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1er Bachelier DROIT Cours de PHILOSOPHIE Titulaire : Prof. Sophie KLIMIS 2me quadrimestre 2011

COURS DE PHILOSOPHIELA PHILOSOPHIE, ENTRE DSIR DE MTAPHYSIQUE ET VOLONT DE FAIRE SCIENCE MODULE 4 Textes philosophiques et commentaires de rfrence

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EN GUISE DE PRLUDES MTHODIQUES1. Un mythe platonicien pour sinterroger sur le statut des notes crites : Socrate : Eh bien ! j'ai entendu dire que, du ct de Naucratis en gypte, le dieu Thoth celui dont l'emblme sacr est un oiseau que les Egyptiens appellent, tu le sais, l'ibis , dcouvrit le premier le nombre, le calcul, la gomtrie et l'astronomie, et encore le jeu de trictrac et les ds, et enfin et surtout l'criture. Or, en ce temps-l, rgnait sur l'gypte entire Thamous, qui rsidait dans cette grande cit du haut pays, que les Grecs appellent Thbes d'gypte. [...] Thoth, tant venu trouver Thamous, lui fit une dmonstration de ses dcouvertes techniques et lui dit qu'il fallait les communiquer aux autres gyptiens. Mais Thamous lui demanda quelle pouvait tre l'utilit de chacune de ces techniques. Quand ce fut le tour de l'criture : Voici, roi, dit Thoth, celle de mes inventions qui fournira aux gyptiens plus de savoir, plus de science et plus de mmoire ; avec lcriture, jai trouv le remde de la science et de la mmoire ! Mais Thamous rpliqua : Thoth, toi le plus gnial des inventeurs celui qui est capable dinventer une technique et celui qui est capable juger de son utilit ou de sa nocivit pour ceux qui devront sen servir, ne peuvent pas tre une seule et mme personne ! Car voil maintenant que toi, qui est le pre de l'criture, tu lui attribues, par complaisance, un pouvoir qui est le contraire de celui qu'elle possde. En effet, cette technique produira l'oubli dans l'me de ceux qui l'auront apprise, parce qu'ils cesseront d'exercer leur mmoire : mettant, en effet, leur confiance dans l'crit, c'est du dehors, grce des empreintes trangres, et non du dedans, grce eux-mmes, qu'ils feront acte de remmoration ; ce n'est donc pas de la mmoire, mais de la remmoration, que tu as trouv le remde. Quant la science, c'en est le simulacre que tu procures tes disciples, non la ralit. Lors donc que, grce toi, ils auront entendu parler de beaucoup de choses, sans avoir reu d'enseignement, ils sembleront avoir beaucoup de science, alors que, dans la plupart des cas, ils n'auront aucune science ; de plus, ils seront insupportables frquenter, parce qu'ils seront devenus des semblants de savants, au lieu d'tre des savants vritables. PLATON, Phdre, 274b-275b. 2. Un mot desprit nietzschen pour rflchir au temps long ncessaire la lecture des textes philosophiques : Pour lever la lecture la hauteur dun art, il faut possder avant tout une facult quon a prcisment le mieux oublie aujourdhui et cest pourquoi il scoulera encore du temps avant que mes crits soient lisibles , dune facult qui exigerait presque que lon ait la nature dune vache et non point, en tous les cas, celle dun homme moderne : jentends la facult de ruminer. Friedrich NIETZSCHE, Prface la Gnalogie de la morale.

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MODE DEMPLOI Ceci nest pas un syllabus , pourrait-on dire en parodiant MagritteMais lensemble des textes philosophiques qui ont servi de base la constitution de ce cours de philosophie, accompagns de textes de commentateurs et de quelques notes de synthse pour vous aider dans votre tude. Les textes philosophiques constituent donc le coeur de ce cours, et nen sont absolument pas de simples illustrations. En effet, lors de lexamen, vous serez valus sur votre comprhension (capacit de restituer le dveloppement dun raisonnement suivant toutes ses tapes) et sur votre interprtation (capacit de construire un positionnement critique, capacit de mettre en perspective ces textes en les comparant, etc.) de ces textes philosophiques. Les textes des commentateurs font donc aussi partie de la matire du cours, puisquils sont censs vous fournir des claircissements au sujet de ces textes philosophiques. Il est toutefois vident quil ne sagit pas pour vous dapprendre dans le dtail les articles de J.M. Beyssade ou de D. Deprins par exemple, mais de pouvoir reconstituer les grandes lignes de leur argumentation et de leur interprtation. Dans la bibliographie qui fait suite chaque chapitre, la mention pour aller plus loin vous indique une bibliographie slective de textes consulter pour approfondir votre tude ou pour vous aider clarifier certains aspects du cours, mais leur lecture et leur tude ne sont pas obligatoires. Cet ensemble de textes na de sens quen complment de vos notes personnelles. Si Platon a raison de dire que lcriture nest quun moyen de remmoration , alors rien ne pourra remplacer le travail actif de mmoire vivante que sont votre participation au cours (et ventuellement aux monitorats) tout au long de lanne, ainsi que votre prise de notes personnelles. Ceci est valable pour tous les cours : prendre des notes, ce nest pas se transformer en enregistreur passif pour dcouvrir lors du blocus ce dont parlent les lettres mortes comme crites par quelquun dautre thsaurises dans vos classeurs. Bien au contraire, semaine aprs semaine, la premire anne luniversit est loccasion dun apprentissage de ce travail de synthse et de comprhension en situation quest une vritable prise de notes, ncessairement prolonge par vos lectures tales sur plusieurs mois et pas concentres en quelques jours Trois avertissements supplmentaires concernant lexamen crit : 1. Comparer nest pas identifier/assimiler (cest--dire rechercher ce qui serait identique entre deux positions philosophiques), mais au contraire, le plus souvent, mettre en vidence des diffrences ou des analogies. 2. Construire un positionnement critique ne revient pas donner votre avis personnel sur ces textes, ni porter un jugement de valeur leur sujet. Il sagit toujours de construire une critique partir darguments. 3. Si loccasion sen prsente, vous tes encourags mettre ces textes en perspective par rapport la situation contemporaine (politique, etc.). MAIS il faut toujours partir dune interprtation fine de la position philosophique tudie, avant de vous risquer construire de telles comparaisons. Sinon, le danger serait de tomber dans une soupe conceptuelle , o tout est dans tout, et o, finalement, la position philosophique tudie au cours vous sert simplement de prtexte pour exprimer vos opinions.

Bon travail et bonne rumination !3

TABLE DES MATIERES

THMATIQUE GNRALE CHAPITRE I : ARISTOTEI.1. Les mathmatiques ne sont pas un paradigme du savoir en gnral, mais une branche spcialise du savoir, cest--dire une science particulire I.2. Linvention aristotlicienne de la logique (discours apophantique) I.2.1. La thorie gnrale du langage dAristote I.2.2. La spcificit du discours apophantique I.2.2.1. La proposition logique ou jugement prdicatif A. La proposition logique est un jugement prdicatif : S est P B. Quest-ce qui peut tre en position de sujet dans une proposition logique ? C. Quest-ce qui peut tre en position de prdicat dans une proposition logique ? D. Extension et comprhension E. Types de propositions logiques F. Modalits de la proposition logique I.2.2.2. Linfrence I.2.2.3. Le syllogisme A. Dfinitions gnrales du syllogisme B. Distinction entre validit et vrit C. Figures et modes du syllogisme D. Le syllogisme scientifique (la dmonstration) E. Le syllogisme dialectique F. Le syllogisme rhtorique (enthymme) I.3. Le statut du divin dans la philosophie dAristote I.3.1. Le divin, perfection dans la premire catgorie de ltance (ousia) I.3.2. Le divin comme acte pur I.3.3. Le divin comme pense de la pense I.3.4. Le divin comme premier moteur immobile I. 4. Repres bibliographiques I.5. Photocopies des textes dAristote I.6. Photocopies des commentaires de rfrence (L. Couloubaritsis et G. Hottois)

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CHAPITRE II. REN DESCARTESII.1. La dmonstration mathmatique, modle de toute connaissance certaines II.1.1. La rforme interne des mathmatiques par Descartes : linvention de la gomtrie algbrique II.1.2. Les mathmatiques ne sont quun cas particulier de la mathmatique universelle II.1.3. Les Rgles pour la direction de lesprit II.1.3.1. La supriorit des mathmatiques tient la puret et la simplicit de leur objet II.1.3.2. La supriorit et le caractre paradigmatique des mathmatiques tiennent la rigueur de leur mthode A. Dfinition de lintuition B. Dfinition de la dduction II.2. Transposition de la mthode mathmatique en mtaphysique : la dmonstration de limmortalit de lme II.3. La preuve de lexistence de Dieu II.3.1 La preuve ontologique : Descartes conclut de lIde de Dieu son existence II.3.2. Dveloppement de la preuve ontologique : preuve de lexistence de Dieu, comme tre parfait, partir de lIde de perfection en moi II.3.3. Dieu est la cl de vote qui fonde la possibilit de la science II.4. Dmonstration ou incomprhensibilit de lexistence de Dieu ? II.4.1. Exprience existentielle de Dieu et preuve pour convaincre les athes selon Ferdinand Alqui II.4.2. Incomprhensibilit de Dieu en soi et perfections de Dieu pour moi selon Jean-Marie Beyssade II.5. Repres bibliographiques II.6. Photocopies des textes de Descartes II.7. Photocopies du commentaire de rfrence (J.M. Beyssade)

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CHAPITRE III. BLAISE PASCAL III. 1. Elments biographiques III.1.1. Les premires recherches de Pascal sont scientifiques III.1.2. Un tournant important : la nuit du mmorial III.1.3. Pascal apologiste et inventeur du calcul des probabilits III.1.4. Le jansnisme III.2. De la dmonstration de lexistence du vide physique au constat mtaphysique du vide intrieur lhomme III.2.1. Lexprimentation physique II.2.2. Prface au Trait du Vide III.2.3. Le vide intrieur lhomme suite au pch originel, et sa prise de conscience dans lennui III.3. De linfini en gomtrie linfinit de Dieu III.3.1. Les deux infinis de grandeur et de petitesse, vrits indmontrables au fondement de la gomtrie III.3.1.1. Prsentation gnrale du trait De lEsprit gomtrique III.3.1.2. Mouvement, nombre, temps et espace ne peuvent pas tre dfinis, mais ils ont ont commun les deux proprits de linfinit de grandeur et de linfinit de petitesse III.3.2. Du nombre (milieu entre les deux infinis de grandeur et de petitesse) lhomme (milieu entre le nant et linfini de Dieu) III.4. De la rgle des partis au pari sur lexistence de Dieu III.4.1. Contre-point statistique : le pari de Pascal traduit dans les termes de la thorie contemporaine de la dcision et des jeux III.4.1.1. Le pari existentiel ou la dominance III.4.1.2. Le pari mathmatique ou lesprance III.4.1.3. Lesprance mathmatique III.4.2. Le cur, au-del de la raison : lattestation de la conversion, seule preuve rellement efficace de lexistence de Dieu ? III. 5. Repres bibliographiques III. 6. Photocopies des textes de Blaise Pascal III.7. Photocopies des commentaires de rfrence (D. Anzieu et D. Deprins)

