Taoisme en Chine Contemporaine

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Les temples et moines taoïstes dans la Chine contemporaine L'organisation des temples taoïstes depuis 1980 et le choix de la vie au temple - M1 Chinois – Université Rennes 2 1. Introduction : la notion de « moine » Avant tout propos concernant plus précisément les moines taoïstes de Chine, il convient tout d'abord de préciser ce terme dans le contexte qui nous intéresse, et dans une perspective comparative. Ainsi le terme de « moine » définit communément un « religieux chrétien vivant à l'écart du monde, soit seul (anachorète, ermite), soit le plus souvent en communauté, après s'être engagé par des vœux à suivre la règle d'un ordre. Par extension, moine bouddhiste, bonze lamaïste ». 1 La vie des moines serait donc caractérisée par un grand sens de la vie en communauté, ainsi que des rites et des observances, telles que la charité ou la frugalité. Cette définition est toutefois assez restrictive et ne peut s'appliquer à tous les officiants désignés par le terme « moine » en français. Ainsi le terme chujia 出家,qui provient du sanskrit pravrajya et signifie littéralement « quitter le foyer », ne peut être totalement assimilé à la prise de vœux fayuan 发愿 et à l'investiture fengxian 奉献,deux termes spécifiquement utilisés dans un contexte chrétien. Mais bien que le terme chujia soit utilisé à la fois par les organisations monastiques bouddhiques et taoïstes, il est malgré tout considéré et appliqué différemment dans chacune des traditions, car en effet ce terme ce terme désigne également le fait de quitter sa famille pour mener une vie religieuse, sans pour autant être contraint de choisir la vie au monastère, même si dans les faits c'est souvent le cas. Dans la tradition taoïste, il est d'ailleurs avéré que le terme chujia est en fait antérieur au monachisme. 2 Il y a cependant des rapprochements évidents entre les monachismes bouddhiques et taoïstes qui ne se limitent pas exclusivement à la règle du chujia. L'obédience monastique des taoïstes créée au XII e siècle s'est en effet largement inspirée des structures monastiques bouddhiques. Dans les 1 Petit Robert, 2014 2 HERROU Adeline, 2005, La vie entre soi : les moines taoïstes aujourd'hui en Chine, p. 30-31 1

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Présentation de la gestion des temples et de la vie des moines Taoistes en Chine contemporaine (après 1980).

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Les temples et moines taoïstes dans la Chine contemporaineL'organisation des temples taoïstes depuis 1980 et le choix de la vie au temple

-M1 Chinois – Université Rennes 2

1. Introduction : la notion de « moine »

Avant tout propos concernant plus précisément les moines taoïstes de Chine, il convient tout

d'abord de préciser ce terme dans le contexte qui nous intéresse, et dans une perspective comparative.

Ainsi le terme de « moine » définit communément un « religieux chrétien vivant à l'écart du monde,

soit seul (anachorète, ermite), soit le plus souvent en communauté, après s'être engagé par des vœux à

suivre la règle d'un ordre. Par extension, moine bouddhiste, bonze lamaïste ».1 La vie des moines serait

donc caractérisée par un grand sens de la vie en communauté, ainsi que des rites et des observances,

telles que la charité ou la frugalité. Cette définition est toutefois assez restrictive et ne peut s'appliquer à

tous les officiants désignés par le terme « moine » en français. Ainsi le terme chujia 出家,qui provient

du sanskrit pravrajya et signifie littéralement « quitter le foyer », ne peut être totalement assimilé à la

prise de vœux fayuan 发愿 et à l'investiture fengxian 奉献,deux termes spécifiquement utilisés dans un

contexte chrétien. Mais bien que le terme chujia soit utilisé à la fois par les organisations monastiques

bouddhiques et taoïstes, il est malgré tout considéré et appliqué différemment dans chacune des

traditions, car en effet ce terme ce terme désigne également le fait de quitter sa famille pour mener une

vie religieuse, sans pour autant être contraint de choisir la vie au monastère, même si dans les faits c'est

souvent le cas. Dans la tradition taoïste, il est d'ailleurs avéré que le terme chujia est en fait antérieur au

monachisme.2 Il y a cependant des rapprochements évidents entre les monachismes bouddhiques et

taoïstes qui ne se limitent pas exclusivement à la règle du chujia. L'obédience monastique des taoïstes

créée au XIIe siècle s'est en effet largement inspirée des structures monastiques bouddhiques. Dans les

1 Petit Robert, 20142 HERROU Adeline, 2005, La vie entre soi : les moines taoïstes aujourd'hui en Chine, p. 30-31

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faits les moines bouddhistes, désignés par le terme heshang 和 尚 , partagent un certain nombre

d'éléments de vocabulaire, observances, préceptes et autres mythes avec leurs confrères taoïstes.

Ainsi, bien que le moine taoïste soit relativement proche du moins bouddhiste du fait de ces

nombreux points communs dans leurs pratiques (du moins en Chine), la définition du terme « moine »

en français s'applique difficilement à toutes les traditions monastiques en Chine et ailleurs, et cela vient

du fait que ce terme est, pour des raison évidentes, empreint de signification chrétienne. La notion de

célibat, qui dans un contexte chrétien est inévitablement associée à la vie monastique, illustre bien les

différences qui peuvent exister entre les moines de différentes obédiences. On constate par exemple

qu'au Japon, dès le XIIe siècle, les moines Jôdo adoptent la vie maritale et séjournent au monastère avec

femmes et enfants. Dès l'ère Meiji (1868-1912), les moines d'obédience Zen, Shingon et Tendai sont

non seulement encouragés à se marier mais également à adopter un fils dans le cas où ils n'auraient pas

encore de descendance. Autre point important, nombre de moines japonais ne font pas vœux de

pauvreté, et bien au contraire le mariage avec un moine est considéré comme un bon mariage dans la

société japonaise. La situation aisée de ces moines japonais est d'ailleurs un point commun avec les

moines bouddhistes de Chine qui, bien que doctrinalement orientés vers le renoncement et le mépris

des biens de ce monde, feront montre d'opulence et de goût du luxe durant les siècles d'apogée du

bouddhisme. Jacques Gernet les décrit d'ailleurs comme possédant des « trésors inépuisables » durant

ces périodes.3 L'exemple des moines tibétains illustre également la confusion qui est liée à l'emploi du

terme « moine » dans la langue française. En effet les moines désignés par le terme rap-ch'ung-wa ne

sont pas autorisés à se marier – sauf à rompre avec leurs vœux – alors que les yogi näl-jor-pa et les

siddha tr'up-thop ne sont en aucun cas soumis à cette règle du célibat. Le terme lama désigne quant à

lui les supérieurs de ces différentes obédiences, ce qui implique que certains d'entre eux sont contraints

3 GERNET Jacques, 1956, Les aspects économiques du Bouddhisme dans la société chinoise du Vè au Xè siècle, p. 205

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au célibat alors que d'autres ne le sont pas4, bien qu'ils soient tous volontiers désignés par le terme

« moine » en français, sans distinction. Dans la tradition monastique catholique, qui nous est

évidemment plus proche et donc mieux connue, le célibat et le vœu de pauvreté sont de règle, et ce sont

bien ces traditions catholiques qui ont imprégné le terme « moine » des observances que la plupart

d'entre nous lui attribuent spontanément. Cependant nous venons de voir que ce qu'on appelle le

monachisme peut révéler des formes d'organisations assez diverses selon les traditions.

