs de la volonté popu-laire. La rue politiquement contestataire disparaît pour longtemps,après Juin et la Commune, sous l’influence de mouvements multiples :sa construction discursive comme lieu de désordre, sa séparation d’unerue manifestante soumise aux logiques de la représentation, la mise en place de dispositifs de maintien de l’ordre ou encore l’évolution durapport que le mouvement socialiste et ouvrier entretient avec elle. Cesmouvements se chevauchent, s’alimentent, sans qu’il soit possible dedéterminer des chaînes causales précises ou des continuités univoques.Même après le ralliement des révolutionnaires à la République, sym-bolisé par l’Union sacrée de 1914, ces mouvements et leurs contra-dictions internes continuent de traverser la pensée et les pratiques desdifférents acteurs politiques, comme le souvenir des événements passéset des possibilités étouffées. Le sentiment ambivalent que peut fairenaître une phrase pourtant évidente, « ce n’est pas la rue qui gou-verne », prononcée par Jean-Pierre Raffarin, alors Premier ministre,lors d’un mouvement social récent, prouve qu’aujourd’hui encore lesrapports entre la République et la rue restent ambigus, et les distribu-tions de la légitimité plus complexes que les liturgies républicaines nepourraient le laisser croire.

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La République étant née de la rue, les républicains de gouvernement auXIXe siècle ne peuvent se contenter d’en réprimer indistinctement toutes les apparitions. Ils construisent la rue revendicatrice comme un lieu de subversion factieuse, quand elle ne se plie pas à un lien de subordination vis-à-vis du pouvoir. Le suffrage «universel» devient le seul moyen d’expres-sion politique légitime, rendant la rue redondante et suspecte.

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Yves Deloye, Sociologie historique du politique, Coll. Repères, Ed. La Découverte, 2007, "Chapitre 4 Sociologie historique de la civilisation électorale" IV. Sociologie historique de la civilisation électorale: Yves Deloye « Ainsi, la grande masse de la nation française est constituée par une simple addition de grandeurs de même nom, à peu près de la même façon qu'un sac rempli de pommes de terre forme un sac de pommes de terre » [236, p. 127]. Peu de formules de Karl Marx délimiteraient aussi bien la question centrale que pose l'étude de la politisation au sens du développement d'un intérêt pour les activités politiques. Comparant, en 1852, les paysans à des « pommes de terre », l'auteur du Manifeste communiste considère que l'isolement et le mode de vie économique spécifiques au monde rural y rendent bien improbable l'émergence d'une conscience politique propre et d'un intérêt pour les débats politiques nationaux. Isolés, séparés les uns des autres, vivant dans un univers dominé et étriqué, les « paysans parcellaires » sont incapables, selon Marx, de se mobiliser et de défendre leurs intérêts. L'image d'un monde paysan extérieur à la vie politique nationale, incapable de comprendre ses enjeux, imperméable aux débats idéologiques, voire « contre la politique » [202], est certainement l'une des représentations, à bien des égards caricaturales, qui hantent le plus les études consacrées à la politisation des campagnes au XIXe siècle.

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Pour échapper à ce préjugé tenace – partagé par les élites sociales et politiques de l'époque, et repris par de nombreux ouvrages savants –, il faut peut-être ouvrir à nouveau le dossier de la « politique en campagnes » [216, 208, 246] et, à l'aide des travaux des historiens – très nombreux sur le sujet – et de ceux – plus rares – des politistes, tenter de cerner les modalités variées et les rythmes décalés de la politisation dans une France encore largement rurale. En évitant les généralisations hâtives, en acceptant une image éclatée de ce phénomène, la sociologie historique trouve ici un terrain particulièrement propice à l'étude des interactions complexes entre le « social » et le « politique ». Cela suppose attention à la pluralité des situations locales et des contextes culturels, à la polyphonie des temps de l'histoire politique. 3 Profitant de l'intérêt croissant que suscite, tant chez les historiens [231, 228, 247, 244] que chez les politistes [198, 201, 217, 230, 241], l'histoire du suffrage électoral, on présentera d'abord un bilan des études consacrées à cette question, afin de mieux définir les termes d'une problématique respectueuse des temps et des espaces différenciés de la politisation. Ce faisant, il faudra évoquer le lien entre le processus de politisation et celui, concomitant, de la professionnalisation de l'activité politique, avant de s'interroger sur les effets de cette politisation sur les électeurs et leurs mœurs politiques.

Les chemins de la politisation: Que ce soit dans des monographies départementales ou dans des essais de synthèse, les historiens ont, depuis le

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début des années 1960, profondément modifié notre connaissance de l'histoire politique rurale. La lecture de ces travaux montre bien les nombreux « cheminements de la politique » (pour reprendre la belle expression de Michel Vovelle [261]). Le débat historiographique: Si les historiens français ont, sous l'influence notamment d'Ernest Labrousse puis, plus tard, de Philippe Vigier et de Maurice Agulhon, multiplié les enquêtes d'histoire départementale (pour ne citer que les études les plus célèbres : le département de l'Isère avec Pierre Barral, celui de la Sarthe avec Paul Bois, celui du Limousin avec Alain Corbin, le Loir-et-Cher avec Georges Dupeux ; plus récemment : l'étude des paysans beaucerons par Jean-Claude Farcy, ceux du Doubs par Jean-Luc Mayaud, ou encore le Briançonnais rural par Nadine Vivier, etc.), ce sont les historiens américains qui ont tenté les premiers de systématiser les résultats de ce labeur. La publication, en 1976, de l'ouvrage d'Eugen Weber, Peasants into Frenchmen. The Modernization of Rural France 1870-1914 [264], occupe une place singulière dans ce paysage bibliographique. C'est en effet autour de la thèse de cet auteur, rejoint par Suzanne Berger [202] et Theodore Zeldin [266], que le débat historiographique va s'engager. 6 « Peasants into Frenchmen ». – La thèse d'Eugen Weber est aujourd'hui devenue classique [264, 265]. Pour l'historien américain, l'intégration des paysans français à la vie politique nationale est une donnée récente. C'est avec la IIIe République que les habitants de la France rurale prennent conscience d'appartenir à la communauté française et s'accoutument aux débats

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politiques nationaux, discussions qui influencent désormais, de façon sensible, leur vie quotidienne. Pour bien établir la nouveauté et la lenteur de cette politisation des campagnes (qu'Eugen Weber définit comme « la prise de conscience que les affaires de la nation concernaient l'individu et la localité autant – et même plus – que celles de la communauté locale » [265, p. 184]), l'auteur présente un tableau de la société paysanne française au XIXe siècle – jugé trop uniforme par les historiens français – qui en souligne les aspects retardataires. Rejoignant les témoignages littéraires d'Émile Zola ou de George Sand, Eugen Weber insiste sur le fossé qui sépare l'« homme de la terre » du citadin. Le maintien des dialectes, des patois et des particularismes culturels, la survivance des croyances superstitieuses populaires, la faible intégration monétaire, la fidélité à des mécanismes d'échange rudimentaires (le troc, l'usure), la méconnaissance du système métrique, la dimension locale des querelles politiques, l'absence de sentiment national : autant d'indices qui témoignent, selon l'auteur, de l'exceptionnalité – durable – des campagnes françaises. Celles-ci ne seront véritablement « francisées » qu'au prix de bouleversements sociaux et politiques importants qui ne produiront leurs pleins effets qu'à l'aube de la Première Guerre mondiale. Pendant longtemps encore, la politique au village reste donc différente de la politique nationale : les considérations personnelles dominent, l'idéologie (quelle qu'elle soit) y joue un rôle mineur. Certes, la politique existe à la campagne, elle reste cependant prisonnière d'un registre d'énonciation local. La nationalisation de la vie politique ne sera acquise que lorsque les paysans « passèrent eux-mêmes de l'indifférence à la participation, parce qu'ils sentaient qu'ils étaient impliqués dans la nation ». Et

