Suzanne Pairault Infirmière 16 La Promesse de Francine 1979

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Transcript of Suzanne Pairault Infirmière 16 La Promesse de Francine 1979

JEUNES FILLES EN BLANC * N 16SALLE DES URGENCES par Suzanne PAIRAULT

*Dans l'ambulance qui les emmne l'hpital, le grand malade saisit la main de Francine la jeune infirmire. coutez-moi, articule-t-il lentement. J'ai quelque chose dire - quelque chose d'important. C'est seulement quand j'aurai parl que je pourrai mourir tranquille. Je voulais rparer mais je ne l'ai pas fait. On dit qu'il est mort de chagrin... cause des Cresses... Vous vous souviendrez : les Cresses. La voix n'est plus qu'un souffle. Rparer... murmure-t-il encore. Promettez-moi que vous... que vous... Francine se penche sur lui, mue par la souffrance qu'elle dcouvre dans son regard. Je vous le promets , dit-elle gravement.

Suzanne Pairault

Ordre de sortie

Jeunes Filles en blanc

Srie Armelle, Camille, Catherine Ccile, Dominique, Dora, Emmeline, Evelyne, Florence, Francine, Genevive, Gisle, Isabelle, Juliette, Luce, Marianne, Sylvie.

(entre parenthses, le nom de l'infirmire.)

1. Catherine infirmire 1968 (Catherine)

2. La revanche de Marianne 1969 (Marianne)

3. Infirmire bord 1970 (Juliette)

4. Mission vers linconnu 1971 (Gisle)

5. L'inconnu du Caire 1973 (Isabelle)

6. Le secret de l'ambulance 1973 (Armelle)

7. Sylvie et lhomme de lombre 1973 (Sylvie)

8. Le lit no 13 1974 (Genevive)

9. Dora garde un secret 1974 (Dora)

10. Le malade autoritaire 1975 (Emmeline)

11. Le poids d'un secret 1976 (Luce)

12. Salle des urgences 1976

13. La fille d'un grand patron 1977 (Evelyne)

14. L'infirmire mne l'enqute 1978 (Dominique)

15. Intrigues dans la brousse 1979 (Camille)

16. La promesse de Francine 1979 (Francine)

17. Le fantme de Ligeac 1980 (Ccile)18. Florence fait un diagnostic1981 19. Florence et l'trange pidmie 198120. Florence et l'infirmire sans pass198221. Florence s'en va et revient198322. Florence et les frres ennemis 198423. La Grande preuve de Florence1985Suzanne Pairault

Ordre de sortie

Jeunes Filles en blanc

Srie Armelle, Camille, Catherine Ccile, Dominique, Dora, Emmeline, Evelyne, Florence, Francine, Genevive, Gisle, Isabelle, Juliette, Luce, Marianne, Sylvie.

(entre parenthses, le nom de l'infirmire.)

1. Catherine infirmire 1968 (Catherine)

2. La revanche de Marianne 1969 (Marianne)

3. Infirmire bord 1970 (Juliette)

4. Mission vers linconnu 1971 (Gisle)

5. L'inconnu du Caire 1973 (Isabelle)

6. Le secret de l'ambulance 1973 (Armelle)

7. Sylvie et lhomme de lombre 1973 (Sylvie)

8. Le lit no 13 1974 (Genevive)

9. Dora garde un secret 1974 (Dora)

10. Le malade autoritaire 1975 (Emmeline)

11. Le poids d'un secret 1976 (Luce)

12. La fille d'un grand patron 1977 (Evelyne)

13. L'infirmire mne l'enqute 1978 (Dominique)

14. Intrigues dans la brousse 1979 (Camille)

15. La promesse de Francine 1979 (Francine)

16. Le fantme de Ligeac 1980 (Ccile)

Srie Florence

1. Salle des urgences 1976

2. Florence fait un diagnostic1981 3. Florence et l'trange pidmie 19814. Florence et l'infirmire sans pass19825. Florence s'en va et revient19836. Florence et les frres ennemis 19847. La Grande preuve de Florence1985Suzanne Pairault

Ordre alphabtiqueJeunes Filles en blanc

Srie Armelle, Camille, Catherine Ccile, Dominique, Dora, Emmeline, Evelyne, Florence, Francine, Genevive, Gisle, Isabelle, Juliette, Luce, Marianne, Sylvie.

(entre parenthses, le nom de l'infirmire.)

1. Catherine infirmire 1968 (Catherine)

2. Dora garde un secret 1974 (Dora)

3. Florence et les frres ennemis 1984 (Florence)4. Florence et l'trange pidmie 1981 (Florence)5. Florence et l'infirmire sans pass1982 (Florence)6. Florence fait un diagnostic1981 (Florence)7. Florence s'en va et revient1983 (Florence)8. Infirmire bord 1970 (Juliette)

