Tabledesmati`eres - Institut de Mathématiques de...

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En regardant ces nombres, on ´ eprouve le sentiment d’ˆ etre en pr´ esence d’un des plus inexplicables secrets de la cr´ eation (Don Zagier) L’HYPOTH ` ESE DE RIEMANN GILLES LACHAUD Une hypoth` ese technique et d’apparence anecdotique faite par Riemann il y a cent cinquante ans au sujet d’un probl` eme classique, la r´ epartition des nombres premiers, focalise l’int´ erˆ et des plus grands math´ ematiciens. Cette hypoth` ese traverse actuellement de nouvelles incarnations grˆ ace aux th´ eories contemporaines. esum´ e. La question de la r´ epartition des nombres premiers remonte `a l’an- tiquit´ e. En utilisant une certaine fonction, la fonction zˆ eta, Riemann a propos´ e en 1859 une formule pour cette r´ epartition. Cette formule repose sur une hy- poth` ese tr` es pr´ ecise concernant l’emplacement des z´ eros de cette fonction, qui n’est toujours pas d´ emontr´ ee : c’est l’hypoth` ese de Riemann. Les tentatives de d´ emonstration, qui n’ont pas cess´ e depuis, sont `a la source de nouveaux domaines des math´ ematiques, et se multiplient `a l’heure actuelle, avec de nou- veaux moyens. En particulier, en reprenant une id´ ee de David Hilbert, Alain Connes a propos´ e une nouvelle approche pour cette hypoth` ese, `a l’aide d’outils math´ ematiques utilis´ es en physique, comme l’analyse fonctionnelle. Table des mati` eres Introduction 2 La fonction zˆ eta 3 L’infini des nombres premiers 3 D’Euclide ` a Euler 5 L’´ enonc´ e de l’hypoth` ese : un article visionnaire 7 Le th´ eor` eme des nombres premiers : distribution stochastique 9 D’autres fonctions zˆ eta 10 Les calculs num´ eriques 10 Les fonctions zˆ eta des corps de fonctions 11 Interpr´ etation spectrale : Co¨ ıncidences frappantes 12 Alain Connes et les ad` eles 14 Conclusion 15 Annexe A. Produits infinis d’Euler 16 Annexe B. Prolongement analytique et ´ equation fonctionnelle 16 Annexe C. Formules explicites 17 Annexe D. Op´ erateurs 18 ef´ erences 19 Sites Internet 19 Version d´ evelopp´ ee d’un article paru dans La Recherche,n 346, Octobre 2001, pp. 24-30. Date : 4 octobre 2001. 1

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En regardant ces nombres, on eprouve le sentimentd’etre en presence d’un des plus inexplicables secrets de la creation

(Don Zagier)

L’HYPOTHESE DE RIEMANN

GILLES LACHAUD

Une hypothese technique et d’apparence anecdotique faite par Riemann il y a cent cinquante ansau sujet d’un probleme classique, la repartition des nombres premiers, focalise l’interet des plusgrands mathematiciens. Cette hypothese traverse actuellement de nouvelles incarnations grace

aux theories contemporaines.

Resume. La question de la repartition des nombres premiers remonte a l’an-tiquite. En utilisant une certaine fonction, la fonction zeta, Riemann a proposeen 1859 une formule pour cette repartition. Cette formule repose sur une hy-pothese tres precise concernant l’emplacement des zeros de cette fonction, quin’est toujours pas demontree : c’est l’hypothese de Riemann. Les tentativesde demonstration, qui n’ont pas cesse depuis, sont a la source de nouveauxdomaines des mathematiques, et se multiplient a l’heure actuelle, avec de nou-veaux moyens. En particulier, en reprenant une idee de David Hilbert, AlainConnes a propose une nouvelle approche pour cette hypothese, a l’aide d’outilsmathematiques utilises en physique, comme l’analyse fonctionnelle.

Table des matieres

Introduction 2La fonction zeta 3L’infini des nombres premiers 3D’Euclide a Euler 5L’enonce de l’hypothese : un article visionnaire 7Le theoreme des nombres premiers : distribution stochastique 9D’autres fonctions zeta 10Les calculs numeriques 10Les fonctions zeta des corps de fonctions 11Interpretation spectrale : Coıncidences frappantes 12Alain Connes et les adeles 14Conclusion 15Annexe A. Produits infinis d’Euler 16Annexe B. Prolongement analytique et equation fonctionnelle 16Annexe C. Formules explicites 17Annexe D. Operateurs 18References 19Sites Internet 19

Version developpee d’un article paru dans La Recherche, n◦ 346, Octobre 2001, pp. 24-30.Date: 4 octobre 2001.

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L’HYPOTHESE DE RIEMANN 2

Introduction

Fig. 1. Le Jardin des Delices, de Jerome Bosch (detail). Musee duPrado, Madrid

Ce que l’on appelle ✭✭ l’hypothsee de Riemann ✮✮ porte sur une fonction parti-culiere, la ✭✭ fonction zeta de Riemann ✮✮, fonction qui fascine les mathematiciensdepuis deux cent cinquante ans.

On a utilise a son sujet les metaphores les plus surprenantes : l’opium desmathematiciens, la baleine blanche (de Moby Dick). . . Roger Godement a aussievoque le Jardin des Delices, sans doute parce que le tryptique de Jerome Boschqui porte ce nom represente un monde ideal entre le paradis (des conjectures) etl’enfer (des demonstrations impossibles . . . )

L’objet de cette fascination vient sans doute de la richesse du sujet : a elle seule,cette fonction est une source de problemes, qui ont donne lieu au developpementde nombreuses theories mathematiques actuelles : on se trouve au carrefour del’analyse, de l’algebre et de la theorie des nombres. Comme le dit Albert Laut-man, l’interet d’un probleme mathematique ne reside pas dans le plus ou moinsgrand degre de curiosite que peuvent presenter des faits mathematiques isoles, maisdans les structures, manifestes ou cachees, qui enveloppent ce probleme et dont iltemoigne.

L’interet pour la question n’a fait que croıtre. David Hilbert en a fait le huitiemeprobleme de sa celebre liste de problemes presentee au Congres des Mathematiciensde 1900, et avec les mathematiciens de premiere grandeur qu’on va voir apparaıtredans cette histoire, une dizaine de medailles Fields ont etudie la question de presou de loin.

Il faut avouer que les moyens mis en œuvre sont caracterisees par leur ferocitetechnique. Par exemple, Andre Weil (1906-1998), l’une des plus grandes figures desmathematiques francaises du XXe siecle, a ecrit : ✭✭ Quand j’etais jeune, j’esperaisdemontrer l’hypothese de Riemann. Quand je suis devenu un peu plus vieux, j’aiencore eu l’espoir de pouvoir lire et comprendre une demonstration de l’hypothesede Riemann. Maintenant, je me contenterais bien d’apprendre qu’il en existe unedemonstration ✮✮. Une histoire scrupuleuse de ce probleme devrait rendre comptedes fausses nouvelles, des demonstrations refutees, des espoirs decus qui se sontsuccedes. Lors de sa reunion annuelle au College de France le 24 mai 2000, le ClayMathematical Institute a inclus ce probleme dans les ✭✭ problemes du millenaire ✮✮,comme pour la Conjecture de Poincare ou la conjecture ✭✭ P ou NP ✮✮, et un prixd’un million de dollars est offert a celui qui trouvera la solution : on se croirait audebut d’un roman de Jules Verne.