Il faut toutefois noter une des particularités des moines taoïstes en Chine, qui bien que prônant

le célibat, pratique la mixité au monastère. Nous verrons ainsi que la notion de monachisme dans la

société chinoise est construite en référence à l'organisation de la parenté. Enfin, il est intéressant de

noter que si le fait de vivre seul et écarté du monde définit en partie le moine (le terme « moine »

provenant du bas latin monachus, terme lui-même emprunté au grec monakos, qui signifie « unique,

seul »5 ), alors le terme « moine » en français se rapproche étymologiquement du terme chinois chujia

ren 出家人.

2. Les temples taoïstes depuis 1980

On trouve aujourd'hui en Chine, et notamment depuis la réouverture de nombreux temples dans

les année 1980, deux types d'organisation des temples taoïstes avec un certain nombre de particularités

et subtilités dans leur gestion. Les premiers sont ceux que l'on qualifie de « temples officiels » et qui

sont gérés par l'Association taoïste d’État (Daojiao Xiehui)6, alors que les seconds sont ce qu'on appelle

les « temples communautaires », symboles de la vie religieuse des quartiers, beaucoup moins présents

au cœur des grandes villes chinoises.

C'est la politique d'ouverture mise en place en Chine dès 1978 qui a permis la reconstruction de

4 HERROU, 2005, op. cit. , p. 355 Petit Robert, 2014

6 Sur l'histoire de la fondation de l'Association taoïste, cf. LI Yangzheng 李养正, 2000, Dangdai daojiao 当代道教

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nombreux temples, les autorités nationales ou locales ayant joué un rôle majeure dans ce processus en

finançant directement la restauration de nombreux sites célèbres, non seulement dans le but de

favoriser le tourisme et de s'approprier la tradition, mais également avec l'intention non dissimulée de

cadrer le plus tôt possible les activités religieuses7. Il convient donc tout d'abord d'évoquer le rôles de

ces autorités locales dans les affaires religieuses. Cette ingérence, qu'elle soit directe ou indirecte,

s'effectue aussi bien au niveau national qu'aux niveaux régional et municipal. Avec l'expansion des

pratiques religieuses dans l'espace public en Chine, il s'est établi un renouveau des formes

communautaires de religion, avec les temples de saints locaux, les lignages, ou encore les pèlerinages.

Pour des raisons principalement politiques, ces formes communautaires sont peu présentes dans les

grandes villes de Chine, où les pratiques religieuses, quelle qu'elles soient, sont strictement restreintes

aux « lieux d'activités religieuses » qui doivent être préalablement enregistrés auprès des autorités

locales8. Ainsi certaines provinces de Chine ont déjà retrouvé un nombre temples équivalent à celui

d'avant les destructions du XXe siècle, avec une moyenne d'un temple pour cent familles, une

proportion qui concernent les zones rurales et non les grandes villes. Cependant, avec l'expansion

constante des grandes villes et une certaine tendance des pouvoirs politiques à favoriser les religions

dites « chinoises » comme le taoïsme, l'activité des temples au sein de ces grandes agglomérations (et

non au cœur des villes) est croissante. Le fait que les grandes villes absorbent en permanence de

nouveaux villages et leurs temples tend à renforcer la complexité des liens qui existent entre les

temples communautaires et les grands temples gérés par l'Association taoïste.

On pouvait encore distinguer en 1949 l'organisation des temples urbains, malgré les effets

dévastateurs qu'ont eu sur eux les politiques anti-superstitieuses qui avaient été menées depuis la fin de

l'Empire des Qing. Ainsi, chaque grande ville possédait un ou deux grands temples taoïstes dont la

7 GOOSSAERT Vincent, 2000, Dans les temples de la Chine, p. 1018 GOOSSAERT Vincent et Fang LING, 2009, « Temples et taoïstes en Chine urbaine depuis 1980 », p. 1

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gestion était confiée aux élites taoïstes locales, qui appartenaient à l'un ou l'autre des deux grands

ordres cléricaux, le Quanzhen9 全真 et le Zhengyi 正一 .10 11 Avant la mise en place d'une gestion

bureaucratique des temples en 1949, on trouvait déjà un nombre important de petits temples,

généralement possédés par des associations de quartier ou des guildes, bien que fédérés par les grands

temples centraux (qui aujourd'hui sont majoritairement devenus des temples officiels de l'Association

taoïste) dans une logique hiérarchique. Bien que ne demeurant pas forcément au temple, des taoïstes y

étaient employés, notamment pour y officier lors des fêtes. C'est dans le cadre du Mouvement pour les

Trois Autonomies, qui avait pour objectif de mettre fin à la dépendance financière, idéologique et

administrative des religions de Chine vis-à-vis d'institutions étrangères, que fut fondée en 1957

l'Association taoïste, qui permit d'appliquer un contrôle plus global sur l'ensemble des écoles taoïstes.12

En contrepartie, l'Association taoïste chinoise s'engageait à restaurer et entretenir les grands temples

qui jouissaient déjà d'une certaine renommée. En 1966, avec le lancement de la révolution culturelle,

l'Association taoïste fut dissoute et les temples fermés. C'est seulement grâce à la politique d'ouverture

menée par Deng Xiaoping, qui accède au pouvoir en 1978, que l'Association taoïste fut reconstituée.