9. Intrigues dans la brousse 1979 (Camille)

10. La fille d'un grand patron 1977 (Evelyne)

11. La Grande preuve de Florence1985 (Florence)12. La promesse de Francine 1979 (Francine)

13. La revanche de Marianne 1969 (Marianne)

14. Le fantme de Ligeac 1980 (Ccile)15. Le lit no 13 1974 (Genevive)

16. Le malade autoritaire 1975 (Emmeline)

17. Le poids d'un secret 1976 (Luce)

18. Le secret de l'ambulance 1973 (Armelle)

19. L'inconnu du Caire 1973 (Isabelle)

20. L'infirmire mne l'enqute 1978 (Dominique)

21. Mission vers linconnu 1971 (Gisle)

22. Salle des urgences 1976 (Florence)

23. Sylvie et lhomme de lombre 1973 (Sylvie)

SUZANNE PAIRAULT

LA PROMESSE

DE FRANCINEILLUSTRATIONS DE PHILIPPE DAURE

HACHETTE

I

ds la premire sonnerie, Francine s'tait leve de son sige au poste de garde du rez-de-chausse. Elle assurait aujourd'hui le service de l'ambulance, et la sonnerie signifiait qu'on avait besoin d'elle immdiatement. Elle prit son manteau, fixa sur sa tte la coiffe qui maintenait difficilement ses boucles brunes, et se dirigea rapidement vers le garage.Elle franchissait le seuil quand elle vit s'avancer vers elle un grand jeune homme blond, aux yeux trs bleus. C'tait Jrme Magnin, l'interne de garde, qui venait de recevoir l'appel tlphonique. J'ai donn l'adresse au chauffeur, dit-il. C'est hors de la ville, assez loin sur la route de Tarare. Si vous vous tes quelquefois promene de ce ct-l, vous avez peut-tre remarqu la maison : trs grande, presque un chteau, mais moderne. Il y en a tant ds qu'on a dpass les faubourgs, dit Francine. Celle-l appartient Bertaut, le grand entrepreneur, le P.-D.G. de la Socit Rgionale d'Entreprises. C'est d'ailleurs lui-mme que vous allez nous amener en ranimation. Il a eu un accident? Non, il est malade depuis quelque temps dj. Mais il n'avait jamais voulu quitter cette belle maison qu'il venait, parat-il, de faire construire. Il tait soign domicile, par Duhem, que vous connaissez au moins de nom. Il avait deux infirmires particulires. Mais son tat ayant empir, Duhem a exig le transport d'urgence l'hpital. Tout en parlant, les deux jeunes gens taient entrs dans le garage. Le chauffeur tait dj au volant; l'infirmier vrifiait que rien ne manquait dans l'ambulance. Il monta sur le sige prs de son camarade, tandis que Francine prenait place l'intrieur. Bonne route. Francine! dit Jrme tandis que la voiture s'loignait.La jeune infirmire s'appuya au dossier de son sige. La journe avait t dure : quatre transports assez loigns; un des malades une pritonite avait exig des soins constants pendant le trajet. Maintenant, c'tait sans doute le derniervoyage de la journe. De quoi s'agissait-il? Jrme ne le lui avait pas dit, mais pour que Duhem impost un transport d'urgence, le cas devait tre grave.On avanait lentement, dans les rues encombres de Lyon. C'tait l'heure o le travail s'achve, o beaucoup de citadins quittent la ville, tandis que d'autres viennent y passer la soire. Roulerait-on mieux au retour? Il fallait l'esprer.L'infirmier entrouvrit la vitre qui sparait le sige de l'intrieur. a va, Francine? Trs bien, merci, Lucien. Pas trop fatigue? Un peu... Tu dois l'tre aussi, je suppose. Et Charles? Charles, qui avait la cinquantaine, assurait depuis vingt ans la fonction de chauffeur. Il se plaignait toujours de tout : de la chaleur ou du froid, du quartier o l'on devait se rendre, des minutes passes attendre. Au demeurant, c'tait le meilleur homme du monde, toujours prt rendre service. Moi, je n'en peux plus! bougonna-t-il. J'espre au moins qu'on ne nous fait pas courir l-bas pour rien... Vous verrez : ce sera une mmre qui s'est foul un doigt de pied... Je ne crois pas, rpondit srieusement Francine. D'aprs ce que m'a dit le docteur Magnin... Vous y croyez encore, vous, ce que disent les toubibs? On voit bien que vous ne les connaissez pas depuis longtemps! La jeune fille sourit. Elle savait trop bien que