L’HYPOTHESE DE RIEMANN 3

La fonction zeta

Mort de la tuberculose en Italie a 40 ans, ce genie des mathematiques qu’etaitBernhard Riemann (1826-1866) a baptise ζ(s) la fonction

ζ(s) = 1 +12s

+13s

+14s

+ &c.

(il est traditionnel de noter s la variable dont depend cette serie). L’etude de cettefonction releve a priori de l’analyse, qui est la partie des mathematiques qui s’oc-cupe des fonctions, de leurs limites, etc. Au XIVe siecle, Nicole Oresme (1323-1382),qui enseignait au College de Navarre a Paris, et qui fut eveque de Lisieux, savaitdeja que la serie harmonique ζ(1) a une somme infinie :

ζ(1) = 1 +12

+13

+14

+ &c. = ∞

(il disait que ✭✭ cette grandeur est superieure a n’importe quelle grandeur que l’ons’est donnee ✮✮). En 1650, Pietro Mengoli (1625-1686), un jeune mathematicien deBologne, pose la question de la valeur

ζ(2) = 1 +122

+132

+142

+ &c.

et declare que la reponse ✭✭ reclame un esprit plus riche [que le mien] ✮✮. En 1735,Leonard Euler (1707-1783), alors a Saint-Petersbourg (sans doute l’un des plusgrands mathematiciens ayant existe jusqu’a ce jour, et certainement le plus pro-lifique : ses œuvres completes comprennent plus de 70 volumes !) repond a la ques-tion par une decouverte spectaculaire :

ζ(2) =π2

6,

ou π = 3, 1416 . . . est la surface du cercle unite. Il ne s’arrete pas la, et calcule lesvaleurs ζ(2n) en tous les entiers pairs 2n. Signalons en passant qu’on sait encorefort peu de choses aujourd’hui sur les valeurs ζ(2n + 1) aux entiers impairs ; il afallu attendre plus de deux siecles apres Euler pour apprendre, grace a Roger Aperyen 1979, que ζ(3) est irrationnel comme π et ζ(2) (un nombre irrationnel est unnombre qui ne s’exprime pas comme une fraction de nombres entiers). En l’an 2000,un jeune professeur de lycee, Tanguy Rivoal, a demontre que la fonction zeta prendune infinite de valeurs irrationnelles aux entiers impairs.

Mais l’histoire ne commence pas la ; comme on va le voir, cette histoire passepar trois points nodaux : le premier autour de 350 av. J.-C., le second en 1737, etle troisieme en 1859. Et on voit arriver les premices du quatrieme et dernier : lasolution semble de plus en plus proche . . .

L’infini des nombres premiers

L’histoire commence par un probleme arithmetique : celui des nombres premiers.Un nombre p est premier si on ne peut pas l’ecrire sous la forme d’un produit p = ab,avec a et b tous les deux differents de p. On s’interroge depuis l’antiquite grecquesur ces nombres, comme 2, 3, 5, 7, 11, 13, 17, 19, &c. (par convention, le nombre1 n’est pas considere comme premier). Mais leur generation semble totalementindependante de toute construction prealable : le passage de 10 a 11, et celui de11 a 12, se font par le meme acte, l’addition de l’unite au nombre precedent, etcependant la deuxieme operation donne un resultat tres different de la premiere,puisque 11 est premier et que 12 ne l’est pas. Leur apparition est imprevisible : il ya 4 nombres premiers entre 190 et 200, et aucun entre 200 et 210. La figure 2 est unpaysage construit a partir de donnees aleatoires fournies par la suite des nombres

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premiers. C’est sans doute cette distribution enigmatique qui a fascine beaucoupde monde, jusqu’a des compositeurs comme Olivier Messiaen ou Yannis Xenakis.

Fig. 2. Cette image de synthese a ete concue par A.J.F. Leather-land (http ://yoyo.cc.monash.edu.au/ bunyip/primes/index.html)en utilisant un programme base sur un algorithme simple, ou lesaltitudes sont obtenues en utilisant la suite des nombres premiers(a la place d’une suite aleatoire). Le type de terrain est determinepar la topographie.

Mais en revanche, tout entier est produit de nombres premiers ; les nombrespremiers apparaissent comme les ✭✭ particules elementaires ✮✮ dont les nombres entierssont constitues. D’ailleurs, dans les livres arithmetiques des Elements d’Euclide,(qui datent de 350 av. J.C. environ), si on traduit litteralement, ces nombres sontappeles ✭✭ nombres protons ✮✮. Par exemple :

360 = 2 × 2 × 2 × 3 × 3 × 5.

En d’autres termes, si on peut engendrer tous les nombres entiers en repetantl’addition du nombre Un :

2 = 1 + 1, 3 = 2 + 1, 4 = 3 + 1, &c.

On peut aussi les engendrer avec la loi de multiplication, mais il faudra disposer detous les nombres premiers.

Jusqu’en 1980, les nombres premiers n’ont guere interesse que les specialistes.Mais a cette date, Rivest, Shamir et Adleman ont concu un systeme de cryptogra-phie (le systeme RSA) particulierement efficace et utilisant des nombres premiersdans leur clef secrete. Du coup, l’interet pour ces nombres a gagne le monde infor-matique, par la le monde des affaires, et cet interet est soudain devenu beaucoupmoins desinteresse.

Le premier point nodal de l’histoire des nombres premiers se trouve dans ceslivres arithmetiques d’Euclide. On y trouve en effet la proposition suivante :

✭✭ Etant donne une collection finie de nombres premiers, il y a un nombre premieren dehors de cette collection ✮✮.

C’est une maniere de dire que la suite des nombres premiers est inepuisable, il-limitee, ou encore qu’il y a une infinite de nombre premiers. Remarquons en passantque cette proposition contient implicitement une definition particulierement sobrede l’infini : aucune collection finie ne l’epuise. Definition reprise dans les Elementsde Mathematiques de N. Bourbaki, inspire par Monsieur de la Pallice : ✭✭ On ditqu’un ensemble est infini s’il n’est pas fini ✮✮.

Puisqu’on ne peut pas prevoir l’apparition des nombres premiers, et qu’il n’y apas de loi de fabrication, on fait une observation statistique de ce qui se passe en

L’HYPOTHESE DE RIEMANN 5

introduisant la fonction, traditionnellement notee π(x), qui compte le nombre denombres premiers inferieurs (ou egaux) a un nombre x donne (la notation π(x) n’arien a voir avec le nombre π) : par exemple π(10) = 4. Dire qu’il y a une infinitede nombre premiers revient a dire que π(x) tend vers l’infini avec x ; oui, maiscomment ?