Depuis sa reconstitution en 1980, et la tenue de son troisième Congrès National la même année,

l'Association taoïste a négocié avec les autorités locales le retour et la restauration un très grand nombre

de temples qui avaient été confisqués par le gouvernement depuis 1949, ainsi que ceux qui avaient été

détruits par les Gardes Rouges.13 Du fait du grand nombre de représentants de l'ordre Quanzhen parmi

les dirigeant de l'Association, les grands monastères Quanzhen qui étaient bien connus avant 1949

9 Sur l'ordre Quanzhen, cf. GOOSSAERT, 1997, La création du taoïsme moderne : l'ordre Quanzhen ; cf. MARSONEPierre, 2001, Wang Chongyang (1113-1170) et la fondation du Quanzhen

10 GOOSSAERT et LING, 2009, art. cit. , p. 211 L'ordre Zhengyi est le plus ancien des deux ordres cléricaux. Il remonte au tout début du taoïsme en tant que religion,

au premier siècle sous la dynastie des Han. Les taoïstes de l'ordre Zhengyi ne pratiquaient pas le célibat et s'occupaientde plusieurs sortes de rituels pour la communauté. Les taoïstes de l'ordre Quanzhen, fondé au XII e siècle, pratiquaienttraditionnellement le célibat, donnaient plus d'importance aux pratiques de méditation et vivaient dans des monastèressemblables à ceux des moines bouddhistes. cf. NAQUIN Susan, 2000, Peking : temples and city life, 1400-1900, p. 53

12 CYRILLE J.-D. Javary, 2010, Les trois sagesses chinoises : taoïsme, confucianisme et bouddhisme, p. 12513 LAI Chi-Tim, 2003, « Daoism in China Today », in Daniel L. OVERMYER (éd.), Religion in China Today, p. 109

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furent les premiers à rouvrir leurs porte, dès 1980. Désormais, ces grands temples officiels sont à la fois

des sièges des branches locales de l'Association taoïste, des lieux de formation et de sites touristiques.

Si une grande partie des grands temples centraux d'avant 1949 est désormais gérée par l'Association,

certains ne peuvent l'être, car s'ils n'ont pas été tout simplement détruits, ils sont désormais occupés par

diverses institutions n'ayant rien à voir avec la religion, comme des écoles ou des musées.14

2.1 Les grands temples officiels affiliés à l'Association taoïste

Les grands temples gérés par l'Association taoïste sont aujourd'hui vus comme des vitrines de la

culture taoïste. Du fait que ce qu'on l'on nomme communément la « culture taoïste » puisse être en fait

considéré comme le cœur même de la culture traditionnelle chinoise, les boutiques de livres et d'objets

qui se trouvent désormais dans chacun de ces temples proposent non seulement des articles qui sont

directement liés au taoïsme, mais également d'autres types d'articles comme par exemple tout ce qui

concerne le Livre des Mutations yijing 易经, entre autres choses. Des salons de thé à l'esthétique

taoïste aux restaurants végétariens, tout est soigneusement préparé pour renforcer la sensation

d'immersion des visiteurs, principalement des urbains qui ont bien souvent tout à apprendre, des gestes

à accomplir dans un temple, du fait d'une culture religieuse traditionnelle bien plus faible qu'autrefois.

Notons également la présence, dans certains temples, de taoïstes ayant à nouveau obtenu le droit de

pratiquer la médecine traditionnelle chinoise (que certains nomment volontiers « médecine taoïste »)

dans les années 1980. Du fait d'une demande relativement forte pour la médecine traditionnelle

chinoise, ces consultations permettent bien souvent aux temples qui les proposent de générer des

revenus considérables.

En tant que vitrine d'une culture religieuse modernisée, les grands temples gérés par

l'Association taoïste peuvent être comparés aux grands temples bouddhiques, surtout lorsqu'il s'agit

14 GOOSSAERT et LING, 2009, art. cit. , p. 3

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pour eux de jouer leur rôle de représentation politique, en soutenant ouvertement le régime à travers

des réunions ou même des campagnes d'affichages. Cependant, il n'y a plus de contrepartie financière

accordée par les autorités aux grands temples, qui désormais se doivent d'être économiquement

autosuffisants. Ce sont les donations, la vente de billets d'entrée et d'articles religieux, ainsi que la

rémunération des rituels qui permettent le bon fonctionnement des temples, depuis la fin des

subventions d’État dans les années 1990. C'est à ce moment que les grands temples taoïstes ont

commencé leur insertion dans la culture religieuse locale. L'exécution des rituels générant des revenus

important pour les temples, les taoïste de l'ordre Zhengyi qui officient dans les temples officiels se sont

progressivement mis en relation avec les « taoïstes au foyer » huoju daoshi 火居道士 qui ne sont pas

affiliés au temple, mais viennent y aider leurs confrères lorsqu'il s'agit de réaliser des rituels importants,

qui nécessitent un grand nombre d'officiants.

2.2 Les temples communautaires

Il existe un autre « type » de temple taoïste dits « communautaires » (plutôt une une autre forme

de gestion et d'organisation) qui ne sont pas affiliés à l'Association taoïste, et qui bien souvent ne

cherchent pas à le devenir. L'objectif des temples communautaires n'est d'ailleurs pas le même que celui

des grands temples officiels. En effet si ces derniers se donnent avant tout pour objectif la

représentation et la diffusion du taoïsme de la façon la plus large possible, les petits temples sont au

contraires totalement détournés de cet objectif et sont tout simplement au service de la communauté

locale.15 Ces temples communautaires peuvent être appelés ainsi car ils ne sont pas contrôlés par

l'Association taoïste, mais par des associations de quartiers ou des lignages. La subsistance ou la

reconstruction officieuse de très nombreux petits temples après la révolution culturelle a été rendue

possible par leurs situations géographiques, à l'écart des grands centres urbains. Cependant, avec une

15 GOOSSAERT et LING, 2009, art. cit. , p. 5

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urbanisation très rapide, nombre de ces petits temples communautaires se sont finalement vus intégrés

malgré eux aux grandes agglomérations chinoises. On notera toutefois que ces reconstructions de

temples en zone rurale n'étant pas officiellement autorisées, certains petits temples tentent, depuis

l'application des « règlements sur la gestion des lieux d'activité religieuse » de 1994, d'obtenir une

autorisation officielle en s'affiliant à l'Association taoïste, ou à défaut à la tout aussi contrôlée

Association bouddhique. Il faut savoir que les exigences de l'Association taoïste en ce qui concerne les

modes de gestion des temples et leur apparence extérieure sont très contraignantes pour un grand

nombre de petits temples pauvres, qui pour la plupart ne dépose tout simplement aucune demande

auprès de l'Association. De plus, la majorité des dirigeants de temples communautaires plus aisés, qui

ont parfois une démarche entrepreneuriale, n'ont en fait aucune intention de s'affilier à l'Association,

dont ils réprouvent les pratiques de contrôle des finances. Il y a ainsi un grand nombre de temples

communautaires qui, bien que très fréquentés, restent néanmoins des lieux de cultes qui ne sont que

tolérés sous certaines conditions, sans avoir obtenu la moindre autorisation officielle de la part de

l'Association.