Charles, ds qu'il avait un rhume de cerveau, se prcipitait la consultation et rclamait des antibiotiques... Mais ces rflexions dsabuses faisaient partie de son personnage.Ils avaient quitt la nationale depuis un moment et roulaient sur une route de traverse. Les grandes ombres des peupliers, allonges par le couchant, s'alignaient en travers de la route. De temps autre on dpassait une grande proprit, une maison luxueuse, entrevue par la grille d'un parc.Charles bifurqua de nouveau. Vous tes sr que c'est par ici, Charles? Vous ne pensez pas que des millionnaires iraient s'installer en bordure de la nationale, non? Je ne pense rien; j'admire seulement votre assurance. Ce ne serait pas la peine de courir le pays depuis vingt ans si je n'tais pas capable de me rendre n'importe o les yeux ferms! Ouvre-les plutt, maintenant, dit l'infirmier; je crois que ce n'est pas loin. Je n'ai pas besoin de toi pour me le dire. La grille tait ouverte; l'ambulance prit l'allede graviers qui contournait la pelouse et s'arrta devant le perron. La grande maison tait illumine; par les fentres Francine voyait des ombres aller et venir.Elle monta la premire, tandis que Charles et l'infirmier descendaient le brancard. On avait d les entendre, car la porte sembla s'ouvrir d'elle-mme : une femme en uniforme d'infirmire s'avana au-devant de la jeune fille. C'est vous qui soignez le malade? interrogea Francine. Dans la journe, oui. Ma collgue doit justement venir me remplacer. De quoi souffre-t-il? Les reins... c'est srieux. Il tenait tre soign chez lui; mon avis c'tait une erreur. Le docteur Duhem a insist plusieurs fois pour qu'on le transporte l'hpital. Il n'a rien voulu entendre, sa femme non plus... Tenez, voici justement le docteur. Un homme g, maigre, au visage proccup, descendait l'escalier. Il fit un signe de tte Francine. Mlle Dubois vous a sans doute mise au courant? Elle m'a dit que c'tait grave. En effet. Depuis un certain temps je dsirais vous l'envoyer, mais il ne voulait pas aller l'hpital. Vous savez quel point certains malades sont obstins... On ne peut pas toujours les contrarier... Mais aujourd'hui son tat s'est tellement aggrav que j'ai exig le transport immdiat. Il est d'ailleurs hors d'tat de s'y opposer; vous allez le voir, il n'a plus conscience de ce qui l'entoure. Pensez-vous qu'il ait des chances lie s'en tirer? Je ne rponds de rien , dit Duhem.Il fit monter Francine au premier tage. Dans l'escalier, un jeune homme barbu, le teint hl, les cheveux en dsordre, descendait leur rencontre, l'air boulevers. L^ambulance... balbutia-t-il. Docteur, c'est affreux! Je voulais lui parler; il ne m'a mme pas reconnu... Calmez-vous, Grard, dit doucement le mdecin. Nous tenterons l'impossible pour le sauver, je vous le promets. Vous croyez qu' l'hpital on pourra... Il aurait peut-tre fallu l'y envoyer plus tt. Moi aussi, j'ai insist pour le garder ici : il semblait y tenir tellement... Maintenant je me le reproche... Le docteur Duhem lui posa la main sur l'paule. Occupez-vous de votre mre, dit-il. Ce dpart va videmment l'affecter. Je pense que votre sur voudra rester cette nuit auprs d'elle? Ma sur! Grard Bertaut haussa les paules. De toute faon, dit le mdecin, l'infirmire de nuit restera, elle. Elle va arriver d'un moment l'autre; elle donnera votre mre ce qu'il faut pour la faire dormir. Sur le palier, Mme Bertaut attendait le retour du mdecin. C'tait une femme encore jeune, assez forte, trs blonde et visiblement dcolore. Elle portait une robe vague, retenue aux paules par un empicement volants et dcore de grandes fleurs multicolores. Docteur, dit-elle d'une voix plaintive, c'est donc bien dcid? Vous voulez qu'on l'emmne? Je vous ai dj dit, madame, que si vous vous y opposiez je ne reviendrais plus. Elle" soupira : Pourtant, il tait bien ici. J'aurais fait pour lui tout ce qu'il fallait; j'aurais pris d'autres infirmires si c'tait ncessaire... . Il ne s'agit pas du nombre des infirmires, madame, mais de techniques qui n'existent qu' l'hpital. Pourtant, docteur... Sans en couter davantage le docteur Duhem entrana Francine dans un large couloir au fond duquel on apercevait une porte ouverte. Ces nouveaux riches sont insupportables, murmura-t-il. Cette femme se figure qu'avec de l'argent on peut tout acheter. Elle ne veut pas envoyer son mari l'hpital parce que les pauvres y vont aussi. De tels prjugs, notre poque... II prcda Francine dans la chambre du malade. Celui-ci, surlev sur ses oreillers, semblait respirer avec difficult. Son visage tait congestionn,ses yeux ferms. Un appareil de perfusion tait plac prs du lit.Deux personnes se tenaient son chevet : une jeune femme au visage rond de poupe, un homme jeune galement, aux paules troites, l'expression dure. La fille et le gendre , souffla l'infirmire l'oreille de Francine.Celle-ci s'avana vers le lit. Aucune instruction pour le trajet, docteur? demanda-t-elle. Vous continuez la perfusion, naturellement. Si le cur flanchait, faites-lui une intraveineuse. Mais je pense qu'il tiendra. Les ambulanciers entraient leur tour. Avec la sret de mouvements que donne l'exprience, ils soulevrent le malade et le dposrent doucement sur le brancard. Puis ils se dirigrent vers l'escalier.Sur le palier, la femme blonde se tordait les mains. A l'hpital! c'est affreux... murmura-t-elle. Vous tes sr, docteur, que l-bas on fera ce qu'il faut? Le mdecin ne rpondit mme pas. L'infirmire la prit par le bras et l'entrana; Mme Bertaut s'en remit ses soins en silence. La fille et le gendre accompagnaient des yeux le brancard, que Francine suivait de prs, en tenant l'ampoule de la perfusion.On installa le malade dans l'ambulance; la jeune infirmire s'assit ct de lui. Elle ne sentait plus sa fatigue. Elle vrifia le fonctionnement de l'appareil, tta le pouls, qui tait faible, un peu lent.Elle voyait bien que M. Bertaut tait dans un tat critique. Pourvu qu'il n'arrivt pas un malheur pendant la route... Mme si l'hpital on ne pouvait plus rien, elle avait hte d'y arriver.

