Tchaadaiev - Lettres Sur La Philosophie de l'Histoire

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Piotr Tchaadaïev (Чаадаев Пётр Яковлевич) 1794 – 1856 LETTRES SUR LA PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE 1829-1836 Œuvres choisies de Pierre Tchadaïef, publiées pour la première foi par le P. Gagarin, de la compagnie de Jésus , Paris-Leipzig, Librairie A. Franck, 1862. LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE LITTÉRATURE RUSSE

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Lettres

Piotr Tchaadaev( )

1794 1856

LETTRES SUR LA PHILOSOPHIE DE LHISTOIRE

1829-1836

uvres choisies de Pierre Tchadaef, publies pour la premire foi par le P. Gagarin, de la compagnie de Jsus, Paris-Leipzig, Librairie A. Franck, 1862.

TABLE

3PRFACE DE LDITEUR.

LETTRE PREMIRE.8LETTRE DEUXIME.36LETTRE TROISIME.71LETTRE QUATRIME.97

PRFACE DE LDITEUR.

Un concours heureux de circonstances a runi dans mes mains quelques-uns des crits les plus importants de Pierre Tchadaef; je nai pas cru quil me ft permis de garder ce dpt pour moi, et je me fais un devoir de le communiquer au public, et surtout mes compatriotes.

Jai connu et jai aim Tchadaef. En 1833, Munich, le clbre Schelling me parlait de lui comme de lun des hommes les plus remarquables quil et rencontrs. Me trouvant Moscou en 1835, je mempressai de me mettre en rapport avec lui, et je neus pas de peine me convaincre que Schelling ne mavait dit rien de trop. Je pris lhabitude, toutes les fois que les circonstances me ramenaient Moscou, de voir frquemment cet homme minent, et de causer longuement avec lui. Ces relations exercrent sur mon avenir une puissante influence, et jaccomplis un devoir de reconnaissance en proclamant hautement les obligations que je lui ai. Puisse la lecture de ses crits produire sur beaucoup desprits les mmes impressions que ses conversations ont produites sur le mien!

Penseur original et profond, Tchadaef se sparait dune manire bien tranche des hommes et des ides au milieu desquels il a vcu. Dans sa jeunesse, il sest trouv en contact avec le mouvement libral qui a abouti la catastrophe sanglante du 14/26 dcembre 1825. Il partageait les tendances librales des hommes qui ont pris part ce mouvement, il tait daccord avec eux sur lexistence des maux trop rels dont souffrait et souffre encore la Russie; mais il se sparait deux lorsquil sagissait den prciser la cause, et surtout lorsquil sagissait dy apporter un remde. Il ne croyait pas quil fallt chercher la racine du mal dans ltat politique du pays, et il repoussait nergiquement la pense de recourir une rvolution ou un changement violent de gouvernement. Il aurait dit volontiers, avec le comte de Maistre, que les peuples ont tous le gouvernement quils mritent.

Le malheur de la Russie, suivant lui, tait dtre demeure pendant un si long espace de temps trangre la vie intellectuelle et morale de lEurope; et la cause de cet isolement, il la voyait dans le schisme, qui depuis des sicles avait tenu la nation russe spare des autres nations civilises. Cest lglise catholique qui a lev lEurope, cest elle qui la forme, qui lui a donn cette unit si facile reconnatre, malgr les diffrences de nationalits et de constitutions politiques, cet ensemble de principes, de tendances que le protestantisme lui-mme nest pas parvenu dtruire, qui fait que lEurope est toujours une, quelle vit dune vie commune. La racine du mal ainsi mise nu, le remde tait facile trouver; il fallait rentrer dans le concert europen, non par une imitation extrieure et superficielle des rsultats de la civilisation, mais par un retour cette unit, dont le Pape est la personnification la plus haute et la plus sensible.

On comprend ds lors ce qui devait empcher Tchadaef dadopter les ides des Slavophiles, dans la socit desquels il a vcu pendant ses dernires annes.

En effet, les hommes qui ont t dsigns en Russie sous ce nom ne se bornent pas rpudier ce quil y a de factice dans cette imitation de lEurope, dans ces importations trangres par lesquelles Pierre Ier croyait pouvoir faire sortir son pays de son isolement sculaire et de la barbarie qui en avait t la suite; ils condamnent la civilisation mme de lEurope, soutenant quelle a t radicalement fausse par la Papaut et par lglise catholique, et quil faut demander une autre civilisation plus parfaite et plus pure aux germes latents mais fconds qui existaient et qui existent encore, suivant eux, dans le sein de lglise orientale et de la nationalit slave. Hostiles au catholicisme, hostiles lEurope, ses ides, ses murs, ses institutions, ils attribuent tous les maux dont souffre la Russie aux lments trangers quelle a imprudemment absorbs, et ils font consister le salut de la patrie dans le dveloppement logique de la nationalit slave et de lglise orientale.

Cette manire de voir attaquait de front les ides auxquelles Tchadaef tenait le plus. Il ne pouvait pas admettre que la civilisation ne ft pas une, quil y et une civilisation vritable en dehors de celle qui a jet tant dclat sur les peuples de lEurope, et qui sappuie sur le christianisme. Il ne pouvait pas admettre que le christianisme complet ne ft pas un, comme la vrit est une; que la socit chrtienne ou lglise ne ft pas une; que la hirarchie divinement institue pour gouverner lglise ne ft pas une et naboutt pas lunit.

Mais il est inutile dexposer ici les ides de Tchadaef; le lecteur aimera mieux les lire dans ses propres crits. Bornons-nous donner quelques courtes explications ncessaires pour ceux des lecteurs qui nont pas vcu dans le mme milieu.

Les Lettres sur la philosophie de lhistoire ont circul pendant plusieurs annes en Russie en manuscrit, et taient connues dun certain nombre de personnes. En 1836, la premire de ces lettres fut traduite en russe et publie par surprise dans le Tlescope, revue qui paraissait alors Moscou. Ds que lempereur Nicolas en eut connaissance, ncoutant que sa colre, il svit contre le censeur, contre le rdacteur de la revue et contre lauteur de larticle, dont la responsabilit aurait d tre couverte par lapprobation de la censure. La revue fut supprime, le rdacteur en chef exil dans le nord de la Russie, le censeur fut cass, et lauteur fut dclar fou. Il fut astreint garder la chambre, et jour fixe, un mdecin dsign doffice venait constater son tat mental. Ce fut alors que Tchadaef crivit lApologie dun fou.

Le lecteur le moins attentif sapercevra de la profonde impression que les ides catholiques avaient faite sur Tchadaef; il ne faudrait pas en conclure quil ft entr dans la communion de lglise romaine.

On remarquera aussi quil y a dans ses crits quelques tergiversations et mme quelques inconsquences qui ne sexpliquent que trop facilement par ce manque daccord entre les principes et la conduite. Jai publi ces passages sans rien changer, afin que le lecteur pt connatre Tchadaef tel quil a t. Dailleurs, si je mtais permis de supprimer quelque chose, il se serait trouv des gens pour maccuser davoir substitu mes ides aux siennes, et de lavoir fait plus catholique quil ntait. Jaime mieux que chacun puisse juger par ses propres yeux cet homme remarquable, qui, sans avoir t catholique lui-mme, nen est pas moins un des apologistes minents du catholicisme.

Je nai pas besoin dajouter quen me faisant lditeur des uvres de Tchadaef, je nadopte pas toutes ses ides et toutes ses apprciations. On trouvera sur Homre, sur picure, sur Mahomet, sur larchitecture, des jugements qui paratront tranges plus dun lecteur; mais ici encore je ne me suis pas cru le droit de faire un choix, et jai publi tout ce qui ma sembl de nature intresser les esprits srieux.

Quant au style, je ny ai pas touch, me bornant faire disparatre quelques incorrections qui pouvaient tre supprimes sans altrer le sens, et sans changer le mouvement de la phrase. Toutes les fois au contraire quil aurait fallu remplacer lexpression de lauteur par une expression mme quivalente, mais diffrente, jai laiss subsister lincorrection.

Javais eu la pense de faire prcder cette publication dune tude sur la vie et les ouvrages de Tchadaef, mais aprs quelques hsitations jy ai renonc. Le moment ne me semble pas venu; peut-tre viendra-t-il plus tard.

En terminant, quil me soit permis de faire un appel tous les amis de Tchadaef; ils doivent avoir quelques crits de lui autres que ceux que nous publions; ils doivent avoir surtout de ses lettres; quils nen privent pas le public. Tchadaef est un des hommes dont la Russie a le droit dtre fire.

J. GAGARIN. S. J.

LETTRE PREMIRE.

Adveniat regnum tuum. Madame,

Cest votre candeur, cest votre franchise, que jaime, que jestime le plus en vous. Jugez si votre lettre a d me surprendre! Ce sont ces qualits aimables qui me charmrent en vous lorsque je fis votre connaissance, et qui minduisirent vous parler de religion. Tout autour de vous tait fait pour mimposer silence. Jugez donc encore une fois quel a d tre mon tonnement en recevant votre lettre! Voil tout ce que jai vous dire, Madame, au sujet de lopinion que vous prsumez que jai de votre caractre. Nen parlons plus, et arrivons tout de suite la partie srieuse de votre lettre.

Et dabord, do vient ce trouble dans vos ides, qui vous agite tant, qui vous fatigue, dites-vous, au point daltrer votre sant? Ce serait donc l le triste rsultat de nos entretiens. Au lieu du calme et de la paix que le sentiment nouveau, rveill en votre cur, aurait d vous procurer, ce sont des angoisses, des scrupules, presque des remords quil a causs. Cependant dois-je men tonner? Cest leffet naturel de ce funeste tat de choses qui envahit chez nous tous les curs et tous les esprits. Vous navez fait que cder laction des forces qui remuent tout ici, depuis les sommits les plus leves de la socit jusqu lesclave qui nexiste que pour le plaisir de son matre.

Comment dailleurs y auriez-vous rsist? Les qualits mmes qui vous distinguent de la foule doivent vous rendre encore plus accessible aux mauvaises influences de lair que vous respirez. Le peu de choses quil ma t permis de vous dire pouvait-il fixer vos ides au milieu de tout ce qui vous environne? Pouvais-je purifier latmosphre que nous habitons? Jai d prvoir la consquence, je la prvoyais en effet. De l ces frquentes rticences, si peu faites pour porter la conviction dans votre me, et qui devaient naturellement vous garer. Aussi, si je ntais persuad que, quelques peines que le sentiment religieux, imparfaitement rveill dans un cur, puisse lui causer, cela vaut encore mieux quun complet assoupissement, je naurais eu qu me repentir de mon zle. Mais ces images qui obscurcissent aujourdhui votre ciel se dissiperont un jour, je lespre, en rose salutaire qui fcondera le germe jet dans votre cur, et leffet que quelques paroles sans valeur ont produit sur vous mest un sr garant de plus grands effets que le travail de votre propre intelligence produira certainement par la suite. Abandonnez-vous sans crainte, Madame, aux motions que les ides religieuses vous susciteront: de cette source pure il ne saurait provenir que des sentiments purs.

