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Techniques & Culture Numéro 54-55 (2010) Cultures matérielles ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Marie-Noëlle Chamoux La transmission des savoir-faire : Un objet pour l'ethnologie des techniques ? ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document. Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV). ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Référence électronique Marie-Noëlle Chamoux, « La transmission des savoir-faire : Un objet pour l'ethnologie des techniques ? », Techniques & Culture [En ligne], 54-55 | 2010, mis en ligne le 30 janvier 2013. URL : http://tc.revues.org/4995 DOI : en cours d'attribution Éditeur : Les éditions de la Maison des sciences de l’Homme http://tc.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://tc.revues.org/4995 Ce document est le fac-similé de l'édition papier. Cet article a été téléchargé sur le portail Cairn (http://www.cairn.info). Distribution électronique Cairn pour Les éditions de la Maison des sciences de l’Homme et pour Revues.org (Centre pour l'édition électronique ouverte) Tous droits réservés

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Texto sobre antropologias das técnicas

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  • Techniques & CultureNumro 54-55 (2010)Cultures matrielles

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    Marie-Nolle Chamoux

    La transmission des savoir-faire:Un objet pour l'ethnologie destechniques?................................................................................................................................................................................................................................................................................................

    AvertissementLe contenu de ce site relve de la lgislation franaise sur la proprit intellectuelle et est la proprit exclusive del'diteur.Les uvres figurant sur ce site peuvent tre consultes et reproduites sur un support papier ou numrique sousrserve qu'elles soient strictement rserves un usage soit personnel, soit scientifique ou pdagogique excluanttoute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'diteur, le nom de la revue,l'auteur et la rfrence du document.Toute autre reproduction est interdite sauf accord pralable de l'diteur, en dehors des cas prvus par la lgislationen vigueur en France.

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    Rfrence lectroniqueMarie-Nolle Chamoux, La transmission des savoir-faire: Un objet pour l'ethnologie des techniques?,Techniques & Culture [En ligne],54-55|2010, mis en ligne le 30 janvier 2013. URL : http://tc.revues.org/4995DOI : en cours d'attribution

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  • in Techniques et culture, Bulletin de lquipe de recherche 191 (3), 1978 : 46-83

    Pour analyser les relations entre techniques et culture, le choix dun ordre pratique dtude se pose en permanence. Par o commencer ? Doit-on dabord examiner en dtail les rapports entre la matire et les hommes (recueil et traitement des donnes sur les outils, les matriaux, les procds, etc.) et seulement aprs leur explicitation entreprendre lanalyse des rapports sociaux ? Ou bien doit-on adopter lordre inverse et commencer par les rapports sociaux ? Sil ne sagissait que dun ordre pratique, la question pourrait paratre bien secondaire. Mais la difficult provient de ce que lordre pratique tend imposer un ordre hirarchique dans lexplication : une fois rpertoris et classs les procds techniques, par exemple selon des critres de cohrence interne, est-il encore possible de dceler laction des rapports sociaux sur les procds ? Nest-on pas enferm dans un dterminisme sens unique, celui quexerceraient les lois de la matire sur les diffrentes instances de la ralit sociale ?

    la suite de Leroi-Gourhan, lethnologie spcialise dans les techniques a le plus souvent donn la priorit ltude des rapports la matire. Elle a recherch des clas-sifications des outils et des procds. Elle a aussi tent den faire le rpertoire le plus complet possible. Mais si cette dmarche a permis de fructueuses comparaisons entre les techniques de divers lieux et de diverses poques, renforant ou corrigeant les grandes hypothses sur lvolution et les relations interculturelles, elle suffit rarement saisir dans toutes leurs dimensions les liens entre les techniques dun groupe particulier et les autres instances de sa ralit sociale.

    Paralllement cette dmarche classificatrice, on dispose dans lethnologie de trs nombreuses descriptions comportant des informations sur les outils et les procds, mais

    Techniques & Culture 54-55 volume 1, 2010 : 139-161

    Cultures matrielles 1 - IIMarie-Nolle [email protected]

    LA TRAnSMISSIOn DeS SAVOIR-FAIRe

    Un objet pour l ethnologie des techniques ?

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    aussi sur dautres dimen-sions des techniques : symbolisme, langages sp-cialiss, fonctions sociales des hommes qui les pra-tiquent, etc. On pouvait esprer quen rassemblant ces donnes parses cer-tains des liens entre tech-niques et culture sexpli-citeraient deux-mmes. Malheureusement rares sont les descriptions de techniques qui sont vrai-ment utilisables, lorsquon veut comparer, sans tom-ber dans un dterminisme sommaire, les rapports la matire et les rapports sociaux. Les descriptions

    donnent limpression dtre incompltes, a-systmatiques ; les lments semblent avoir subi une slection arbitraire. Finalement les lacunes les plus courantes se situeraient moins dans la description des rapports sociaux que dans le recueil de donnes pertinentes sur les rapports la matire 1.

    Dun ct, on a une systmatique des rapports outils, procds et matire, mais sans possibilit dinclure les dimensions sociales des techniques dans la systmatique ; de lautre ct, on trouve des pratiques empiristes de recueil, ne donnant que des aperus limits de liens possibles entre techniques et culture. Que faire devant cette situation ? On peut certes perfectionner les mthodes de descriptions des techniques pour tenter dy inclure toutes les dimensions matrielles, sociales, culturelles quelles mettent en uvre. Cest mme une tche ncessaire. Mais on peut douter quune telle entreprise ait jamais une fin. Aussi plutt que de la poser comme un pralable la rflexion sur les rapports entre techniques et culture, on proposera ici une autre modalit dapproche, non exclu-sive de la prcdente. La tentative consiste privilgier et systmatiser un objet dtude prcis, qui intgre demble des dimensions purement techniques et des dimensions socioculturelles : les savoir-faire techniques.

    Par savoir-faire techniques, on entend lensemble des connaissances et savoirs humains, conscients ou inconscients, qui permettent la mise en uvre dune technique. Les savoir-faire peuvent tre gestuels et intellectuels, collectifs et individuels, et ils dpendent tou-jours la fois des rapports des hommes entre eux et des rapports entre les hommes et les lois de la matire.

    Ltude des savoir-faire techniques est particulirement cruciale dans ltude des tech-niques non industrielles, et cest bien ce qui fait toute la difficult de lethnologie des techniques. On entend parfois dire que les techniques non industrielles seraient plus simples . Si lon entend par l que les moyens de travail (outils) sont plus simples, la proposition est vidente. On peut en effet reconnatre que lvolution des moyens de travail sest faite grosso modo du plus simple au plus complexe, au plus labor. Mais si lon

    M.-n

    . Cha

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    , CeM

    CATissage dun couvre-buste de gaz en coton blanc, motifs varisOn voit ce vtement, port

    par-dessus la blouse brode, dans les photographies. Cuacuila,

    Huauchinango, Puebla.

  • 141La transmission des savoir-faire : un objet pour lethnologie des techniques ?

    entend par l que les tches humaines individuelles sont plus simples dans les techniques anciennes on cde au contraire un prjug classique erron. La sociologie du travail, qui dailleurs ne sest intresse quau travail industriel, a tabli en effet que, contraire-ment ce que lon croit parfois, le progrs technique moderne a consist simplifier ou appauvrir toujours plus les tches des excutants, entranant ce que lon nomme une dqualification des travailleurs directs.

    Selon quon se place dans le cas de techniques base doutils ou de techniques base de machines, on se trouvera devant lune ou lautre des relations suivantes :

    1. Outils simple / Tche individuelle riche 2. Machine labore / Tche individuelle appauvrie .

    En dautres termes, les techniques non industrielles ne sont pas plus simples. Ce sont les outils qui le sont. Le travail individuel est au contraire plus labor : la manire de se servir de loutil est plus importante que loutil lui-mme. On exprimait cela autrefois dans les leons de morale de lcole Communale en enseignant que les mauvais ouvriers ont toujours de mauvais outils . Il ne suffit pas de possder un mtier tisser amrindien, ni mme davoir vu une Indienne sen servir, pour pouvoir produire la mme toffe quelle. La manire dutiliser un outil sincarne concrtement dans les connaissances techniques conscientes ou non du tra-vailleur, et dans les gestes quil effectue au cours du procs de travail. En un mot dans les savoir-faire techniques.