IIl'ambulance roulait sans heurts sur la route. Francine, assise ct de son malade, le regardait.C'tait un homme d'une cinquantaine d'annes, le torse puissant, les paules larges. Ses mains poses sur le drap, taient de fortes mains de travailleur. Les traits taient marqus, la mchoire volontaire. Un de ces lutteurs qui vont toujours de l'avant, pensa la jeune fille.Pour le moment, il gisait inerte sur ses oreillers. Il n'avait pas repris connaissance; il ne s'tait pas aperu qu'on le transportait. Francine lui tta le pouls : toujours faible, mais rgulier. Dans lagrosse ampoule suspendue son chevet, le liquide baissait peu peu.Une fois l'hpital, que lui ferait-on? Ni le docteur Duhem ni l'infirmire n'avaient donn Francine de prcision sur la maladie; elle savait seulement que c'tait trs grave. Elle n'tait qu'une convoyeuse; elle devait amener le malade bon port; le reste ne la regardait pas.Un instant, elle regretta le travail de salle, le contact prolong avec ceux qui souffrent. Ces changes humains elle les retrouverait bientt, puisque son stage d'ambulancire ne devait durer qu'un mois.Un quart d'heure s'tait coul quand la voiture ralentit. La vitre avant coulissa, laissant paratre la tte de l'infirmier. II y a un gros embouteillage l'entre de l'autoroute, annona-t-il. Charles pense que nous ferions mieux de rejoindre la route du sud. Mais cela va nous retarder! dit Francine. Un peu, bien sr... Mais a vaut encore mieux que de nous trouver pris dans une file de voitures o nous ne pourrions plus ni avancer ni reculer. Dans ces cas-l, mme la sirne ne sert pas grand-chose. Sur la dpartementale, elle nous permettra de filer plus vite. Francine soupira : Eh bien, allons... Charles sait ce qu'il a faire. Elle tait inquite. En pareil cas un retard, quel qu'il ft, pouvait tre fatal. L'tat du malade, heureusement, semblait se maintenir. Le pouls tait un peu plus rapide, le front moite. Tout se passe bien, l-dedans? demanda l'infirmier.Elle rpondit que oui et il referma la vitre. La nuit tombait : seule une lampe basse clairait l'intrieur de l'ambulance. Au-dehors, les silhouettes des arbres se dcoupaient en sombre sur le fond encore rouge du soleil couchant.En se retournant vers le malade, elle constata avec inquitude qu'il avait les yeux grands ouverts et la regardait d'un air gar. O suis-je? murmura-t-il. O suis-je? rpta-t-il avec effroi.Francine posa lgrement la main sur son paule. Ne craignez rien : vous tes dans une ambulance. On vous emmne l'hpital o vous serez mieux soign qu' la maison. II essaya de se soulever sur un coude; elle l'en empcha, de crainte de dplacer l'aiguille de la perfusion. L'hpital! dit-il. Je ne 'voulais pas de l'hpital! Je suis perdu, alors? Ne dites pas cela, fit-elle d'une voix douce. L-bas, au contraire, on pourra vous soigner comme il faut. Ne vous agitez pas, surtout. Laissez votre tte sur l'oreiller... Au lieu d'obir, il fit un nouvel effort pour se redresser. Ma femme? o est ma femme? demanda-t-il. Et mon fils? Il faut que je les voie, que je leur parle tout de suite! Ils viendront vous voir ds demain matin,dit Francine. Cessez de vous agiter si vous voulez tre en bonne forme quand ils arriveront. Bertaut eut un ricanement amer. Demain! rpta-t-il. Demain il sera trop tard, je le sens bien. Il faut que je parle maintenant; je n'ai plus le temps d'attendre... II saisit la main de Francine et la serra avec une nergie dont elle ne l'aurait pas cru capable. Ecoutez-moi, articula-t-il lentement. J'ai quelque chose dire. Quelque chose d'important. C'est seulement quand j'aurai parl que je pourrai mourir tranquille. Sa voix avait repris un timbre presque normal; ses yeux, s'ils exprimaient l'angoisse, montraient qu'il avait retrouv toute sa connaissance. Francine savait que chez les mourants on voit parfois

