Tchekhov - Tete a l'Event

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Anton Tchekhov (Чехов Антон Павлович) 1860 – 1904 TÊTE À L’ÉVENT (Попрыгунья) 1892 Traduction de L. Golschmann et E. Jaubert, parue dans La Revue de Paris, 1898. LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE LITTÉRATURE RUSSE

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Tte l'vent

Anton Tchekhov( )

1860 1904

TTE LVENT

()

1892

Traduction de L. Golschmann et E. Jaubert, parue dans La Revue de Paris, 1898.

TABLE

3I

II7III13IV17V21VI28VII34VIII39

I

Tous les amis et connaissances dOlga Ivanovna taient prsents sa noce.

Regardez-le: nest-ce pas quil y a quelque chose en lui? disait-elle ses amis en leur dsignant son mari dun signe de tte, comme si elle voulait expliquer pourquoi elle pousait un homme simple, que rien jusqualors navait signal ses contemporains.

Son mari, Ossip Stpanovitch Dymov, tait un mdecin qui avait rang de conseiller titulaire. Il exerait les fonctions de sous-directeur dans un hpital, et celles de prosecteur dans un autre. Tous les jours, de neuf heures midi. Ossip recevait des malades sa clinique et les examinait; ensuite il prenait le tramway pour se rendre lautre hpital, o il pratiquait lautopsie des malades qui venaient de mourir. Sa clientle prive tait presque nulle: peine gagnait-il quelque cinq cents roubles par an. Et cest l tout ce que lon pouvait dire de lui.

Cependant les amis dOlga Ivanovna et la jeune femme elle-mme ntaient pas des gens ordinaires. Chacun deux se distinguait par quelque chose de remarquable, chacun avait un nom plus ou moins rpandu et comptait parmi les clbrits ou, sil ntait pas encore clbre, donnait au moins de grandes esprances pour lavenir.

Ctait dabord un tragdien dont le talent norme tait consacr depuis longtemps, un homme intelligent, simple autant que distingu, un excellent diseur, qui enseignait la diction Olga Ivanovna; puis un chanteur de lOpra, un gros homme qui prsageait la jeune fille, si elle voulait travailler, si elle avait assez dnergie, une belle carrire de cantatrice. Puis toute une pliade juvnile de peintres et, sa tte, Riabovsky, la fois paysagiste, animalier et genriste, un jeune homme blond de vingt-cinq ans, trs beau: Riabovsky obtenait toujours beaucoup de succs aux expositions, et son dernier tableau venait de se vendre cinq cents roubles; il corrigeait les esquisses dOlga et rptait volontiers quavec le temps il en sortirait peut-tre quelque chose. Puis un violoncelliste, qui faisait pleurer son instrument, et qui dclarait tout net que, parmi toutes ses amies, Olga seule savait laccompagner; un crivain, tout jeune, mais dj connu, qui signait des nouvelles, des romans et des pices. Qui encore? Un gentilhomme, Vassili Vassilivitch, un vrai gentilhomme russe, amateur passionn dillustrations et de vignettes, avec un got particulier pour le style archaque, pour les vieilles lgendes, les chansons dautrefois; sur une feuille de papier, sur une assiette noircie la fume, il savait improviser des merveilles.

Parmi cette cohue de libres artistes, plus ou moins gts par la fortune, et qui songeaient lexistence des mdecins seulement lorsquils taient malades, Ossip faisait leffet dun tranger, dun inconnu et il semblait tout petit, bien quil ft grand et carr des paules. Il avait lair de porter un habit qui ne lui appartenait pas, et sa barbiche rappelait celle dun commis-voyageur. Cependant, sil avait eu lavantage dtre peintre ou crivain, on aurait srement trouv que sa barbe le faisait ressembler mile Zola.

Le tragdien affirmait Olga Ivanovna quavec ses cheveux de lin et sa robe de noces elle voquait limage dun jeune et svelte cerisier entirement couvert de fleurs blanches et fraches.

Non, mais, coutez-moi! lui disait la jeune femme en lui prenant le bras. Comment cela sest-il pu faire tout coup? coutez, coutez un peu... Il faut vous dire que mon pre sest trouv, pendant quelque temps, attach au mme hpital que Dymov. Lorsque mon pauvre pre tomba malade, lui, Dymov passa des jours et des nuits son chevet. Pensez donc, quel dvouement!... coutez, Riabovsky! Et vous, mon romancier, approchez donc, cest trs intressant... Quel dvouement, quel intrt sincre!... Moi non plus, je ne dormais pas, je veillais tout le temps mon pre, et alors, bonsoir! voil mon gaillard pris! Mon pauvre Dymov se coiffait pour de bon. La destine a parfois de si bizarres fantaisies!... Eh bien, aprs la mort de mon pre, il vint la maison de temps autre; il me rencontra plusieurs fois dans la rue, et un beau soir, pan! une dclaration... de but en blanc... Je pleurai toute la nuit, et moi-mme je me sentis amoureuse folle... Et me voil sa femme, comme vous le voyez... Nest-ce pas quil a quelque chose de fort, de puissant, quelque chose de lours? En ce moment vous napercevez sa figure que de trois quarts, et puis elle est mal claire; mais quand il se retournera vous allez voir son front. Que direz-vous de ce front-l, Riabovsky?... Dymov, cest de toi que nous parlons! cria-t-elle son mari. Viens donc ici. Tends Riabovsky ta main loyale... Cest bien. Soyez amis.

Dymov tendit la main au jeune peintre en lui disant, avec un sourire bon et naf:

Enchant!... Javais un de mes condisciples luniversit qui sappelait Riabovsky: ce nest pas votre parent?...

II

Ossip avait trente et un ans, Olga vingt-deux. Ils se mirent mener ensemble une existence tout fait charmante. La jeune femme dcora tous les murs du salon avec ses propres tudes et celles dautres artistes, encadres ou sans cadres. Auprs du piano elle disposa, dans un potique ple-mle, des ombrelles chinoises, des chevalets, des poignards, des bustes, des portraits, des chiffons multicolores. Une autre pice fut tapisse dimages populaires; dans un coin Olga mit une faux et un rteau, accrocha dans lautre une faucille et deux chaussures de moujik, et elle eut une salle manger dcore la russe. Pour donner la chambre coucher lapparence dune crypte, elle tendit le plafond et les murs dtoffe sombre: au-dessus du lit elle suspendit une lanterne vnitienne et la porte elle plaa une statue avec une hallebarde la main. Et tout le monde trouva dlicieux le petit chez-soi du jeune mnage.

Chaque jour, en se levant, onze heures, Olga jouait du piano, ou, sil y avait un beau soleil, elle peignait lhuile. Puis, une heure, elle se rendait chez sa couturire. Les Dymov, ntant pas riches, avaient tout juste ce quil fallait pour vivre; Olga devait donc, pour se montrer constamment en toilette frache, imaginer sans cesse avec la couturire de nouveaux artifices; et souvent, dune vieille robe teinte et dun rien tulle, peluche ou dentelle une vraie merveille sortait, quelque chose dexquis, un rve et non pas une robe!