    Dans les techniques industrielles, une partie du savoir-faire technique du travailleur humain lui a t te et a t en quelque sorte transfre dans la machine. Il nest besoin par exemple daucune connaissance sp-ciale, hormis une trs courte priode de formation, pour produire sur un mtier tisser de lindustrie un tissu identique, quelle que soit la personne surveillant le mtier. La part dhabilet personnelle du travailleur dans lobtention du rsultat est moindre dans les tech-niques industrielles.

    Tissage dune ceinture de broch en coton blanc et laine rouge et verte, motifs varisOn voit le port de ces ceintures dans les photographies. Cuacuila, Huauchinango, Puebla.

    Vict

    or La

    garde,

    CeMC

    A

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    FilageCuacuila, Huauchinango,

    Puebla.

    Privilgier ltude des savoir-faire techniques se justifie donc par la place quils tiennent dans les techniques non industrielles. Mais cest aussi choisir la part la plus difficilement cernable, la plus fuyante, la plus cache lobservateur et parfois au praticien lui-mme. Yves Barel, reconnaissant le problme, propose une terminologie qui pourrait tre utile pour formuler les questions poses ici. Il distingue les savoir-faire incorpors et les savoir-faire algorithmiss .

    Le travail est dabord une activit qui repose soit sur un savoir-faire incorpor, soit sur la matrise dalgorithmes. Un savoir-faire incorpor est un savoir-faire indissociable dindividus ou de groupes concrets : il est le rsultat de leur apprentissage personnel, de leur exprience, de leur habilet. La caractristique la plus importante du savoir-faire incorpor est quil nest pas analysable et dcomposable jusquau bout (le cas o lanalyse et la dcomposition totales sont possibles, mais non tentes, est un cas limite). Le travailleur sait faire, mais il ne sait pas compltement comment il sait. Le savoir-faire incorpor nest donc pas transmissible par enseignement. Il nest transmissible que par apprentissage cest--dire par la reproduc-tion plus ou moins lidentique dindividus ou groupes au cours du travail lui-mme. Le support du savoir-faire est humain et biologique. Mais quand le savoir-faire est analysable et dcomposable jusquau bout le savoir et le faire peuvent se dconnecter. Le savoir sincorpore alors dans un rapport non humain : un livre, un trait, un programme, une fiche dinstruc-tions, un croquis etc. Le grand trend du travail depuis la fin du Moyen ge rside dans son

    algorithmisation croissante, lie une impossibilit de pousser jusqu son terme cette algorithmisation : de nouveaux savoir-faire incorpors naissent de la dynamique mme de lalgorithmisation. 2

    Pour ne pas alourdir l ex-pos, on ne sattardera pas ici la dialectique voque par Barel entre les savoir-faire incorpors et les savoir-faire algorithmiss au cours de lHistoire. Il fau-drait pour cela discuter de la gense de la socit industrielle et de lextension de ses pratiques spcifiques en matire de tra-vail ainsi que de la prtention moderne de rationalisation totale du travail (OST) 3.

    Il est hors de doute que, dans de nombreuses populations tu-dies par les ethnologues, les savoir-faire incorpors dominent largement. En un sens, la tche scientifique de lethnologie des techniques pourrait tre dalgo-rithmiser les savoir-faire incor-pors. Mme si, comme on peut

    Vict

    or La

    garde,

    CeMC

    A

  • 143La transmission des savoir-faire : un objet pour lethnologie des techniques ?

    ladmettre avec Barel, lalgorithmisation ne peut jamais tre totale, sil y a toujours une part de lactivit technique qui chappe la mise en formule et la programmation, mme dans les formes les plus scientifises des techniques (techniques industrielles), ne serait-il pas plus scientifique de prendre les savoir-faire incorpors tels quels et reconnatre demble leur proprit dchapper lalgorithmisation totale ?

    Pourtant, quelle que soit limpossibilit de formulation complte des savoir-faire, les groupes humains parviennent bien les transmettre malgr tout. Pourquoi ne pas chercher alors lucider ce processus lui-mme ? Pourquoi ne pas prendre pour objet les variations pertinentes des manires de transmettre les savoir-faire incorpors ? Cest ce qui va tre tent. Pour illustrer ces processus, on commencera par voquer un exemple banal de transmission de savoir-faire, en pralable une grille analytique de la rpartition dans le groupe et des modes de transmission des savoir-faire incorpors.

    On analysera le cas dIndiens nahuas du Mexique oriental, daprs des donnes recueillies directement sur le terrain.

    Un exemple dapprentissage la manire indigne

    Lethnographie pourrait se dfinir comme une transmission partielle lethnologie des savoir-faire de la population tudie. Aussi les pripties dune enqute de terrain sont-elles presque toujours riches dinformations sur les mthodes pdagogiques en vigueur dans le groupe. Une exprience vcue assez banale peut lillustrer, bien quelle ne concerne pas les techniques de production, mais les rituels.

    Entre 1969 et 1971, jai sjourn dans le village nahua de Cuacuila, au nord de ltat de Puebla. Le village est rput dans toute la rgion pour ses chamans (tlamatque). Une vieille Indienne, ne parlant que le nahuatl, tait connue comme tlamatque mais surtout comme tant la meilleure marieuse. Les Nahuas emploient en effet un (ou une) intermdiaire connaissant les rites pour ngocier une alliance, selon une coutume dorigine pr-colombienne. Jallai voir cette femme pour lui demander quelques explications sur les rites actuels du mariage. Ctait la dmarche classique en sciences sociales de lentretien sur un thme.

    Or rien ntait plus tranger lexprience de la vieille Antonatzin que de parler sur un thme : toute sa vie, elle navait parl que pour obtenir un rsultat. Elle traduisit donc ma demande dans un sens, pour elle, intelligible : elle comprit que je voulais apprendre moi-mme les rites pour pratiquer la spcialit de marieuse et elle mopposa un non ! trs ferme. Je ninsistai pas. Quelques semaines plus tard, elle se ravisa et vint me dire que je me tienne prte pour le lendemain matin laube. partir de ce jour, elle mem-mena avec elle dans les fianailles et les mariages o elle devait officier. Bien plus, elle me fit assister, sans que je lui aie demand, certains rites du culte des Pluies et des Vents quelle pratiquait. Jtais donc aux premires loges pour observer comment elle sy prenait pour transmettre un savoir-faire rituel.

    Sa mthode consistait me faire assister, ses cts, au droulement entier du rituel, y compris des phases qui ne sont pas habituellement effectues en public. Je nai pratique-ment jamais reu dexplications verbales sur la conception du monde et la symbolique qui sous-tend ces rites nahuas. Tout au plus, parfois, dans une circonstance ordinaire de la vie quotidienne, elle donnait une bribe dinformation.

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    On pourrait supposer que cette femme manquait de moyens linguistiques. Rien nest plus faux : les fonctions de chaman et de marieuse reposent toutes deux sur la matrise de prires et dincantations dans un langage riche en termes rares, en mtaphores, et en tournures grammaticales marquant le respect quon nemploie que dans les rites. De plus, ces prires et incantations nont pas le caractre de formules prfabriques, dalgorithmes quil suffirait dapprendre par cur pour devenir chaman. Chaque tlamatque nahua les construit pour lui-mme, en puisant bien sr les lments dans le fonds commun culturel de son groupe. Son savoir spcifique nest pas un savoir tout court, mais un savoir-dire et un savoir-faire crmoniel. La parole rituelle est, pour les Nahuas, habilet personnelle, et non rptition de formules plus ou moins secrtes. On est loppos de la conception catholique de la prire et du rite, et des traditions de la sorcellerie europenne. Cette femme non seulement rptait les mots du langage sacr, mais elle tait capable de produire ce langage, comme tous les tlamatque. Elle avait sa disposition davantage de moyens linguistiques que les gens ordinaires.

    Il existe des travaux ethnographiques reproduisant des explications dtailles donnes par les chamans eux-mmes sur la conception du monde et le symbolisme indigne. Jai moi-mme recueilli de telles explications, auprs dautres Nahuas. Si Antonatzin ne mexpliquait presque rien, cest que jtais pour elle une lve qui elle essayait de transmettre un savoir-faire, et non pas sa thorie religieuse personnelle. Ce qui importait, ctait de me montrer comment on fait ; le reste viendrait de surcrot. Les tlamatque nahuas nont pas les ambitions philosophiques des gourous, et ne les auront pas tant que des agences de tourisme ne creront pas un march dexotisme chamaniste.