ces accs de lucidit passagre. Elle se pencha vers lui: il la regarda fixement. Je crois que je peux avoir confiance en vous, dit-il. Ecoutez-moi : c'est une confession. Je ne veux pas partir avec cela sur ma conscience. Dans ma vie, dans mes affaires, j'ai commis bien des actions que je pourrais regretter. Je voulais toujours gagner, tre le premier partout. Mais ce ne serait rien s'il n'y avait pas eu les Cresses... Il s'agitait; elle s'efforait vainement de le calmer. Reposez-vous un peu. Laissez-vous aller. Vous parlerez plus tard... II lui jeta un regard dsespr. Elle comprit que le seul moyen d'apaiser son dsarroi tait de lui laisser exprimer ce qu'il avait sur le cur.Quand il reprit, sa voix tait plus faible : elle vit qu'il n'avait plus la force de continuer sur le mme ton. Les Cresses... rpta-t-il, les Cresses... C'tait un ami... un vieil ami, vous comprenez? Nous tions alls l'cole ensemble. Je ne le voyais plus trs souvent, mais au fond je l'aimais. Je l'ai ruin, ruin... Ses yeux se dilatrent. Et il est mort. On a dit que c'tait de chagrin. Mort par ma faute... J'essayais de l'oublier, mais depuis que je suis malade, je ne cesse de penser lui. Je voulais rparer, autant que possible. Je ne l'ai pas fait assez tt, et maintenant... Sa main se resserra sur le bras de Franchie. Mais la voix faiblissait de plus en plus. Rparer... rpta-t-il dans un souffle. Promettez-moi que vous... que vous... Pour que je puisse mourir en paix... Elle se pencha sur lui, mue par la souffrance qu'elle lisait dans son regard. Je vous le promets , dit-elle gravement.Le visage convuls se dtendit. M. Bertaut poussa un grand soupir et se laissa retomber sur son oreiller. Un instant plus tard, il sombrait de nouveau dans l'inconscience.Francine, trouble par ce qu'elle venait d'entendre, le regardait. Elle tait soulage de voir qu'il ne souffrait plus. En mme temps, elle tait inquite. Elle lui avait parl sans rflchir, pousse seulement par la piti. Pourtant elle avait promis quelque chose... Mais quoi?La vitre avant s'carta de nouveau; l'infirmier demanda : Qu'est-ce qu'il y a? Tu as besoin de moi, Francine? Non, merci. Pourquoi? J'ai cru vous entendre parler. J'ai pens que tu avais peut-tre des difficults avec le malade. Il s'est un peu agit, il a dit quelques mots-Mais maintenant regarde, il est trs calme. Quand mme, tu dois avoir hte d'arriver l'hpital, hein? C'tait exact. Mais elle savait que plus on est inquiet pour un malade, moins on doit le laisser paratre. On croit qu'ils n'entendent rien mais en est-on jamais sr? On a vu des rescaps, revenant eux, rpter exactement les paroles qu'on a prononces leur chevet, alors qu'on les croyait inconscients.Elle ne rpondit pas la question. J'espre que nous arriverons bientt , dit-elle seulement.A ce moment, elle entendit la voix de Charles : Je fais ce que je peux, nom de nom! Nous y serions dj, s'il n'y avait pas eu ces embouteillages. Des imbciles qui vont se balader, alors qu'ils feraient mieux de rester chez eux! Doucement, Charles, dit Franchie. Si vous vous mettez en colre, a ne nous fera pas avancer plus vite. L'infirmier referma la vitre; Franchie se trouva de nouveau seule avec le malade.Bertaut respirait lentement, mais sans effort. Ses mains reposaient sur le drap; son visage tait paisible.S'il doit survivre, pensait Francine, se rappellera-t-il seulement ce qu'il m'a confi?Elle, en tout cas, ne lui en dirait rien. Mais s'il l'interrogeait pour savoir s'il avait parl, que ferait-elle?Les premires maisons du faubourg apparurent enfin. L'hpital tait situ la priphrie; on apercevait de loin sa haute faade claire.La porte des urgences tait grande ouverte, comme toujours. L'ambulance pntra dans le passage. Un infirmier s'avana pour aider descendre le brancard : une fois le transport termin, Charles n'tait plus qu'un chauffeur.Un interne accueillit les arrivants. Il jeta un coup d'il vers le malade, que Francine accompagnait en soutenant l'ampoule perfusion. Ils entrrent dans la chambre de ranimation, o uneautre infirmire, sans un mot, prit l'appareil des mains de la jeune fille.Francine attendit un moment dans le couloir, devant la porte. Quand l'interne sortit, elle s'avana vers lui. Eh bien? demanda-t-elle.Il secoua la tte. Nous ferons l'impossible, dit-il. Mais je crains que a ne serve rien. Le docteur Duhem avait prvenu Jrme en lui tlphonant : il jugeait le cas dsespr. Si on vous l'avait envoy plus tt, croyez-vous que... Le jeune homme haussa les paules. C'est toujours la mme chose : on attend la dernire extrmit. Je m'tonne que Duhem, qui est srieux... Le docteur Duhem m'a dit qu'il voulait vous l'envoyer depuis plusieurs jours; le malade et sa famille s'y sont opposs. Puis l'tat s'est brusquement dgrad, et il a d faire acte d'autorit. J'ai bien peur qu'il n'y ait plus rien faire , dit l'interne.Il ne se trompait pas. Le lendemain matin, quand Francine descendit prendre son service l'ambulance, elle apprit que M. Bertaut tait mort sans reprendre connaissance, six heures du matin.