Le contraste entre le mode de fonctionnement des temples communautaires et celui que voudrait

imposer l'Association taoïste à tous les temples génèrent inévitablement des tensions. La coupure du

lien entre les temples communautaires et ceux que l'on appelait autrefois les « temples centraux », dont

beaucoup sont devenus des grands temples officiels de l'Association taoïste, est une caractéristique de

la situation actuelle en RPC. Alors que les petits temples communautaires sont encore présents pour

assurer des services au niveau local, les grands temples officiels n'assurent plus désormais ce rôle

traditionnel de structuration de cette vie religieuse locale qui était assuré par le temples centraux. A la

place, ces grands temples sont devenus ce que l'on peut considérer comme des centres de services

religieux aux individus.

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3. Les moines taoïstes, la « voie du moine »

Si les temples sont avant tout les « maisons des dieux », ils sont également les foyers de ceux

qui ont fait le choix de « quitter leurs familles » chujia. Ces hommes et ces femmes qui se sont retirés

de la société pour mener une « vie de religieux » ont finalement influencé de façon importante ce que

sont les temples et la façon dont ils sont perçus.16 Bien que la plupart des taoïstes soient des « taoïstes

au foyer » huoju daoshi qui sont mariés et vivent avec femme et enfants dans des habitats en tout point

similaires à ceux des laïcs17, il existe évidemment une part d'entre eux qui fait le choix de la vie au

temple, même si parfois ce choix n'est pas définitif.

Le monde monastique est largement considéré comme étant séparé de la société laïque, aussi

bien par les fidèles qui fréquentent le temple que par les moines eux-mêmes. Pour entrer pleinement

dans ce monde à part, il convient de suivre un parcours initiatique relativement long. C'est bien cette

initiation qui définit le moine, et non pas des attributs qui lui seraient acquis depuis sa naissance ou son

enfance. Il s'agit de comprendre ce qui amène en fait des individus à envisager cette vie au monastère.18

C'est en fait un ensemble de raisons, non seulement religieuses et sociales, mais également

personnelles, qui amène une personne à « quitter sa famille ». Cette idée de sortie du cercle familiale

est définie par la règle du chujia. Ce que l'on peut considérer comme une rupture avec la famille est

parfois le résultat d'un choix personnel, mais peut aussi se produire par la force des choses. Dans un cas

comme dans l'autre, nous verrons que la question de la parenté est bien un élément central de la « voie

du moine ».

16 NAQUIN Susan, 2000, op. cit. , p. 4917 GOOSSAERT, 2000, Dans les temples de la Chine, p. 15318 Pour un tableau des différentes origines sociales des moines taoïstes d'avant 1949, cf. GOOSSAERT, 2007, The Taoists

of Peking, 1800-1949 : a social history of urban clerics, p. 86-91

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3.1 Ce qui motive le choix de la vie au monastère

Pour plusieurs raisons, la question de la vie prémonastique des moines est assez complexe.

D'une part, il s'agit d'un sujet que les moines taoïstes n'abordent pas facilement, le considérant comme

relativement intime. D'autre part, les temples abritent bien souvent des individus de tous âges et de tous

horizons, ce qui rend plus difficile la découverte d'éléments communs qui les auraient pousser à

emprunter cette voie. Dans un même temple, on peut ainsi trouver de jeunes moines d'une vingtaine

d'années côtoyant des moines de soixante-dix ans ou plus, autant que l'ont peut y rencontrer des

individus avec une très haute éducation côtoyant des analphabètes.19 Alors que certains se sont mariés

et ont eu pendant une période de leur vie une occupation professionnelle dans la société laïque, d'autres

ont au contraire intégré le temple très tôt, n'ayant donc pas connu ces aspects de la vie dans la société.

La recherche de l'immortalité, la tranquillité d'une vie de solitude, l'état de santé ou encore le

fait que certaines familles très pauvres décident de confier leur fils au monastère sont autant de raisons

qui sont souvent invoquées par les moines eux-mêmes, mais bien souvent il y a d'autres motivations

philosophiques, religieuses ou sociologiques, les unes n'allant pas sans les autres. Dans le contexte

chinois, l'« entrée dans le Dao » jindao 进道 et le fait de « quitter sa famille » chujia touchent en fait à

deux registres d'explications qui permettent de comprendre le choix qu'ont fait les moines d'intégrer le

temple.20 On notera toutefois que dans bien des cas, le poids des raisons sociologiques qui sont relatives

au chujia semble bien plus important que celui des raisons philosophiques et religieuses qui sont

relatives au jindao. Ainsi, des raisons économiques auxquelles viennent s'ajouter des problèmes

familiaux sont bien souvent communs dans les récits de vie prémonastique de ceux qui ont fait le choix

de la vie au temple. On constate que de nombreux moines ne connaissaient finalement que peu de

choses sur les préceptes relatifs au taoïsme au moment de leur entrée au temple, bon nombre d'entre

19 HERROU, 2005, op. cit. , p. 25020 HERROU, 2005, op. cit. , p. 251

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eux ayant accédé plus tard à ce savoir à travers leur parcours initiatique au monastère. Il semble que les

moines qui auraient intégré le monastère dans le seul but d'accéder à l'immortalité soient finalement

bien peu nombreux.

3.1.1 La voie du moine, une destinée ? La notion de yuanfen

Il convient d'évoquer la notion qui est exprimée par le terme yuanfen 缘分, qui n'est pas

spécifique aux moines taoïstes mais qui est très souvent utilisé par ces derniers (les moines bouddhistes

évoquent les « causes karmiques » yinyuan 因缘,le lien de cause à effet). Ainsi lorsqu'il s'agit pour eux

de décrire le cheminement les ayant amenés à la vie monastique, ce terme d' « affinité prédestinée »

yuanfen (ou « vocation-destinée ») est bien souvent employé.21 Il y a cependant un flou qui entoure

cette notion, ce qui dans les faits permet une certaine souplesse dans le recrutement de nouveaux

moines. De nombreux moines taoïstes usent de ce terme pour justifier leurs parcours, ainsi il n'est pas

rare d'entendre dire que parents et enfants n'avaient pas le même yuanfen, que la rencontre avec tel ou

tel maître était uniquement une question de yuanfen, ou tout simplement que la retraite en montagne

d'un moine et sa décision de vivre au temple est « son yuanfen ». Cette notion ne justifie donc pas

seulement la réunion d'hommes et de femmes (on dit qu'ils rassemblent ou « nouent leurs yuan » 结缘),

mais également leur réunion avec certains lieux qui leur étaient finalement destinés. La vocation

monastique relèverait donc ici d'un appel intérieur, qui s'accorde parfaitement avec la nature spontanée

des événements qui est souvent décrite dans les préceptes taoïstes.22 Selon les termes d'Isabelle