En quittant sa couturire, Olga, dhabitude, allait voir une actrice de ses connaissances, histoire dapprendre les dernires nouvelles thtrales et de se procurer, suivant loccurrence. un billet pour la prochaine premire ou pour une reprsentation bnfice. De l elle courait latelier dun artiste, une exposition de tableaux, ou rendait visite quelque personnage clbre pour linviter ou simplement causer un brin. Et toujours on laccueillait dun air aimable, on lui assurait partout quelle tait charmante, gentille, excessivement sympathique... Ceux quelle appelait illustres et grands la recevaient comme leur gale, et tous, lunanimit, lui prdisaient quavec ses dons, et son got, et son intelligence, elle irait loin si elle savait sastreindre ne pas courir trop de livres la fois. Olga touchait du piano, chantait, peignait lhuile, modelait, jouait dans les comdies de salon, et non point de faon ordinaire, mais avec un vrai talent. Quil sagt darranger des verres de couleur pour une illumination, de simproviser une toilette ou de nouer la cravate lun de ses amis, elle sen acquittait, souriante, avec une grce et un got exquis. Mais o elle se rvlait suprieure, ctait dans sa faon de faire connaissance et de lier amiti avec les personnages illustres. peine avait-on parl de quelquun, Olga savait arriver lui, devenir en un jour son amie et linviter chez elle. Toute relation nouvelle tait pour elle une vraie fte. Elle adorait les hommes la mode, elle en tait fire, elle les voyait en songe chaque nuit, elle en avait comme une soif quelle narrivait jamais dsaltrer... Les uns sen vont, quelle oublie; dautres les remplacent, mais elle sy habitue bien vite, et, ne les trouvant plus son got, elle cherche avidement de nouveaux grands hommes; toujours elle en dcouvre, toujours elle en cherche dautres, sans rpit, sans fin... Pourquoi?

cinq heures elle dnait chez elle avec son mari. La simplicit, le bon sens, la bonhomie dOssip lattendrissaient et la charmaient. tout moment elle slanait de sa place et, lui prenant la tte pleines mains, la couvrait de baisers.

Tu sais, Dymov, lui disait-elle, tu es un homme intelligent, un esprit distingu; seulement, tu as un grave dfaut: tu ne prends aucun intrt lart; tu napprcies pas la musique, ni la peinture.

Je ne les comprends pas, rpliquait-il avec douceur. Toute ma vie je me suis occup de sciences naturelles et de mdecine, et je nai gure eu le temps de mintresser lart.

Mais cest affreux, mon pauvre Dymov!

Pourquoi donc?... Mais tes amis nont aucune ide ni des sciences naturelles ni de la mdecine, et tu ne songes cependant pas leur en vouloir. Chacun son domaine. Je ne gote pas les paysages et les opras, mais je me dis: sil y a des gens fort senss qui vouent leur vie entire ces choses-l, et dautres non moins senss qui les achtent des prix fous, sans doute elles sont ncessaires. Je ne les comprends pas, mais ne pas comprendre nest pas nier.

Laisse-moi serrer ta main loyale.

Aprs le dner, Olga Ivanovna se rendait chez des amis, ou au thtre, ou au concert, et ne rentrait quaprs minuit, Et ainsi tous les jours.

Chaque mercredi, la jeune femme donnait une petite soire. On ny dansait pas, on ny jouait jamais aux cartes: les divertissements artistiques les plus varis faisaient tous les frais de la fte. Le tragdien dclamait, le chanteur de lOpra chantait, les peintres agrmentaient desquisses les albums dOlga, le violoncelliste jouait, et la matresse de maison dessinait, modelait, chantait et accompagnait au piano. Dans les intervalles entre la posie, la musique et le chant, on causait littrature, thtre, peinture. On ne voyait jamais de femmes aux soires dOlga: elle trouvait toutes les femmes, hormis les actrices et sa couturire, ennuyeuses et banales. chaque sonnerie du timbre, la matresse de maison frissonnait et scriait dun air triomphant:

Cest lui!

Il va sans dire que lui tait quelque nouvelle clbrit, invite pour la premire fois. Dymov ntait jamais au salon et personne, parmi les invits, ne songeait son existence. Pourtant, juste au coup de minuit, la porte souvrait, et le matre de la maison apparaissait; en se frottant les mains il disait, avec un sourire naf et doux:

Messieurs, venez prendre quelque chose, je vous prie! Chacun se dirigeait vers la salle manger, o tait dj servi toujours le mme repas: des hutres, un morceau de jambon ou de veau froid, des sardines, du fromage, du caviar, des champignons, de leau-de-vie et deux carafes de vin.

Oh! mon cher matre dhtel! scriait Olga Ivanovna frappant des mains dans un transport de joie; mais tu es tout fait charmant... Messieurs, regardez-moi ce front!... Allons, Dymov, tourne-toi, fais voir ton profil!... Regardez, messieurs: ne dirait-on pas la face dun tigre avec une expression douce et gentille comme celle dun chevreuil!... Oh! mon chri!...

Les convives mangeaient et, en regardant Ossip, ils se disaient en eux-mmes:

Cest vrai, quel charmant garon!

Mais on loubliait bien vite et on recommenait causer musique, littrature, thtre, etc.

Les jeunes poux vivaient heureux, quoique la troisime semaine de leur lune de miel ne se passt point sans quelque tristesse: Dymov, ayant contract son hpital un rsiple de la face, dut rester au lit pendant six jours et faire couper ras ses beaux cheveux noirs. Tout ce temps-l, sa femme demeura auprs de lui, en pleurant amrement; lorsquil se trouva mieux, elle noua un mouchoir blanc sur la tte nue dOssip, et se mit dessiner daprs lui une tude: le Bdouin. Et tous les deux taient contents et gais. Dymov reprit son service; mais, au bout de quelques jours, un nouvel accident lui survint.

Je nai pas de chance, maman! dclara-t-il table. Jai eu ce matin quatre autopsies faire, et dun coup je me suis coup deux phalanges. Je ne men suis aperu qu la maison.

Olga Ivanovna eut peur. Il sourit, disant, pour la rassurer, que ce ntait rien, et quil lui arrivait souvent de se couper la main en dissquant.

Vois-tu, maman, je mabsorbe tel point dans mon travail que jen deviens distrait.

La jeune femme attendait avec une relle angoisse les symptmes dune contagion cadavrique, et chaque nuit elle priait Dieu; mais rien ne se dclara. Et leur vie se remit couler paisible, sans chagrin ni douleur. Beau tait le prsent et, pour le remplacer, le printemps sapprochait souriant de loin et promettant mille joies nouvelles. Un bonheur sans fin! Pour les mois davril, de mai, de juin, villgiature quelque part, loin de la ville, en pleine campagne, promenades, parties de pche, tudes, trilles de rossignols; puis, de juillet jusqu lautomne, une excursion le long du Volga, organise par les peintres et laquelle devait prendre part la jeune femme, membre inamovible de la Socit. Dj Olga stait confectionn deux costumes en toile crue et procur des couleurs, des pinceaux, de la toile et une palette neuve. Presque tous les jours, son ami Riabovsky venait voir si elle avait accompli des progrs en peinture. Lorsquelle montrait au jeune homme sa dernire esquisse, il fourrait ses mains dans ses poches profondes, serrait fortement les lvres et disait en se gonflant:

Cest a... Mais pourquoi votre nuage crie-t-il? la faon dont vous lclairez ne rappelle pas le soir... Le premier plan est demi bcl, voyez-vous, et puis... ce nest pas a... Comprenez-vous?... Et votre chaumire, l, est tout fait crase, elle ma lair de pousser des cris plaintifs... Ce coin-ci devrait encore tre plus sombre... En somme, ce nest pas trop mal... japprouve.

Et, moins sa manire de parler semblait comprhensible, plus Olga Ivanovna le comprenait.

III

Le lundi de la Pentecte, aprs dner, Dymov, avec des petits gteaux et quelques botes de conserves quil venait dacheter, sen fut rejoindre sa femme la campagne.

Il ne lavait pas vue depuis quinze jours et il commenait languir. Pendant le trajet en chemin de fer, puis en cherchant la maisonnette au milieu du bois, il sentait la faim et la fatigue; dj il simaginait avec dlices quelle joie il allait avoir souper en tte tte avec sa femme et se coucher ensuite. Et il jetait par intervalles un joyeux coup dil sur le paquet: du caviar, du fromage et du saumon.