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CHAPITRE IV. EMMANUEL KANTIV.1. Elments biographiques (1724-1804) IV.2. Bref aperu des uvres IV.3. Premire approche thorique de la mtaphysique IV.3.1. La mtaphysique nest pas une science rserve aux seuls savants, mais une disposition naturelle en tout homme IV.3.2. Dogmatisme, scepticisme, criticisme : les trois stades de lhistoire de la mtaphysique IV.3.2.1. Le dogmatisme IV.3.2.2. Le scepticisme IV.3.2.3. Le criticisme IV.3.3. La rvolution copernicienne IV.3.4. Comment des jugements synthtiques a priori sont-ils possibles ? IV.3.5. La thorie de la connaissance kantienne daprs la Critique de la Raison Pure IV.3.5.1. Lesthtique transcendantale IV.3.5.2. Lanalytique transcendantale IV.3.5.3. Le schmatisme transcendantal de limagination IV.3.5.4. La dialectique transcendantale IV.4. Le tournant moral de la mtaphysique IV.4.1. Les trois dispositions originaires de la nature humaine IV.4.1.1. La disposition lanimalit IV.4.1.2. La disposition lhumanit IV.4.1.3. La disposition la personnalit IV.4.2. La loi morale IV.4.2.1. Dfinition de la loi morale IV.4.2.2. La loi morale rvle la libert IV.4.2.3. La totale soumission la loi morale, une libert paradoxale ? IV.4.3. La philosophie morale pure IV.4.3.1. Premire section : passage de la connaissance rationnelle commune de la moralit la connaissance philosophique A. Ce que tout homme juge bon, cest la volont bonne B. Une action bonne est une action accomplie par devoir C. Premire proposition : une action na de valeur morale que si elle est accomplie par devoir et non seulement conformment au devoir D. Seconde proposition : une action accomplie par devoir tire sa valeur morale non pas du but qui doit tre atteint par elle, mais de la maxime daprs laquelle elle est dcide. E. Troisime proposition : le devoir est la ncessit daccomplir une action par respect pour la loi F. Exemple : le mensonge IV.4.3.2. Deuxime section. Passage de la philosophie morale populaire la mtaphysique des murs.

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A. Impossibilit dun savoir certain sur lacte moral B. Soumission des tres naturels aux lois physiques / Obissance des tres rationnels la reprsentation de la loi morale (volont) C. Les impratifs ou commandements de la raison IV.4.4. Retour lusage pratique des trois Ides de la raison IV.4.4.1. Limmortalit de lme A. La ncessaire perfection morale nest possible que comme progrs linfini B. Le progrs linfini nest possible que si lme est immortelle IV.4.4.2. La libert IV.4.4.3. Lexistence de Dieu IV.5. Contre-point : Hannah Arendt, les devoirs dun citoyen respectueux de la loi , in Eichmann Jrusalem IV.6. Repres bibliographiques

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THMATIQUE GNRALELe but de ce cours gnral dintroduction la philosophie est de vous initier la spcificit du questionnement philosophique et de ses modes de pense, ainsi quaux interactions qui lient depuis toujours la philosophie aux autres domaines du savoir et de laction. Lors du premier quadrimestre, nous avons tout dabord cherch comprendre ce quest la philosophie en tudiant comment trois philosophes majeurs de la tradition, Aristote, Descartes et Heidegger, dcrivaient le point de dpart de la philosophie. Dun point de vue quon pourrait qualifier dexistentiel, la question sous-jacente notre recherche tait : quest-ce qui fait quon transforme notre rapport habituel au monde et quon commence philosopher ? Ensuite, nous avons r-examin cette question en changeant de perspective et en lenvisageant cette fois dun point de vue historique. Nous nous sommes ainsi intresss lorigine de la philosophie. Nous avons analys pourquoi on peut considrer la philosophie, telle que nous lentendons aujourdhui, comme une activit qui a t invente en Grce ancienne. Aprs avoir constat que les formes potiques de pense et de savoir sur lhumain, le monde et les dieux 1 taient sous-tendues par une interrogation fondamentalement politique 2, nous avons plus prcisment tudi la reprise (le plus souvent sous forme dopposition la tradition potique) de ce questionnement politique par les philosophes grecs, ainsi que la manire dont ils lont articul la formulation de la question de ltre (ontologie). Enfin, dans un troisime temps, nous avons approfondi le lien entre philosophie et politique en tudiant de manire plus prcise les philosophies politiques respectivement dveloppes par Platon, Aristote, Hobbes et Rousseau. Au cours de ce second quadrimestre, ce seront les rapports entre la philosophie et la science qui vont nous intresser. Philosophie et science sont deux disciplines bien distinctes, et ce, depuis lAntiquit. Pourtant, elles entretiennent depuis toujours des rapports troits et ambigus. Que nul nentre ici sil nest gomtre : telle tait linscription que Platon aurait fait graver sur le fronton de son cole, lAcadmie. Nous avons dj vu que ltude des sciences (et tout particulirement les mathmatiques, la gomtrie et lastronomie), tait considre dans le dialogue de la Rpublique comme une tape ncessaire dans lducation des gardiens appels devenir des magistrats philosophes, en vue de les prparer ltude de la science suprme : la dialectique, ou science des Essences. Par ailleurs, Platon fut contemporain de la dcouverte des nombres irrationnels, dont lexistence, perue comme un scandale, bouleversa la pense grecque 3. Et cest en philosophe quil entreprit dans le Time de saffronter cette question, issue du champ scientifique. Examinons brivement de quoi il sagit, en guise dintroduction gnrale notre problmatique. Platon est plus prcisment contemporain de la constitution de cette partie spcifique de la gomtrie quon appelle la stromtrie (cest--dire la science qui traite de la mesure des volumes). Les mathmaticiens gomtres contemporains de Platon sont ainsi parvenus construire tous les polydres rguliers, et dmontrer quils sont au nombre de cinq. En effet, il existe un nombre infini de polygones rguliers (figures deux dimensions), mais il ny a que 5 polydres rguliers dans1 2

Dans lpope homrique, les pomes dHsiode et la tragdie, notamment. Le politique tant ici entendu au sens large dune recherche sur les conditions du bien vivre ensemble et dun monde commun (koinos kosmos) harmonieux, ce qui implique un questionnement sur le statut de la violence, de la dmesure (hubris), de la sagesse pratique (phronsis), ainsi que sur les manires de se constituer en communaut. 3 Rappelons que lexistence de ces nombres dcoule immdiatement du thorme de Pythagore, puisque le rapport de la diagonale dun carr, ou de lhypotnuse dun triangle rectangle, avec leurs deux cts respectifs nest pas rationnel. Par exemple, si le ct vaut 1, lhypotnuse vaut racine de 2, qui nest pas un nombre rationnel.

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lespace (volumes 3 dimensions) : 4, 6, 8, 12 et 20 faces. Dans le prolongement dun mode de pense hrit des Pythagoriciens, et qui est toujours dactualit de nos jours en physique fondamentale, Platon part de cette avance scientifique pour tenter dtablir un rapport entre physique et mathmatique. Plus prcisment, il tente dtablir des rapports ou des quivalences entre les lments de la matire (terre, eau, feu, air) et les polydres rguliers, quil considre comme les units lmentaires de ltant et du pensable. Dans le Time, Platon assigne donc chaque lment primordial un polydre rgulier (par ex., le feu est constitu de ttradres). Il tente alors de construire ces polydres partir de triangles (ce qui est plausible, puisque le triangle est la figure lmentaire dans un espace deux dimensions), et il dcouvre quil ne peut pas le faire selon des rapports rationnels. Cest--dire que, si lon se donne par exemple un triangle quilatral comme lment de fabrication de ces polydres, il ny a pas de rapport rationnel entre le ct de ce triangle et les cts, les faces, les volumes, etc. des polydres engendrs. Il y a donc une irrductibilit du substrat gomtrique (le triangle, qui sert ici de matriau de base) au rationnel, alors mme que lanalyse se situe sur un plan strictement rationnel (puisquon est dans le cadre dune analyse de gomtrie qui se situe sur le plan de la pense pure, sans rapport avec aucun lment empirique ) . De plus, il faut souligner que cette analyse est dveloppe dans le Time dans le cadre dun mythe cosmogonique, qui dcrit la cration du monde par une figure divine, que Platon appelle le Dmiurge. Cest donc ce Dmiurge qui, en contemplant ce que Platon appelle le Vivant ternel (un organisme constitu par les Ides ou Essences), travaille une matire informe qui lui est prdonne (que Platon nomme la khra) afin de crer le monde en lui imposant un certain ordre, une certaine forme, la ressemblance du Vivant Eternel (Time 48e-53b). Cette imposition de forme et dordre consiste prcisment organiser cette matire laide des figures gomtriques. Or, comme cette matire est dcrite comme rcalcitrante, rebelle sa mise en forme, Platon prcise que le Dmiurge cre un monde qui sera ordonn, rationnel et harmonieux autant que faire se peut (kata ton dunaton). Cest dire que le monde ne sera jamais compltement ordonn, quil y aura toujours quelque chose qui rsiste au rationnel et lordre absolu : dans le champ mathmatique, cest le nombre irrationnel. Et lon peut considrer que la matire (khra) est une entit invente par Platon dans son mythe pour parvenir rendre raison du fait que le rel contiendra toujours une dimension dopacit, irrductible la rationnalit 4. Dernier lment : la khra est un nom grec qui signifie la rgion , cest--dire le site pralable la fondation dune cit. Par ailleurs, dans le droulement du dialogue, ce mythe cosmogonique fait suite une question prcise, qui est de savoir quelles conditions sera ralisable dans la ralit la cit idale de la Rpublique (dialogue prsent comme ayant eu lieu la veille de celui relat dans le Time). Drle de rponse, constaterez-vous, que de raconter un mythe dcrivant la cration de lunivers dans les temps les plus reculs, pour expliquer comment la cit idale pourra tre fonde ! On se serait plutt attendu la description de la fondation dune nouvelle cit (une colonie) ou une srie de prescriptions pour rformer les cits existantes. Mais qui sait dcrypter son discours, Platon lance en ralit lavertissement suivant : la cit idale ne sera jamais ralisable comme telle, mais toujours autant que faire se peut , compte tenu de la dimension dirrationnalit irrductiblement prsente dans les cits existantes, car au cur de lhumain (les passions). Ainsi donc, Platon relie par des entrelacs de plus en plus complexes la philosophie et la science : de simple propdeutique la dialectique dans la Rpublique, la science, dans4

Cf. C. CASTORIADIS, Ce qui fait la Grce, I. DHomre Hraclite, Paris, Seuil, 2004, pp. 176-179, sur lequel je me base jusqu ce point de mon analyse.