Robinet, « le taoïsme enseigne à respecter cette spontanéité des êtres et des jeux du monde et à la

21 HERROU, 2005, op. cit. , p. 25222 La spontanéité de toute chose ou événement est un élément qui apparaît à plusieurs reprise dans les écrits taoïstes. On

peut notamment citer le Daodejing [ch.51] et le Zhuangzi [内篇-齐物论-十二;外篇-缮性-二], entre autres. C'est le termeziran 自然 qui exprime cette spontanéité. Isabelle Robinet évoque également la notion de 感应,ce « principe cosmiqueselon lequel toutes les choses de l'univers sont en relation et s'influencent les unes les autres de façon spontanée », cf.ROBINET Isabelle, 1996, Lao Zi et le Tao, p. 238 ; Sur la spontanéité ziran exprimée dans le Zhuangzi, cf. CHENGAnne, 1997, Histoire de la pensée chinoise, p. 129-130

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retrouver en soi-même ».23 C'est en réponse à cet appel intérieur, directement lié au yuanfen, qu'un

individu attiré par la vie monacale fait spontanément le choix de « quitter sa famille » chujia et de

partir à la recherche d'un maître. En réalité, cette règle qui indique que l'aspirant à la vie monastique se

doit de suivre son yuanfen pour trouver son maître et entrer au temple est plutôt souple, et il n'est pas

rare de constater que la vocation de certains moines leur a en fait été suggérée, par leur entourage ou

parfois même par d'autres moines. On constate également qu'en évoquant la notion de yuanfen, certains

moines expriment également le fait qu'ils ne trouvaient pas ou plus leur place dans la société, qui aurait

en quelque sorte fait ce choix à leur place. Dans certains cas, on peut donc également voir cette notion

de yuanfen comme un manque d'alternative, plus qu'un véritable choix ou une réponse à un appel

intérieur. Le choix de la vie au temple est bien souvent la subtile combinaison d'une disposition

intérieure avec plusieurs facteurs extérieurs.

3.1.2 La vie au monastère comme substitution au mariage ?

Le terme chujia, qui exprime le fait de quitter sa famille dans la société laïque pour faire son

entrée au monastère, est un terme qui a très vraisemblablement été emprunté par l'obédience Quanzhen

au monachisme bouddhique, un monachisme qui existait depuis déjà bien longtemps au moment de la

création de l'ordre Quanzhen au XIIe siècle. Le terme chujia est bien dérivé terme sanskrit pravrajya24,

qui exprime l'idée de partir de chez soi, d'aller à l'aventure, et qui est également le premier rite qu'un

laïc désireux de devenir moine bouddhiste doit accomplir. Pour Wang Chongyang 王重阳,le fondateur

de l'ordre Quanzhen, vie professionnelle et vie familiale ne constituent finalement qu'un fardeau, une

source de préoccupations, voire une véritable entrave chan 缠 à la recherche de quiétude qingjing 清净,

à laquelle doit s'adonner tout pratiquant taoïste. Ainsi Wang Chongyang n'utilise plus seulement le

23 ROBINET, 1996, op. cit. , p. 24024 MONIER-WILLIAMS, 1981, p. 694, cité par HERROU, 2005, op. cit., p. 274 ; Le dictionnaire Sanskrit-Anglais de

Monier-Williams existe désormais sous la forme de logiciels en ligne gratuits qui sont proposés par plusieursuniversités, notamment l'Université de Cologne, à l'adresse suivante : http://www.sanskrit-lexicon.uni-koeln.de/monier/

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terme chujia, mais également lijia 离家,pour 出离家缘 « se défaire des liens familiaux ». Il parla

même parfois de « faire table rase des liens familiaux » en utilisant le terme cuosui jiayuan 锉碎家缘.25

Bien que le célibat et l'abandon des liens familiaux ne soient pas des spécificités de l'ordre Quanzhen,

on remarque toutefois que dans les préceptes de cette obédience monastique, l'appel au célibat et au

retrait de la société est très fort. Son fondateur exprimait d'ailleurs l'idée, très explicite, que « ceux qui

quittent leurs enfants et répudient leurs femmes sont en fait des maîtres supérieurs shangshi 上士 ».26

On remarque aisément que le terme chinois chujia 出家 est très proche, aussi bien du point de

vue phonétique que graphique, du terme chujia 出嫁,qui est utilisé pour les femmes qui quittent leur

patrilignage et rejoignent celui de leur mari. Les moines eux aussi font le choix de cet rupture avec leur

patrilignage et avec leurs ancêtres, en intégrant non pas le lignage d'un conjoint, mais le pseudo-lignage

qui est constitué par ses pairs, nouant de ce fait de nouveaux liens de parenté avec eux. Alors qu'une

femme qui a intégré le patrilignage de son époux ne coupe évidemment pas tout lien avec sa famille

d'origine, gardant quelques obligations envers eux notamment en ce qui concerne le deuil et les

funérailles, un individu qui choisit d'entrer au temple pour devenir moine peut tout simplement rompre

la lignée agnatique, s'il n'a pas eu de descendance avant le début de sa vie au monastère. Si l'entrée

d'une fille au monastère est dans une certaine mesure regrettable pour la famille, elle n'est en rien

comparable avec le départ d'un fils, à qui il incombe de perpétuer le nom de son lignage. Cependant on

constate que dans la majorité des cas les fils uniques se retirent rarement au monastère sans avoir

préalablement assuré la continuité de leur lignée. Dans cette société patrilinéaire, le cas d'un du fils aîné

tout comme d'un fils cadet qui décide de devenir moine est bien souvent aussi mal considéré qu'un

mariage uxorilocal, lorsqu'un mari est « adopté » par ses beaux-parents, eux-mêmes n'ayant pas eu de

fils. Tout comme l'acceptation d'un mariage uxorilocal place le mari dans une position sociale

25 HERROU, 2005, op. cit. , p. 275

26 Chongyang Quanzhen ji 重阳全真集, 82, cité par MARSONE, 2001, op. cit. , p. 354

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déshonorante, le désaveu de la famille d'origine que de nombreux moines opèrent est souvent perçu

comme une trahison par les membres de son clan. L'institution religieuse se substitue donc à sa famille

d'origine, au point que certains moines taoïstes renient purement et simplement l'existence de cette

famille.27 Le moine fait ainsi le choix de transposer le précepte de piété filiale dans sa relation avec son

maître.