Lorsquil eut enfin trouv la maisonnette, le soleil allait dj disparatre. La vieille bonne dclara que madame tait sortie et quelle rentrerait bientt sans doute. Le logis, dun extrieur peu agrable, se composait uniquement de trois pices au plafond bas, aux murs tapisss de papier blanc, au parquet ingal et crevass. Dans lune de ces pices tait plac un lit; dans lautre, ple-mle, tranaient sur toutes les chaises et sur les fentres, des toiles, des pinceaux, plusieurs pardessus et chapeaux dhommes; dans la dernire. Dymov trouva trois hommes inconnus, deux bruns avec de petites barbiches, un autre gros et ras, un acteur videmment. Le samovar bouillait sur la table.

Vous dsirez?... demanda lacteur avec une voix de basse en examinant Dymov dun air peu aimable. Cest Olga Ivanovna que vous demandez voir? Attendez un moment, elle va revenir tout lheure.

Dymov prit une chaise et attendit. Lun des hommes bruns se versa une tasse de th, puis, laissant tomber sur Ossip un regard endormi, lui demanda:

Vous prendriez du th peut-tre?...

Dymov avait faim et soif, mais, pour ne point se gter lapptit, il refusa. Bientt rsonnrent des pas, un rire bien connus; la porte souvrit avec bruit et Olga Ivanovna, coiffe dun chapeau larges bords, une bote la main, slana dans la pice. Tout de suite aprs elle entra, gai, le visage radieux, Riabovsky avec un pliant et un large parasol.

Dymov! scria la jeune femme, dont la physionomie sillumina de joie, Dymov! rpta-t-elle en appuyant sa tte et ses mains contre la poitrine de son mari. Cest toi! Pourquoi demeures-tu si longtemps sans venir? Pourquoi? pourquoi?...

Mais quand veux-tu que je vienne, maman? Je suis toujours pris, et aux heures o je suis libre, il ny a justement pas de train.

Que je suis heureuse de te voir! Toute la nuit jai rv de toi, et javais peur que tu ne tombes malade. Ah! si tu savais comme tu es gentil et comme tu es venu propos! Tu vas tre mon sauveur! Toi seul peux me sauver!... On clbre ici, demain, une noce fort originale, reprit-elle en arrangeant la cravate de son mari. Le futur est un jeune tlgraphiste, un certain Tchikildev; un beau jeune homme, point sot, et puis, tu sais, il a dans sa figure quelque chose de fort, quelque chose de lours... On pourrait le faire poser pour un jeune Vargue. Ici tout le monde sintresse lui. et nous autres, habitants de ces parages, nous lui avons tous promis dassister sa noce, en chur. Cest un jeune homme pauvre, sans famille, et cela serait vraiment un pch de lui refuser quelque sympathie. Figure-toi! demain, aprs la messe, le mariage, puis tout le monde se rend pied au logis de la marie... Tu vois cela dici: le bois, le chant des oiseaux, le soleil jouant sur lherbe, et nous tous formant des taches barioles sur le fond vert, cela sera trs, trs original, tout fait dans le got des impressionnistes franais... Mais que mettrai-je pour aller lglise, mon pauvre Dymov? poursuivit-elle avec une moue larmoyante. Je nai rien ici, absolument rien. Pas de robe, ni fleurs, ni gants, rien!... Tu me sauveras. Si tu es venu, cest que le sort lui-mme ta dsign pour me tirer daffaire... Tiens, mon chri, voici les clefs; tu vas retourner la maison et tu chercheras dans mon antichambre ma robe rose. Tu la connais, cest la premire qui se trouve accroche... Puis, dans cette mme pice, sur le parquet, dans un coin, tu verras deux cartons blancs; tu ouvriras celui qui est dessus, et tu verras dabord du tulle, et encore du tulle, et toute espce de petits chiffons; mais en bas. tout au fond, il y a des fleurs. Tu les prendras avec prcaution; seulement vite de les froisser, je choisirai moi-mme... Et tu machteras des gants.

Cest bien, rpondit Ossip. Je partirai demain et tenverrai le tout.

Comment, demain?... se rcria Olga Ivanovna, et elle regarda son mari avec surprise. Mais demain, comment arriveras-tu? Le premier train part neuf heures et le mariage est clbr onze!... Non, mon ami, cest aujourdhui quil faut partir, aujourdhui mme! Si tu ne peux revenir demain, tu menverras le tout par un commissionnaire... Eh bien, va... Tout lheure le train doit passer... Tche de ne pas le manquer, mon me.

Bon!...

Oh! comme je regrette fort de te voir ainsi partir! soupira Olga Ivanovna; et des larmes lui vinrent aux yeux Et faut-il que je sois bte pour avoir donn ma parole au tlgraphiste!

Dymov but rapidement un verre de th, prit un craquelin et, toujours souriant de son doux sourire, il sen revint la gare. Quant au caviar, au fromage et au saumon, les deux hommes bruns et lacteur les dvorrent consciencieusement.

IV

Par une douce nuit de juillet, au clair de lune, Olga Ivanovna, sur le pont dun bateau, contemplait tour tour le fleuve et ses deux bords. Auprs delle se tenait Riabovsky, et le jeune homme lui disait que toutes les ombres noires, l, sur leau mobile, ntaient point des ombres, mais un rve, un songe; que devant cette eau magique et chatoyante, ce firmament infini, ces rives mlancoliques, rappelant toute la vanit de la vie humaine et en mme temps lexistence dun monde suprieur, dune allgresse ternelle, il serait bon de soublier, de seffacer, de ntre plus quun souvenir. Le pass a dj pass, il nintresse donc plus gure; lavenir nest quun mot sans la moindre signification; et cette nuit merveilleuse, peut-tre la seule belle nuit de la vie, bientt va finir elle-mme, sombrer jamais... Pourquoi vivre, alors?

Olga Ivanovna coute la voix de Riabovsky, coute le silence de la nuit, et pense quelle est immortelle, que jamais elle ne cessera de vivre. Cette eau bleue dun bleu de turquoise, quelle na jamais vue auparavant, ces rivages de songe, ces flottantes ombres noires, cette joie inexplicable qui lui remplit le cur, tout lui dit quelle est une grande artiste et que l-bas... loin, par del ce beau clair de lune, dans lespace illimit, lattendent le succs, la gloire, les acclamations dun peuple... Olga na qu regarder quelques minutes, les yeux fixes, dans linfini lointain, pour voir une foule norme, des lumires, pour entendre une musique solennelle, les cris denthousiasme... elle-mme est en robe blanche, et des fleurs, des fleurs encore pleuvent sur elle de tous les cts... Et la jeune femme songe aussi que prs delle, tout prs, appuy contre le bord du bateau, se tient un homme vraiment grand, un gnie, un de ceux qui sont lus par Dieu lui-mme... Ce quil a cr jusquici est beau, neuf, original, ce quun jour il crera, lorsque avec lge son talent acquerra toute son ampleur, sera extraordinaire, immense: on le devine sa physionomie, sa manire dexprimer ses penses, de considrer la nature. Il parle des ombres, des nuances nocturnes, des clarts lunaires, dans une langue spciale, bien lui, de sorte que lauditeur se laisse, malgr soi, charmer par ce matre de la nature. Lui-mme est beau, fort, original, et sa vie, si indpendante et si libre, si trangre toute vulgarit, ressemble celle dun oiseau.

Il commence faire un peu frais, dit la jeune femme. Et un frisson la secoua. Riabovsky lenveloppa dun manteau et murmura tristement:

Je me sens tout entier en votre pouvoir. Je suis votre esclave. Pourquoi tes-vous si ensorcelante aujourdhui?