D’Euclide a Euler

Pour obtenir un commencement de reponse a cette question, il faut sauter vingtet un siecles pour arriver au second point nodal, ou la ligne d’idees sur la fonctionzeta croise celle des nombres premiers. Leonard Euler fait voir en 1737 qu’il y aune infinite de nombres premiers, par une methode en totale rupture avec celled’Euclide : il decouvre le developpement de la fonction zeta en produit infini (voirl’annexe A) et en deduit que la serie des inverses des nombres premiers a une sommeinfinie :

1 +12

+13

+15

+ +17

+ &c. = ∞or, si l’ensemble de tous les nombres premiers etait fini, cette serie aurait une sommefinie. Ce raisonnement est caracteristique : on a effectue un raisonnement d’analysepour montrer une propriete des nombres entiers naturels ! L’identite d’Euler est unetraduction de la proposition d’Euclide dans un nouveau langage, a savoir celui del’analyse, et cette interpretation est a la base de toutes les recherches ulterieures :Euler venait d’inventer une methode pour etudier les entiers avec des fonctions,methode qu’on appelle maintenant la theorie analytique des nombres, un domaineou le continu rend compte de phenomenes discontinus.

Euler declare aussi que les nombres premiers sont ✭✭ infiniment moins nombreuxque les entiers ✮✮, autrement dit la proportion de nombres premiers inferieure a xtend vers 0 quand x croıt indefiniment :

π(x)x

→ 0 quand x → ∞.

On voudrait etre un peu plus precis. En fait, en 1808, Legendre observe que laproportion π(x)/x est d’environ 1/ log x, ou log x est le logarithme naturel de x. Ils’ensuit que l’ordre de grandeur de π(x) devrait etre le suivant :

π(x) ∼ x

log x.

(la notation f(x) ∼ g(x) signifie que le quotient f(x)/g(x) tend vers 1 lorsque xtend vers l’infini ; on dit que les fonctions f(x) et g(x) sont equivalentes).Mais si on observe la figure 3 ci-dessous, on constate que l’estimation obtenue neserre pas d’assez pres le comportement de la fonction π(x). A peu pres a la memeepoque, l’allemand Karl-Friedrich Gauss (1777-1855), a partir de quatorze ans ( !),effectue des observations statistiques et en vient a un idee plus precise : si la propor-tion de nombres premiers dans un intervalle de longueur donnee est 1/ log x, le nom-bre π(x) devrait etre equivalent a une primitive de la fonction 1/ log x, autrementdit

dπ(x) ∼ dx

log xCette fonction ne s’exprime pas en termes de fonctions elementaires, on l’appelle lelogarithme integral :

Li(x) = v.p.∫ x

0

du

log u

(il faut prendre la valeur principale au sens de Cauchy en u = 1). Gauss en vient asupposer que l’ordre de grandeur de π(x) est egal a celui de Li(x) :

π(x) ∼ Li(x).

L’HYPOTHESE DE RIEMANN 6

Cette estimation de Gauss n’est pas contradictoire avec celle de Legendre, puisquex/ log x et Li(x) sont equivalentes. Neanmoins, le point de vue de Gauss sembleserrer la realite de plus pres, comme le montre la table de la figure 4.

Fig. 3. On a represente sur cette figure la fonction π(x)representant le nombre de nombres premiers inferieurs a un nombrex donne (en rouge), la fonction x/ log x (en vert), et le logarithmeintegral Li(x) (en bleu).

x π(x) Li(x)10 4 6100 25 301000 168 17810000 1229 1246100000 9592 96301000000 78498 7862810000000 664579 664918100000000 5761455 57622091000000000 50847534 5084923510000000000 455052511 455055615100000000000 4118054813 41180664011000000000000 37607912018 37607950281

Fig. 4. Cette table permet aussi de comparer la fonction π(x) etle logarithme integral. Dans cette table, le logarithme integral estsuperieur a π(x) ; mais on sait qu’il n’en va pas ainsi pour desvaleurs extremement elevees.

Il reste a sortir du domaine des simples observations et a preciser ce que l’onentend par ✭✭ ordre de grandeur ✮✮ ; c’est ce que fait Pafnouty L. Tchebychev (1821-1894) a Saint Petersbourg, en 1852. En utilisant la fonction zeta, il etablit que sila fonction π(x) est equivalente a x/ log x multipliee par une constante, alors cetteconstante vaut 1 :

π(x) ∼ Cx

log x=⇒ C = 1.

Un peu plus tard, il montre que si x est assez grand, on a

0, 921x

log x< π(x) < 1, 105

x

log x.

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L’enonce de l’hypothese : un article visionnaire

Fig. 5. Bernhard Riemann est ne en 1826 dans un village du roy-aume de Hanovre. Etudiant a Gottingen et a Berlin, il passa sondoctorat en 1851 a Gottingen sous la direction de C.F. Gauss.Le sujet portait sur la theorie des fonctions d’une variable com-plexe, ce que l’on appelle maintenant les “surfaces de Riemann”.Les notions et les methodes employees etaient totalement nou-velles. Son intuition geniale est a l’origine de plusieurs branchesdes mathematiques contemporaines : geometrie “riemannienne”,integrale “de Riemann”, theorie du potentiel, &c. Atteint de tu-berculose, il est mort en 1866 lors d’un voyage en Italie.

Le troisieme point nodal se produit lorsqu’en 1859, Bernhard Riemann redigepour son admission comme correspondant a l’Academie de Berlin un memoire dehuit pages intitule ✭✭ Sur le nombre des nombres premiers inferieurs a une grandeurdonnee ✮✮. Dans ce memoire, qui sera la seule contribution a la theorie des nombresqu’il fera de son vivant, il se livre a un hallucinant exercice de pyrotechnie calcu-latoire et conceptuelle. Il considere les valeurs de la fonction ζ(s) lorsque s est unnombre complexe arbitraire (voir l’annexe B). Il s’interesse ensuite aux racines ouzeros de cette fonction, c’est-a-dire aux nombres complexes s tels que ζ(s) = 0.La fonction ζ(s) a des zeros aux points entiers negatifs pairs s = −2,−4, . . . : onles appelle les zeros triviaux (dans la langue classique, on qualifie ainsi ce qui estfamilier et connu de tout le monde). Les zeros non triviaux sont situes dans la bandecritique (voir la figure 6) : elle est formee des nombres complexes s = σ + it, ou lapartie reelle Re(s) = σ et la partie imaginaire Im(s) = t sont des nombres reels etou i =

√−1, tels que

0 ≤ Re(s) ≤ 1.

Riemann calcule le nombre approximatif de zeros non triviaux de la fonction departie imaginaire comprise entre 0 et un nombre T donne, et il poursuit : ✭✭ On trouveen effet, entre ces limites, un nombre environ egal a celui-ci, de racines [de partiereelle 1/2], et il est tres probable que toutes les racines sont reelles ✮✮. L’hypothesede Riemann est donc la suivante :

✭✭ Les zeros non triviaux de la fonction zeta ont pour partie reelle 1/2 ✮✮.On suppose donc que ces zeros sont sur la droite critique

Re(s) =12.