La notion de chujia n'est pas le seul point commun entre le mariage et l'entrée au monastère, qui

traditionnellement se font tous deux au même âge, c'est à dire pendant le passage de l'adolescence à

l'âge adulte. Il faut théoriquement avoir atteint l'âge de quinze ans pour entrer au monastère, les enfants

ne pouvant que commencer leur « mise à l'épreuve » sans pour autant recevoir l'initiation à l'ascèse et

aux rituels.28 Dans les temples qui sont affiliés à l'Association taoïste, les moines préfèrent suivre les

recommandations officielles et ne plus recevoir d'enfant au monastère. La vie au monastère s'organisant

déjà autour d'une parenté qui lui est propre (entre le maître et ses disciples), les enfants qu'aurait

éventuellement conçus un moine avant son entrée au monastère ne peuvent théoriquement pas y être

acceptés, même si des exceptions très rares existent. Bien qu'il soit préférable de débuter l'ascèse

pendant l'adolescence, une fois l'âge adulte atteint, il n'y a pas de limite d'âge pour intégrer le

monastère. L'entrée au monastère à un âge plus avancé d'un individu ayant eu des enfants peut toutefois

être également mal vécue par ces derniers, qui voient cette rupture comme un abandon, même s'ils sont

eux-mêmes déjà mariés. En effet, il faut savoir que du point de vue rituel, les moines se sont détournés

de leur rôle qui est de devenir des ancêtres après leur mort. Leur descendants, enfants comme petits-

enfants, ne pourront plus porter le deuil, comme cela doit traditionnellement se faire.

Toutefois, les préceptes de l'obédience Quanzhen exprimés par Wang Chongyang laissent

penser que ces manquements aux devoirs familiaux seront largement compensés par les mérites

27 HERROU, 2005, op. cit. , p. 27628 Ibid. , p. 278

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qu'obtiennent les moines par leur ascèse. Ainsi lorsqu'un individu entre en religion jindao, les âmes de

sept des ses ancêtres seraient protégées des enfers, se voyant alors offrir une réincarnation. Si l'ascèse

est menée à bien dedao, alors ce sont les âmes de neuf de ses ancêtres qui rejoignent directement les

royaumes célestes.29 Malgré ces préceptes, nous allons voir que ces règles du chujia et du célibat

peuvent parfois subir quelques accommodations selon les cas.

3.2 Une marge de manœuvre autour de la notion de chujia et du célibat

Si la notion de chujia concerne l'entrée en religion, le retour à la société laïque est quant à lui

défini par le terme huansu 还俗 . La fin de la vie monacale se produit typiquement dans trois cas de

figure : le départ du monastère (par choix ou par sanction), le décès, ou encore une plus improbable

transformation en immortel. Bien que le « bon » moine doit théoriquement résider de façon permanente

au monastère, respecter la règle du célibat et rompre définitivement avec sa famille d'antan, on constate

qu'il y a bien souvent une marge de manœuvre possible, notamment autour de la notion de chujia, du

« retour dans sa famille » huijia 回家 ou encore dans le fait de « fonder une famille » chengjia 成家,

sans pour autant contraindre l'officiant taoïste à ce « retour à la laïcité » huansu.30

Si la règle du chujia paraît à la fois simple et évidente, son application aujourd'hui ne l'est pas

forcément pour certains individus qui finalement supportent très difficilement la séparation avec leur

famille ou tout simplement les conditions de vie au monastère sur le long terme. Ainsi il n'est pas rare

de voir certains moines effectuer ce « retour vers leur famille » huijia, ce qui d'un point de vue

strictement orthodoxe est contraire à la règle du chujia, qui insiste sur le fait qu'un individu devenu

moine a rompu définitivement ses liens avec son ancienne famille. Selon les cas, c'est à dire selon le

niveau de charisme d'un moine, son parcours de vie prémonastique et le respect qu'il a inspire à ses

29 HERROU, 2005, op. cit. , p. 28130 HERROU, 2005, op. cit. , p. 282

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pairs, il pourra déroger aux règles de la vie monacale sans pour autant être renié par les autres moines

ou même être exclu de l'ordre. Ces cas particuliers concernent des moines de toute obédience, y

compris l'obédience Quanzhen, qui traditionnellement est l'obédience taoïste la plus stricte en ce qui

concerne l'application du chujia. On notera une indulgence toute particulière accordée aux moines qui,

ayant été ordonnés avant la Révolution culturelle, retournent auprès des familles qu'ils ont fondées

durant cette période, pensant ne plus jamais pouvoir vivre en tant moine. Si d'ordinaire de telles

dérogations ne sont pas accordées par l'Association taoïste à des individus plus jeunes, on constate là

aussi que la situation évolue rapidement vers plus de tolérance. Ainsi, l'exemple des moines taoïstes des

Monts Wudang 武当山,lieu fréquenté par les ermites taoïstes depuis l'époque de l'empereur Huan Di

桓帝 (146-168) des Han31, permet de mettre en avant cette évolution. Depuis déjà plusieurs années, ces

derniers se permettent de déroger aux règles de la vie monacale sans que cela ne semble poser de

problème, ni à leurs pairs, ni à l'Association taoïste. De nombreux moines, y compris des moines très

jeunes, interrompent temporairement ou définitivement leur vie monacale afin de fonder un foyer, sans

que cela n'impacte leur appartenance à l'obédience taoïste dont ils dépendent (principalement Zhengyi

et Quanzhen aujourd'hui, bien que la présence de l'obédience Zhengyi à Wudang Shan fut écrasante

pendant une très longue période32). Nombre de ces moines qui vivent principalement dans la petite ville

de Laoying 老营,au pied des Monts Wudang, continuent à porter la vêture de moine et sont souvent

considérés par leurs pairs comme des Maître du Dao séculiers huoju daoshi qui « demeurent dans leur

famille/maison » (notion souvent exprimée par le terme zaijia 在家).