    Cette pdagogie du montrer comment on fait est applique diverses activits, Cuacuila. Sans exclure par avance lexistence dautres mthodes encore dcouvrir, on peut dire quelle est dominante dans lagriculture, le petit commerce, les tches domestiques masculines et fminines.

    esquisse dune grille analytique des savoir-faire incorpors

    Prendre pour objet des savoir-faire incorpors, non algorithmiss, exige de dpasser une confusion trop souvent pratique au niveau mme du recueil des donnes. Les descriptions techniques aboutissent frquemment la rdaction de modes demploi, de recettes techniques. Bref, elles tentent dtablir elles-mmes une algorithmisation, absente dans les socits tudies. Mais de tels modes demploi sont insuffisants pour retracer vritablement les liens entre technique et socit. Cela tient ce que les descriptions de ce type sont implicitement normatives (ce quil faut faire pour obtenir tel ou tel produit). Elles laissent alors de ct tout un ensemble de phnomnes relatifs aux conditions concrtes de la mise en uvre des techniques. Autrement dit, elles ignorent, pour un mme procd, les variations possibles de la manire dagir. Elles ignorent lensemble des conditions sociales qui permettent la ralisation et la reproduction des savoir-faire. Pour marquer la dualit entre le plan des modes demploi et le plan de la mise en uvre concrte, on parlera, dans le second cas, de pratiques techniques.

    La notion de pratiques techniques offre un double intrt. En premier lieu, mieux que le mot techniques , elle permet de souligner la dualit entre dune part les procs tech-niques concrets et dautre part leur mise en algorithme par lethnologue ou ventuellement

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    par le groupe indigne, quon peut appeler aussi discours technique. En second lieu, la notion invite mettre en vidence les dcalages entre la ralit technique et les discours sur la technique, cest--dire les constructions indignes idologiques et symboliques qui sy rapportent.

    Les pratiques techniques peuvent varier dune population lautre, mme si les procds connus sont identiques. Pour tudier les pratiques techniques dun groupe donn, par exemple dun village, le moyen est de considrer les variations des savoir-faire techniques selon leurs diffrents supports humains individuels ou collectifs. Quelques-unes de ces variations pouvant avoir une porte gnrale vont tre examines.

    Quelques dimensions des savoir-faire

    Une premire variation semble trs rpandue : les savoirs techniques et les activits techniques relles des individus ne se confondent pas entirement. Cest une chose que de possder une technique, et une autre chose que de la pratiquer effectivement. En transposant des termes utiliss en linguistique, on dirait quil existe une comptence technique et des performances techniques. Dans les savoir-faire incorpors, il semble quil puisse exister une comptence sans performance (on sait faire, mais on ne fait pas) et une comptence avec performance (on sait faire et on fait) 4.

    Cette distinction a le mrite dtre trs simple. Malgr cela elle est rarement faite, et bien souvent, en ethnologie, la performance technique est considre comme le signe co-extensif de la comptence, ce qui sous-entend que labsence du faire est signe dabsence du savoir-faire . Or il nen est pas ncessairement ainsi. On le verra plus loin en tudiant un exemple.

    Auparavant, on considrera une autre variation, elle aussi trs gnrale, dans les savoir-faire : les diffrences dextension dans le groupe ou le village. Tous les savoir-faire incorpors ne sont pas transmis tout le monde. Certains sont bien communiqus tous : on les appellera savoir-faire gnraux. Dautres sont transmis seulement certaines personnes : les savoir-faire particuliers. Les diffrences dextension des savoir-faire dli-mitent des sous-groupes dans la population considre.

    Dans une population relle, certains sous-groupes pr-existent ceux qui sont dcou-ps par les variations de savoir-faire. Il sagit en particulier de la distinction entre hommes et femmes 5. Pour ne pas opposer quelques savoir-faire gnraux toutes les sortes de savoir-faire particuliers, on conviendra que des savoir-faire distincts correspondant aux deux groupes de sexe seront considrs comme gnraux : on parlera de savoir-faire gnraux masculins et de savoir-faire gnraux fminins. Le principal avantage de cette convention est de rserver lexpression de savoir-faire particuliers aux diffrents cas dactivits de

    savoir-faire

    comptence comptence

    avec performance sans performance,

    (ou avec performance rare)

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    savoir-faire

    comptence comptence

    avec performance sans performance,

    (ou avec performance rare)

    gnraux particuliers gnraux particuliers

    masculins fminins masculins fminins masculins fminins masculins fminins

    spcialistes individuels ou collectifs. La combinaison des deux types de savoir-faire et des groupes humains retenus donne six cas possibles :

    Savoir-faire gnraux Savoir-faire gnraux masculins Savoir-faire gnraux fminins Savoir-faire particuliers Savoir-faire particuliers masculins Savoir-faire particuliers fminins

    En conjuguant les deux variations des savoir-faire permettant de caractriser les pra-tiques techniques, cest--dire les variations de comptences et les variations dextension dans le groupe, on obtient le diagramme suivant.

    Ltude de ces variations de pratiques techniques est une manire daborder le thme de la division du travail, central dans ltude des techniques. Lapplication de la grille de dcryptage des savoir-faire peut donner des rsultats diffrents de ceux quon obtient habituellement lorsquon considre la rpartition des activi-ts ou tches selon les sexes et les spcialits, cest--dire lorsquon ne retient que les performances techniques. On va en faire lexprience partir de donnes recueillies chez les Nahuas de Cuacuila.

    Un exemple dapplication : la division sexuelle du travail chez les nahuas

    Lethnographie du village tudi fournit certaines donnes en matire de division du travail. Pour les Nahuas de Cuacuila, lagriculture est lactivit masculine par excellence. Des rites le soulignent symboliquement : dans le cercueil dun homme mort on dpose

    savoir-faire gnral

    masculin fminin

    pour tous

    savoir-faire particulier

    masculin fminin

    pour tous

  • 147La transmission des savoir-faire : un objet pour lethnologie des techniques ?

    des instruments aratoires en miniature. Au cours de la vie quotidienne, ce sont effecti-vement les hommes qui pratiquent lagriculture, qui dcident des oprations effectuer et des moments o les faire. Les femmes ninterviennent comme travailleuses que dans trois oprations culturales : lpandage de lengrais, le repiquage des plants pour certaines cultures, et la rcolte. Le labour, les semailles, le sarclage sont des travaux dhomme.

    Cette rpartition sexuelle du travail agricole est volontiers exprime et justifie par les hommes de Cuacuila : les femmes sont trop faibles pour sarcler. Lpandage de lengrais, le repiquage et la rcolte sont des travaux faciles , qui ne demandent ni force ni habilet particulire. En les faisant, elles peuvent aider aux champs selon leurs petits moyens .

    Les femmes nahuas reprennent ces arguments : nous sommes faibles, nous ne pouvons pas, nous ne savons pas faire les travaux des hommes. Ce sont des travaux pnibles. Cest parce quils nous traitent bien que nos maris et nos pres ne nous font pas faire les travaux les plus durs.

    sen tenir ces donnes faciles recueillir, il semble vident que lactivit agricole est un attribut masculin, quelle est incorpore au groupe des hommes. Le discours technique et la symbolique indignes concordent pour affirmer que lagriculture est lie au corps biologique masculin, et disjointe, sauf pour des tches trs prcises, du corps biologique fminin. Les performances techniques aisment observables renforcent la crdibilit de cette ide.

    Pourtant une enqute plus approfondie rvle que les choses ne sont pas si simples, et que les femmes, contrairement ce que lidologie indigne affirme, dtiennent une part de comptence technique agricole, au-del des tches qui leur sont habituellement confies.

    Dans les cas de ncessit, par exemple si une famille manque de main-duvre et est trop pauvre pour engager un journalier agricole, on verra des femmes manier le plantoir pour ensemencer et la houe pour sarcler. Ou encore sil ny a pas dhomme dans la mai-sonne, elles prendront la direction des oprations de culture et de leurs journaliers. Leur comptence agricole se rvle galement par lenqute : beaucoup de femmes sont aussi capables que les hommes de donner des dtails pertinents sur les chanes opratoires de lagriculture, den expliquer les difficults et den prciser les techniques.