Pour ce qui regarde les choses extrieures, quil vous suffise de savoir aujourdhui que la doctrine qui se fonde sur le principe suprme de lunit, et de la transmission directe de la vrit dans une succession non interrompue de ses ministres, ne peut tre que la plus conforme au vritable esprit de la religion; car il est tout entier dans lide de la fusion de tout ce quil y a au monde de forces morales en une seule pense, en un seul sentiment, et dans ltablissement progressif dun systme social ou glise qui doit faire rgner la vrit parmi les hommes. Toute autre doctrine, par le seul fait de sa sparation de la doctrine primitive, repousse loin delle leffet de cette sublime invocation du Sauveur: Mon Pre, je te prie quils soient un comme nous sommes un, et ne veut pas du rgne de Dieu sur la terre. Mais il ne suit pas de l que vous soyez tenue manifester cette vrit la face du monde: ce nest point certainement l votre vocation. Le principe mme do drive cette vrit vous fait au contraire un devoir, vu votre position dans le monde, ny voir quun flambeau intrieur de votre croyance, et rien de plus. Je me crois heureux davoir contribu tourner vos ides vers la religion; mais je me croirais bien malheureux, Madame, si en mme temps javais caus votre conscience des embarras qui ne pourraient la longue que refroidir votre foi.

Je crois vous avoir dit un jour que le meilleur moyen de conserver le sentiment religieux, cest de se conformer tous les usages prescrits par lglise. Cet exercice de soumission qui renferme plus de choses quon ne se limagine, et que les plus grands esprits se sont impos avec rflexion et connaissance, est un vritable culte que lon rend Dieu. Rien ne fortifie autant lesprit dans ses croyances que la pratique rigoureuse de toutes les obligations qui sy rapportent. Dailleurs la plupart des rites de la religion chrtienne, mans de la plus haute raison, sont dune efficacit relle pour quiconque sait se pntrer des vrits quils expriment. Il ny a quune seule exception cette rgle, parfaitement gnrale dailleurs, cest lorsque lon trouve en soi des croyances dun ordre suprieur celles que professent les masses, qui lvent lme la source mme do dcoulent toutes nos certitudes, et qui pourtant ne contredisent pas les croyances populaires, qui les appuient au contraire; alors, et seulement alors, il est permis de ngliger les observances extrieures afin de pouvoir dautant mieux se livrer des travaux plus importants. Mais malheur celui qui prendrait les illusions de sa vanit, les dceptions de sa raison, pour des lumires extraordinaires qui laffranchissent de la loi gnrale! Pour vous, Madame, que pouvez-vous faire de mieux que de vous revtir de cette robe dhumilit qui sied si bien votre sexe? Cest, croyez-moi, ce qui peut le mieux calmer vos esprits agits, et verser de la douceur dans votre existence.

Et y a-t-il, je vous prie, mme en parlant selon les ides du monde, une manire dtre plus naturelle pour une femme, dont lesprit cultiv sait trouver du charme dans ltude et dans les motions graves de la mditation, que celle dune vie un peu srieuse livre en grande partie la pense et la pratique de la religion? Dans vos lectures, dites-vous, rien ne parle autant votre imagination que les peintures de ces existences tranquilles et srieuses dont la vue, comme celle dune belle campagne au dclin du jour, repose lme et nous tire pour un instant dune ralit douloureuse ou insipide. Eh bien, ce ne sont point l des peintures fantastiques; il ne tient qu vous de raliser une de ces fictions charmantes; rien ne vous manque pour cela. Vous voyez que ce nest point une morale trs-austre que je prche; cest dans vos gots, dans les rves les plus agrables de votre imagination, que je vais chercher ce qui peut donner la paix votre me.

Il y a dans la vie un certain dtail qui ne se rapporte pas ltre physique, mais qui regarde ltre intelligent; il ne faut pas le ngliger: il y a un rgime pour lme comme il y a un rgime pour le corps; il faut savoir sy soumettre. Cest l un vieil adage, je le sais; mais je crois que, dans notre pays, bien souvent encore il a tout le mrite de la nouveaut. Cest une des choses les plus dplorables de notre singulire civilisation, que les vrits les plus triviales ailleurs, et mme chez des peuples bien moins avancs que nous sous certains rapports, nous sommes encore les dcouvrir. Cest que nous navons jamais march avec les autres peuples; nous nappartenons aucune des grandes familles du genre humain; nous ne sommes ni de lOccident ni de lOrient, et nous navons les traditions ni de lun ni de lautre. Placs comme en dehors des temps, lducation universelle du genre humain ne nous a pas atteints.

Cette admirable liaison des ides humaines dans la succession des ges, cette histoire de lesprit humain qui lont conduit ltat o il est aujourdhui dans le reste du monde, nont eu aucun effet sur nous. Ce qui ailleurs constitue depuis longtemps llment mme de la socit et de la vie nest pour nous que thorie et spculation. Et par exemple, il faut bien vous le dire, Madame, vous qui tes si heureusement organise pour recueillir tout ce quil y a au monde de bon et de vrai, vous qui tes faite pour ne rien ignorer de ce qui procure les plus douces et les plus pures jouissances de lme, o en tes-vous, je vous prie, avec tous ces avantages? chercher encore, non ce qui doit remplir la vie, mais la journe. Les choses mmes qui font ailleurs ce cadre ncessaire de la vie, o tous les vnements de la journe se rangent si naturellement, condition aussi indispensable dune saine existence morale que le bon air lest dune saine existence physique, vous manquent compltement. Vous comprenez quil ne sagit encore l ni de principes moraux ni de maximes philosophiques, mais tout simplement dune vie bien ordonne, de ces habitudes, de ces routines de lintelligence, qui donnent de laisance lesprit, qui impriment un mouvement rgulier lme.

Regardez autour de vous. Tout le monde na-t-il pas un pied en lair? On dirait tout le monde en voyage. Point de sphre dexistence dtermine pour personne, point de bonnes habitudes pour rien, point de rgle pour aucune chose; point mme de foyer domestique; rien qui attache, rien qui rveille vos sympathies, vos affections, rien qui dure, rien qui reste; tout sen va, tout scoule, sans laisser de traces ni au dehors ni en vous. Dans nos maisons, nous avons lair de camper; dans nos familles, nous avons lair dtrangers; dans nos villes, nous avons lair de nomades, plus nomades que ceux qui paissent dans nos steppes, car ils sont plus attachs leurs dserts que nous nos cits. Et nallez pas vous imaginer quil ne sagit l que dune chose sans importance. Pauvres mes que nous sommes, najoutons pas nos autres misres celle de nous mconnatre, naspirons pas la vie des pures intelligences; apprenons vivre raisonnablement dans notre ralit donne. Mais dabord, parlons encore un peu de notre pays, nous ne sortirons pas de notre sujet. Sans ce prambule, vous ne pourriez pas entendre ce que jai vous dire.

Il est pour tous les peuples un temps dagitation violente, dinquitude passionne, dactivit sans motif rflchi. Les hommes pour lors sont errants dans le monde, de corps et desprit. Cest lge des grandes motions, des grandes entreprises, des grandes passions des peuples. Les peuples alors se remuent avec vhmence, sans sujet apparent, mais non sans fruit pour les postrits venir. Toutes les socits ont pass par ces priodes. Elles leur fournissent leurs rminiscences les plus vives, leur merveilleux, leur posie, toutes leurs ides les plus fortes et les plus fcondes: ce sont les bases ncessaires des socits. Autrement elles nauraient rien dans leur mmoire quoi sattacher, quoi saffectionner; elles ne tiendraient qu la poussire de leur sol. Cette poque intressante dans lhistoire des peuples, cest ladolescence des nations, cest le moment o leurs facults se dveloppent le plus puissamment, dont la mmoire fait la jouissance et la leon de leur ge mr. Nous autres, nous navons rien de tel. Une brutale barbarie dabord, ensuite une superstition grossire, puis une domination trangre, froce, avilissante, de lesprit de laquelle le pouvoir national a plus tard hrit, voil la triste histoire de notre jeunesse. Cet ge dactivit exubrante, du jeu exalt des forces morales des peuples, rien de semblable chez nous. Lpoque de notre vie sociale qui rpond ce moment a t remplie par une existence terne et sombre, sans vigueur, sans nergie, que rien nanimait que le forfait, que rien nadoucissait que la servitude. Point de souvenirs charmants, point dimages gracieuses dans la mmoire, point de puissantes instructions dans la tradition nationale. Parcourez de lil tous les sicles que nous avons traverss, tout le sol que nous couvrons, vous ne trouverez pas un souvenir attachant, pas un monument vnrable, qui vous parle des temps passs avec puissance, qui vous les retrace dune manire vivante et pittoresque. Nous ne vivons que dans le prsent le plus troit, sans pass et sans avenir, au milieu dun calme plat. Et si nous nous agitons parfois, ce nest ni dans lesprance ni dans le dsir de quelque bien commun, mais dans la frivolit purile de lenfant qui se dresse et tend les mains vers le hochet que lui prsente sa nourrice.

Le vritable dveloppement de ltre humain dans la socit na pas commenc encore pour un peuple tant que la vie nest pas devenue plus rgle, plus facile, plus douce quau milieu des incertitudes du premier ge. Tant que les socits se balancent encore sans convictions et sans rgles, mme pour les choses journalires, et que la vie nest point constitue, comment voulez-vous que les germes du bien y mrissent? Cest la fermentation chaotique des choses du monde moral, semblable aux rvolutions du globe qui ont prcd ltat actuel de la plante. Nous en sommes encore l.

Nos premires annes, passes dans un abrutissement immobile, nont laiss aucune trace dans nos esprits, et nous navons rien dindividuel sur quoi asseoir notre pense; mais, isols par une destine trange du mouvement universel de lhumanit, nous navons rien recueilli non plus des ides traditives du genre humain. Cest sur ces ides pourtant que se fonde la vie des peuples; cest de ces ides que dcoule leur avenir, et que provient leur dveloppement moral. Si nous voulons nous donner une attitude semblable celle des autres peuples civiliss, il faut en quelque sorte revenir chez nous sur toute lducation du genre humain. Nous avons pour cela lhistoire des peuples, et devant nous le rsultat du mouvement des sicles. Sans doute cette tche est difficile, et peut-tre nest-il point donn un homme dpuiser ce vaste sujet; mais, avant tout, il faut savoir de quoi il sagit, quelle est cette ducation du genre humain, quelle est la place que nous occupons dans lordre gnral.

Les peuples ne vivent que par les fortes impressions que les ges couls laissent dans leurs esprits et par le contact avec les autres peuples. De cette manire, chaque individu se ressent de son rapport avec lhumanit entire.