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son actualit la plus brlante, devient pour Platon loccasion de dvelopper un questionnement gnral sur la prsence dlments rsistants la rationalit tous les niveaux du rel (depuis le champ mathmatique jusquau cur de lme humaine, en passant par lensemble de lunivers et les cits politiques). Un premier fil conducteur de notre tude consistera donc nous intresser la manire dont lactualit scientifique qui leur est contemporaine est rinvestie de signification par les philosophes 5. Ceci sera tout particulirement valable pour les philosophes de lge classique qui sont aussi des scientifiques, comme Descartes et Pascal. Nous tudierons comment ces penseurs sont parvenus dvelopper un mme questionnement sur les deux registres de la science et de la philosophie, comme par exemple la question du vide chez Pascal, qui dmontrera par lexprimentation physique lexistence du vide et de la pression atmosphrique, et sinterrogera en parallle sur le vide intrieur lhomme, suite au pch originel. Troisime manire possible de dcliner ce questionnement : nous verrons comment Aristote invente une nouvelle forme de discours, quon appelle aujourdhui la logique. Cette dernire a pour but de servir dinstrument la science : dune part, en rendant possible lnonciation de la vrit et de la fausset et donc de jugements vrais valeur universelle, qui sont les noncs constitutifs de toute science. Dautre part, en visant recenser de manire exhaustive les schmas sous-jacents lensemble des formes de raisonnements et dargumentations, aussi bien dans le domaine de la science, que dans celui de lopinion. Un second fil conducteur de notre tude consistera analyser les diffrents positionnements que les philosophes vont construire entre la philosophie et la science. En effet, on peut constater chez certains penseurs, dont Descartes est la figure emblmatique, que la science est rige en modle pour la philosophie. Plus prcisment, cest lordre logicodductif de la dmonstration mathmatique qui devient le modle de tout raisonnement pour Descartes, y compris dun raisonnement mtaphysique portant sur les questions de limmortalit de lme ou de lexistence de Dieu, qui doivent donc pouvoir faire lobjet de dmonstrations rigoureuses. Pascal, dune gnration plus jeune que Descartes, sopposera ce rle hgmonique de la science, en montrant les limites de la rationalit et en faisant prvaloir lordre du cur sur celui de la raison en ce qui concerne la croyance en lexistence de Dieu, mais aussi pour lapprhension des vrits qui constituent les principes au fondement de toute science. Pour dautres philosophes, comme Aristote et Kant (bien que de manires trs diffrentes !), la philosophie (la philosophie premire dAristote ou la philosophie critique de Kant) est en quelque sorte une mta-science , puisquelle a pour fonction de fonder les conditions de possibilit de toutes les autres sciences particulires. Un troisime fil conducteur consistera envisager le souci rcurrent des philosophes de faire de cette partie plus spcifique de la philosophie quon appelle la mtaphysique une science. Nous avons dj vu au cours du premier quadrimestre, que la mtaphysique dsigne dabord un trait dAristote (bien que lui-mme nutilise pas ce terme), qui a pour objet la science de ltre en tant qutre. Deux questions surgissent donc5

Les fils conducteurs ici thmatiss de manire spare sentre-mlent comme les voix dune fugue musicale dans le cadre de ltude de chaque philosophe. Cest que la dmarche philosophique est essentiellement synthtique (unifie), et ne se laisse analyser (dcomposer) que par souci de clart pdagogique. Je prcise aussi que je ne donne dans le cadre de cette introduction que quelques exemples sans prtendre lexhaustivit. Les fils conducteurs ici dnombrs ne sont dailleurs pas exhaustifs non plus. On pourrait leur ajouter, comme thmatiques rcurrentes travailles par les philosophes slectionns : les questions de la vrit, de la mthode, du lien entre mtaphysique, science et morale (donc entre thorie et action pratique), etc. A vous de suivre leur droulement tout au long du cours!

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demble : la mtaphysique sidentifie-t-elle lontologie ? Et quest-ce qui permet de dire delle quelle est une science ? (quest-ce qui fonde son universalit et son objectivit ?). Nous verrons en quoi ce nest pas le paradigme mathmatique quAristote rige en modle, mais quil pose la ncessit de dvelopper des critres de scientificit propres chaque domaine du savoir. Nous verrons aussi en quoi la mtaphysique a pour objet dtude les axiomes au fondement de toute dmonstration, mais plus gnralement encore, de tout discours rationnel. Nous verrons aussi que lune de ses branches (la thologie) prend pour objet dtude un tant particulier, qui est le Divin. Nous verrons ensuite en quoi la mtaphysique lge classique, se concentre sur deux objets principaux : limmortalit de lme et lexistence de Dieu. Nous verrons aussi en quoi toute lentreprise critique de Kant vise pouvoir fonder la mtaphysique comme science, dans le mme mouvement qu rendre possibles la libert humaine et laction morale dans le domaine pratique. Dans le module suivant, nous nous intresserons en miroir lune des entreprises de dconstruction de la mtaphysique et de la science les plus radicales de toute lhistoire de la philosophie, savoir celle de Nietzsche. Un quatrime fil conducteur sera celui du statut de la transcendance en lien avec le positionnement des philosophes par rapport la science. Par transcendance, jentends ici tout ce qui slve au-del des limites de lexprience possible et relve donc du domaine du supra-sensible. Nous verrons que ce quAristote nomme le Divin na rien avoir avec les dieux de la religion traditionnelle grecque, mais fonctionne diffrents niveaux comme un principe lui permettant de rendre pensable la totalit du rel. Nous relverons chez Descartes une tension entre une telle approche rationaliste de Dieu dont Descartes entreprend de dmontrer lexistence et fait la cl de vote de tout son systme, puisque cest lexistence de Dieu qui fonde la possibilit de notre accs la vrit et un trange aveu dincomprhensibilit . Nous verrons comment Pascal entreprend de convaincre lathe de croire en lexistence de Dieu, en recourant toute une stratgie argumentative base sur le pari, mais en faisant demble lconomie de la dmonstration. Pour Kant aussi, lexistence de Dieu sera considre comme fondamentalement indmontrable, en ce que cette question outrepasse le champ lgitime dapplication de la raison. Toutefois, lexistence de Dieu conserve pour Kant toute sa valeur titre dIde de la raison pratique, dhypothse ou encore didal rgulateur, permettant ltre humain dorienter son action vers la moralit et donc de se penser comme tant une volont libre. En anticipant sur le prochain module, nous verrons aussi en quoi Nietzsche amorce un nouveau changement de cap : nous tenterons dvaluer la porte de ce que ce philosophe appelle la mort de Dieu et ses rpercussions pour laction et la science, ainsi que pour les valeurs qui donnaient sens ces deux entreprises. Enfin, le fil dAriane qui runit les diffrents thmes abords dans le cadre de ce cours peut tre rsum dans la question suivante : quest-ce que lhomme ? Car telle est bien la question voire, lnigme vers laquelle tendent finalement toutes les autres (que pouvons-nous connatre ? Que devons-nous faire ? Que pouvons-nous croire et esprer ? Comment pouvons-nous vivre ensemble ?). Cette question sera le thme directeur du cinquime et dernier module de ce cours. Quil suffise ici dannoncer que, partis de la dfinition aristotlicienne de lhomme comme tant un animal politique possdant la raison et la parole , nous suivrons le fil dun trange voyage qui nous fera croiser ici lhomme miange mi-bte ou milieu entre le nant et linfini de Pascal. Dans le cinquime module, nous examinerons le vu nietzschen dun dpassement de lhumain dans le surhumain, et les rsonances ambigus, voire terrifiantes de ce souhait. Nous aborderons alors le renversement de la dfinition dAristote propos par Castoriadis, lorsquil dfinit lhomme comme tant un animal fou qui se caractrise par une imagination radicale et une dfonctionnalisation de la

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pulsion , jusqu ce que Michel Serres nous prsente sous la forme dun constat : la transformation radicale de lespce humaine (ce quil appelle lhominescence), lie la transformation de toutes nos conditions de vie, de par le dveloppement exponentiel des sciences et des techniques. Texte dappui : Dfinition du concept de mtaphysique dans Andr LALANDE, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, Quadrige, (1926), 1991, pp. 611-621.

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CHAPITRE I. ARISTOTEI.1. Les mathmatiques ne sont pas un paradigme du savoir en gnral, mais une branche spcialise du savoir, cest--dire une science particulire Selon Aristote, les mathmatiques ne peuvent pas constituer le tout de la philosophie ni du savoir, comme Aristote reproche aux platoniciens de vouloir le faire 6. Pourquoi ? Parce que le domaine des autres sciences (notamment celui de la physique) nest pas homogne celui des mathmatiques, et parce quil ny a pas de possibilit dtendre les mthodes de la mathmatique trs au-del de son propre domaine. Ainsi, il y a des degrs dexactitude selon Aristote, qui ne dnie par pour autant le statut de sciences aux disciplines moins exactes. Il y a donc des degrs de scientificit. Par exemple, Aristote indique quon ne doit pas sattendre autant dexactitude en physique (monde sublunaire) quen mathmatiques, car la matire y intervient comme un facteur dirrgularit. Les disciplines thoriques ne peuvent donc pas tre entirement mathmatises : Aristote refuse lhomognisation de toutes les branches du savoir philosophique sous les auspices de la manire mathmatique de dmontrer (Cf. Mtaphysique, A, 3, 995 a 15-20). Bien plus, Aristote tablit quenvisager la rigueur et la prcision dune science dans les seuls termes de la quantit (le plus et le moins) nest pas adquat : il est aussi absurde dattendre une dmonstration dun orateur, que de se contenter, sagissant des mathmatiques, de ce qui est persuasif . La finalit vise par lorateur, cest la persuasion. Or, la dmonstration scientifique, qui a pour caractristique de dduire une conclusion vraie partir de prmisses elles aussi vraies, nest pas forcment le type dargument le plus apte persuader une foule. On le sait : le vraisemblable, voire, parfois, le mensonge, peut tre plus persuasif que la vrit! En ce qui concerne plus prcisment ce quil appelle le domaine des choses humaines (ta anthrpina) par dfinition contingentes et changeantes et non pas ncessaires et immuables, comme par exemple les entits mathmatiques , Aristote parle bien dune science politique, mais il insiste sur la ncessit de forger une mthode adapte aux choses humaines. Il y a donc selon Aristote des formes diffrentes de scientificit, car chaque science doit adapter sa mthode et ses buts la spcificit de son objet. Dun point de vue aristotlicien, il est donc absurde de vouloir calquer les sciences humaines sur le modle des sciences dites dures (cf. Ethique Nicomaque, I, 1, 1094 b 12-27 ). Une approche mditer encore aujourdhui, o lon voit le retour en force dans les sciences humaines de mthodes et de critres dvaluation emprunts aux sciences dures

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Cf. Mtaphysique, A, 9, 992a31: Les mathmatiques sont devenues, pour les contemporains (nb: cest--dire pour les Platoniciens) la philosophie, bien quils prtendent quil ne faut les tudier quau bnfice du reste.