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Weber de préciser : « En d'autres termes, la politique nationale devint importante quand on s'aperçut que les affaires nationales affectaient les personnes et les régions impliquées » [264, p. 353]. L'« éducation de la démocratie » Si les moralistes républicains de la IIIe République attendent de l'école primaire qu'elle civilise les mœurs et qu'elle façonne un esprit national, ils espèrent aussi qu'elle saura faire de l'acte du vote une obligation morale. Dans la littérature scolaire de l'époque (notamment dans les manuels de morale et d'instruction civique), le souci de promouvoir une expression électorale sincère et rationnelle se confond avec la volonté d'inculquer une image valorisante du devoir d'électeur. Il s'agit alors de sensibiliser à la gravité de l'acte électoral. Ce qu'exprime parfaitement Paul Bert, ministre de l'Instruction publique, en août 1882, lors d'un discours à Paris : « Surtout, et avant tout, il faut inspirer à l'enfant un respect quasi religieux pour ce grand acte de vote qui, jusqu'à présent, est par tant de personnes encore traité si légèrement, il faut éloigner avec horreur de son esprit cette idée qu'on peut se déterminer au vote par des considérations tirées de l'amitié ou de la haine personnelles. Il faut que cela devienne chez lui comme une sorte d'instinct acquis, si bien que, lorsque ce jeune citoyen s'approchera de la simple boîte en bois blanc déposée sur la table de vote, il éprouve quelque chose de cette émotion que ressentent les croyants lorsqu'ils s'approchent de l'autel. » Ne se contentant pas de procéder à de telles injonctions morales, l'école primaire entend dessiner les contours de la normalité en matière électorale : le vote doit être libre (les pratiques d'encadrement du vote, la corruption électorale, le

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clientélisme politique sont vivement condamnés), éclairé (les moralistes encouragent l'électeur à lire la presse politique et à se rendre aux réunions électorales) et désintéressé (l'électeur doit aussi apprendre à exprimer une opinion électorale qui subordonne son bonheur privé à l'intérêt général) [153, p. 122-130]. Pour comprendre « comment la politique vint aux paysans », E. Weber [265] dresse un inventaire très complet des « agents du changement » qui favorisèrent cette « politisation par implication » [230, p. 526]. Il y range la construction des routes et des chemins de fer, le rôle des petites villes, l'évolution de l'artisanat et de l'industrie rurale, les migrations, le service militaire, le développement de la conscience politique, l'essor scolaire, l'action pastorale de l'Église, etc. [264, 2e partie]. Cette énumération fait leur part aussi bien aux processus induits par le développement économique (le développement du réseau routier et des chemins de fer facilitant les migrations, qui d'après l'auteur sont à leur apogée dans les années 1880-1890, l'intensification et la monétarisation des échanges économiques, les relations accrues entre les villes et les campagnes) qu'aux changements issus d'une action publique volontariste (la socialisation civique par l'école primaire qui répond de plus en plus à une demande sociale de mobilité, le brassage des populations par le système militaire, le plan Freycinet d'aménagement de routes et de voies ferrées secondaires). L'apport de cette thèse mérite d'être souligné. Elle nous oblige, tout d'abord, à penser le lien entre l'apparition de la conscience nationale – évoquée dans le chapitre précédent – et la politisation progressive des paysans.

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Elle fait de l'intégration par et dans le suffrage universel l'un des instruments de la nationalisation des sociétés. Elle évite aussi une lecture trop rapide de la politisation risquant de faire de cette dernière une sorte de conséquence naturelle du développement social et politique [174, 257]. À l'encontre de cette vision, l'historien américain insiste sur les résistances – notamment des mentalités – qui accompagnent la politisation des campagnes. Ce faisant, il se méfie de l'illusion rétrospective qui conduirait à penser que la démocratie représentative devait « naturellement » en arriver là où elle est aujourd'hui. Loin d'être l'évident triomphe de l'idéal démocratique, la politisation est ici envisagée comme un processus historique lent, soumis aux aléas de l'histoire sociale, auquel contribuèrent tant les acteurs politiques que d'autres acteurs sociaux. La politique au village. – Malgré son intérêt, la thèse développée par Eugen Weber suscita de nombreuses controverses historiographiques. Spécialiste de la IIe République, Maurice Agulhon lui reprocha, par exemple, de sous-estimer l'importance de la Révolution de 1848 dans la prise de conscience politique des paysans français. Pour l'auteur de La République au village, « le suffrage universel est le principal facteur d'éducation et de politisation. Disposer du droit de vote et en user, c'est apprendre à s'en servir, donc apprendre à discuter, à débattre des affaires publiques, à faire de la politique enfin » [200, p. 72]. Pour l'historien français, les conditions de possibilité de la politisation sont en partie indépendantes des « mutations progressistes de l'économie » [199, p. 471] et renvoient prioritairement à la structure sociale locale. En instaurant le suffrage universel masculin, la IIe République occupe logiquement

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dans une telle perspective une place centrale dans l'« apprentissage de la République » en France [207]. Prenant appui sur ses travaux concernant les populations du Var, M. Agulhon considère que, dès 1848, la politique est « descendue » au village et est devenue une dimension essentielle de la vie locale (analyse que partage Pierre Goujon dans son étude du Mâconnais et du Chalonnais [222]). Accordant un intérêt particulier aux traits urbains des villages varois (car il y a « des paysans dans les villes et des bourgeois dans les villages » [199, p. I]), aux traditions communautaires et communales à propos de la terre, de l'eau et du bois qui expliquent l'aptitude à la vie associative et la proximité de certains notables provençaux, mais aussi l'apprentissage du conflit (voir ici les remarques à propos du rôle structurant des conflits fiscaux ou forestiers), M. Agulhon insiste surtout sur la contribution de la « sociabilité méridionale » à la politisation des populations rurales. Nombreux dans les confréries de pénitents, les artisans y côtoient déjà les bourgeois, qui, à la fin de l'Ancien Régime, délaissent ces réunions pour les loges maçonniques et, plus encore, pour créer des cercles bourgeois. Véritables lieux d'acculturation, l'association à but charitable (secours mutuel), la loge ou la société secrète, le cercle de jeux, la chambrée imitant souvent les formes de la sociabilité bourgeoise voisine (« les paysans y boivent, y chantent, s'y divertissent, y lisent quelquefois des journaux » [199, p. 231]) deviennent ici les principaux vecteurs d'un changement politique amorcé dès 1830. Par imitation, par contacts répétés, par rapprochements intersociaux, par imprégnation mutuelle, la politique irrigue la structure sociale villageoise, « gagnant de proche en