Il ne dtachait point ses yeux dOlga, et ces yeux semblaient terribles, et elle avait peur de le regarder.

Je vous aime follement, lui disait-il, les lvres tout prs de sa joue. Un mot de vous, et je ne vivrai plus... jabandonnerai lart, soupirait-il, extraordinairement mu. Aimez-moi, aimez-moi...

Ne me parlez pas ainsi, rpondit la jeune femme en fermant les yeux; jai peur. Et Dymov?

Quel Dymov? Pourquoi Dymov? Que mimporte un Dymov?... Le Volga, la beaut, mon amour, mon bonheur, cela seul existe, et non pas Dymov... Oh! mais je ne sais plus rien... Je ne veux rien savoir du pass... donnez-moi seulement le prsent.

Le cur dOlga battit plus fort. Elle voulut songer son mari; mais tout son mariage, Dymov, leurs petites soires, tout lui semblait si infime, si nul et inutile, et puis si loin, si loin!... Quest-ce que ce Dymov, en effet? Pourquoi Dymov? Que lui importe ce Dymov? Est-il vraiment certain quil existe dans la nature, et nest-ce pas un songe?...

Lui, cet homme simple et si terre terre, doit sestimer dj heureux du bonheur quil a reu, raisonnait-elle en cachant son visage de ses mains. Que lon maccuse l-bas, que lon me condamne, peu mimporte... Moi, en dpit du monde, je me perdrai tout lheure, oui, je me perdrai, comme cela, brusquement... Il faut goter tout dans la vie... Mon Dieu, que cest pnible et que cest dlicieux!...

Eh bien?... quoi?... balbutiait lartiste, en lentourant de son bras et couvrant de baisers les mains dont elle, mollement, repoussait son treinte. Tu maimes?... Oui?... oui?... Oh! quelle nuit! quelle adorable nuit!...

Oui, quelle belle nuit! fit-elle.

Maintenant, elle regardait le jeune homme bien en face, dans ses yeux o brillaient des larmes; puis, ayant jet un coup dil autour delle, Olga ltreignit fortement et le baisa sur la bouche...

Tout lheure nous serons Kinechma! dit quelquun tout haut lautre bout du pont.

Un bruit de pas lourds. Ctait le garon du restaurant qui passait.

coutez, lui dit la jeune femme qui riait et pleurait la fois de bonheur, voulez-vous nous servir souper?

Le peintre, ple dmoi, se laissa tomber sur un banc, jeta sur Olga Ivanovna un regard plein de reconnaissance et dadoration, puis, fermant les veux, il dit avec un sourire langoureux:

Je suis las.

Et il appuya sa tte contre le bord du bateau.

V

Le 2 septembre fut une journe douce et tranquille. mais un peu voile. Dans la matine, le Volga, devant la maison, se couvrit dun brouillard lger et neuf heures une pluie fine commena, qui sembla interminable.

Au petit djeuner, Riabovsky dclarait Olga Ivanovna que la peinture est le plus fastidieux et le plus ingrat des arts, que lui, Riabovsky, ntait pas un artiste, que des idiots seuls pouvaient lui trouver quelque talent; tout coup, il saisit un couteau et lacra la meilleure de ses tudes. Aprs le th, il demeurait la fentre et, sombre comme la nuit, il contemplait le Volga. Le fleuve navait plus son clat de nagure; la surface en tait maintenant terne, mate et froide. Tout, dans les alentours, annonait lapproche du triste et fastidieux automne. On et dit que la nature, comme une bonne mnagre, avait enlev au Volga ses beaux tapis de verdure, et les magnifiques parures de diamants que formaient, rflchis dans ses flots, les rayons lumineux du soleil et ses lointains bleus et transparents, tout ce que le fleuve talait de grce et de splendeur, pour lenfermer jusquau printemps prochain; et les corbeaux qui volaient au-dessus du Volga semblaient le taquiner en criant:

Te voil nu! Te voil nu!

Riabovsky coutait leurs croassements et songeait que lui-mme, dj us, avait perdu son talent, que tout au monde tait relatif, conventionnel, stupide par surcrot, et quil avait eu bien tort de se lier avec cette femme... Bref, il tait ce jour-l dune humeur excrable et sennuyait prodigieusement.

Olga Ivanovna se tenait assise au bord de son lit, dans lalcve, et caressant de ses doigts ses beaux cheveux de lin, elle se transportait par la pense dans son petit salon, dans sa chambre coucher, dans le cabinet de son mari; elle se voyait tour tour au thtre, chez sa couturire et ses illustres amis. Que faisaient-ils cette heure? Songeaient-ils elle? La saison avait dj commenc; il serait grand temps pour elle de songer ses petites soires artistiques. Et Dymov? Le cher homme! Avec quelle douceur, quelle navet enfantine il se plaignait de son absence et la rappelait vers lui dans ses lettres! Ossip, tous les mois, lui envoyait soixante-quinze roubles, et, apprenant dOlga Ivanovna quelle en avait emprunt cent aux artistes, vite il avait expdi cette somme aussi. Quel homme bon et gnreux! Ce voyage commenait fatiguer Olga Ivanovna; elle sennuyait, voulait quitter au plus tt ces moujiks, ce relent dhumidit qui la poursuivait, chapper cette sensation pnible de salet physique dont elle souffrait sans rpit, dans les isbas o elle sarrtait, comme dans ses prgrinations de village en village. Si, du moins, Riabovsky navait pas donn ses compagnons sa parole de rester avec eux jusquau 20 septembre, on aurait pu sen retourner le jour mme. Quel bonheur!...

Mon Dieu gmit enfin le jeune homme quand le beau temps va-t-il donc revenir?... Je ne puis cependant pas continuer mon effet de soleil sans un peu de soleil!...

Mais tu as commenc une autre tude, un effet de nuages, lui dit Olga Ivanovna sortant de son alcve. Te rappelles-tu?... avec un bois gauche, un troupeau de vaches et des oies droite... qui tempche de lachever maintenant?

Ah! oui! lachever!... rpliqua le peintre avec une grimace. Vous me croyez donc assez bte pour ne plus savoir ce que jai faire?

Comme tu me traites, mon ami, depuis quelque temps! dit la jeune femme en soupirant.

Eh bien, tant pis!

Le visage dOlga Ivanovna fut secou dun frisson; elle sen alla dans un coin et se mit pleurer.

Allons, bon! Il ne manquait plus que cela, des larmes! Finissez donc! Jai peut-tre mille raisons de pleurer et pourtant je ne pleure pas, moi!

Mille raisons! rpta la jeune femme en sanglotant. La raison la plus grave, cest que vous en avez maintenant assez de moi... Oui, reprit-elle, et ses sanglots redoublrent. Soyons francs, je vois bien que vous rougissez de notre amour. Vous dsireriez le cacher vos camarades, bien que cela soit impossible et quils sachent tout depuis longtemps.

Olga, je ne vous demande quune chose, dit Riabovsky dun ton suppliant et la main sur le cur, rien quune seule chose: ne me tourmentez pas! Cest tout ce que je dsire de vous!

Mais jurez-moi que vous maimez toujours!

Cest une torture! fit le jeune homme entre ses dents, avec un geste dsespr. Je finirai par me jeter leau ou perdre la raison. Laissez-moi donc tranquille!

Eh bien, tuez-moi, alors! cria Olga Ivanovna. Tuez-moi!

Elle se remit fondre en larmes et se rfugia dans lalcve. Les gouttes de pluie crpitaient sur le toit recouvert de chaume. Riabovsky prit sa tte deux mains. arpenta la pice, puis, dun geste rsolu, il mit son chapeau, jeta son fusil sur lpaule et sortit.