Quest-ce que la vie de lhomme, dit Cicron, si la mmoire des faits antrieurs ne vient renouer le prsent au pass? Nous autres, venus au monde comme des enfants illgitimes, sans hritage, sans lien avec les hommes qui nous ont prcds sur la terre, nous navons rien dans nos curs des enseignements antrieurs notre propre existence. Il faut que chacun de nous cherche renouer lui-mme le fil rompu dans la famille. Ce qui est habitude, instinct, chez les autres peuples, il faut que nous le fassions entrer dans nos ttes coups de marteau. Nos souvenirs ne datent pas dau del de la journe dhier; nous sommes pour ainsi dire trangers nous-mmes. Nous marchons si singulirement dans le temps, qu mesure que nous avanons, la veille nous chappe sans retour. Cest une consquence naturelle dune culture toute dimportation et dimitation. Il ny a point chez nous de dveloppement intime, de progrs naturel; les nouvelles ides balayent les anciennes, parce quelles ne viennent pas de celles-l et quelles nous tombent je ne sais do. Ne prenant que des ides toutes faites, la trace ineffaable quun mouvement dides progressif grave dans les esprits et qui fait leur force ne sillonne pas nos intelligences. Nous grandissons, mais nous ne mrissons pas; nous avanons, mais dans la ligne oblique, cest--dire dans celle qui ne conduit pas au but. Nous sommes comme ces enfants que lon na pas fait rflchir eux-mmes; devenus hommes, ils nont rien de propre; tout leur savoir est sur la surface de leur tre, toute leur me est hors deux. Voil prcisment notre cas.

Les peuples sont tout autant des tres moraux que les individus. Les sicles font leur ducation, comme les annes font celle des personnes. En quelque sorte, on peut dire que nous sommes un peuple dexception. Nous sommes du nombre de ces nations qui ne semblent pas faire partie intgrante du genre humain, mais qui nexistent que pour donner quelque grande leon au monde. Lenseignement que nous sommes destins donner ne sera pas perdu assurment; mais qui sait le jour o nous nous retrouverons, au milieu de lhumanit, et que de misres nous prouverons avant que nos destines saccomplissent?

Les peuples de lEurope ont une physionomie commune, un air de famille. Malgr la division gnrale de ces peuples en branche latine et teutonique, en Mridionaux et Septentrionaux, il y a un lien commun qui les unit tous dans un mme faisceau, bien visible pour quiconque a approfondi leur histoire gnrale. Vous savez quil ny a pas bien longtemps encore toute lEurope sappelait la chrtient, et ce mot avait sa place dans le droit public. Outre ce caractre gnral, chacun de ces peuples a un caractre particulier, mais tout cela nest que de lhistoire et de la tradition. Cela fait le patrimoine hrditaire dides de ces peuples. Chaque individu y jouit de son usufruit, amasse dans la vie, sans fatigue, sans travail, ces notions parses dans la socit et en fait son profit. Faites vous-mme le parallle et voyez ce que nous pouvons recueillir ainsi dans le simple commerce dides lmentaires, pour nous en servir tant bien que mal nous diriger dans la vie? Et remarquez quil ne sagit ici ni dtude ni de lecture, de rien de littraire ou de scientifique, mais simplement du contact des intelligences; de ces ides qui semparent de lenfant au berceau, qui lenvironnent au milieu de ses jeux, que sa mre lui souffle dans ses caresses; qui, sous la forme de sentiments divers, pntrent dans la moelle de ses os avec lair quil respire, et qui ont dj fait son tre moral avant quil soit livr au monde et la socit. Voulez-vous savoir quelles sont ces ides? Ce sont les ides de devoir, de justice, de droit, dordre. Elles drivent des vnements mmes qui y ont constitu la socit; elles sont des lments intgrants du monde social de ces pays.

Cest l latmosphre de lOccident; cest plus que de lhistoire, cest plus que de la psychologie, cest la physiologie de lhomme de lEurope. Quavez-vous mettre la place de cela chez nous? Je ne sais si on peut dduire de ce que nous venons de dire quelque chose de parfaitement absolu, et en venir de l quelque principe rigoureux; mais on voit bien comment cette trange situation dun peuple qui ne peut rallier sa pense aucune suite dides progressivement dveloppes dans la socit et se droulant lentement les unes des autres, qui na pris part au mouvement gnral de lesprit humain que par une imitation aveugle, superficielle, trs-souvent maladroite, des autres nations, doit puissamment influer sur lesprit de chaque individu de ce peuple.

Vous trouverez en consquence quun certain aplomb, une certaine mthode dans lesprit, une certaine logique, nous manquent tous. Le syllogisme de lOccident nous est inconnu. Il y a quelque chose de plus que la frivolit dans nos meilleures ttes. Les meilleures ides, faute de liaison ou de suite, striles blouissements, se paralysent dans nos cerveaux. Il est dans la nature de lhomme de se perdre quand il ne trouve pas moyen de se lier ce qui le prcde et ce qui le suit. Toute consistance alors, toute certitude lui chappe. Le sentiment de la dure permanente ne le guidant pas, il se trouve gar dans le monde. Il y a de ces tres perdus dans tous les pays; chez nous, cest le trait gnral. Ce nest point cette lgret que lon reprochait jadis aux Franais, et qui du reste ntait quune manire facile de concevoir les choses, qui nexcluait ni la profondeur, ni ltendue dans lesprit, et qui mettait infiniment de grce et de charme dans le commerce; cest ltourderie dune vie sans exprience et sans prvision, qui ne se rapporte rien de plus qu lexistence phmre de lindividu dtach de lespce; qui ne tient ni lhonneur ni lavancement dune communaut quelconque dides et dintrts, ni mme ces hrdits de famille et cette foule de prescriptions et de perspectives qui composent, dans un ordre de choses fond sur la mmoire du pass et lapprhension de lavenir, et la vie publique et la vie prive. Il ny a dans nos ttes absolument rien de gnral; tout y est individuel, et tout y est flottant et incomplet. Il y a mme, je trouve, dans notre regard je ne sais quoi dtrangement vague, de froid, dincertain, qui ressemble un peu la physionomie des peuples placs au plus bas de lchelle sociale. En pays tranger, dans le Midi surtout, o les physionomies sont si animes et si parlantes, maintes fois quand je comparais les visages de mes compatriotes avec ceux des indignes, jai t frapp de cet air muet de nos figures.

Des trangers nous ont fait un mrite dune sorte de tmrit insouciante que lon remarque surtout dans les classes infrieures de la nation; mais, ne pouvant observer que certains effets isols du caractre national, ils nont pu juger de lensemble. Ils nont pas vu que le mme principe qui nous rend quelquefois si audacieux fait aussi que nous sommes toujours incapables de profondeur et de persvrance; ils nont pas vu que ce qui nous rend si indiffrents aux hasards de la vie nous rend aussi tels tout bien, tout mal, toute vrit, tout mensonge, et que cest l justement ce qui nous prive de tous les puissants mobiles qui poussent les hommes dans les voies du perfectionnement; ils nont pas vu que cest prcisment cette audace paresseuse qui fait que chez nous les classes suprieures mmes, chose bien douloureuse dire, ne sont pas exemptes des vices qui nappartiennent ailleurs quaux toutes dernires; ils nont pas vu enfin que, si nous avons quelques-unes des vertus des peuples jeunes et peu avancs dans la civilisation, nous nen avons aucune de celles des peuples mrs et jouissant dune haute culture.

Je ne prtends pas dire certainement quil ny a que vices parmi nous, et que vertus parmi les peuples de lEurope, Dieu ne plaise! Mais je dis que, pour juger des peuples, cest lesprit gnral qui fait leur existence quil faut tudier, car cest cet esprit seulement qui peut les porter vers un tat moral plus parfait et vers un dveloppement indfini, et non tel ou tel trait de leur caractre.

Les masses sont soumises certaines forces places aux sommits de la socit. Elles ne pensent pas elles-mmes; il y a parmi elles un certain nombre de penseurs qui pensent pour elles, qui donnent limpulsion lintelligence collective de la nation et la font marcher. Tandis que le petit nombre mdite, le reste sent, et le mouvement, gnral a lieu. Except pour quelques races abruties qui nont conserv de la nature humaine que la figure, cela est vrai pour tous les peuples de la terre. Les peuples primitifs de lEurope, les Celtes, les Scandinaves, les Germains, avaient leurs druides, leurs scaldes, leurs bardes, qui taient de puissants penseurs leur faon. Voyez ces peuples du nord de lAmrique, que la civilisation matrielle des tats-Unis est si occupe dtruire: il y a parmi eux des hommes admirables de profondeur.

Or, je vous le demande, o sont nos sages, o sont nos penseurs? Qui est-ce qui a jamais pens pour nous, qui est-ce qui pense aujourdhui pour nous? Et pourtant, situs entre les deux grandes divisions du monde, entre lOrient et lOccident, nous appuyant dun coude sur la Chine et de lautre sur lAllemagne, nous devrions runir en nous les deux grands principes de la nature intelligente, limagination et la raison, et joindre dans notre civilisation les histoires du globe entier. Ce nest point l le rle que la Providence nous a dparti. Loin de l, elle semble ne stre nullement occupe de notre destine. Suspendant notre gard son action bienfaisante sur lesprit des hommes, elle nous a livrs tout fait nous-mmes, elle na voulu en rien se mler de nous, elle na voulu rien nous apprendre. Lexprience des temps est nulle pour nous; les ges et les gnrations se sont couls pour nous sans fruit. On dirait, nous voir, que la loi gnrale de lhumanit a t rvoque pour nous. Solitaires dans le monde, nous navons rien donn au monde, nous navons rien appris au monde; nous navons pas vers une seule ide dans la masse des ides humaines; nous navons en rien contribu au progrs de lesprit humain, et tout ce qui nous est revenu de ce progrs, nous lavons dfigur. Rien, depuis le premier instant de notre existence sociale, na man de nous pour le bien commun des hommes, pas une pense utile na germ sur le sol strile de notre patrie; pas une vrit grande ne sest lance du milieu de nous; nous ne nous sommes donn la peine de rien imaginer nous-mmes, et, de tout ce que les autres ont imagin, nous navons emprunt que des apparences trompeuses et le luxe inutile.

