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8 TABLE DES MATIÈRES DES TEXTES ET DOCUMENTS COMPLÉMENTAIRES

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TABLE DES MATIÈRES

DES TEXTES ET DOCUMENTS

COMPLÉMENTAIRES

OBJET D'ETUDE n° 1: LE PERSONNAGE DE ROMAN! : .............VISIONS DE L’HOMME ET DU MONDE 12

PÉRIODE I: OEUVRE INTÉGRALE MAUPASSANT, .......BEL-AMI! 12

LECTURES ANALYTIQUES............................................................................................! 12TEXTE 1 L'INCIPIT JUSQU'À "DE ROMANS POPULAIRES .........................................."! 12TEXTE 2 LA RÉVÉLATION DU PERSONNAGE À LUI-MÊME, PREMIÈRE PARTIE, CHAPITRE 2, « MONSIEUR FORESTIER..., IL SONNA ...........................................................................................»! 13TEXTE 3 UN REGARD IMPRESSIONNISTE SUR LE PAYSAGE, LA DESCRIPTION DE ROUEN! 14TEXTE 4 L'APOTHÉOSE DE DUROY, DE « L'ÉVÊQUE FINISSAIT SA HARANGUE... » À LA FIN! 15DOCUMENTS COMPLÉMENTAIRES ............................................................................! 16COMMENT COMMENCER UN ROMAN : DES INCIPITS DE ROMAN...........................! 16Gustave Flaubert : Madame Bovary (1852 - 1856) 17Emile ZOLA : GERMINAL (1885) 17Italo Calvino : Si par une nuit d’hiver un voyageur (1979) 18Le Parfum : Histoire d’un meurtrier - Patrick Süskind (1985) 18MAUPASSANT, UN ROMANCIER PESSIMISTE ............................................................! 19MAUPASSANT RÉPOND À SES CRITIQUES (CHRONIQUE) GIL BLAS, 7 JUIN .1885.! 20MAUPASSANT, PIERRE ET JEAN, 1887 – «PRÉFACE ...........................................»! 21HISTOIRE DES ARTS: L’IMPRESSIONNISME PISSARO, LE PONT BOIELDIEU...........! 22

OBJET D'ETUDE n° 1: LE PERSONNAGE DE ROMAN! : .............VISIONS DE L’HOMME ET DU MONDE 23

PÉRIODE II GROUPEMENT DE TEXTES: DU NATURALISME AU XXÈME SIÈCLE! 23

LECTURES ANALYTIQUES............................................................................................! 23TEXTE 5, ZOLA, L'ASSOMMOIR, INCIPIT...................................................................! 23TEXTE 6 CAMUS, L'ETRANGER, LE PROCÈS DE MEURSAULT, DEUXIÈME PARTIE, CHAP 4! 24TEXTE 7 SARTRE, LA NAUSÉE ....................................................................................! 25DOCUMENTS COMPLÉMENTAIRES.............................................................................! 26TEXTES SUR LE PERSONNAGE DE ROMAN .................................................................! 261 - HUET, Traité de l'origine des romans, 1670 262 - MARIVAUX, La Vie de Marianne, 1734 - Avertissement, seconde partie 263 - BALZAC, Le Cabinets des Antiques , 1839 – Préface 264 - ZOLA, La Fortune des Rougon, 1871 – Préface 275 - MAURIAC, Le Romancier et ses personnages, 1933 276 - ROBBE-GRILLET, Pour un nouveau roman, 1957 288 - SALLENAVE, Le Don des morts, 1991 28ALBERT CAMUS LE MYTHE DE SISYPHE....................................................................! 29François Mauriac, Thérèse Desqueyroux (1927) 31HISTOIRE DES ARTS, AUTOPORTRAIT, FRANCIS BACON, ..............................1969! 32

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Objet d'étude n°2! : La question de l'Homme dans les ................................genres de l'argumentation 33

PÉRIODE III LA QUESTION DE L’ALTÉRITÉ, L’AUTRE ENTRE RENCONTRE ET UTOPIE .....................................................................................................! 33

LECTURES ANALYTIQUES............................................................................................! 33TEXTE 8 MONTAIGNE, DES CANNIBALES, ESSAIS, CH. 31, LIVRE I. (EXTRAITS ...)! 33TEXTE 9 CYRANO DE BERGERAC, L'AUTRE MONDE OU LES ÉTATS ET EMPIRES DE LA LUNE (EXTRAIT)

...........................................................................................................................(1649)! 34TEXTE 10 MONTESQUIEU, LETTRES PERSANES, LETTRE ..................................XXX! 35DOCUMENTS COMPLÉMENTAIRES.............................................................................! 36Un nouveau monde 36Texte 1 Christophe Colomb, La découverte de l’Amérique, Extrait d’une lettre à Luis de Santangel 36Texte 2 Jean de Léry, Histoire d’un voyage fait en terre de Brésil, 1578. 36La question de l’autre 37Texte 1 Jean Claude Carrière, La controverse de Valladolid, 1992. 37TEXTE 2 BOUGAINVILLE, Voyage autour du monde, par la frégate du roi La Boudeuse et la flûte L'Étoile, 1771. 37TEXTE 3 Denis DIDEROT, Supplément au voyage de BOUGAINVILLE, Écrit en 1772, paru en 1796. 38TEXTE 4 FONTENELLE, Entretiens sur la pluralité des mondes, 1686 38Texte 5 La Hontan - Dialogues avec un sauvage, 1703 39ROUSSEAU ET LE MYTHE DU BON SAUVAGE 40VOLTAIRE ET LE MYTHE DU BON SAUVAGE 40Michel de Montaigne, « Des coches », Essais III, 6, 1595. 41Utopie: Fantaisie et critique sociale 42Lucien de Samosate, Histoire véritable 42L'Utopie de Thomas More, 1516 - Livre second - Des arts et métiers 42

Objet d'étude n°2! : La question de l'Homme dans les ................................genres de l'argumentation 43

PERIODE IV LES FABLES DE LA FONTAINE (LE FABULISTE ET LE COURTISAN)! 43

LECTURES ANALYTIQUES............................................................................................! 43TEXTE 11. LE LOUP ET LE CHIEN ................................................................................! 43TEXTE 12. LES OBSÈQUES DE LA LIONNE..................................................................! 44DOCUMENTS COMPLÉMENTAIRES FABLES DE LA FONTAINE..................................! 45Texte A : dédicace «!A monseigneur le Dauphin!» (Livre I) 45Texte B : préface des Fables (Livre I), extrait. 45Texte C : «!Le pouvoir des fables!», Livre VIII, 4. 46Jean de La Fontaine, Epître à Huet, 1687. 47HISTOIRE DES ARTS ....................................................................................................! 48LE BAROQUE ...............................................................................................................:! 48Le Bernin Apollon et Daphné (1622) (Villa Borghèse, Rome) 48Le Baldaquin de Saint Pierre, Rome, Vatican 48LE CLASSICISME .........................................................................................................:! 49Poussin Les Bergers d’Arcadie 49

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OBJET D'ETUDE n°3 : THEÂTRE : TEXTE ET ........................................................REPRESENTATION 50

PÉRIODE V OEUVRE INTÉGRALE MOLIERE, DOM JUAN OU LE FESTIN DE ...................................................................................................PIERRE! 50

LECTURES ANALYTIQUES............................................................................................! 50TEXTE 13 LA PREMIÈRE TIRADE DE SGANARELLE "ELOGE DU TABAC" JUSQU’À « LUMIÈRES » (ACTE I, SC

...................................................................................................................................1)! 50TEXTE 14 LE PORTRAIT DE DOM JUAN PAR SGANARELLE (ACTE I, SC. ..............1)! 51TEXTE 15 ELOGE DE L'INCONSTANCE (TIRADE DE DOM JUAN ACTE I, SC. .......2)! 52TEXTE 16 ELOGE DU BLASPHÈME (LA SCÈNE DU PAUVRE, ACTE III, SC. .............2)! 53TEXTE 17 ELOGE DE L’HYPOCRISIE (CONVERSION D’UN FAUX DÉVÔT, ACTE V, SC 2)! 54DOCUMENTS COMPLÉMENTAIRES DOM JUAN.........................................................! 55Baudelaire Don Juan aux enfers 55Mozart, Don Giovanni, L’air du Catalogue 56Hoffmann, Don Juan, un révolté 57

OBJET D'ETUDE n°4 : Ecriture poétique et quête de ........................sens du Moyen-Âge à nos jours 58

PÉRIODE VI LA MORT DANS LA POÉSIE DU MOYEN-ÂGE AU XXÈME SIÈCLE!58

TEXTE 18 FRANÇOIS VILLON, LA BALLADE DES PENDUS........................................! 58TEXTE 19 BAUDELAIRE UNE CHAROGNE..................................................................! 59TEXTE 20 APOLLINAIRE, SI JE MOURAIS LÀ-BAS… POÈMES À LOU........................! 60DOCUMENTS COMPLÉMENTAIRES.............................................................................! 61Pierre de Ronsard DERNIERS VERS 61SONNETS POUR HÉLÈNE, XLIII 61Verlaine, Poèmes saturniens 61Rimbaud, BAL DES PENDUS, Recueil de Douai 62La Fontaine, La Mort et le Mourant 63HISTOIRE DES ARTS....................................................................................................! 64Jerôme Bosch, Le Jugement dernier, 1504 64Victor Hugo, Le pendu, 1850 65

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OBJET D'ETUDE N° 1: LE PERSONNAGE DE ROMAN!: VISIONS DE L’HOMME ET DU MONDE

PÉRIODE I: OEUVRE INTÉGRALE MAUPASSANT, BEL-AMI

Lectures analytiques

Texte 1 L'incipit jusqu'à "de romans populaires"

INCIPIT I, 1

Quand la caissière lui eut rendu la monnaie de sa pièce de cent sous, Georges Duroy sortit du restaurant.Comme il portait beau par nature et par pose d'ancien sous-officier, il cambra sa taille, frisa sa moustache d'un geste militaire et familier, et jeta sur les dîneurs attardés un regard rapide et circulaire, un de ces regards de joli garçon, qui s'étendent comme des coups d'épervier.Les femmes avaient levé la tête vers lui, trois petites ouvrières, une maîtresse de musique entre deux âges, mal peignée, négligée, coiffée d'un chapeau toujours poussiéreux et vêtue toujours d'une robe de travers, et deux bourgeoises avec leurs maris, habituées de cette gargote à prix fixe.Lorsqu'il fut sur le trottoir, il demeura un instant immobile, se demandant ce qu'il allait faire. On était au 28 juin, et il lui restait juste en poche trois francs quarante pour finir le mois. Cela représentait deux dîners sans déjeuners, ou deux déjeuners sans dîners, au choix. Il réfléchit que les repas du matin étant de vingt-deux sous, au lieu de trente que coûtaient ceux du soir, il lui resterait, en se contentant des déjeuners, un franc vingt centimes de boni, ce qui représentait encore deux collations au pain et au saucisson, plus deux bocks sur le boulevard. C'était là sa grande dépense et son grand plaisir des nuits; et il se mit à descendre la rue Notre-Dame-de-Lorette.Il marchait ainsi qu'au temps où il portait l'uniforme des hussards, la poitrine bombée, les jambes un peu entrouvertes comme s'il venait de descendre de cheval; et il avançait brutalement dans la rue pleine de monde, heurtant les épaules, poussant les gens pour ne point se déranger de sa route. Il inclinait légèrement sur l'oreille son chapeau à haute forme assez défraîchi, et battait le pavé de son talon. Il avait l'air de toujours défier quelqu'un, les passants, les maisons, la ville entière, par chic de beau soldat tombé dans le civil.Quoique habillé d'un complet de soixante francs, il gardait une certaine élégance tapageuse, un peu commune, réelle cependant. Grand, bien fait, blond, d'un blond châtain vaguement roussi, avec une moustache retroussée, qui semblait mousser sur sa lèvre, des yeux bleus, clairs, troués d'une pupille toute petite, des cheveux frisés naturellement, séparés par une raie au milieu du crâne, il ressemblait bien au mauvais sujet des romans populaires.

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Texte 2 La révélation du personnage à lui-même, Première partie, chapitre 2, « Monsieur Forestier..., il sonna »

PREMIÈRE PARTIE, CHAPITRE 2

« Monsieur Forestier, s’il vous plaît ?– Au troisième, la porte à gauche. »Le concierge avait répondu cela d’une voix aimable où apparaissait une considération pour son locataire. Et Georges Duroy monta l’escalier.Il était un peu gêné, intimidé, mal à l'aise. Il portait un habit pour la première fois de sa vie, et l'ensemble de sa toilette l'inquiétait: Il la sentait défectueuse en tout, par les bottines non vernies mais assez fines cependant, car il avait la coquetterie du pied, par la chemise de quatre francs cinquante achetée le matin même au Louvre, et dont le plastron trop mince se cassait déjà. Ses autres chemises, celles de tous les jours, ayant des avaries plus ou moins graves, il n'avait pu utiliser même la moins abîmée.Son pantalon, un peu' trop large, dessinait mal la jambe, semblait s'enrouler autour du mollet, avait cette apparence fripée que prennent les vêtements d'occasion sur les membres qu'ils recouvrent par aventure. Seul, l'habit n'allait pas mal, s'étant trouvé à peu près juste pour la taille.Il montait lentement les marches, le cœur battant, l'esprit anxieux, harcelé surtout par la crainte d'être ridicule; et, soudain, il aperçut en face de lui un monsieur en grande toilette qui le regardait. Ils se trouvaient si près l'un de l'autre que Duroy fit un mouvement en arrière, puis il demeura stupéfait: c'était lui-même, reflété par une haute glace en pied qui formait sur le palier du premier une longue perspective de galerie. Un élan de joie le fit tressaillir, tant il se jugea mieux qu'il n'aurait cru.N'ayant chez lui que son petit miroir à barbe, il n'avait pu se contempler entièrement, et comme il n'y voyait que fort mal les diverses parties de sa toilette improvisée, il s'exagérait les imperfections, s'affolait à l'idée d'être grotesque.Mais voilà qu'en s'apercevant brusquement dans la glace, il ne s'était pas même reconnu; il s'était pris pour un autre, pour un homme du monde, qu'il avait trouvé fort bien, fort chic, au premier coup d'oeil.Et maintenant, en se regardant avec soin, il reconnaissait que, vraiment, l'ensemble était satisfaisant.Alors il s'étudia comme font les acteurs pour apprendre leurs rôles. Il se sourit, se tendit la main, fit des gestes, exprima des sentiments: l'étonnement, le plaisir, l'approbation; et il chercha les degrés du sourire et les intentions de l'oeil pour se montrer galant auprès des dames, leur faire comprendre qu'on les admire et qu'on les désire.Une porte s'ouvrit dans l'escalier. Il eut peur d'être surpris et il se mit à monter fort vite et avec la crainte d'avoir été vu, minaudant ainsi, par quelque invité de son ami.En arrivant au second étage, il aperçut une autre glace et il ralentit sa marche pour se regarder passer. Sa tournure lui parut vraiment élégante. Il marchait bien. Et une confiance immodérée en lui-même emplit son âme. Certes, il réussirait avec cette figure-là et son désir d'arriver, et la résolution qu'il se connaissait et l'indépendance de son esprit. Il avait envie de courir, de sauter en gravissant le dernier étage. Il s'arrêta devant la troisième glace, frisa sa moustache d'un mouvement qui lui était familier, ôta son chapeau pour rajuster sa chevelure, et murmura à mi-voix, comme il faisait souvent: "Voilà une excellente invention." Puis, tendant la main vers le timbre, il sonna.

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Texte 3 Un regard impressionniste sur le paysage, la description de Rouen

DEUXIÈME PARTIE, CHAPITRE 1

(Son mari la réveilla.« Regarde », dit-il.)

Ils venaient de s’arrêter aux deux tiers de la montée, à un endroit renommé pour la vue, où l’on conduit tous les voyageurs.

On dominait l’immense vallée, longue et large, que le fleuve clair parcourait d’un bout à l’autre, avec de grandes ondulations. On le voyait venir de là-bas, taché par des îles nombreuses et décrivant une courbe avant de traverser Rouen. Puis la ville apparaissait sur la rive droite, un peu noyée dans la brume matinale, avec des éclats de soleil sur ses toits, et ses mille clochers légers, pointus ou trapus, frêles et travaillés comme des bijoux géants, ses tours carrées ou rondes coiffées de couronnes héraldiques, ses beffrois, ses clochetons, tout le peuple gothique des sommets d’églises que dominait la flèche aiguë de la cathédrale, surprenante aiguille de bronze, laide, étrange et démesurée, la plus haute qui soit au monde.Mais en face, de l’autre côté du fleuve, s’élevaient, rondes et renflées à leur faîte, les minces cheminées d’usines du vaste faubourg de Saint-Sever.Plus nombreuses que leurs frères les clochers, elles dressaient jusque dans la campagne lointaine leurs longues colonnes de briques et soufflaient dans le ciel bleu leur haleine noire de charbon.Et la plus élevée de toutes, aussi haute que la pyramide de Chéops, le second des sommets dus au travail humain, presque l’égale de sa fière commère la flèche de la cathédrale, la grande pompe à feu de la Foudre semblait la reine du peuple travailleur et fumant des usines, comme sa voisine était la reine de la foule pointue des monuments sacrés.Là-bas, derrière la ville ouvrière, s’étendait une forêt de sapins ; et la Seine, ayant passé entre les deux cités, continuait sa route, longeait une grande côte onduleuse boisée en haut et montrant par place ses os de pierre blanche, puis elle disparaissait à l’horizon après avoir encore décrit une longue courbe arrondie. On voyait des navires montant et descendant le fleuve, traînés par des barques à vapeur grosses comme des mouches et qui crachaient une fumée épaisse. Des îles, étalées sur l’eau, s’alignaient toujours l’une au bout de l’autre, ou bien laissant entre elles de grands intervalles, comme les grains inégaux d’un chapelet verdoyant.Le cocher du fiacre attendait que les voyageurs eussent fini de s’extasier. Il connaissait par expérience la durée de l’admiration de toutes les races de promeneurs.

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Texte 4 L'apothéose de Duroy, de « L'évêque finissait sa harangue... » à la fin

DEUXIEME PARTIE, CHAPITRE X.

L’évêque avait terminé sa harangue. Un prêtre vêtu d’une étole dorée montait à l’autel. Et les orgues recommencèrent à célébrer la gloire des nouveaux époux.Tantôt elles jetaient des clameurs prolongées, énormes, enflées comme des vagues, si sonores et si puissantes, qu’il semblait qu’elles dussent soulever et faire sauter le toit pour se répandre dans le ciel bleu. Leur bruit vibrant emplissait toute l’église, faisait frissonner la chair et les âmes. Puis tout à coup elles se calmaient ; et des notes fines, alertes, couraient dans l’air, effleuraient l’oreille comme des souffles légers ; c’étaient de petits chants gracieux, menus, sautillants, qui voletaient ainsi que des oiseaux; et soudain, cette coquette musique s’élargissait de nouveau, redevenant effrayante de force et d’ampleur, comme si un grain de sable se métamorphosait en un monde.Puis des voix humaines s’élevèrent, passèrent au-dessus des têtes inclinées. Vauri et Landeck, de l’Opéra, chantaient. L’encens répandait une odeur fine de benjoin, et sur l’autel le sacrifice divin s’accomplissait ; l’Homme-Dieu, à l’appel de son prêtre, descendait sur la terre pour consacrer le triomphe du baron Georges Du Roy.Bel-Ami, à genoux à côté de Suzanne, avait baissé le front. Il se sentait en ce moment presque croyant, presque religieux, plein de reconnaissance pour la divinité qui l’avait ainsi favorisé, qui le traitait avec ces égards. Et sans savoir au juste à qui il s’adressait, il la remerciait de son succès.Lorsque l’office fut terminé, il se redressa, et donnant le bras à sa femme, il passa dans la sacristie. Alors commença l’interminable défilé des assistants. Georges, affolé de joie, se croyait un roi qu’un peuple venait acclamer. Il serrait des mains, balbutiait des mots qui ne signifiaient rien, saluait, répondait aux compliments : « Vous êtes bien aimable. »Soudain il aperçut Mme de Marelle ; et le souvenir de tous les baisers qu’il lui avait donnés, qu’elle lui avait rendus, le souvenir de toutes leurs caresses, de ses gentillesses, du son de sa voix, du goût de ses lèvres, lui fit passer dans le sang le désir brusque de la reprendre. Elle était jolie, élégante, avec son air gamin et ses yeux vifs. Georges pensait : « Quelle charmante maîtresse, tout de même. »Elle s’approcha un peu timide, un peu inquiète, et lui tendit la main. Il la reçut dans la sienne et la garda. Alors il sentit l’appel discret de ses doigts de femme, la douce pression qui pardonne et reprend. Et lui-même il la serrait, cette petite main, comme pour dire : « Je t’aime toujours, je suis à toi ! »Leurs yeux se rencontrèrent, souriants, brillants, pleins d’amour.

Elle murmura de sa voix gracieuse : « À bientôt, monsieur. »

Il répondit gaiement : « À bientôt, madame. » Et elle s’éloigna.

D’autres personnes se poussaient. La foule coulait devant lui comme un fleuve. Enfin elle s’éclaircit. Les derniers assistants partirent. Georges reprit le bras de Suzanne pour retraverser l’église.Elle était pleine de monde, car chacun avait regagné sa place, afin de les voir passer ensemble. Il allait lentement, d’un pas calme, la tête haute, les yeux fixés sur la grande baie ensoleillée de la porte. Il sentait sur sa peau courir de longs frissons, ces frissons froids que donnent les immenses bonheurs. Il ne voyait personne. Il ne pensait qu’à lui.Lorsqu’il parvint sur le seuil, il aperçut la foule amassée, une foule noire, bruissante, venue là pour lui, pour lui Georges Du Roy. Le peuple de Paris le contemplait et l’enviait.Puis, relevant les yeux, il découvrit là-bas, derrière la place de la Concorde, la Chambre des députés. Et il lui sembla qu’il allait faire un bond du portique de la Madeleine au portique du Palais-Bourbon.Il descendit avec lenteur les marches du haut perron entre deux haies de spectateurs. Mais il ne les voyait point ; sa pensée maintenant revenait en arrière, et devant ses yeux éblouis par l’éclatant soleil flottait l’image de Mme de Marelle rajustant en face de la glace les petits cheveux frisés de ses tempes, toujours défaits au sortir du lit.