Une fois seule, Olga Ivanovna demeura longtemps pleurer. Dabord elle songea comme il serait bon de sempoisonner, pour que Riabovsky la trouvt morte son retour; puis elle se revit mentalement chez elle, dans le salon, ou dans le cabinet de son mari, assise, immobile auprs dOssip, heureuse du calme et de la propret qui lentourait; puis au thtre, coutant Masini dans Cavalleria rusticana. Et de nouveau le regret de la civilisation, de la capitale bruyante et anime, des hommes clbres lui serra le cur. Une bonne femme entra et attisa le pole pour mettre le dner sur le feu. Une odeur cre de brl remplissait la maison, une fume bleutre embuait lair. Les artistes allaient et venaient, tous chausss de bottes boueuses et le visage mouill par laverse; ils regardaient les tudes et se disaient, pour se consoler, que le Volga, mme par ce mauvais temps, avait son charme particulier. La petite pendule accroche au mur ne cessait point de faire tic-tac, tic-tac... Les mouches, prouves dj par le froid, se rassemblaient dans un coin, sous les saintes icones; et lon entendait sous les bancs, dans les portefeuilles bourrs de croquis, les blattes se dmener bruyamment...

Le soir tombait dj, Olga tait seule, quand Riabovsky revint. Il jeta son chapeau sur la table; ple, puis, il s tendit sur un banc, avec ses bottes sales, et ferma les yeux.

Je suis fourbu, dclara-t-il en sefforant de relever les paupires.

Pour lui complaire et pour lui montrer quelle ntait plus fche, Olga Ivanovna sapprocha de Riabovsky, lembrassa doucement sans rien dire et voulut passer un peigne dans ses cheveux blonds afin den rparer le dsordre.

Quest-ce que cest? fit-il en tressaillant comme si quelque chose de froid venait de le toucher. Quest-ce que cest? Laissez-moi tranquille, je vous en prie.

Il carta la jeune femme dun geste et se recula. Elle crut deviner sur la physionomie de lartiste le dpit et le dgot. ce moment, la bonne femme apportait, en marchant avec prcaution, une assiette remplie de soupe aux choux, et Olga remarqua fort bien que les gros doigts de la paysanne trempaient dans le potage. Et cette femme sale, au ventre serr dune ceinture, et ce potage que Riabovsky stait mis manger avidement, et cette bicoque, et toute cette existence, quelle trouvait si belle au dbut cause de sa rustique simplicit, de son dsordre potique, lui semblait maintenant horrible, hideuse. Une rancur soudaine lenvahit:

Il faut nous sparer pour quelque temps, dclara-t-elle sinon, force de nous ennuyer ici, nous finirons par nous brouiller jamais. Jen ai assez. Je pars aujourdhui mme.

Et comment?... cheval sur un bton, ou quoi?

Nous sommes jeudi: le bateau arrive donc neuf heures et demie.

Ah! oui, cest vrai... Eh bien, tu peux, en effet, partir, acquiesa Riabovsky dune voix plus douce, en essuyant sa bouche avec un torchon en guise de serviette. Cest vrai, tu nas rien faire ici qu tennuyer: te retenir serait de lgosme. Pars maintenant; aprs le 20, on se reverra.

Olga se mit faire sa malle, joyeusement, et toute rouge de plaisir. Elle se demandait si vraiment elle pourrait bientt lire dans son petit salon, dormir dans sa chambre coucher, dner une table orne dune nappe blanche... Elle eut soudain le cur soulag; mme elle nen voulait plus au peintre.

Je te laisse mes couleurs et mes pinceaux, mon Riaboucha, lui dit-elle, redevenue cline; sil ten reste, cher, tu me le rendras ensuite. Seulement, ne va pas flner ici en mon absence, travaille bien et ne tennuie pas. Tu es gentil, mon Riaboucha!...

Vers neuf heures du soir, le peintre, aprs lavoir embrasse la maison pour ne pas lembrasser, ce quelle comprit, en prsence des camarades, sur le bateau, reconduisit la jeune femme jusqu lembarcadre. Au bout de quelques minutes, le bateau survint et lemmena. Trois jours aprs, elle rentrait chez elle. Sans prendre le temps denlever son chapeau et sa plerine, elle passa, vivement mue, dans le salon, et de l dans la salle manger. Dymov, sans redingote, le gilet dboutonn, venait de se mettre table, et il affilait son couteau sur la fourchette: devant lui, sur une assiette, une gelinotte rtie. Avant darriver la maison, Olga Ivanovna stait persuade quelle devait tout cacher son mari et quelle aurait assez de courage et dhabilet pour le faire; quand elle vit le franc et bienheureux sourire dOssip, et ses yeux tout brillants de joie, elle sentit que dissimuler une chose pareille cet homme serait aussi lche, aussi rpugnant, et aussi contraire sa nature que de calomnier, de voler ou de tuer; elle prit la rsolution de lui rvler tout. Aprs les premires effusions, elle se mit genoux et se cacha la figure.

Quoi donc? quy a-t-il, maman? fil-il avec tendresse. Tu as eu de lennui, quoi?...

Elle releva son visage, rouge de honte, et le considra dun air coupable et suppliant; mais la peur et la confusion lempchrent de lui confesser la vrit.

Ce nest rien... murmura-t-elle.

Asseyons-nous dabord, lui dit son mari en la relevant et en la faisant asseoir table son ct. L... Mange un peu. Cest que tu dois avoir faim, ma pauvrette!

Elle respirait avidement lair de son chez soi, et savourait la gelinotte, pendant quOssip la couvait dun regard attendri et riait, le cur joyeux.

VI

Vers le milieu de lhiver, Dymov commena visiblement se douter quon le trompait. Comme sil avait un poids sur la conscience, il ne pouvait plus regarder sa femme en face; il navait plus son large sourire joyeux quand il la revoyait, et, pour demeurer le moins possible en tte tte avec elle, souvent il amenait dner un de ses collgues, Korostelev: un petit bonhomme la figure un peu chiffonne, aux cheveux ras, si timide quen parlant Olga Ivanovna il dboutonnait chaque fois son veston, puis le reboutonnait, et finalement tortillait sa moustache droite. peine attabls, nos deux mdecins causaient de phnomnes trs intressants: ils disaient que, dans les cas o le diaphragme se relve trs haut, les palpitations du cur sont redouter, ou que, dans ces derniers temps, on avait souvent loccasion dobserver des polynvrites; ou bien Dymov racontait que, la veille, en pratiquant lautopsie dun sujet dont le diagnostic portait anmie pernicieuse, il avait constat un cancer du pancras. Et il semblait que les deux hommes parlaient mdecine seulement pour donner Olga Ivanovna le moyen de se taire, cest--dire de ne point mentir. Aprs le dner, Korostelev sinstallait au piano, et Dymov lui disait en poussant un soupir:

Eh bien! mon ami, joue-moi quelque chose de bien triste.

Relevant les paules, cartant largement ses doigts, Korostelev essayait le clavier, puis commenait chanter avec une voix de tnor:

Je voudrais voir un coin sur la terre

O le paysan russe ne gmisse pas.Alors Dymov soupirait de nouveau, appuyait sa tte contre son poing et devenait soucieux.