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proche » les différentes classes sociales. Du bourgeois rentier (vivant souvent dans le bourg ou le village), médecin (capable fréquemment de soigner gratuitement les pauvres gens) ou avocat (défenseur des communautés rurales) à l'artisan, de l'artisan à l'ouvrier bouchonnier ou au paysan, c'est à la circulation des influences sociales et des idées que Maurice Agulhon prête attention. Privilégiant l'étude des « intermédiaires culturels », M. Agulhon montre bien tout ce que la politisation des campagnes varoises doit à « l'influence des classes porteuses des caractères propres de l'histoire nationale » [199, p. 473]. Cette politisation par imprégnation, empruntant des voies différentes de celles qu'évoque E. Weber, amène l'auteur à être particulièrement attentif à l'ensemble des moments d'effervescence collective de la société villageoise : la fête, le charivari, le carnaval, les chansons, le folklore, mais aussi la grève ou la lutte sociale propice parfois à un « patronage démocratique » [199, p. 481]. Autant d'événements qui facilitent, en renforçant l'intégration villageoise, la mobilisation durable de populations rurales enserrées dans un dense réseau de chambrées ou de sociétés de jeunesse à recrutement interclassiste où le bourgeois républicain retrouve artisans et paysans. Au risque de confondre parfois politisation et orientation politique à gauche, la thèse présentée par M. Agulhon considère comme indissociables le développement d'un intérêt pour la chose politique et l'orientation partisane durable et stable de cet intérêt. La politisation par le bas Également très critiques à l'égard de la thèse d'Eugen Weber, les travaux de Peter McPhee offrent un point de

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vue différent de celui de Maurice Agulhon [237, 238]. Spécialiste de l'histoire sociale et politique des campagnes françaises sous la IIe République (avec, pour terrain d'études, les Pyrénées-Orientales), l'historien australien remet en cause l'image – jugée simpliste – du paysan conservateur et ignare, étranger et indifférent à la politique nationale. Attentif à la vitalité de la culture politique populaire, Peter McPhee conteste aussi le schéma d'une politisation « par le haut » accordant aux bourgeois et aux petits-bourgeois le rôle d'intermédiaires entre la politique nationale et les paysans. Une telle lecture de la vie politique au village ne rend pas suffisamment compte, à ses yeux, de la capacité de la culture des paysans à absorber et à nourrir leur engagement politique national. Consacrant des pages passionnantes « à la politisation de la culture populaire catalane », l'auteur montre comment les « activistes villageois » savent « mêler leurs manifestations politiques aux célébrations rituelles de la culture catalane » [238, p. 294-295]. C'est la capacité à user d'un répertoire d'actions emprunté à la culture populaire et l'aptitude à le transformer en le politisant qui définissent ici les conditions de la réussite de l'entreprise de politisation et de francisation du Roussillon. Le fait d'investir d'une dimension politique les rituels de la communauté villageoise (fête patronale, carnaval, danses, chansons, folklores...), de la famille (baptêmes, mariages, enterrements « rouges » [238, p. 341]), de la vie religieuse (festivités du calendrier religieux) favorise largement le passage au politique et son enracinement dans la culture populaire. Les rites ruraux, culturels et religieux, sont ici utilisés pour transmettre des notions politiques abstraites (radicalisme, socialisme...). L'espace du politique ne se cantonne plus alors à celui des clubs et des élections : il

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s'inscrit profondément dans le tissu de la vie quotidienne du village. Le legs du passé, ou l'histoire longue des pratiques électorales. Pour d'autres historiens, la politisation des campagnes emprunte une trajectoire de longue durée dont il convient de rechercher les origines dans l'expérience politique de la Révolution française. C'est là notamment la position adoptée par plusieurs historiens : Michel Vovelle [261], Charles Tilly [252], Malcolm Crook [210] ou encore Melvin Allen Edelstein [218]. L'intérêt de ce dernier pour la question de la politisation remonte à une recherche consacrée à « la communication et à la modernisation dans les régions rurales pendant la Révolution » [217]. Analysant le contenu de La Feuille villageoise, journal révolutionnaire à caractère politique publié pour les paysans, l'historien américain considère que ce type de support de presse contribua fortement à intégrer les campagnes à la politique nationale en mettant les paysans en contact avec les idées révolutionnaires. Traitant des problèmes ruraux mais présentant aussi la politique de la Révolution (à travers notamment le commentaire des décrets des Assemblées révolutionnaires), La Feuille villageoise sut les traduire dans un langage qui était familier aux paysans. Soulignant le rôle de « la communication dans l'adoption de nouvelles idées » [217, p. 16], l'auteur entend mettre l'accent sur l'importance des quelque 1 350 journaux diffusés régulièrement de 1789 à 1800 et, de façon plus générale, sur la pédagogie politique qui accompagna la Révolution (journaux, catéchismes révolutionnaires, almanachs).

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Afin de mesurer l'efficacité de cette propagande qui entend transformer les paysans en citoyens participant à la vie politique, M. A. Edelstein reprit ultérieurement le dossier de la participation électorale lors des élections de la période révolutionnaire. Contestant l'image d'une première République intéressant peu les citoyens, l'historien montre que les taux de participation aux élections révolutionnaires ne furent presque jamais inférieurs à 20 % des inscrits et atteignirent parfois plus de 50 %. Plus encore, son enquête établit qu'à cette époque les citadins ne votaient pas toujours en plus grand nombre que les campagnards [219]. C'est dire si pour M. A. Edelstein, rejoint ici par M. Vovelle et M. Crook, la Révolution a permis la « découverte de la politique ». Parce qu'elle offre aux citoyens, notamment à ceux des campagnes, « la possibilité [...] de participer ou d'influencer les décisions qui s'inscrivent dans la sphère publique », la Révolution française contribua à la politisation des paysans et inaugura une éducation civique qui fut poursuivie tout au long du XIXe siècle [218, p. 136]. Sans revenir ici sur le débat qui divise – encore aujourd'hui – les historiens de la Révolution, il faut toutefois nuancer les propos optimistes de M. A. Edelstein. Il convient notamment d'observer, avec Patrice Gueniffey, le décalage qui subsiste entre la mesure statistique de la participation électorale – certes trop souvent minorée – et le sens contemporain donné à la pratique électorale [223, chap. 5]. Dans de nombreux cas, le vote révolutionnaire reste l'expression d'un vote d'unanimité au sein du groupe villageois. Il s'éloigne ainsi de la conception « moderne » du vote qui fait de ce dernier un acte individuel porteur d'un choix réfléchi

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rompant avec l'unanimité communautaire. « Le vote n'est plus l'acte réaffirmant la cohésion de la communauté, mais ce qui fait apparaître ses divisions » [223, p. 212]. L'attachement aux formes communautaires de représentation dont témoigne encore le mode de fonctionnement des états généraux de 1789, le décalage entre la culture traditionnelle et les principes modernes dont est porteuse la Révolution, tout cela rend l'interprétation des résultats électoraux de l'époque révolutionnaire délicate [203]. C'est peut-être pourquoi il faut apprendre à s'intéresser à l'abstention et aux formes déviantes du vote (les votes annotés, par exemple) pour mieux comprendre cette période d'apprentissage démocratique. Car « le suffrage, lieu de l'invention du citoyen, est également la scène où s'affrontent principes modernes et société traditionnelle. L'abstention manifestait (alors) la résistance opposée par celle-ci à l'individualisme démocratique qui commande son démantèlement » [223, p. 225]. Le « miroir brisé » de la politisation: « Politisation par implication », « politisation par imprégnation », « politisation par le bas », les expressions se multiplient pour reconstituer le « miroir brisé » de la politisation dont parle Maurice Agulhon. Cette vision éclatée est, en partie, le résultat de la trop forte élasticité des définitions retenues du terme politisation [232]. Assimilée généralement au développement d'un intérêt « global » pour la politique, la politisation apparaît, en fait, largement dépendante de modalités spécifiques d'« acculturation politique ». On peut alors se demander si l'étude concrète de la politisation des campagnes mais aussi du monde urbain