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Documents Complémentaires

Comment commencer un roman : Des incipits de roman

Paul Scarron Le Roman comique, 1651

Chapitre premier : Une troupe de comédiens arrive dans la ville du Mans (incipit du roman)!Le soleil avait achevé plus de la moitié de sa course et son char, ayant attrapé le penchant du monde (1), roulait plus vite qu'il ne voulait. Si ses chevaux eussent voulu profiter de la pente du chemin, ils eussent achevé ce qui restait du jour en moins d'un demi-quart d'heure ; mais, au lieu de tirer de toute leur force ils ne s'amusaient qu'à faire des courbettes, respirant un air marin qui les faisait hennir et les avertissait que la mer était proche, où l'on dit que leur maître se couche toutes les nuits. Pour parler plus humainement et plus intelligiblement, il était entre cinq et six quand une charrette entra dans les halles du Mans. Cette charrette était attelée de quatre boeufs fort maigres, conduits par une jument poulinière dont le poulain allait et venait à l'entour de la charrette comme un petit fou qu'il était. La charrette était pleine de coffres, de malles et de gros paquets de toiles peintes qui faisaient comme une pyramide au haut de laquelle paraissait une demoiselle habillée moitié ville, moitié campagne.Un jeune homme, aussi pauvre d'habits que riche de mine, marchait à côté de la charrette. Il avait un grand emplâtre sur le visage (2), qui lui couvrait un oeil et la moitié de la joue, et portait un grand fusil sur son épaule, dont il avait assassiné plusieurs pies, geais et corneilles, qui lui faisaient comme une bandoulière au bas de laquelle pendaient par les pieds une poule et un oison qui avaient bien la mine d'avoir été pris à la petite guerre (3). Au lieu de chapeau, il n'avait qu'un bonnet de nuit entortillé de jarretières de différentes couleurs, et cet habillement de tête était une manière de turban qui n'était encore qu'ébauché et auquel on n'avait pas encore donné la dernière main. Son pourpoint (4) était une casaque de grisette (5) ceinte avec une courroie, laquelle lui servait aussi à soutenir une épée qui était aussi longue qu'on ne s'en pouvait aider adroitement sans fourchette (6). Il portait des chausses troussées à bas d'attache, comme celles des comédiens quand ils représentent un héros de l'Antiquité, et il avait, au lieu de souliers, des brodequins à l'antique (7) que les boues avaient gâtés jusqu'à la cheville du pied.Un vieillard vêtu plus régulièrement, quoique très mal, marchait à côté de lui. Il portait sur ses épaules une basse de viole (8) et, parce qu'il se courbait un peu en marchant, on l'eût pris de loin pour une grosse tortue qui marchait sur les jambes de derrière. Quelque critique murmurera de la comparaison, à cause du peu de proportion qu'il y a d'une tortue à un homme ; mais j'entends parler des grandes tortues qui se trouvent dans les Indes et, de plus, je m'en sers de ma seule autorité. revenons à notre caravane.Elle passa devant le tripot (9) de la Biche, à la porte duquel étaient assemblés quantité des plus gros bourgeois de la ville. La nouveauté de l'attirail et le bruit de la canaille qui s'était assemblée autour de la charrette furent la cause que tous ces honorables bourgmestres (10) jetèrent les yeux sur nos inconnus. Un lieutenant de prévôt (11), entre autres, nommé La Rappinière, les vint accoster et leur demanda avec une autorité de magistrat quelles gens ils étaient. Le jeune homme dont je viens de parler prit la parole et, sans mettre les mains au turban, parce que de l'une il tenait son fusil et de l'autre la garde de son épée, de peur qu'elle ne lui battît les jambes, lui dit qu'ils étaient français de naissance, comédiens de profession ; que son nom de théâtre était Le Destin, celui de son vieux camarade, La Rancune, et celui de la demoiselle qui était juchée comme une poule au haut de leur bagage, La Caverne. Ce nom bizarre fit rire quelques-uns de la compagnie (...)Paul Scarron, Le Roman comique, 1651Notes :1) Image précieuse pour signifier que le soleil se couche2) Pansement qui sert ici à masquer une partie du visage3) Chapardés, volés4) Partie de l'habillement qui recouvre le buste5) Etoffe commune de teinte grise6) Bâton ferré terminé par une fourche, sur laquelle on pose normalement le canon d'une arme à feu

7) Chaussure couvrant le pied dans le costume des personnages de comédie8) Instrument de musique9) Maison de jeu, lieu où l'on s'amuse10) Bourgeois qui assure les fonctions de maire11) Officier de justice

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Gustave Flaubert : Madame Bovary (1852 - 1856)

Nous étions à l’étude, quand le Proviseur entra, suivi d’un nouveau habillé en bourgeois et d’un garçon de classe qui portait un grand pupitre. Ceux qui dormaient se réveillèrent, et chacun se leva comme surpris dans son travail.Le Proviseur nous fit signe de nous rasseoir; puis, se tournant vers le maître d’études:- Monsieur Roger, lui dit-il à demi-voix, voici un élève que je vous recommande, il entre en cinquième. Si son travail et sa conduite sont méritoires, il passera dans les grands, où l’appelle son âge.Resté dans l’angle, derrière la porte, si bien qu’on l’apercevait à peine, le nouveau était un gars de la campagne, d’une quinzaine d’années environ, et plus haut de taille qu’aucun de nous tous. Il avait les cheveux coupés droit sur le front, comme un chantre de village, l’air raisonnable et fort embarrassé. Quoiqu’il ne fût pas large des épaules, son habit-veste de drap vert à boutons noirs devait le gêner aux entournures et laissait voir, par la fente des parements, des poignets rouges habitués à être nus. Ses jambes, en bas bleus, sortaient d’un pantalon jaunâtre très tiré par les bretelles. Il était chaussé de souliers forts, mal cirés, garnis de clous.On commença la récitation des leçons. Il les écouta de toutes ses oreilles, attentif comme au sermon, n’osant même croiser les cuisses, ni s’ appuyer sur le coude, et, à deux heures, quand la cloche sonna, le maître d’études fut obligé de l’avertir, pour qu’il se mît avec nous dans les rangs.Nous avions l’habitude, en entrant en classe, de jeter nos casquettes par terre, afin d’avoir ensuite nos mains plus libres; il fallait, dès le seuil de la porte, les lancer sous le banc, de façon à frapper contre la muraille, en faisant beaucoup de poussière; c’était là le genre.Mais, soit qu’il n’eût pas remarqué cette manoeuvre ou qu’il n’eût osé s’y soumettre, la prière était finie que le nouveau tenait encore sa casquette sur ses deux genoux.

Emile ZOLA : GERMINAL (1885)

Dans la plaine rase, sous la nuit sans étoiles, d’une obscurité et d’une épaisseur d’encre, un homme suivait seul la grande route de Marchiennes à Montsou, dix kilomètres de pavé coupant tout droit, à travers les champs de betteraves. Devant lui, il ne voyait même pas le sol noir, et il n’avait la sensation de l’immense horizon plat que par les souffles du vent de mars, des rafales larges comme sur une mer, glacées d’avoir balayé des lieues de marais et de terres nues. Aucune ombre d’arbre ne tachait le ciel, le pavé se déroulait avec la rectitude d’une jetée, au milieu de l’embrun aveuglant des ténèbres.L’homme était parti de Marchiennes vers deux heures. Il marchait d’un pas allongé, grelottant sous le coton aminci de sa veste et de son pantalon de velours. Un petit paquet, noué dans un mouchoir à carreaux, le gênait beaucoup; et il le serrait contre ses flancs, tantôt d’un coude, tantôt de l’autre, pour glisser au fond de ses poches les deux mains à la fois, des mains gourdes que les lanières du vent d’est faisaient saigner. Une seule idée occupait sa tête vide d’ouvrier sans travail et sans gîte, l’espoir que le froid serait moins vif après le lever du jour. Depuis une heure, il avançait ainsi, lorsque sur la gauche à deux kilomètres de Montsou, il aperçut des feux rouges, trois brasiers brûlant au plein air, et comme suspendus. D’abord, il hésita, pris de crainte; puis, il ne put résister au besoin douloureux de se chauffer un instant les mains.Un chemin creux s’enfonçait. Tout disparut. L’homme avait à droite une palissade, quelque mur de grosses planches fermant une voie ferrée; tandis qu’un talus d’herbe s’élevait à gauche, surmonté de pignons confus, d’une vision de village aux toitures basses et uniformes. Il fit environ deux cents pas. Brusquement, à un coude du chemin, les feux reparurent près de lui, sans qu’il comprît davantage comment ils brûlaient si haut dans le ciel mort, pareil à des lunes fumeuses. Mais, au ras du sol, un autre spectacle venait de l’arrêter. C’était une masse lourde, un tas écrasé de constructions, d’où se dressait la silhouette d’une cheminée d’usine; de rares lueurs sortaient des fenêtres encrassées, cinq ou six lanternes tristes étaient pendues dehors, à des charpentes dont les bois noircis alignaient vaguement des profils de tréteaux gigantesques; et, de cette apparition fantastique, noyée de nuit et de fumée, une seule voix montait, la respiration grosse et longue d’un échappement de vapeur, qu’on ne voyait point.

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Italo Calvino : Si par une nuit d’hiver un voyageur (1979)

Le roman commence dans une gare de chemin de fer, une locomotive souffle, un sifflement de piston couvre l’ouverture du chapitre, un nuage de fumée cache en partie le premier alinéa. Dans l’odeur de gare passe une bouffée d’odeur de buffet. Quelqu’un regarde à travers les vitres embuées, ouvre la porte vitrée du bar, tout est brumeux à l’intérieur, comme vu à travers des yeux de myope ou que des escarbilles ont irrités. Ce sont les pages du livre qui sont embuées, comme les vitres d’un vieux train ; c’est sur les phrases que se pose le nuage de fumée. Soir pluvieux ; l’homme entre dans le bar, déboutonne son pardessus humide, un nuage de vapeur l’enveloppe ; un coup de sifflet s’éloigne le long des voies luisantes de pluie à perte de vue.Quelque chose comme un sifflet de locomotive et un jet de vapeur sortent du percolateur que le vieil employé met sous pression comme il lancerait un signal : c’est du moins ce qui résulte de la succession des phrases du second alinéa, où les joueurs attablés replient contre leur poitrine l’éventail de leurs cartes et se tournent vers le nouveau venu avec une triple torsion du cou, des épaules et de leur chaise, tandis que d’autres consommateurs au comptoir soulèvent leurs petites tasses et soufflent à la surface du café, les lèvres et les yeux entrouverts, ou bien aspirent le trop-plein de leurs chopes de bière avec des précautions extrêmes, pour ne rien laisser déborder. Le chat fait le gros dos, la caissière ferme la caisse enregistreuse, qui fait drin. Tous signes qui tendent à vous informer qu’il s’agit d’une de ces petites gares de province, où celui qui arrive est aussitôt remarqué.Les gares se ressemblent toutes ; peu importe que les lampes ne parviennent pas à éclairer au-delà d’un halo imprécis : c’est une atmosphère que tu connais par coeur, avec son odeur de train qui subsiste bien après le départ de tous les trains, l’odeur spéciale des gares après le départ du dernier train. Les lumières de la gare et les phrases que tu lis semblent avoir la tâche de dissoudre les choses plus que de les montrer : tout émerge d’un voile d’obscurité et de brouillard. Cette gare, j’y ai débarqué ce soir pour la première fois, et il me semble déjà y avoir passé toute une vie, entrant et sortant de ce bar, passant de l’odeur de la verrière à celle de sciure mouillée des toilettes, le tout mélangé dans une unique odeur qui est celle de l’attente, l’odeur des cabines téléphoniques quand il ne reste plus qu’à récupérer les jetons puisque le numéro ne donne pas signe de vie.L’homme qui va et vient entre le bar et la cabine téléphonique, c’est moi. Ou plutôt : cet homme s’appelle « moi »,et tu ne sais rien d’autre de lui, juste comme cette gare s’appelle seulement « gare », et en dehors d’elle il n’existe rien d’autre que le signal sans réponse d’un téléphone qui sonne dans une pièce obscure d’une ville lointaine.

Le Parfum : Histoire d’un meurtrier - Patrick Süskind (1985)

Au XVIII° siècle vécut en France un homme qui compta parmi les personnages les plus géniaux et les plus abominables de cette époque qui pourtant ne manqua pas de génies abominables. C’est son histoire qu’il s’agit de raconter ici. Il s’appelait Jean-Baptiste Grenouille et si son nom, à la différence de ceux d’autres scélérats de génie comme par exemple Sade, Saint-Just, Fouché, Bonaparte, etc., est aujourd’hui tombé dans l’oubli, ce n’est assurément pas que Grenouille fût moins bouffi d’orgueil, moins ennemi de l’humanité, moins immoral, en un mot moins impie que ces malfaiteurs plus illustres, mais c’est que son génie et son unique ambition se bornèrent à un domaine qui ne laisse point de traces dans l’histoire : au royaume évanescent des odeurs.A l’époque dont nous parlons, il régnait dans les villes une puanteur à peine imaginable pour les modernes que nous sommes. Les rues puaient le fumier, les arrière-cours puaient l’urine, les cages d’escalier puaient le bois moisi et la crotte de rat, les cuisines le chou pourri et la graisse de mouton; les pièces d’habitation mal aérées puaient la poussière renfermée, les chambres à coucher puaient les draps graisseux, les courtepointes moites et le remugle âcre des pots de chambre. Les cheminées crachaient une puanteur de soufre, les tanneries la puanteur de leurs bains corrosifs, et les abattoirs la puanteur du sang caillé. Les gens puaient la sueur et les vêtements non lavés; leurs bouches puaient les dents gâtées, leurs estomacs puaient le jus d’oignons, et leurs corps, dès qu’ils n’étaient plus tout jeunes, puaient le vieux fromage et le lait aigre et les tumeurs éruptives. Les rivières puaient, les places puaient, les églises puaient, cela puait sous les ponts et dans les palais. Le paysan puait comme le prêtre, le compagnon tout comme l’épouse de son maître artisan, la noblesse puait du haut jusqu’en bas, et le roi lui-même puait, il puait comme un fauve, et la reine comme une vieille chèvre, été comme hiver. Car en ce XVIII° siècle, l’activité délétère des bactéries ne rencontrait encore aucune limite, aussi n’y avait-il aucune activité humaine, qu’elle fût constructive ou destructive, aucune manifestation de la vie en germe ou bien à son déclin, qui ne fût accompagnée de puanteur.Et c’est naturellement à Paris que la puanteur était la plus grande, car Paris était la plus grande ville de France. Et au sein de la capitale il était un endroit où la puanteur régnait de façon particulièrement infernale, entre la rue aux Fers et la rue de la Ferronnerie, c’était le cimetière des Innocents. Pendant huit cents ans, on avait transporté là les morts de l’Hôtel-Dieu et des paroisses circonvoisines, pendant huit cents ans on y avait jour après jour charroyé les cadavres par douzaines et on les y avait déversés dans de longues fosses, pendant huit cents ans on avait rempli par couches successives charniers et ossuaires. Ce n’est que plus tard, à la veille de la Révolution, quand certaines de ces fosses communes se furent dangereusement effondrées et que la puanteur de ce cimetière débordant déclencha chez les riverains non plus de simples protestations, mais de véritables émeutes, qu’on finit par le fermer et par l’éventrer, et qu’on pelleta des millions d’ossements et de crânes en direction des catacombes de Montmartre, et qu’on édifia sur les lieux une place de marché.Or c’est là, à l’endroit le plus puant de tout le royaume, que vit le jour, le 17 juillet 1738, Jean-Baptiste Grenouille.,

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Maupassant, un romancier pessimiste

Norbert de Varenne, un sermon sur la mortBel Ami, Première partie, chap 6 (fin)

Il reprit :« Qu’importe, d’ailleurs, un peu plus ou un peu moins de génie, puisque tout doit finir ! »Et il se tut. Duroy, qui se sentait le cœur gai, ce soir-là, dit, en souriant :« Vous avez du noir, aujourd’hui, cher maître. »Le poète répondit.« J’en ai toujours, mon enfant, et vous en aurez autant que moi dans quelques années. La vie est une côte. Tant qu’on monte, on regarde le sommet, et on se sent heureux ; mais, lorsqu’on arrive en haut, on aperçoit tout d’un coup la descente, et la fin qui est la mort. Ça va lentement quand on monte, mais ça va vite quand on descend. À votre âge, on est joyeux. On espère tant de choses, qui n’arrivent jamais d’ailleurs. Au mien, on n’attend plus rien... que la mort. »Duroy se mit à rire :« Bigre, vous me donnez froid dans le dos. »Norbert de Varenne reprit :« Non, vous ne me comprenez pas aujourd’hui, mais vous vous rappellerez plus tard ce que je vous dis en ce moment. »« Il arrive un jour, voyez-vous, et il arrive de bonne heure pour beaucoup, où c’est fini de rire, comme on dit, parce que derrière tout ce qu’on regarde, c’est la mort qu’on aperçoit. »« Oh ! vous ne comprenez même pas ce mot-là, vous, la mort. À votre âge, ça ne signifie rien. Au mien, il est terrible. »«Oui, on le comprend tout d’un coup, on ne sait pas pourquoi ni à propos de quoi, et alors tout change d’aspect, dans la vie. Moi, depuis quinze ans, je la sens qui me travaille comme si je portais en moi une bête rongeuse. Je l’ai sentie peu à peu, mois par mois, heure par heure, me dégrader ainsi qu’une maison qui s’écroule. Elle m’a défiguré si complètement que je ne me reconnais pas. Je n’ai plus rien de moi, de moi l’homme radieux, frais et fort que j’étais à trente ans. Je l’ai vue teindre en blanc mes cheveux noirs, et avec quelle lenteur savante et méchante ! Elle m’a pris ma peau ferme, mes muscles, mes dents, tout mon corps de jadis, ne me laissant qu’une âme désespérée qu’elle enlèvera bientôt aussi. »« Oui, elle m’a émietté, la gueuse, elle a accompli doucement et terriblement la longue destruction de mon être, seconde par seconde. Et maintenant je me sens mourir en tout ce que je fais. Chaque pas m’approche d’elle, chaque mouvement, chaque souffle hâte son odieuse besogne. Respirer, dormir, boire, manger, travailler, rêver, tout ce que nous faisons, c’est mourir. Vivre enfin, c’est mourir ! »« Oh ! vous saurez cela ! Si vous réfléchissiez seulement un quart d’heure, vous la verriez. »« Qu’attendez-vous ? De l’amour ? Encore quelques baisers, et vous serez impuissant. »« Et puis, après ? De l’argent ? Pour quoi faire ? Pour payer des femmes? Joli bonheur? Pour manger beaucoup, devenir obèse et crier des nuits entières sous les morsures de la goutte ? »« Et puis encore ? De la gloire ? À quoi cela sert-il quand on ne peut plus la cueillir sous forme d’amour ? »« Et puis, après ? Toujours la mort pour finir. »Moi, maintenant, je la vois de si près que j’ai souvent envie d’étendre les bras pour la repousser. Elle couvre la terre et emplit l’espace. Je la découvre partout. Les petites bêtes écrasées sur les routes, les feuilles qui tombent, le poil blanc aperçu dans la barbe d’un ami me ravagent le cœur et me crient : « La voilà ! »

« Elle me gâte tout ce que je fais, tout ce que je vois, ce que je mange et ce que je bois, tout ce que j’aime, les clairs de lune, les levers de soleil, la grande mer, les belles rivières, et l’air des soirs d’été, si doux à respirer ! »Il allait doucement, un peu essoufflé, rêvant tout haut, oubliant presque qu’on l’écoutait.Il reprit : « Et jamais un être ne revient, jamais... On garde les moules des statues, les empreintes qui refont toujours des objets pareils ; mais mon corps, mon visage, mes pensées, mes désirs ne reparaîtront jamais. Et pourtant il naîtra des millions, des milliards d’êtres qui auront dans quelques centimètres carrés un nez, des yeux, un front, des joues et une bouche comme moi, et aussi une âme comme moi, sans que jamais je revienne, moi, sans que jamais même quelque chose de moi reconnaissable reparaisse dans ces créatures innombrables et différentes, indéfiniment différentes bien que pareilles à peu près. »« À quoi se rattacher ? Vers qui jeter des cris de détresse ? À quoi pouvons-nous croire ? »« Toutes les religions sont stupides, avec leur morale puérile et leurs promesses égoïstes, monstrueusement bêtes. »« La mort seule est certaine. »Il s’arrêta, prit Duroy par les deux extrémités du col de son pardessus, et, d’une voix lente :« Pensez à tout cela, jeune homme, pensez-y pendant des jours, des mois et des années, et vous verrez l’existence d’une autre façon. Essayez donc de vous dégager de tout ce qui vous enferme, faites cet effort surhumain de sortir vivant de votre corps, de vos intérêts, de vos pensées et de l’humanité tout entière, pour regarder ailleurs, et vous comprendrez combien ont peu d’importance les querelles des romantiques et des naturalistes, et la discussion du budget. »Il se remit à marcher d’un pas rapide.«Mais aussi vous sentirez l’effroyable détresse des désespérés. Vous vous débattrez, éperdu, noyé, dans les incertitudes. Vous crierez « À l’aide de tous les côtés, et personne ne vous répondra. Vous tendrez les bras, vous appellerez pour être secouru, aimé, consolé, sauvé ; et personne ne viendra. »« Pourquoi souffrons-nous ainsi ? C’est que nous étions nés sans doute pour vivre davantage selon la matière et moins selon l’esprit ; mais, à force de penser, une disproportion s’est faite entre l’état de notre intelligence agrandie et les conditions immuables de notre vie.»« Regardez les gens médiocres : à moins de grands désastres tombant sur eux ils se trouvent satisfaits, sans souffrir du malheur commun. Les bêtes non plus ne le sentent pas. »Il s’arrêta encore, réfléchit quelques secondes, puis d’un air las et résigné :« Moi, je suis un être perdu. Je n’ai ni père, ni mère, ni frère, ni sœur, ni femme, ni enfants, ni Dieu. »Il ajouta, après un silence : « Je n’ai que la rime. »Puis, levant la tête vers le firmament, où luisait la face pâle de la pleine lune, il déclama :Et je cherche le mot de cet obscur problèmeDans le ciel noir et vide où flotte un astre blême.Ils arrivaient au pont de la Concorde, ils le traversèrent en silence, puis ils longèrent le Palais-Bourbon. Norbert de Varenne se remit à parler :« Mariez-vous, mon ami, vous ne savez pas ce que c’est que de vivre seul, à mon âge. La solitude, aujourd’hui, m’emplit d’une angoisse horrible ; la solitude dans le logis, auprès du feu, le soir. Il me semble alors que je suis seul sur la terre, affreusement seul, mais entouré de dangers vagues, de choses inconnues et terribles ;

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et la cloison, qui me sépare de mon voisin que je ne connais pas, m’éloigne de lui autant que des étoiles aperçues par ma fenêtre. Une sorte de fièvre m’envahit, une fièvre de douleur et de crainte, et le silence des murs m’épouvante. Il est si profond et si triste, le silence de la chambre où l’on vit seul. Ce n’est pas seulement un silence autour du corps, mais un silence autour de l’âme, et, quand un meuble craque, on tressaille jusqu’au cœur, car aucun bruit n’est attendu dans ce morne logis. »Il se tut encore une fois, puis ajouta :« Quand on est vieux, ce serait bon, tout de même, des enfants ! »Ils étaient arrivés vers le milieu de la rue de Bourgogne. Le poète s’arrêta devant une haute maison, sonna, serra la main de Duroy, et lui dit :« Oubliez tout ce rabâchage de vieux, jeune homme, et vivez selon votre âge ; adieu ! »Et il disparut dans le corridor noir.

Duroy se remit en route, le cœur serré. Il lui semblait qu’on venait de lui montrer quelque trou plein d’ossements, un trou inévitable où il lui faudrait tomber un jour. Il murmura : « Bigre, ça ne doit pas être gai, chez lui. Je ne voudrais pas un fauteuil de balcon pour assister au défilé de ses idées, nom d’un chien ! »

Mais, s’étant arrêté pour laisser passer une femme parfumée qui descendait de voiture et rentrait chez elle, il aspira d’un grand souffle avide la senteur de verveine et d’iris envolée dans l’air. Ses poumons et son cœur palpitèrent brusquement d’espérance et de joie ; et le souvenir de Mme de Marelle qu’il reverrait l e lendemain l’envahit des pieds à la tête.Tout lui souriait, la vie l’accueillait avec tendresse. Comme c’était bon, la réalisation des espérances.

Maupassant répond à ses critiques (Chronique) Gil Blas, 7 juin 1885.