    Quant largument reposant sur la faiblesse physique des femmes, il est videmment ad hoc : aucun Nahua ne songe trouver trop dur pour les femmes certains travaux ordinaires, par exemple celui de porter une charge de bois sur le dos en mme temps quun enfant sur la poitrine et un panier plein la main, et ce durant plusieurs kilomtres en terrain montagneux

    Ainsi la division du travail entre hommes et femmes pour lagriculture nest pas vrai-ment fonde sur une division des comptences, sur une diffrence relle de savoir-faire. La diffrence est surtout affirme par le systme nahua de reprsentations, qui prsente lagriculture comme un savoir-faire gnral masculin. Contrairement ce que lon aurait pu croire sur la foi des seuls entretiens, lagriculture peut tre considre comme un savoir-faire gnral pour tous Cuacuila. Il en est de mme dans les villages voisins visits.

    Une analyse symtrique peut tre faite pour certaines tches dapparence typique-ment fminines. La fabrication des galettes de mas (tlaxcalli, tortillas en espagnol), base de lalimentation, est un travail fminin biquotidien. Jamais on ne verra un homme faire des tortillas. Lide est mme perue comme cocasse. Tous les hommes affirment, en riant, quils ne savent pas les faire. L encore, il nest pas sr quil faille les croire sur parole. On ma rapport que dans des circonstances exceptionnelles (ncessit de camper dans un endroit dsert, par exemple) lhomme nahua se dbrouillait infiniment mieux

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    pour faire des tortillas que la citadine mexicaine de classe moyenne qui les achte au magasin du coin habituellement. Ainsi les hommes sont en ralit comptents, mmes sils vitent de le montrer.

    Contrairement aux apparences, la division sexuelle du travail chez les Nahuas ne repose pas toujours sur une division des comptences. Elle nest parfois quune division des tches entre hommes et femmes aux savoir-faire communs.

    Les dcalages entre comptence avec ou sans performance et lidologie indigne ne se font pas toujours dans ce sens. Lexemple du tissage est significatif dun autre dcalage possible. Cuacuila le tissage, activit fminine, est symboliquement oppos lagriculture masculine. la place dinstruments aratoires, on met une miniature de mtier tisser dans le cercueil dune femme. Sur le plan symbolique, le tissage apparat comme un attribut fminin, une technique lie au corps des femmes. Cest une conception gnrale chez les Indiens de lOrient mexicain, comme lindiquent de trs nombreux tmoignages ethnographiques. Lidologie indigne fait du tissage un savoir-faire gnral fminin, contrastant avec lagriculture, savoir-faire gnral masculin.

    Mais cette opposition symbolique ne correspond pas une opposition homologue en termes de savoir-faire. Cuacuila, le tissage est aujourdhui un savoir-faire particulier fminin. Autrement dit il est une activit de spcialiste, exclusivement fminine. En rsum, si lon compare le statut apparent et les pratiques de lagriculture et du tissage, on a la situation suivante. Au plan symbolique, les deux techniques sont dans une position symtrique et inverse. Au plan des pratiques techniques, ni lun ni lautre ne sont dans ces mmes positions. Lagriculture, savoir-faire gnral masculin dans les symboles, est savoir-faire de tous dans la ralit. Le tissage, savoir-faire gnral fminin dans lidologie, nest quun savoir-faire particulier fminin.

    AGRICULTURE TISSAGE

    Plan des symboles Savoir-faire gnral masculin Savoir-faire gnral fminin

    Plan des pratiques Savoir-faire gnral pour tous Savoir-faire particulier fminin

    Non seulement les pratiques techniques diffrent des reprsentations indignes, mais les situations respectives des deux techniques considres changent suivant le plan o lon se place. Dans les pratiques, lagriculture nest pas dans le mme rapport avec le tissage que sur le plan symbolique. Il ny a pas disomorphisme des places respectives de lune et lautre technique selon les plans. La construction idologique indigne est dmentie par la ralit pratique, et elle nest pas son image, pas mme son image inverse.

    Ces dcalages ont-ils leur origine dans des changements rcents intervenus dans les pratiques techniques ? Y avait-il dans la priode antrieure une correspondance ou tout au moins une isomorphie entre lidologie indigne et les pratiques techniques ? Pour le tissage, il semble bien quil y ait eu volution : daprs lenqute, le tissage tait effectivement connu et pratiqu de la plupart des femmes nahuas. Si cela est vrai, son statut symbolique et sa place relle taient les mmes : un savoir-faire gnral fminin. Par contre pour lagriculture, on na recueilli aucune indication remettant en cause dans le pass sa situation actuelle de savoir-faire gnral : rien ne permet de penser que les hommes nahuas aient eu antrieurement le monopole des savoir-faire agricoles. Si cela se vrifiait, le statut symbolique de lagriculture naurait jamais correspondu aux pratiques.

  • 149La transmission des savoir-faire : un objet pour lethnologie des techniques ?

    On aboutit donc une interprtation inverse de ce que lethnologue aurait pu supposer spontanment. Lidologie indigne fait croire en une division symtrique des comptences suivant les sexes. Les performances observables contredisent rarement cette idologie. Lethnologue sera port en dduire quil existe bien dans la ralit une division sexuelle des savoir-faire dont la symbolique indigne serait le simple reflet. Or, aprs lanalyse, le schma doit tre compltement renvers : il nexiste une comptence exclusive que dun ct, celui des femmes. Mais lidologie indigne ne pouvait ladmettre. En consquence elle a fabriqu une homologie symbolique la comptence fminine : elle a invent la comptence masculine en matire agricole.

    Outre ce quelles disent sur les rapports entre techniques et culture, lintrt de telles comparaisons est double. Dabord, elles permettent de formuler des hypothses sur les capacits dadaptation dune communaut villageoise face des changements externes ventuels. Supposons quune migration massive des hommes nahuas intervienne. Elle nentranerait pas ncessairement la disparition des savoir-faire agricoles dans le village. Par contre le tissage, de par sa situation actuelle de savoir-faire particulier fminin, semble tre plus fragile face des bouleversements conomiques ou dmographiques. En second lieu, ces comparaisons fournissent une base pour aborder srieusement ltude des rap-ports sociaux entre hommes et femmes, thme pour lequel on se contente bien souvent de reprendre en termes savants les prjugs machistes vhiculs par notre culture, ou au contraire des slogans fministes tout aussi ethnocentriques. On ne dveloppera pas ici ces thmes. Mais il a sembl utile de souligner au passage la fcondit de ltude des techniques, au-del de la simple technographie.

    Les modes de transmission des savoir-faire incorpors

    Le fait que la mthode dapprentissage puisse tre la mme pour toutes sortes dactivits techniques peut sembler contradictoire avec le fait que certains savoir-faire sont parti-culiers et dautres gnraux. Aussi faut-il sinterroger sur les mcanismes qui produisent les diffrences dextension dans le groupe villageois. Puisquils ne rsident pas dans une opposition entre transmission par apprentissage et transmission par algorithme, ces mcanismes ne peuvent se situer que dans les diffrences de relation entre villageois. Autrement dit dans des diffrences de rseaux de transmission, de canaux dincorporation.

    Cuacuila, on trouve deux types de rseaux indignes de transmission. Ils seront distingus selon quil stablit ou non une relation spcifique de matre apprenti. On parlera de transmission par imprgnation dans les cas o le matre, cest la famille tout entire, voire le village tout entier, autrement dit quand ne stablit pas une relation spcifique dapprentissage. Dans le cas contraire, on trouvera une transmission par un matre (matre informel ou matre institu).

    Ces rseaux ne sont pas les seuls possibles en thorie. On peut en imaginer bien dautres, et en rencontrer des illustrations dans diverses socits humaines. Mais on sen tiendra l dans cet article, rservant pour plus tard lexamen dun autre rseau existant dans le village, celui de lcole primaire dtat, et la recherche dautres rseaux thoriquement possibles.

    En considrant les deux rseaux prsents Cuacuila, une hypothse se prsente immdia-tement lesprit : y aurait-il toujours une transmission par imprgnation pour les savoir-faire

  • 150 Marie-Nolle Chamoux

    particuliers, ou vice-versa ? Lethnographie du village montre quil ny a pas correspondance ncessaire, et que les quatre combinaisons logiquement possibles entre les extensions des savoir-faire et les rseaux de transmission peuvent effectivement se rencontrer.