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ne relève pas d'un mode d'analyse voisin de celui mis en œuvre par l'anthropologie historique. L'intérêt du terme d'« acculturation politique » est de soumettre la politisation à une analyse en termes d'interactions entre deux ou plusieurs cultures et d'obliger, ce faisant, le chercheur à conserver une attention au contenu de ces cultures hétérogènes et aux résistances que rencontre la mise en place d'une culture politique nationale dominante [212]. Comme l'ont montré les travaux des anthropologues [262], l'acculturation ne se réduit pas à un cheminement unique, au simple passage de la culture « traditionnelle » à la culture « moderne », il existe une très grande gamme de nuances dans les processus de politisation [231, p. 114-117] ; il existe aussi un mouvement inverse par lequel la culture « dominée » intègre en les retraduisant certains éléments de la culture dominante sans perdre tous ses caractères originaux. Une telle formulation refuse de considérer que les cultures de réception – qu'elles soient rurales ou urbaines, ouvrières ou paysannes, religieuses ou laïques – restent passives face au processus de politisation. En d'autres termes, ce dernier se réalise selon des modalités spécifiques d'appropriation dont la compréhension se trouve, en partie, dans le « point de départ » des cultures affectées par le processus. 17 Il faut ainsi accepter de considérer la pluralité des formes de rapport au politique et respecter la diversité des temps et des lieux de la politisation (1792 pour la Sarthe, 1848 pour le Dauphiné et la Provence, 1870 pour certaines régions des Pyrénées, etc.). C'est dire si la question de la politisation ne se laisse pas enfermer dans un schéma

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théorique général qui occulterait ce qui fait justement problème : le caractère éclaté et ouvert à d'autres cheminements possibles de la politisation ainsi que la diversité des modes de passage au(x) politique(s). Sans sombrer dans une sorte de fétichisme de la spécificité, cette posture intellectuelle doit aider la sociologie historique à identifier les raisons de la singularité. Quels sont les processus généraux qui contribuèrent à réduire tendanciellement les écarts constatés entre le citoyen et sa citoyenneté, entre « le vote et la vertu » [220] ? Voilà en somme la question qui se trouve posée. Les raisons de la singularité, ou ce que l'électeur fait de l'élection. Plusieurs facteurs peuvent aider à comprendre la spécificité et la temporalité propres à certaines trajectoires de la politisation. – L'importance des mécanismes locaux d'appropriation. Les historiens ont largement insisté sur la spécificité des contextes locaux dans lesquels le processus de politisation prend corps et sens. Ce faisant, leurs travaux incitent à être attentif à ce que les électeurs font du vote : après tout, ce dernier « est tout sauf un instrument extérieur à ceux qui s'en servent » [229]. C'est là également une invitation à observer les opérations de retraduction que réalisent les votants pour se réapproprier un instrument de décision politique inventé ailleurs, à être sensible aux divers bricolages et tâtonnements – aujourd'hui oubliés et « naturalisés » – qui l'ont rendu possible. Produit d'une histoire sociale et culturelle, l'acte du vote correspond à un système de contraintes, de postures, de croyances auquel les électeurs ont dû progressivement s'accoutumer [213 ; 246, p. 13-24]. Un système auquel certains groupes ont su parfois résister : évoquons, à titre d'exemple, le lent

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ralliement de certains socialistes français du XIXe siècle à ce mode d'organisation du pouvoir. Un système qu'ils ont souvent intégré en l'adaptant à des visées propres. C'est ce que montrent, par exemple, les travaux historiques consacrés aux Pyrénées au XIXe siècle [249, 251, 234]. À l'écoute de la communauté villageoise, prenant en compte les structures de la famille et de la parenté de cette « démocratie des maisons » (expression de Christian Thibon [251]) qui caractérise certaines vallées des Pyrénées, ces enquêtes nous révèlent une société paysanne animée par des logiques autonomes de comportement et des rationalités propres en matière politique. Loin d'être passive, la communauté villageoise sait utiliser ce qu'apporte la « modernité » pour défendre ses intérêts et préserver souvent durablement sa « dissidence » [251]. Sensibles aux tensions entre les villages et l'État, ces travaux savent aussi montrer comment la collectivité villageoise a « réussi à adapter, à médiatiser ces mécanismes [ceux de la vie politique et économique moderne] afin de les rendre compatibles avec son mode traditionnel d'organisation communautaire » [234, p. 181]. Trop peu connues, ces enquêtes éloignent de toute vision verticale (du haut vers le bas, de la ville vers la campagne) de la politisation [257], pour décrire la « république du village » [251, p. VI]. Ils scrutent les usages différenciés et souvent rebelles du bulletin de vote [197], démêlent l'écheveau de pratiques tout à la fois modernes et traditionnelles. De telles modalités de transaction sont loin d'être l'apanage d'une région en particulier [213]. Évoquons simplement les travaux de Jean-Louis Briquet [205, 206 ; 246, p. 32-47] qui entend à son tour être attentif aux « façons dont les paysans [corses] élaborent

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eux-mêmes le sens de leurs pratiques » [246, p. 32]. Et, ce faisant, insiste sur une dimension fondamentale du processus de politisation : « La manière dont les ruraux réinterprètent les rapports sociaux dans lesquels ils sont impliqués à la lumière de catégories politiques inédites » [246, p. 42]. – Le décalage des mentalités. L'étude du processus de politisation doit également se préoccuper de l'absence de synchronisation entre l'introduction des nouvelles technologies électorales (principalement le vote individuel et secret) et l'évolution, plus lente, des conceptions de la politique qui donnent son sens à l'activité électorale. Les principes politiques modernes ne se décrètent pas. Il subsiste toujours un écart (certes variable d'une région à l'autre, d'une classe sociale à l'autre) entre les principes posés par la démoctratie représentative (souveraineté nationale, individualisme démocratique, refus du mandat impératif) et les pratiques politiques. La logique individualiste du vote fut, dès l'époque de la Révolution française, fréquemment transgressée [247, p. 192 sq. ; 220, p. 55 sq.]. P. Gueniffey a relaté les nombreuses astuces qui permirent aux comportements communautaires (vote collectif à l'unanimité...) d'enrayer cette emprise de l'individualisme démocratique : « La résurgence durable des comportements politiques traditionnels traduit la précarité de l'enracinement des nouveaux principes, confrontés aux réalités d'une société que les bouleversements n'ont guère atteinte » [223, p. 217]. Cette persistance de pratiques collectives, plus familières, se retrouve également lors des élections municipales de la monarchie de Juillet sur l'importance desquelles André-