Nous recevons de notre collaborateur, Guy de Maupassant, la lettre suivante, que nous nous empressons de publier!:

Rome, 1er juin 1885.

Mon cher Rédacteur en chef,

! ! ! ! !Au retour d'une très longue excursion qui m'a mis fort en retard avec le Gil Blas, je trouve à Rome une quantité de journaux dont les appréciations sur mon roman Bel-Ami me surprennent autant qu'elles m'affligent. ! ! ! ! !J'avais déjà reçu à Catane un article de Montjoyeux, à qui j'ai écrit aussitôt. Il me semble nécessaire de donner quelques explications dans le journal même où a paru mon feuilleton. ! ! ! ! !Je ne m'attendais guère, je l'avoue, à être obligé de raconter mes intentions, qui ont été fort bien comprises, il est vrai, par quelques confrères moins susceptibles que les autres. !!!!!Donc les journalistes, dont on peut dire comme on disait jadis des poètes! : Irritabile genus, supposent que j'ai voulu peindre la Presse contemporaine tout entière, et généraliser de telle sorte que tous les journaux fussent fondus dans La Vie française, et tous leurs rédacteurs dans les trois ou quatre personnages que j'ai mis en mouvement. Il me semble pourtant qu'il n'y avait pas moyen de se méprendre, en réfléchissant un peu. ! ! ! ! !J'ai voulu simplement raconter la vie d'un aventurier pareil à tous ceux que nous coudoyons chaque jour dans Paris, et qu'on rencontre dans toutes les professions existantes. !!!!!Est-il, en réalité, journaliste!? Non. Je le prends au moment où il va se faire écuyer dans un manège. Ce n'est donc pas la vocation qui l'a poussé. J'ai soin de dire qu'il ne sait rien, qu'il est simplement affamé d'argent et privé de conscience. Je montre dès les premières lignes qu'on a devant soi une graine de gredin, qui va pousser dans le terrain où elle tombera. Ce terrain est un journal. Pourquoi ce choix, dira-t-on!? !!!!!Pourquoi!? Parce que ce milieu m'était plus favorable que tout autre pour montrer nettement les étapes de mon personnage! ; et aussi parce que le journal mène à tout comme on l'a souvent répété. Dans une autre profession, il fallait des connaissances spéciales, des préparations plus longues. Les portes pour entrer sont plus fermées, celles pour sortir sont moins nombreuses. La Presse est une sorte d'immense république qui s'étend de tous les côtés, où on trouve de tout, où on peut tout faire, où il est aussi facile d'être un fort honnête homme que d'être un fripon. Donc,

mon homme, entrant dans le journalisme, pouvait employer facilement les moyens spéciaux qu'il devait prendre pour parvenir. ! ! ! ! !Il n'a aucun talent. C'est par les femmes seules qu'il arrive. Devient-il journaliste, au moins! ? Non. Il traverse toutes les spécialités du journal sans s'arrêter, car il monte à la fortune sans s'attarder sur les marches. Il débute comme reporter, et il passe. Or, en général, dans la Presse, comme ailleurs, on se cantonne dans un coin, et les reporters, nés avec cette vocation, restent souvent reporters toute leur vie. On en cite devenus célèbres. Beaucoup sont de braves gens, mariés, qui font cela comme ils seraient employés dans un ministère. Duroy devient le chef des Échos! : autre spécialité fort difficile et qui garde aussi ses gens quand ils y sont passés maîtres. Les Échos font souvent la fortune d'un journal, et on connaît dans Paris quelques échotiers dont la plume est aussi enviée que celle d'écrivains connus. De là Bel-Ami arrive rapidement à la chronique politique. J'espère, au moins, qu'on ne m'accusera pas d'avoir visé MM. J.-J. Weiss ou John Lemoinne! ? Mais comment me suspecterait-on d'avoir visé quelqu'un!? ! ! ! ! !Les rédacteurs politiques, plus que tous les autres, peut-être, sont des gens sédentaires et graves qui ne changent ni de profession, ni de feuille. Ils font toute leur vie le même article! ; selon leur opinion, avec plus ou moins de fantaisie, de variété et de talent dans la forme. Et quand ils changent d'opinion, ils ne font que changer de journal. Or, il est bien évident que mon aventurier marche vers la politique militante, vers la députation, vers une autre vie et d'autres événements. Et s'il est arrivé par la pratique, à une certaine souplesse de plume, il n'en devient pas pour cela un écrivain, ni un véritable journaliste. C'est aux femmes qu'il devra son avenir. Le titre! : Bel-Ami, ne l'indique-t-il pas assez!? ! ! ! ! !Donc, devenu journaliste par hasard, par le hasard d'une rencontre, au moment où il allait se faire écuyer, il s'est servi de la Presse comme un voleur se sert d'une échelle. S'ensuit-il que d'honnêtes gens ne peuvent employer la même échelle!? ! ! ! ! !Mais j'arrive à un autre reproche. On semble croire que j'ai voulu dans le journal que j'ai inventé, La Vie française, faire la critique ou plutôt le procès de toute la presse parisienne. ! ! ! ! !Si j'avais choisi pour cadre un grand journal, un vrai journal, ceux qui se fâchent auraient absolument raison contre moi!; mais j'ai eu soin, au contraire, de prendre une de ces feuilles interlopes, sorte d'agence d'une bande de tripoteurs politiques et d'écumeurs de bourses, comme il en existe quelques-uns, malheureusement. J'ai eu soin de la qualifier à tout moment, de n'y placer en réalité que deux journalistes, Norbert de Varenne et Jacques Rival, qui

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apportent simplement leur copie, et demeurent en dehors de toutes les spéculations de la maison. !!!!!Voulant analyser une crapule, je l'ai développée dans un milieu digne d'elle, afin de donner plus de relief à ce personnage. J'avais ce droit absolu comme j'aurais eu celui de prendre le plus honorable des journaux pour y montrer la vie laborieuse et calme d'un brave homme. ! ! ! ! !Or, comment a-t-on pu supposer une seconde que j'aie eu la pensée de synthétiser tous les journaux de Paris en un seul!? Quel écrivain ayant des prétentions justes ou non, à l'observation, à la logique et à sa bonne foi, qui croirait pouvoir créer un type rappelant en même temps La Gazette de France, le Gil Blas, Le Temps, Le Figaro, Les Débats, Le Charivari, Le Gaulois, La Vie parisienne, L'Intransigeant, etc., etc. Et j'aurais imaginé La Vie française pour donner une idée de L'Union et des Débats, par exemple! !... Cela est tellement ridicule que je ne comprends pas vraiment quelle mouche a piqué mes confrères! ! Et je voudrais bien qu'on essayât d'inventer une feuille qui ressemblerait à L'Univers d'un côté et de l'autre aux papiers obscènes qu'on vend à la criée, le soir, sur les boulevards!! Or elles existent, ces feuilles obscènes, n'est-ce pas!? Il en existe aussi d'autres qui ne sont en vérité que des cavernes de maraudeurs financiers, des usines à chantage et à émissions de valeurs fictives. !!!!!C'est une de celles-là que j'ai choisie. ! ! ! ! !Ai-je révélé leur existence à quelqu'un!? Non. Le public les connaît! ; et que de fois des journalistes de mes amis se sont indignés devant moi des agissements de ces usines de

friponnerie!! ! ! ! ! !Alors, de quoi se plaint-on!? De ce que le vice triomphe à la fin! ? Cela n'arrive-t-il jamais et ne pourrait-on citer personne parmi les financiers puissants dont les débuts aient été aussi douteux que ceux de Georges Duroy!? ! ! ! ! !Quelqu'un peut-il se reconnaître dans un seul de mes personnages! ? Non. - Peut-on affirmer même que j'aie songé à quelqu'un!? Non. - Car je n'ai visé personne. ! ! ! ! !J'ai décrit le journalisme interlope comme on décrit le monde interlope. Cela était-il donc interdit!? !!!!!Et si on me reproche de voir trop noir, de ne regarder que des gens véreux, je répondrai justement que ce n'est pas dans le milieu de mes personnages que j'aurais pu rencontrer beaucoup d'êtres vertueux et probes. Je n'ai pas inventé ce proverbe! : «!Qui se ressemble, s'assemble.!» ! ! ! ! !Enfin, comme dernier argument, je prierai les mécontents de relire l'immortel roman qui a donné un titre à ce journal!: Gil Blas, et de me faire ensuite la liste des gens sympathiques que Le Sage nous a montrés, bien que dans son œuvre il ait parcouru un peu tous les mondes. !!!!!Je compte, mon cher rédacteur en chef, que vous voudrez bien donner l'hospitalité à cette défense, et je vous serre bien cordialement la main.

Guy de Maupassant

MAUPASSANT, Pierre et Jean, 1887 – «Préface »

Le romancier qui transforme la vérité constante, brutale et déplaisante, pour en tirer une aventure exceptionnelle et séduisante, doit, sans souci exagéré de la vraisemblance, manipuler les événements à son gré, les préparer et les arranger pour plaire au lecteur, l'émouvoir ou l'attendrir. Le plan de son roman n'est qu'une série de combinaisons ingénieuses conduisant avec adresse au dénouement. Les incidents sont disposés et gradués vers le point culminant et l'effet de la fin, qui est un événement capital et décisif, satisfaisant toutes les curiosités éveillées au début, mettant une barrière à l'intérêt, et terminant si complètement l'histoire racontée qu'on ne désire plus savoir ce que deviendront, le lendemain, les personnages les plus attachants.Le romancier, au contraire, qui prétend nous donner une image exacte de la vie, doit éviter avec soin tout enchaînement d'événements qui paraîtrait exceptionnel. Son but n'est point de nous raconter une histoire, de nous amuser ou de nous attendrir, mais de nous forcer à penser, à comprendre le sens profond et caché des événements. A force d'avoir vu et médité il regarde l'univers, les choses, les faits et les hommes d'une certaine façon qui lui est propre et qui résulte de l'ensemble de ses observations réfléchies. C'est cette vision personnelle du monde qu'il cherche à nous communiquer en la reproduisant dans un livre. Pour nous émouvoir, comme il l'a été lui-même par le spectacle de la vie, il doit la reproduire devant nos yeux avec une scrupuleuse ressemblance. Il devra donc composer son oeuvre d'une manière si adroite, si dissimulée, et d'apparence si simple, qu'il soit impossible d'en apercevoir et d'en indiquer le plan, de découvrir ses intentions.Au lieu de machiner une aventure et de la dérouler de façon à la rendre intéressante jusqu'au dénouement, il prendra son ou ses personnages à une certaine période de leur existence et les conduira, par des transitions naturelles, jusqu'à la période suivante. Il montrera de cette façon, tantôt comment les esprits se modifient sous l'influence des circonstances environnantes, tantôt comment se développent les sentiments et les passions, comment on s'aime, comme on se hait, comment on se combat dans tous les milieux sociaux, comment luttent les intérêts bourgeois, les intérêts d'argent, les intérêts de famille, les intérêts politiques.L'habileté de son plan ne consistera donc point dans l'émotion ou dans le charme, dans un début attachant ou dans une catastrophe émouvante, mais dans le groupement adroit des petits faits constants d'où se dégagera le sens définitif de l'oeuvre. S'il fait tenir dans trois cents pages dix ans d'une vie pour montrer quelle a été, au milieu de tous les êtres qui l'ont entourée, sa signification particulière et bien caractéristique, il devra savoir éliminer, parmi les menus événements innombrables et quotidiens tous ceux qui lui sont inutiles, et mettre en lumière, d'une façon spéciale, tous ceux qui seraient demeurés inaperçus pour des observateurs peu clairvoyants et qui donnent au livre sa portée, sa valeur d'ensemble.(...)Faire vrai consiste donc à donner l'illusion complète du vrai, suivant la logique ordinaire des faits, et non à les transcrire servilement dans le pêle-mêle de leur succession.

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Histoire des arts: Lʼimpressionnisme Pissaro, Le Pont Boieldieu

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OBJET D'ETUDE N° 1: LE PERSONNAGE DE ROMAN!: VISIONS DE L’HOMME ET DU MONDEPÉRIODE II GROUPEMENT DE TEXTES: DU NATURALISME AU XXÈME SIÈCLE

Lectures analytiques

Texte 5, Zola, L'Assommoir, Incipit

L’extrait qui suit est l’incipit du roman.

Gervaise avait attendu Lantier jusqu’à deux heures du matin. Puis, toute frissonnante d’être restée en camisole à l’air vif de la fenêtre, elle s’était assoupie, jetée en travers du lit, fiévreuse, les joues trempées de larmes. Depuis huit jours, au sortir du Veau à deux têtes, où ils mangeaient, il l’envoyait se coucher avec les enfants et ne reparaissait que tard dans la nuit, en racontant qu’il cherchait du travail. Ce soir-là, pendant qu’elle guettait son retour, elle croyait l’avoir vu entrer au bal du Grand-Balcon, dont les dix fenêtres flambantes éclairaient d’une nappe d’incendie la coulée noire des boulevards extérieurs ; et, derrière lui, elle avait aperçu la petite Adèle, une brunisseuse qui dînait à leur restaurant, marchant à cinq ou six pas, les mains ballantes comme si elle venait de lui quitter le bras pour ne pas passer ensemble sous la clarté crue des globes de la porte. Quand Gervaise s’éveilla, vers cinq heures, raidie, les reins brisés, elle éclata en sanglots. Lantier n’était pas rentré. Pour la première fois, il découchait. Elle resta assise au bord du lit, sous le lambeau de perse déteinte qui tombait de la flèche attachée au plafond par une ficelle. Et, lentement, de ses yeux voilés de larmes, elle faisait le tour de la misérable chambre garnie, meublée d’une commode de noyer dont un tiroir manquait, de trois chaises de paille et d’une petite table graisseuse, sur laquelle traînait un pot à eau ébréché. On avait ajouté, pour les enfants, un lit de fer qui barrait la commode et emplissait les deux tiers de la pièce. La malle de Gervaise et de Lantier, grande ouvertedans un coin, montrait ses flancs vides, un vieux chapeau d’homme tout au fond, enfoui sous des chemises et des chaussettes sales ; tandis que, le long des murs, sur le dossier des meubles, pendaient un châle troué, un pantalon mangé par la boue, les dernières nippes dont les marchands d’habits ne voulaient pas. Au milieu de la cheminée, entre deux flambeaux de zinc dépareillés, il y avait un paquet de reconnaissances du mont-de- piété, d’un rose tendre. C’était la belle chambre de l’hôtel, la chambre du premier, qui donnait sur le boulevard. Cependant, couchés côte à côte sur le même oreiller, les deux enfants dormaient. Claude, qui avait huit ans, ses petites mains rejetées hors de la couverture, respirait d’une haleine lente, tandis qu’Etienne, âgé de quatre ans seulement, souriait, un bras passé au cou de son frère. Lorsque le regard noyé de leur mère s’arrêta sur eux, elle eut une nouvelle crise de sanglots, elle tamponna un mouchoir sur sa bouche, pour étouffer les légers cris qui lui échappaient. Et, pieds nus, sans songer à remettre ses savates tombées, elle retourna s’accouder à la fenêtre, elle reprit son attente de la nuit, interrogeant les trottoirs au loin.

Émile Zola, L’Assomoir, 1876.

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Texte 6 Camus, L'Etranger, le procès de Meursault, deuxième partie, chap 4

La plaidoierie de l’avocat général

« Et voilà, messieurs, a dit l’avocat général. J’ai retracé devant vous le fil d’événements qui a conduit cet homme à tuer en pleine connaissance de cause. J’insiste là-dessus, a-t-il dit. Car il ne s’agit pas d’un assassinat ordinaire, d’un acte irréfléchi que vous pourriez estimer atténué par les circonstances. Cet homme, messieurs, cet homme est intelligent. Vous l’avez entendu, n’est-ce pas ? Il sait répondre. Il connaît la valeur des mots. Et l’on ne peut pas dire qu’il a agi sans se rendre compte de ce qu’il faisait. » Moi j’écoutais et j’entendais qu’on me jugeait intelligent. Mais je ne comprenais pas bien comment les qualités d’un homme ordinaire pouvaient devenir des charges écrasantes contre un coupable. Du moins, c’était cela qui me frappait et je n’ai plus écouté le procureur jusqu’au moment où je l’ai entendu dire : « A-t-il seulement exprimé des regrets ? Jamais, messieurs. Pas une seule fois au cours de l’instruction cet homme n’a paru ému de son abominable forfait. » À ce moment, il s’est tourné vers moi et m’a désigné du doigt en continuant à m’accabler sans qu’en réalité je comprenne bien pourquoi. Sans doute, je ne pouvais pas m’empêcher de reconnaître qu’il avait raison. Je ne regrettais pas beaucoup mon acte. Mais tant d’acharnement m’étonnait. J’aurais voulu essayer de lui expliquer cordialement, presque avec affection, que je n’avais jamais pu regretter vraiment quelque chose. J’étais toujours pris par ce qui allait arriver, par aujourd’hui ou par demain. Mais naturellement, dans l’état où l’on m’avait mis, je ne pouvais parler à personne sur ce ton. Je n’avais pas le droit de me montrer affectueux, d’avoir de la bonne volonté. Et j’ai essayé d’écouter encore parce que le procureur s’est mis à parler de mon âme. Il disait qu’il s’était penché sur elle et qu’il n’avait rien trouvé, messieurs les Jurés. Il disait qu’à la vérité, je n’en avais point, d’âme, et que rien d’humain, et pas un des principes moraux qui gardent le cœur des hommes ne m’était accessible. « Sans doute, ajoutait-il, nous ne saurions le lui reprocher. Ce qu’il ne saurait acquérir, nous ne pouvons nous plaindre qu’il en manque. Mais quand il s’agit de cette cour, la vertu toute négative de la tolérance doit se muer en celle, moins facile, mais plus élevée, de la justice. Surtout lorsque le vide du cœur tel qu’on le découvre chez cet homme devient un gouffre où la société peut succomber. » C’est alors qu’il a parlé de mon attitude envers maman. Il a répété ce qu’il avait dit pendant les débats. Mais il a été beaucoup plus long que lorsqu’il parlait de mon crime, si long même que, finalement, je n’ai plus senti que la chaleur de cette matinée.

Camus, L'Etranger, 1942

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Texte 7 Sartre, La Nausée

La Nausée (1938) TEXTE ET CONTEXTE

La Nausée est la première œuvre de Jean-Paul Sartre. À cette époque, le jeune philosophe voit dans l’art la seule issue à l’absurdité de l’existence. C’est bien ainsi, par l’écriture, que le personnage de Roquentin apporte à l’existence une justification. Au contact des événements historiques, Sartre mettra sur le même plan la politique et la littérature.

Antoine Roquentin séjourne dans une ville de Normandie afin de se documenter sur la vie d’un certain M. de Rollebon, à propos duquel il doit rédiger un ouvrage. Seul, confiné dans son hôtel ou dans la bibliothèque, angoissé, il évoque, sous la forme d’un journal, le malaise, la « nausée » qu’il ressent face à l’absurdité de la vie.

J’existe. C’est doux, si doux, si lent. Et léger : on dirait que ça tient en l’air tout seul. Ça remue. Ce sont des effleurements partout qui fondent et s’évanouissent. Tout doux, tout doux. Il y a de l’eau moussante dans ma bouche. Je l’avale, elle glisse dans ma gorge, elle me caresse – et la voilà qui renaît dans ma bouche, j’ai dans la bouche à perpétuité une petite mare d’eau blanchâtre – discrète – qui frôle ma langue. Et cette mare, c’est encore moi. Et la langue. Et la gorge, c’est moi. Je vois ma main, qui s’épanouit sur la table. Elle vit – c’est moi. Elle s’ouvre, les doigts se déploient et pointent. Elle est sur le dos. Elle me montre son ventre gras. Elle a l’air d’une bête à la renverse. Les doigts, ce sont les pattes. Je m’amuse à les faire remuer, très vite, comme les pattes d’un crabe qui est tombé sur le dos. Le crabe est mort : les pattes se recroquevillent, se ramènent sur le ventre de ma main. Je vois les ongles – la seule chose de moi qui ne vit pas. Et encore. Ma main se retourne, s’étale à plat ventre, elle m’offre à présent son dos. Un dos argenté, un peu brillant – on dirait un poisson, s’il n’y avait pas les poils roux à la naissance des phalanges. Je sens ma main. C’est moi, ces deux bêtes qui s’agitent au bout de mes bras. Ma main gratte une de ses pattes, avec l’ongle d’une autre patte ; je sens son poids sur la table qui n’est pas moi. C’est long, long, cette impression de poids, ça ne passe pas. Il n’y a pas de raison pour que ça passe. À la longue, c’est intolérable... Je retire ma main, je la mets dans ma poche. Mais je sens tout de suite, à travers l’étoffe, la chaleur de ma cuisse. Aussitôt, je fais sauter ma main de ma poche ; je la laisse pendre contre le dossier de la chaise. Maintenant, je sens son poids au bout de mon bras. Elle tire un peu, à peine, mollement, moelleusement, elle existe. Je n’insiste pas : où que je la mette, elle continuera d’exister et je continuerai de sentir qu’elle existe ; je ne peux pas la supprimer, ni supprimer le reste de mon corps, la chaleur humide qui salit ma chemise, ni toute cette graisse chaude qui tourne paresseusement, comme si on la remuait à la cuiller, ni toutes les sensations qui se promènent là-dedans, qui vont et viennent, remontent de mon flanc à mon aisselle ou bien qui végètent doucement, du matin jusqu’au soir, dans leur coin habituel. Je me lève en sursaut : si seulement je pouvais m’arrêter de penser, ça irait déjà mieux. Les pensées, c’est ce qu’il y a de plus fade. Plus fade encore que de la chair. Ça s’étire à n’en plus finir et ça laisse un drôle de goût. Et puis il y a les mots, au-dedans des pensées, les mots inachevés, les ébauches de phrase qui reviennent tout le temps : « Il faut que je fini... J’ex... Mort... M. de Roll est mort... Je ne suis pas... J’ex... » Ça va, ça va... et ça ne finit jamais. C’est pis que le reste parce que je me sens responsable et complice. Par exemple, cette espèce de rumination douloureuse : j’existe, c’est moi qui l’entretiens. Moi. Le corps, ça vit tout seul, une fois que ça a commencé. Mais la pensée, c’est moi qui la continue, qui la déroule. J’existe. Je pense que j’existe.

Jean-Paul Sartre, La Nausée (1938) © Éditions Gallimard

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Documents complémentaires

Textes sur le personnage de roman

1 - HUET, Traité de l'origine des romans, 1670Autrefois sous le nom de romans on comprenait non seulement ceux qui étaient écrits en prose, mais plus souvent encore ceux qui étaient écrits en vers. Mais aujourd'hui l'usage contraire a prévalu, et ce que l'on appelle proprement romans sont des fictions d'aventures amoureuses, écrites en prose avec art, pour le plaisir et l'instruction des lecteurs. Je dis des fictions, pour les distinguer des histoires véritables. J'ajoute d'aventures amoureuses, parce que l'amour doit être le principal sujet du roman. Il faut qu'elles soient écrites en prose, pour être conformes à l'usage de ce siècle. Il faut qu'elles soient écrites avec art et sous certaines règles ; autrement ce sera un amas confus, sans ordre et sans beauté. La fin principale des romans, ou du moins celle qui le doit être, et que se doivent proposer ceux qui les composent, est l'instruction des lecteurs, à qui il faut toujours faire voir la vertu couronnée et le vice châtié.