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I.2. Linvention aristotlicienne de la logique Ni le terme de logique , ni celui dorganon napparaissent dans loeuvre dAristote (cette terminologie date du classement ultrieur de ses crits). Aristote parle de discours apophantique 7, cest--dire dun mise en forme particulire du langage qui fait apparatre les tants tels quils sont, qui les manifestent dans leur vrit. La logique nest pas la science elle-mme, mais son organon, cest--dire son instrument. La logique est ce qui permet le dploiement du savoir, sa mise en forme et son explicitation partir de principes qui sont eux-mmes indmontrables et ne relvent pas dune justification logique. I.2.1. La thorie gnrale du langage dAristote (Cf. Couloubaritsis) Afin de comprendre la spcificit du discours apophantique, il faut pouvoir le resituer dans le cadre de la thorie gnrale du langage dveloppe par Aristote. Pour ce dernier, le langage est conventionnel : le rapport entre le mot et la chose (ltant) nest pas naturel, mais tabli par convention, ce qui explique la diversit des langues et donc le fait que des mots diffrents puissent dsigner une mme chose. Toutefois, entre les mots et les choses, Aristote situe un intermdiaire, qui est la pense : pour Aristote, les sons mis par la voix sont les symboles des tats de lme, tout comme les mots crits sont les symboles des mots mis par la voix (De lInterprtation, 16a4-6). Si la langue parle et lcriture diffrent entre les hommes, les tats de lme sont pour tous identiques, ainsi que les choses du monde qui les ont suscits. Or, ce ne sont pas les choses comme telles que lme accueille en elle, mais un aspect de ces choses, plus prcisment, la forme intelligible (eidos) qui spcifie chacune dentre elles. Par exemple, lorsquun enfant se trouve pour la premire fois confront une pomme dans la ralit empirique, ce nest bien entendu pas la pomme comme telle qui va venir prendre place dans son me, mais la forme intelligible de la pomme, qui permettra lenfant de reconnatre ce fruit lorsquil le verra nouveau, et de le distinguer dun autre. Lme est donc dabord le lieu qui a la capacit (dunamis) daccueillir tous les intelligibles, puis elle devient le lieu propre de ces intelligibles, une fois quils ont t acquis grce lexprience (il faut voir la neige, tre confront elle, pour que lintelligible neige sactualise dans lme). Ainsi, Aristote nous dit que lme est dune certaine faon tous les tants . Ce que les mots du langage dsignent, stricto sensu, ce sont donc les formes intelligibles prsentes dans lme, et par leur intermdiaire, les tants du monde. Ce sont donc ces formes intelligibles (eid), qui relient lme aux tants, puis, par lintermdiaire de lme, ce sont eux qui relient les mots du langage aux tants du monde. Cest la pense discursive qui doit unifier ou sparer les notions (qui sont les expressions langagires qui permettent de rendre dicibles les formes intelligibles, les eid), en vue de former des noncs vrais ou faux. Ainsi, Aristote affirme que la vrit ou lerreur nest pas dans les tants, mais dans la pense discursive propos de ces tants (Cf. Mtaphysique, E, 4, 1027b19-1028a1). Si les mmes tants sont exprims de manires diffrentes dans les diverses langues, la science est possible, malgr cet arbitraire de la langue, grce linvention dun langage technique qui parviendra faire apparatre la vrit ou lerreur partir de ces tats de lme, que la pense discursive manifeste en nous. Avant de dfinir plus prcisment ce langage technique, instrument de la science, quest le discours apophantique, il nous reste prciser que, pour Aristote, le langage (lexis) constitue un matriau pouvant tre organis de diffrentes manires, en fonction de diffrentes finalits. A partir de ce matriau langagier commun, il est donc possible de crer diffrents types de discours. Par exemple, Aristote tablit une distinction entre le discours rhtorique (usage spcifique du matriau langagier qui vise persuader un auditoire), le discours tragique (qui7

Le verbe grec apo-phainesthai signifie : manifester, faire apparatre.

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vise mouvoir en suscitant les affects de terreur et de piti) et le discours apophantique (qui vise la vrit, en manifestant les tants tels quils sont). I.1.2.2. La spcificit du discours apophantique Nous venons de voir quil est possible de faire diffrents usages du matriau langagier, en fonction de la finalit vise par le discours. Aristote souligne quil est aussi possible de parler de choses qui nexistent pas, de crer des expressions langagires qui ne se rfrent rien dexistant dans la ralit, comme par exemple, le bouc-cerf ou la sirne (ce sont l des mots sans chose ou tant leur correspondant dans la ralit). Bref, un discours peut avoir du sens mais se rapporter des choses fictives, imaginaires, qui nexistent pas dans le rel. Le discours mythique ou encore le discours potique feront usage de telles expressions. Mais le discours apophantique, lui, ne peut parler que des choses qui existent rellement, puisquil vise la vrit (cest--dire ladquation entre le mot et la chose). Ainsi, le discours apophantique, artificiellement cr par Aristote, va scarter de lusage ordinaire du langage, en considrant comme non pertinentes toute une srie dexpressions (par exemple, les prires, les ordres, etc.) qui ne rpondent pas aux critres de vrit et de fausset. Aristote va donc rformer lusage courant du langage dans la logique, en ne gardant que des propositions articules selon un type particulier de connexion, qui est lattribution, le fait dattribuer quelque chose un sujet. Seule la structure S est P permet de dire la vrit au sujet des tants, cest--dire dexprimer les tats de lme affecte par ces tants, donc de manifester les intelligibles (eid) qui sont dans lme. Soulignons encore une fois que, si la logique scarte du langage courant, elle nest pas rige en norme universelle pour toute utilisation du langage : il serait absurde, dun point de vue aristotlicien, de vouloir rdiger une tragdie sur base du discours apophantique, car le but de la tragdie nest pas de dire la vrit, mais dmouvoir. I.1.2.2.1. La proposition logique ou jugement prdicatif A. La proposition logique est un jugement prdicatif : S est P. Dans le discours apophantique, ce qui est dit nest donc pas nonc de nimporte quelle manire, mais sous la forme dun jugement qui attribue un prdicat un sujet. Ce nest qu partir de tels jugements prdicatifs (ou attributifs) que la science est possible, car ce sont les seuls noncs susceptibles dexprimer la vrit selon Aristote. Toutes les phrases du langage ordinaire ne prsentent pas cette structure. Aussi, Aristote propose-t-il de les transformer afin de les rendre conformes cette structure logique, laide de divers procds dont le plus simple est la transformation grondive. Par exemple, la phrase lhomme mange de la viande devient lhomme est mangeant de la viande . Un grand nombre de phrases peuvent tre forces ou transformes pour entrer dans ce schma. B. Quest-ce qui peut tre en position de sujet dans une proposition logique ? Un nom (onoma), qui est la donne signifiante la plus lmentaire du discours apophantique, quAristote appelle aussi terme (horos). Tout nom exprime un tant qui est, susceptible dune dfinition. En gnral, le nom en position de sujet renvoie un tant qui peut tre rfr la premire des dix catgories de ltre (ltance ou ousia). En termes aristotliciens : ltance est le sujet ultime de toute prdication . Le discours apophantique ne peut noncer la vrit quen ce qui concerne des tants qui sont, qui existent dans le rel (les 4 lments, les vgtaux, les animaux, les tres humains, les astres, le divin). Notons

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toutefois que si Socrate est un nom qui renvoie bien une tance (un tre humain), et quil peut tre pris comme sujet dun jugement prdicatif, on ne peut pas pour Aristote former des jugements prdicatifs considrs comme des noncs scientifiques partir de ce type de sujet (avec des noms propres comme sujet), car la science traite de luniversel et pas du singulier. C. Quest-ce qui peut tre en position de prdicat (attribut) dans une proposition logique? - Laccident : Socrate est couch ce prdicat exprime ce qui peut appartenir ou pas un sujet. Puisquil est contingent, laccident nest jamais objet de science, mais seulement dopinion. Quand on veut tablir le domaine propre de la science, il faut donc liminer ce type dnoncs qui attribue un sujet (qui plus est ici singulier) des dterminations accidentelles. - Le propre : lhomme est riant exprime quelque chose qui appartient en propre au sujet, qui le spcifie, lui est essentiel sans toutefois constituer son essence. Le rire est le propre de lhomme (aucun autre animal ne peut rire selon Aristote), mais ltre humain nest pas en permanence en train de rire. - Le genre : lhomme est un animal lattribut est ici un genre, qui appartient plusieurs tants, diffrant entre eux seulement par lespce. Le genre constitue la rponse la question: quest-ce que ltant dont il est question (quest-ce que lhomme)? (qui est en position de sujet de la proposition). Cest dans ce cadre que sinstitue luniversalit propre la science. Toutefois, si le genre dnote quelque chose dessentiel un tant, il nexprime pas son essence. - La dfinition : lhomme est un animal politique qui possde la raison et le langage . Seule la dfinition exprime lessence dun tant, cest--dire ce qui fait sa spcificit par rapport aux autres espces appartenant au mme genre. Toutes les propositions appartenant au discours apophantique parlent donc des tants qui existent dans la ralit. Toutes sont susceptibles dtre vraies ou fausses. Mais toutes ne sont pas des noncs scientifiques. Nous avons vu que les propositions ayant comme sujet un nom propre ne pouvaient pas tre considres comme des vrits scientifiques, mais seulement comme des opinions. Les propositions ayant un attribut accidentel constituent elles aussi des opinions : lopinion concerne ce qui, tant vrai ou faux, peut tre autrement quil nest, et de ce fait constitue une proposition qui nest pas ncessaire. Tandis que le jugement scientifique doit attribuer un prdicat qui est ncessairement li au sujet. Pour Aristote, le propre, le genre et la dfinition sont les trois seuls prdicables qui manifestent cette ncessit. Lanalyse des prdicables conduit donc directement la science. Mais pour que la science soit possible, il ne suffit pas dtablir des propositions. Nous avons dj voqu le cas du discours parlant de choses imaginaires, qui peut avoir du sens mais pas de vrit. Pour Aristote, la science doit se proccuper, avant toute formulation dans des propositions, de lexistence de ltant dont elle parle, soit comme tant abstrait (les nombres), soit comme tant rel, car la science nest possible qui si lon parle de choses qui sont, et ne se limite pas au pur langage. Or, rappelons-nous aussi que parler des tants du monde consiste plus prcisment pour Aristote parler des formes intelligibles que la rencontre avec ces tants a imprimes dans lme. Pour quil y ait science, il faut quil y ait pense (envisage comme activit de lme), et pour quil y ait pense, il faut quil y ait eu observation, contact avec la ralit. Par exemple, pour Aristote, laveugle de naissance peut parler des couleurs, mais il ne peut pas les penser. Son me ne peut pas contenir les formes intelligibles des couleurs, puisquil na jamais pu y tre confront dans la ralit. Laveugle de naissance ne peut donc pas avoir de connaissance vritable des couleurs, seulement une connaissance par analogie, tablie partir