IIIds leur premire rencontre, Francine et Jrme, qui travaillaient alors dans le mme service, avaient prouv l'un envers l'autre un mouvement de sympathie. Tous deux aimaient leur mtier, tous deux avaient la mme conscience professionnelle, la mme attitude humaine l'gard des malades. Il n'en fallait pas plus pour les rapprocher.Au cours des semaines, cette sympathie s'tait transforme en une vritable amiti. Depuis que Francine avait t provisoirement affecte au service de l'ambulance, leurs travaux respectifs ne lesrapprochaient plus. Mais souvent, le soir, ils se retrouvaient la cantine de l'hpital.Ce jour-l, Francine tait soucieuse. Elle ne cessait de penser aux paroles prononces la veille par Bertaut, lors de son transport en ambulance. Ses dernires paroles plus encore : ses dernires volonts. Elle s'tait demand, dans le cas o il reviendrait lui, s'il se souviendrait de cette confidence. Maintenant qu'il n'tait plus l, le problme tait diffrent.Elle lui avait fait une promesse. Elle ne savait mme pas quoi cette promesse l'engageait. Il avait parl de rparer mais rparer quoi? Si elle avait bien compris, Bertaut avait mal agi envers un de ses amis; ce dernier tait mort, peut-tre de chagrin. Le mourant n'avait mme pas prononc le nom de cet ami; il n'avait mentionn qu'un nom de lieu que peut-tre Francine avait mal saisi : quelque chose comme les Presses, les Cresses... Sa famille elle-mme comprendrait-elle ce que cela voulait dire?Elle retournait la question pour la centime fois quand elle vit arriver Jrme. Elle en prouva un soulagement : elle avait craint qu'il ne ft retenu dans son service, comme cela arrivait souvent. Ce soir, elle avait besoin de ne pas se sentir seule. Jrme tait si rassurant, avec son sourire gai et calme, son expression d'nergie et de bont!A peine fut-il assis en face d'elle qu'il demanda : Que se passe-t-il, Francine? Elle le regarda avec surprise. Pourquoi me demandes-tu cela, Jrme? II secoua la tte. Je vois bien que tu n'es pas tout fait toi-mme. Il y a quelque chose qui te tourmente. Tu ne peux pas me dire quoi? Elle avait rsolu de ne parler personne des confidences du mourant. Mais voici que dj Jrme se doutait de quelque chose. Tu n'es pas toi-mme , disait-il. S'il avait su quel point c'tait vrai! Tu as eu une journe fatigante? demanda-t-il. Beaucoup de transports? Non, trois seulement, dont deux pour des accidents de la route. Un jeune homme avec des blessures multiples la jambe... Je sais : on l'a amen dans mon service. Deux fractures, qu'on a rduites immdiatement. Il ne boitera mme pas. On peut dire qu'il a eu de de la chance. D'autant plus que c'est un sportif. Pendant tout le trajet il n'a pas cess de me demander s'il pourrait recommencer jouer au rugby. Il avait l'air furieux que je ne puisse pas le lui dire! Il le pourra sans doute mais pas la semaine prochaine, videmment! L'autre, c'tait la petite fille? Tu l'as vue aussi? Oui, mais pas longtemps. Pour elle, c'est plus ennuyeux : la pauvre gosse a t fortement commotionne; on l'a mise immdiatement en ranimation. Oh, je pense qu'elle s'en tirera : les enfants ont une force de rsistance vraiment surprenante... II s'arrta. Tu ne m'coutes pas, Franchie. Dis-moi franchement : qu'y a-t-il? Elle comprit que vis--vis de Jrme elle n'aurait pas la force de dissimuler son dsarroi. D'ailleurs il pourrait peut-tre l'aider, lui donner son avis sur ce qu'elle devait faire. Un conseil de Jrme avait toujours sa valeur. C'est ce malade d'hier, avoua-t-elle. M. Bertaut, celui qui est mort la nuit dernire.. Et cela te trouble ce point? Tu le connaissais personnellement? Elle fit signe que non. Je ne savais mme pas qui il tait. C'est toi qui m'as appris qu'il s'agissait d'une personnalit de la rgion. Alors, pourquoi...? C'est qu'avant de mourir, dans l'ambulance, il m'a parl... Jrme secoua la tte. II ne faut pas toujours attacher de l'importance ce que disent les mourants. Bertaut tait dans un tat qui pouvait permettre les pires fantasmes. Non, Jrme. Dans l'ambulance il a repris connaissance un moment pas trs longtemps. Mais il ne divaguait pas, je t'assure. Elle raconta ce qui s'tait pass : le malade revenant lui, angoiss, prouvant le besoin de soulager sa conscience. II a d'abord demand sa femme et son fils. Mais comme j'tais seule avec lui, se sentant perdu, c'est moi qu'il a parl. Il avait des remords; il voulait rparer quelque chose, je nesais quoi. Il m'a parl de mauvaises actions, d'un ami dont il aurait caus la ruine et la mort. Il a rpt plusieurs fois : il faut rparer... rparer... II m'a demand de le lui promettre. Je n'avais pas d'autre moyen de l'apaiser... En somme, Franchie, tu as promis sans savoir quoi. Et tu te considres comme engage par cette promesse? C'est vrai. Il me semble que si je n'accomplissais pas ses dernires volonts, je n'aurais jamais l'esprit tranquille. Il s'agit videmment d'une chose grave... Jrme rflchissait. Je te comprends, Francine, dit-il enfin. Il me semble qu' ta place j'prouverais le mme sentiment. La question est : que peux-tu faire? Depuis ce matin je ne cesse d'y penser. La premire chose tenter, videmment, c'est d'en parler sa famille. Et si sa famille n'est pas au courant? Il a demand sa femme et son fils; il avait donc l'intention de se confier eux. Mme s'ils ne connaissent pas les faits, le peu que je leur dirai pourra peut-tre les mettre sur la voie. Tu connais ces gens-l? Tu les as vus hier soir. Quelle impression t'ont-ils faite? Je ne sais pas au juste; je pensais surtout au malade. J'ai d'abord aperu le fils; il m'a fait l'effet d'un hurluberlu : cheveux longs, barbe en dsordre, T-shirt bariol... Il semblait boulevers par l'tat de son pre. La mre, trs maquille, lgante, avait l'air de croire que son mari serait mal soign l'hpital, puisque cela ne cotaitrien. C'est d'ailleurs ce que m'a rapport le docteur Duhem, qui semblait excd de ses rflexions ridicules. Et la fille? Elle m'a paru insignifiante; elle semble entirement domine par son mari. Lui m'a t plutt antipathique : l'air dur et un peu faux. J'ai l'impression, Francine, qu'en une minute tu as remarqu beaucoup de choses... Ces premires impressions se rvlent souvent justes. Parmi ces inconnus, en est-il un qui tu t'adresserais de prfrence? Le fils n'a pas l'air d'avoir les pieds sur la terre. La fille, c'est inutile : son pre n'a d'ailleurs pas parl d'elle. Je pense que la mre... Bien sr, cela risque d'tre pnible pour elle...