Riemann ecrit ensuite : ✭✭ Il serait a desirer, sans doute, que l’on eut une demonstra-tion rigoureuse de cette proposition ; neanmoins j’ai laisse cette recherche de cote

1/2

?

Im(s)

Re(s)

Plan complexe

?

zéros triviauxune infinité

aucun zéro

L’HYPOTHESE DE RIEMANN 8

Fig. 6. La bande critique.

pour le moment apres quelques rapides essais infructueux, car elle paraıt superfluedans le but de notre etude. ✮✮ On pourrait en deduire que Riemann considere cettepropriete comme accessoire ; mais il faut savoir que les mathematiciens, depuisEuclide, pratiquent la litote jusqu’aux limites de l’hypocrisie.

Fig. 7. Dans cette figure, le plan horizontal est celui de la variablecomplexe s = σ + it. Sur un rectangle contenant une partie de labande critique 0 ≤ Re(s) ≤ 1, on a reporte en altitude la valeur dela fonction 1/|ζ(s)|, qui est infinie si ζ(s) = 0. De cette sorte, leszeros de la fonction zeta apparaissent comme des pics sur la droitecritique Re(s) = 1/2. La couleur (du rouge vers le bleu) est definiepar l’altitude.

Mais Riemann va beaucoup plus loin : en se livrant a une veritable deconstruction dela fonction π(x), il donne une formule exacte pour la loi de distribution des nombrespremiers (voir l’annexe C) et cette loi s’exprime en fonction des zeros de la fonc-tion zeta ! Avec cette formule, on voit comment ces zeros controlent la repartitiondes nombres premiers ; l’hypothese de Riemann entraıne que cette repartition suit

L’HYPOTHESE DE RIEMANN 9

fidelement la loi en Li(x). Si l’hypothese etait fausse, celait provoquerait des ravagesdans cette repartition (et dans l’ensemble de la theorie des nombres).

Le theoreme des nombres premiers : distribution stochastique

Dans cet article visionnaire, Riemann a indique les grandes etapes de sa demar-che, sans entrer dans les details. Et l’innovation vient plus des methodes qu’il aemployees que des resultats qu’il a obtenus. La redaction en est si elliptique qu’audebut du XXe siecle, d’eminents mathematiciens comme G.H Hardy a Cambridgeen 1915, vont jusqu’a declarer que Riemann etait incapable de demontrer ce qu’ilavait ecrit. Mais les notes personnelles de Riemann etaient conservees a Gottingen ;dans les annees trente, Carl Ludwig Siegel reussit a les dechiffrer et publier leurcontenu. La conclusion, c’est que Riemann avait obtenu des resultats sur les zerosde la fonction zeta en utilisant des outils (la fonction de Riemann-Siegel, voir lafigure 9) dont la publication etait encore un evenement soixante ans plus tard !

C’est en 1896 que Jacques Hadamard (1865-1963), a Paris, et Charles de la ValleePoussin (1866-1962), a Louvain, en demontrant simultanement certains enonces deRiemann, etablissent que la fonction zeta n’a pas de zeros sur la droite Re(s) = 1(en fait, ils ont fait mieux : ils ont trouve des regions ou la fonction zeta n’avait pasde zeros, voir la figure 8). Or ce resultat suffit pour impliquer que

π(x) ∼ Li(x) (et aussi π(x) ∼ x

log x)

quand x tend vers l’infini ; les estimations heuristiques de Legendre et de Gausssont enfin rigoureusement etablies. C’est ce resultat que l’on appelle le ✭✭ theoremedes nombres premiers ✮✮.

Fig. 8. La fonction zeta ne s’annule pas sur la droite Re(s) = 1.On deduit le theoreme des nombres premiers de cette propriete. Enfait, Hadamard et de la Vallee Poussin ont vu que la fonction zetane s’annule pas sur des regions comme ci-dessus contenant cettedroite. On aimerait au moins pouvoir dire que la fonction zeta nes’annule pas dans une bande θ ≤ Re(s) ≤ 1, mais malheureusementaucune bande de ce type n’est contenue dans une region commeci-dessus.

On sait que si l’hypothese de Riemann est vraie, alors l’ecart entre la fonction π(x)et le logarithme integral Li(x) est majore en valeur absolue par un multiple constantde x1/2 log x, ce que l’on ecrit

π(x) − Li(x) = O(x1/2 log x) quand x → ∞et cette estimation est la meilleure possible.

L’HYPOTHESE DE RIEMANN 10

En resume, les nombres premiers ont une distribution ✭✭ stochastique ✮✮ : on a uneloi de densite reguliere, la probabilite pour qu’un nombre x soit premier est de l’or-dre de 1/ log x mais le comportement local est imprevisible : il y a des oscillations.En quelque sorte, la distribution des nombres premiers se comporte comme la dis-tribution des molecules dans un gaz parfait. Comme on le verra, cette analogie avecun phenomene physique peut se reveler feconde.

D’autres fonctions zeta

Si on veut comprendre ce que signifie l’hypothese de Riemann, il faut realiserque la fonction zeta n’est pas la seule de son espece : c’est le prototype d’unefamille tres generale de fonctions intervenant en theorie des nombres. Tout d’abord,Dirichlet a defini en 1838 des fonctions tres proches de la fonction zeta, a savoir lesfonctions L, donnees par ce que l’on appelle depuis une ✭✭ serie de Dirichlet ✮✮, definiespar des conditions arithmetiques. Elles admettent un prolongement analytique, uneequation fonctionnelle, et un developpement en produit eulerien. Par exemple, Eulerutilise la serie

L(s) = 1 − 13s

+15s

− 17s

+ &c.

D’ailleurs, Leibniz avait deja vu cinquante ans avant cette serie dans un cas parti-culier ; il avait obtenu la formule qu’il nomme la ✭✭ quadrature du cercle ✮✮, puisquecette formule permet de calculer π :

π

4= 1 − 1

3+

15− 1

7+ &c.

Ensuite, Dirichlet utilise ces fonctions L pour montrer qu’il y a une infinite denombres premiers dans toute progression arithmetique. A peu pres en meme tempss’edifiait la theorie des nombres algebriques. Ce sont les nombres qui sont solutionsd’equations algebriques, comme

√2 ou le nombre d’or φ = 2 cos π/5 = (1 +

√5)/2.

L’idee de corps est a la base de ces travaux : ce sont les collections de nombrescomplexes (ou d’autres choses) ou on peut effectuer les quatre operations sans sortirde cette collection. Dedekind et Hecke ont defini des fonctions zeta et des fonctionsL associees aux corps de nombres algebriques : la fonction zeta qui correspondau corps des nombres rationnels est celle de Riemann. L’hypothese de Riemanngeneralisee suppose que toutes ces fonctions ont leurs zeros non triviaux sur ladroite critique.