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de correspondances avec les informations lui venant dautres sensations. Linstitution dune science suppose donc ncessairement pour Aristote lactivit de la pense, elle-mme rendue possible par la confrontation au monde rel par lentremise des sensations. D. Extension et comprhension Lextension dun concept est lensemble des objets que le concept considr peut dsigner (ou encore auxquels il peut sappliquer comme attribut). La comprhension dun concept est sa signification, cest--dire les caractres que lon nonce gnralement lorsquon donne la dfinition du concept. Exemple : meuble (mobilier) Extension : chaise, table, bahut, buffet, armoire, lit, etc. Comprhension : objet fabriqu/mobile/assez grand/servant lamnagement dune maison, etc. Si on augmente la comprhension, cest--dire si on ajoute une dtermination qui prcise la signification (ex. Meubles de jardin), lextension diminue. Et si on augmente lextension, la comprhension diminue. E. Types de propositions logiques (ralisations du schma S est P) Ce schma S est P prsente des ralisations diffrentes selon la qualit (la proposition peut tre affirmative ou ngative). Par ailleurs, une proposition peut tre singulire ou gnrale. Parmi les propositions gnrales, on distingue encore, selon la quantit, entre les propositions universelles et les propositions particulires, selon quon considre toute lextension du sujet ou seulement une partie. Ex. Proposition singulire : Socrate est un homme. (ce type d nonc nest pas scientifique). Ex. Proposition gnrale : lhomme est mortel Ex. Proposition gnrale universelle : tout homme est mortel Ex. Proposition gnrale particulire : quelque homme est blanc Ex. Proposition affirmative universelle (a) : tous les arbres sont verts Ex. Proposition ngative universelle (e) : aucun arbre nest vert Ex. Proposition affirmative particulire (i) : quelques arbres sont verts Ex. Proposition ngative particulire (o) : quelques arbres ne sont pas verts F. Modalits de la proposition logique Une proposition assertorique nonce une vrit considre comme un fait. Une proposition problmatique nonce une vrit considre comme possible. Une proposition apodictique nonce une vrit considre comme ncessaire.

I.1.2.2.2. Linfrence (cf. Hottois)

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Infrer, cest raisonner. Lacte dinfrer consiste tirer une ou plusieurs propositions nouvelles juges vraies ou fausses (appeles conclusions), dune ou de plusieurs propositions donnes et connues comme vraies ou fausses (appeles prmisses). Les infrences les plus simples (immdiates) dduisent une proposition partir dune seule proposition. Les infrences plus complexes (mdiates), comme le syllogisme, partent dau moins deux propositions. Toutes les infrences simples qui peuvent exister entre des propositions gnrales sont formalises dans le carr logique. Chaque relation du carr logique possde une caractristique : les propositions contradictoires ont toujours une valeur oppose; les propositions contraires ne peuvent pas tre vraies en mme temps; les propositions subcontraires ne peuvent pas tre fausses en mme temps; la proposition subalterne infrieure suit la vrit de la suprieure. I.1.2.2.3. Le syllogisme (cf. Hottois) A. Dfinitions gnrales du syllogisme Le syllogisme est le raisonnement dans lequel, certaines prmisses tant poses, une proposition diffrente de ces donnes est conclue ncessairement par le moyen de ces donnes. (Topiques, I, 100 a25 et 105a13) Le syllogisme est un discours par lequel, certaines choses tant poses, quelque chose dautre que ces choses poses rsulte ncessairement de la seule existence de celles-ci. (Premiers Analytiques, I, 1, 24b18-22). Dans plusieurs de ses ouvrages, Aristote a entrepris dtudier de manire systmatique toutes les formes de syllogismes (cest--dire toutes les structures sous-jacentes possibles aux raisonnements). Il en a fait linventaire, les a classs, a examin quels taient les syllogismes valides (dans le trait intitul les Premiers Analytiques) et ceux qui ne ltaient pas. Parmi les syllogismes valides, il a identifi la dmonstration, qui est le syllogisme de type scientifique (dans les Seconds Analytiques). Il est rare quAristote utilise un exemple concret de syllogisme. La plupart du temps, il raisonne sur des schmas syllogistiques qui ne contiennent que des variables : Aristote utilise les lettres de lalphabet comme des signes pour exposer un raisonnement, anticipant la faon moderne dutiliser un langage dit symbolique . De plus, dans le syllogisme aristotlicien, on ne rencontre pas de termes singuliers (comme les noms propres), mais seulement des termes gnraux 8. En utilisant des schmas avec des variables (des lettres la place desquelles on peut mettre nimporte quel concept), Aristote fait acqurir au raisonnement (ayant un contenu et du sens, cest--dire une comprhension) une indpendance par rapport au concret, qui fait de la syllogistique lannonce de la logique formelle. Cest aussi pourquoi la logique est linstrument de la science, indpendamment de son contenu. La syllogistique permet de dvelopper validement les consquences de prmisses dont la vrit na pas t tablie par une dmonstration, mais par linduction. La8

Le syllogisme aristotlicien diffre donc fortement du syllogisme sous sa forme scolaire, comme par exemple :

Tous les hommes sont mortels Socrate est un homme Socrate est mortel En effet, ce syllogisme scolaire affirme 3 propositions autonomes et juges sparment. Il consiste en une opration sur ces propositions, qui est linfrence dune troisime partir des deux autres juges vraies. De plus, ce syllogisme contient un terme singulier (Socrate) et il est concret.

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premire prmisse dun syllogisme est appele majeure, la seconde prmisse est appele mineure. B. Distinction entre validit et vrit La validit est une condition ncessaire mais non suffisante du syllogisme scientifique, cest--dire dun syllogisme aboutissant une conclusion vraie et universelle. Un raisonnement valide signifie simplement que, si des propositions vraies sont utilises comme prmisses, alors la conclusion sera ncessairement vraie aussi. Mais un raisonnement peut tre valide sans conduire la vrit (la validit de la structure syllogistique ne dpend pas de la vrit des propositions qui concrtisent les syllogismes). Ainsi si tous les mammifres ont des ailes et si les hommes sont des mammifres, alors les hommes ont des ailes , est un syllogisme formellement valide, bien que la conclusion soit fausse, en raison de la fausset de la premire prmisse. On parle de validit propose de deux prsentations possibles du syllogisme : le schma dinfrence 9 et la forme propositionnelle complexe 10. Par ailleurs, il existe des raisonnements qui ne sont pas des syllogismes (donc, des formes non valides) et qui peuvent pourtant avoir une conclusion vraie (cette dernire sera alors une proposition singulire et non pas universelle). Enfin, une forme de raisonnement sera non valide si lon peut trouver des exemples dont les prmisses sont vraies alors que la conclusion est fausse. Un syllogisme valide exclut un tel enchanement du vrai au faux. C. Figures et modes du syllogisme Un syllogisme peut prsenter 4 figures, en fonction de la place du moyen terme 11. La premire figure, par exemple, est celle o le moyen terme est sujet dans la majeur et attribut dans la mineure12. Cest la figure la plus parfaite, lorsquelle est compose de 3 propositions universelles (a, a, a, dit syllogisme en barbara ). Le syllogisme en barbara est le seul syllogisme concluant sur a (universelle affirmative), cest--dire sur le type de proposition qui constitue la science. Chaque figure prsente son tour 64 modes, selon la combinatoire des 4 types de propositions possibles (universelles, particulires, affirmatives ou ngatives). Par exemple, on peut avoir des syllogismes en a, a, a ; a, a, i ; a, a, o ; a, a, e, etc. Soulignons le caractre de combinatoire tout fait abstrait, a priori et fomel de cette syllogistique : Aristote esquisse toutes les possibilits du jeu dlments primitifs (les 4 formes de propositions) quil sest donn. On peut demble percevoir que tous les modes du syllogisme ne peuvent pas tre valides. Par exemple, i, i, a ou o, o, a ne peuvent pas tre valides, car des conclusions universelles ne peuvent pas dcouler de prmisses particulires. Pour parvenir dceler les syllogismes valides, Aristote se donne quelques formes syllogistiques qui peuvent tre tenues pour immdiatement certaines et valides en vertu de leur vidence. Il leur accorde le rle daxiomes et les appelle des syllogismes parfaits. Ce sont les 4 modes fondamentaux de la premire figure : a, a, a ; e, a, e ; a, i, i ; e, i, o (barbara, celarent, darii, ferioque). Tous les9

Exemple de syllogisme prsent sous la forme dun schma dinfrence valide : Tous les A sont B Tous les C sont A Tous les C sont B 10 Exemple de syllogisme prsent sous la forme dune proposition complexe valide : si tous les hommes sont mortels et si tous les Grecs sont des hommes, alors tous les Grecs sont mortels 11 Soulignons quAristote lui-mme ne parle que de 3 figures. La 4me est celle o le moyen terme est attribut dans la majeure et sujet dans la mineure. 12 Lexemple dvelopp dans les notes 7 et 8 est un syllogisme en barbara (lutilisation de ce prnom est un moyen mnmotechnique pour retenir que ce type de syllogisme contient 3 propositions universelles : a, a, a).

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autres syllogismes sont dmontrs partir de ces 4 modes fondamentaux, laide de transformations dont la plus importante est la conversion (Aristote appelle cela la rduction des syllogismes imparfaits aux syllogismes parfaits). Il nous reste voir plus en dtail trois formes particulirement importantes du syllogisme : le syllogisme scientifique, quAristote appelle aussi la dmonstration, le syllogisme dialectique et le syllogisme rhtorique, quil nomme lenthymme. D. Le syllogisme scientifique (la dmonstration) La dmonstration est le type de syllogisme propre la science. Nous avons vu quil correspond au syllogisme en barbara : ses prmisses et sa conclusion sont affirmatives, universelles, et donc vraies, cest--dire conformes aux conditions essentielles de la science (ncessit, universalit, essentialit, causalit). Soulignons que pour Aristote, la dmonstration nest pas un instrument de dcouverte de la science, mais une technique de preuve : pouvoir reconstituer un savoir sous forme de dmonstration prouve quil sagit dune connaissance de type scientifique. Ainsi, la fonction de la dmonstration est essentiellement pdagogique. En tant que procd de dduction, la dmonstration est une technique facile acqurir une fois quon en possde la rgles. La difficult nest donc pas de construire une dmonstration, mais dtablir des prmisses qui soient vraies, car ces prmisses, qui rendent possibles la dmonstration (la dduction dune conclusion vraie partir delles), doivent tre elles-mmes indmontrables (sous peine de rgression linfini). Selon Aristote, la vrit des prmisses nest donc pas tablie par la dmonstration, mais elle est obtenue par dautres procds : linduction, la division, la dialectique et la philosophie. Linduction est le procd qui fait apparatre un universel partir de cas particuliers (par exemple, arriver la formule tel remde gurit lhomme parce quil a guri Socrate, Callias, Alcibiade, etc.) Cest par linduction que la science se constitue lorsquelle opre partir de lobservation. Mais linduction est un procd qui peut aussi sappliquer dans des sciences non empiriques, comme les mathmatiques. Par exemple, je constate quun ensemble de nombres qui se suivent possdent une proprit identique (tre pairs) que nont pas dautres nombres qui se suivent galement (1, 3, 5, etc.), lesquels possdent une autre proprit commune (tre impairs). Par induction (gnralisation partir de cas particuliers), il apparat donc que le pair et limpair sont le propre du nombre (ses attributs essentiels). Toutefois, linduction nest pas un procd valide dans le cas des accidents, qui sont multiples et variables et ne constituent que des indications au sujet des tants, et pas leurs traits caractristiques. Par exemple, tous les cygnes sont blancs a t pris comme exemple par les logiciens modernes pour nier la pertinence de linduction (car on a trouv un jour quelque part des cygnes noirs). Mais cela nbranle pas le raisonnement dAristote, puisque blanc est un accident qui exprime la qualit. Dire que tout blanc appartient une surface est par contre une proposition plus solide, puisque linduction montre que la couleur ne peut pas exister sans surface. Il faut prciser que ces vrits en position de prmisses dun syllogisme scientifique, Aristote les appelle des principes. En effet, une dmonstration ne se limite pas un ordonnancement de termes. Elle requiert des principes dtermins, constitus par le genre dans lequel se dploie la science en question, car selon Aristote, il ny a de science que dun seul genre (par exemple, le genre du nombre pour la science arithmtique, celui de la figure pour la gomtrie, celui du mouvement pour la physique). Mais il y a certaines sciences qui saccordent deux genres, comme par exemple lastronomie, qui suppose la fois le mouvement et les figures mathmatiques. Ds lors, pour Aristote, il faut pour chaque science particulire, chercher les principes qui lui sont propres.