Cest que, depuis quelque temps, Olga Ivanovna se conduisait de la manire la plus imprudente. Chaque matin, elle se rveillait dune humeur excrable, avec ide quelle naimait plus Riabovsky, et que tout, grce Dieu, tait bien fini. Mais aprs avoir bu son caf, la jeune femme commenait raisonner; alors elle se disait que Riabovsky lui avait cot son mari et quainsi elle tait maintenant prive tout la fois et de son mari et de Riabovsky. Puis elle se rappelait ce que ses amis disaient du nouveau tableau que Riabovsky prparait pour lExposition: quelque chose dextraordinaire, moiti genre, moiti paysage, qui provoquerait lenthousiasme de tous les visiteurs; elle songeait que ce chef-duvre, elle en tait linspiratrice, et que son influence avait grandement dvelopp le talent de Riabovsky. Or cette influence tait si favorable, si capitale, que lartiste serait tout simplement un homme perdu si Olga labandonnait maintenant. Elle se rappelait aussi comment, la dernire fois, il tait venu la voir avec une cravate frache et une jaquette neuve, gris mouchet, comment il avait demand sa matresse, dun air langoureux: Suis-je beau? Et, en effet, avec ses jolies boucles blondes et ses yeux bleus, il tait fort lgant et vraiment beau, ou peut-tre lui avait-il seulement sembl tel; et il stait montr fort aimable.

Aprs avoir ainsi rappel ses souvenirs et rflchi un peu. Olga Ivanovna soccupait de sa toilette, puis, trs mue, elle se dirigeait vers latelier de Riabovsky. Elle trouvait le peintre joyeux, ravi de son tableau, qui tait vraiment dune belle venue; il sautait, il faisait mille folies et rpondait par des calembredaines aux questions les plus srieuses. Olga Ivanovna tait jalouse du tableau, quelle hassait, mais, par gard pour son ami, elle demeurait devant cette uvre cinq minutes sans rien dire, puis elle soupirait comme on soupire la vue dune chose sainte:

Franchement, tu nas rien cr de pareil encore. Tu sais, mon ami, cela fait mme peur.

Aprs quoi, elle suppliait Riabovsky de laimer toujours, de ne jamais la dlaisser, davoir piti pour elle, si misrable, si abandonne. Elle pleurait, embrassait les mains de Riabovsky, lui rptait: Jure-moi que tu maimes! lui dmontrait que sans linfluence de sa matresse il serait un homme perdu. Enfin, ayant chass la bonne humeur de lartiste, et quelque peu humilie elle-mme, Olga sen allait chez sa couturire ou chez une actrice de ses amies pour chercher un billet de thtre.

Quand, par hasard, elle ne trouvait pas Riabovsky dans son atelier, la jeune femme laissait un petit mot pour lui jurer quelle sempoisonnerait sil ne venait pas la voir le jour mme. Pris de peur, il accourait, demeurait dner. Sans le moindre gard pour la prsence du mari, lartiste criblait dimpertinences Olga Ivanovna qui lui rendait la monnaie de sa pice. Tous les deux sentaient quils se gnaient lun lautre, quils taient lun pour lautre lennemi, le tyran: ils sen montraient furieux et, dans leur colre, ils ne sapercevaient pas quils dpassaient les bornes et que le petit Korostelev lui-mme comprenait tout. Aprs le dner, Riabovsky sempressait de prendre cong.

O allez-vous? lui demandait la jeune femme dans le vestibule, avec un regard presque haineux.

Grimaant et clignant des yeux, il nommait une dame de leur connaissance, et on voyait bien que ctait pour se moquer delle et pour la contrarier. Olga se retirait dans sa chambre coucher, se jetait sur son lit; excite par sa fureur jalouse, elle mordait son oreiller, puis finissait par clater en sanglots. Dymov laissait Korostelev au salon et, confus, perdant la tte lui-mme, il arrivait dans la chambre de sa femme et lui disait avec douceur:

Voyons, maman, ne pleure pas si haut... quoi bon? Il vaut mieux se taire de ces choses-l... Il ne faut pas laisser voir aux autres... Ce qui est fait ne peut plus se dfaire...

Ne sachant plus comment calmer sa rage, qui lui donnait mme la migraine, et croyant que tout ntait pas encore perdu, elle se dbarbouillait, poudrait son visage, rouge davoir pleur, puis courait chez la dame en question. Ny trouvant point Riabovsky, elle courait chez une autre, puis chez une autre encore... Au dbut, elle tait honteuse daller ainsi de porte en porte; mais elle ne tarda point sy habituer, si bien quil lui arrivait souvent de faire ainsi le tour de ses amies dans une seule soire, afin de surprendre son amant, et tout le monde sen apercevait.

Une fois, elle dit au jeune homme en parlant de son mari:

Cet homme-l mcrase de sa gnrosit!

Cette phrase lui plut tellement elle-mme, que, voyant les artistes au courant de la situation, elle ne manquait jamais de leur dire, propos dOssip, avec un geste convaincu:

Voil un homme dont la gnrosit mcrase!

Dailleurs, Olga navait rien chang son train de maison. Tous les mercredis, comme lanne prcdente, elle donnait des soires artistiques. Le tragdien dclamait, les peintres dessinaient, le violoncelliste jouait, le chanteur chantait; juste au coup de minuit, la porte menant la salle manger souvrait, et Dymov annonait avec son bon sourire habituel:

Messieurs, venez prendre quelque chose, je vous prie!

Comme lanne prcdente, Olga Ivanovna se tenait toujours lafft des grands hommes, toujours elle en dcouvrait, sen lassait, en cherchait de nouveaux. Comme lanne prcdente, elle rentrait fort tard; seulement, cette anne, elle ne trouvait plus son mari au lit; Dymov restait chaque soir dans son cabinet, o il semblait occup quelque travail. Il se couchait vers trois heures du matin, et huit heures il tait debout.

Une fois, comme Olga shabillait devant sa glace pour aller au thtre, Ossip entra dans la pice en habit et en cravate blanche. Il souriait de son bon sourire doux et regardait sa femme bien en face comme autrefois. Son visage tait radieux.

Je viens de soutenir ma thse dagrgation, dclara-t-il en sasseyant et en se frottant le genou.

Eh bien, as-tu pass?

Ah, oui! rpliqua-t-il, riant et tendant le cou pour voir dans la glace la figure de sa femme, qui avait continu de lui tourner le dos et darranger sa coiffure. Ah, mais oui! rpta Dymov. Et sais-tu? il est fort possible que lon moffre la chaire de pathologie gnrale. Il y a quelque chose comme cela dans lair.

On voyait, sa physionomie heureuse et rayonnante, que, si Olga et bien voulu partager avec lui son triomphe, sa joie, Ossip lui aurait tout pardonn, le prsent et lavenir, il aurait oubli tout. Mais elle ne comprenait pas ce que ctait que lagrgation et la pathologie gnrale; de plus, elle craignait de se mettre un peu en retard pour le thtre: cest pourquoi elle ne dit rien.

Dymov resta l deux minutes; puis il se leva et sortit en souriant dun air coupable...

VII

Ce fut une journe dangoisse.

Dymov souffrait dune atroce douleur la tte. Le matin, il navait pu ni prendre son th ni se rendre son hpital; il demeurait tout le temps allong sur le divan turc, dans son cabinet. une heure, Olga Ivanovna sen fut, comme dhabitude, chez Riabovsky, afin de lui montrer son tude: Nature morte, et de lui demander pourquoi il ntait pas venu la veille. Elle-mme trouvait que son tude ne valait rien; elle ne lavait faite quafin davoir un prtexte de plus pour aller voir le peintre.

Elle entra chez lui sans avoir sonn. Dans le vestibule, en tant ses caoutchoucs, elle crut our un lger bruit, comme le froufrou dune jupe, qui venait de latelier. Elle sempressa de jeter un regard lintrieur; mais elle ne vit que le bas dune robe, apparu un moment et disparu bien vite derrire le grand tableau sur chevalet entirement voil dun rideau noir. Il ny avait plus aucun doute: ctait une femme qui se cachait. Combien de fois Olga elle-mme avait trouv un refuge derrire ce tableau! Riabovsky, visiblement troubl, eut lair trs tonn de cette visite; il tendit les deux mains Olga et, avec un sourire forc, lui dit:

Ah! cest vous! charm de vous voir. Quannoncez-vous de bon?