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Jean Tudesq et Philippe Vigier ont jadis appelé notre attention [259]. Si les réformes électorales introduites par la loi du 21 mars 1831 ont permis à de nombreux citoyens, jusqu'alors exclus, de prendre le chemin des urnes, il convient de rester très prudent quant à l'interprétation de cette accoutumance. Comme le note Christine Guionnet, « la familiarisation avec des pratiques politiques "modernes" (dont le suffrage individuel accordé à un corps électoral relativement démocratique, libre compétition électorale et affrontements politiques) n'implique [...] pas nécessairement l'adoption du système conceptuel sous-tendant aujourd'hui ce type de pratiques » [224]. C'est encore ce décalage que reflète la célèbre page des Souvenirs d'Alexis de Tocqueville où il relate comment, le 23 avril 1848, il conduisit ses paysans jusqu'au chef-lieu du canton pour donner leurs votes « presque tous au même candidat » [253, p. 158 ; 222, p. 146]. La mesure de ce décalage des mentalités est d'autant plus précieuse que le sens des pratiques électorales est un enjeu fréquent de lutte dans la société. Comme l'atteste l'expérience historique française, de nombreux acteurs s'opposèrent sur la définition légitime de la citoyenneté électorale. Si les élites républicaines entendent faire de l'acte électoral un comportement individuel, porteur d'une opinion politique éclairée, les élites catholiques et de nombreux notables vont défendre une autre conception de la politique électorale : à la fois hostile au principe de la souveraineté nationale auquel elles n'adhèrent pas et propice à organiser une dépossession de l'électeur à leur profit [212]. – Les différentes dimensions de l'apprentissage électoral. Il est aujourd'hui admis qu'« il ne va pas de soi que les "citoyens" aient spontanément trouvé de l'intérêt

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à cette technologie à périodicité fixe, abstraite, délimitant et pacifiant la compétition entre les élites » que représente l'élection [240, p. 150]. C'est pourquoi il convient de bien distinguer les différentes dimensions de cet apprentissage démocratique. Voter, c'est tout d'abord apprendre un ensemble de gestes matériels et de savoir-faire pratiques dont l'observation conditionne la validité reconnue à ce comportement (fabrication et écriture du bulletin, observation du protocole rituel des opérations électorales...). Dans cette perspective, le lieu où se déroule l'opération électorale, les procédures qui spécifient son déploiement périodique (urnes, bulletins ; plus tard, isoloirs, enveloppes...), les commentaires qu'elle suscite et arbitre : tout cela n'a rien d'anecdotique. Tout cela délimite les conditions d'une expérience : celle d'une interdépendance où s'exacerbe en même temps que s'abolit l'individualité citoyenne [247, 211]. Voter, c'est aussi apprendre à opiner de façon autonome. Les enquêtes sociologiques concernant tant le passé que le présent nous ont appris combien une telle capacité reste très inégalement distribuée dans la population [221, 232]. Voter, c'est en conséquence admettre de transformer sa conviction personnelle en « une opinion sans voix » [229, p. 111] puisque réduite à endosser un bulletin imprimé standardisé [211, 250]. C'est apprendre à « domestiquer » sa motivation pour la livrer aux sollicitations des élites politiques [220, p. 272 sq.]. Voter, c'est encore consentir à exprimer son opinion de manière décente, dans les termes d'une offre électorale limitée à quelques candidats ou programmes. Mais aussi souscrire pacifiquement au « verdict des urnes » et respecter le principe majoritaire. À chacune de ces dimensions de l'apprentissage électoral

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– considéré parfois comme une véritable « orthopédie sociale » [220, p. 277] –, correspondent des lieux de familiarisation, des calendriers de socialisation, des mécanismes et des enjeux sociaux différents. Il faut alors savoir apprécier ce que chaque expérience électorale apporte malgré les écarts qui subsistent entre l'idéal, la norme et la pratique politiques [250]. Ainsi faut-il éviter de couper les pratiques électorales de l'époque révolutionnaire des pratiques héritées de la société d'Ancien Régime (apprentissage partiel des mécanismes de la décision collective et de la participation à des votes communautaires ou corporatistes) qui ont pu parfois faciliter la transition démocratique et expliquent, peut-être, « le petit nombre de difficultés relatives aux techniques électorales rencontrées à partir de 1789 » [223, p. 222]. De même, faut-il être – avec Patrick Lagoueyte [231, p. 55-61] ou Pierre Goujon [222] – attentif au legs du second Empire en matière électorale. Si la candidature officielle a restreint sensiblement le degré de la compétition électorale, le maintien du suffrage universel masculin et les nombreuses occasions de vote entre 1852 et 1870 ont, en revanche, contribué à la naturalisation de la procédure élective [260]. Car, « malgré l'autoritarisme de l'administration napoléonienne, malgré sa volonté permanente d'intervention et de contrôle, il n'y a pas eu domination totale du régime impérial. La politique villageoise a pu s'exprimer et se développer à la moindre occasion » [222, p. 136]. C'est dire si les cadres de la politisation sont variés. Autant sans doute que les médiations destinées à faire coïncider le citoyen avec sa citoyenneté. C'est là le principal secret que livre la sociologie historique de la politisation : si l'électeur peut aujourd'hui faire l'élection, c'est que « l'élection a préalablement "fait" l'électeur »

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[220, p. 18]. Les facteurs du changement, ou ce que l'élection fait de l'électeur. Attentive aux tâtonnements et aux incertitudes qui accompagnent l'apprentissage de la pratique électorale, sensible aux différentes temporalités de la transition démocratique, la sociologie historique de la politisation doit savoir appréhender ce que le suffrage, censitaire puis universel, fait des citoyens. Quittant ici le terrain de la « connaissance individualisante » (l'expression est empruntée à Heinrich Rickert), elle doit alors tenter d'isoler, avec prudence, les processus généraux qui contribuent à l'avènement des formes démocratiques modernes [227, 235]. Le tableau qui suit résume les principaux processus dont l'action, largement concomitante, explique à la fois comment les citoyens sont progressivement devenus des électeurs et comment la compétition démocratique devient une compétition pacifique, différenciée et spécialisée.

L'avènement de la démocratie représentative moderne

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Parmi l'ensemble de ces processus, deux méritent de retenir plus particulièrement notre attention : il s'agit du processus de différenciation et de spécialisation progressive de l'activité politique, et de celui de la civilisation des mœurs politiques qui accompagnent la naissance de l'électeur.

Vers une compétition démocratique, différenciée et spécialisée: L'analyse habituelle de la politisation privilégie la contribution des acteurs politiques (les élus, les partis ou « entreprises » politiques...) à l'« invention du citoyen » [220, 230, 240]. Adoptant ainsi le point de vue des théoriciens élitistes de la démocratie, elle est particulièrement attentive à l'évolution des formes de la compétition électorale ainsi qu'à l'émergence de la figure de l'homme politique professionnel qui « se fait élire par ses électeurs » (pour reprendre le célèbre aphorisme de Gaetano Mosca, 1858-1941). Les formes de la compétition électorale: La compétition électorale ne naît pas avec le suffrage universel. Elle a d'abord été expérimentée dans le cadre d'un régime électoral – le système censitaire – réservant le statut d'électeur aux citoyens les plus aisés de la société. C'est ainsi qu'en France, de 1815 à 1848, l'accès au vote est réservé à un nombre limité d'électeurs censitaires : environ 250 000 à l'aube de la IIe République (soit moins de 1 % de la population de l'époque). L'étroitesse du corps électoral est accentuée par le choix, en 1831, du scrutin uninominal d'arrondissement. Dans une telle