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Enfin, il faut souligner quAristote considre que toute dmonstration prsuppose des principes plus gnraux que ceux qui sont exprims dans ses propres prmisses. Ces principes sont valables pour toute science particulire, car ils en constituent la condition de possibilit. Il sagit notamment du principe didentit (A=A) et du principe de non contradiction (il est impossible que A et non A soient vrais en mme temps et sous le mme rapport). Ces principes gnraux de la pense et du langage, Aristote les appelle des axiomes (cf. Mtaphysique, Gamma, 3, 1005a20-1005b35). Or, voici ce quil nous en dit plus prcisment en Mtaphysique, B, 2 : Jappelle principes de la dmonstration les opinions communes (koinai doxai) qui servent de base toute dmonstration, telle que celle-ci : toute chose doit ncessairement tre affirme ou nie , et il est impossible quune chose soit et ne soit pas en mme temps, ainsi que toutes les autres prmisses de ce genre. Mtaphysique, B, 2, 996b 27-29. Comment comprendre quAristote qualifie les axiomes dopinions ? Puisque les axiomes sont ce qui rend possible lnonc de toutes les dmonstrations, cela signifierait que des opinions sont la condition de possibilit du dveloppement des sciences, et donc que lopinion se trouve la source de la vrit ? Ny a-t-il pas l une contradiction flagrante ? Ou Aristote aurait-il dj pressenti le statut aportique des axiomes poss au principe de toute science ? E. Le syllogisme dialectique Ce type de syllogisme utilise des prmisses qui ne sont pas des vrits, mais des opinions. Ils peuvent tre utiliss par tout le monde, et pas seulement par les hommes de science. En effet, tout le monde cherche persuader, rfute, fait des critiques, etc. Si lusage de ce type de syllogisme est donc universel, seul les dialecticiens et les rhteurs authentiques utilisent une mthode prcise pour les produire. Les autres hommes les appliquent de faon empirique, sans tre conscients que leurs arguments sont sous-tendus par des schmas syllogistiques. F. Le syllogisme rhtorique (lenthymme) (cf. Rht., I, 1355a3-18 et 1355b25-1357a3) : La finalit de lart rhtorique est de dcouvrir ce qui est le plus propre persuader dans une situation donne. La rhtorique sapplique dans trois contextes : une assemble o il faut conseiller ou dconseiller afin de dlibrer en vue de prendre une dcision collective (genre dlibratif) ; un tribunal o il faut accuser ou dfendre (genre judiciaire) ; une crmonie o il faut valuer les vertus dune personne ou dune institution en louant ou blmant (genre pidictique). Lorateur peut utiliser comme moyens des preuves qui sont techniques ou extra-techniques (comme les tmoignages ou les aveux, qui ne sont pas produits par le rhteur lui-mme, mais quil peut utiliser). Parmi les preuves techniques (qui doivent tre cres par lorateur grce la matrise de sa technique rhtorique), Aristote cite le caractre de lorateur, sa personnalit (son thos), quil devra travailler en vue dinspirer la confiance (en effet, on persuade plus facilement quand on inspire confiance) ; les dispositions dans lesquelles lorateur met son auditeur (les path ou affects quil parvient susciter dans son public) ; et bien sr, le discours rhtorique lui-mme. Pour produire la persuasion, les orateurs recourent des exemples (lexemple est la forme rhtorique de linduction) ou des syllogismes rhtoriques appels enthymmes. Si lorateur qui veut tromper recourt au

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syllogisme apparent (le sophisme), il utilisera prfrentiellement lenthymme, qui est une forme de raisonnement syllogistique prenant comme prmisses les opinions de gens bien considrs. Si les prmisses du syllogisme rhtorique sont des opinions et non pas des vrits, cest parce que le champ dapplication de la rhtorique nest pas la science, mais le domaine des actions humaines, par dfinition contingentes, changeantes, o rgne le probable et non la certitude. Toutefois, la rhtorique ne considre par le probable pour tel individu singulier, mais se situe dj un niveau de gnralit suprieur, en considrant ce qui est probable pour persuader les hommes de tel ou tel caractre. I.3. Le statut du Divin dans la philosophie dAristote Nous avons eu loccasion de voir au cours du premier quadrimestre que le trait dit de Mtaphysique dAristote rend compte de ce quil appelle pour sa part la philosophie premire (philosophia prt) ou encore la sagesse (sophia). Lune des difficults pour cerner plus prcisment ce dont il sagit, est que louvrage portant le nom de Mtaphysique comprend la fois lexpos dune science universelle (lontologie), quAristote dfinit comme tant la science de ltre en tant qutre (cette science exprime les conditions de possibilit de tout tant, donc, cest elle qui donne les fondements de toutes les sciences particulires) et dune science particulire (la thologie), qui prend pour objet ltant premier ou suprme, cest--dire le Divin. Ainsi donc, la Mtaphysique dAristote est plus quun trait de thologie (cette dernire tant consigne dans un seul livre, le livre Lambda), car cest la question de lEtre qui en est le cur, celle du Divin nen constituant quune approche particulire. Il nous faut donc ici rapidement examiner quelles fonctions assume le Divin dans lensemble du systme mtaphysique conu par Aristote. I.3.1. Le divin, perfection dans la premire catgorie de ltance (ousia) On se rappelle quAristote distingue dix catgories de ltre (ltance, la quantit, la qualit, le temps, le lieu, la position, la relation, la possession, laction, la passion). Pour chacune de ces catgories, Aristote dsigne une perfection, qui est son point daboutissement ultime. Pour la premire catgorie (qui comprend les 4 lments primordiaux, les plantes, les animaux, les tres humains, les astres), cest le Divin qui est considr par Aristote comme ltance la plus parfaite, et par l, aussi, comme la mesure de toutes les autres. I.3.2. Le divin comme acte pur Le Divin est aussi dfini par Aristote comme acte pur (sans matire) et constitue la seule tance suprasensible admise par Aristote. Alors que tous les autres tants, y compris ltre humain, se caractrisent par lactualisation (nergeia) progressive de potentialits ou puissances (dunameis) au cours de leur existence, le Divin ne contient rien ltat potentiel, en lui, tout est demble actualis. I.3.3. Le divin comme pense de la pense (cf. Mtaphysique, Lambda, 9, 1074b33-35) Troisime manire de dfinir le Divin pour Aristote : comme pense de la pense (nosis noses) . Ltre humain qui est la seule tance avec le Divin possder la pense cherche comprendre le monde et prend donc de multiples choses comme objets de sa pense. Ainsi, lhomme labore progressivement un savoir de plus en plus complet (cf. le projet aristotlicien de parvenir penser la totalit du pensable , en cherchant les principes propres chacune des rgions de ltre). Lhomme est donc toujours en cours

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dactualisation de ce savoir, et accde peu peu une comprhension de lui-mme, une auto-rflexion (comme pense sur sa propre activit de penser) qui ne seront toujours que partielles. Seul le divin, en tant quil est acte pur et possde donc la pleine intelligibilit de lui-mme, na pas penser le monde, mais se pense seulement lui-mme. I.3.4. Le divin, premier moteur immobile (cause du mouvement et du devenir de tous les autres tants) Enfin, il faut prciser que dans le cadre de sa Physique, cest--dire du trait qui prend pour objet dtude le monde en devenir (dit sublunaire), Aristote a aussi besoin du Divin pour parvenir expliquer lorigine du mouvement de tous les tants. En effet, dans le monde supralunaire, seul existe le mouvement parfait de translation circulaire, qui constitue le mouvement propre aux sphres clestes. Ces dernires constituent les moteurs par lesquels il y a changement dans le monde sublunaire, et sont elles-mmes mues par le Divin, ici dfini comme tant le premier mouvant immobile . Voici comment Aristote justifie la prsence du Divin au sommet de lunivers : Dans la mesure o il est ncessaire quil existe continuellement du mouvement, il faut quil existe quelque chose qui soit premier mouvant immobile, il faut aussi que ceci ne le soit pas accidentellement, si lon veut quil existe dans les tants () quelque mouvement indfectible et imprissable, et si lon veut aussi que ltant persiste mme en lui-mme et dans ses propres limites ; car compte tenu de la persistance du principe, il est ncessaire aussi que le tout persiste, en vertu mme de sa continuit par rapport au principe (Physique, VIII, 6, 259b22-28). En conclusion de ce rapide tour dhorizon, on voit que le Divin, tel que le prsente Aristote, na rien voir avec les dieux de la religion traditionnelle grecque. Il sagit plutt dune conception scientifique de la divinit, ncessaire la cohrence densemble du projet philosophique dAristote. Le Divin est en effet ce qui permet de rendre pensables dans la perfection de leur accomplissement certains des concepts cls de la philosophie dAristote (ltance, lacte, la pense). Le divin immobile, est par ailleurs aussi ncessaire Aristote pour expliquer la fois lorigine du mouvement et du devenir de tous les tants (sous peine dune rgression linfini, ce qui est cause du mouvement ne peut tre soi-mme en mouvement) et la stabilit et la cohrence de lunivers.