    Transmission par imprgnation A

    Transmission par un matre B

    Savoir-faire gnraux a aA aB

    Savoir-faire particuliers b bA bB

    Pour ne mentionner que quelques techniques parmi toutes celles qui correspondent aux quatre combinaisons, on peut citer pour Cuacuila : dans le cas aA, lagriculture, certaines tches quotidiennes de la vie domestique, le portage des charges ; en bA, on aura la charcuterie, la boucherie ; la combinaison aB sillustre bien par la broderie et bB par le tissage, la musique

    En examinant des illustrations des quatre cas, on sattachera dcrire plus particuli-rement les modalits de la transmission par imprgnation. En outre, pour montrer dans quelles conditions peut simposer une relation de matre apprenti, on devra rentrer dans le dtail technique avec la description de la broderie et du tissage.

    Comment seffectue la transmission des savoir-faire par imprgnation

    La comptence technique et la performance ne se recouvrent pas toujours, on la vu. Il semble bien que certains aspects du mode de vie des Nahuas favorisent la gnralisation de certaines comptences au-del des performances techniques, que par la large place que tient la transmission des savoir-faire par imprgnation.

    Lapprentissage par imprgnation suppose deux conditions. En premier lieu, il sappuie sur un entranement corporel et intellectuel commun tous les membres du groupe villageois : gestes, postures, mode de perception de la matire, langage Cet entranement se rattache ce que lon appelle gnralement la culture du groupe. En second lieu, il suppose la rptition de lobservation des diffrentes techniques et de lexprimentation des gestes. Quune de ces deux conditions ne soit pas remplie, et limprgnation ne se fait plus toute seule. Il est besoin dun matre pour que le savoir-faire soit transmis.

    Dans les savoir-faire gnraux

    Pour prendre des exemples dans les savoir-faire gnraux, on peut se demander comment le savoir-faire agricole est-il transmis concrtement ? Comment la comptence pour de nombreuses activits domestiques est-elle largement rpandue ? Chez les Nahuas, tant aux champs qu la maison et dans ses abords, il ny a point de cloisonnement rigide dans la vie quotidienne entre hommes et femmes, jeunes et vieux ; point de lieux rservs ou interdits ; point dactivits secrtes. Dans lespace agricole et domestique, les enfants des deux sexes ont accs lobservation de diffrents savoir-faire aussi longtemps quils vivent chez leurs parents, et dans le village.

    Par simple observation, les enfants enregistrent inconsciemment au fil des annes des gestes, des squences de chanes opratoires. Cest la priode dapprentissage quon pourrait appeler passive . Certains travaux leur sont cependant demands trs tt :

  • 151La transmission des savoir-faire : un objet pour lethnologie des techniques ?

    porter une charge, surveiller et transporter leur frre dernier-n (surtout pour les fillettes, mais pas exclusivement). On entrane les enfants porter des charges ds lge de quatre ou cinq ans 6. Parfois, vers sept ou huit ans, on les emploie aux champs pour les mmes travaux que les femmes.

    Mais ce nest que vers 10 ou 12 ans que les enfants commencent sexercer aux tches de leur sexe : fabrication des tortillas, cuisine, broderie, lessive pour les filles ; sarclage, conduite de mule, abattage des arbres pour les garons. Cest la priode dapprentissage active . Entre le dbut de cette phase et lautonomie complte de lindividu, il ne scoule gure quun ou deux ans maximum.

    Pendant toute lenfance, filles et garons observent lensemble des gestes et des squences dans les techniques familiales ; puis, lapproche de ladolescence, ils essaient de les reproduire en suivant le modle indigne de la division sexuelle du travail. Lentourage nintervient gure dans ce processus, sauf pour dcider partir de quel moment lenfant est assez grand, assez fort, pour commencer remplir telle ou telle tche (phase active ). Entre les adultes et les enfants, il ny a pas pour ces travaux de relation caractrise denseignant enseign, de matre lve, de patron apprenti. Lenfant apprend tout seul, et avec tous les gens, parents ou non, qui se trouvent l. Ce mode dapprentissage est analogue celui du langage.

    Ainsi slabore et se transmet un lot de comptences communes aux deux sexes, ind-pendamment des performances techniques modeles par la vision indigne de la division sexuelle du travail. Tous les enfants partir dun certain dge savent comment accomplir certaines tches, quelles soient ou non typiques de leur sexe. Lorsque les circonstances conduisent les adultes effectuer des travaux habituellement rservs lautre sexe, il se peut bien sr que les rsultats soient moins bons. Les tortillas faites par des hommes seront moins fines peut-tre. Mais ces diffrences seront toujours quantitatives, analogues aux variations dhabilit ou de rapidit entre les individus quon observe dans toutes les techniques. Elles ne seront pas qualitatives, cest--dire opposant un savoir-faire une ignorance, quel que soit le discours indigne ce propos.

    Dans les savoir-faire particuliers

    Les techniques de spcialiste sont-elles plus difficiles , et partant leur transmission exige-t-elle un matre ? Ou encore sont-elles des secrets techniques qui ne sont transmis qu certaines personnes ? On serait facilement enclins lier difficult, savoir-faire de spcialiste, et transmission par un matre. Pourtant, Cuacuila, on trouve sans peine des exemples de techniques qui montrent que ces trois caractristiques ne sont pas nces-sairement lies. Bien plus, la notion de difficult se rvle, lusage, extrmement floue et lie la subjectivit de lobservateur.

    En ralit, on constate que lorsque les deux conditions de limprgnation sont rem-plies techniques qui sappuient sur le fonds commun culturel des gestes et expriences, et qui peuvent tre observes frquemment un savoir-faire particulier emprunte aussi cette voie de transmission. Ce qui le maintient ltat de savoir-faire particulier, cest sa faible diffusion dans le village, sa faible base de reproduction. Cest le cas dun certain nombre de techniques connues de quelques familles seulement.

    Un exemple observ est celui de la charcuterie. Tous les Indiens du village sont bien loin de savoir tuer un porc, le dpecer, fabriquer la couenne grille (chicharrn), le saucisson piquant (chorizo), le boudin, etc. Un nombre rduit de personnes connaissent

  • 152 Marie-Nolle Chamoux

    les procds, les chanes opratoires. Parmi eux, un nombre encore plus rduit pratique effectivement labattage des porcs : ceux qui ont les capitaux ncessaires pour en faire une activit commerciale. Dans le village, qui compte 1 500 habitants, le nombre des charcutiers pratiquant effectivement varie entre 4 et 6 chefs de famille.

    Tous les travaux de charcuterie se font dans la maison et ses abords, avec laide de tous les membres de la maisonne. Au sein des familles de charcutiers, les savoir-faire se transmettent par imprgnation. Les jeunes participent activement au travail du tri hebdomadaire de charcuterie ds ladolescence. La division du travail dans la famille seffectue non pas suivant des diffrences de comptences, mais par une simple division des tches. Chacun a connaissance du processus complet.

    Aussi, si les garons ont les moyens financiers ncessaires, ils pourront stablir leur compte aprs leur mariage. Les filles sont aussi comptentes, mais pour quelles soient la base dune nouvelle unit de production aprs leur mariage, il faut quelles pousent un charcutier, ou que leur mari agriculteur apprenne spcialement le mtier.

    Pour celui qui nest pas dune famille de charcutier, limprgnation est en effet impos-sible. Il lui manquera lobservation rpte des chanes opratoires, et la connaissance du processus intgral. Il devra, pour apprendre, sadresser un matre.

    Ainsi, selon les conditions sociales de mise en uvre, un mme savoir-faire peut se transmettre par imprgnation, ou au contraire par un matre.

    En loccurrence, le caractre particulier dun savoir-faire ne rsulte pas de lexistence de secrets de fabrication institus. Cependant le jeu de la transmission strictement familiale jointe aux obstacles conomiques (ncessit de capitaux) a des effets voisins. Elle limite lavance lextension de certains savoir-faire, ralentissant ou empchant leur gnralisation. Des activits comme la boulangerie, la boucherie connaissent des situations analogues, du moins dans leurs grandes lignes.

    Lexistence de savoir-faire particuliers transmis par imprgnation met en vidence leffet de diffrents niveaux de la ralit sociale sur les phnomnes techniques. On remarque en particulier que ce nest pas toujours lexistence de difficults dordre technique qui placent un savoir-faire dans les mains de spcialistes, mais des obstacles dordre social. Selon quil aura accs ou non lobservation rpte de chanes opratoires compltes, un individu accdera ou non la comptence technique, pour les savoir-faire qui sappuient sur des entranements communs tous les membres du groupe. Dans lhypothse o lindividu a pu acqurir la comptence ncessaire, il ne ralisera la performance que si certaines conditions extra-techniques sont remplies. Dans les exemples cits, la performance est lie lconomie, et nest possible que si lon possde un capital montaire investir.