Il y a plusieurs ✭✭ bonnes raisons ✮✮ de penser que l’hypothese de Riemann est vraie ;nous allons donner trois arguments plaidant en sa faveur : les calculs numeriques,les fonctions zeta des courbes sur un corps fini, et l’interpretation spectrale deszeros.

Les calculs numeriques

Les cinq premiers zeros de partie imaginaire positive, a quatre decimales pres,sont les suivants :

ρ1 = 12 + i 14, 1347 . . .

ρ2 = 12 + i 21, 0220 . . .

ρ3 = 12 + i 25, 0108 . . .

ρ4 = 12 + i 30, 4248 . . .

ρ5 = 12 + i 32, 9350 . . .

10 20 30 40 50

-3

-2

-1

1

2

3

L’HYPOTHESE DE RIEMANN 11

Fig. 9. C.L. Siegel a trouve dans les notes de Riemann une fonc-tion Z(t) qui a les memes zeros que la fonction ζ( 1

2 + it), et quiprend des valeurs reelles lorsque la variable t est reelle ; on l’ap-pelle la fonction de Riemann-Siegel. Sur cette figure, on a trace legraphe de cette fonction, qui oscille indefiniment, et on y voit lespremiers zeros.

Dans la phrase citee plus haut, Riemann declare qu’il a trouve ✭✭ un nombre env-iron egal ✮✮ de zeros dans la bande et sur la droite critiques. On n’a toujours pasdemontre cette declaration ; G.H. Hardy a montre en 1914 qu’il y a une infinite dezeros sur la droite critique, et on sait que plus de 40% des zeros de la fonction zetasont sur la droite critique, grace aux travaux d’Atle Selberg, de l’Institute for Ad-vanced Study a Princeton, et aussi de Norman Levinson et de Conrey. D’autre part,l’hypothese de Riemann a ete verifiee pour des valeurs numeriques de plus en pluselevees ; les progres realises sont reportes dans la table de la figure 10. Le logicienAlan Turing, de Cambridge, qui a casse le code Enigma utilise par la marine alle-mande pendant la deuxieme guerre mondiale, et qui est l’auteur des ✭✭ machines ✮✮

qui portent son nom, a utilise un ordinateur des 1953 pour faire les calculs. Mais cescalculs numeriques impressionnants ne prouvent rien : on connait des phenomenesconcernant les nombres entiers qui apparaissent pour des valeurs bien superieuresa toute valeur astronomique imaginable.

Les fonctions zeta des corps de fonctions

Dans d’autres travaux, Riemann a etudie les fonctions algebriques d’une variable.L’exemple type est celui d’une fonction y de la variable x telle que

f(x, y) = 0,

ou f est un polynome a deux variables ; par exemple la fonction algebrique

y =√

x3 − 1

verifie l’equation y2 − (x3 − 1) = 0. Weber et Dedekind ont montre que l’on pou-vait retrouver les principaux resultats de Riemann, meme si on prenait les coeffi-cients dans un corps quelconque K, et construire un corps de fonctions algebriquesK(y). Ce corps contient pratiquement toutes les informations sur la courbe planed’equation implicite f(x, y) = 0.

Or il y a un parallelisme troublant entre les corps de nombres algebriques et lescorps de fonctions algebriques avec les corps de constantes fini.

Les corps finis sont les corps qui ont un nombre fini d’elements, on les appelleaussi ✭✭ champs de Galois ✮✮, car ils ont ete decouverts par Evariste Galois. Il est

L’HYPOTHESE DE RIEMANN 12

date Auteur n1903 Gram 151914 Backlund 791925 Hutchinson 1381936 Titchmarsh & al. 1, 0411953 Turing 1, 1041956 Lehmer 25, 0001958 Meller 35, 3371966 Lehman 250, 0001969 Rosser & al. 3, 500, 0001979 Brent 81, 000, 0011986 van de Lune & al. 1, 500, 000, 000

Fig. 10. Verifications numeriques de l’hypothese de Riemann pourles n premiers zeros (d’apres A. Odlyzko). Le logicien Alan Turing,de Cambridge, qui a casse le code Enigma utilise par la marineallemande pendant la deuxieme guerre mondiale, et qui est l’auteurdes “machines” qui portent son nom, a utilise un ordinateur des1953 pour calculer les zeros de la fonction zeta.

facile de construire le corps fini dont le nombre d’elements est un nombre premierp : on dit que deux entiers sont congrus modulo un entier n si leur difference estdivisible par n. Tous les entiers se repartissent en ✭✭ classes de restes modulo n ✮✮

disjointes, que l’on peut additioner et multiplier. Mais si n est un nombre premierp, on peut aussi effectuer la division par toute classe non nulle ; le corps a p elementsest l’ensemble des classes de restes modulo p.

Un jeune et brillant mathematicien allemand, H. Kornblum, tue au debut de lapremiere guerre mondiale, puis Emil Artin dans sa these, soutenue a Hambourgen 1923, associent des fonctions zeta et des fonctions L aux corps de fonctionsalgebriques sur un corps de constantes fini, en complete analogie avec les corps denombres. Pour ces fonctions, Andre Weil montre en 1940 par des raisonnementsgeometriques que l’hypothese de Riemann est vraie ! Il lui faudra cinq ans pourrediger une demonstration complete. Ses travaux l’ont conduit a definir des fonc-tions zeta pour des espaces de dimension quelconque sur un corps fini, et a emettredes conjectures tres precises generalisant l’hypothese de Riemann. Pour demontrerces conjectures, il a fallu accomplir un programme gigantesque, la theorie desschemas, developpee principalement dans les annees soixante a l’I.H.E.S., pres deParis, par Alexandre Grothendieck et de nombreuses autres personnes, et c’est fi-nalement Pierre Deligne qui demontre les conjectures de Weil en 1973. Ces resultatsont de profondes consequences aussi bien en theorie des nombres que dans ses appli-cations a la theorie de l’information, pour la cryptographie et les codes correcteursen particulier.

On peut encore generaliser, et l’existence d’une equation fonctionnelle pour cer-taines familles de fonctions L (associees aux courbes elliptiques) resulte des travauxd’Andrew Wiles, dont decoule egalement le theoreme de Fermat. Pour toutes cesfonctions, il y a aussi une ✭✭ hypothese de Riemann ✮✮ a demontrer !