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I.4. Repres bibliographiques Textes dAristote 1. Mtaphysique, Alpha, 3, 995a 15-20 (photocopies). 2. Ethique Nicomaque, I, 1, 1094 b12-27 (photocopies). 3. De lInterprtation, 16 a4-6 (photocopies). 4. Mtaphysique, E, 4, 1027b19-1028a1 (photocopies) 5. Topiques, I, 100a25 et 12 et 105a13 (citations) 6. Premiers Analytiques, I, 1, 24b18-22 (citation). 7. Mtaphysique, Gamma, 3, 1005a20-1005b35 (photocopies) 8. Mtaphysique, Beta, 2, 996b27-29 (citation). 9. Rhtorique, I, 1355a3-18 et 1355b25-1357a3 (photocopies). 10. Mtaphysique, Lambda, 9, 1074b33-35 (photocopies). 11. Physique, VIII, 6, 259b22-28 (citation). Textes de rfrence L. COULOUBARITSIS, Aux origines de la philosophie europenne, Bruxelles, De Boeck, 1992, pp. 419-470. G. HOTTOIS, Penser la logique, Bruxelles, De Boeck, 1989, pp. 19-36. Pour aller plus loin P. AUBENQUE, Le problme de lEtre chez Aristote, PUF, Paris, 3me dition, (1962), 1972. R. BODEUS, Aristote et la thologie des vivants et des mortels, Bellarmin, ParisMontral, 1992. R. BRAGUE, Aristote et la question du monde, Paris, PUF, 1988. L. COULOUBARITSIS, Lavnement de la science physique. Essai sur la Physique dAristote, Bruxelles, Ousia, 1980. M. CRUBELLIER et P. PELLEGRIN, Aristote. Le philosophe et les savoirs, Paris, Seuil, 2002. G.G. GRANGER, La thorie aristotlicienne de la science, Paris, Aubier, 1976. J.M. LEBLOND, Logique et mthode chez Aristote, Paris, Vrin, (1939), 1970. G. ROMEYER DHERBEY, Les choses mmes. La pense du rel chez Aristote, Lausanne, LAge dHomme, 1983. J. VUILLEMIN, De la logique la thologie. Cinq tudes sur Aristote, Paris, Flammarion, 1967.

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CHAPITRE II. REN DESCARTESII. 1. LA DMONSTRATION MATHMATIQUE, MODLE DE TOUTE CONNAISSANCE Rgles pour la direction de lesprit et Discours Mthode, II)CERTAINE

(cf.

Dans le rcit auto-biographique de la premire partie du Discours Mthode, Descartes rappelle que durant ses annes de collge, il se plaisait ltude des mathmatiques cause de lvidence et de la certitude de leurs raisons (nb. de leurs raisonnements) . Par la suite, lorsquil entreprend de btir une science nouvelle pour laquelle il cherche des fondements vritables, Descartes rige les mathmatiques en modle de toute connaissance certaine, cause de ces deux critres de la prcision et de la certitude des conclusions auxquelles les mathmatiques nous permettent de parvenir, par opposition linexactitude qui caractrise la plupart de nos opinions, et afin dradiquer les croyances quil sagisse des penses arbitraires et particulires ou du poids de la scolastique et des opinions hrites des Anciens , qui freinent le dveloppement des sciences. Comme dautres penseurs modernes (Spinoza, Leibniz, notamment), Descartes tient la manire des gomtres (more geometrico) pour la norme de la science, et considre que lon ne peut admettre un savoir comme vridique que sil prend la forme dun problme rsolu ou dun thorme dmontr. Toutefois, il faut souligner que, toujours dans le Discours de la Mthode, Descartes nuance ce primat des mathmatiques, en portant un jugement critique sur lanalyse des Anciens ( toujours astreinte la considration de figures ) comme sur lalgbre des Modernes ( art confus et obscur qui embarrasse lesprit ). Ces dfauts limitent le dploiement proprement thorique des mathmatiques. Il convient donc selon Descartes la fois de les rformer et de les rendre leur utilit vritable, qui dpasse les simples considrations mathmatiques et doivent tre largies aux perspectives physique mais aussi mtaphysique. Rappelons-nous que, selon Descartes, lenchanement des penses dans les Mditations Mtaphysiques doit suivre un ordre aussi rigoureux et prcis que celui dune dmonstration mathmatique, chaque tape du raisonnement tant ncessaire son dveloppement. II.1.1. La rforme interne des mathmatiques par Descartes : linvention de la gomtrie algbrique En 1637, Ren Descartes publie son trait de Gomtrie, dans lequel il affirme que tous les problmes de gomtrie peuvent se rsoudre algbriquement, si lon prend un repre du plan et si lon traduit les donnes gomtriques points, droites, lignes courbes de chaque problme en termes d'quations entre les deux inconnues fondamentales qu'il dvoile : l'abscisse x et l'ordonne y. Ainsi traduits, les problmes gomtriques gagnent en clart et leur rsolution sera plus aise. Descartes propose donc pour tudier une courbe ou pour rsoudre un problme gomtrique de le reprsenter par une ou par plusieurs quations algbriques. Il reste ensuite traiter algbriquement ces quations. C'est donc l'algbre qui, par ses mthodes claires et mcaniques, sera plus mme d'extraire de l'quation les proprits de la courbe que l'ancienne gomtrie. De plus, l'algbre prsente un second avantage selon Descartes : elle permet de gnraliser facilement les problmes et de slever un niveau de raisonnement plus abstrait, l o la gomtrie, qui raisonne partir de figures, reste toujours irrmdiablement lie ltude dun cas particulier .

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II.1.2. Les mathmatiques ne sont quun cas particulier de la mathmatique universelle Insistons ici sur le fait que pour Descartes, les mathmatiques ne sont donc pas dotes dune manire de penser qui leur appartiendrait en propre : elles mettent simplement en uvre une mthode gnrale pour bien conduire sa raison , que Descartes, dans le Discours de la Mthode, va sefforcer dextraire partir du cas particulier des mathmatiques, et de thmatiser sous une forme gnrale, pouvant sappliquer nimporte quelle science et la rsolution de nimporte quel problme, laide des 4 principes gnraux, que nous avons dj voqu au premier quadrimestre et que je vous rappelle : 1. Evidence et clart : ne jamais recevoir aucune chose pour vraie que je ne la connusses videmment tre telle, cd viter la prcipitation et la prvention, et ne comprendre en mes jugements que ce qui se prsenterait si clairement et si distinctement mon esprit, que je neusse aucune occasion de le mettre en doute. 2. Diviser chacune des difficults en autant de parcelles que requis pour les mieux rsoudre (analyse) 3. Conduire par ordre mes penses, en commenant par les objets les plus simples et les plus aiss connatre, pour monter par degrs jusqu la connaissance des plus composs. 4. Faire partout des dnombrements si entiers et des revues si gnrales, que je fusse assur de ne rien omettre (lvidence nous garantit la vrit de chaque jugement que nous portons, mais pas la vrit des longues chanes dductives que sont les dmonstrations. Il faut donc shabiter parcourir la suite de ces jugements par un mouvement continu et de plus en plus rapide de la pense). Un ouvrage antrieur au Discours de la mthode, les Rgles pour la direction de lesprit 13, va nous intresser pour comprendre comment Descartes a procd pour arriver cette mthode gnrale pour conduire sa raison et trouver la vrit dans toutes les sciences. Dans la Rgle IV, Descartes part du constat selon lequel, sous le vocable de mathmatiques , on regroupe traditionnellement diffrentes sciences : larithmtique (science des nombres), la gomtrie, mais aussi loptique et la musique. A partir de ce constat, il va gnraliser et parler dune mathmatique universelle (mathesis universalis), qui constitue lobjet vritable de sa recherche. Cette mathmatique universelle apparat comme une sorte de science matricielle de toutes les autres ( science gnrale expliquant tout ce quon peut chercher touchant lordre et la mesure sans application une matire particulire ). Examinons maintenant plus en dtail les premires de ces rgles dictes par Descartes.

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Rest inachev et publi de faon posthume, cet ouvrage fut imprim 50 ans aprs la mort de Descartes, mais les Rgles (Regulae ad directionem ingenii, rdiges en latin) auraient t crites ds 1620 (avant son dpart en Hollande.), ce qui en fait le premier des grands textes cartsiens.

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II.1.3. Les Rgles pour la direction de lEsprit Rgle 1 : Le but des tudes doit tre de diriger lesprit pour quil porte des jugements solides et vrais sur tout ce qui se prsente lui. Dans le corps de lexplication : il faut bien se convaincre que toutes les sciences sont lies ensemble quil est plus facile de les apprendre toutes la fois, que den isoler une des autres. Si quelquun veut chercher srieusement la vrit, il ne doit donc pas choisir ltude de quelque science particulire : car elles sont toutes unies entre elles et dpendent les unes des autres ; mais il ne doit songer qu accrotre la lumire naturelle de sa raison, non pour rsoudre telle ou telle difficult dcole, mais pour quen chaque circonstance de la vie, son entendement montre sa volont le parti prendre . Analysez limportance de cette systmaticit de toutes les sciences, pose ici par Descartes, ainsi que les implications de la vise gnrale selon laquelle le but nest pas de parvenir rsoudre telle ou telle difficult particulire, circonscrite un domaine particulier du savoir, mais que, pour chaque homme, en chaque circonstance de la vie, son entendement montre sa volont le parti prendre . Descartes nest-il pas ici en train dappeler un prolongement de son tude thorique des sciences vers le champ pratique ? Rgle 2 : Il ne faut soccuper que des objets dont notre esprit parat capable dacqurir une connaissance certaine et indubitable. (Remarquez quil y a l, dj en germe, le 1er principe du Discours Mthode). Dans lexplicitation de cette rgle, Descartes pose que larithmtique et la gomtrie sont bien plus certaines que toutes les autres disciplines . Descartes part de ce constat, non pas pour dire que ces deux disciplines devraient tre seules tudies, mais que, dans la recherche la vrit, dans quelque domaine que ce soit, il ne faut soccuper daucun objet propos duquel on ne puisse obtenir une certitude gale aux dmonstrations de larithmtique et de la gomtrie . A quoi tient la supriorit et la mathmatiques (gomtrie et arithmtique) ? valeur paradigmatique des

II.1.3.1. La supriorit et le caractre paradigmatique des mathmatiques tiennent la puret et la simplicit de leur objet La supriorit des mathmatiques tient dabord aux caractristiques de puret et de simplicit de son objet. En effet, on nadmet rien en mathmatiques qui soit entach des incertitudes de lexprience. Cette simplicit et cette puret contrastent avec la composition qui caractrise les objets matriels (ceux que nous livrent les sens, mais aussi limagination). Par gnralisation partir du cas des mathmatiques, Descartes pose que, pour arriver une connaissance certaine, il faut donc parvenir concevoir des natures simples, qui ne soient pas drives par abstraction des choses matrielles, mais qui possdent leur ralit propre et qui peuvent, du coup, tre lobjet dune connaissance autonome. La substance pense ainsi que la substance tendue, radicalement distinctes, sont de telles natures simples. Par ailleurs, Descartes pose quil y a en nous des ides qui ne drivent ni de lexprience sensible, ni de sa recomposition imaginaire : ce sont des ides innes, que Descartes distingue de celles qui sont adventices (qui nous viennent des perceptions sensibles) ou factices ( qui rsultent de limagination). Cest par ces ides innes que nous avons la connaissance des natures