Chose singulire! mme dans le monde de la science qui embrasse tout, notre histoire ne se rattache rien, nexplique rien, ne dmontre rien. Si les hordes barbares qui bouleversrent le monde navaient travers le pays que nous habitons avant de se prcipiter sur lOccident, peine aurions-nous fourni un chapitre lhistoire universelle. Pour nous faire remarquer, il nous a fallu nous tendre du dtroit de Behring jusqu lOder. Une fois un grand homme voulut nous civiliser, et, pour nous donner lavant-got des lumires, il nous jeta le manteau de la civilisation; nous ramassmes le manteau, mais nous ne touchmes point la civilisation. Une autre fois, un autre grand prince, nous associant sa mission glorieuse, nous mena victorieux dun bout de lEurope lautre; revenus chez nous de cette marche triomphale, travers les pays les plus civiliss du monde, nous ne rapportmes que des ides et des aspirations dont une immense calamit, qui nous recula dun demi-sicle, fut le rsultat. Nous avons je ne sais quoi dans le sang qui repousse tout vritable progrs. Enfin nous navons vcu, nous ne vivons que pour servir de quelque grande leon aux lointaines postrits qui en auront lintelligence; aujourdhui, quoi que lon dise, nous faisons lacune dans lordre intellectuel. Je ne puis me lasser dadmirer ce vide et cette solitude tonnante de notre existence sociale. Il y a l certainement la part dune destine inconcevable, mais il y a l aussi sans doute la part de lhomme, comme en tout ce qui arrive dans le monde moral. Interrogeons encore lhistoire: cest elle qui explique les peuples. Tandis que du sein de la lutte entre la barbarie nergique des peuples du Nord et la haute pense de la religion slevait ldifice de la civilisation moderne, que faisions-nous? Pousss par une destine fatale, nous allions chercher dans la misrable Byzance, objet du profond mpris de ces peuples, le code moral qui devait faire notre ducation. Un moment auparavant, un esprit ambitieux avait enlev cette famille la fraternit universelle: cest lide ainsi dfigure par la passion humaine que nous recueillmes. Le principe vivifiant de lunit animait tout alors en Europe. Tout y manait de l, et tout y convergeait. Tout le mouvement intellectuel de ces temps ne tendait qu constituer lunit de la pense humaine, et toute impulsion provenait de ce besoin puissant darriver une ide universelle, qui est le gnie des temps modernes. trangers ce principe merveilleux, nous devenions la proie de la conqute. Et quand, affranchis du joug tranger, nous aurions pu, si nous neussions t spars de la famille commune, profiter des ides closes pendant ce temps parmi nos frres dOccident, cest dans une servitude plus dure encore, sanctifie quelle tait par le fait de notre dlivrance, que nous tombmes.

Que de vives lumires avaient dj jailli alors en Europe des tnbres apparentes dont elle avait t couverte! La plupart des connaissances dont lesprit humain senorgueillit aujourdhui avaient t dj pressenties dans les esprits; le caractre de la socit avait t dj fix, et, en se repliant sur lantiquit paenne, le monde chrtien avait retrouv les formes du beau qui lui manquaient encore. Relgus dans notre schisme, rien de ce qui se passait en Europe narrivait jusqu nous. Nous navions rien dmler avec la grande affaire du monde. Les qualits minentes dont la religion avait dot les peuples modernes, et qui, aux yeux dune saine raison, les lvent autant au-dessus des peuples anciens que ceux-l taient levs au-dessus des Hottentots et des Lapons; ces forces nouvelles, dont elle avait enrichi lintelligence humaine; ces murs, que la soumission une autorit dsarme avait rendues aussi douces quelles avaient dabord t brutales; rien de tout cela ne stait fait chez nous. Malgr le nom de chrtiens que nous portions, quand le christianisme savanait majestueusement dans la voie qui lui tait trace par son divin fondateur et entranait les gnrations aprs lui, nous ne bougions pas. Tandis que le monde se reconstruisait tout entier, rien ne sdifiait chez nous; nous restions blottis dans nos masures de soliveaux et de chaume. En un mot, les nouvelles destines du genre humain ne saccomplissaient pas pour nous. Chrtiens, le fruit du christianisme ne mrissait pas pour nous.

Je vous le demande, nest-il pas absurde de supposer, comme on le fait gnralement chez nous, que ce progrs des peuples de lEurope, si lentement opr, et par laction directe et vidente dune force morale unique, nous pouvons nous lapproprier tout dun trait et sans nous donner seulement la peine de nous informer comment il sest fait?

On ne comprend rien au christianisme, si lon ne conoit pas quil y a en lui une face purement historique, qui fait si essentiellement partie du dogme, quelle renferme en quelque sorte toute la philosophie du christianisme, puisquelle fait voir ce quil a fait pour les hommes et ce quil doit faire pour eux lavenir. Cest ainsi que la religion chrtienne apparat non-seulement comme un systme moral, conu dans les formes prissables de lesprit humain, mais comme une puissance divine, ternelle, agissant universellement dans le monde intellectuel, et dont laction visible doit nous tre un enseignement perptuel. Cest l le propre sens du dogme exprim dans le symbole par la foi en une glise universelle. Dans le monde chrtien, tout doit ncessairement concourir ltablissement dun ordre parfait sur la terre, et y concourt en effet, autrement la parole du Seigneur serait dmentie par le fait. Il ne serait pas au milieu de son glise jusqu la fin des sicles. Lordre nouveau, le rgne de Dieu, que la rdemption devait effectuer, ne diffrerait pas de lordre ancien, du rgne du mal, quelle devait anantir, et il ny aurait encore que cette perfectibilit imaginaire que rve la philosophie et que dment chaque page de lhistoire, vaine agitation de lesprit qui ne satisfait quaux besoins de ltre matriel, et qui na jamais lev lhomme quelque hauteur que pour le prcipiter dans des abmes plus profonds.

Mais enfin, me direz-vous, ne sommes-nous donc pas chrtiens, et ne saurait-on tre civilis qu la manire de lEurope? Sans doute nous sommes chrtiens; mais les Abyssins ne le sont-ils pas aussi? Certainement on peut tre civilis autrement quen Europe: ne lest-on pas au Japon et plus mme quen Russie, sil faut en croire un de nos compatriotes? Croyez-vous que ce soit le christianisme des Abyssins et la civilisation des Japonais qui amneront cet ordre de choses dont je viens de parler tout lheure, et qui est la destine dernire de lespce humaine? Croyez-vous que ce soient ces aberrations absurdes des vrits divines et humaines qui feront descendre le ciel sur la terre?

Il y a deux choses trs-distinctes dans le christianisme. Lune, cest son action sur lindividu; lautre, cest son action sur lintelligence universelle. Elles se confondent naturellement dans la raison suprme et aboutissent ncessairement la mme fin. Mais la dure dans laquelle les ternels desseins de la sagesse divine se ralisent ne saurait tre embrasse par notre vue borne. Il faut que nous distinguions laction divine se manifestant dans un temps donn dans la vie de lhomme, de celle qui na lieu que dans linfini. Au jour de laccomplissement final de luvre de la rdemption, tous les curs et tous les esprits ne formeront quun seul sentiment et une seule pense, et tous les murs qui sparent les peuples et les communions sabattront. Mais aujourdhui il importe chacun de savoir comment il est plac dans lordre de la vocation gnrale des chrtiens, cest--dire quels sont les moyens quil trouve en lui et autour de lui pour cooprer la fin propose la socit humaine entire.

Il y a donc ncessairement un certain cercle dides dans lequel se meuvent les esprits dans la socit o cette fin doit saccomplir, cest--dire l o la pense rvle doit mrir et arriver toute sa plnitude. Ce cercle dides, cette sphre morale, y produisent naturellement un certain mode dexistence et un point de vue qui, sans tre prcisment les mmes pour chacun, par rapport nous comme par rapport tous les peuples europens, font une mme manire dtre, rsultat de cet immense travail intellectuel de dix-huit sicles, auquel toutes les passions, tous les intrts, toutes les souffrances, toutes les imaginations, tous les efforts de la raison, ont particip.

Toutes les nations de lEurope se tenaient par la main en avanant dans les sicles. Quelque chose quelles fassent aujourdhui pour diverger chacune dans leur sens, elles se retrouvent toujours sur la mme route. Pour concevoir le dveloppement de famille de ces peuples, il nest pas besoin dtudier lhistoire. Lisez seulement le Tasse, et voyez-les tous prosterns au pied des murs de Jrusalem. Rappelez-vous que, pendant quinze sicles, ils nont eu quun seul idiome pour parler Dieu, quune seule autorit morale, quune seule conviction. Songez que, pendant quinze sicles, chaque anne, le mme jour, la mme heure, dans les mmes paroles, tous la fois ils levaient leurs voix vers ltre suprme, pour clbrer sa gloire dans le plus grand de ses bienfaits. Admirable concert, plus sublime mille fois que toutes les harmonies du monde physique! Or, puisque cette sphre o vivent les hommes de lEurope, et qui est la seule o lespce humaine puisse arriver sa destine finale, est le rsultat de linfluence que la religion a exerce parmi eux, il est clair que si jusquici la faiblesse de nos croyances ou linsuffisance de notre dogme nous a tenus en dehors de ce mouvement universel, dans lequel lide sociale du christianisme sest dveloppe et formule, et nous a rejets dans la catgorie des peuples qui ne doivent profiter quindirectement et fort tard de leffet complet du christianisme, il faut chercher ranimer nos croyances par tous les moyens possibles, et nous donner une impulsion vritablement chrtienne, car cest le christianisme qui a tout fait l-bas. Voil ce que jai voulu dire lorsque je vous disais quil fallait recommencer chez nous lducation du genre humain.

Toute lhistoire de la socit moderne se passe sur le terrain de 1opinion. Cest donc l une vritable ducation. Institue primitivement sur cette base, elle na march que par la pense. Les intrts y ont toujours suivi les ides et ne les ont jamais prcdes. Toujours les opinions y ont produit les intrts, et jamais les intrts ny ont provoqu les opinions. Toutes les rvolutions politiques ny furent dans le principe que des rvolutions morales. On cherche la vrit, et lon a trouv la libert et le bien-tre. De cette manire sexpliquent le phnomne de la socit moderne et sa civilisation; autrement on ny comprendrait rien.

Perscutions religieuses, martyres, propagation du christianisme, hrsies, conciles: voil les vnements qui remplissent les premiers sicles. Le mouvement de cette poque tout entier, sans en excepter linvasion des barbares, se rattache ces efforts de lenfance de lesprit moderne. Formation de la hirarchie, centralisation du pouvoir spirituel, propagation continue de la religion dans les pays du Nord, cest ce qui remplit la seconde poque. Vient ensuite lexaltation du sentiment religieux au suprme degr et laffermissement de lautorit religieuse. Le dveloppement philosophique et littraire de lintelligence et de la culture des murs sous lempire de la religion achve cette histoire que lon peut appeler sacre, tout autant que celle de lancien peuple lu. Enfin, cest encore une raction religieuse, un nouvel essor donn lesprit humain par la religion, qui dtermina la face actuelle de la socit. Ainsi le grand intrt, on peut dire le seul, ne fut jamais chez les peuples modernes que celui de lopinion. Tous les intrts matriels, positifs, personnels, sabsorbaient dans celui-l.

Je sais quau lieu dadmirer ce prodigieux lan de la nature humaine vers sa perfection possible, on a appel cela fanatisme et superstition. Mais, quelque chose que lon dise, jugez quelle empreinte profonde un dveloppement social, tout entier produit par un seul sentiment, dans le bien comme dans le mal, a d laisser dans le caractre de ces peuples! Quune philosophie superficielle fasse tout le bruit quelle voudra propos des guerres de religion, des bchers allums par lintolrance; pour nous, nous ne pouvons quenvier le sort des peuples qui, dans ce choc des opinions, dans ces conflits sanglants pour la cause de la vrit, se sont fait un monde dides dont il nous est impossible de nous faire seulement une image, encore moins de nous y transporter corps et me, comme nous en avons la prtention.