2 - MARIVAUX, La Vie de Marianne, 1734 - Avertissement, seconde partieLa première partie de la Vie de Marianne a paru faire plaisir à bien des gens ; ils en ont surtout aimé les réflexions qui y sont semées. D'autres lecteurs ont dit qu'il y en avait trop ; et c'est à ces derniers à qui ce petit Avertissement s'adresse.Si on leur donnait un livre intitulé Réflexions sur l'Homme, ne le liraient-ils pas volontiers, si les réflexions en étaient bonnes ? Nous en avons même beaucoup, de ces livres; et dont quelques-uns sont fort estimés ; pourquoi donc les réflexions leur déplaisent-elles ici, en cas qu'elles n'aient contre elles que d'être des réflexions ?C'est, diront-ils, que, dans des aventures comme celles-ci, elles ne sont pas à leur place : il est question de nous y amuser, et non pas de nous faire penser.A cela voici ce qu'on leur répond. Si vous regardez la Vie de Marianne comme un roman, vous avez raison, votre critique est juste ; il y a trop de réflexions, et ce n'est pas là la forme ordinaire des romans, ou des histoires faites simplement pour divertir. Mais Marianne n'a point songé à faire un roman non plus. Son amie lui demande l'histoire de sa vie, et elle l'écrit à sa manière. Marianne n'a aucune forme d'ouvrage présente à l'esprit. Ce n'est point un auteur, c'est une femme qui pense, qui a passé par différents états, qui a beaucoup vu ; enfin dont la vie est un tissu d'événements qui lui ont donné une certaine connaissance du coeur et du caractère des hommes, et qui, en contant ses aventures, s'imagine être avec son amie, lui parler, l'entretenir, lui répondre ; et dans cet esprit-là, mêle indistinctement les faits qu'elle raconte aux réflexions qui lui viennent à propos de ces faits : voilà sur quel ton le prend Marianne. Ce n'est, si vous voulez, ni celui du roman, ni celui de l'histoire, mais c'est le sien : ne lui en demandez pas d'autre. Figurez-vous qu'elle n'écrit point, mais qu'elle parle ; peut-être qu'en vous mettant à ce point de vue-là, sa façon de conter ne vous sera pas si désagréable.Il est pourtant vrai que, dans la suite, elle réfléchit moins et conte davantage, mais pourtant réfléchit toujours ; et comme elle va changer d'état, ses récits vont devenir aussi plus curieux, et ses réflexions plus applicables à ce qui se passe dans le grand monde.Au reste, bien des lecteurs pourront ne pas aimer la querelle du cocher avec madame Dutour. Il y a des gens qui croient au-dessous d'eux de jeter un regard sur ce que l'opinion a traité d'ignoble ; mais ceux qui sont un peu plus philosophes, qui sont un peu moins dupes des distinctions que l'orgueil a mis dans les choses de ce monde, ces gens-là ne seront pas fâchés de voir ce que c'est que l'homme dans un cocher, et ce que c'est que la femme dans une petite marchande.

3 - BALZAC, Le Cabinets des Antiques , 1839 – PréfaceBeaucoup de gens à qui les ressorts de la vie, vue dans son ensemble, sont familiers, ont prétendu que les choses ne se passaient pas en réalité comme l'auteur les présente dans ses fictions, et l'accusent ici de trop intriguer ses scènes, là d'être incomplet. Certes la vie réelle est trop dramatique ou pas assez souvent littéraire. Le vrai souvent ne serait pas vraisemblable, de même que le vrai littéraire ne saurait être le vrai de la nature. Ceux qui se permettent de semblables observations, s'ils étaient logiques, voudraient, au théâtre, voir les acteurs se tuer réellement.Ainsi, le fait vrai qui a servi à l'auteur dans la composition du Cabinet des Antiques a eu quelque chose d'horrible. Le jeune homme a paru en cour d'assises, a été condamné, a été marqué ; mais il s'est présenté dans une autre circonstance, à peu près semblable, des détails moins dramatiques, peut-être, mais qui peignaient mieux la vie de province. Ainsi le commencement d'un fait et la fin d'un autre ont composé ce tout. Cette manière de procéder doit être celle d'un historien des moeurs : sa tâche consiste à fondre les fait analogues dans un seul tableau, n'est-il pas tenu de donner plutôt l'esprit que la lettre des événements, il les synthétise. Souvent il est nécessaire de prendre plusieurs caractères semblables pour arriver à en composer un seul, de même qu'il se rencontre des originaux où le ridicule abonde si bien, qu'en les dédoublant, ils fournissent deux personnages. (...) La littérature se sert du procédé qu'emploie la peinture, qui, pour faire une belle figure, prend les mains de tel modèle, le pied de tel autre, la poitrine à celui-ci, les épaules de celui-là. L'affaire du peintre est de donner la vie à ces membres choisis et de la rendre probable. S'il vous copiait une femme vraie, vous détourneriez la tête.1L'auteur a déjà souvent répondu qu'il s'est souvent obligé d'atténuer la crudité de la nature. Quelques lecteurs ont traité Le Père Goriot comme une calomnie envers les enfants ; mais l'événement qui a servi de modèle offrait des circonstances affreuses, et comme il ne s'en présente pas chez les Cannibales ; le pauvre père a crié pendant vingt heures d'agonie pour avoir à boire, sans que personne arrivât à son secours, et ses deux filles étaient, l'une au bal, l'autre au spectacle, quoiqu'elles n'ignorassent pas l'état de leur père. Ce vrai- là n'eût pas été croyable.Mais quant à l'ensemble des faits rapportés par l'auteur, ils sont tous vrais pris isolément, même les plus romanesques, comme ceux si bizarres de La Fille aux yeux d'or, dont il a vu chez lui le héros. Aucune tête humaine ne serait assez puissante pour inventer une aussi grande quantité de récits, n'est-ce donc pas déjà beaucoup que de pouvoir les amasser. A toutes les époques, les narrateurs ont été les secrétaires de leurs contemporains : il n'est pas un conte de Louis XI ou de Charles le Téméraire (Les Cent Nouvelles nouvelles), pas un du Bandello, de la reine de Navarre, de Boccace, de Giraldi, du Lasca, pas un fabliau des vieux romanciers, qui n'ait pour base un fait contemporain. Ces mille caprices de la vie sociale sont plus ou moins bien enchâssés, présentés ; mais, quant à leur vérité, elle se sent, elle

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perce. Il y a du bonheur dans toute espèce de talent : il s'agit, comme Molière, de savoir prendre son bien où il est. Ce talent n'est pas commun. Si tous les auteurs ont des oreilles, il paraît que tous ne savent pas entendre, ou pour être plus exact, tous n'ont pas les mêmes facultés. Presque tous savent concevoir. Qui ne promène pas sept ou huit drames sur les boulevards en fumant son cigare ? qui n'invente pas les plus belles comédies ? qui, dans le sérail de son imagination, ne possède les plus beaux sujets ? Mais entre ces faciles conceptions et la production il est un abîme de travail, un monde de difficultés que peu d'esprits savent franchir. De là vient qu'aujourd'hui vous trouvez plus de critiques que d'oeuvres, plus de feuilletons où l'on glose sur un livre que de livres.Il est aussi facile de rêver un livre qu'il est difficile de le faire.

4 - ZOLA, La Fortune des Rougon, 1871 – PréfaceJe veux expliquer comment une famille, un petit groupe d'êtres, se comporte dans une société, en s'épanouissant pour donner naissance à dix, vingt individus qui paraissent, au premier coup d'oeil, profondément dissemblables, mais que l'analyse montre intimement liés les uns aux autres. L'hérédité a ses lois, comme la pesanteur.Je tâcherai de trouver et de suivre, en résolvant la double question des tempéraments et des milieux, le fil qui conduit mathématiquement d'un homme à un autre homme. Et quand je tiendrai tous les fils, quand j'aurai entre les mains tout une groupe social, je ferai voir ce groupe à l'oeuvre comme acteur d'une époque historique, je le créerai agissant dans la complexité de ses efforts, j'analyserai à la fois la somme de volonté de chacun de ses membres et la poussée générale de l'ensemble.Les Rougon-Macquart, le groupe, la famille que je me propose d'étudier a pour caractéristique le débordement des appétits, le large soulèvement de notre âge, qui se rue aux jouissances. Physiologiquement, ils sont la lente succession des accidents nerveux et sanguins qui se déclarent dans une race, à la suite d'une première lésion organique, et qui déterminent, selon les milieux, chez chacun des individus de cette race, les sentiments, les désirs, les passions, toutes les manifestations humaines, naturelles et instinctives, dont les produits prennent les noms convenus de vertus et de vices. Historiquement, ils partent du peuple, ils s'irradient dans toute la société contemporaine, ils montent à toutes les situations, par cette impulsion essentiellement moderne que reçoivent les basses classes en marche à travers le corps social, et ils racontent ainsi le second Empire à l'aide de leurs drames individuels, du geut-apens du coup d'Etat à la trahison de Sedan.Depuis trois années, je rassemblais les documents de ce grand ouvrage, et le présent volume était même écrit, lorsque la chute des Bonaparte, dont j'avais besoin comme artiste, et que toujours je trouvais fatalement au bout du drame, sans oser l'espérer si prochaine, est venue me donner le dénouement terrible et nécessaire de mon oeuvre. Celle-ci est, dès aujourd'hui, complète ; elle s'agite dans un cercle fini ; elle devient le tableau d'un règne mort, d'une étrange époque de folie et de honte.Cette oeuvre, qui formera plusieurs épisodes, est donc, dans ma pensée, l'Histoire naturelle et sociale d'une famille sous le second Empire. Et le premier épisode : la Fortune des Rougon, doit s'appeler de son titre scientifique : les Origines.

5 - MAURIAC, Le Romancier et ses personnages, 1933On ne pense pas assez que le roman qui serre la réalité du plus près possible est déjà tout de même menteur par cela seulement que les héros s'expliquent et se racontent. Car dans les vies les plus tourmentées, les paroles comptent peu. Le drame d'un être vivant se poursuit presque toujours et se dénoue dans le silence. L'essentiel, dans la vie, n'est jamais exprimé. Dans la vie, Tristan et Yseult parlent du temps qu'il fait, de la dame qu'ils ont rencontrée le matin, et Yseult s'inquiète de savoir si Tristan trouve le café assez fort. Un roman tout pareil à la vie ne serait finalement composé que de points de suspension. Car, de toutes les passions, l'amour, qui est le fond de presque tous nos livres, nous paraît être celle qui s'exprime le moins. Le monde des héros de roman vit, si j'ose dire, dans une autre étoile, - l'étoile où les êtres humains s'expliquent, se confient, s'analysent la plume à la main, recherchent les scènes au lieu de les éviter, cernent leurs sentiments confus et indistincts d'un trait appuyé, les isolent de l'immense contexte vivant et les observent au microscope.Et cependant, grâce à tout ce trucage, de grandes vérités partielles ont été atteintes. Ces personnages fictifs et irréels nous aident à nous mieux connaître et à prendre conscience de nous-mêmes. Ce ne sont pas les héros de roman qui doivent servilement être comme dans la vie, ce sont, au contraire, les êtres vivants qui doivent peu à peu se conformer aux leçons que dégagent les analyses des grands romanciers. Les grands romanciers nous fournissent ce que Paul Bourget, dans la préface d'un de ses premiers livres, appelait des planches d'anatomie morale. Aussi vivante que nous apparaisse une créature romanesque, il y a toujours en elle un sentiment, une passion que l'art du romancier hypertrophie pour que nous soyons mieux à même de l'étudier ; aussi vivants que ces héros nous apparaissent, ils ont toujours une signification, leur destinée comporte une leçon, une morale s'en dégage qui ne se trouve jamais dans une destinée réelle toujours contradictoire et confuse.Les héros des grands romanciers, même quand l'auteur ne prétend rien prouver ni démontrer, détiennent une vérité qui peut n'être pas la même pour chacun de nous, mais qu'il appartient à chacun de nous de découvrir et de s'appliquer. Et c'est sans doute notre raison d'être, c'est ce qui légitime notre absurde et étrange métier que cette création d'un monde idéal grâce auquel les hommes vivants voient plus clair dans leur propre coeur et peuvent se témoigner les uns aux autres plus de compréhension et de pitié.

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6 - ROBBE-GRILLET, Pour un nouveau roman, 1957

Nous en a-t-on assez parlé du « personnage » ! Et ça ne semble, hélas, pas près de finir. Cinquante années de maladie, le constat de son décès enregistré à maintes reprises par les plus sérieux essayistes, rien n'a encore réussi à le faire tomber du piédestal où l'avait placé le XIXe siècle. C'est une momie à présent, mais qui trône toujours avec la même majesté - quoique postiche - au milieu des valeurs que révère la critique traditionnelle. C'est même là qu'elle reconnaît le « vrai » romancier : « il crée des personnages »...Pour justifier le bien-fondé de ce point de vue, on utilise le raisonnement habituel : Balzac nous a laissé le Père Goriot, Dostoïesvski a donné le jour aux Karamazov, écrire des romans ne peut plus donc être que cela : ajouter quelques figures modernes à la galerie de portraits que constitue notre histoire littéraire.Un personnage, tout le monde sait ce que le mot signifie. Ce n'est pas un il quelconque, anonyme et translucide, simple sujet de l'action exprimée par le verbe. Un personnage doit avoir un nom propre, double si possible : nom de famille et prénom. Il doit avoir des parents, une hérédité. Il doit avoir une profession. S'il a des biens, cela n'en vaudra que mieux. Enfin il doit posséder un « caractère », un visage qui le reflète, un passé qui a modelé celui-ci et celui-là. Son caractère dicte ses actions, le fait réagir de façon déterminée à chaque événement. Son caractère permet au lecteur de le juger, de l'aimer, de le haïr. C'est grâce à ce caractère qu'il léguera un jour son nom à un type humain, qui attendait, dirait-on, la consécration de ce baptême.(...)Aucune des grandes oeuvres contemporaines ne correspond en effet sur ce point aux normes de la critique. Combien de lecteurs se rappellent le nom du narrateur dans la Nausée ou dans l'Etranger ? Y a-t-il là des types humains ? Ne serait-ce pas au contraire la pire absurdité que de considérer ces livres comme des études de caractère ? Et le Voyage au bout de la nuit, décrit-il un personnage ? Croit-on d'ailleurs que c'est par hasard que ces trois romans sont écrits à la première personne ? Beckett change le nom et la forme de son héros dans le cours d'un même récit. Faulkner donne exprès le même nom à deux personnes différentes. Quant au K. du Château, il se contente d'une initiale, il ne possède rien, il n'a pas de famille, pas de visage ; probablement même n'est-il pas du tout arpenteur.On pourrait multiplier les exemples. En fait, les créateurs de personnages, au sens traditionnel, ne réussissent plus à nous proposer que des fantoches auxquels eux-mêmes ont cessé de croire. Le roman de personnages appartient bel et bien au passé, il caractérise une époque : celle qui marqua l'apogée de l'individu.Peut-être n'est-ce pas un progrès, mais il est certain que l'époque actuelle est plutôt celle du numéro matricule. Le destin du monde a cessé, pour nous, de s'identifier à l'ascension ou à la chute de quelques hommes, de quelques familles. Le monde lui-même n'est plus cette propriété privée, héréditaire et monnayable, cette sorte de proie, qu'il s'agissait moins de connaître que de conquérir. Avoir un nom, c'était très important sans doute au temps de la bourgeoisie balzacienne. C'était important, un caractère, d'autant plus important qu'il était davantage l'arme d'un corps-à-corps, l'espoir d'une réussite, l'exercice d'une domination. C'était quelque chose d'avoir un visage dans un univers où la personnalité représentait à la fois le moyen et la fin de toute recherche.Notre monde, aujourd'hui, est moins sûr de lui-même, plus modeste peut-être puisqu'il a renoncé à la toute-puissance de la personne, mais plus ambitieux aussi puisqu'il regarde au-delà. Le culte exclusif de « l'humain » a fait place à une prise de conscience plus vaste, moins anthropocentriste. Le roman paraît chanceler, ayant perdu son meilleur soutien d'autrefois, le héros. S'il ne parvient pas à s'en remettre, c'est que sa vie était liée à celle d'une société maintenant révolue. S'il y parvient, au contraire, une nouvelle voie s'ouvre pour lui, avec la promesse de nouvelles découvertes.

8 - SALLENAVE, Le Don des morts, 1991

Il faut le dire et le redire dans compter : il y a un lien indestructible entre le roman et le personnage ; qui attente au second ne peut que porter atteinte au premier. La catharsis ne peut se passer du personnage. C'est une énigme, et c'est un fait : nous avons besoin de projection, de transfert, d'identification. Pour que la fiction opère, nous avons besoin de croire à l'existence d'un personnage en qui se résument et se concentrent les actions qu'organise la fable. Le fonctionnement même du texte le veut : sa vérité est obligée de passer par des simulacres de mots ; et la vie même et l'âme de l'auteur de se couler vivantes dans la figure de papier qui le représente. Et qui, dans le même temps, le sauve [...].Ce battement du réel et de l'imaginaire qui nous saisit pendant la lecture est l'essence de la fiction dramatique ou épique. (...)Le personnage me fait accéder à mon tour au grand règne des métamorphoses. C'est par lui que le roman peut se faire expérience du monde, en m'obligeant à devenir moi aussi un être imaginaire. En lisant, je me livre, je m'oublie ; je me compare ; je m'absorbe, je m'absous. (...)Grâce à la fiction, chacun porte une tête multiple sur ses épaules ; il se fait une âme ouverte ; un coeur régénéré.

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Albert Camus Le mythe de Sisyphe

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François Mauriac, Thérèse Desqueyroux (1927)

Thérèse a tenté d’empoisonner son mari, Bernard Desqueyroux, grand bourgeois du bordelais. Elle est innocentée lors d’un procès arrangé, afin d’éviter un scandale, et rejoint son mari. Celui-ci lui fait comprendre qu’elle devra se conformer aux décisions arrêtées en famille : elle demeurera dans sa chambre et ne verra plus son enfant.

En ces jours les plus courts de l'année, la pluie épaisse unifie le temps, confond les heures ; un crépuscule rejoint l'autre dans le silence immuable. Mais Thérèse était sans désir de sommeil et ses songes en devenaient plus précis ; avec méthode, elle cherchait, dans son passé, des visages oubliés, des bouches qu'elle avait chéries de loin, des corps indistincts que des rencontres fortuites, des hasards nocturnes avaient rapprochés de son corps innocent. Elle composait un bonheur, elle inventait une joie, elle créait de toutes pièces un impossible amour.

« Elle ne quitte plus son lit, elle laisse son confit et son pain disait, à quelque temps de là, Balionte à Balion1. Mais je te jure qu'elle vide bien toute sa bouteille. Autant qu'on lui en donnerait, à cette garce, autant qu'elle en boirait. Et après ça, elle brûle les draps avec sa cigarette. Elle finira par nous mettre le feu. Elle fume tant qu'elle a ses doigts et ses ongles jaunes, comme si elle les avait trempés dans de l'arnica : si ce n'est pas malheureux ! des draps qui ont été tissés sur la propriété... Attends un peu que je te les change souvent ! »

Elle disait encore qu'elle ne refusait pas de balayer la chambre ni de faire le lit. Mais c'était cette feignantasse2 qui ne voulait pas sortit des draps. Et ce n'était pas la peine que Balionte, avec ses jambes enflées, montât des brocs d'eau chaude : elle les retrouvait, le soir, à la porte de la chambre où elle les avait posés le matin.

La pensée de Thérèse se détachait du corps inconnu qu'elle avait suscité pour sa joie, elle se lassait de son bonheur, éprouvait la satiété de l'imaginaire plaisir inventait une autre évasion. On s'agenouillait autour de son grabat3. Un enfant d'Argelouse4 (un de ceux qui fuyaient à son approche) était apporté mourant dans la chambre de Thérèse ; elle posait sur lui sa main toute jaunie de nicotine, et il se relevait guéri. Elle inventait d'autres rêves plus humbles : elle arrangeait une maison au bord de la mer, voyait en esprit le jardin, la terrasse, disposait les pièces, choisissait un à un chaque meuble, cherchait la place pour ceux qu'elle possédait à Saint-Clair, se disputait avec elle-même pour le choix des étoffes. Puis le décor se défaisait, devenait moins précis, et il ne restait qu'une charmille5, un banc devant la mer. Thérèse, assise, reposait sa tête contre une épaule, se levait à l'appel de la cloche pour le repas, entrait dans la charmille noire et quelqu'un marchait à ses côtés qui soudain l'entourait des deux bras, l'attirait. Un baiser, songe-t-elle, doit arrêter le temps ; elle imagine qu'il existe dans l'amour des secondes infinies, Elle l'imagine ; elle ne le saura jamais. Elle voit la maison blanche encore, le puits ; une pompe grince ; des héliotropes6 arrosés parfument la cour ; le dîner sera un repos avant ce bonheur du soir et de la nuit qu'il doit être impossible de regarder en face, tant il dépasse la puissance, de notre coeur : ainsi l'amour dont Thérèse a été plus sevrée qu'aucune créature, elle en est possédée, pénétrée. A peine entend-elle les criailleries. de Balionte. Que crie la vieille ? Que M. Bernard rentrera du Midi, un jour ou l'autre, sans avertir : __ « et que dira-t-il quand il verra cette chambre ? Un vrai parc à cochons ! Il faut que Madame se lève de gré ou de force ». Assise sur son lit, Thérèse regarde avec stupeur ses jambes squelettiques, et ses pieds lui paraissent énormes. Balionte l'enveloppe d'une robe de chambre, la pousse dans un fauteuil. Elle cherche à côté d'elle les cigarettes, mais sa main retombe dans le vide. Un soleil froid entre par la fenêtre ouverte.

(c) Editions Grasset

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1 Couple de domestiques de la famille

2 Forme populaire et péjorative de fainéant et proche ici de feignasse.

3 Lit rudimentaire, lit de malade.

4 Nom de la propriété familiale.

5 Allées de charmes (arbres) ou tonnelle de verdure.

6 Plantes odorantes et qui tournent leurs fleurs vers le soleil.

Histoire des Arts, Autoportrait, Francis Bacon, 1969

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OBJET D'ÉTUDE N°2!: LA QUESTION DE L'HOMME DANS LES GENRES DE L'ARGUMENTATION

PÉRIODE III LA QUESTION DE L’ALTÉRITÉ, L’AUTRE ENTRE RENCONTRE ET UTOPIE.

Lectures analytiques

Texte 8 Montaigne, Des Cannibales, Essais, ch. 31, Livre I. (extraits)

Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté : sinon que chacun appelle barbarie, ce qui n’est pas de son usage ; comme de vrai, il semble que nous n’avons autre mire21 de la vérité et de la raison que l’exemple et idée des opinions et usances du pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police, parfait et accompli usage de toutes choses. Ils sont sauvages, de même que nous appelons sauvages les fruits que nature, de soi et de son progrès ordinaire, a produits : là où, à la vérité, ce sont ceux que nous avons altérés par notre artifice et détournés de l’ordre commun, que nous devrions appeler plutôt sauvages. En ceux-là sont vives et vigoureuses, les vraies et plus utiles et naturelles vertus et propriétés, lesquelles nous avons abâtardies en ceux-ci, et les avons accommodées au plaisir de notre goût corrompu. Et si22 pourtant la saveur même et délicatesse se trouve à notre goût excellente, à l’envi des nôtres23, en divers fruits de ces contrées-là, sans culture. Ce n’est pas raison que l’art gagne le point d’honneur sur notre grande et puissante mère nature. Nous avons tant rechargé la beauté et richesse de ses ouvrages par nos inventions, que nous l’avons du tout24 étouffée. Si est-ce que, partout où sa pureté reluit, elle fait une merveilleuse honte à nos vaines et frivoles entreprises. [...]