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configuration politique, le rapport entre le nombre d'électeurs inscrits et le nombre d'élus est très faible. Ainsi, aux élections de 1846, les trois quarts des collèges électoraux avaient moins de 600 inscrits. Seuls 27 collèges comptaient plus de 1 000 électeurs. Lors des mêmes élections, 84 % des députés furent élus avec moins de 400 voix [256, p. 108]. C'est dire si la relation entre l'élu et ses électeurs est singulière. Le candidat connaît individuellement ses électeurs (et leurs besoins). Il partage avec eux le même mode de vie (privilégié). Ce qui explique fréquemment la faible intensité de la compétition électorale (en 1846, plus de la moitié des candidats sont élus dès le premier tour, souvent avec une forte avance, parfois sans adversaire) et son manque de tonalité idéologique (sauf en présence d'un parti légitimiste influent). Bien souvent, l'élection ne fait que ratifier une situation consensuelle. La figure du notable, qui vit pour la politique sans vivre de la politique (pour renverser la formule de Max Weber [130, p. 298]), résume à elle seule ce système politique profondément enraciné dans le terroir (le notable est souvent aristocrate, presque toujours propriétaire foncier), faiblement professionnalisé et peu différencié [255]. La légitimité politique et électorale procède de l'autorité et de l'estime sociales dont elle est le prolongement « naturel ». Le notable dispose des revenus et du temps nécessaires pour se consacrer « à titre de profession secondaire » [130, p. 298] à l'activité politique. La figure du notable, telle que la reflètent les archives du baron Armand de Mackau (1832-1918) [245] ou la Correspondance d'Alexis de Tocqueville, montre bien que le « métier » politique n'apparaît pas seulement avec l'extension du droit de suffrage. Si le « vote universel »

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modifie profondément les conditions d'exercice de l'activité politique, il faut reconnaître que les notables de la monarchie de Juillet ont bien souvent expérimenté certaines des modalités modernes de la mobilisation électorale (entendue ici comme l'ensemble des incitations visant à créer l'accoutumance au vote [240, p. 153]). Avec l'avènement du suffrage universel, qui brusquement fait passer le corps électoral de 250 000 à plus de 9 millions d'électeurs, ces modalités vont toutefois être rationalisées, étendues et progressivement mises en œuvre par de véritables « hommes politiques professionnels » [129, p. 108 ; 242, 245]. Se faire élire: Les enquêtes de sociologie historique établissent le rôle déterminant des « entrepreneurs politiques » (pour reprendre le vocabulaire de J. A. Schumpeter [248]) dans la création et l'entretien de l'accoutumance au vote [240, 229, 245]. On doit ici relever la concordance qui existe entre l'émergence de la compétition électorale démocratique ouverte à des millions d'électeurs et la progressive professionnalisation de l'activité politique qu'indique bien l'effacement des notables [225, 235] (l'évolution n'est, bien sûr, pas linéaire et emprunte des modalités variées). Devant toucher désormais un nombre très important d'électeurs, socialement très différents les uns des autres, de plus en plus urbanisés et instruits, les campagnes électorales mobilisent des compétences nouvelles (savoir-faire en matière de mobilisation électorale, professions de foi du candidat, meetings et réunions politiques, communication électorale, distribution de bulletins de vote). Elles supposent l'entretien d'équipes électorales de plus en plus durables

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(qui prendront la forme d'organisations politiques plus ou moins éphémères que l'on peut définir avec Max Weber comme des « sociations reposant sur un engagement (formellement) libre ayant pour but de procurer à leurs chefs le pouvoir au sein du groupement et à leurs militants actifs des chances, idéales ou matérielles, de poursuivre des buts objectifs, d'obtenir des avantages personnels ou de réaliser les deux ensemble » [130, p. 294]). De plus en plus disputée, la compétition électorale mobilise également des sommes d'argent considérables, rendant là encore bien souvent le candidat dépendant des ressources collectives d'un parti politique. Les servitudes d'un notable : l'exemple d'Alexis de Tocqueville Plus encore que ses Souvenirs, la Correspondance d'Alexis de Tocqueville offre à l'historien une source d'information précieuse sur le système notabiliaire de la monarchie de Juillet [254]. Député d'un arrondissement rural de la Manche de 1839 à 1852, de Tocqueville y possède un château (celui de Tocqueville), des terres ; il y bénéficie d'une estime sociale ancienne, largement héritée, ainsi que d'un réseau d'agents électoraux avec lesquels il correspond très fréquemment. Cette correspondance reflète bien la personnalité de Tocqueville partagée entre l'affirmation de principes et la nécessité de se soumettre « à cette espèce de servitude » [254, p. 249] que représente la compétition électorale. Elle montre un de Tocqueville dénonçant les mœurs d'une classe politique contemporaine prête à sacrifier l'intérêt général à ses propres intérêts (« le goût des places devenait la passion universelle » [254, p. 216]) mais aussi habile à mener une campagne électorale (lui permettant de « se faire connaître ») dans une région

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particulièrement divisée sur le plan idéologique. Tocqueville se préoccupe ainsi de la diffusion de ses circulaires électorales sur les marchés, il planifie la réservation de diligences afin de transporter les électeurs au chef-lieu du canton, il veille encore à s'assurer la bienveillance de certains journaux locaux à qui il transmet, à titre d'exemple, son discours de réception à l'Académie française pour que certaines caractéristiques de son action et de sa personnalité « fussent relevées avec tact dans le Journal de Cherbourg ou celui de la Manche » [254, p. 222]. Conscient qu'il importe d'établir « avec chacun des rapports personnels », il fait organiser par ses agents des dîners avec les électeurs les plus influents, va les visiter régulièrement lors de ses passages dans la région, leur envoie ses discours et ses écrits (notamment le premier tome de La Démocratie en Amérique). Tocqueville n'hésite pas non plus à intervenir fréquemment auprès des administrations et des bureaux des ministères parisiens pour récompenser et fidéliser ses électeurs (attribution de la Légion d'honneur, recommandation pour un poste de fonctionnaire ou un avancement), pour rendre des services à son département et à sa circonscription (subvention en faveur d'une salle d'asile, restauration d'une fontaine et d'un abreuvoir) ou pour rétribuer l'action de ses agents électoraux (tel Paul Clamorgan, percepteur à Valognes et principal informateur de de Tocqueville), ou encore pour favoriser la nomination de fonctionnaires qui lui soient favorables. Attribuant un rôle fondamental aux partis politiques, J. A. Schumpeter a montré que « la politique devient inévitablement une carrière » [248, p. 388], les « politiciens » étant progressivement les seuls à posséder les savoir-faire grâce auxquels ils peuvent remporter les

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élections. Détenant une expertise particulière qui lui confère une autonomie par rapport aux autres catégories dirigeantes de la société (milieux d'affaires, aristocratie...), l'homme politique vit désormais pour la politique mais aussi de la politique (l'indemnité parlementaire est instaurée en 1889) ; il se consacre, de façon permanente, « à la conquête des suffrages » et propose, pour ce faire, des « formules politiques » (l'expression est empruntée à G. Mosca) qui rendent la compétition démocratique de plus en plus symbolique : elle porte désormais essentiellement sur la signification des choses (discours, programmes, idéologies). Partis politiques et mobilisation électorale Mosei Ostrogorski (théoricien des partis politiques, 1854-1919) est l'un des premiers sociologues de la démocratie à avoir analysé le rôle des partis politiques dans les démocraties modernes [243]. La thèse centrale de l'auteur, qui influencera notamment Max Weber et Roberto Michels, peut être résumée comme suit : les partis politiques sont les « organes » indispensables de la démocratie. Étudiant les partis anglais et les partis américains, les seuls à être véritablement développés à la fin du XIXe siècle, l'auteur se pose une question originale : « Comment la foule des hommes, proclamés tous en bloc arbitres de leurs destinées politiques, pourraient-ils, réunis pêle-mêle, remplir leur nouvelle fonction de "souverain" ? » Pour lui, la forme représentative « ne résout ce problème qu'en apparence » [243, p. 41]. Elle laisse non résolue la question de la mobilisation électorale : comment faire en sorte que les électeurs se déplacent le jour de l'élection et que cette dernière désigne les titulaires des fonctions publiques ? Question d'autant plus importante que l'opération électorale