Les yeux de la jeune femme se remplirent de larmes. Elle avait honte, elle souffrait horriblement, et jamais, pour rien au monde, elle ne se ft dcide parler en prsence dune femme trangre, dune rivale, qui, ce moment, derrire le tableau, devait se moquer delle.

Je vous apporte une tude, murmura-t-elle timidement, dune voix peine perceptible, et ses lvres tremblrent: Nature morte.

Ah! une tude?

Lartiste prit ltude; puis, tout en lexaminant, il passa, comme sans le faire exprs, dans la pice voisine. Olga le suivait dun air soumis.

Nature morte... de la meilleure sorte, fredonnait le peintre en samusant chercher des rimes, voil ce que japporte...

Dans latelier, des pas glissrent, puis le froufrou dune robe. Donc, elle tait partie. Olga eut envie de crier, dinjurier le peintre, de lui jeter quelque chose de lourd la tte; mais elle ne voyait plus rien travers ses larmes, elle tait littralement crase par la honte, elle prouvait un sentiment bizarre, comme si elle ntait plus Olga Ivanovna, mais une pauvre petite mouche...

Que je suis fatigu! dit Riabovsky de son air langoureux, en regardant ltude et en secouant la tte comme pour lutter contre le sommeil. Cest gentil, certes, mais voil: aujourdhui, hier, lanne dernire, cest toujours la mme tude, et dans un mois, ce sera la mme tude encore... Comment ne vous en lassez-vous point? Moi, si jtais votre place, jaurais depuis longtemps renonc la peinture et je me serais occup srieusement de musique ou dautre chose... puisque vous tes plutt musicienne que peintre... Ah! mais je suis joliment fatigu, moi!... Je vais dire quon nous serve du th... nest-ce pas?

Il quitta la pice et Olga lentendit qui donnait un ordre son domestique. Pour ne pas lui dire adieu, pour viter une explication, mais surtout pour ne point fondre en larmes, vivement, avant que Riabovsky ft revenu, elle courut au vestibule, remit ses caoutchoucs et slana au dehors.

Une fois dans la rue, Olga respira librement et soudain elle sentit quelle tait pour jamais dbarrasse de ce Riabovsky et de la peinture, et de cette honte qui lavait si fort oppresse dans latelier. Ctait fini.

Elle sen fut chez sa couturire, puis chez Barnay, arriv de la veille Saint-Ptersbourg, puis dans un magasin de musique; tout le temps, elle se disait quelle crirait Riabovsky une lettre froide, cinglante, hautaine; et elle se reprsentait le bonheur quelle goterait faire, au printemps ou lt prochain, un voyage en Crime avec Dymov: l elle se dgagerait dfinitivement du pass, l elle commencerait une existence nouvelle...

Rentre chez elle, une heure avance de la soire, elle courut au salon, sans changer de toilette, et se mit rdiger aussitt sa lettre son amant. Ah! il avait prtendu quelle ntait pas du tout peintre! Eh bien, elle crirait cet homme quil peignait tous les ans la mme chose et disait tous les jours la mme chose, quil pitinait sur place, que jamais il ne slverait plus haut... Elle voulait aussi lui crire quil devait beaucoup son influence elle, et que si en ce moment il agissait dune manire dloyale, ctait que cette influence tait paralyse par des personnes quivoques dans le genre de celle qui se dissimulait derrire le rideau...

Maman! appela Dymov de son cabinet, sans ouvrir la porte. Maman!

Quest-ce quil y a?

Nentre pas, maman; approche-toi seulement de la porte. coute... Avant-hier jai attrap la diphtrie lhpital, et maintenant... je ne suis pas bien. Il faut que tu envoies tout de suite chercher Korostelev...

Olga nommait toujours son mari par son nom de famille comme tous les hommes de ses amis; son petit nom, Ossip, ne lui plaisait pas, premirement parce quil rappelait lesprit le valet de la fameuse pice de Gogol, et puis elle trouvait ce prnom par trop banal. Mais, cette heure, elle scria:

Ossip, quoi donc?... cest impossible!

Envoie chercher, vite!... Je me sens mal! fit Dymov derrire la porte.

On lentendit retourner son divan et se coucher.

Vite! rpta une fois encore sa voix enroue.

Mais alors, quest-ce donc? pensa Olga terrifie. Mais cest dangereux!...

Sans bien savoir pourquoi, elle prit la bougie et passa dans sa chambre coucher; l, comme elle se demandait ce quelle avait faire, elle se vit tout coup dans la glace. Avec son visage ple, effray, dans sa jaquette larges manches, son gilet volants jaunes et sa jupe raye, elle se trouva laide, rpugnante cette heure. Soudain une piti douloureuse la prit de ce Dymov, de son amour infini pour elle, et mme de ce lit abandonn, o il ne couchait plus depuis longtemps; elle se ressouvint tout coup de son sourire bon et rsign. Elle se mit pleurer amrement, puis crivit Korostelev une lettre suppliante. Il tait deux heures du matin.

VIII

Le lendemain, huit heures, quand Olga Ivanovna sortit de sa chambre, la tte lourde, mal coiffe, lair coupable, le visage fatigu par linsomnie, elle vit passer devant elle un monsieur barbe noire, sans doute un mdecin. Lodeur exhale des mdicaments flottait par la maison. Au seuil du cabinet se tenait Korostelev, tiraillant sa moustache.

Pardon, je ne vous laisserai pas entrer chez lui, dit-il Olga dun air sombre. Cest contagieux. Et puis cela serait inutile: il est en dlire.

Cest donc la vritable diphtrie quil a? demanda doucement la jeune femme.

Ceux qui sexposent volontairement au pril, on devrait les poursuivre en justice, au fond, murmura Korostelev sans rpondre la question dOlga. Savez-vous comment il a pris la maladie? Cest mardi quil a, au moyen dune canule, aspir les pellicules diphtriques dun jeune malade. Et pourquoi?... Cest absurde... Comme cela, sans raison...

Est-ce dangereux? trs dangereux? interrogea Olga.

Oui, lon dit que cest une forme trs complexe. Il faudrait faire venir Chrec...

Dans la journe vinrent un petit monsieur roux, avec un accent juif, puis un grand bouriff qui avait lair dun archidiacre, puis un autre encore, tout jeune, trs gros, le visage rouge, avec des lunettes. Ctaient les docteurs qui se relayaient auprs de leur collgue. Korostelev, aprs ses heures de garde, ne sen allait pas et rdait comme une ombre dans toute la maison. La bonne servait le th aux mdecins et courait constamment chez le pharmacien. Il ny avait personne pour faire lappartement. Un silence morne pesait.

Olga demeurait dans sa chambre coucher; elle pensait que Dieu la punissait pour avoir tromp son mari. Un tre silencieux, rsign, incompris, faible par douceur, impersonnel par excs de bont, souffrait l-bas, sur le divan, sans profrer une seule plainte. Mais sil parlait, ft-ce dans le dlire, tous ces docteurs son chevet apprendraient que la diphtrie ntait pas la cause unique de son mal. Ils nauraient qu interroger Korostelev; lui savait tout, et ce nest pas sans raison quil jetait sur la femme de son ami des regards accusateurs: ils semblaient dire, ces regards, quelle tait la vraie coupable; la diphtrie ntait que sa complice. Olga ne se rappelait plus ni le clair de lune sur le Volga, ni la dclaration damour, ni la vie potique dans les isbas des paysans... Elle ne se ressouvenait que dune chose, cest que, par caprice, par fantaisie, elle stait salie dune boue gluante que rien ne pouvait plus effacer...