Nous les pouvons donc bien appeler barbares, eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie. Leur guerre est toute noble et généreuse, et a autant d’excuse et de beauté que cette maladie humaine en peut recevoir ; elle n’a autre fondement parmi eux, que la seule jalousie de la vertu. Ils ne sont pas en débat25 de la conquête de nouvelles terres, car ils jouissent encore de cette uberté26 naturelle, qui les fournit sans travail et sans peine, de toutes choses nécessaires, en telle abondance qu’ils n’ont que faire d’agrandir leurs limites. Ils sont encore en cet heureux point, de ne désirer qu’autant que leurs nécessités naturelles leur ordonnent ; tout ce qui est au delà est superflu pour eux. Ils s’entr’appellent généralement ceux de même âge, frères ; enfants, ceux qui sont au dessous ; et les vieillards sont pères à tous les autres. Ceux-ci laissent à leurs héritiers en commun, cette pleine possession de biens par indivis27, sans autre titre que celui tout pur que nature donne à ses créatures, les produisant au monde.

Montaigne, « Des cannibales », Essais, Livre I, Chapitre 31

21. mire : modèle, moyen de juger de. 22. si : adverbe de renforcement, il faut comprendre : « et en effet ». 23. à l’envi des nôtres : si on les confronte aux nôtres. 24. du tout : totalement. 25. débat : querelle. 26. uberté : abondance. 27. indivis : sans division de propriété, en collectivité.

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Texte 9 Cyrano de Bergerac, L'autre monde ou les états et empires de la lune (extrait)(1649)

Découverte des Sélénites

Dans L’autre monde ou les états et empires de la lune, le narrateur, qui est aussi le héros, débarque sur la lune et part à la découverte de cette planète, où il rencontre des créatures étranges.

Je restai bien surpris de me voir tout seul au milieu d’un pays que je ne connaissais point. J’avais beau promener mes yeux, et les jeter par la campagne, aucune créature ne s’offrait pour les consoler. Enfin, je résolus de marcher, jusques à ce que la Fortune51 me fît rencontrer la compagnie de quelque bête ou de la mort. Elle m’exauça car au bout d’un demi-quart de lieue je rencontrai deux fort grands animaux, dont l’un s’arrêta devant moi, l’autre s’enfuit légèrement au gîte (au moins, je le pensai ainsi à cause qu’à quelque temps de là, je le vis revenir accompagné de plus de sept ou huit cent de même espèce qui m’environnèrent). Quand je les pus discerner de près, je connus qu’ils avaient la taille, la figure et le visage comme nous. Cette aventure me fit souvenir de ce que jadis j’avais ouï conter à ma nourrice, des sirènes, des faunes52 et des satyres53. De temps en temps ils élevaient des huées si furieuses, causées sans doute par l’admiration54 de me voir, que je croyais quasi-être devenu monstre. Une de ces bêtes-hommes m’ayant saisi par le col, de même que font les loups quand ils enlèvent une brebis, me jeta sur son dos et me mena dans leur ville. Je fus bien étonné, lorsque je reconnus en effet que c’étaient des hommes, de n’en rencontrer pas un qui ne marchât à quatre pattes. Quand ce peuple me vit passer, me voyant si petit (car la plupart d’entre eux ont douze coudées55 de longueur), et mon corps soutenu sur deux pieds seulement, ils ne purent croire que je fusse un homme, car ils tenaient, entre autres, que, la Nature ayant donné aux hommes comme aux bêtes deux jambes et deux bras, ils s’en devaient servir comme eux. [ ... ] Ils disaient donc – à ce que je me suis fait depuis interpréter – qu’infailliblement j’étais la femelle du petit animal de la reine. [... ] Je fus mené droit au palais. [...] Les grands me reçurent avec des admirations plus modérées que n’avait fait le peuple quand j’étais passé par les rues. Leur conclusion néanmoins fut semblable, à savoir que j’étais sans doute la femelle du petit animal de la reine. Mon guide me l’interprétait ainsi ; et cependant lui-même n’entendait point56 cette énigme, et ne savait qui était ce petit animal de la reine ; mais nous en fûmes bientôt éclaircis, car le roi quelque temps après, commanda qu’on l’amenât. À une demi-heure de là je vis entrer, au milieu d’une troupe de singes qui portaient la fraise et le haut-de-chausses, un petit homme bâti presque tout comme moi, car il marchait à deux pieds ; sitôt qu’il m’aperçut, il m’aborda par un criado de vuestra mercede57 [...] . Ce petit homme me conta qu’il était Européen, natif de la Vieille Castille, qu’il avait trouvé moyen avec des oiseaux de se faire porter jusques au monde de la Lune où nous étions à présent ; qu’étant tombé entre les mains de la reine, elle l’avait pris pour un singe, à cause qu’ils habillent, par hasard, en ce pays-là, les singes à l’espagnole, et que, l’ayant à son arrivée trouvé vêtu de cette façon, elle n’avait point douté qu’il ne fût de l’espèce. « Il faut bien dire, lui répliquai-je, qu’après leur avoir essayé toutes sortes d’habits, ils n’en aient point rencontré de plus ridicule et que c’était pour cela qu’ils les équipent de la sorte, n’entretenant ces animaux que pour se donner du plaisir. – Ce n’est pas connaître, dit-il, la dignité de notre nation, en faveur de qui l’Univers ne produit des hommes que pour nous donner des esclaves, et pour qui la Nature ne saurait engendrer que des matières de rire [...].» Notre entretien n’était que la nuit, à cause que dès six heures du matin jusques au soir la grande foule de monde qui nous venait contempler à notre loge nous eût détournés ; d’aucuns nous jetaient des pierres, d’autres des noix, d’autres de l’herbe. Il n’était bruit que des bêtes du roi58. [...] Je ne sais si ce fut pour avoir été plus attentif que mon mâle à leurs simagrées et à leurs tons ; tant y a que j’appris à entendre leur langue et à l’écorcher un peu. Aussitôt les nouvelles coururent par tout le royaume qu’on avait trouvé deux hommes sauvages, plus petits que les autres, à cause des mauvaises nourritures que la solitude nous avait fournies, et qui, par un défaut de la semence de leurs pères, n’avaient pas les jambes de devant assez fortes pour s’appuyer dessus. Cette créance59 allait prendre racine à force de cheminer, sans les prêtres du pays qui s’y opposèrent, disant que c’était une impiété épouvantable de croire que non seulement des bêtes mais des monstres fussent de leur espèce. [ ... ] Enfin ils bridèrent si bien la conscience des peuples sur cet article qu’il fut arrêté que je ne passerais tout au plus que pour un perroquet plumé ; ils confirmaient les persuadés sur ce que non plus qu’un oiseau je n’avais que deux pieds60. On me mit donc en cage par ordre exprès du Conseil d’en haut61.

Cyrano de Bergerac, L’autre monde ou les états et empires de la lune (1649)

51. Fortune : divinité, puissance qui détermine le sort des hommes52. faune : dans la mythologie latine, une divinité champêtre au corps velu, aux oreilles pointues, aux pieds et aux cornes de chèvre.53. satyre : divinité similaire au faune.54. admiration : étonnement.55. coudée : ancienne mesure de longueur (1 coudée = environ 50 cm).56. n’entendait point : ne comprenait point.57. « Je suis le serviteur de votre seigneurie ».58. Il n’était bruit que des bêtes du roi : On ne parlait que des bêtes du roi.59. Croyance.

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Texte 10 Montesquieu, Lettres persanes, lettre XXX

Comment peut-on être Persan ?

Rica à Ibben, à Smyrne.

Les habitants de Paris sont d’une curiosité qui va jusqu’à l’extravagance. Lorsque j’arrivai, je fus regardé comme si j’avais été envoyé du ciel : vieillards, hommes, femmes, enfants, tous voulaient me voir. Si je sortais, tout le monde se mettait aux fenêtres ; si j’étais aux Tuileries, je voyais aussitôt un cercle se former autour de moi ; les femmes mêmes faisaient un arc-en-ciel nuancé de mille couleurs, qui m’entourait. Si j’étais aux spectacles, je voyais aussitôt cent lorgnettes dressées contre ma figure : enfin jamais homme n’a tant été vu que moi. Je souriais quelquefois d’entendre des gens qui n’étaient presque jamais sortis de leur chambre, qui disaient entre eux : « Il faut avouer qu’il a l’air bien persan ». Chose admirable ! Je trouvais de mes portraits partout ; je me voyais multiplié dans toutes les boutiques, sur toutes les cheminées, tant on craignait de ne m’avoir pas assez vu. Tant d’honneurs ne laissent pas d’être à la charge : je ne me croyais pas un homme si curieux et si rare ; et quoique j’aie très bonne opinion de moi, je ne me serais jamais imaginé que je dusse troubler le repos d’une grande ville où je n’étais point connu. Cela me fit résoudre à quitter l’habit persan, et à en endosser un à l’européenne, pour voir s’il resterait encore dans ma physionomie quelque chose d’admirable. Cet essai me fit connaître ce que je valais réellement. Libre de tous les ornements étrangers, je me vis apprécié au plus juste. J’eus sujet de me plaindre de mon tailleur, qui m’avait fait perdre en un instant l’attention et l’estime publique ; car j’entrai tout à coup dans un néant affreux. Je demeurais quelquefois une heure dans une compagnie sans qu’on m’eût regardé, et qu’on m’eût mis en occasion d’ouvrir la bouche ; mais, si quelqu’un par hasard apprenait à la compagnie que j’étais Persan, j’entendais aussitôt autour de moi un bourdonnement : « Ah ! ah ! monsieur est Persan ? C’est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être Persan ? »

De Paris, le 6 de la lune de Chalval, 1712. Montesquieu, Lettres persanes, lettre XXX, 1721.

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Documents complémentaires

Un nouveau monde

Texte 1 Christophe Colomb, La découverte de l’Amérique, Extrait d’une lettre à Luis de Santangel

Christophe Colomb écrit à son protecteur Luis de Santangel, trésorier des souverains espagnols, qui l’a aidé dans son projet.

Les gens de cette île et de toutes les autres que j’ai découvertes ou dont j’ai eu connaissance vont tout nus, hommes et femmes, comme leurs mères les enfantent, quoique quelques femmes se couvrent un seul endroit du corps avec une feuille d’herbe ou un fichu de coton qu’à cet effet elles font. Ils n’ont ni fer, ni acier, ni armes, et ils ne sont point faits pour cela ; non qu’ils ne soient bien gaillards et de belle stature, mais parce qu’ils sont prodigieusement craintifs. Ils n’ont d’autres armes que les roseaux lorsqu’ils montent en graine, et au bout desquels ils fixent un bâtonnet aigu. Encore n’osent-ils pas en faire usage, car maintes fois il m’est arrivé d’envoyer à terre deux ou trois hommes vers quelque ville pour prendre langue [contact], ces gens sortaient, innombrables mais, dès qu’ils voyaient s’approcher mes hommes, ils fuyaient au point que le père n’attende pas le fils. Et tout cela non qu’on eût fait mal à aucun, au contraire, en tout lieu où je suis allé et où j’ai pu prendre langue, je leur ai donné de tout ce que j’avais, soit du drap, soit beaucoup d’autres choses, sans recevoir quoi que ce soit en échange, mais parce qu’ils sont craintifs sans remède.Il est vrai que, lorsqu’ils sont rassurés et ont surmonté cette peur, ils sont à un tel point dépourvus d’artifice et si généreux de ce qu’ils possèdent que nul ne le croirait à moins de ne l’avoir vu. Quoi qu’on leur demande de leurs biens, jamais ils ne disent non ; bien plutôt invitent-ils la personne et lui témoignent-ils tant d’amour qu’ils lui donneraient leur cœur. Que ce soit une chose de valeur ou une chose de peu de prix, quel que soit l’objet qu’on leur donne en échange et quoi qu’il vaille, ils sont contents. Je défendis qu’on leur donnât des objets aussi misérables que des tessons d’écuelles cassées, des morceaux de verre ou des pointes d’aiguillettes, quoique, lorsqu’ils pouvaient obtenir de telles choses, il leur semblait posséder les plus précieux joyaux du monde. [...]Fait sur la caravelle, au large des îles Canaries, le 15 février 1493.

Je ferai ce que vous me commanderez. L’Amiral

Christophe Colomb, La découverte de l’Amérique, Extrait d’une lettre à Luis de Santangel

Texte 2 Jean de Léry, Histoire d’un voyage fait en terre de Brésil, 1578.

En 1578, Jean de Léry publie le récit du séjour au Brésil qu’il a effectué en 1552 pour fuir les troubles religieux qui menacent l’Europe. L’expédition dont il faisait partie cherchait à établir un refuge pour les protestants au Nouveau Monde, au cas où ils seraient chassés par les catholiques. Mais le chef de cette mission est lui-même redevenu catholique en plein voyage et a chassé de la colonie naissante les protestants parmi lesquels figurait Jean de Léry. Ce dernier vit alors parmi les sauvages pendant plusieurs mois.

Au reste, parce que nos Toüoupinambaoults1 sont fort ébahis de voir les Français et autres des pays lointains prendre tant de peine d’aller quérir leur Arabotan, c’est-à-dire, bois de Brésil, il y eut une fois un vieillard d’entre eux, qui sur cela me fit telle demande :« Que veut dire que vous autres Mairs et Peros, c’est-à-dire Français et Portugais, veniez de si loin quérir du bois pour vous chauffer ? n’en y a-t-il point en votre pays ? »À quoi lui ayant répondu que oui, et en grande quantité, mais non pas de telles sortes que les leurs, ni même du bois de Brésil, le- quel nous ne brûlions pas comme il pensait, mais (comme eux-mêmes en usaient pour rougir leurs cordons de coton, plumages et autres choses) les nôtres l’emmenaient pour faire de la teinture, il me répliqua soudain :« Voire, mais vous en faut-il tant ?- Oui, lui dis-je, car (en lui faisant trouver bon) y ayant tel marchand en notre pays qui a plus de frises et de draps rouges, voire même (m’accommodant toujours à lui parler des choses qui lui étaient connues) de couteaux, ciseaux, miroirs et autres marchandises que vous n’avez jamais vues par deçà, un tel seul achètera tout le bois de Brésil dont plusieurs navires s’en retournent chargés de ton pays. [...]- Vraiment, dit lors mon vieillard (lequel comme vous jugerez n’était nullement lourdaud) à cette heure connais-je que vous autres Mairs, c’est-à-dire Français, êtes de grands fols : car vous faut-il tant travailler à passer la mer, sur laquelle (comme vous nous dites étant arrivés par-deçà) vous endurez tant de maux, pour amasser des richesses ou à vos enfants ou à ceux qui survivent après vous ? La terre qui vous a nourris n’est-elle pas aussi suffisante pour les nourrir ? Nous avons, ajouta-t-il, des parents et des enfants, lesquels, comme tu vois, nous aimons et chérissons ; mais parce que nous nous assurons qu’après notre mort la terre qui nous a nourris les nourrira, sans nous en soucier plus avant nous nous reposons sur cela. »Voilà sommairement et au vrai le discours que j’ai ouï de la propre bouche d’un pauvre sauvage américain. Partant outre que cette nation, que nous estimons barbare, se moque de bonne grâce de ceux qui au danger de leur vie passent la mer pour aller quérir du bois de Brésil afin de s’enrichir, encore y a-t-il que quelque aveugle qu’elle soit, attribuant plus à nature et à la fertilité de la terre que nous ne faisons à la puissance et à la providence de Dieu, elle se lèvera au jugement contre les rapineurs, portant le titre de Chrétiens, desquels la terre de par-deçà est aussi remplie, que leur pays en est vide, quant à ses naturels habitants. Par quoi suivant ce que j’ai dit ailleurs, que les Toüoupinambaoults haïssent mortellement les avaricieux, plût à Dieu qu’à fin qu’ils servissent déjà de démons et de furies pour tourmenter nos gouffres insatiables, qui n’ayant jamais assez ne font ici que sucer le sang et la moelle des autres, ils fussent tous confinés parmi eux. Il fallait qu’à notre grande honte, et pour justifier nos sauvages du peu de soin qu’ils ont des choses de ce monde, je fisse cette digression en leur faveur.

Jean de Léry, Histoire d’un voyage fait en terre de Brésil, 1578.

1. Ancienne orthographe de Tupinambas, peuple amérindien du Brésil.

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La question de l’autre

Texte 1 Jean Claude Carrière, La controverse de Valladolid, 1992.1550, dans un couvent de Valladolid en Espagne. Le Pape a envoyé un des ses cardinaux pour trancher le débat qui oppose le philosophe Sépulvéda au dominicain Bartholomé de Las Casas. Le dominicain se pose en défenseur des Indiens et soutient qu’ils sont des hommes à l’égal des habitants de l'Europe. Sépulvéda affirme le contraire en disant que les Indiens sont nés pour être esclaves. Dans cet extrait, c’est au cardinal, légat du pape, que s’adresse au début de I'entretien Sépulvéda.– Éminence, les habitants du Nouveau Monde sont des esclaves par nature. En tout point conformes à la description d'Aristote 1.– Cette affirmation demande des preuves, dit doucement le prélat 2.Sépulvéda n'en disconvient pas. D'ailleurs, sachant cette question inévitable, il a préparé tout un dossier. Il en saisit le premier feuillet.– D'abord, dit-il, les premiers qui ont été découverts se sont montrés incapables de toute initiative, de toute invention. En revanche, on les voyait habiles à copier les gestes et les attitudes des Espagnols, leurs supérieurs. Pour faire quelque chose, il leur suffisait de regarder un autre l'accomplir. Cette tendance à copier, qui s'accompagne d'ailleurs d'une réelle ingéniosité dans l’imitation est le caractère même de l'âme esclave. Âme d'artisan, âme manuelle pour ainsi dire.– Mais on nous chante une vieille chanson! ! s'écrie Las Casas. De tout temps les envahisseurs, pour se justifier de leur mainmise, ont déclaré les peuples conquis indolents, dépourvus, mais très capables d'imiter! ! César racontait la même chose des Gaulois qu'il asservissait! ! Ils montraient, disait-il, une étonnante habileté pour copier les techniques romaines!! Nous ne pouvons pas retenir ici cet argument! ! César s'aveuglait volontairement sur la vie véritable des peuples de la Gaule, sur leurs coutumes, leurs langages, leurs croyances et même leurs outils!! Il ne voulait pas, et par conséquent ne pouvait pas voir tout ce que cette vie offrait d'original. Et nous faisons de même!: nous ne voyons que ce qu'ils imitent de nous!! Le reste, nous l'effaçons, nous le détruisons à jamais, pour dire ensuite!: ça n'a pas existé!!Le cardinal, qui n'a pas interrompu le dominicain, semble attentif à cette argumentation nouvelle, qui s'intéresse aux coutumes des peuples. Il fait remarquer qu'il s’agit là d'un terrain de discussion des plus délicats, où nous risquons d'être constamment ensorcelés par l'habitude, prise depuis l'enfance, que nous avons de nos propres usages, lesquels nous semblent de ce fait très supérieurs aux usages des autres.– Sauf quand il s'agit d'esclaves-nés, dit le philosophe. Car on voit bien que les Indiens ont voulu presque aussitôt acquérir nos armes et nos vêtements.– Certains d'entre eux, oui sans doute, répond le cardinal. Encore qu'il soit malaisé de distinguer, dans leurs motifs, ce qui relève d'une admiration sincère ou de la simple flagornerie 3. Quelles autres marques d'esclavage avez-vous relevées chez eux!?Sépulvéda prend une liasse de feuillets et commence une lecture faite à voix plate, comme un compte rendu précis, indiscutable!:– Ils ignorent l'usage du métal, des armes à feu et de la roue. Ils portent leurs fardeaux sur le dos, comme des bêtes, pendant de longs parcours. Leur nourriture est détestable, semblable à celle des animaux. Ils se peignent grossièrement le corps et adorent des idoles affreuses. Je ne reviens pas sur les sacrifices humains, qui sont la marque la plus haïssable, et la plus offensante à Dieu, de leur état.Las Casas ne parle pas pour le moment. Il se contente de prendre quelques notes. Tout cela ne le surprend pas.– J'ajoute qu'on les décrit stupides comme nos enfants ou nos idiots. Ils changent très fréquemment de femmes, ce qui est un signe très vrai de sauvagerie. Ils ignorent de toute évidence la noblesse et

l’élévation du beau sacrement du mariage. Ils sont timides et lâches à la guerre. Ils ignorent aussi la nature de l'argent et n'ont aucune idée de la valeur respective des choses. Par exemple, ils échangeaient contre de l'or le verre cassé des barils.– Eh bien! ? s'écrie Las Casas. Parce qu'ils n'adorent pas l'or et l'argent au point de leur sacrifier corps et âme, est-ce une raison pour les traiter de bêtes!? N'est-ce pas plutôt le contraire!?– Vous déviez ma pensée, répond le philosophe.– Et pourquoi jugez-vous leur nourriture détestable! ? Y avez-vous goûté!? N’est-ce pas plutôt à eux de dire ce qui leur semble bon ou moins bon!? Parce qu'une nourriture est différente de la nôtre, doit-on la trouver répugnante!?– Ils mangent des œufs de fourmi, des tripes d'oiseau...– Nous mangeons des tripes de porc!! Et des escargots!!– Ils se sont jetés sur le vin, dit Sépulvéda, au point, dans bien des cas, d'y laisser leur peu de raison.– Et nous avons tout fait pour les y encourager!! Mais ne vous a-t-on pas appris, d'un autre côté, qu'ils cultivent des fruits et des légumes qui jusqu'ici nous étaient inconnus! ? Et que certains de leurs tubercules sont délicieux! ? Vous dites qu'ils portent leurs fardeaux sur le dos!: Ignorez-vous que la nature ne leur a donné aucun animal qui pût le faire à leur place! ? Quant à se peindre grossièrement le corps, qu'en savez-vous!? Que signifie le mot "!grossier!"?– Frère Bartolomé, dit le légat, vous aurez de nouveau la parole, aussi longtemps que vous voudrez. Rien ne sera laissé dans l'ombre, je vous l'assure. Mais pour le moment, restez silencieux.1. Aristote! : Philosophe grec de l'Antiquité. 2. Prélat! : Mot qui désigne le Cardinal - 3. Flagornerie!: Synonyme de flatterie.

TEXTE 2 BOUGAINVILLE, Voyage autour du monde, par la frégate du roi La Boudeuse et la flûte L'Étoile, 1771.

Après a vo i r exp lo r é l 'a r ch ip e l o c éan i en , Loui s -Anto ine d e BOUGAINVILLE relate, en 1771, ses découvertes et notamment son arrivée à Tahiti dans un ouvrage intitulé!: "!Voyage autour du monde, par la frégate du roi La Boudeuse et la flûte L'Étoile.!"

Nous courions à pleines voiles vers la terre, présentant au vent de cette baie, lorsque nous aperçûmes une pirogue qui venait du large et voguait vers la côte, se servant de sa voile et de ses pagaies. Elle nous passa de l'avant, et se joignit à une infinité d'autres qui, de toutes les parties de l'île, accouraient au-devant de nous. L'une d'elles précédait les autres! ; elle était conduite par douze hommes nus qui nous présentèrent des branches de bananiers, et leurs démonstrations attestaient que c'était là le rameau d'olivier. Nous leur répondîmes par tous les signes d'amitié dont nous pûmes nous aviser! ; alors ils accostèrent le navire, et l'un d'eux, remarquable par son énorme chevelure hérissée en rayons, nous offrit avec son rameau de paix un petit cochon et un régime de bananes. Nous acceptâmes son présent, qu'il attacha à une corde qu'on lui jeta! ; nous lui donnâmes des bonnets et des mouchoirs, et ces premiers présents furent le gage de notre alliance avec ce peuple.