Interpretation spectrale : Coıncidences frappantes

Si on ecrit les zeros de la fonction zeta sous la forme

ρn = 12 + iγn,

L’HYPOTHESE DE RIEMANN 13

l’hypothese de Riemann signifie que tous les nombres γn sont des nombres reels.Comment etablir qu’une suite de nombres complexes est alignee sur l’axe reel ?La reponse pourrait venir de methodes elaborees pour l’etude des phenomenesphysiques. L’une de ces methodes est l’analyse fonctionnelle, c’est-a-dire la resolu-tion des equations dont les inconnues sont des fonctions, et l’espace euclidien estremplace par l’espace de Hilbert (voir l’annexe D). La plupart des systemes vibra-toires, le son, la lumiere, les vagues, bref un signal quelconque, s’expriment commeune superposition de signaux de base

f(t) =∑

n

cn cos(ωnt + ϕn)

avec des coefficients cn, qui sont les amplitudes, et des pulsations ω1, . . . , ωn, . . . quisont des nombres reels. Or, Riemann lui-meme observe que la formule explicite qu’ila obtenue (annexe C) montre que les deviations par rapport a la loi en 1/ log x dela densite des nombres premiers sont regies par une fonction ayant la forme d’uneonde ∑

n

cos(γnu)

dont les pulsations sont les nombres γn. Comme le disent M. Berry et J.P. Keating,de Bristol, les nombres γn sont les harmoniques de la musique des nombres premiers !

A partir de la, il est tentant de voir les nombres γn comme les pulsations propresd’un systeme. On raconte que Hilbert, pendant l’un de ses cours, et apres avoirdemontre que certains operateurs (ceux qui sont symetriques) ont un spectre reel,aurait ajoute : ✭✭ Et avec ce theoreme, Messieurs, nous demontrerons l’hypothese deRiemann ! ✮✮. En effet, si on trouve un operateur dont le spectre, d’une part, estreel, et qui est, d’autre part, exactement compose des nombres γn, l’hypothese deRiemann est demontree ! Quelques annees plus tard, cette idee a ete mise en formepar Polya. He bien, on a aujourd’hui de bonnes raisons de penser qu’il en va bienainsi : il y a trois indices pour l’existence d’un tel ✭✭ operateur de Polya-Hilbert ✮✮.

— Vers 1950, Andy Guinand puis Andre Weil generalisent la formule explicitede Riemann et la transforment en une identite fonctionnelle. Il s’agit d’une egalite

S(g) = T (f),

ou figurent d’un cote, une serie d’expressions integrales

T (f) = I(f) +∑

p

Ip(f)

ou la somme des expressions Ip(f) se fait sur les nombres premiers, et de l’autre,une serie

S(g) =∑

n

g(γn),

ou la somme porte sur les nombres γn. Dans cette formule, les fonctions f et g sontreliees par une transformation integrale inventee par Riemann, que l’on appelle latransformation de Mellin, et qui est tres proche de la transformation de Laplace.Weil montre que l’hypothese de Riemann equivaut au fait que pour une classesuffisamment large de fonctions g positives sur la droite reelle, la serie S(g) estpositive, propriete verifiee pour les valeurs propres d’un operateur a spectre reel.

— En 1956, Atle Selberg etudie l’operateur de Laplace ∆ sur certaines surfaces(celles qui sont a courbure negative constante). Cette theorie fournit de nouvellesdemonstrations de l’equation fonctionnelle de la fonction zeta de Riemann, et del’absence de zeros sur la droite Re(s) = 1. Mais surtout, il decouvre sa celebreformule des traces, qui relie la geometrie d’une surface X au spectre de ∆. Elle s’ecritcomme la formule explicite de Weil, en remplacant les nombres premiers par lesgeodesiques fermees de X, et les nombres γn par les valeurs propres de ∆. L’analogie

L’HYPOTHESE DE RIEMANN 14

avec la formule explicite est aussi frappante que mysterieuse : les nombres premiersapparaissent comme des trajectoires . . . Cette analogie a conduit Selberg a definirdes fonctions zeta dans ce contexte. Celles-ci verifient l’hypothese de Riemann, etl’analogue de la formule explicite est la formule des traces. Malheureusement, il n’ya pas de rapport direct entre les fonctions zeta de Riemann et de Selberg, bien qu’onl’ait cru durant quelques mois en 1980. Toutefois, Ludwig Faddeev et B.S. Pavlov,de l’Institut Steklov a Saint-Petersbourg, avaient vu des 1972 que les solutionsdes equations d’evolution associees a ce Laplacien obeissent aux lois usuelles de ladiffusion si et seulement si l’hypothese de Riemann est vraie !

En fait, tant les formules explicites que la formule des traces de Selberg sonttoutes deux des applications a la theorie des nombres d’une theorie venant de laphysique, la theorie du noyau de l’equation de la chaleur, applications developpeesdepuis 1993 dans le cadre par Serge Lang et Jay Jorgenson.

— Pour fournir des modeles de la distribution des niveaux d’energie dans les noy-aux fortement excites et les systemes a un grand nombre de particules, les physiciensont developpe une theorie concernant les valeurs propres des matrices aleatoires her-mitiennes de grand rang. Parmi ces espaces de matrices aleatoires, figure l’ensembleGUE (pour ✭✭ Gaussian Unitary Ensemble ✮✮). Ceci dit, Hugh Montgomery, de l’Uni-versite du Michigan, avait calcule en 1972, en admettant l’hypothese de Riemann, lafluctuation des espacements entre les zeros de la fonction zeta. Lorsqu’il a eu l’oc-casion d’en discuter avec le physicien Freeman Dyson, ce dernier a immediatementa immediatement reconnu que cette loi etait celle de l’ensemble GUE !

Les resultats de Montgomery ont ete verifiee experimentalement par AndrewOdlyzko, des Bell Laboratories : la coıncidence des resultats est frappante. NicholasKatz et Peter Sarnak, de Princeton, ont recemment constate que cette loi etaitsatisfaite dans le cas des fonctions zeta des corps de fonctions, et ils ont generaliseces conjectures a de nombreuses familles de fonctions L sous le nom de ✭✭ loi deMontgomery-Odlyzko ✮✮.

Enfin, dans certains phenomenes periodiques, on observe un bruit distinct dubruit blanc, le bruit oscillant (flicker noise), dont le spectre est inversement pro-portionnel a la frequence : sa puissance est d’autant plus forte qu’il apparaıt moinssouvent. Michel Planat, de Besancon, a interprete le bruit oscillant apparaissantdans un recepteur de communication par le comportement de la fonction zeta aproximite de la droite critique.

Alain Connes et les adeles

Il ne reste plus qu’a trouver l’operateur de Polya-Hilbert. Les observations deMontgomery ont conduit Berry et Keating a supposer que les zeros de la fonctionzeta correspondent exactement aux valeurs propres (niveaux d’energie) d’un hy-pothetique systeme mecanique quantique dont les trajectoires sont chaotiques, cequi fournirait immediatement l’operateur desire.