Oh! comme jai menti! se disait-elle en songeant son amour de nvrose pour le peintre. Oh! maudite que je suis!

quatre heures, elle dna seule en face de Korostelev. Il ne mangeait rien et buvait seulement du vin rouge en gardant son air sombre. Elle ne mangeait pas non plus. Tantt, priant Dieu, elle faisait mentalement le vu daimer Dymov encore, lorsquil serait guri, et de lui tre une pouse fidle dsormais. Tantt, soubliant, elle regardait Korostelev et pensait:

Quel ennui... toute la vie tre un homme ordinaire, inconnu, et, par surcrot de malchance, avoir une figure si chiffonne, des manires si communes!...

Ou bien, il semblait Olga Ivanovna que Dieu allait tout lheure la chtier de navoir pas encore mis une seule fois le pied dans le cabinet de son mari, par sa peur de la contagion... Et une douleur sourde loppressait, la sensation bien nette que sa vie tait perdue, irrparablement...

Aprs le dner, la nuit vint. Olga, traversant le salon, aperut Korostelev endormi sur un canap, la tte contre lun des coussins aux broderies dor. Khy-pphua... ronflait le petit bonhomme, Khy-pphua...

Et les mdecins qui allaient et venaient par la maison ne remarquaient point ce dsordre. Cet insolite spectacle dun tranger qui ronflait au salon, et ces tudes accroches aux murs, et cet arrangement bizarre, jusqu cette matresse de maison dcoiffe, en peignoir, rien nattirait maintenant lattention. Un des mdecins ayant ri par hasard propos de quelque chose, son rire, en un pareil moment, rsonna dune manire si trange que cela fit peur.

Lorsque, un instant plus tard, Olga repassa dans le salon, Korostelev ne dormait plus; il tait maintenant assis et fumait.

Cest la diphtrie de la cavit nasale, fit-il voix basse. Dj... le cur ne fonctionne plus trs bien. Les choses vont mal, au fond...

Envoyez donc chercher Chrec, suggra Olga.

Il est dj venu. Cest lui, justement, qui a dcouvert la nature du mal. Mais, bah! quest-ce que ce Chrec? Rien du tout, au fond. Il sappelle Chrec, et moi je mappelle Korostelev: voil toute la diffrence!

Les heures se tranaient, interminables. Olga stait couche tout habille sur son lit, quon navait pas encore fait, dans une espce de cauchemar. Il semblait la jeune femme que la maison entire, du haut en bas, touffait sous un norme bloc de fer, et quil et suffi de lenlever, ce bloc, pour soulager, ranimer chacun. Elle revint elle et comprit que ce ntait point un bloc de fer, mais la diphtrie dOssip.

Nature morte... apporte... pensait-elle, en soubliant de nouveau... Et Chrec?... Chrec, grec... Et o sont donc en ce moment tous mes amis? Ont-ils vent de notre malheur?... Oh! mon Dieu, sauvez-nous... Venez notre secours!... Chrec, grec...

Encore ce bloc de fer... Et le temps est si long, si long!... Et pourtant la pendule en bas sonnait souvent. Le timbre ne cessait de retentir: ctaient les mdecins qui arrivaient... La bonne entra, portant sur un plateau un verre vide. Elle demanda:

Madame, voulez-vous que je fasse votre lit?

Ne recevant pas de rponse, elle sen fut. De nouveau, la pendule sonnait en bas. Olga rvait dune pluie sur le Volga; puis quelquun vint dans la chambre coucher, un tranger sans doute. Elle sauta vivement du lit et reconnut Korostelev.

Quelle heure est-il? interrogea-t-elle.

Trois heures environ.

Eh bien?...

Eh bien, quoi?... Je suis venu vous dire... il se meurt.

Il fut secou dun sanglot, et, sasseyant sur le lit, prs de la jeune femme, il essuya ses larmes avec sa manche. Elle ne comprit pas tout de suite le vrai sens de ses paroles; mais soudain elle eut froid dans tout le corps et se mit faire lentement le signe de la croix.

Il se meurt! rpta Korostelev dune voix grle; et de nouveau il sanglota. Il se meurt, parce quil sest volontairement sacrifi... Quelle perte pour la science! fit-il avec amertume. Si nous le comparons avec nous tous, Dymov tait vraiment un esprit hors ligne, un grand homme! Que nesprions-nous pas de lui! continua-t-il en se tordant les mains. Oh! mon Dieu, quel savant il serait devenu!... on nen trouvera plus un pareil!... Oh! Dymov, Osska Dymov, quas-tu fait?... Oh! mon Dieu, mon Dieu!...

Korostelev cacha son visage dans ses deux mains et secoua la tte avec dsespoir.

Et quelle force morale! reprit-il comme sacharnant de plus en plus contre quelquun. La belle me, tendre, affectueuse, pure comme une glace transparente... la science il avait sacrifi sa vie entire, et cest pour la science encore quil meurt!... Il travaillait comme un buf, jour et nuit, et personne au monde ne le mnageait; ce jeune savant, ce futur professeur devait courir la clientle et faire des traductions la nuit, afin de paver ces maudits... chiffons!

Korostelev attacha sur Olga des yeux pleins de haine, et saisit de ses deux mains le drap de lit quil tira fortement, comme sil tait la cause du malheur.

Lui-mme ne se mnageait pas et les autres ne le mnageaient pas non plus... Mais quoi bon parler, au fond?...

Oui, ctait vritablement un homme rare! dit quelquun dune voix de basse dans le salon.

Olga Ivanovna se rappela toute sa vie avec Dymov, du premier jusquau dernier jour, dans les moindres dtails; et elle reconnut soudain que ctait vraiment un homme rare, extraordinaire, et, compar tous ceux quelle connaissait, un homme vraiment grand. Puis, elle se ressouvint combien il avait toujours t considr par feu son pre, elle, et par tous ses collgues, elle comprit que tous voyaient en lui une future gloire. Les murs, le plafond, la haute lampe et le tapis, tout ce qui lentourait se mit alors la regarder avec une grimace railleuse, comme pour lui dire:

Et toi, malheureuse! tu las ignor, mconnu!

Elle slana hors de sa chambre en pleurant, passa comme une trombe devant un inconnu assis au salon et courut dans le cabinet de son mari. Ossip tait couch sur le divan turc; une couverture lui cachait le bas du corps. Son visage avait beaucoup chang: maigri tonnamment, il offrait une teinte gris jauntre quon ne voit jamais chez un homme vivant, et ce ntait qu ses noirs sourcils et son doux sourire familier que lon pouvait reconnatre Dymov. Olga Ivanovna, dun mouvement rapide, lui tta la poitrine, le front et les mains. La poitrine tait chaude encore, mais le front et les mains taient dun froid dsagrable. Et les yeux moiti ouverts se fixaient non point sur Olga Ivanovna, mais sur la couverture.

Dymov! cria-t-elle, Dymov!

Elle voulait lui dire que tout cela tait une erreur, un malentendu, que tout ntait pas jamais fini, que la vie pouvait encore tre belle et heureuse, quil tait, lui, un homme extraordinaire et grand, et que dsormais elle passerait le temps le chrir, le vnrer, ressentir en sa prsence une peur auguste...

Dymov! appelait-elle en le secouant par lpaule, et se refusant croire quil ne se rveillerait plus jamais. Dymov!... Voyons, Dymov!...

Et pendant ce temps-l, Korostelev, dans le salon, disait la bonne:

Mais quest-ce que vous avez demander? Allez la premire glise et priez le suisse de vous dire o demeurent les veilleuses. Elles viendront laver le corps et feront tout ce quil faut...

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Texte tabli par la Bibliothque russe et slave; dpos sur le site de la Bibliothque le 17 janvier 2012.

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LA BIBLIOTHQUE RUSSE ET SLAVE

LITTRATURE RUSSE

Nkrassov.

Ludovic Barnay, clbre tragdien allemand.

Diminutif dOssip.

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