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TEXTE 3 Denis DIDEROT, Supplément au voyage de BOUGAINVILLE, Écrit en 1772, paru en 1796.

S'inspirant de l'ouvrage de BOUGAINVILLE, qui connaît un immense succès lors de sa parution, Denis DIDEROT imagine un "! Supplément au voyage de Bougainville" dans lequel s'engage un dialogue entre un vieux chef tahitien et le navigateur séjournant avec ses hommes à Tahiti. C'est le chef tahitien qui parle.Tu es venu! ; nous sommes-nous jetés sur ta personne!? avons-nous pillé ton vaisseau! ? t'avons-nous saisi et exposé aux flèches de nos ennemis! ? t'avons-nous associé dans nos champs au travail de nos animaux!? Nous avons respecté notre image en toi. Laisse-nous nos mœurs!; elles sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes!; nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre ignorance contre tes inutiles lumières. Tout ce qui nous est nécessaire et bon, nous le possédons. Sommes-nous dignes de mépris, parce que nous n'avons pas su nous faire des besoins superflus!? Lorsque nous avons faim, nous avons de quoi manger! ; lorsque nous avons froid, nous avons de quoi nous vêtir. Tu es entré dans nos cabanes, qu'y manque-t-il, à ton avis! ? Poursuis jusqu'où tu voudras ce que tu appelles les commodités de la vie! ; mais permets à des êtres sensés de s'arrêter, lorsqu'ils n'auraient à obtenir, de la continuité de leurs pénibles efforts, que des biens imaginaires. Si tu nous persuades de franchir l'étroite limite du besoin, quand finirons-nous de travailler!? Quand jouirons-nous! ? Nous avons rendu la somme de nos fatigues annuelles et journalières la moindre qu'il était possible, parce que rien ne nous paraît préférable au repos. Va dans ta contrée t'agiter, te tourmenter tant que tu voudras, laisse-nous reposer!: ne nous entête ni de tes besoins factices, ni de tes vertus chimériques. Regarde ces hommes!; vois comme ils sont droits, sains et robustes. Regarde ces femmes! ; vois comme elles sont droites, saines, fraîches et belles. Prends cet arc, c'est le mien! ; appelle à ton aide un, deux, trois, quatre de tes camarades, et tâchez de le tendre. Je le tends moi seul. Je laboure la terre! ; je grimpe la montagne! ; je perce la forêt! ; je parcours une lieue de la plaine en moins d'une heure. Tes jeunes compagnons ont eu peine à me suivre! ; et j'ai quatre-vingt-dix ans passés.Denis DIDEROT, Supplément au voyage de BOUGAINVILLE, Écrit en 1772, paru en 1796.

TEXTE 4 FONTENELLE, Entretiens sur la pluralité des mondes, 1686

Lors d’une promenade nocturne dans un parc, un philosophe fait à une marquise un cours de vulgarisation scientifique. La marquise se lamente de ce que, si la lune a des habitants, "!on ne les connaîtra jamais…!".

"! Ces gens de la lune, on ne les connaîtra jamais, cela est désespérant. – Si je vous répondais sérieusement, répliquai-je, qu’on ne sait ce qui arrivera, vous vous moqueriez de moi, et je le mériterais sans doute. Cependant je me défendrais assez bien, si je voulais. J’ai une pensée très ridicule, qui a un air de vraisemblance qui me surprend! ; je ne sais où elle peut l’avoir pris, étant aussi impertinente 1 qu’elle est. Je gage 2 que je vais vous réduire à avouer, contre toute raison, qu’il pourra y avoir un jour du commerce 3 entre la terre et la lune. Remettez-vous dans l’esprit l’état où était l’Amérique avant qu’elle eût été découverte par Christophe Colomb. Ses habitants vivaient dans une ignorance extrême. Loin de connaître les sciences, ils ne connaissaient pas les arts les plus simples et les plus nécessaires. Ils allaient nus, ils n’avaient point d’autres armes que l’arc!; ils n’avaient jamais conçu que des hommes pussent être portés par des animaux! ; ils regardaient la mer comme un grand espace défendu aux hommes, qui se joignait au ciel, et au-delà duquel il n’y avait rien. Il est vrai qu’après avoir passé des années entières à creuser le tronc d’un gros arbre avec des pierres tranchantes, ils se mettaient sur la mer dans ce tronc, et allaient terre à terre 4, portés par le vent et par les flots. Mais comme ce vaisseau était sujet à être souvent renversé, il fallait qu’ils se missent aussitôt à la nage pour le rattraper, et à proprement parler, ils nageaient toujours, hormis le temps qu’ils s’y délassaient. Qui leur eût dit qu’il y avait une sorte de navigation incomparablement plus parfaite, qu’on pouvait traverser cette étendue infinie d’eau de tel côté et de tel sens qu’on voulait, qu’on s’y pouvait arrêter sans mouvement au milieu des flots émus 5, qu’on était maître de la vitesse avec laquelle on allait! ; qu’enfin cette mer, quelque vaste qu’elle fût, n’était point un obstacle à la communication des peuples, pourvu seulement qu’il y eût des peuples au-delà! ; vous pouvez compter qu’ils ne l’eussent jamais cru. Cependant voilà un beau jour le spectacle du monde le plus étrange et le moins attendu qui se présente à eux. De grands corps énormes qui paraissent avoir des ailes blanches, qui volent sur la mer, qui vomissent du feu de toutes parts, et qui viennent jeter sur le rivage des gens inconnus, tout écaillés de fer, disposant comme ils veulent de monstres qui courent sous eux et tenant en leur main des foudres dont ils terrassent tout ce qui leur résiste. D’où sont-ils venus!? Qui a pu les amener par-dessus les mers!? Qui a mis le feu en leur disposition!? Sont-ce les enfants du Soleil!? car assurément ce ne sont pas des hommes. Je ne sais, Madame, si vous entrez comme moi dans la surprise des Américains! ; mais jamais il ne peut y en avoir eu une pareille dans le monde. Après cela, je ne veux plus jurer qu’il ne puisse y avoir commerce quelque jour entre la lune et la terre. Les Américains eussent-ils cru qu’il eût dû y en avoir entre l’Amérique et l’Europe qu’ils ne connaissaient seulement pas!? Il est vrai qu’il faudra traverser ce grand espace d’air et de ciel qui est entre la terre et la lune. Mais ces grandes mers paraissaient-elles aux Américains plus propres à être traversées!?!"

FONTENELLE, Entretiens sur la pluralité des mondes, 16861. Déraisonnable, saugrenue. - 2. Je gage = je parie. - 3. Des relations. - 4. Sans perdre la terre de vue. - 5. Agités.

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Texte 5 La Hontan - Dialogues avec un sauvage, 1703

Dans Dialogue avec un sauvage, le baron de la Hontan contribue à inaugurer un genre qui aura beaucoup de succès au XVIIIe siècle, celui des dialogues fictifs entre un Européen et un "!bon sauvage!". Ici, le "!bon sauvage!" est Adario, un Huron habitant le Canada, territoire alors français.

LA HONTAN – Vraiment, tu fais là de beaux contes et de belles distinctions!! Est-ce que tu n'as pas l'esprit de concevoir depuis vingt ans que ce qui s'appelle raison chez les Hurons est aussi raison parmi les Français. Il est bien sûr que tout le monde n'observe pas ces lois 1, car, si on les observait, nous n'aurions que faire de châtier personne!; alors ces juges, que tu as vus à Paris et à Québec, seraient obligés de chercher à vivre par d'autres voies. Mais comme le bien de la société consiste dans la justice et dans l'observance 2 de ces lois, il faut châtier les méchants et récompenser les bons!; sans cela, tout le monde s'égorgerait. on se pillerait, on se diffamerait, en un mot, nous serions les gens du monde les plus malheureux.ADARIO – Vous l'êtes assez déjà, je ne conçois pas que vous puissiez l'être davantage. Oh, quel genre d'hommes sont les Européens!! oh, quelle sorte de créatures qui font le bien par force et n'évitent à faire le mal que par la crainte des châtiments! ! Si je te demandais ce que c'est qu’un homme, tu me répondrais que c’est un Français, et moi je te prouverai que c’est plutôt un castor. Car un homme n’est pas un homme à cause qu'il est planté droit sur ses deux pieds, qu'il sait lire et écrire et qu’il a mille autres industries. J'appelle un homme celui qui a un penchant naturel à faire le bien et qui ne songe jamais à faire le mal. Tu vois bien que nous n’avons point des juges! ; pourquoi! ? parce que nous n’avons point de querelles ni de procès. Mais pourquoi n’avons-nous pas de procès!? C'est parce que nous ne voulons point recevoir ni connaître l'argent. Pourquoi est-ce que nous ne voulons pas admettre cet argent!? C'est parce que nous ne voulons pas de lois et que depuis que le monde est monde nos pères ont vécu sans cela. Au reste, il est faux, comme je l'ai déjà dit, que le mot de lois signifie parmi vous les choses justes et raisonnables, puisque les riches s’en moquent et qu'il n’y a que les malheureux qui les suivent.

Venons donc à ces lois ou choses raisonnables. Il y a cinquante ans que les gouverneurs du Canada prétendent que nous soyons sous les lois de leur grand capitaine. Nous nous contentons de nier notre dépendance de tout autre que du grand Esprit. Nous sommes nés libres et frères unis, aussi grands maîtres les uns que les autres, au lieu que vous êtes tous des esclaves d'un seul homme. Si nous ne répondons pas que nous prétendons que tous les Français dépendent de nous, c'est que nous voulons éviter des querelles. Car sur quels droits et sur quelle autorité fondent-ils cette prétention! ? Est-ce que nous nous sommes vendus à ce grand capitaine!? Avons-nous été en France vous chercher! ? C'est vous qui êtes venus ici nous trouver. Qui vous a donné tous les pays que vous habitez!? De quel droit les possédez-vous! ? Ils appartiennent aux Algonkins 3 depuis toujours.Ma foi, mon cher frère, je te plains dans l'âme. Crois-moi, fais-toi Huron. Car je vois la différence de ma condition à la tienne. Je suis maître de mon corps, je dispose de moi-même, je fais ce que je veux, je suis le premier et le dernier de ma nation, je ne crains personne et ne dépends uniquement que du grand Esprit, au lieu que ton corps et ta vie dépendent de ton grand capitaine! ; son vice-roi dispose de toi, tu ne fais pas ce que tu veux, tu crains voleurs, faux témoins, assassins, etc. Tu dépends de mille gens que les emplois ont mis au-dessus de toi. Est-il vrai ou non!? sont-ce des choses improbables ou invisibles! ? Ha! ! mon cher frère, tu vois bien que j'ai raison. Cependant, tu aimes mieux être esclave français avec ses belles lois, qui, croyant être bien sage, est assurément bien fou! ! puisqu'il demeure dans l’esclavage et dans la dépendance, pendant que les animaux eux-mêmes, jouissant de cette adorable 4 liberté, ne craignent, comme nous, que des ennemis étrangers.

La Hontan - Dialogues avec un sauvage, 1703

1. Il s'agit des lois justes et raisonnables évoquées plus haut dans le texte - 2. l'observance!: pratique respectueuse de ces lois. - 3. Indiens d'Amérique du Nord - 4. adorable!: digne d'être adorée, vénérée.

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ROUSSEAU ET LE MYTHE DU BON SAUVAGE

Dans ce texte, Rousseau présente l’état de nature comme un état idyllique, un âge d’or. Selon lui, le progrès, la civilisation, corrompent cet état primitif et ne créent que du désagrément pour l’homme. Il rejoint ainsi la thèse énoncée par Montaigne.

« Tant que les hommes se contentèrent de leurs cabanes rustiques, tant qu’ils se bornèrent à coudre leurs habits de peaux avec des épines ou des arêtes, à se parer de plumes et de coquillages, à se peindrele corps de diverses couleurs, à perfectionner ou à embellir leurs arcs et leurs flèches, à tailler avec des pierres tranchantes quelques canots de pêcheurs ou quelques grossiers instruments de musique ; en un mot tant qu’ils ne s’appliquèrent qu’à des ouvrages qu’un seul pouvait faire, et qu’à des arts qui n’avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons, et heureux autant qu’ils pouvaient l’être par leur nature, et continuèrent à jouir entre eux des douceurs d’un commerce indépendant : mais dès l’instant qu’un homme eut besoin du secours d’un autre ; dès qu’on s’aperçut qu’il était utile à un seul d’avoir des provisions pour deux, l’égalité disparut, la propriété s’introduisit, le travail devint nécessaire, et les vastes forêts se changèrent en des campagnes riantes qu’il fallut arroser de la sueur des hommes, et dans lesquelles on vit bientôt l’esclavage et la misère germer et croître avec les moissons. »

Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755)

VOLTAIRE ET LE MYTHE DU BON SAUVAGE

Voltaire compare ici les hommes « sauvages » à des animaux et plus particulièrement à des animaux vivant en société, sur terre, dans les airs ou dans les mers. Ces bêtes, qui vivent en colonie, démontrent ainsi qu’il est naturel de vivre en société et ce postulat s’applique également à l’homme.

« Tous les hommes qu'on a découverts dans les pays les plus incultes et les plus affreux vivent en société comme les castors, les fourmis, les abeilles, et plusieurs autres espèces d'animaux. On n'a jamais vu de pays où ils vécussent séparés, où le mâle ne se joignît à la femelle que par hasard, et l'abandonnât le moment après par dégoût ; où la mère méconnût ses enfants après les avoir élevés, où l'on vécût sans famille et sans société. Quelques mauvais plaisants ont abusé de leur esprit jusqu'au point de hasarder le paradoxe étonnant que l'homme est originairement fait pour vivre seul comme un loupcervier, et que c'est la société qui a dépravé la nature. Autant voudrait-il dire que dans la mer les harengs sont originairement faits pour nager isolés, et que c'est par excès de corruption qu'ils passent en troupe de la mer Glaciale sur nos côtes ; qu'anciennement les grues volaient en l'air chacune à part, et que par une violation du droit naturel elles ont pris le parti de voyager en compagnie.Chaque animal a son instinct, et l'instinct de l'homme, fortifié par la raison, le porte à la société comme au manger et au boire. Loin que le besoin de la société ait dégradé l'homme, c'est l'éloignement de la société qui le dégrade. Quiconque vivrait absolument seul perdrait bientôt la faculté de penser et de s'exprimer : il serait à charge de lui-même ; il ne parviendrait qu'à se métamorphoser en bête...Le même auteur ennemi de la société, semblable au renard sans queue, qui voulait que tous ses confrères se coupassent la queue, s'exprime ainsi d'un style magistral : Le premier qui ayant enclos un terrain s'avisa de dire : " Ceci est à moi" et trouva assez de gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères, que d'horreurs n'eût point épargné au genre humain celui qui arrachant les pieux ou comblant les fossés, eût crié à ses semblables : " Gardez-vous d'écouter cet imposteur, vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n'est à personne."Ainsi, selon ce beau philosophe, un voleur, un destructeur aurait été le bienfaiteur du genre humain et il aurait fallu punir un honnête homme qui aurait dit à ses enfants : " Imitons notre voisin, il a enclos son champ, les bêtes ne viendront plus le ravager, son terrain deviendra plus fertile ; travaillons le nôtre comme il a travaillé le sien, il nous aidera et nous l'aiderons. Chaque famille cultivant son enclos, nous serons mieux nourris, plus sains, plus paisibles, moins malheureux. Nous tâcherons d'établir une justice distributive qui consolera notre pauvre espèce, et nous vaudrons mieux que les renards et les fouines à qui cet extravagant veut ressembler. »

Voltaire, Questions sur l’Encyclopédie, article « Homme », 1770.

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Michel de Montaigne, « Des coches », Essais III, 6, 1595.

Quand Montaigne commence à écrire les Essais, il y a presque un siècle que l’Amérique a été découverte par Christophe Colomb, en 1492. Pourtant cette découverte continue à retentir dans les représentations des Européens. Dans cet essai, Montaigne reconstitue une de ces rencontres qui ont eu lieu entre les Conquérants et les Indiens.

En naviguant le long des côtes à la recherche de leurs mines [d’or], quelques Espagnols prirent terre en une contrée fertile et agréable, fort habitée et ils firent à ce peuple leurs déclarations habituelles : « Qu’ils étaient des gens paisibles, arrivant après de longs voyages, envoyés de la part du roi de Castille, le plus grand prince de la terre habitable, auquel le Pape, représentant de Dieu sur la terre, avait donné la principauté de toutes les Indes ; que, s’ils voulaient être tributaires de ce roi, ils seraient traités avec beaucoup de bienveillance ; ils leur demandaient des vivres pour leur nourriture et de l’or dont ils avaient besoin pour quelque médicament ; ils leur faisaient connaître au demeurant la croyance en un seul Dieu et la vérité de notre religion qu’ils leur conseillaient d’accepter, ajoutant quelques menaces à ce conseil. » La réponse fut telle [que voici] : « Que, pour ce qui est d’être des gens paisibles, ils n’en portaient pas la mine, s’ils l’étaient ; quant à leur roi, puisqu’il demandait, il devait être indigent et nécessiteux, et celui qui avait fait cette distribution [de territoires] devait être un homme aimant la dissension puisqu’il donnait ainsi à un tiers une chose qui n’était pas sienne pour le mettre en conflit avec les anciens possesseurs ; quant aux vivres, [ils dirent] qu’ils leur en fourniraient ; de l’or, qu’ils en avaient peu et [ils ajoutèrent] que c’était une chose qu’ils ne tenaient en nulle estime parce qu’elle était inutile au service de leur vie tandis que tout leur souci visait seulement à la passer heureusement et agréablement ; pour cette raison, ce qu’ils en pourrait trouver, sauf ce qui était employé pour le service de leurs dieux, qu’ils le prissent sans hésiter ; quant au dieu unique, [ils dirent que]l’idée leur en avait plu mais qu’ils ne voulaient pas changer leur religion après s’en être servi si utilement pendant si longtemps et qu’ils avaient l’habitude de ne prendre conseil que de leurs amis et connaissances ; quant aux menaces, c’était [,dirent-ils,] un signe de manque de jugement que d’aller menacer des gens dont la nature et les forces [guerrières] leur étaient inconnues ; dans ces conditions, qu’ils se dépêchassent-et promptement- de quitter leur pays car ils n’avaient pas l’habitude de prendre du bon côté les civilités et les déclarations de gens armés et étrangers ; autrement, on ferait d’eux comme des autres, et ils leur montraient les têtes de certains hommes exécutés, autour de leur ville. » Voilà un exemple des balbutiements de ces prétendus enfants. Mais toujours est-il que ni en ce lieu ni en plusieurs autres, où les espagnols ne trouvèrent pas les marchandises qu’ils cherchaient, ils ne firent d’arrêt ni d’entreprise guerrière, quelque autre avantage qu’il y eût : témoin mes cannibales.

Traduction A Lanly, Editions Honoré Champion

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UTOPIE: FANTAISIE ET CRITIQUE SOCIALECyrano de Bergerac et Montaigne sont des lecteurs de Lucien de Samosate, écrivain grec, originaire de Syrie actuelle, du IIème siècle après J.C.

Lucien de Samosate, Histoire véritableIl faut cependant que je vous raconte les choses nouvelles et

extraordinaires que j’ai observées, durant mon séjour dans la Lune. Et d’abord ce ne sont point des femmes, mais des mâles qui y perpétuent l’espèce : les mariages n’ont donc lieu qu’entre mâles, et le nom de femme y est totalement inconnu. On y est épousé jusqu’à vingt-cinq ans, et à cet âge on épouse à son tour. Ce n’est point dans le ventre qu’ils portent leurs enfants, mais dans le mollet. Quand l’embryon a été conçu, la jambe grossit ; puis, plus tard, au temps voulu, ils y font une incision et en retirent un enfant mort, qu’ils rendent à la vie en l’exposant au grand air, la bouche ouverte. C’est sans doute de là qu’est venu chez les Grecs le nom de gastrocnémie, puisque, au lieu du ventre, c’est la jambe qui devient grosse. […] Quand un homme est parvenu à une extrême vieillesse, il ne meurt pas, mais il s’évapore en fumée et se dissout dans les airs. Ils se nourrissent tous de la même manière. Ils allument du feu et font rôtir sur le charbon des grenouilles volantes, qui sont chez eux en grande quantité ; puis ils s’asseyent autour de ce feu, comme d’une table, et se régalent en avalant la fumée qui s’exhale du rôti. Tel est leur plat solide. Leur boisson est de l’air pressé dans un vase, où il se résout en un liquide semblable à de la rosée. Ils ne rendent ni urine, ni excréments, n’ayant pas, comme nous, les conduits nécessaires. Ils ne peuvent pas non plus avoir par cette voie de commerce avec des mignons, mais par les jarrets, où s’ouvre leur gastrocnémie. C’est une beauté chez eux que d’être chauve et complément dégarni de cheveux ; ils ont les chevelures en horreur. Dans les comètes, au contraire, les cheveux sont réputés beaux, au moins d’après ce que nous en dirent quelques voyageurs. Leur barbe croît un peu au-dessus du genou ; leurs pieds sont dépourvus d’ongles, et tous n’y ont qu’un seul doigt. Il leur pousse au-dessus des fesses une espèce de gros chou, en manière de queue, toujours vert.