    Voil qui remet en cause des ides reues sur la gense ou le maintien des spciali-sations techniques. Ce nest pas toujours une croissance des exigences techniques qui conditionne la spcialisation, mais une exigence conomique (un capital) qui conditionne la performance, laquelle conditionne la rptition, qui conditionne son tour limprgnation.

    Comment seffectue la transmission par un matre

    De mme quil existe des savoir-faire de spcialistes qui se transmettent par imprgnation lorsque les conditions sont remplies, il existe aussi le cas de figure inverse, celui de savoir-faire gnraux qui ne peuvent tre transmis par cette seule voie. La large diffusion de certains savoir-faire dans le village ne suffit pas assurer leur reproduction spontane, et

  • 153La transmission des savoir-faire : un objet pour lethnologie des techniques ?

    une relation de matre apprenti est ncessaire. Sont dans ce cas les savoir-faire gnraux masculins ou fminins, lorsquils sont de vritables spcialisations, avec comptence exclusive dun sexe, et non de simples divisions des tches.

    Puisquil ny a pas de frontire rigide entre lunivers des hommes et celui des femmes, et que par consquent lobservation des savoir-faire est possible tous, quest-ce qui empche la transmission par imprgnation dans les cas voqus ? Deux obstacles peuvent se prsenter. Un seul dentre eux est suffisant pour gner la transmission par imprgnation.

    Le premier obstacle possible dj voqu est le dfaut de rptition de lobservation. Toutes les fois quelle sera insuffisante, le savoir-faire technique se transmettra mal tout seul. Le dfaut de rptition se rencontre dans les techniques rarement mises en uvre : par exemple, la construction dune maison nadvient pas chaque anne, mais seulement quatre ou cinq fois dans une existence. Comme cest un travail dhomme, assist dautres hommes de la famille et dun charpentier, les femmes naccderont pas la comptence ncessaire. Le dfaut de rptition a galement un effet dans la transmission de toutes les techniques, mme frquentes, que certaines personnes ont rarement loccasion dobser-ver. Ainsi en agriculture, les femmes assistent rarement au labour, et sont incomptentes pour cette tche particulire 7. Il en est de mme pour labattage des arbres, la chasse, etc. Inversement, les hommes nassistent pas certaines prparations culinaires qui se font quand ils sont aux champs, la lessive qui se fait au bord de la rivire et non dans lespace domestique, etc. Ce ne sont l que quelques exemples o limprgnation est impossible, faute de rptition.

    Le second obstacle la transmission par imprgnation est la ncessit pour certains savoir-faire, dentranements corporels et intellectuels spciaux qui ne sont pas transmis en mme temps que le fonds commun culturel de la population. On va dtailler ici le cas de deux techniques, lune qui est un savoir-faire gnral fminin, lautre qui est un savoir-faire particulier fminin, pour montrer quels entranements spciaux peuvent tre ncessaires.

    La transmission par un matre dun savoir-faire gnral fminin : la broderie

    La broderie est une technique connue de la majorit des femmes de Cuacuila. Les hommes du village sont incapables de la pratiquer, bien quils aient trs souvent loccasion de voir des femmes broder.

    Comment les fillettes apprennent broder

    La technique est transmise de mre fille, ou de sur ane sur cadette. La mthode de transmission employe vaut pour dautres techniques prsentant la ncessit dun matre. Peu avant ladolescence, vers 11 ans, les fillettes sessaient broder. Elles com-mencent par des travaux peu ambitieux : des broderies de petite taille, sur des serviettes par exemple. Ce nest que plus tard quelles sattaqueront aux broderies plus grandes des blouses de femmes. Dabord, la mre ou la sur anes montrent la fillette comment on fait. Puis la fillette essaie de reproduire les gestes et les rsultats quelle a vus. De temps autre, la mre ou la sur regarde ce que produit la petite. Elles critiquent ou approuvent dun geste, dun mot, dun rire, dune plaisanterie, mais jamais par de longues phrases. Elles corrigent trs rarement elles-mmes le rsultat. Pas de surveillance constante non plus : entre les interventions de ladulte faisant office de matre, la fillette affronte comme elle peut les rsistances de la matire. Peu importe le temps quelle met parvenir un

  • 154 Marie-Nolle Chamoux

    rsultat proche de celui qui est dsir. Un premier travail de broderie, trs simple et trs court, peut mettre des semaines avant dtre termin. La fillette acquiert ainsi, sans phrases inutiles, lentranement physique et intellectuel la rendent capable de broder. Peu peu le savoir-faire sincorpore .

    Mais quels entranements spciaux sont ncessaires pour cette technique ? On ne peut les dcouvrir en partie quen considrant de prs les chanes opratoires, ou, tout le moins, certaines caractristiques du rapport la matire.

    Les caractristiques de la technique de broderie

    La broderie laiguille pratique aujourdhui Cuacuila est probablement une technique venue dEurope. On lexcute sur des toiles de coton blanc, laide daiguilles et de fils de coton de couleur. Tous ces matriaux et outils sont de fabrication industrielle et achets dans les boutiques de la ville. Les motifs brods sont trs souvent aussi dorigine non am-rindienne. Ils sinspirent de limagerie religieuse catholique, ou des symboles nationaux mexicains, ou encore de modles d ouvrages de dames vendus dans le commerce. Certains motifs apparaissent plus traditionnels . En ralit, ils sont souvent des motifs europens anciens. Il existe galement quelques motifs dorigine nettement prcolombienne.

    Malgr tout, les broderies indiennes actuelles ont un style particulier incontestable. La manire de traiter et dagencer les motifs, et aussi la technique dexcution choisie sont les composantes de ce style. On considrera ici principalement les effets et les exigences de la technique dexcution.

    Quatre points de broderie sont connus Cuacuila : le point de croix ; le point de chausson (ou de zigzag) ; le point de feston ; le point lanc. Le point de croix est rarement utilis, et seulement pour border des serviettes. Les points de chausson et de feston servent faire des coutures et des bordures. Le point lanc est le plus frquent. Cest lui quon va tudier plus particulirement.

    Cuacuila, la broderie au point lanc est effectue de faon trs particulire : le fil de couleur est pass sur le tissu paralllement la trame, et jamais dans le sens de la chane ou dans des positions obliques. Il rsulte dune marque culturelle. La broderie au pont lanc sapparente au tissage et elle reproduit laiguille un effet de broch. Les motifs apparaissent en ngatif lenvers du tissu. Leurs contours prennent des formes gomtriques, comme sils taient tisss.

    Pour excuter correctement la broderie, laiguille doit tre pique un endroit trs prcis dans le tissu : le fil de couleur doit tre tendu de faon parfaitement parallle aux fils de trame, et sa partie visible doit avoir la longueur exacte requise par les contours du motif. Ces exigences sont celles que lon connat pour les broderies sur canevas. En cas derreur non rectifie immdiatement, cest toute la composition qui risque dtre dforme. Cette technique de broderie suppose que la brodeuse compte les fils de chane avant de piquer laiguille.

    La toile servant de support la broderie est utilise comme un plan finement quadrill (par exemple un papier millimtr) o lon tracerait des lignes horizontales de diffrentes longueurs pour former des figures gomtriques. Sans mme parler du canevas bien connu chez nous, le traage des motifs sapparente ces techniques dimpression de dessins effectues parfois par des ordinateurs. On peut dire que, dans lesprit de la brodeuse, tout se passe comme si la structure quadrille du tissu simposait aux motifs. Or ce nest nullement ncessaire en broderie : on peut au contraire traiter

  • 155La transmission des savoir-faire : un objet pour lethnologie des techniques ?

    le tissu comme un papier uni sur lequel on est libre de dessiner ou de peindre tout ce quon veut, fut-ce laide de fils et daiguilles.