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intéresse un nombre considérable d'individus qui ne se connaissent pas, pas plus qu'ils ne connaissent personnellement les candidats qui briguent leurs suffrages. La rencontre entre les électeurs et les candidats est certes valorisée par l'éducation civique : elle doit être toutefois « organisée » par « les services des entrepreneurs électoraux » [243, p. 655]. Les partis politiques sont ainsi, selon M. Ostrogorski, créés pour aller à la rencontre des électeurs et en organiser la mobilisation politique. Son apport est de montrer que le développement des partis politiques répond à une logique pragmatique simple : adapter les électeurs à leur citoyenneté. C'est ainsi, par exemple, qu'aux États-Unis l'électeur embarrassé par le grand nombre de fonctions dont il doit désigner les titulaires se voit proposer un « ticket » tout préparé qu'il n'a plus qu'à glisser dans l'urne ; en Angleterre, le nouveau bénéficiaire du droit de vote, parfois ignorant du droit qui l'honore, se voit pris en charge par le porte-parole local du parti qui n'hésite pas à distribuer ses consignes de vote et à harceler les électeurs qui ne se déplacent pas le jour du scrutin. L'étude de Mosei Ostrogorski invite la sociologie historique à scruter attentivement la capacité des organisations politiques à répondre aux demandes sociales des électeurs. Ainsi, Michel Hastings [226] ou Marc Lazar [233] ont-ils pu montrer la contribution du Parti communiste français à la défense d'un sentiment d'appartenance à base territoriale (le « communisme identitaire ») ou encore à l'émergence d'une identité professionnelle valorisante (celle des mineurs ou des « métallos », par exemple). Autant de médiations, de rencontres historiquement situées qui témoignent, une nouvelle fois, de l'imbrication étroite et multiple entre le « social » et le « politique ».

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Si elle doit s'interroger sur les mécanismes proprement politiques de la mobilisation électorale, la sociologie historique doit aussi ne pas oublier que la contribution des entrepreneurs politiques « n'est, comme le rappelle Michel Offerlé, que la partie la plus visible d'un ensemble de mécanismes qui rendent possible un tel échange politique » [240, p. 153, souligné par l'auteur]. Dans une très belle enquête sociohistorique comparative [208], Daniele Caramani montre que le développement historique de ces entreprises politiques va de pair avec une intégration croissante des électeurs à l'intérieur du système politique. C'est à une sociologie historique de la dimension territoriale des clivages et de la transformation de la dimension spatiale des comportements électoraux qu'œuvre cet auteur proche des travaux classiques d'un Stein Rokkan [118, 187]. D'un point de vue chronologique, l'évolution des niveaux d'homogénéité territoriale du soutien aux partis et de la participation électorale (pour les dix-sept pays européens étudiés) montre une tendance claire et générale vers une diminution de la territorialité des clivages. Depuis le milieu du XIXe siècle jusqu'à la Première Guerre mondiale, les sociétés européennes – leurs électorats et leurs systèmes de parti – deviennent de plus en plus homogènes sous la pression de macroprocessus largement évoqués dans ce livre : • la mobilité sociale et spatiale déclenchée par

l'industrialisation et l'urbanisation qui ont mené à l'hégémonie du clivage gauche-droite ;

• le renforcement des processus de formation des États et de construction de la Nation, c'est-à-dire la construction de la citoyenneté nationale, la standardisation du langage, les religions nationales (dans les pays protestants), l'intervention croissante

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des États dans diverses sphères des économies nationales et des politiques de bien-être [64, 125, 138, 143] ;

• le développement des technologies de communication [133, 154].

La Première Guerre mondiale apparaît ici comme le moment de conclusion – certes révocable – de ces tendances séculaires. C'est le moment durant lequel les étapes majeures et les progrès de la démocratisation ainsi que l'élargissement de la participation de masse sont arrivés à un tournant crucial en Europe. Ce tournant historique correspond à la massification de la politique : d'abord par l'introduction presque généralisée du suffrage universel masculin [220, 228, 241, 247], ensuite par l'organisation des partis de masse pour la mobilisation des électorats [64, 201, 242], puis par l'introduction pratiquement générale en Europe (sauf en France toutefois) de la représentation proportionnelle comme incitant les partis politiques à se développer dans toutes les circonscriptions de pays qui s'unifient électoralement, et finalement par l'usage de techniques de campagne fondées sur la communication de masse [242, 243]. En conclusion, D. Caramani observe que la transformation des clivages politiques (de territorial à fonctionnel) a non seulement été le résultat d'une intégration des sociétés auxquelles les systèmes de parti se sont adaptés, mais aussi le produit de l'action des partis eux-mêmes et de leurs comportements compétitifs qui les ont menés à se développer au-delà des frontières territoriales d'origine des uns et des autres [208, p. 289-300]. Les partis, dans leur recherche du soutien populaire, se sont développés sur tout le territoire national. Au niveau territorial – comme plus tard au

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niveau idéologique –, ils tendaient à couvrir le plus d'espace possible. Ils étaient des partis catch allover avant de devenir, sous nos yeux, des partis catch all.

Les mœurs électorales: « Moment d'effervescence collective », l'élection est souvent le miroir de la nation, elle offre à la société un reflet d'elle-même à peine biaisé par le choix du mode de scrutin. Organisé par l'État qui contrôle le calendrier électoral et convoque les électeurs, le vote « capte » (l'expression est empruntée à Benjamin Ginsberg) les citoyens et constitue, de nos jours, le principal rite d'intégration national. « Quel que soit le rôle qu'elles [les élections] jouent dans l'élaboration des décisions, elles légitiment manifestement le pouvoir de l'État, réaffirment le lien intime qui rattache l'individu à la société dans son ensemble et à l'État » [188, p. 91]. Le rituel électoral: Le rituel électoral moderne a créé des espaces et des temporalités qui lui sont propres. Les mairies (mais aussi les écoles publiques) sont des lieux qui, le jour du vote, deviennent spécifiques et cantonnent l'activité électorale dans des sites réservés et marqués symboliquement. À l'inverse d'autres activités sociales enserrées dans les espaces ordinaires de l'activité quotidienne, les opérations électorales requièrent un espace adéquat, marqué, reproductible sur l'ensemble du territoire national. De la même façon, elles opposent au temps quotidien une temporalité construite et spécifique. Aux durées imprécises de nombreuses activités sociales, le