C'est cependant elle, mon avis, que tu devrais voir. C'est elle qui a le plus de chances de connatre les faits auxquels son mari a fait allusion. De toute faon il avait l'intention de lui en parler, puisqu'il l'a rclame. Elle ma paru si peu intelligente, si superficielle... Mais tu as raison : c'est elle que je dois aller voir. Pas immdiatement, bien entendu; j'attendrai quelques jours aprs l'enterrement. Mais j'ai hte d'tre dlivre de ce poids. Au fond, elle ne peut qu'tre touche que tu lui rapportes les dernires paroles de son mari. Oui, videmment... Je lui demanderai si elle veut me recevoir. Ce ne sont pas des choses que l'on peut dire au tlphone. Elle habite loin, remarqua Jrme. Comment feras-tu pour y aller? Il doit bien y avoir un car qui me dposera au croisement de l'autoroute. Ensuite je marcherai. Je suis bonne marcheuse, tu sais. Rappelle-toi nos promenades en fort, l'automne, avec tes amis. Ils disaient tous que j'tais increvable! Jrme sourit. Si tu prenais rendez-vous un jour o nous serons libres tous les deux, je pourrais t'y conduire. Un mardi, par exemple c'est ton jour de sortie, n'est-ce pas? Je m'arrangerai pour me librer. Pendant que tu parleras avec Mme Bertaut, je t'attendrai au bord de la route. Jrme, je ne peux pas te demander... Ne sois pas ridicule; a me fait plaisir de pouvoir te rendre service. Et puis, s'il faut tout te dire, a commence m'intresser, ce mystre-l. Aprs avoir parl Jrme, Francine se sentait dj moins anxieuse. Elle s'tait demand si elle avait raison de chercher excuter les dernires volonts du mort volonts d'ailleurs si vaguement exprimes. Puisque Jrme lui avait dit : A ta place, j'aurais le mme scrupule que toi , elle se sentait plus ferme dans sa rsolution.Elle verrait Mme Bertaut, c'tait dcid. A l'ide de se retrouver en face de ce visage fard, de ces cheveux oxygns, elle se sentait mal l'aise. Mais il le fallait : elle le ferait.Les obsques de M. Bertaut eurent lieu en grande pompe : le journal publia une photo de la porte de l'glise drape de noir, du catafalque surcharg de couronnes. Une des infirmires de l'hpital, dont c'tait le jour de sortie, avait assist par hasard la fin de la crmonie; elle dclara que de sa vie elle n'avait jamais rien vu d'aussi somptueux. L'glise suffisait peine contenir la foule qui se pressait aux portes.Francine, elle, revoyait le malade inerte sur ses oreillers; elle revoyait ses yeux noys d'angoisse, entendait les paroles qu'il avait peine la force de prononcer. Elle avait encore sur les lvres la promesse qu'elle lui avait faite et qu'elle tait rsolue tenir.Quelques jours aprs les obsques, elle composa au tlphone le numro de Mme Bertaut. Ici Mlle Francine Garel, je voudrais parler Mme Bertaut, s'il vous plat. Une voix fminine lui rpondit que Mme Bertaut n'tait pas l. Savez-vous quand elle doit rentrer? demanda la jeune fille. Oh, pour le dner, je suppose. Pourrai-je tlphoner ce moment-l sans la dranger? Je n'ai que quelques mots lui dire. Bien sr : on lui tlphone souvent pendant le dner. Quand ce n'est pas M. Grard qui occupe le tlphone! Parce que lui... Elle entendit au bout du fil un petit rire.Deux heures plus tard, elle rappelait. Elle reconnut aussitt la voix aigu, agressive, qu'elle avait entendue sur le palier le soir du transport de M. Bertaut. L'infirmire de l'ambulance? Vous voulez dire que c'est vous qui avez accompagn mon mari? Oui, madame. Pour l'emmener dans cet hpital o on l'a tu! Si seulement on m'avait coute! Puisque ce Duhem ne voulait plus s'en charger, j'aurais pris un autre mdecin, voil tout. Je ne sais pas ce qu'il a racont mes enfants, mais ils ont cd... Madame... commena Franchie dconcerte.Elle avait envie de raccrocher, de ne plus entendre ces reproches dirigs contre ceux qu'elle estimait le plus au monde. Mais la voix aigu reprenait : Vous voulez me voir? Pourquoi? Vous tes paye par l'hpital, je suppose? Francine sentait ses joues brler. Je n'ai pas l'intention de vous demander de l'argent, ne craignez rien, rpondit-elle schement. Alors quoi? Je suis trs occupe. -