Traduction Eugène Talbot, 1882

L'Utopie de Thomas More, 1516 - Livre second - Des arts et métiersLa fonction principale et presque unique des syphograntes est de veiller à ce que personne ne se livre à l’oisiveté et à la paresse, et à ce que tout le monde exerce vaillamment son état. Il ne faut pas croire que les Utopiens s’attellent au travail comme des bêtes de somme depuis le grand matin jusque bien avant dans la nuit. Cette vie abrutissante pour l’esprit et pour le corps serait pire que la torture et l’esclavage. Et cependant tel est partout ailleurs le triste sort de l’ouvrier!!Les Utopiens divisent l’intervalle d’un jour et d’une nuit en vingt-quatre heures égales. Six heures sont employées aux travaux matériels, en voici la distribution!:Trois heures de travail avant midi, puis dîner. Après midi, deux heures de repos, trois heures de travail, puis souper.Ils comptent une heure où nous comptons midi, se couchent à neuf heures, et en donnent neuf au sommeil.Le temps compris entre le travail, les repas et le sommeil, chacun est libre de l’employer à sa guise. Loin d’abuser de ces heures de loisir, en s’abandonnant au luxe et à la paresse, ils se reposent en variant leurs occupations et leurs travaux. Ils peuvent le faire avec succès, grâce à cette institution vraiment admirable.Tous les matins, des cours publics sont ouverts avant le lever du soleil. Les seuls individus spécialement destinés aux lettres sont obligés de suivre ces cours!; mais tout le monde a droit d’y assister,

les femmes comme les hommes, quelles que soient leurs professions. Le peuple y accourt en foule! ; et chacun s’attache à la branche d’enseignement qui est le plus en rapport avec son industrie et ses goûts. (...)Ici, je m’attends à une objection sérieuse et j’ai hâte de la prévenir.On me dira peut-être!: Six heures de travail par jour ne suffisent pas aux besoins de la consommation publique, et l’Utopie doit être un pays très misérable.Il s’en faut bien qu’il en soit ainsi. Au contraire, les six heures de travail produisent abondamment toutes les nécessités et commodités de la vie, et en outre un superflu bien supérieur aux besoins de la consommation.Vous le comprendrez facilement, si vous réfléchissez au grand nombre de gens oisifs chez les autres nations. D’abord, presque toutes les femmes, qui composent la moitié de la population, et la plupart des hommes, là où les femmes travaillent. Ensuite cette foule immense de prêtres et de religieux fainéants. Ajoutez-y tous ces riches propriétaires qu’on appelle vulgairement nobles et seigneurs!; ajoutez-y encore leurs nuées de valets, autant de fripons en livrée!; et ce déluge de mendiants robustes et valides qui cachent leur paresse sous de feintes infirmités. Et, en somme, vous trouverez que le nombre de ceux qui, par leur travail, fournissent aux besoins du genre humain, est bien moindre que vous ne l’imaginiez.Considérez aussi combien peu de ceux qui travaillent sont employés en choses vraiment nécessaires. Car, dans ce siècle d’argent, où l’argent est le dieu et la mesure universelle, une foule d’arts vains et frivoles s’exercent uniquement au service du luxe et du dérèglement. Mais si la masse actuelle des travailleurs était répartie dans les diverses professions utiles, de manière à produire même avec abondance tout ce qu’exige la consommation, le prix de la main-d’œuvre baisserait à un point que l’ouvrier ne pourrait plus vivre de son salaire.Supposez donc qu’on fasse travailler utilement ceux qui ne produisent que des objets de luxe et ceux qui ne produisent rien, tout en mangeant chacun le travail et la part de deux bons ouvriers!; alors vous concevrez sans peine qu’ils auront plus de temps qu’il n’en faut pour fournir aux nécessités, aux commodités et même aux plaisirs de la vie, j’entends les plaisirs fondés sur la nature et la vérité.Or, ce que j’avance est prouvé, en Utopie, par des faits. Là, dans toute l’étendue d’une ville et son territoire, à peine y a-t-il cinq cents individus, y compris les hommes et les femmes ayant l’âge et la force de travailler, qui en soient exemptés par la loi. De ce nombre sont les syphograntes! ; et cependant ces magistrats travaillent comme les autres citoyens pour les stimuler par leur exemple. Ce privilège s’étend aussi aux jeunes gens que le peuple destine aux sciences et aux lettres sur la recommandation des prêtres et d’après les suffrages secrets des syphograntes. Si l’un de ces élus trompe l’espérance publique, il est renvoyé dans la classe des ouvriers. Si, au contraire, et ce cas est fréquent, un ouvrier parvient à acquérir une instruction suffisante en consacrant ses heures de loisir à ses études intellectuelles, il est exempté du travail mécanique et on l’élève à la classe des lettrés.C’est parmi les lettrés qu’on choisit les ambassadeurs, les prêtres, les tranibores et le prince, appelé autrefois barzame et aujourd’hui adème. Le reste de la population, continuellement active, n’exerce que des professions utiles, et produit en peu de temps une masse considérable d’ouvrages parfaitement exécutés. (...)Le but des institutions sociales en Utopie est de fournir d’abord aux besoins de la consommation publique et individuelle, puis de laisser à chacun le plus de temps possible pour s’affranchir de la servitude du corps, cultiver librement son esprit, développer ses facultés intellectuelles par l’étude des sciences et des lettres. C’est dans ce développement complet qu’ils font consister le vrai bonheur.

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OBJET D'ÉTUDE N°2!: LA QUESTION DE L'HOMME DANS LES GENRES DE L'ARGUMENTATION

PERIODE IV LES FABLES DE LA FONTAINE (LE FABULISTE ET LE COURTISAN)

Lectures analytiques

Texte 11. Le Loup et le Chien

Le Loup et le Chien

Un Loup n’avait que les os et la peau, Tant les chiens faisaient bonne garde. Ce Loup rencontre un Dogue aussi puissant que beau, Gras, poli, qui s’était fourvoyé par mégarde. 5 L’attaquer, le mettre en quartiers, Sire Loup l’eût fait volontiers ; Mais il fallait livrer bataille, Et le mâtin était de taille À se défendre hardiment.10 Le Loup donc l’aborde humblement, Entre en propos, et lui fait compliment Sur son embonpoint, qu’il admire. « Il ne tiendra qu’à vous beau sire, D’être aussi gras que moi, lui repartit le Chien.15 Quittez les bois, vous ferez bien : Vos pareils y sont misérables, Cancres, hères, et pauvres diables, Dont la condition est de mourir de faim. Car quoi ? rien d’assuré : point de franche lippée ;20 Tout à la pointe de l’épée. Suivez-moi : vous aurez un bien meilleur destin. » Le Loup reprit : « Que me faudra-t-il faire ? - Presque rien, dit le Chien : donner la chasse aux gens Portants bâtons, et mendiants ; 25 Flatter ceux du logis, à son maître complaire : Moyennant quoi votre salaire Sera force reliefs de toutes les façons, Os de poulets, os de pigeons, Sans parler de mainte caresse. » 30 Le Loup déjà se forge une félicité Qui le fait pleurer de tendresse. Chemin faisant, il vit le col du Chien pelé. « Qu’est-ce là ? lui dit-il. - Rien. - Quoi ? rien ? - Peu de chose. - Mais encor ? - Le collier dont je suis attaché35 De ce que vous voyez est peut-être la cause.

- Attaché ? dit le Loup : vous ne courez donc pas Où vous voulez ? - Pas toujours ; mais qu’importe ? - Il importe si bien, que de tous vos repas Je ne veux en aucune sorte, 40 Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor. » Cela dit, maître Loup s’enfuit, et court encor.

Jean de LA FONTAINE, « Le Loup et le Chien », Fables, Livre I, 1668.

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Texte 12. Les Obsèques de la Lionne

La femme du Lion mourut :Aussitôt chacun accourut

Pour s’acquitter envers le PrinceDe certains compliments de consolation,

Qui sont surcroît d’affliction.Il fit avertir sa Province

Que les obsèques se feraientUn tel jour, en tel lieu ; ses Prévôts y seraient

Pour régler la cérémonie,Et pour placer la compagnie.Jugez si chacun s’y trouva.

Le Prince aux cris s’abandonna,Et tout son antre en résonna.

Les Lions n’ont point d’autre temple.On entendit à son exemple

Rugir en leurs patois Messieurs les Courtisans.Je définis la cour un pays où les gens

Tristes, gais, prêts à tout, à tout indifférents,Sont ce qu’il plaît au Prince, ou s’ils ne peuvent l’être,

Tâchent au moins de le parêtre,Peuple caméléon, peuple singe du maître,On dirait qu’un esprit anime mille corps ;

C’est bien là que les gens sont de simples ressorts.Pour revenir à notre affaire

Le Cerf ne pleura point, comment eût-il pu faire ?Cette mort le vengeait ; la Reine avait jadis

Étranglé sa femme et son fils.Bref il ne pleura point. Un flatteur l’alla dire,

Et soutint qu’il l’avait vu rire.La colère du Roi, comme dit Salomon,

Est terrible, et surtout celle du roi Lion :Mais ce Cerf n’avait pas accoutumé de lire.Le Monarque lui dit : Chétif hôte des boisTu ris, tu ne suis pas ces gémissantes voix.

Nous n’appliquerons point sur tes membres profanesNos sacrés ongles ; venez Loups,Vengez la Reine, immolez tousCe traître à ses augustes mânes.

Le Cerf reprit alors : Sire, le temps de pleursEst passé ; la douleur est ici superflue.

Votre digne moitié couchée entre des fleurs,Tout près d’ici m’est apparue ;

Et je l’ai d’abord reconnue.Ami, m’a-t-elle dit, garde que ce convoi,

Quand je vais chez les Dieux, ne t’oblige à des larmes.Aux Champs Élyséens j’ai goûté mille charmes,

Conversant avec ceux qui sont saints comme moi.Laisse agir quelque temps le désespoir du Roi.J’y prends plaisir. À peine on eut ouï la chose,

Qu’on se mit à crier : Miracle, apothéose !Le Cerf eut un présent, bien loin d’être puni.

Amusez les Rois par des songes,Flattez-les, payez-les d’agréables mensonges,

Quelque indignation dont leur coeur soit rempli,Ils goberont l’appât, vous serez leur ami.

(Jean de La Fontaine, Livre VIII, second recueil, fable XIV, 1678)

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Documents complémentaires Fables de La Fontaine

Texte A : dédicace «!A monseigneur le Dauphin!» (Livre I)Cette dédicace est adressée à Louis de France, dit plus tard le Grand Dauphin (Fontainebleau, 1661 – Meudon, 1711). Il est le fils du roi Louis XIV et de la reine Marie-Thérèse. Le jeune prince est âgé de sept ans lorsque La Fontaine lui dédie son recueil de fables.

A Monseigneur le Dauphin

Je chante les Héros1 dont Esope2 est le Père,Troupe de qui l’Histoire, encor que mensongère,Contient des vérités qui servent de leçons.Tout parle en mon Ouvrage, et même les Poissons :Ce qu’ils disent s’adresse à tous tant que nous sommes.Je me sers d’Animaux pour instruire les Hommes.

Illustre rejeton d’un Prince aimé des cieux,Sur qui le monde entier a maintenant les yeux,Et qui, faisant fléchir les plus superbes Têtes,Comptera désormais ses jours par ses conquêtes,Quelque autre te dira d’une plus forte voixLes faits de tes Aïeux 3 et les vertus des Rois.Je vais t’entretenir de moindres Aventures,Te tracer en ces vers de légères peintures.Et, si de t’agréer4 je n’emporte le prix,J’aurai du moins l’honneur de l’avoir entrepris.

Jean de La Fontaine, Fables, XXIII, Livre I.

Texte B : préface des Fables (Livre I), extrait.[Les fables] ne sont pas seulement morales, elles donnent encore d’autres connaissances!: les propriétés des animaux et leurs divers caractères y sont exprimés! ; par conséquent les nôtres aussi, puisque nous sommes l’abrégé de ce qu’il y a de bon et de mauvais dans les créatures irraisonnables. Quand Prométhée voulut former l’homme, il prit la qualité dominante de chaque bête! : de ces pièces si différentes il composa notre espèce! ; il fit cet ouvrage qu’on appelle le Petit Monde. Ainsi ces fables sont un tableau où chacun de nous se trouve dépeint. Ce qu’elles nous représentent confirme les personnes d’âge avancé dans les connaissances que l’usage leur a données, et apprend aux enfants ce qu’il faut qu’ils sachent. Comme ces derniers sont nouveaux venus dans le monde, ils n’en connaissent pas encore les habitants! ; ils ne se connaissent pas eux-mêmes! : on ne les doit laisser dans cette ignorance que le moins qu’on peut! ; il leur faut apprendre ce que c’est qu’un lion, un renard, ainsi du reste, et pourquoi l’on compare quelquefois un homme à ce renard ou à ce lion. C’est à quoi les fables travaillent! : les premières notions de ces choses proviennent d’elles. […]

L’apologue est composé de deux parties, dont on peut appeler l’une le corps, l’autre l’âme. Le corps est la fable! ; l’âme, la moralité. Aristote n’admet dans la fable que les animaux! ; il en exclut les hommes et les plantes. Cette règle est moins de nécessité que de bienséance, puisque ni Ésope, ni Phèdre, ni aucun des fabulistes ne l’a gardée, tout au contraire de la moralité, dont aucun ne se dispense. Que s’il m’est arrivé de le faire, ce n’a été que dans les endroits où elle n’a pu entrer avec grâce, et où il est aisé au lecteur de la suppléer. On ne considère en France que ce qui plaît! : c’est la grande règle, et, pour ainsi dire, la seule. Je n’ai donc pas cru que ce fût un crime de passer par-dessus les anciennes coutumes, lorsque je ne pouvais les mettre en usage sans leur faire tort. Du temps d’Ésope, la fable était contée simplement! ; la moralité séparée et toujours ensuite. Phèdre est venu, qui ne s’est pas assujetti à cet ordre!: il embellit la narration, et transporte quelquefois la moralité de la fin au commencement.

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Texte C : «!Le pouvoir des fables!», Livre VIII, 4.

Le Pouvoir des Fables

La qualité d’AmbassadeurPeut-elle s’abaisser à des contes vulgaires ?

Vous puis-je offrir mes vers et leurs grâces légères ?S’ils osent quelquefois prendre un air de grandeur,

Seront-ils point traités par vous de téméraires ?Vous avez bien d’autres affaires

A démêler que les débatsDu Lapin et de la Belette.Lisez-les, ne les lisez pas ;

Mais empêchez qu’on ne nous metteToute l’Europe sur les bras.

Que de mille endroits de la terreIl nous vienne des ennemis,

J’y consens ; mais que l’AngleterreVeuille que nos deux Rois se lassent d’être amis,

J’ai peine à digérer la chose.N’est-il point encor temps que Louis se repose ?

Quel autre Hercule enfin ne se trouverait lasDe combattre cette Hydre ? et faut-il qu’elle oppose

Une nouvelle tête aux efforts de son bras ?Si votre esprit plein de souplesse,

Par éloquence, et par adresse,Peut adoucir les coeurs, et détourner ce coup,

Je vous sacrifierai cent moutons ; c’est beaucoupPour un habitant du Parnasse.Cependant faites-moi la grâce

De prendre en don ce peu d’encens.Prenez en gré mes voeux ardents,

Et le récit en vers qu’ici je vous dédie.Son sujet vous convient ; je n’en dirai pas plus :

Sur les Eloges que l’EnvieDoit avouer qui vous sont dus,

Vous ne voulez pas qu’on appuie.

Dans Athène autrefois peuple vain et léger,Un Orateur voyant sa patrie en danger,

Courut à la Tribune ; et d’un art tyrannique,Voulant forcer les coeurs dans une république,

Il parla fortement sur le commun salut.On ne l’écoutait pas : l’Orateur recourut

A ces figures violentes

Qui savent exciter les âmes les plus lentes.Il fit parler les morts, tonna, dit ce qu’il put.Le vent emporta tout ; personne ne s’émut.

L’animal aux têtes frivolesEtant fait à ces traits, ne daignait l’écouter.Tous regardaient ailleurs : il en vit s’arrêter

A des combats d’enfants, et point à ses paroles.Que fit le harangueur ? Il prit un autre tour.Cérès, commença-t-il, faisait voyage un jour

Avec l’Anguille et l’Hirondelle :Un fleuve les arrête ; et l’Anguille en nageant,

Comme l’Hirondelle en volant,Le traversa bientôt. L’assemblée à l’instant

Cria tout d’une voix : Et Cérès, que fit-elle ?– Ce qu’elle fit ? un prompt courroux

L’anima d’abord contre vous.Quoi, de contes d’enfants son peuple s’embarrasse !

Et du péril qui le menaceLui seul entre les Grecs il néglige l’effet !

Que ne demandez-vous ce que Philippe fait ?A ce reproche l’assemblée,Par l’Apologue réveillée,

Se donne entière à l’Orateur :Un trait de Fable en eut l’honneur.

Nous sommes tous d’Athène en ce point ; et moi-même,

Au moment que je fais cette moralité,Si Peau d’âne m’était conté,

J’y prendrais un plaisir extrême,Le monde est vieux, dit-on : je le crois, cependant

Il le faut amuser encor comme un enfant.

1 Pastiche du début de l’Enéide du poète latin Virgile (vers 70 avant J.-C. – vers 19 avant J.-C.) « Je chante les combats et le héros…».

2 Esope (VIIe – VIe siècle avant J.-C.) a beaucoup inspiré La Fontaine. Ce personnage demi légendaire aurait écrit un ensemble de fables dans lesquelles il met en scène des animaux. Chaque récit se termine par une moralité. Au sens strict, on réserve le nom d’apologue à ce type de poème.

3 Les grandes actions, les hauts faits de tes aïeux.

4 Et si de te plaire.

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Jean de La Fontaine, Epître à Huet, 1687.

Dans cette épître, La Fontaine s'adresse à l'évêque de Soissons, homme érudit qui a une parfaite connaissance de l'antiquité, ami de Boileau, partisan des anciens, et de Charles Perrault, partisan des modernes. Il explique très clairement sa position dans la querelle des anciens et des modernes.

"Je vous fais un présent capable de me nuire. Chez vous Quintilien s'en va tous nous détruire Car enfin qui le suit, qui de nous aujourd'hui S'égale aux anciens tant estimés chez lui ? Tel est mon sentiment, tel doit être le vôtre. Mais si notre suffrage en entraîne quelque autre, Il ne fait pas la foule ; et je vois des auteurs Qui, plus savants que moi, sont moins admirateurs. Si nous les en croyons, on ne peut sans faiblesse Rendre hommage aux esprits de Rome et de la Grèce : " Craindre ces écrivains ! On écrit tant chez nous ! La France excelle aux arts, ils y fleurissent tous ; Notre prince avec art nous conduit aux alarmes, Et sans art nous louerions le succès de ses armes ! Dieu désapprendrait-il à former des talents ? Les Romains et les Grecs sont-ils seuls excellents ? " Ces discours sont fort beaux, mais fort souvent frivoles : Je ne vois point l'effet répondre à ces paroles ; Et, faute d'admirer les Grecs et les Romains, On s'égare en voulant tenir d'autres chemins. Quelques imitateurs, sot bétail, je l'avoue, Suivent en vrais moutons le pasteur de Mantoue*; J'en use d'autre sorte ; et, me laissant guider,Souvent à marcher seul j'ose me hasarder. On me verra toujours pratiquer cet usage ; Mon imitation n'est point un esclavage : Je ne prends que l'idée, et les tours et les lois, Que nos maîtres suivaient eux-mêmes autrefois. Si d'ailleurs quelque endroit plein chez eux d'excellence, Peut entrer dans mes vers sans nulle violence, Je l'y transporte, et veux qu'il n'ait rien d'affecté, Tâchant de rendre mien cet air d'antiquité. Je vois avec douleur [ces] routes méprisées Art et guides, tout est dans les Champs Elysées. J'ai beau les évoquer, j'ai beau vanter leurs traits, On me laisse tout seul admirer leurs attraits. Térence est dans mes mains ; je m'instruis dans Horace ; Homère et son rival sont mes dieux du Parnasse. Je le dis aux rochers ; on veut d'autres discours Ne pas louer son siècle est parler à des sourds. Je le loue et je sais qu'il n'est pas sans mérite Mais près de ces grand noms notre gloire est petite Tel de nous, dépourvu de leur solidité, N'a qu'un peu d'agrément, sans nul fonds de beauté Je ne nomme personne on peut tous nous connaître. Je pris certain auteur autrefois pour mon maître ; Il pensa me gâter. A la fin, grâce aux Cieux, Horace par bonheur me dessilla les yeux. L'auteur avait du bon, du meilleur ; et la France Estimait dans ses vers le tour et la cadence. Qui ne les eût prisés ? J'en demeurai ravi Mais ses traits ont perdu quiconque l'a suivi.

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Histoire des arts

Le Baroque:

Le Bernin Apollon et Daphné (1622) (Villa Borghèse, Rome)

Le Baldaquin de Saint Pierre, Rome, Vatican

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Le classicisme:

Poussin Les Bergers d’Arcadie

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OBJET D'ETUDE N°3 : THEÂTRE : TEXTE ET REPRESENTATION

PÉRIODE V OEUVRE INTÉGRALE MOLIERE, DOM JUAN OU LE FESTIN DE PIERRE

Lectures analytiques

Texte 13 La première tirade de Sganarelle "Eloge du tabac" jusqu’à «!lumières!» (Acte I, sc 1)

L’ELOGE DU TABAC, UN ELOGE PARADOXAL ET PROGRAMMATIQUE

ACTE I, SCÈNE PREMIERE SGANARELLE, GUSMAN.

SGANARELLE, tenant une tabatière.Quoi que puisse dire Aristote et toute la Philosophie, il n'est rien d'égal au tabac : c'est la passion des honnêtes gens, et qui vit sans tabac n'est pas digne de vivre. Non"seulement il réjouit et purge les cerveaux humains, mais encore il instruit les âmes à la vertu, et l'on apprend avec lui à devenir honnête homme. Ne voyez"vous pas bien, dès qu'on en prend, de quelle manière obligeante on en use avec tout le monde, et comme on est ravi d'en donner à droit et à gauche, partout où l'on se trouve ? On n'attend pas même qu'on en demande, et l'on court au"devant du souhait des gens : tant il est vrai que le tabac inspire des sentiments d'honneur et de vertu à tous ceux qui en prennent. Mais c'est assez de cette matière. Reprenons un peu notre discours. Si bien donc, cher Gusman, que Done Elvire, ta maîtresse, surprise de notre départ, s'est mise en campagne après nous, et son coeur, que mon maître a su toucher trop fortement, n'a pu vivre, dis"tu, sans le venir chercher ici. Veux"tu qu'entre nous je te dise ma pensée ? J'ai peur qu'elle ne soit mal payée de son amour, que son voyage en cette ville produise peu de fruit, et que vous eussiez autant gagné à ne bouger de là.GUSMANEt la raison encore ? Dis"moi, je te prie, Sganarelle, qui peut t'inspirer une peur d'un si mauvais augure ? Ton maître t'a"t"il ouvert son coeur là"dessus, et t'a"t"il dit qu'il eût pour nous quelque froideur qui l'ait obligé à partir ?SGANARELLENon pas ; mais, à vue de pays, je connois à peu près le train des choses ; et sans qu'il m'ait encore rien dit, je gagerois presque que l'affaire va là. Je pourrois peut"être me tromper ; mais enfin, sur de tels sujets, l'expérience m'a pu donner quelques lumières.

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Texte 14 Le portrait de Dom Juan par Sganarelle (Acte I, sc. 1)

PORTRAIT DE DJ, « UN GRAND SEIGNEUR MECHANT HOMME », ENTRE FASCINATION ET CRAINTE

GUSMANJe ne sais pas, de vrai, quel homme il peut être, s'il faut qu'il nous ait fait cette perfidie ; et je ne comprends point comme après tant d'amour et tant d'impatience témoignée, tant d'hommages pressants, de voeux, de soupirs et de larmes, tant de lettres passionnées, de protestations ardentes et de serments réitérés, tant de transports enfin et tant d'emportements qu'il a fait paroître, jusqu'à forcer, dans sa passion, l'obstacle sacré d'un couvent, pour mettre Done Elvire en sa puissance, je ne comprends pas, dis"je, comme, après tout cela, il auroit le coeur de pouvoir manquer à sa parole.SGANARELLEJe n'ai pas grande peine à le comprendre, moi ; et si tu connoissois le pèlerin, tu trouverois la chose assez facile pour lui. Je ne dis pas qu'il ait changé de sentiments pour Done Elvire, je n'en ai point de certitude encore : tu sais que, par son ordre, je partis avant lui, et depuis son arrivée il ne m'a point entretenu ; mais, par précaution, je t'apprends, inter nos, que tu vois en Dom Juan, mon maître, le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un enragé, un chien, un diable, un Turc, un hérétique, qui ne croit ni Ciel, ni Enfer, ni loup"garou, qui passe cette vie en véritable bête brute, un pourceau d'Epicure, un vrai Sardanapale, qui ferme l'oreille à toutes les remontrances [chrétiennes] qu'on lui peut faire, et traite de billevesées tout ce que nous croyons. Tu me dis qu'il a épousé ta maîtresse : crois qu'il auroit plus fait pour sa passion, et qu'avec elle il auroit encore épousé toi, son chien et son chat. Un mariage ne lui coûte rien à contracter ; il ne se sert point d'autres pièges pour attraper les belles, et c'est un épouseur à toutes mains. Dame, demoiselle, bourgeoise, paysanne, il ne trouve rien de trop chaud ni de trop froid pour lui ; et si je te disois le nom de toutes celles qu'il a épousées en divers lieux, ce seroit un chapitre à durer jusques au soir. Tu demeures surpris et changes de couleur à ce discours ; ce n'est là qu'une ébauche du personnage, et pour en achever le portrait, il faudroit bien d'autres coups de pinceau. Suffit qu'il faut que le courroux du Ciel l'accable quelque jour ; qu'il me vaudroit bien mieux d'être au diable que d'être à lui, et qu'il me fait voir tant d'horreurs, que je souhaiterois qu'il fût déjà je ne sais où. Mais un grand seigneur méchant homme est une terrible chose; il faut que je lui sois fidèle, en dépit que j'en aie : la crainte en moi fait l'office du zèle, bride mes sentiments, et me réduit d'applaudir bien souvent à ce que mon âme déteste. Le voilà qui vient se promener dans ce palais : séparons"nous. Ecoute au moins : je t'ai fait cette confidence avec franchise, et cela m'est sorti un peu bien vite de la bouche ; mais s'il falloit qu'il en vînt quelque chose à ses oreilles, je dirois hautement que tu aurois menti.