Encore une fois, tout nest pas assurment raison, vertu, religion dans les pays de lEurope, il sen faut. Mais tout y est mystrieusement domin par la puissance qui y a rgn souverainement pendant une suite de sicles; tout y est le rsultat de ce long enchanement de faits et dides qui a produit ltat prsent de la socit. En voici, entre autres, une preuve. La nation dont la physionomie est le plus fortement caractrise, dont les institutions sont le plus empreintes de lesprit moderne, les Anglais, nont, proprement parler, quune histoire religieuse. Leur dernire rvolution, laquelle ils doivent leur libert et leur prosprit, ainsi que toute la suite des vnements qui ont amen cette rvolution en remontant jusqu Henri VIII, ne sont quun dveloppement religieux. Dans toute cette priode, lintrt proprement politique napparat que comme un mobile secondaire, quelquefois il disparat tout entier, ou il est sacrifi celui de lopinion. Et au moment o jcris ces lignes, cest encore lintrt de la religion qui agite cette terre privilgie. Mais, en gnral, quel est le peuple de lEurope qui ne trouverait dans sa conscience nationale, sil se donnait la peine de ly chercher, cet lment particulier qui, sous la forme dune sainte pense, fut constamment le principe vivifiant, lme de son tre social, dans toute la dure de son existence?

Laction du christianisme nest nullement borne son influence immdiate et directe sur lesprit des hommes. Limmense rsultat quil est destin produire ne doit tre que leffet dune multitude de combinaisons morales, intellectuelles, sociales, o la libert parfaite de lesprit humain doit trouver ncessairement toute latitude possible. On conoit donc que tout ce qui sest fait ds le premier jour de notre re, ou plutt ds le moment o le Sauveur du monde a dit ses disciples: Allez, prchez lvangile toute crature, toutes les attaques diriges contre le christianisme y comprises, rentre parfaitement dans cette ide gnrale de son influence. Il suffit de voir lempire du Christ sexerant universellement dans les curs, que ce soit avec connaissance ou dans lignorance, de gr ou de force, pour reconnatre laccomplissement de ses oracles. Ainsi, malgr tout ce quil y a dincomplet, de vicieux, de coupable dans la socit europenne telle quelle est faite aujourdhui, il nen est pas moins vrai que le rgne de Dieu sy trouve en quelque sorte ralis, parce quelle contient le principe dun progrs indfini, et quelle possde en germe et en lments tout ce quil faut pour quil stablisse un jour dfinitivement sur la terre.

Avant de terminer, Madame, ces rflexions sur linfluence que la religion a exerce sur la socit, je vais transcrire ici ce que jen ai dit autrefois dans un crit que vous ne connaissez pas.

Il est certain, disais-je, que tant que lon ne voit pas laction du christianisme partout o la pense humaine y touche de quelque manire que ce soit, lors mme que ce nest que pour le combattre, on nen a point une ide nette. Partout o le nom du Christ est prononc, ce nom seul entrane les hommes, quoi quils fassent. Rien ne fait mieux voir lorigine divine de cette religion que ce caractre duniversalit absolue qui fait quelle sinsinue dans les mes de toutes les manires possibles, quelle sempare des esprits leur insu, les domine, les subjugue, lors mme quils semblent lui rsister le plus, en introduisant dans lintelligence des vrits qui ny taient pas auparavant, en faisant prouver au cur des motions quil navait jamais ressenties, en nous inspirant des sentiments qui nous placent, sans que nous le sachions, dans lordre gnral. Cest ainsi que lemploi de chaque individualit se trouve par elle dtermin et quelle fait tout concourir une seule fin. En envisageant le christianisme de ce point de vue, chacun des oracles du Christ devient dune vrit palpable. On voit pour lors distinctement le jeu de tous les leviers que sa main toute-puissante met en mouvement pour conduire lhomme sa destination, sans attenter sa libert, sans paralyser aucune des forces de sa nature, mais au contraire en ajoutant leur intensit et en exaltant jusqu linfini tout ce quil possde de puissance propre. On voit que nul lment moral ne reste inactif dans lconomie nouvelle, que les capacits les plus nergiques de la pense aussi bien que lexpansion chaleureuse du sentiment, que lhrosme dune me forte aussi bien que labandon dun esprit soumis, que tout y trouve place et application. Accessible toute crature intelligente, sassociant chaque pulsation de notre cur, quelle quelle puisse tre, la pense rvle emporte tout avec elle, et sagrandit et se fortifie des obstacles mmes quelle rencontre. Avec le gnie elle slve une hauteur inabordable au reste des humains; avec lesprit timide elle ne marche que terre terre et ne savance qu pas compts; dans une raison mditative, elle est absolue et profonde; dans une me domine par limagination, elle est thre et fconde en images: dans le cur tendre et aimant, elle se rsout en charit et en amour; toujours elle va de front avec toute intelligence qui se livre elle, la remplissant de chaleur, de force et de clart. Voyez quelle diversit de natures, quelle multiplicit de forces elle fait agir; que de puissances diffrentes qui ne font quune chose; que de curs diversement construits qui ne battent que pour une seule ide! Mais laction du christianisme sur la socit en gnral est encore plus admirable. Que lon droule le tableau entier du dveloppement de la socit nouvelle, on verra le christianisme transformant tous les intrts des hommes en ses propres intrts, remplaant partout le besoin matriel par le besoin moral, suscitant dans le domaine de la pense ces grands dbats dont lhistoire daucune autre poque ni daucune autre socit noffre dexemple, ces luttes terribles entre les opinions, o la vie tout entire des peuples devenait une grande ide et un sentiment infini; on verra tout devenir lui, et rien que lui, la vie prive et la vie publique, la famille et la patrie, la science et la posie, la raison et limagination, les souvenirs et les esprances, les jouissances et les douleurs. Heureux ceux qui, dans ce grand mouvement imprim au monde par Dieu mme, ont en leur cur la conscience intime des effets quils oprent! Mais tous ny sont pas instruments actifs, tous nagissent pas avec connaissance; des multitudes ncessaires smeuvent aveuglment, atomes inanims, masses inertes, sans connatre les forces qui les mettent en mouvement, sans entrevoir le but vers lequel ils sont pousss.

Il est temps de revenir vous, Madame. Javoue que jai peine me dtacher de ces vues gnrales. Cest du tableau qui soffre mes yeux de cette hauteur que je tire toutes mes consolations; cest dans la douce croyance des flicits venir des hommes que je me rfugie, alors quobsd par la fcheuse ralit qui menvironne je me sens le besoin de respirer un air plus pur, de regarder un ciel plus serein. Je ne crois pas cependant avoir abus de votre temps. Il me fallait vous faire connatre le point de vue do lon doit envisager le monde chrtien, et ce que, nous autres, nous faisons dans ce monde. Jai d vous paratre amer en parlant de notre pays: je nai pourtant dit que la vrit, et pas mme toute la vrit. Du reste, la raison chrtienne ne souffre aucune sorte daveuglement, et celui du prjug national moins que tout autre, attendu que cest celui qui divise le plus les hommes.

Voil une lettre bien longue, Madame, je crois que nous avons tous les deux besoin de reprendre haleine. Je pensais, en commenant, que je pourrais vous dire en peu de mots ce que javais vous dire: en y songeant mieux, je trouve quil y a l de quoi faire un volume. Cela vous arrangera-t-il, Madame? Vous me le direz. Mais, en tout cas, vous ne pourrez viter une seconde lettre, car nous navons fait quaborder notre sujet. En attendant, je vous serais trs-oblig si vous vouliez bien regarder la prolixit de la premire comme un ddommagement pour le temps que je vous ai fait attendre. Javais pris la plume le jour mme o je reus votre lettre: de tristes et fatigantes proccupations mabsorbaient alors tout entier, il fallait men dbarrasser dabord avant de me mettre vous parler de choses si graves; aprs cela il fallait recopier mon griffonnage, qui tait absolument indchiffrable. Cette fois, vous nattendrez pas longtemps: ds demain je reprends la plume.

Ncropolis, 1829, 1er dcembre.

LETTRE DEUXIME.

On peut demander comment, au milieu de tant de secousses, de guerres intestines, de conspirations, de crimes et de folies, il y a eu tant dhommes qui aient cultiv les arts utiles et les arts agrables en Italie, et ensuite dans les autres tats chrtiens; cest ce que nous ne voyons pas sous la domination des Turcs.

Voltaire, Essai sur les murs. Madame,

Vous avez vu dans mes lettres prcdentes combien il est important de bien concevoir le mouvement de la pense dans la succession des ges, mais vous avez d y trouver aussi une autre pense: lorsque lon est pntr de cette ide fondamentale quil nest point dautre vrit dans lesprit de lhomme que celle que Dieu y a dpose de sa main alors quil le tira du nant, on ne saurait gure envisager le mouvement des sicles de la mme manire que lenvisage lhistoire vulgaire. On dcouvre alors que non-seulement une providence ou une raison parfaitement sage prside au cours des vnements, mais quelle exerce encore une action directe et constante sur lesprit de lhomme. En effet, si lon admet une fois quil a t ncessaire que la raison de ltre cr, pour se mettre en mouvement, ait primitivement reu une impulsion qui ne provenait pas de sa propre nature, que ses premires ides, ses premires connaissances, navaient pu tre autre chose que des communications miraculeuses de la raison suprme, ne sensuit-il pas que, dans le cours mme de son progrs, la puissance qui la ainsi constitue a d continuer exercer sur elle la mme action dont elle a fait usage au moment o elle lui imprimait son premier mouvement?

Cette manire de concevoir ltre intelligent dans le temps et son progrs doit vous tre devenue dailleurs parfaitement familire, si vous avez bien saisi, Madame, les choses dont nous sommes convenus prcdemment. Vous avez vu que le pur raisonnement mtaphysique dmontre parfaitement la perptuit dune action extrieure sur lesprit de lhomme; mais il ntait pas mme besoin dans ce cas davoir recours la mtaphysique; la consquence est rigoureuse par elle-mme, on ne saurait la nier quen niant les prmisses dont elle se tire. Or, si lon rflchit sur le mode mme de cette action continue de la raison divine dans le monde moral, on trouve quoutre quelle devait tre, comme nous venons de le voir, conforme son action initiale, elle devait encore avoir lieu de telle manire que la raison humaine restt parfaitement libre et pt exercer toute son activit. Il ny a donc rien de surprenant quil y ait eu un peuple au sein duquel la tradition des premires communications de Dieu se soit conserve plus pure que parmi les autres, et que de temps autre des hommes aient apparu, dans lesquels se renouvelait en quelque sorte le fait primitif de lordre moral. tez ce peuple, tez ces hommes privilgis, il faudra supposer que chez tous les peuples, toutes les poques de la vie gnrale de lhomme, dans chaque individu, la pense divine se rvlait galement pleine, galement vivante: ce serait, vous le voyez, dtruire toute personnalit et toute libert dans le monde intellectuel, ce serait anantir la chose donne. Il est vident quil ny a de personnalit ni de libert quautant quil y a diversit dintelligences, diversit de forces morales, diversit de connaissances. Au lieu quen supposant dans quelques individualits seulement, dans une nation, dans quelques esprits isols, spcialement chargs de la garde de ce dpt, un degr extraordinaire de soumission aux traditions primitives ou une latitude particulire lgard de la vrit originairement infuse dans lesprit humain, on ne fait absolument rien que poser un fait moral parfaitement analogue celui qui se passe incessamment sous nos yeux, savoir, peuples et individus en possession de certaines lumires, dont dautres peuples et dautres individus sont dpourvus.