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vote substitue un temps réglé et juridiquement codifié, enfermé dans des limites prévisibles, décompté avec minutie. Aux calendriers de la vie sociale (notamment professionnelle), il oppose un calendrier propre de rendez-vous électoraux dont les dates sont indexées les unes par rapport aux autres. Le choix de la mairie ou de l'école publique comme lieu d'installation des bureaux de vote en France n'est pas étranger à la « situation spéciale » dans laquelle l'électeur se trouve lorsqu'il a franchi le seuil de l'assemblée électorale. Rappelons avec Léon Bourgeois (homme politique de la fin du XIXe siècle) que l'école publique est, « à côté de la mairie, qui est la maison commune des intérêts et des droits, la maison commune des devoirs ». Le fait que, dans de nombreuses communes rurales, la mairie et l'école se confondaient alors dans un même bâtiment placé au centre du village renforce encore l'importance symbolique de l'inscription spatiale du vote. En pénétrant dans l'espace électoral, l'électeur doit prendre connaissance et conscience de ce qui le rapproche des autres citoyens : son appartenance commune à une communauté nationale qui, le même jour, dans des lieux symboliquement identiques sur l'ensemble du territoire national, délègue son pouvoir à des représentants. Aménagé pour la circonstance, l'espace affecté au vote (la salle de vote) doit répondre à certains impératifs symboliques. Il est chargé notamment d'établir des frontières, de tracer des limites, de fixer des attitudes, de matérialiser des valeurs. En somme, de se plier à un idéal de rationalité et de fonctionnalité garant du bon déroulement du rituel électoral [211, 213, 214, 250].

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Vote et forclusion de la violence : Pendant toute la période fondatrice du suffrage universel, les autorités administratives n'auront de cesse de garantir « que l'urne d'où [va] sortir la destinée de la France soit entourée de calme et de respect » (circulaire préfectorale du 7 décembre 1848). Car l'opération du vote est pensée, depuis son origine, comme un substitut efficace aux épisodes de violence collective. Elle tend à opposer à la rhétorique vindicatoire de la force ou de la révolte une autre scénographie : celle d'une adhésion silencieuse et abstraite par laquelle s'établit rituellement le mécanisme politique de la délégation. Cette forclusion de la violence repose en partie sur l'édification d'un espace électoral sacralisé qui oblige le citoyen à certaines formes de « civilité électorale » [214]. En pénétrant dans la salle de vote – lieu essentiel de mise en pratique de sa citoyenneté – l'électeur doit accepter de dissocier l'acte électoral de ses autres activités sociales. Il doit abstraire son comportement politique de son enracinement particulariste et se fondre dans une sorte d'uniformité civique séparant l'appartenance citoyenne et l'appartenance sociale. Pour purement morale que soit cette séparation, elle impose progressivement l'effacement de l'individu concret au profit du citoyen, fraction ordonnée de la souveraineté nationale et être politique présumé capable d'« opiner » de façon autonome. Afin de réaliser cette séparation, le rituel électoral doit être inscrit dans un espace neutralisant les appartenances sociales et favorisant l'isolement de l'acte électoral du tissu des activités sociales quotidiennes. Il s'agit

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d'instaurer une frontière séparant la salle de vote de la vie extérieure, d'instituer, en somme, un dedans et un dehors qui mettent l'acte du vote particulièrement à l'abri des pressions et des violences. La législation électorale se montre particulièrement sourcilleuse sur ce point. La violence n'est-elle pas l'expression la plus antagonique au droit de suffrage ? N'est-elle pas l'affirmation en acte de la volonté de certains de peser sur le destin d'autres ? Et, plus fondamentalement, un mode de domination considéré désormais comme archaïque ? Si, rétrospectivement, la mise en place de tels lieux semble aller de soi, et ce d'autant que le processus de neutralisation s'est étendu progressivement à l'ensemble de l'espace public, il n'en est pas de même tout au long du XIXe siècle [209]. La pratique du scrutin ne reste pas alors sans effet sur ses utilisateurs. Elle heurte, bouleverse, transforme leurs conduites et impose une métamorphose des formes d'expression politique traditionnelles. Les plus violentes sont considérées désormais comme illégitimes parce que contraires à l'idée d'ordre social et politique [250]. Louis Blanc : l'ordre du vote « Dire que le suffrage universel transforme les gouvernants en mandataires du peuple et les force comme tels à servir les besoins et à s'associer aux idées que le mouvement graduel de la civilisation apporte aux sociétés, c'est assez dire que le suffrage universel est un instrument de progrès ; mais il est aussi un instrument d'ordre. Je me trompe, il est l'instrument d'ordre par excellence. (Bravos à gauche.) « Et pourquoi ? Parce que, en faisant de la loi l'œuvre de tous, il l'impose au respect de tous... (nouveaux bravos à gauche) ; parce que, en permettant à chacun de

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poursuivre sans violence le redressement de ses griefs, il désarme la violence... (très bien ! très bien ! à gauche) ; parce qu'il investit le pouvoir émané de lui d'une force morale immense et qui rend toute entreprise factieuse impossible [...] et dispense de recourir à l'emploi de la force matérielle. » (Louis Blanc, ancien quarante-huitard devenu député, « Le suffrage universel. Discours à l'Assemblée nationale, 4 juin 1874 », in Discours politiques (1847-1881), Librairie Germer-Baillière et Cie, 1882, p. 182.) La sagesse civique: L'inscription spatiale de l'acte électoral débouche sur un impératif moral de contrôle de soi, de son corps et de ses passions. De toute évidence, l'électeur est censé apprendre de nouvelles règles de conduite afin de se conformer aux exigences de l'espace ainsi délimité et sacralisé. Il s'agit d'habituer durablement l'électeur à un état de la société politique qui exige une maîtrise supplémentaire de la violence et des émotions extrêmes, qui repose sur une modification de la manière de voir et de s'exprimer politiquement. Il doit dorénavant se plier à un mode d'expression politique fait de décence et de réserve. Le « bon électeur » est censé prendre ses distances à l'égard de ses intérêts particuliers, mais aussi à l'égard de ses pulsions et de ses émotions. Ce qui explique l'attention des élites politiques républicaines du XIXe siècle à l'élévation des seuils de sensibilité à la violence, principalement politique et électorale, à l'accentuation du primat individualiste dans le gouvernement de soi et de ses rapports aux autres [247, 153]. Il s'agit de favoriser à la fois le gouvernement de soi et la soumission volontaire à un gouvernement

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dorénavant élu au suffrage universel. Celui qui décide souverainement, par son vote, du gouvernement doit d'abord savoir se gouverner lui-même dans l'espace électoral, ensuite, à un autre niveau, gouverner sa famille, ses biens, son épargne. Une relation complexe s'instaure ici entre l'acceptation d'être gouverné et la capacité à discipliner ses propres actes et passions. Il s'agit de faire apparaître un type de rationalité qui serait intrinsèque à l'art du gouvernement démocratique : l'autodiscipline des citoyens. L'acte électoral repose ainsi sur une éthique de la responsabilité civique qui amène les citoyens à s'autodiscipliner, à apprendre l'interdépendance, à modérer leur comportement, à limiter leur imprévisibilité, à accepter, d'une certaine façon, leur propre docilité. La salle et le rituel du vote peuvent être, in fine, considérés comme une sorte de laboratoire civique qui impose aux électeurs un renforcement de l'autocontrainte de la vie pulsionnelle et affective en germe dans le processus de civilisation décrit par Norbert Elias [85]. L'acte du vote oblige l'électeur à se plier à une certaine gestuelle de la sacralité et aux séparations qu'instaure la salle du vote. L'électeur doit accepter de faire l'apprentissage d'une autocontrainte, par laquelle l'être social devient un autre (le citoyen) sans cesser, tout à fait, d'être du monde et sans abandonner complètement tous les stigmates de sa condition sociale.

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