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Texte 15 Eloge de l'inconstance (Tirade de Dom Juan Acte I, sc. 2)

Acte I, scène 2L’ELOGE DE L’INCONSTANCE

DOM JUANQuoi ? tu veux qu'on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu'on renonce au monde pour lui, et qu'on n'ait plus d'yeux pour personne ? La belle chose de vouloir se piquer d'un faux honneur d'être fidèle, de s'ensevelir pour toujours dans une passion, et d'être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux ! Non, non : la constance n'est bonne que pour des ridicules ; toutes les belles ont droit de nous charmer, et l'avantage d'être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu'elles ont toutes sur nos coeurs. Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence dont elle nous entraîne. J'ai beau être engagé, l'amour que j'ai pour une belle n'engage point mon âme à faire injustice aux autres ; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu'il en soit, je ne puis refuser mon coeur à tout ce que je vois d'aimable ; et dès qu'un beau visage me le demande, si j'en avois dix mille, je les donnerois tous. Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l'amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le coeur d'une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu'on y fait, à combattre par des transports, par des larmes et des soupirs, l'innocente pudeur d'une âme qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu'elle nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur et la mener doucement où nous avons envie de la faire venir. Mais lorsqu'on en est maître une fois, il n'y a plus rien à dire ni rien à souhaiter ; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d'un tel amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos desirs, et présenter à notre coeur les charmes attrayants d'une conquête à faire. Enfin il n'est rien de si doux que de triompher de la résistance d'une belle personne, et j'ai sur ce sujet l'ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n'est rien qui puisse arrêter l'impétuosité de mes desirs : je me sens un coeur à aimer toute la terre ; et comme Alexandre, je souhaiterois qu'il y eût d'autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses.

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Texte 16 Eloge du blasphème (la scène du pauvre, Acte III, sc. 2)

ELOGE DU BLASPHEME ?

DOM JUAN, SGANARELLE, UN PAUVRE

SGANARELLEEnseignez"nous un peu le chemin qui mène à la ville.

LE PAUVRE.Vous n'avez qu'à suivre cette route, Messieurs, et détourner à main droite quand vous serez au bout de la forêt. Mais je vous donne avis que vous devez vous tenir sur vos gardes, et que depuis quelque temps il y a des voleurs ici autour.

DOM JUANJe te suis bien obligé, mon ami, et je te rends grâce de tout mon coeur.

LE PAUVRESi vous vouliez, Monsieur, me secourir de quelque aumône ?

DOM JUANAh ! ah ! ton avis est intéressé, à ce que je vois.

LE PAUVREJe suis un pauvre homme, Monsieur, retiré tout seul dans ce bois depuis dix ans, et je ne manquerai pas de prier le Ciel qu'il vous donne toute sorte de biens.

DOM JUANEh ! prie"le qu'il te donne un habit, sans te mettre en peine des affaires des autres.

SGANARELLEVous ne connaissez pas Monsieur, bonhomme ; il ne croit qu'en deux et deux sont quatre et en quatre et quatre sont huit.DOM JUANQuelle est ton occupation parmi ces arbres ?

LE PAUVREDe prier le Ciel tout le jour pour la prospérité des gens de bien qui me donnent quelque chose.

DOM JUANIl ne se peut donc pas que tu ne sois bien à ton aise?

LE PAUVREHélas ! Monsieur, je suis dans la plus grande nécessité du monde.

DOM JUANTu te moques : un homme qui prie le Ciel tout le jour ne peut pas manquer d'être bien dans ses affaires.

LE PAUVREJe vous assure, Monsieur, que le plus souvent je n'ai pas un morceau de pain à me mettre sous les dents.

DOM JUAN[Voilà qui est étrange, et tu es bien mal reconnu de tes soins. Ah ! ah ! ] je m'en vais te donner un louis d'or [tout à l'heure, pourvu que tu veuilles jurer.

LE PAUVREAh ! Monsieur, voudriez"vous que je commisse un tel péché ?

DOM JUANTu n'as qu'à voir si tu veux gagner un louis d'or ou non. En voici un que je te donne, si tu jures ; tiens, il faut jurer.

LE PAUVREMonsieur !

DOM JUANA moins de cela, tu ne l'auras pas.

SGANARELLEVa, va, jure un peu, il n'y a pas de mal.

DOM JUANPrends, le voilà ; prends, te dis"je, mais jure donc.LE PAUVRE !Non, Monsieur, j'aime mieux mourir de faim.

DOM JUANVa, va,] je te le donne pour l'amour de l'humanité. Mais que vois"je là ? un homme attaqué par trois autres ? La partie est trop inégale, et je ne dois pas souffrir cette lâcheté.

(Il court au lieu du combat.)

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Texte 17 Eloge de l’hypocrisie (Conversion d’un faux dévôt, Acte V, sc 2)

ELOGE DE L’HYPOCRISIE, UNE CONVERSION DE FAUX DEVOT

DOM JUAN

Il n'y a plus de honte maintenant à cela : l'hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices à la mode passent pour vertus. Le personnage d'homme de bien est le meilleur de tous les personnages qu'on puisse jouer aujourd'hui, et la profession d'hypocrite a de merveilleux avantages. C'est un art de qui l'imposture est toujours respectée ; et quoiqu'on la découvre, on n'ose rien dire contre elle. Tous les autres vices des hommes sont exposés à la censure, et chacun a la liberté de les attaquer hautement ; mais l'hypocrisie est un vice privilégié, qui, de sa main, ferme la bouche à tout le monde, et jouit en repos d'une impunité souveraine. On lie, à force de grimaces ; une société étroite avec tous les gens du parti. Qui en choque un, se les jette tous sur les bras ; et ceux que l'on sait même agir de bonne foi là"dessus, et que chacun connoît pour être véritablement touchés ; ceux"là, dis"je, sont toujours les dupes des autres ; ils donnent hautement dans le panneau des grimaciers et appuient aveuglément les singes de leurs actions. Combien crois"tu que j'en connoisse qui, par ce stratagème, ont rhabillé adroitement les désordres de leur jeunesse, qui se sont fait un bouclier du manteau de la religion, et, sous cet habit respecté, ont la permission d'être les plus méchants hommes du monde ? On a beau savoir leurs intrigues et les connoître pour ce qu'ils sont, ils ne laissent pas pour cela d'être en crédit parmi les gens ; et quelque baissement de tête, un soupir mortifié, et deux roulements d'yeux rajustent dans le monde tout ce qu'ils peuvent faire. C'est sous cet abri favorable que je veux me sauver, et mettre en sûreté mes affaires. Je ne quitterai point mes douces habitudes ; mais j'aurai soin de me cacher et me divertirai à petit bruit. Que si je viens à être découvert, je verrai, sans me remuer, prendre mes intérêts à toute la cabale, et je serai défendu par elle envers et contre tous. Enfin c'est là le vrai moyen de faire impunément tout ce que je voudrai. Je m'érigerai en censeur des actions d'autrui, jugerai mal de tout le monde, et n'aurai bonne opinion que de moi. Dès qu'une fois on m'aura choqué tant soit peu, je ne pardonnerai jamais et garderai tout doucement une haine irréconciliable. Je ferai le vengeur des intérêts du Ciel, et, sous ce prétexte commode, je pousserai mes ennemis, je les accuserai d'impiété, et saurai déchaîner contre eux des zélés indiscrets, qui, sans connoissance de cause, crieront en public contre eux, qui les accableront d'injures, et les damneront hautement de leur autorité privée. C'est ainsi qu'il faut profiter des foiblesses des hommes, et qu'un sage esprit s'accommode aux vices de son siècle.

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Documents complémentaires Dom Juan

Baudelaire Don Juan aux enfers

Quand Don Juan descendit vers l'onde souterraineEt lorsqu'il eut donné son obole à Charon,Un sombre mendiant, l'oeil fier comme Antisthène,D'un bras vengeur et fort saisit chaque aviron.

Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes,Des femmes se tordaient sous le noir firmament,Et, comme un grand troupeau de victimes offertes,Derrière lui traînaient un long mugissement.

Sganarelle en riant lui réclamait ses gages,Tandis que Don Luis avec un doigt tremblantMontrait à tous les morts errant sur les rivagesLe fils audacieux qui railla son front blanc.

Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire,Près de l'époux perfide et qui fut son amant,Semblait lui réclamer un suprême sourireOù brillât la douceur de son premier serment.

Tout droit dans son armure, un grand homme de pierreSe tenait à la barre et coupait le flot noir,Mais le calme héros, courbé sur sa rapière,Regardait le sillage et ne daignait rien voir.

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Mozart, Don Giovanni, L’air du Catalogue

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Hoffmann, Don Juan, un révolté

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OBJET D'ETUDE N°4 : ECRITURE POÉTIQUE ET QUÊTE DE SENS DU MOYEN-ÂGE À NOS JOURS

PÉRIODE VI LA MORT DANS LA POÉSIE DU MOYEN-ÂGE AU XXÈME SIÈCLE

Texte 18 François Villon, La Ballade des pendus

Ballade des pendus

Frères humains, qui après nous vivez, N'ayez les coeurs contre nous endurcis, Car, si pitié de nous pauvres avez, Dieu en aura plus tôt de vous merci1. Vous nous voyez ci attachés cinq, six: Quant de la chair, que trop avons nourrie, Elle est pieça2 devorée et pourrie,Et nous, les os, devenons cendre et poudre. De notre mal personne ne s'en rie, Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre3!

Si vous clamons4 frères, pas n'en devez Avoir dédain, quoique fûmes occis5

Par justice. Toutefois, vous savez Que tous les hommes n'ont pas bon sens assis6; Excusez-nous, puisque sommes transis7, Envers le Fils de la Vierge Marie,Que sa grâce ne soit pour nous tarie, Nous préservant de l'infernale foudre. Nous sommes morts, âme ne nous harie8; Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre!

La pluie nous a débués9 et lavés, Et le soleil desséchés et noircis; Pies, corbeaux, nous ont les yeux cavés10, Et arrachés la barbe et les sourcils. Jamais, nul temps, nous ne sommes rassis11; Puis çà, puis là, comme le vent varie, A son plaisir sans cesser nous charrie12, Plus becquetés d'oiseaux que dés à coudre. Ne soyez donc de notre confrérie, Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre!

Prince JESUS, qui sur tous a maîtrie13, Garde qu'Enfer n'ait de nous seigneurie: A lui n'ayons que faire ni que soudre14. Hommes, ici n'usez de moquerieMais priez Dieu que tous nous veuille absoudre!

1 merci : pitié 2 pieça : depuis longtemps 3 absoudre : pardonner. 4 clamons : appelons 5 occis : tués 6 tous les hommes ne sont pas sages 7

transis : morts, décédés 8 ne nous harie : que personne ne nous tourmente9 débués : trempés 10 cavés : creusés, crevés 11 rassis : tranquilles 12 charrie : nous heurte, nous ballote 13 maîtrie : pouvoir 14 soudre : n’ayons rien à faire ou à régler avec lui.

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Texte 19 Baudelaire Une Charogne

Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme,Ce beau matin d'été si doux :Au détour d'un sentier une charogne infâmeSur un lit semé de cailloux,

Les jambes en l'air, comme une femme lubrique,Brûlante et suant les poisons,Ouvrait d'une façon nonchalante et cyniqueSon ventre plein d'exhalaisons.

Le soleil rayonnait sur cette pourriture,Comme afin de la cuire à point,Et de rendre au centuple à la grande NatureTout ce qu'ensemble elle avait joint ;

Et le ciel regardait la carcasse superbeComme une fleur s'épanouir.La puanteur était si forte, que sur l'herbeVous crûtes vous évanouir.

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,D'où sortaient de noirs bataillonsDe larves, qui coulaient comme un épais liquideLe long de ces vivants haillons.

Tout cela descendait, montait comme une vague,Ou s'élançait en pétillant ;On eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague,Vivait en se multipliant.

Et ce monde rendait une étrange musique,Comme l'eau courante et le vent,Ou le grain qu'un vanneur d'un mouvement rythmiqueAgite et tourne dans son van.

Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve,Une ébauche lente à venir,Sur la toile oubliée, et que l'artiste achèveSeulement par le souvenir.

Derrière les rochers une chienne inquièteNous regardait d'un oeil fâché,Epiant le moment de reprendre au squeletteLe morceau qu'elle avait lâché.

- Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,A cette horrible infection,Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,Vous, mon ange et ma passion !

Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,Après les derniers sacrements,Quand vous irez, sous l'herbe et les floraisons grasses,Moisir parmi les ossements.

Alors, ô ma beauté ! dites à la vermineQui vous mangera de baisers,Que j'ai gardé la forme et l'essence divineDe mes amours décomposés !

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Texte 20 Apollinaire, Si je mourais là-bas… Poèmes à Lou

Si je mourais là-bas...

Si je mourais là-bas sur le front de l'arméeTu pleurerais un jour ô Lou ma bien-aimée

Et puis mon souvenir s'éteindrait comme meurtUn obus éclatant sur le front de l'armée

Un bel obus semblable aux mimosas en fleur

Et puis ce souvenir éclaté dans l'espaceCouvrirait de mon sang le monde tout entierLa mer les monts les vals et l'étoile qui passe

Les soleils merveilleux mûrissant dans l'espaceComme font les fruits d'or autour de Baratier

Souvenir oublié vivant dans toutes chosesJe rougirais le bout de tes jolis seins roses

Je rougirais ta bouche et tes cheveux sanglantsTu ne vieillirais point toutes ces belles choses

Rajeuniraient toujours pour leurs destins galants

Le fatal giclement de mon sang sur le mondeDonnerait au soleil plus de vive clarté

Aux fleurs plus de couleur plus de vitesse à l'ondeUn amour inouï descendrait sur le monde

L'amant serait plus fort dans ton corps écarté

Lou si je meurs là-bas souvenir qu'on oublie- Souviens-t'en quelquefois aux instants de folieDe jeunesse et d'amour et d'éclatante ardeur -Mon sang c'est la fontaine ardente du bonheur

Et sois la plus heureuse étant la plus jolie

Ô mon unique amour et ma grande folie

30 janv. 1915, Nîmes.

La nuit descend

On y pressent

Un long, un long destin de sang

Guillaume Apollinaire - Poèmes à Lou

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Documents complémentaires

Pierre de Ronsard DERNIERS VERSPierre de Ronsard

Je n’ai plus que les os, un squelette je semble, Décharné, dénervé, démusclé, dépulpé, Que le trait de la Mort sans pardon a frappé; Je n’ose voir mes bras que de peur je ne tremble.

Apollon et son fils, deux grands maîtres ensemble, Ne sauraient me guérir; leur métier m’a trompé. Adieu, plaisant Soleil ! mon œil est étoupé, Mon corps s’en va descendre où tout se désassemble.

Quel ami me voyant en ce point dépouillé Ne remporte au logis un œil triste et mouillé, Me consolant au lit et me baisant la face

En essuyant mes yeux par la Mort endormis ? Adieu, chers compagnons, adieu, mes chers amis ! Je m’en vais le premier vous préparer la place.

SONNETS POUR HÉLÈNE, XLIII

Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle, Assise auprès du feu, dévidant et filant, Direz, chantant mes vers, en vous émerveillant: « Ronsard me célébrait du temps que j’étais belle ! »

Lors, vous n’aurez servante oyant telle nouvelle, Déjà sous le labeur à demi sommeillant, Qui au bruit de Ronsard ne s’aille réveillant, Bénissant votre nom de louange immortelle.

Je serai sous la terre et, fantôme sans os, Par les ombres myrteux je prendrai mon repos: Vous serez au foyer une vieille accroupie,

Regrettant mon amour et votre fier dédain. Vivez, si m’en croyez, n’attendez à demain: Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie.

Verlaine, Poèmes saturniens

EFFET DE NUIT

La nuit. La pluie. Un ciel blafard que déchiquetteDe flèches et de tours à jour la silhouetteD'un ville gothique éteinte au lointain gris.La plaine. Un gibet plein de pendus rabougrisSecoués par le bec avide des corneillesEt dansant dans l'air noir des gigues non pareilles,Tandis que leurs pieds sont la pâture des loups.Quelques buissons d'épine épars, et quelques houxDressant l'horreur de leur feuillage à droite, à gauche,Sur le fuligineux fouillis d'un fond d'ébauche.Et puis, autour de trois livides prisonniers .Qui vont pieds nus, un gros de hauts pertuisaniersEn marche, et leurs fers droits, comme des fers de herse,Luisent à contresens des lances de l'averse.

Verlaine, Poèmes saturniens, «Eaux Forte», VIII

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Rimbaud, BAL DES PENDUS, Recueil de Douai

! Au gibet noir, manchot aimable, Dansent, dansent les paladins, Les maigres paladins du diable, Les squelettes de Saladins.!Messire Belzébuth tire par la cravateSes petits pantins noirs grimaçant sur le ciel,Et, leur claquant au front un revers de savate,Les fait danser, danser aux sons d’un vieux Noël!!Et les pantins choqués enlacent leurs bras grêles:Comme des orgues noirs, les poitrines à jourQue serraient autrefois les gentes demoiselles,Se heurtent longuement dans un hideux amour.!Hurrah! Les gais danseurs, qui n’avez plus de panse!On peut cabrioler, les tréteaux sont si longs!Hop! qu’on ne sache plus si c’est bataille ou danse!Belzébuth enragé racle ses violons!!O durs talons, jamais on n’use sa sandale!Presque tous ont quitté la chemise de peau;Le reste est peu gênant et se voit sans scandale.Sur les crânes, la neige applique un blanc chapeau:!Le corbeau fait panache à ces têtes fêlées,Un morceau de chair tremble à leur maigre menton:On dirait, tournoyant dans les sombres mêlées,Des preux, raides, heurtant armures de carton.!Hurrah! La bise siffle au grand bal des squelettes!Le gibet noir mugit comme un orgue de fer!Les loups vont répondant des forêts violettes:A l’horizon le ciel est d’un rouge d’enfer…!Holà, secouez-moi ces capitans funèbresQui défilent, sournois, de leurs gros doigts cassésUn chapelet d’amour sur leurs pâles vertèbres:Ce n’est pas un moustier ici, les trépassés!!Oh! voilà qu’au milieu de la danse macabreBondit dans le ciel rouge un grand squelette fou Emporté par l’élan, comme un cheval se cabre:Et, se sentant encore la corde raide au cou,!Crispe des petits doigts sur son fémur qui craqueAvec des cris pareils à des ricanements,Et, comme un baladin rentre dans la barque,Rebondit dans le bal au chant des ossements.! Au gibet noir, manchot aimable, Dansent, dansent les paladins, Les maigres paladins du diable, Les squelettes de Saladins.

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La Fontaine, La Mort et le Mourant

La Mort ne surprend point le sage ;Il est toujours prêt à partir,S'étant su lui-même avertirDu temps où l'on se doit résoudre à ce passage.Ce temps, hélas ! embrasse tous les temps :Qu'on le partage en jours, en heures, en moments,Il n'en est point qu'il ne comprenneDans le fatal tribut ; tous sont de son domaine ;Et le premier instant où les enfants des roisOuvrent les yeux à la lumière,Est celui qui vient quelquefoisFermer pour toujours leur paupière.Défendez-vous par la grandeur,Alléguez la beauté, la vertu, la jeunesse,La mort ravit tout sans pudeurUn jour le monde entier accroîtra sa richesse.Il n'est rien de moins ignoré,Et puisqu'il faut que je le die,Rien où l'on soit moins préparé.Un mourant qui comptait plus de cent ans de vie,Se plaignait à la Mort que précipitammentElle le contraignait de partir tout à l'heure,Sans qu'il eût fait son testament,Sans l'avertir au moins. Est-il juste qu'on meureAu pied levé ? dit-il : attendez quelque peu.Ma femme ne veut pas que je parte sans elle ;Il me reste à pourvoir un arrière-neveu ;Souffrez qu'à mon logis j'ajoute encore une aile.Que vous êtes pressante, ô Déesse cruelle !- Vieillard, lui dit la mort, je ne t'ai point surpris ;Tu te plains sans raison de mon impatience.Eh n'as-tu pas cent ans ? trouve-moi dans ParisDeux mortels aussi vieux, trouve-m'en dix en France.Je devais, ce dis-tu, te donner quelque avisQui te disposât à la chose :J'aurais trouvé ton testament tout fait,Ton petit-fils pourvu, ton bâtiment parfait ;Ne te donna-t-on pas des avis quand la causeDu marcher et du mouvement,Quand les esprits, le sentiment,Quand tout faillit en toi ? Plus de goût, plus d'ouïe :Toute chose pour toi semble être évanouie :Pour toi l'astre du jour prend des soins superflus :Tu regrettes des biens qui ne te touchent plusJe t'ai fait voir tes camarades,Ou morts, ou mourants, ou malades.Qu'est-ce que tout cela, qu'un avertissement ?Allons, vieillard, et sans réplique.Il n'importe à la républiqueQue tu fasses ton testament.La mort avait raison. Je voudrais qu'à cet âgeOn sortît de la vie ainsi que d'un banquet,Remerciant son hôte, et qu'on fit son paquet ;Car de combien peut-on retarder le voyage ?Tu murmures, vieillard ; vois ces jeunes mourir,Vois-les marcher, vois-les courirA des morts, il est vrai, glorieuses et belles,Mais sûres cependant, et quelquefois cruelles.J'ai beau te le crier ; mon zèle est indiscret :Le plus semblable aux morts meurt le plus à regret.La Fontaine, Fables VIII, 1

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Histoire des Arts

Jerôme Bosch, Le Jugement dernier, 1504

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Victor Hugo, Le pendu, 1850

Victor Hugo dessine dans les années 1850 Le pendu.

Son œuvre met en évidence le gibet, qui ici a une fonction symbolique. Les couleurs sombres qui sont utilisées, le noir et le gris dominent dans cette image. Le contraste avec le corp s blanc du p endu montre une volonté de l’humilier. Sa rep résentation est assez violente, on p eut ap ercevoir les côtes du mort, ses mains sont liées et son visage est flouté, comme le reste de l’image. Donc le p endu n’est p as identifiable. Le fait que le p endu et son gibet soient mis en avant dans cette illustration donne une imp ression d’abandon.

L’auteur exp rime son dégout p our l’esclavage, p our le massacre des êtres vivants de p ar ses illustrations et ses écrits. Ces textes soulignent l’atrocité des bourreaux, la souffrance et la p eur du p eup le.

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