Dans le reste du genre humain ces grandes traditions sentretenaient aussi plus ou moins pures, selon les diffrentes situations des peuples; et lhomme na march dans la voie qui lui a t prescrite quau flambeau de ces vrits puissantes quune autre raison que la sienne avait engendres dans son cerveau; mais il ny avait quun seul foyer de la lumire sur la terre. Ce foyer ne brillait pas, il est vrai, la manire des lumires humaines; il ne rpandait pas au loin un clat trompeur; concentr sur un seul point, lumineux et invisible la fois, comme tous les grands mystres du monde; ardent, mais cach comme le feu de la vie, tout sclairait de cette lumire ineffable, et tout tendait ce centre commun, tandis que tout semblait reluire de son propre clat, et se diriger vers les fins les plus opposes. Mais quand vint le moment de la grande catastrophe du monde intellectuel, toutes les vaines puissances que lhomme avait riges svanouirent linstant mme, et il ne resta debout, au milieu de la conflagration gnrale, que le seul tabernacle de la vrit ternelle. Voici comment se conoit lunit religieuse de lhistoire, et comment cette conception slve une vritable philosophie des temps, qui nous montre ltre intelligent surbordonn une loi gnrale tout autant que le reste des choses cres. Je voudrais pour beaucoup, Madame, que vous pussiez arriver cette manire abstraite et profonde de ressentir lhistoire; rien nagrandit notre pense et npure notre me comme cette vue dune providence qui domine les sicles et conduit le genre humain ses destines finales.

Mais cherchons dabord nous faire une philosophie de lhistoire qui rpande sur toute la vaste rgion des souvenirs humains une lumire qui soit pour nous comme laurore de la vive clart du jour. Nous tirerons dautant plus de fruit de cette tude prparatoire de lhistoire, quelle pourra faire elle seule un systme complet dont la rigueur nous pourrions nous contenter, si par aventure quelque chose venait nous arrter dans notre progrs ultrieur. Du reste, veuillez vous rappeler, Madame, que ce nest point du haut de la chaire que je vous adresse ces rflexions, et que ces lettres ne font autre chose que continuer nos entretiens interrompus, entretiens o jai recueilli tant de doux moments, et qui, jaime le redire, avaient t pour moi de vritables consolations une poque o jen avais grand besoin. Ne vous attendez donc pas me trouver cette fois plus didactique qu lordinaire, et vous-mme, Madame, veuillez comme lordinaire suppler de votre propre fonds ce quil y aura dincomplet dans cette tude.

Vous vous tes dj aperue sans doute, Madame, que la tendance actuelle de lesprit humain le porte naturellement revtir toute espce de connaissance dune forme historique. En mditant sur les bases philosophiques de la pense de lhistoire, on ne peut sempcher de reconnatre quelle est appele aujourdhui slever une porte infiniment plus leve que celle o elle sest tenue jusquici; on peut dire que lesprit ne se plat plus aujourdhui que dans la rgion de lhistoire; quil ne fait plus que se replier incessamment sur le temps coul, et ne cherche plus se donner des forces nouvelles quen les rsumant daprs ses souvenirs, la contemplation de la carrire parcourue, ltude des puissances qui ont dirig sa marche travers les sicles. Cest l assurment une tournure fort heureuse que la science a prise. Il est temps de concevoir que la force puise par la raison humaine dans ltroit prsent ne la constitue pas tout entire, et quil est en elle une autre force qui, en ramassant dans une seule pense et les temps couls et les temps promis, fait son tre vritable, et la place dans sa vritable sphre dactivit.

Mais ne trouvez-vous pas, Madame, que lhistoire raconte est ncessairement incomplte, et quelle ne contiendra jamais que ce qui en reste dans la mmoire des hommes? Or tout ce qui arrive ny reste pas. Il est donc vident que le point de vue historique actuel ne saurait satisfaire la raison. Malgr les utiles travaux de la critique, malgr les secours que les sciences naturelles se sont plu lui prter en dernier lieu, vous le voyez, elle na pu arriver encore ni lunit ni cette haute moralit qui driverait dune vue distincte de la loi gnrale du mouvement des temps. Lesprit humain a toujours aspir, dans sa contemplation des sicles couls, ce grand rsultat; mais linstruction facile qui se tire de tant de manires des tudes historiques, ces leons de philosophie banale, ces exemples de je ne sais quelles vertus, comme si la vertu stalait sur le grand thtre du monde, cette moralit triviale de lhistoire qui na jamais fait un seul honnte homme, mais une foule de sclrats et de fous, et qui ne sert qu perptuer la pauvre comdie du monde, tout cela a dtourn la raison des vritables instructions que les traditions humaines sont destines lui offrir. Tant que lesprit chrtien dominait la science, une pense profonde, quoique mal articule, rpandait sur ces tudes quelque chose de la sainte inspiration dont elle manait; mais cette poque la critique historique tait encore si peu avance, tant de faits, ceux surtout des temps primitifs, se conservaient encore dune manire si dfigure dans les souvenirs du genre humain, que toutes les clarts de la religion ne pouvaient dissiper ces tnbres profondes, et lhistoire, quoique claire par une lumire suprieure, nen marchait pas moins terre terre. Aujourdhui une manire rationnelle denvisager la matire historique produirait un rsultat bien autrement positif. Cest une philosophie de lhistoire toute nouvelle que requiert la raison du sicle; une philosophie qui ne ressemblerait pas plus sa philosophie actuelle que les analyses savantes de lastronomie de nos jours ne ressemblent aux sries dobservations gnomoniques dHipparque et du reste des astronomes anciens. Il faut seulement remarquer quil ny aura jamais assez de faits pour tout dmontrer, et quil y en avait plus quil nen fallait pour faire tout pressentir ds le temps de Mose et dHrodote. Quelque accumulation que lon en fasse, ils namneront donc jamais une complte certitude qui ne peut rsulter que de la manire dont ils seront groups, conus, ordonns. Cest ainsi, par exemple, que lexprience des sicles, qui avait enseign Kpler les lois du mouvement plantaire, navait point suffi lui dvoiler la loi gnrale de la nature; et que cest une espce de rvlation extraordinaire dune pieuse mditation que cette dcouverte, comme lon sait, fut rserve.

Et dabord que signifient, je vous prie, ces rapprochements de sicles et de peuples quentasse une vaine rudition? Toutes ces gnalogies de langues, de peuples et dides? Une philosophie aveugle ou entte ne saura-t-elle pas sen dbarrasser toujours, par son vieil argument de luniformit gnrale de la nature humaine; de tout ce merveilleux entrelacement des temps, par sa thorie favorite du dveloppement naturel de lesprit humain sans trace de providence, sans autre cause que la propre force dynamique de sa nature? Lesprit humain nest pour elle, on le sait, que la boule de neige qui grandit en roulant, voil tout. Du reste, ou elle voit partout un progrs et un perfectionnement naturels qui, selon elle, sont inhrents ltre humain, ou elle ne trouve quun mouvement sans motif et sans raison. Selon les diffrentes trempes desprit sombre et dsespr, ou tout en esprances et en compensations, tantt elle ne voit lhomme que se trmousser imbcile comme le moucheron au soleil, tantt slever et monter toujours par leffet de sa sublime nature, mais toujours cest lhomme et rien que lui. Volontairement ignorante, le monde physique quelle simagine connatre ne lui apprend rien, sinon ce quil offre la vaine curiosit de lesprit et aux sens. Les grandes lumires que ce monde panche sans cesse de son sein narrivent pas jusqu elle; et si enfin elle se dcide reconnatre un plan, un dessein, une raison dans la marche des choses, y soumettre lintelligence humaine et accepter toutes les consquences qui en rsultent relativement au phnomne universel de lordre moral, cela lui est impossible. Il ne sert donc de rien ni de lier les temps, ni de travailler perptuellement sur le matriel des faits; il faut chercher caractriser moralement les grandes poques de lhistoire; il faut chercher dterminer svrement les traits de chaque ge, selon les lois de la raison pratique. Dailleurs, si lon y regarde bien, lon trouvera que la matire historique est peu prs puise; que les peuples ont rcit peu prs toutes leurs traditions, que si des poques recules peuvent encore tre mieux claircies un jour (et encore ne sera-ce point par cette critique qui ne sait que remuer les vieilles poussires des peuples, mais par quelques procds purement logiques), pour des faits proprement dits il ny en a plus gure exhumer; enfin, que lhistoire na plus autre chose faire aujourdhui qu mditer.

Ceci admis, elle se placerait naturellement dans le systme gnral de la philosophie, et en ferait dornavant un lment intgrant. Nombre de choses sen dtacheraient alors, comme de raison, quon abandonnerait aux romanciers et aux potes; mais il y en aurait bien plus encore qui surgiraient alors de latmosphre nbuleuse o elles gisent encore, pour se placer aux sommits les plus apparentes du nouveau systme. Ces choses ne recevraient plus leur caractre de vrit uniquement de la chronique; mais, de mme que ces axiomes de la philosophie naturelle que lexprience et lobservation ont dcouvertes, mais que la raison gomtrique a rduites en formules et en quations, ce serait dsormais la raison morale qui leur imprimerait le cachet de la certitude. Telle est, par exemple, cette poque si peu comprise encore, selon nous (et cela non faute de donnes et de monuments, mais faute dides), o aboutissent tous les temps, o tout se termine, o tout commence, dont on peut dire sans exagration que tout le pass du genre humain sy trouve confondu avec tout son avenir, je veux dire les premiers moments de lre chrtienne. Il viendra un jour, je nen doute pas, o la mditation historique ne pourra plus se dtacher de ce spectacle imposant de toutes les anciennes grandeurs des hommes rduites en poussire, de toutes leurs grandeurs futures venant clore. Telle est aussi la longue priode qui a suivi et continu cet ge du renouvellement de ltre humain, priode dont le prjug et le fanatisme philosophique se faisaient nagure une si fausse image, o de si vives lumires se cachaient au fond des plus paisses tnbres, o tant de puissances de tout genre se conservaient et salimentaient au milieu de limmobilit apparente des esprits, et quon na commenc concevoir que depuis la nouvelle direction que les tudes historiques ont prise.