Ainsi, même si parmi ceux qui ont renoncé à la vie monacale beaucoup ont également renoncé à

porter l'habit, on constate que ce n'est pas le cas pour tous. Ces dérogations aux règles du célibat (pour

les obédiences concernées par ce précepte) qui se pratiquent aujourd'hui ne sont pas nouvelles. Durant

31 DE BRUYN Pierre-Henry, 2010, Le Wudang Shan : histoire des récits fondateurs, p. 71-7232 DE BRUYN, 2010, op. cit. , p. 39

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la dernière période de l'empire des Qing, la presse s'est fait le relais de nombreuses affaires

scandaleuses impliquant des moines taoïstes et bouddhistes entretenant des relations ponctuelles avec

des femmes laïques. Durant cette période, on trouvait également, à Pékin comme ailleurs, quelques cas

de moines mariés par procuration et entretenant des relations à long terme.33 Si par sa définition même

le chujia ne peut être mené à bien par un individu qui décide de fonder un foyer chengjia ou de

retourner vers son foyer d'antan huijia, les moines taoïstes expriment toutefois l'idée qu'il existe bel et

bien une manière tout à fait orthodoxe de concilier la vie de famille dans la société laïque avec ses

devoirs d'officiant taoïstes, en devenant des Maîtres du Dao séculiers huoju daoshi de l'ordre Tianshi 天

师 ou Mao 茅 , par un changement d'obédience huanpai 还派 .34 Ces deux obédiences proposent une

alternative à la vie au monastère, que nous ne détaillerons pas ici.35

Finalement, le seul véritable prérequis à l'entrée au monastère taoïste serait de se défaire des

liens de parenté qui prévalaient dans la société laïque, des liens dont l'existence est parfois totalement

niée par certains moines. Mais ce qui est avant tout proscrit, c'est la vie familiale dans l'enceinte du

monastère. Tant que cette condition est parfaitement respectée, on constate une certaine souplesse et de

multiples accommodations individuelles autour de la règle du chujia. Une souplesse qui est peut-être

due au fait que cette règle qui a été empruntée au bouddhisme et qui est très valorisée par l'ordre

Quanzhen (le premier véritable ordre monastique taoïste) n'a finalement jamais été totalement intégrée

dans le taoïsme. Le célibat, bien que recommandé pour une meilleure pratique de l'ascèse, n'est pas

pour autant une condition absolue, y compris pour les officiants de l'obédience Quanzhen. Le taoïsme

et le bouddhisme se sont en fait mutuellement influencés durant tout le Moyen Âge chinois (du III e au

XIe siècle), si bien qu'il existait au début de l'époque Song des communautés bouddhistes vivant hors

33 GOOSSAERT, 2007, op. cit. , p. 95-9634 HERROU, 2005, op. cit. , p. 28435 Pour plus de détails sur les Maîtres du Dao, cf. HERROU, 2005, p. 109-121

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des monastères, et des communautés taoïstes ayant fait le choix de se réunir dans des monastères 36, une

évolution à double sens qui est principalement due la grand flexibilité des chinois en matière

idéologique. Le mélange, et parfois la confusion, qui lient taoïsme et bouddhisme en Chine sont en fait

bien plus anciens, Henri Maspero n'oubliant pas de rappeler que « pendant toute la dynastie des Han,

taoïsme et bouddhisme sont constamment confondus et apparaissent comme une seule religion […] Le

premier apologiste du bouddhisme, un laïc de la fin du IIe siècle appelé Mouzi, nous dit lui-même que

c'est par le taoïsme qu'il a été amené au bouddhisme […] C'est donc mêlé au taoïsme, et porté par la

vogue de celui-ci, que le bouddhisme fit ses débuts en Chine ».37 Toutefois, et selon les propos de

Kristofer Schipper, il faut noter que « dès le VIIe siècle, la règle monastique taoïste, tout en suivant le

modèle bouddhique, aboutit à une solution qui, semble-t-il, se situe à l'opposé d'une renonciation aux

plaisirs du monde ».38

3.3 La vie monacale et son lien avec la parenté

Après être sortis de leur parenté biologique par la règle du chujia, les moines qui vivent au

temple vont en fait intégrer une organisation qui se révèle finalement très proche de l'organisation de la

parenté dans la société laïque. Ainsi, lorsqu'ils se désignent entre eux ou lorsqu'un moine s'adresse

directement à un autre, ils utilisent en fait un vocabulaire très fourni emprunté à la terminologie de la

parenté, et qui permet de déterminer leurs rangs respectifs non seulement au sein du monastère, mais

également dans leur compréhension du Dao et leur avancement sur la Voie. Le terme le plus commun

est incontestablement shifu 师父 « pères d'apprentissage »39, mais de nombreuses autres appellations

relatives à la parenté sont utilisées quotidiennement, comme par exemple shixiong 师兄 « frère aîné »,

36 SCHIPPER Kristofer, 2008, La religion de la Chine : la tradition vivante, p. 179-18037 MASPERO Henri, 1971, Le taoïsme et les religions chinoises, p. 44138 SCHIPPER Kristofer, 2008, op. cit. , p.180;194-19739 HERROU, 2005, op. cit. , p. 407

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shidi 师弟 « frère cadet », shibo 师伯 « frère aîné du père », ou encore shishu 师叔 « frère cadet du

père », le caractère shi 师 étant toujours présent devant le terme de parenté. On notera que lorsqu'un

maître s'adresse à son « fils d'apprentissage », autrement dit son disciple, il l'appelle par son nom

personnel ming 名,ce qui dénote d'une certaine intimité et ne se fait normalement qu'entre parents ou

amis proches. C'est là aussi une démonstration de l'emprunt qui est fait à l'organisation de la parenté.40

Ces emprunts ne se limitent pas à la définition d'une confrérie et ou du simple rapport père-fils, puisque

les moines font eux-mêmes référence à ceux qui les ont précédés par l'utilisation du terme zuxian 祖先

qui désigne les ancêtres dans la terminologie de parenté chinoise.41 Cette terminologie de parenté étant

surdéterminée (elle permet la distinction entre neuf générations sur quatre degrés de collatéralité), elle

permet dans le monde monastique taoïste de déterminer la place de chacun, son rang, ainsi que la

chronologie d'entrée en religion de chacun des membres du monastère.

Si les moines utilisent la terminologie de la parenté, c'est qu'ils se considèrent avant tout comme

un grande famille. Cette idée de « famille unie » transparaît dans l'utilisation régulière que les moines

font du terme yizhi 一致 pour qualifier leur famille au monastère, terme qui littéralement signifie

« unifié, de concert, à l'unisson »42. Au delà des termes utilisés pour se désigner, les moines agissent

également entre eux en suivant un certain nombre de comportements révérenciels qu'il leur convient

d'adopter selon leur position dans le groupe, tout comme c'est traditionnellement le cas dans la famille

chinoise. Ainsi les devoirs de vénération cultuelle et d'obéissance que tout enfant doit observer selon

les principes traditionnels de la piété filiale s'appliquent également au disciple, non plus envers son

père biologique, mais envers son maître. Tout comme les enfants éloignés qui reviennent auprès de

leurs parents pour célébrer les fêtes du nouvel an, certains moines reviennent aussi dans leurs temple

d'origine laomiao 老庙 pour retrouver leur maître et les moines qu'ils ont autrefois fréquentés. En ce