D’autre part, Bernard Julia, a Paris, avait exprime la fonction zeta de Riemanncomme la fonction de partition thermodynamique d’un certain ✭✭ gaz parfait ab-strait ✮✮ construit a partir des nombres premiers. En s’inspirant de cette observation,Jean-Benoit Bost et Alain Connes, a l’I.H.E.S., construisent en 1992 un systemedynamique quantique dont la fonction de partition est la fonction zeta de Riemann.Leur construction utilise l’anneau des adeles. De quoi s’agit-t-il ? Pour chaque nom-bre premier p, on dispose des nombres p-adiques, qui sont la generalisation del’ecriture d’un entier en base p. L’anneau des adeles est un espace a une infinitede degres de liberte, autrement dit de dimensions, forme avec le produit du corpsdes nombres reels et de tous les corps p-adiques. Cet espace enorme et bizarre aneanmoins des proprietes naturelles et tres commodes pour les calculs : on peut y

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faire du calcul integral, et les nombres rationnels y sont presents de maniere dis-continue, ou, comme on dit, discrete. En outre, les fonctions zeta et les fonctions L(des corps de nombres comme des corps de fonctions) s’expriment par des integralestres simples sur cet anneau, ce qui permet de retrouver leurs principales proprietes :c’etait le sujet de la these de John Tate, en 1950.

Or Connes a construit en 1996 un operateur D sur un espace de fonctions oula variable est adelique, dont le spectre etait exactement l’ensemble des nombresreels γn tels que L( 1

2 + iγn) = 0 ! Si on pouvait etablir, par une autre voie, quece spectre comprend tous les zeros sans exception, on demontrerait immediatementl’hypothese de Riemann ; en attendant, son resultat fournit en passant une nouvelledemonstration de l’infinitude des zeros sur la droite critique.

Il interprete l’un des cotes de la formule explicite comme la trace d’operateursdecrivant le flot defini par D, c’est-a-dire les changements d’etats au cours dutemps du systeme (ce point de vue a ete developpe par Christopher Deninger, dansle cadre d’un programme de demonstration de l’hypothese de Riemann modelee surcelle que l’on connait pour les corps de fonctions). Ceci permet a Connes de fairevoir que l’hypothese de Riemann est vraie si et seulement si les formules explicitess’interpretent comme des formules des traces pour l’operateur D, ce qu’il a verifiepour les corps de fonctions.

Conclusion

Apres tous ces arguments, on a l’impression d’etre a la veille de la demonstrationde l’hypothese de Riemann. Neanmoins, l’opinion generale est qu’il manque encoreun maillon essentiel dans nos connaissances actuelles pour arriver a un projet dedemonstration plausible. Il vaut mieux rester prudent : tant qu’on n’a pas traversele fleuve, on ne sait pas si on peut atteindre la rive opposee sans encombre, ou biensi le courant nous entraıne vers les enfers du tryptique de Jerome Bosch.

Il n’en reste pas moins que l’analogie entre la repartition des nombres premierset un phenomene physique est troublante. Comme le dit Youri Manine, directeurde l’Institut Max-Planck de Bonn, a la derniere page de son livre Mathematiqueset Physique :

✭✭ Les idees les plus profondes de la theorie des nombres presentent une ressem-blance considerable avec celles de la physique theorique moderne. Comme la meca-nique quantique, la theorie des nombres fournit des modeles de relations entre lediscret et le continu, et met en valeur le role des symetries cachees. On souhaiteraitesperer que cette ressemblance ne soit pas fortuite, et que nous soyons en traind’apprendre de nouveaux mots sur le monde dans lequel nous vivons, dont nous necomprenons pas encore le sens ✮✮.

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Annexe A. Produits infinis d’Euler

La serie geometrique formee par les puissances d’un nombre x > 1 est :

1 +1x

+1x2

+1x3

+ · · · + 1xn

+ · · · =1

1 − 1x

Si on fait x = 2s, ou s > 0, on obtient la somme des puissances inverses de 2 :

1 +12s

+14s

+18s

+ · · · + 12as

+ · · · =1

1 − 12s

on peut aussi prendre x = 3s :

1 +13s

+19s

+1

27s+ · · · + 1

3bs+ · · · =

11 − 1

3s

Si on fait le produit de ces deux expressions, on obtient la somme des puissancesde toutes les fractions dont le denominateur est un nombre produit de 2 et de 3

11 − 1

2s

11 − 1

3s

= 1 +12s

+13s

+14s

+16s

+ · · · + 1(2a3b)s

+ . . .

Si on prend tous les nombres premiers a gauche, on obtiendra a droite tous lesnombres entiers, puisque tout entier est produit de nombres premiers, et c’est l’i-dentite fondamentale d’Euler : ce que l’on appelle maintenant la fonction zeta deRiemann est a la fois un produit infini et la somme des puissances inverses de tousles entiers :

ζ(s) =1

1 − 12s

11 − 1

3s

11 − 1

5s

· · · = 1 +12s

+13s

+ · · · + 1(2a3b5c . . . )s

+ . . .

en notation condensee, l’identite d’Euler est

ζ(s) =∑n∈N

1ns

=∏p

11 − 1

ps

ou le produit est etendu a l’ensemble des nombres premiers. On peut meme supposerque s = σ + it est un nombre complexe ; Mais il faut prendre Re(s) = σ > 1 pourque ces expressions aient un sens, car la serie harmonique ζ(1) est divergente. Onpeut prolonger ζ(s) a la bande 0 < Re(s) < 1 en utilisant la formule

(1 − 21−s) ζ(s) = 1 − 12s

+13s

− 14s

+ . . .

et en observant que la serie de droite est alternee si s est reel.

Annexe B. Prolongement analytique et equation fonctionnelle

Lorsqu’on veut etudier une fonction definie par une serie dependant d’un parame-tre en dehors du domaine de convergence, il faut effectuer un prolongement analy-tique de cette fonction. Par exemple, la serie geometrique

1 + z + z2 + · · · + zn + . . .

converge si le module |z| du nombre complexe z est < 1, la fonction f(z) de lavariable complexe z egale a la somme de cette serie est definie lorsque |z| < 1, et sitel est le cas, on a

f(z) = 1 + z + z2 + · · · =1

1 − z.

Mais la fraction de droite est definie dans tout le plan complexe (sauf evidemmentau point z = 1), et lorsque |z| ≥ 1 et z �= 1, on prend comme definition de f(z) lafraction de droite ; on dit qu’on a effectue le prolongement analytique de f(z) au plancomplexe, et que le point z = 1 est un pole de f . On peut faire la meme chose pourla fonction ζ(s) ; Riemann montre qu’elle admet un prolongement analytique au

L’HYPOTHESE DE RIEMANN 17

plan complexe, sauf au point s = 1 ou elle a un pole ; il etablit aussi son equationfonctionnelle, qui utilise la fonction Γ d’Euler et s’ecrit de la maniere suivante :l’expression

ϕ(s) = s(s − 1) π− s2 Γ( s

2 ) ζ(s)

ne change pas quand on y remplace s par 1 − s :

ϕ(1 − s) = ϕ(s).