    Les entranements spciaux ncessaires

    La technique employe requiert des entranements spciaux. Les uns sont communs tous les travaux de broderie laiguille. Dautres dcoulent des exigences spcifiques du style gomtrique des motifs. Parmi les capacits communes toutes les sortes de broderie, il faut citer : une bonne coordination entre la main et la vue, pour piquer laiguille lendroit dsir ; une acuit visuelle dautant meilleure que le support est plus fin et les motifs plus petits ; une bonne perception des formes pour donner des contours nets aux motifs ; une bonne perception des rapports entre les formes, pour centrer les motifs et russir la com-position densemble. Aucune de ces capacits nest normalement dveloppe par des acti-vits comme lagriculture, les tches dentretien mnager et autres activits quotidiennes.

    Parmi les comptences particulires requises par la technique du point lanc telle quelle est pratique Cuacuila, on trouve : une acuit visuelle telle que la brodeuse puisse distinguer chacun des fils de chane du tissu, et chacun des fils de trame ; une capacit dattention permettant la tisseuse didentifier dans toute la largeur de louvrage le trajet dune mme suite, pour garder lhorizontale ; des techniques de comptage pour se donner des points de repre et les utiliser correctement. En outre pour certaines varits de blouses brodes, tous les agencements de motifs et les comptages de fils doivent tre

    Figure 2 Broderies de blouses de femmes, Cuacuila (Huauchinango, Puebla) : motif de cavaliers dits charros et motif daigle, symbole officiel de Mexico.

    Figure 1 Broderies de blouses de femmes, Cuacuila (Huauchinango, Puebla) : motif de paons et motif de Saint Antoine de Padoue .

  • 156 Marie-Nolle Chamoux

    programms ds le premier passage de laiguille, la broderie tant produite rang horizontal par rang horizontal, et non motif par motif (voir figure 3).

    Si on ralise bien les exigences densemble de cette technique, on se rend compte quel point ce type de travail demande, outre de bons yeux, une part considrable dactivit et dentrane-ment mental abstrait. Cette part intellectuelle est dautant plus grande que les brodeuses ne dessinent jamais lavance sur le tissu les contours des motifs broder, contrairement ce qui se fait dans dautres groupes humains, par exemple en France. Elles brodent sur le tissu, sans aucune marque concrtise : le dessin et les repres sont prsents dans leur tte et non sur louvrage. Elles utilisent cependant des modles et ne font pas toute la broderie de mmoire : ce sont de vieilles blouses ou des bouts de tissu sur lesquels sont dj brods les motifs quelles veulent reproduire. Au cours de leur travail, elles consultent de temps en temps le modle, quelles nomment copia ou copina.

    Toutes les femmes sont capables de broder sans dessin pralable. Pour quelquun de non entran, cest impossible demble 8. Ci-aprs :

    Est-ce dire que le dessin est une technique inconnue Cuacuila ? ou alors que son application la broderie na pas t encore dcouverte ? Il nen est rien. Certaines femmes sont capables de dessiner, et aussi dutiliser des dessins faits sur le tissu broder. Mais ces femmes ne se servent des possibilits des crayons, du papier-calque et du papier carbone que dans un seul cas : celui de linvention dun nouveau modle de broderie. Elles recopient ou dcalquent une image quelconque (image pieuse ou calendrier publicitaire) qui constituera le motif central de la broderie. Puis elles la reportent avec du papier carbone sur le

    tissu broder. Elles brodent alors directement, en transcrivant en formes gomtriques typiques les contours dessins, et en compltant au fur et mesure la composition den-semble par des motifs annexes, lesquels ne sont pas toujours dessins lavance. Les motifs invents sont ensuite recopis daprs la blouse brode par les autres femmes du village.

    La broderie est un savoir-faire gnral fminin, Cuacuila, mais linvention des motifs est un savoir-faire particulier.

    On voit quun savoir-faire gnral peut aussi tre transmis par un matre, contraire-ment lide quon pouvait avoir a priori.

    La transmission par un matre dun savoir-faire particulier : le tissage

    Le dernier cas de figure ne pose pas de problme quant sa possibilit concrte : on conoit facilement comment un savoir-faire technique peut tre transmis par un matre et rester particulier.

    Mais la grille danalyse propose reste utile pour tudier les places tenues dans le groupe villageois par les diffrents savoir-faire de ce type. Pour illustrer cette perspective, on dveloppera le cas du tissage, en parallle avec celui de la broderie.

    Figure 3 Broderie sur toile fine, grandeur nature, Huilacapixtla (Huauchinango, Puebla) : sens de la trame et sens de la chane.

  • 157La transmission des savoir-faire : un objet pour lethnologie des techniques ?

    Actuellement Cuacuila, la broderie est un savoir-faire gnral fminin, et le tissage un savoir-faire particulier fminin. Mais ces deux techniques nont pas toujours tenu ces mmes places dans le village.

    La broderie est, rappelons-le, une technique dorigine europenne acquise par les Indiennes. Il semble quelle ait t introduite dans les villages au cours du xixe sicle, et que, vers sa fin, elle se soit gnralise. Cuacuila, la broderie se maintient bien aujourdhui, tout en ayant connu des volutions dans les procds (changements de points), dans les matriaux, dans les motifs.

    Le tissage est au contraire effectu suivant une ancienne technique amrindienne, qui tait, dans les priodes antrieures, connue et pratique par la plupart des femmes. Aujourdhui, ce savoir-faire se rarfie : trs nombreuses sont les femmes qui, non seule-ment ne tissent plus, mais ont perdu la comptence ncessaire. Le procd lui-mme a connu trs peu dvolutions internes, les changements consistant surtout utiliser des matriaux industriels, et introduire quelques nouveaux motifs. La technique elle-mme (outils, gestes armures) est reste la mme, trs peu de chose prs. Ce qui a chang, cest la place du tissage dans la rpartition des savoir-faire fminins : de gnral, il est devenu particulier.

    On peut schmatiser, dans ltat actuel des connaissances, lvolution des places des deux savoir-faire techniques de la faon suivante :

    SAVOIR-FAIREPRIODE

    BRODERIE TISSAGE

    Priode la plus ancienne Savoir-faire absent (europen) Savoir-faire gnral fminin

    Fin du xixe sicle Savoir-faire gnral fminin Savoir-faire gnral fminin

    Actuellement (1970) Savoir-faire gnral fminin Savoir-faire particulier fminin

    La gnralisation de la technique de broderie correspond lintroduction, vers la fin du sicle dernier, dun nouvel lment du vtement fminin, les blouses de femmes. Les blouses ne se sont pas substitues un autre vtement, mais ajoutes au costume fminin de la rgion qui se perptuait depuis les temps prcolombiens. Dans le cas de la broderie, cest ladoption dun nouveau produit qui a servi de support lacquisition dun nouveau savoir-faire technique.

    Mais les changements dans lextension des savoir-faire du vtement ne suivent pas toujours les changements dans les produits utiliss. Ainsi le tissage a pu reculer sans que lusage de produits tisss rgresse dans les mmes proportions. Les femmes de Cuacuila portent toutes encore aujourdhui les trois lments du costume prcolombien : la jupe, la ceinture, et le quechquemitl, petit vtement pass autour du cou et couvrant plus ou moins bien le buste. Ces lments sont toujours tisss selon les techniques amrindiennes. Mais comme la production villageoise actuelle est insuffisante, les femmes achtent ces vtements indignes aux tisseuses de villages voisins.

    Une question se pose alors. Puisque les besoins en produits tisss restaient les mmes, pourquoi le savoir-faire de tissage a-t-il rgress Cuacuila ? Est-ce en raison de difficults particulires dans la transmission des entranements spciaux ? Faut-il chercher le sens de ce changement sur un plan purement technique, ou faut-il le rechercher dans dautres niveaux de la ralit sociale ?

    Les femmes de Cuacuila donnent spontanment des raisons dordre technique leur dsaffection vis--vis de cette technique. Le tissage, disent-elles, est trop trabajoso, mot

  • 158 Marie-Nolle Chamoux

    espagnol qui signifie pour elles la fois fatigant et difficile. Elles ajoutent aussi que le tissage demande beaucoup trop de temps. Que recouvrent exactement ces arguments ?

    On a montr comment les procds et les pratiques techniques de la broderie actuelle demandaient des entranements spciaux, pas faciles du tout acqurir. Peut-on dire que, pour les Indiennes, le tissage est vraiment plus difficile ? Cest possible, bien qu premire vue, on puisse aussi supposer que beaucoup dexigences du tissage sont voisines de celles de la broderie (coordination entre les mains et les yeux, acuit visuelle, mthodes de calculs, mmoire des motifs, etc.).