40 HERROU, 2005, op. cit. , p. 40841 Pour le détail de cette terminologie, cf. LIN-ROSALTO Esther, 2001, Les appellations de liens de parenté42 Petit Ricci, 2005

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qui concerne les funérailles, là aussi, ce sont les moines qui se chargent de gérer la mort des leurs, ainsi

que du culte qui lui sera fait par la suite.43

Bien au-delà de la généalogie qui est associé à leur monastère, les moines de tout le pays sont

en fait liés par une généalogie plus globale, qui fait de chacun d'eux des cousins et cousines, des oncles

et tantes. C'est ainsi qu'ils peuvent se permettre de parcourir à leur gré les différents monastères, où ils

seront chaque fois reçus comme des membres de la famille, selon la règle du guadan 挂单. La parenté

qui lie les moines taoïstes entre eux n'a donc rien d'une parenté idéalisée, elle est au contraire bien

réelle et a des implications sur la façon dont les moines se comportent entre eux. Il ne faut pas oublier

de noter qu'en entrant au monastère, les moines intègrent une communauté qui se substitue aux liens de

parenté effectifs, ils changent de résidence (avec établissement du hukou 户口), de nom personnel et de

généalogie, ne vénérant plus leurs parents biologiques mais leurs maîtres. Le temple devient alors la

terre natale des moines. Adeline Herrou décrit ces liens noués au monastère comme « des liens

durables, qui associent les membres du groupe au-delà des vicissitudes des relations quotidiennes, dans

une généalogie et des obligations dépassant les limites de leur vie humaine ».44

4. Conclusion

Ce n'est pas uniquement par la coiffe et l'habit qu'ils revêtent que les moines taoïstes se

distinguent des laïcs, mais également par leur mode de vie et par la liberté qu'ils ont de se rendre

presque partout où ils le souhaitent, d'y être hébergé et nourri, par la règle du guadan,selon laquelle

les moines sont en droit de prendre gîte dans tous les monastères, et qui se donne véritablement à voir

comme une invitation au voyage.45 Ce sont bien les « affinités prédestinées » yuanfen qui sont

finalement les seules à commander aux déplacements des moines, car bien plus que la structure

43 Sur la position des moines face à la mort et le culte aux moines disparus, cf. HERROU, 2005, op. cit. , p. 417-42144 HERROU, 2005, op. cit. , p. 413-41445 HERROU, 2005, op. cit. , p. 28

20

monastique (qui rappelons le fut empruntée au bouddhisme), ce sont en fait la randonnée initiatique et

d'une façon plus générale l'ascèse qui décident de l'organisation de la communauté. Si les moines

taoïstes peuvent être considérés comme une certaine représentation de la connaissance érudite, de la

maîtrise de soi ou encore de la quiétude, le choix de la vie au temple est une voie que bien peu de

personnes souhaitent pour leurs proches ou leurs enfants. Paradoxalement, bien qu'ils soient souvent

érigés en modèles, parfois même divinisés de leur vivant et assimilés aux suprêmes immortels, le mode

de vie qu'ils ont choisi semble finalement bien trop contraignant et même totalement impensable pour

la plupart des laïcs. Bien que la pauvreté matérielle puisse, à première vue, faire partie de ces

inconvénients auxquels beaucoup de laïcs pensent ne pas pouvoir faire face, on notera qu'en réalité, les

moines sont loin de compter parmi les plus nécessiteux de la société, le détachement des choses

matérielles qu'ils prônent ne signifie pas qu'ils se doivent de vivre dans la misère. Les revenus que leur

verse l'Association taoïste chaque mois (pour les monastères affiliés), les dons d'argents et les divers

cadeaux offerts par les fidèles (dont du mobilier), leur assurent un seuil de confort appréciable.

Toutefois l'obstacle qui semble véritablement freiner ceux qui envisageraient un jour la vie au

monastère, y compris les plus fervents de adeptes du taoïsme, est bel bien le chujia, cette règle qui

impose que l'on doit réaliser cette rupture entre soi et son entourage, voire son foyer pour celles et ceux

qui en auraient déjà fondé un. Ce passage de la société laïque au monastère signifie jusqu'à un certain

point la rupture avec les parents « de la chair et des os » gurou 骨肉, qui est l'essence même de

l'identité de l'individu et de la société. Ainsi, ce sont ceux dont les liens familiaux sont les moins

prégnants qui bien souvent empruntent avec facilité le chemin qui mène au monastère. Il en va de

même pour certains individus qui sont tout simplement mal armés pour s'intégrer dans la collectivité

laïque. Ainsi il n'est pas rare que des orphelins, des veufs, des handicapés, des personnes atteintes de

maladies graves, des femmes divorcées, maltraitées ou répudiées fassent le choix de la vie au

monastère, ce qui représente très probablement un moindre mal au regard de ce qu'ils ont déjà vécu.

21

Bien évidemment, ces seules raisons ne sauraient expliquer toutes les vocations monastiques.

Cependant, les enchevêtrements de motivations qui amènent à choix relèvent, selon les moines eux-

mêmes, de l'intimité. Si certains affirment d'ailleurs que cette vie prémonastique ne les concerne plus,

c'est qu'en faire le deuil participe de l'ascèse taoïste. De plus, nous avons vu que si le chujia est une

règle qui vient du bouddhisme, elle a pris un sens légèrement différent et a acquis une certaine

souplesse dans la tradition monastique taoïste.

Quelles que soient les motivations qui ont poussé un individu à choisir la vie monacale, le

monastère représente bel et bien une alternative à la situation de naissance, au mariage ou au veuvage.

Aucun critère social ou économique ne peut empêcher un individu de partir à la recherche d'un maître.

Bien qu'ayant quitté leurs familles d'origines, qui parfois se sentent lésées, les moines continueront de

suivre les préceptes de cette piété au monastère, tout en la sublimant dans l'idée que « les véritables

parents ne sont pas les parents de la chair et des os ».

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Table des matières

1. Introduction : la notion de « moine ».....................................................................................................1

2. Les temples taoïstes depuis 1980...........................................................................................................3 2.1 Les grands temples officiels affiliés à l'Association taoïste.............................................................6 2.2 Les temples communautaires...........................................................................................................7

3. Les moines taoïstes, la « voie du moine »..............................................................................................8 3.1 Ce qui motive le choix de la vie au monastère.................................................................................9 3.1.1 La voie du moine, une destinée ? La notion de yuanfen.........................................................10 3.1.2 La vie au monastère comme substitution au mariage ?...........................................................12 3.2 Une marge de manœuvre autour de la notion de chujia et du célibat............................................14 3.3 La vie monacale et son lien avec la parenté...................................................................................17

4. Conclusion...........................................................................................................................................19

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