Euler avait deja ✭✭ devine ✮✮ cette equation, en operant sur la fonction (1−21−s) ζ(s)de l’encadre A dans un texte intitule ✭✭ Remarques sur un beau rapport entre lesseries de puissances, tant directes que reciproques ✮✮. L’article de Riemann a eteprecede par plusieurs demonstrations de l’equation fonctionnelle de la fonction L(s).D’ailleurs, G.H. Eisenstein, avec qui Riemann s’etait lie d’amitie a Berlin, connais-sait aussi cette demonstration, puisqu’on la retrouve, datee de 1849, ecrite sur lapage de garde de son exemplaire personnel des ✭✭ Disquisitiones Arithmeticae ✮✮ deC.F. Gauss !

En faisant un changement de variables, on peut traduire l’equation precedentepour la fonction

ξ(z) = ϕ( 12 + iz)

dependant de la variable complexe z ; l’equation fonctionnelle signifie alors simple-ment que ξ(z) est une fonction paire de z.

Annexe C. Formules explicites

La distribution des nombres premiers est tres irreguliere. Pour y remedier untant soit peu, on va augmenter la collection des nombres premiers en y ajoutant lespuissances de nombres premiers :

2, 3, 4, 5, 7, 8, 9, 11, 13, 16, . . .

et on note f(x) le nombre de membres de cette liste inferieurs a un entier x. Il estfacile de passer de f(x) a π(x) et reciproquement. La formule explicite de Riemannest la suivante : si x > 1, on a

f(x) = li(x) −∑

ρ

li(xρ) − log 2 +∫ ∞

x

1u2 − 1

du

u log u,

ou ρ parcourt la collection des zeros de la fonction zeta, et ou li(x) est le loga-rithme integral, normalise de telle sorte que li(0) = 0. En derivant cette expression,Riemann en deduit que si on limite la somme∑

γ

cos(γu), ou ρ = 12 + iγ,

a un nombre fini de termes, l’expression

1 − 2√x

∑γ

cos(γ log x) − 1x(x2 − 1)

est une formule approchee pour la derivee de f(x) log x. Dans cette expression, onvoit apparaıtre un terme oscillant forme d’une serie de signaux sinusoıdaux. Si oninterprete la somme de droite comme des valeurs spectrales, le signe moins indiquequ’il s’agit de valeurs d’absorption.

Riemann a obtenu la formule explicite en developpant la fonction ϕ(s) (voirl’encadre B) en produit infini :

ϕ(s) =∏ρ

(1 − s

ρ),

L’HYPOTHESE DE RIEMANN 18

ou le produit est effectue sur les zeros de la fonction zeta, et en regroupant lesfacteurs de maniere adequate.

Annexe D. Operateurs

Un signal general f(t) s’ecrit comme une superposition finie ou infinie de signauxelementaires

f(t) = c1 cos ω1t + c2 cos ω2t + · · · + cn cos ωnt + . . .

Les signaux elementaires cos ωnt composant cette somme sont les vibrations propresou les etats propres du systeme, dont une oscillation complete, la periode, dure untemps Tn = 2π/ωn et leur frequence est 1/Tn = ωn/2π. En acoustique, les etatspropres sont les sons purs, en optique, ce sont les ondes monochromatiques, &c ; lecoefficient cn est l’amplitude de la vibration propre correspondante. La collectionde tous ces signaux generaux, lorsqu’on prend toutes les amplitudes possibles, sousreserve que la somme des carres des valeurs absolues de ces amplitudes soit finie,forme ce que l’on appelle un espace de Hilbert.

Dans un tel systeme, la seule chose qui peut changer, ce sont les proportionsrelatives de chaque vibration propre, c’est-a-dire les amplitudes cn. Le change-ment entre deux etats est effectue par un operateur, qui est une maniere d’agir,ou d’operer sur ces signaux ; pour un tel operateur H, on suppose que le resultatHf(t) de l’operation est proportionnel aux donnees de depart f(t), autrement ditque l’operateur est lineaire. S’il n’y a qu’un nombre fini d’etats, donc un nombrefini de coefficients, les operateurs sont des matrices. Lorsque l’operateur H se bornea multiplier les coefficients, de telle sorte que

Hf(t) = h(ω1) c1 cos ω1t + h(ω2) c2 cos ω2t + · · · + h(ωn) cn cos ωnt + . . .

On dit que les nombres h(ω1), . . . , h(ωn), . . . sont les valeurs propres de H, et leurcollection est le spectre de H. La trace de l’operateur H, lorsqu’elle existe, est lasomme de ses valeurs propres :

Tr H = h(ω1) + h(ω2) + · · · + h(ωn) + . . .

Parmi ces operateurs, ceux qui rendent compte de phenomenes physiques concretsont un spectre des frequences reel.

On rencontre aussi des problemes de valeurs propres en mecanique quantique ; ence cas les valeurs propres sont les energies de niveaux stationnaires, et l’operateurrendant compte du systeme est le Hamiltonien.

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References

[1] Riemann, B., Œuvres mathematiques, J. Gabay, 1990 (reimpression de l’edition de 1898) ;= Collected mathematical works, according to the edition by H. Weber and R. Dedekind,newly edited by R. Narasimhan, Springer-Verlag, Berlin, 1990.

[2] Ingham, A.E., The distribution of prime numbers, Cambridge Tracts in Mathematics andMathematical Physics, 30, Cambridge, Cambridge University Press 1932 ; reprint, 1990.

[3] Edwards, H.M., Riemann’s zeta function, Pure and Applied Math., Vol. 58, New York, Aca-demic Press, 1974 ; reprint, Dover, 2001.

[4] Patterson, S.J., An Introduction to the theory of the Riemann zeta function, CambridgeStudies in Advanced Mathematics no 14, Cambridge University Press, 1995.

[5] Tenenbaum, G., Mendes France, M., Les nombres premiers, Que sais-je ?, n◦ 571, Paris,Presses Universitaires de France, 1997 ; = The prime numbers and their distribution, Transl.from the French by Philip G. Spain, Student Mathematical Library, Nr 6, Providence, Amer-ican Mathematical Society, 2000.

Sites Internet

[1] Une page sur l’hypothese de Riemann a ete realisee par Daniel Bump, de Stanford :http ://match.stanford.edu/rh/

[2] Le tres riche site sur les nombres premiers de Matthew R. Watkins a Exeter :http ://www.maths.ex.ac.uk/˜mwatkins/

[3] Le site du Clay Mathematical Institute contient une descrition mathematique du problemepar E. Bombieri :http ://www.claymath.org/prizeproblems/index.htm

[4] L’article original de Riemann, et sa traduction en anglais, se trouvent dans la bibliothequeelectronique de mathematiques EMIS de la Societe Europeenne de Mathematiques. Il y a unmiroir de ce site au C.I.R.M. de Luminy a Marseille :http ://www.cirm.univ-mrs.fr/EMIS/classics/Riemann/index.html

[5] Le site MacTutor de l’Universite Saint Andrews en Ecosse est une source excellente pourl’histoire des mathematiques :http ://www-history.mcs.st-and.ac.uk/history/

G.L. : Equipe “Arithmetique et Theorie de l’Information”Institut de Mathematiques de LuminyLuminy Case 907, 13288 Marseille Cedex 9 - FRANCEE-mail address: [email protected]