Puis de gigantesques figures, perdues cette heure dans la foule des personnages historiques, sortiront de lombre qui les enveloppe, tandis que mainte renomme laquelle les hommes ont prodigu trop longtemps une coupable ou imbcile vnration sabmera pour jamais dans le nant. Telles seront entre autres les nouvelles destines de quelques-uns des personnages de la Bible, mconnus ou ngligs par la raison humaine, et de quelques sages paens quelle a entours de plus de gloire quils nen ont mrit; par exemple, de Mose et de Socrate, de David et de Marc-Aurle. On saura une fois pour toutes que Mose a donn le Dieu vritable aux hommes, tandis que Socrate ne leur a lgu que le doute pusillanime; que David est le modle parfait du plus saint hrosme, tandis que Marc-Aurle nest au fond quun exemplaire curieux dune grandeur artificielle et dune vertu dapparat. On ne se rappellera plus aussi Caton dchirant ses entrailles que pour apprcier leur juste valeur la philosophie quinspirait cette vertu forcene et la misrable grandeur que lhomme stait faite. Parmi les gloires du paganisme, je crois que le nom dpicure se trouvera dgag du prjug qui le fltrit, et quun intrt nouveau sattachera son souvenir. Dautres grandes renommes subiront de mme un sort nouveau. Le nom du Stagyrite, par exemple, ne sera plus prononc quavec une sorte dhorreur, celui de Mahomet quavec un respect profond. Le premier sera considr comme un ange de tnbres, qui avait comprim pendant nombre de sicles toutes les puissances du bien parmi les hommes; le second comme un tre bienfaisant, lun de ceux qui ont le plus contribu laccomplissement du plan form par la sagesse divine pour le salut du genre humain. Enfin, le dirai-je? une espce dinfamie sattachera peut-tre au grand nom dHomre. Le jugement que linstinct religieux de Platon lui fit porter sur ce corrupteur des hommes ne sera plus regard comme une de ses saillies utopiques, mais comme une de ses anticipations admirables des penses de lavenir. Il faut quil vienne, le jour o lon ne saura plus que rougir au souvenir de lenchanteur coupable qui a contribu dune si effrayante manire dgrader la nature humaine; il faut que les hommes se repentent un jour avec douleur de lencens quils ont prodigu cet adulateur de leurs plus viles passions, qui, pour leur plaire, a souill la tradition sacre de la vrit et rempli leur cur dordure. Toutes ces ides, qui nont fait jusquici queffleurer lesprit humain, ou qui tout au plus gisaient sans vie dans quelques cerveaux indpendants, se placeront dsormais irrvocablement dans le sentiment moral du genre humain, et deviendront autant daxiomes du sens commun.

Mais un des enseignements les plus importants de lhistoire, conue dans cette pense, consisterait fixer dans les rminiscences de lesprit humain les rangs respectifs des peuples qui ont disparu de la scne du monde, et remplir la conscience des peuples existants du sentiment des destines quils sont appels remplir. Chaque peuple, en concevant clairement les diffrentes poques de sa vie passe, concevrait aussi le prsent de son existence dans toute sa vrit, et saurait pressentir jusqu un certain point la carrire quil a parcourir dans lavenir. De cette manire, chez tous les peuples, se trouverait constitue une vritable conscience nationale qui se composerait dun certain nombre dides positives, de vrits videntes dduites de leurs souvenirs, de convictions profondes dominant plus ou moins tous les esprits et les poussant tous vers une mme fin. Pour lors les nationalits, qui nont fait jusqu cette heure que diviser les hommes, dpouilles de leurs aveuglements et de leurs intrts passionns, se combineraient les unes avec les autres pour produire un rsultat harmonique et universel, et lon verrait peut-tre les peuples se tendre la main dans le sentiment vrai de lintrt gnral de lhumanit, qui ne serait plus que lintrt bien compris de chaque peuple.

Je sais que cette fusion des intelligences est promise par nos sages la philosophie et au progrs des lumires en gnral. Mais si lon rflchit que les peuples, quoique des tres composs, sont en effet des tres moraux comme les individus, que par consquent une mme loi prside la vie intellectuelle des uns et des autres, on trouvera, je crois, que lactivit des grandes familles humaines dpend ncessairement de ce sentiment personnel qui fait quelles se conoivent comme spares du reste du genre humain, comme ayant une existence propre et un intrt individuel; que ce sentiment est un lment ncessaire de lintelligence universelle, et constitue pour ainsi dire le moi de ltre humain collectif; que, dans nos esprances de futures flicits et de perfections indfinies, on ne saurait donc abstraire les grandes personnalits humaines pas plus que les autres moindres dont elles se composent, et quil faut par consquent les accepter absolument comme des principes et des moyens donns pour arriver un tat plus parfait.

Lavenir cosmopolitique de la philosophie nest donc quune chimre. Il faut dabord soccuper rdiger une morale domestique des peuples diffrente de leur morale politique; il faut que les peuples apprennent dabord se connatre et sapprcier tout comme les individus; quils sachent leurs vices et leurs vertus; quils apprennent se repentir des fautes quils ont commises, rparer le mal quils ont fait, ou persister dans le bien dont ils suivent la voie. Voil, selon nous, les conditions premires dune vritable perfectibilit pour les masses tout comme pour les individus: cest en se repliant sur leurs existences coules que les uns et les autres apprendront remplir leurs destines; cest dans la comprhension claire de leur pass quils trouveront la puissance dagir sur leur avenir.

Vous voyez que la critique historique ne serait plus ainsi rduite satisfaire seulement une vaine curiosit, mais quelle se trouverait tre la plus auguste des magistratures. Elle exercerait une justice implacable sur les illustrations et les grandeurs de tous les ges; elle scruterait scrupuleusement toutes les renommes, toutes les gloires; elle ferait raison de tout fantme, de tout prestige historique; elle ne soccuperait plus qu dtruire les fausses images dont la mmoire des hommes est encombre, afin que, le pass soffrant la raison dans son jour vritable, elle puisse en dduire quelques consquences certaines relativement au prsent, et porter ses regards avec assurance dans les espaces infinis qui se droulent devant elle.

Je crois quune immense gloire, la gloire de la Grce, svanouirait presque tout entire; je crois quun jour viendra o la pense morale ne sarrtera plus que pntre dune sainte tristesse sur cette terre de dception et dillusion, do le gnie de limposture a vers si longtemps sur le reste de la terre la sduction et le mensonge; on ne verrait plus alors lme pure dun Fnelon se nourrir mollement des imaginations voluptueuses enfantes par la plus effrayante dpravation o ltre humain soit jamais tomb, et de puissantes intelligences se laisser envahir par les inspirations sensuelles de Platon; mais au contraire, les vieilles penses presque oublies des esprits religieux, de quelques-uns de ces forts penseurs, vritables hros de la pense, qui, laurore de la socit nouvelle, traaient dune main la voie quelle devait parcourir, tandis quils se dbattaient de lautre contre le monstre agonisant du polythisme et les prodigieuses conceptions de ces sages, qui Dieu avait commis la conservation des premires paroles profres par lui en prsence de la crature, trouveront alors des applications aussi admirables quinattendues. Et comme vraisemblablement, dans les visions singulires de lavenir, dont quelques esprits privilgis avaient t favoriss, on verra surtout alors lexpression de la connaissance intime de la liaison absolue des temps, on trouvera que ces prdictions dans le fait ne se rapportent aucune poque dtermine, mais que ce sont des instructions qui regardent indiffremment tous les temps, et bien plus quon na en quelque sorte qu regarder autour de soi pour voir leur perptuel accomplissement soprer dans les phases successives de la socit, comme des manifestations journalires et lumineuses de la loi ternelle du monde moral, de sorte que le fait de la prophtie se trouvera tre alors aussi sensible que le fait mme des vnements qui nous emportent.

Enfin, voici la plus importante leon que dicterait selon nous lhistoire ainsi conue, et dans notre systme, cette leon, en nous faisant comprendre la vie universelle de ltre intelligent qui seul donne le mot de lnigme humaine, rsume toute la philosophie des temps. Au lieu de se complaire dans le systme insens de la perfectibilit mcanique de notre nature, si manifestement dmentie par lexprience de tous les ges, on saurait quabandonn lui-mme, lhomme na jamais march au contraire que dans la voie dune dgradation indfinie, et que sil y a eu de temps autre des poques de progrs chez tous les peuples, des moments de lucidit dans la vie universelle de lhomme, des lans sublimes de sa raison, des efforts prodigieux de sa nature, ce que lon ne saurait nier, rien ne dmontre un avancement permanent et continu de la socit en gnral, et que ce nest rellement que dans celle dont nous sommes les membres, et qui na point t faite de mains dhommes, quon aperoit un vritable mouvement ascendant, un principe rel de progression continue comme de dure. Nous avons, sans doute, recueilli ce que lesprit des anciens avait trouv avant nous, nous en avons fait notre profit, et nous avons ainsi referm lanneau de la grande chane des temps bris par la barbarie; mais il ne sensuit nullement que les peuples seraient arrivs ltat o ils se trouvent aujourdhui sans le phnomne historique, parfaitement isol de tout antcdent, parfaitement en dehors de la gnration naturelle des ides humaines dans la socit, et de tout enchanement ncessaire des choses, qui spare le monde ancien du monde nouveau.

Si alors, Madame, lil de lhomme sage se retourne vers le pass, le monde, au moment o une puissance surnaturelle lui imprima une direction toute nouvelle, se retracera son imagination dans sa couleur vritable, corrompu, sanglant, menteur. Il reconnatra que ce progrs des peuples et des gnrations quil a tant admir ne les avait conduits en effet qu un abrutissement infiniment au-dessous de celui des peuples que nous appelons sauvages; et ce qui fait bien voir combien les civilisations de lancien monde taient imparfaites, il trouverait sans doute quil ny avait non plus nul principe de dure, de permanence en elles. Sagesse profonde de lgypte, grces charmantes de lIonie, vertus austres de Rome, clat blouissant dAlexandrie, qutes-vous devenus? se dira-t-il. Comment, brillantes civilisations, vieilles de tout lge du monde, berces par toutes les puissances de la terre, associes toutes les gloires, toutes les grandeurs, toutes les dominations du monde, et enfin au pouvoir le plus norme qui jamais pesa sur la terre, la souverainet universelle, comment avez-vous pu tre ananties? quoi donc tendaient tout ce travail des sicles, tous ces efforts superbes de la nature intelligente, si des peuples nouveaux, venus de je ne sais o, qui ny avaient particip en aucune faon, devaient un jour dtruire tout cela, renverser ce magnifique difice, et faire passer la charrue sur ses ruines? Lhomme navait-il donc difi que pour voir un jour tout louvrage de ses mains rduit en poussire? Navait-il tant accumul que pour tout perdre en un seul jour? Ne stait-il lev si haut que pour descendre plus bas?