    Cependant il est manifeste que le tissage demande des entranements supplmen-taires pour deux raisons techniques. En premier lieu, contrairement la broderie, cest le corps tout entier de la tisseuse qui est actif dans le procd amrindien et pas seulement ses mains. Le mtier tisser ne comporte pas de bti, mais deux btons faisant fonction densouple et de poitrinire, sur lesquels la chane est fixe. Lensouple est accroche par un cordon un point fixe quelconque situ environ un mtre du sol. La poitrinire est fixe par une ceinture de palme aux reins de la tisseuse qui est agenouille ou assise sur le sol. Cest donc le corps mme de la tisseuse qui assure la tension des fils de chane et les variations de tension ventuellement ncessaires. Cette posture peut videmment la longue entraner un type de fatigue absent de la broderie.

    De la mme manire, il est possible dobserver en quoi le tissage peut apparatre effectivement comme une technique plus difficile . On trouve en effet dans la chane

  • 159La transmission des savoir-faire : un objet pour lethnologie des techniques ?

    opratoire une opration trs dlicate de prparation, lourdissage, qui est absent de la broderie. De lavis mme des tisseuses, lourdissage demande une grande concentration intellectuelle. Daprs une tude rcente effectue dans une rgion voisine, les femmes naiment pas tre dranges pendant quelles ourdissent 9. On sait que les entrane-ments particuliers sont requis par cette opration, notamment que les Indiennes ont labor des systmes de comptage des fils pour programmer les armures. Le tissage semble donc bien demander des entranements spciaux supplmentaires.

    Outre la fatigue et la difficult, les Indiennes invoquent la lenteur de la production comme raison de leur dsaffection. De fait cest l une caractristique vidente, aisment vrifiable et mesurable par un observateur extrieur.

    *

    On pourrait sen tenir l et admettre que lensemble des raisons invoques peut expliquer le passage du tissage de la situation de savoir-faire gnral fminin celle de savoir-faire particulier fminin. Les difficults et les inconvnients inhrents la technique amrindienne auraient rebut un certain nombre de femmes ; en consquence celles-ci auraient renonc acqurir ce savoir-faire. Mais une telle interprtation laisse bien des questions sans rponses : le tissage ntait-il pas aussi fatigant, difficile et lent pour les grands-mres et arrire-grand-mres des Cuacuiltques ? Celles-ci pourtant le pra-tiquaient largement, et pas ncessairement sous la contrainte matrielle. Des toffes industrielles assez bon march et substituables aux tissus locaux se trouvaient dj leur porte et labandon du tissage tait matriellement possible. De mme on peut se demander pourquoi dans certains villages voisins la difficult et la lenteur du procd nont pas conduit une dsaffection aussi prononce pour la mme technique. Bref puisque le procd lui-mme na pas chang lattitude actuelle des Cuacuiltques ne peut sexpliquer par les seules raisons techniques invoques.

    Ds lors les questions poses par le recul de ce savoir-faire obligent se tourner vers dautres niveaux de la ralit sociale. Elles conduisent considrer non plus seulement les caractristiques du procd particulier mais lensemble des activits fminines. Une seule explication semble possible. Lextension dun savoir-faire comme le tissage ne serait conditionne ni par les difficults particulires du procd, ni par son mode de transmission. Elle serait conditionne par la place occupe un moment donn parmi les autres activits fminines. De fait Cuacuila le tissage entre en concurrence avec dautres occupations juges plus utiles par les villageoises. Cest pour cette raison quil apparat aujourdhui comme plus fatigant, plus difficile et moins productif.

    Sans entrer dans les dtails, on peut signaler que le recul du tissage est all de pair avec la spcialisation du village dans la production de lgumes pour le march national. Avec lintensification du travail agricole qua connu Cuacuila depuis les annes trente, beaucoup de familles prfrent que les femmes consacrent plus de temps aux tches servant de prs ou de loin la production de lgumes et leur commercialisation. Ce nouveau temps de travail fminin na pas t pris seulement sur le repos mais aussi sur celui consacr certaines productions dauto-consommation, en premier lieu au tissage.

  • 160 Marie-Nolle Chamoux

    Dans les villages voisins qui nont pas connu le mme dveloppement en agricul-ture, le tissage sest maintenu comme production complmentaire dans les familles dagriculteurs. Les tisseuses de ces villages bnficient ainsi du petit march local qui sest dvelopp la suite du recul du tissage dauto-consommation dans dautres localits, telle Cuacuila. Le changement dextension du savoir-faire du tissage serait donc une consquence de processus plus gnraux de division du travail entre les villages indignes, effet du dveloppement du march national.

    Ltude qui a t mene ici partir du cas concret dun village indien na abord que deux aspects parmi dautres des pratiques techniques, ceux de lextension des savoir-faire incorpors et des variations de leur mode de transmission. Bien dautres aspects seraient analyser. Mais lexprience tente montre dj quel point ltude des pratiques techniques est essentielle. travers la prise en considration des savoir-faire, cest linscription des techniques dans lhistoire des groupes humains qui apparat et non plus seulement lhistoire des procds techniques.

  • 161La transmission des savoir-faire : un objet pour lethnologie des techniques ?

    nOTeS

    1. Jai repris dans ce paragraphe des constatations faites collectivement par lquipe Techniques et Culture.

    2. Yves Barel, La Ville avant la planification urbaine . In Prendre la ville, Paris : Anthropos, 1977 : 16-19.

    3. Organisation Scientifique du Travail. Nom donn aux disciplines qui, suivant les principes de F. W. Taylor, tentent de rationaliser les procs de travail dans les entreprises industrielles pour accrotre la productivit (ergonomie, organisation et mthodes, etc.).

    4. Le mot performance na pas ici sa connotation, habi-tuelle en franais, de mesure de capacit de lindividu.

    5. La distinction entre hommes et femmes laquelle on se rfre est bien entendu celle opre par la popula-tion indigne, et non la distinction biologique.

    6. Il est intressant de remarquer que cette incorporation gnrale du savoir-faire de portage tait dj pratique du temps des Aztques. Personne, pas mme lempe-reur, ne devait jamais se dplacer sans porter quelque chose, fut-ce des cailloux.

    7. Ceci apporte une nuance lide dune comptence gnrale des femmes en agriculture, mais ne la remet

    pas en cause. En effet le labour est une opration facultative. Certains paysans, surtout les plus pauvres, se contentent de prparer la terre la houe, outil que les femmes savent manier.

    8. Jen ai fait personnellement lexprience : jai tent de copier une broderie sans dessin pralable des contours des motifs. Sur un papier millimtr reprsentant la toile, jai trac des lignes horizontales reprsentant les fils de couleur, en commenant de la mme faon que la brodeuse. Le rsultat a t catastrophique. La pre-mire erreur de comptage non rectifie sest rpercute sur lensemble du dessin, dformant compltement les motifs. Je navais pas su me donner des points de repre efficaces. Cette tentative mavait pourtant pris beaucoup de temps et occasionn une fatigue visuelle et intellectuelle assez considrable.

    9. Kandt, Vera B., Arts and crafts of Zacatipan, a Nahuat vil-lage in the Sierra de Puebla, State University of Leiden : Pays-Bas, 112 p. mimeo.

    nOTeS eT RFRenCeS De LInTRODUCTIOn

    1. Image douverture : tissage dit en courbe dun couvre-buste en laine de mouton crue, galon tiss rouge, Cuacuila, Huauchinango, Puebla.

    2. Comme je le sus plus tard, une proccupation sem-blable guidait alors les recherches en sociologie des sciences : cesser dopposer lhumain au non-humain (voir les travaux de Callon et Latour partir de 1981).

    3. Cette partie dhistoire de la sociologie du travail est retrace par Stroobants, M. 1993, Savoir-faire

    et comptence au travail, Universit de Bruxelles et Stroobants, M. 2009, Dnouer les ficelles du mtier , Techniques & culture 51 : 164-179.

    4. Rapport de l quipe de recherche 191 du CNRS Techniques et Culture, 1986, mimo.

    5. Chamoux, M.-N. 1981 Les savoir-faire techniques et leur appropriation : le cas des Nahuas du Mexique, LHomme, XXI (3) : 71-94.

    6. Delbos, G. & Jorion, P. 1984 La transmission des savoirs.Paris : Maison des Sciences de lHomme.