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simples en gnral, et des ralits mathmatiques en particulier. Nous avons donc des ides innes de ltendue, du mouvement, des entits mathmatiques. Selon Descartes, ces Ides ont t mises dans notre esprit par Dieu. Ouvrons ici une parenthse pour approfondir notre comprhension des ides innes. Lorsquil rdige ses Mditations Mtaphysiques, Descartes les soumet avant publication une srie de savants et de philosophes, afin de recueillir leurs objections. Parmi celles-ci, on trouve celles de Thomas Hobbes, philosophe empiriste anglais dont nous avons dj eu loccasion dtudier la philosophie politique 14. Selon Hobbes, toutes nos ides ont leur origine dans lexprience et donc dabord dans la perception : lide est une reprsentation de lobjet peru, auquel elle renvoie ncessairement. Hobbes rcuse donc lexistence dides innes. Comme, pour lui, lide est lie au peru comme sa cause, donc la ralit matrielle, Hobbes ne peut suivre la dmarche de Descartes affirmant lexistence dune pense indpendante du corps (seconde objection de Hobbes), car nous ne pouvons sparer la pense dune matire qui pense aussi il semble quon doit plutt infrer quune chose qui pense est matrielle plutt quimmatrielle . Comme Dieu ne tombe pas sous les sens, on ne peut pas, dit Hobbes, en avoir dide, si ce nest par lutilisation de notre exprience de lide de cause : Lhomme voyant quil doit y avoir quelque cause de ses images ( c'est-dire de ses perceptions) ou de ses ides, et de cette cause une autre premire et ainsi de suite, est enfin conduit une fin ou une supposition de quelque cause ternelle () ce qui fait quil conclut ncessairement quil y a un tre ternel qui existe et nanmoins il na point dide quil puisse dire tre celle de cet tre ternel, mais il nomme ou appelle du nom de Dieu cette chose que la foi ou sa raison lui persuade. II.1.3.2. La supriorit et le caractre paradigmatique des mathmatiques tiennent la rigueur de leur mthode Rgle 3 : Sur les objets proposs notre tude, il faut chercher non ce que dautres ont pens ou ce que nous-mmes conjecturons, mais ce dont nous pouvons avoir lintuition claire et vidente ou ce que nous pouvons dduire avec certitude : car ce nest pas autrement que la science sacquiert . Selon Descartes, il nexiste que deux actes de notre entendement par lesquels nous pouvons parvenir une connaissance certaine des choses, sans aucune crainte derreur : lintuition et la dduction. A. Dfinition de lintuition Descartes commence par deux dfinitions a contrario : a) Lintuition nest PAS le tmoignage instable des sens b) Lintuition nest PAS jugement trompeur de limagination qui opre des compositions sans valeur (sirne) Puis il dfinit lintuition positivement, comme tant : c) Une reprsentation qui est le fait de lintelligence pure et attentive, reprsentation si facile et si distincte, quil ne subsiste aucun doute sur ce que lon comprend. d) Ou bien, ce qui est idem c), une reprsentation inaccessible au doute, qui nat de la seule lumire de la raison, et qui est plus certaine encore que la dduction, car elle est14

Les critiques de Hobbes sont reprises dans les Troisimes objections.

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plus simple. Ex. : chacun peut voir par intuition quil existe, quil pense, que le triangle est dlimit par 3 lignes seulement, la sphre par une seule surface, etc. il y a une foule dintuitions de ce type, que la plupart des gens ne remarquent pas, parce quils ddaignent de tourner leur esprit vers des choses si faciles. e) Lvidence et la certitude de lintuition ne sont pas requises seulement pour les simples nonciations, mais aussi pour toute espce de dmarche discursive. Ex. 2 et 2 font autant que 3 et 1 ; il faut voir intuitivement non seulement que 2 et 2 font 4, et que 3 et 1 font 4 galement, mais en outre que, de ces deux propositions, cette troisime-l se conclut ncessairement. B. Dfinition de la dduction Compte tenu de lexemple qui prcde, pourquoi avoir ajout un autre mode de connaissance ? Par dduction, Descartes entend tout ce qui se conclut ncessairement de certaines autres choses connues avec certitude. Cela permet de rendre compte de ce que la plupart des choses sont objets dune connaissance certaine, tout en ntant pas par ellesmmes videntes : il suffit quelles soient dduites partir de principes vrais et dj connus, par un mouvement continu et ininterrompu de la pense, qui prend de chaque terme une intuition claire. Par exemple, ce nest pas autrement que nous savons que le dernier anneau de quelque longue chane est rattach au premier, mme si nous ne voyons pas dun seul et mme coup dil lensemble des anneaux intermdiaires dont dpend ce rattachement ; il suffit que nous les ayions examins lun aprs lautre, et que nous nous souvenions que du premier au dernier, chacun deux est attach ses voisins immdiats. Descartes distingue donc ici lintuition intellectuelle et la dduction certaine, sur base de ce critre : dans la dduction, on conoit une sorte de mouvement ou de succession, pas dans lintuition. En outre, pour la dduction, il ny a pas besoin dune vidence actuelle, mais cest la mmoire que la dduction emprunte sa certitude. Do trois constats : - les premiers principes eux-mmes ne sont connus que par lintuition - les conclusions ne sont connues que par la dduction - les propositions qui se concluent immdiatement partir des premiers principes (comme dans lexemple des additions) se connaissent, selon le point de vue selon lequel on se place, par intuition ou par dduction. Telles sont les deux voies les plus certaines pour parvenir la science. Tout le reste est rejeter comme exposes lerreur. Lavantage de la mthode mathmatique est quelle se fonde prcisment sur ces deux oprations de lintuition et de la dduction. En effet, pour Descartes, les mathmatiques consistent toutes entires tirer des consquences par voie de dduction rationnelle . Comme on la vu, la dduction rationnelle (cest--dire la dmonstration) a fait lobjet, depuis Aristote, dune analyse dans le cadre de la logique formelle : la thorie du syllogisme et de ses principales figures, permet danalyser de dcomposer les diffrentes tapes dun raisonnement, et den faire apparatre les articulations. Descartes se mfie toutefois il le dit maintes reprises dune approche exclusivement logique du raisonnement car : a) La logique constitue une mthode pour exposer ce que lon sait et non pas une mthode dinvention (rappelons que telle tait dj la position dAristote). b) La vrit de la dduction dpend de celle de ses principes, qui doivent tre poss indpendamment de constructions syllogistiques (sils sont de vritables principes). Cest dans lintuition intellectuelle (intuitus, inspectio mentis), que Descartes voit le moment

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vritablement fondateur du raisonnement. Le mouvement de la dduction ne peut seffectuer de manire rigoureuse, que si lon voit lattache des propositions les unes avec les autres. Seule cette vision intrieure son actualit permet den finir avec les connaissances qui ne sont que probables, et avec la confusion des penses. Lidal serait que la dduction puisse se synthtiser dans une intuition, et quun seul coup dil permette dembrasser lensemble de ses diffrents moments. Cest donc ici aussi en partant de lapplication particulire dans la science mathmatique, que Descartes pose lintuition et la dduction comme tant les deux oprations de lesprit au fondement de la mthode propre la mathmatique universelle. Il nous reste maintenant observer comment cette dernire va pouvoir tre applique dans le domaine de la mtaphysique. II. 2. TRANSPOSITION DE LA MTHODE MATHMATIQUE EN MTAPHYSIQUE : LIMMORTALIT DE LME (CF. ABRG DES SIX MDITATIONS)LA DMONSTRATION DE

Pour Descartes, la mthode gnrale quil a formule en prenant comme modle le raisonnement logico-dductif a deux fonctions : permettre daugmenter le savoir, mais aussi de prouver la vrit indubitable dun savoir, si ce dernier peut tre expos sous la forme dune dmonstration. En ce qui concerne la possible extension de la mthode au domaine de la mtaphysique, cest essentiellement cette seconde fonction de la mise en dmonstration, cellel dtre une technique de preuve, qui intresse Descartes. En effet, Descartes veut parvenir prouver de manire irrfutable aux athes que lme est immortelle et que Dieu existe. Selon lui, sil parvient mettre ces deux hypothses sous forme de dmonstrations rigoureuses, leur vrit sera de facto dmontre. Bref, la fonction principale de la mthode (ou mathmatique gnrale), cest de tenter de faire de la mtaphysique une science part entire, aussi rigoureuse que la gomtrie. Voyez dans lextrait de lAbrg des six Mditations comment Descartes procde pour reconstituer une dmonstration dont la conclusion doit tre lme est immortelle (cette dmonstration repose sur lenchanement de plusieurs syllogismes). II.3. LA PREUVE DE LEXISTENCE DE DIEU (CF. 4ME

PARTIE DU DISCOURS DE LA MTHODE)

Dans la 4me partie du Discours de la Mthode, Descartes commence par rcapituler tout lordre des Mditations jusqu laffirmation du cogito. Ayez ce dveloppement bien prsent lesprit, lorsque vous reconstituez la preuve de lexistence de Dieu. II.3.1 La preuve ontologique : Descartes conclut de lIde de Dieu son existence La preuve de lexistence de Dieu de Descartes est inspire par celle de Saint-Anselme, penseur du XIme sicle. Dans le Proslogion, Anselme crit : Nous croyons que tu es quelque chose de tel que rien de plus grand ne puisse tre pens. Est ce qu'une telle nature n'existe pas, parce que l'insens a dit en son cur : Dieu n'existe pas? Mais du moins cet insens, en entendant ce que je dis : quelque chose de tel que rien de plus grand ne puisse tre pens, comprend ce qu'il entend ; et ce qu'il comprend est dans son intelligence, mme s'il ne comprend pas que cette chose existe. Autre chose est d'tre dans l'intelligence, autre chose exister. [...] Et certes l'tre qui est tel que rien de plus grand ne puisse tre pens, ne peut tre dans la seule

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intelligence ; mme, en effet, s'il est dans la seule intelligence, on peut imaginer un tre comme lui qui existe aussi dans la ralit et qui est donc plus grand que lui. Si donc il tait dans la seule intelligence, l'tre qui est tel que rien de plus grand ne puisse tre pens serait tel que quelque chose de plus grand pt tre pens Cet argument consiste considrer que l'existence est une grandeur : Anselme commence par poser comme une proposition irrfutable que Dieu est l'tre le plus grand qu'on puisse concevoir. Si un tel tre n'existe que dans l'esprit de celui qui le pense, alors on peut toujours concevoir un tre similaire qui aurait de surcrot la proprit d'exister. Un tel tre serait donc plus grand que celui qui n'existe pas dans le rel mais qui est seulement pens par lesprit. Dire que Dieu n'existe pas met donc la pense en contradiction avec elle-mme : s'il n'existe pas, ce qui est tel que rien de plus grand ne puisse tre pens est tel que quelque chose de plus grand peut tre pens. Descartes, quant lui, compare les ides gomtriques et lide de Dieu : je peux concevoir clairement une figure gomtrique sans concevoir que son objet existe. Par exemple, lorsque je conois un triangle, cela entrane ncessairement que ses 3 angles doivent tre gaux 2 droits, mais, nous dit Descartes, je ne peux pas dduire de cela la certitude quaucun triangle existe au monde. Descartes ne considre donc pas lexistence comme tant un prdicat analytique (ncessairement compris dans son concept) du triangle. Tout au contraire, Descartes pose quil nest pas possible de concevoir clairement lide de Dieu sans le concevoir comme existant (lIde de Dieu implique donc ncessairement son existence, contrairement lIde du triangle). Donc Descartes pose quil est vide