Mais ne vous y trompez pas, Madame, ce ne sont pas les barbares qui dtruisirent le monde ancien. Ctait un cadavre pourri; ils nont fait que jeter sa poussire au vent. Ces mmes barbares navaient-ils pas attaqu avant cela les socits anciennes sans pouvoir seulement les entamer? La vrit est que le principe de vie qui avait fait subsister jusque-l la socit humaine tait puis; que lintrt matriel, ou, si lon veut, lintrt rel, qui avait seul dtermin jusque-l le mouvement social, avait pour ainsi dire rempli sa tche et consomm linstruction prliminaire du genre humain; que lesprit humain, tout dsireux quil soit de sortir de sa sphre terrestre, ne peut slever que de moment en moment aux rgions suprieures o rside le vritable principe de ltre social, et quil ne saurait par consquent donner la socit sa forme dfinitive.

On a trop longtemps t habitu ne voir dans le monde que des tats spars; cest l ce qui fait que limmense supriorit de la socit nouvelle sur lancienne na pas encore t convenablement apprcie. On ne songeait pas que, pendant une suite de sicles, cette socit avait form un vritable systme fdral, et que ce systme na t dissous que par la rformation; que les peuples de lEurope ne se considraient antrieurement ce dplorable vnement que comme faisant un seul corps social gographiquement divis en diffrents tats, mais nen faisant quun seul au point de vue moral; quil ny eut longtemps parmi eux dautre droit public que les dcrets de lglise; que les guerres taient alors regardes comme des guerres intestines; enfin quun seul et unique intrt animait tout cet univers, quune seule tendance le mettait en mouvement. Lhistoire du moyen ge est, littralement parlant, lhistoire dun seul peuple, du peuple chrtien. Le mouvement de la pense morale en fait tout le fond; les vnements purement politiques ny occupent que le second plan, et ce qui le dmontre surtout, ce sont prcisment ces guerres dopinions dont la philosophie du sicle pass avait une si grande horreur. Voltaire remarque fort bien que lopinion na caus de guerres que chez les chrtiens; mais il ne fallait pas sen tenir l, il fallait remonter la cause de ce fait unique. Il est clair que le rgne de la pense ne pouvait pas stablir autrement dans le monde, quen donnant au principe mme de la pense toute sa ralit. Et si aujourdhui lapparence des choses a chang, cest l le rsultat du schisme qui, en brisant lunit de la pense, a bris aussi lunit de la socit; mais le fond est encore le mme, sans aucun doute, et lEurope est encore la chrtient, quoi quelle fasse et quoi quelle dise. Sans doute elle ne reviendra plus ltat o elle stait trouve son ge de jeunesse et de croissance, mais on ne saurait douter aussi quun jour, les lignes qui sparent les peuples chrtiens ne seffacent derechef, et que sous une forme nouvelle, le principe primitif de la socit moderne ne vienne se produire encore une fois avec plus dnergie que jamais. Pour le chrtien, cest chose de foi; il ne lui est pas plus permis de douter de cet avenir que du pass sur lequel se fondent ses croyances; mais pour tout esprit srieux cest une chose dmontre. Qui sait mme si ce jour nest pas plus proche quon ne le croirait? Il y a un prodigieux travail religieux aujourdhui au fond des esprits, il y a des mouvements de retour dans la marche de la science, puissance suprme du sicle, je ne sais quoi de solennel et de recueilli dans les mes; qui sait si ce ne sont point l les prcurseurs de quelques grands phnomnes sociaux qui doivent dterminer dans la nature intelligente quelque mouvement universel, qui ferait remplacer par des certitudes de la raison commune ce qui nest aujourdhui que croyances de la foi? Grce Dieu, la rformation na pas tout dtruit; grce Dieu, la socit tait tout difie dj pour lternit, lorsque le flau sabattit sur le monde chrtien.

Cest donc dans cette grande socit qui forme la famille europenne, quil faut tudier le vritable caractre de la socit nouvelle, et non dans tel ou tel pays particulier; cest en elle que se trouve le vritable lment de stabilit et de progrs qui distingue le monde nouveau du monde ancien; cest elle qui contient toutes les grandes lumires de lhistoire. Nous voyons, par exemple, que, malgr toutes les rvolutions que la socit nouvelle a subies, non-seulement elle na rien perdu de sa vitalit, mais que tous les jours elle crot en forces, que tous les jours de nouvelles puissances se produisent en elle. Nous voyons, par exemple, que les Arabes, les Tartares, les Turcs, non-seulement nont pu lanantir, mais quils nont fait au contraire que la consolider. Il faut remarquer que les deux premiers de ces peuples lavaient assaillie antrieurement linvention de la poudre canon; que par consquent ce ne sont point les armes feu qui lont prserve de la destruction, et que lun deux envahissait en mme temps les deux socits de lancien monde qui survivent encore.

On aime attribuer la chute de lempire romain la perte des murs et au despotisme qui en est rsult. Il ne sagit point seulement de Rome dans cette rvolution universelle; ce nest point Rome qui a pri, cest la civilisation tout entire. Lgypte des Pharaons, la Grce de Pricls, la seconde gypte des Lagides, et toute la Grce dAlexandre, qui stendait par del lIndus, enfin le judasme lui-mme, depuis quil stait hellnis, tout cela stait fondu dans la masse romaine et ne faisait plus quune seule socit, qui reprsentait toutes les gnrations antrieures depuis lorigine des choses, qui contenait tout ce quil y a eu de forces morales et intellectuelles dveloppes jusque-l dans la nature humaine. Ce nest donc point un empire, cest la socit humaine qui a t anantie et qui a recommenc de ce jour. Depuis que le globe a t comme entour par lEurope, quun nouveau monde sorti de lOcan a t reconstruit par elle, que le reste des populations humaines lui sont devenues tellement assujetties quelles nexistent plus en quelque sorte que sous son bon plaisir, il est facile de comprendre ce qui se passait sur la terre, alors que sabattait le vieil difice et que le nouveau slevait miraculeusement sa place: ctait llment moral de la nature qui recevait une nouvelle loi, une nouvelle organisation. Les matriaux de lancien monde ont sans doute servi ldification du nouveau, car la raison suprme ne saurait dtruire luvre de ses propres mains, et il fallait ncessairement que la base matrielle de lordre moral restt toujours la mme; dautres matriaux humains, tout nouveaux, tirs dune carrire que la civilisation ancienne navait pas exploite, furent fournis par la Providence; les capacits vigoureuses et concentres du Nord se sont combines avec les puissances expansives du Midi et de lOrient: on dirait que tout ce quil y avait de forces intellectuelles rpandues sur la terre est venu se produire et se confondre en ce jour pour enfanter des gnrations dides, dont les lments avaient t jusque-l ensevelis dans les profondeurs les plus mystrieuses du cur humain. Mais ni le plan de ldifice, ni le ciment qui a li ces divers matriaux, ntaient uvre humaine; cest la pense de vrit qui a tout fait. Voil ce quil nous importe de concevoir, et voil le fait immense que le raisonnement purement historique, en sentourant de tous les ressorts humains quil trouve dans cette poque, ne saurait jamais faire concevoir de manire satisfaire lesprit. Voil le pivot sur lequel tourne la sphre entire de lhistoire, et ce qui explique parfaitement tout le phnomne de lducation du genre humain. Rien que la grandeur de lvnement, sa liaison intime, ncessaire, avec ce qui la prcd et suivi, certes, suffiraient pour le placer hors du cours ordinaire du fait humain, qui ne saurait jamais tre dnu dun certain arbitraire et de quelque chose de volontaire; mais leffet immdiat de cet vnement sur lintelligence, les forces nouvelles dont il la tout coup enrichie, les besoins nouveaux quil lui a tout coup crs, et au-dessus de tout cela ce nivellement admirable des esprits, opr par celui qui fait que lhomme est devenu dsireux de la vrit et apte la connatre, dans quelque condition quil se trouve plac dailleurs; voil ce qui rend ce moment de lhistoire tout empreint dun caractre surprenant de providence et de raison suprme. Aussi, voyez si depuis, la raison humaine, malgr ses frquents retours vers les choses qui ne sont plus, qui ne doivent et qui ne peuvent plus tre, ne sest point toujours rattache dans le fond ce moment? Voyez si la conscience de la raison prdominante ne se trouve pas aujourdhui tout entire dans lordre moral nouveau, et si cette portion de lintelligence universelle qui entrane tout le reste de sa masse, ne date pas bien rellement du premier jour de notre re? Je ne sais; peut-tre la ligne qui nous spare du monde ancien nest-elle pas visible tous les yeux, mais certainement elle est bien sensible tout esprit, instruit par le sentiment moral, concevoir quelque peu ce qui divise les lments de la nature intelligente et ce qui les unit. Il viendra un temps, croyez-moi, o lespce de retour vers le paganisme effectu au quinzime sicle, et quon a appel fort improprement la renaissance des lettres, ne se conservera plus dans la mmoire des peuples modernes, que de la mme manire que se conserve dans la pense dun homme revenu au bien, le souvenir de quelque fol et coupable enivrement de sa jeunesse.

Remarquons aussi, je vous prie, que par une espce dillusion doptique, on se figure lantiquit comme une succession dges sans fin, tandis que la priode moderne semble navoir commenc que dhier. Or, lhistoire du monde ancien, en remontant par exemple jusqu ltablissement des Plasges en Grce, nembrasse quun espace de temps ne surpassant que dun sicle tout au plus la dure de notre re; mais les temps historiques nont pas mme cette tendue-l. Eh bien, dans ce court espace de temps, que de socits ont pri dans lancien monde, tandis que dans lhistoire des peuples modernes, vous ne voyez que les limites gographiques des tats se dplacer, tandis que la socit mme et les peuples restent intacts! Je nai pas besoin de vous dire que des faits tels que lexpulsion des Maures en Espagne, la destruction des populations amricaines, lanantissement des Tartares en Russie, ne font quappuyer notre raisonnement. Cest ainsi que la chute de lempire ottoman, par exemple, qui dj retentit nos oreilles, va encore offrir le spectacle dune de ces grandes catastrophes que les peuples chrtiens ne sont pas destins jamais prouver; ensuite viendra le tour des autres peuples non chrtiens, qui touchent aux extrmits les plus recules de notre systme. Tel est le cercle de laction toute-puissante de la vrit; tantt refoulant les populations, tantt les embrassant dans sa circonfrence, il slargit incessamment et nous approche des temps annoncs.

Cest une chose admirable, il faut lavouer, que lindiffrence avec laquelle on a longtemps envisag la civilisation moderne. Vous voyez pourtant que si lon arrive la bien concevoir, on vient rsoudre en mme temps tout le problme social. Cest pour cela que dans les considrations les plus vastes et les plus gnrales de la philosophie de lhistoire, il faut revenir, bon gr, mal gr, sur cette civilisation. En effet, ne renferme-t-elle pas le produit de tous les ges couls, et les ges venir seront-ils autre chose que le produit de cette civilisation? Or ltre moral nest rien que ltre fait par les temps et que les temps doivent achever. Jamais la masse des ides rpandues sur la surface du monde ne sest trouve aussi concen