Alors quoi? Je suis trs occupe : aprs un dcs il y a tant de choses faire! Francine se raidit pour rpondre : Je crois de mon devoir, madame, de vous rapporter certaines paroles prononces, dans l'ambulance, par votre mari. Des paroles? Ce n'est pas vrai! il tait bien hors d'tat de parler, le malheureux... Si vous voulez me donner un quart d'heure, je pourrai vous dire ce dont il s'agit. Vous ne pouvez pas me le dire par tlphone? Non, madame. Mme Bertaut soupira. Eh bien, venez, alors. Quand voulez-vous me faire cette visite? Mardi prochain, si cela vous convient. Mardi? attendez... oui, d'accord. Mais venez de bonne heure : je dois aller en ville dans la soire. Disons quatre heures, voulez-vous? Quatre heures, c'est entendu. Francine raccrocha. Elle tremblait encore lapense qu'on l'avait crue capable de venir qumander de l'argent. Quel genre de femme tait donc cette Mme Bertaut?Et quand elle saurait ce dont il s'agissait, se montrerait-elle plus comprhensive? IV

EN arrivant devant la maison des Bertaut, Francine fut impressionne par ses dimensions. Quand elle y tait venue avec l'ambulance, ni le btiment ni le parc ne lui avaient paru aussi vastes. Elle en fit la remarque Jrme, qui l'accompagnait en voiture. A ce moment-l il faisait nuit, ou presque, dit le jeune homme. Et puis tu avais le souci de ce transport effectuer. Si tu crois que je n'ai pas de souci maintenant! dit Francine. A la pense de me trouver en face de cette femme, je me sens glace. Courage, ce sera bientt fini. II arrta sa voiture un peu aprs la grille, l'abri d'un bouquet de htres dont les frondaisons dpassaient le grand mur. Prends le temps qu'il te faudra, Francine, dit-il. Ne t'inquite pas de moi; j'ai apport de quoi travailler : regarde! II prit sur le sige arrire un norme volume. Francine sourit. J'espre bien que tu n'auras pas le temps de tout lire!Elle descendit de voiture et se dirigea vers la grille. Celle-ci, maintenant, tait ferme, mais un portillon latral donnait accs la grande alle. Le gravier craquait sous les pieds.Francine sonna. Une jeune employe de maison, aux cheveux noirs et friss, vint lui ouvrir et la regarda sans bienveillance. Vous tes l'infirmire que madame attend? Le ton manquait de courtoisie. Sans doute, dans la maison, ne considrait-on pas une infirmire comme une vritable visiteuse. En effet, rpondit-elle brivement. Alors venez par ici. La brunette lui fit traverser un salon richement meubl, puis l'introduisit dans une pice plus petite qui avait d servir de bureau : des piles de lettres et de dossiers gisaient en dsordre sur la table. Madame va venir , dit l'employe.Francine regardait les feuilles parses. Comme il travaillait! pensa-t-elle. Il le lui avait avou : il voulait gagner toutes les batailles, tre le premier partout. Il avait russi, c'tait certain. Mais peut-on appeler une belle vie celle qui se termine par des remords?Un moment plus tard, elle entendit un pas traverser le salon. Ds le seuil, elle reconnut les cheveux trop blonds, le visage fard outrance. La veuve portait une robe de jersey de soie noire et plusieurs colliers noirs et blancs. Excusez-moi de venir vous dranger, madame, dit la jeune infirmire. Mais ce que j'ai vous dire est important. Important, vraiment? dit Mme Bertaut. Est-ce que ce sera long? je suis trs presse. Asseyez-vous , ajouta-t-elle en dsignant une chaise comme regret.Francine, quoique prpare par la conversation tlphonique qu'elle avait eue avec son interlocutrice, se raidit devant cet accueil glacial. Voici ce dont il s'agit, madame, commena-t-elle. Vous savez que c'est moi qui ai accompagn M. Bertaut en ambulance jusqu' l'hpital... L'hpital o on l'a laiss mourir , interrompit Mme Bertaut.Francine ne releva pas la parole blessante. En quittant la maison, continua-t-elle, il tait inconscient, mais pendant le trajet il a repris connaissance quelques minutes, et il m'a parl. Il vous a parl de moi? interrogea vivement Mme Bertaut. Il a commenc par vous demander, vous et votre fils. Oui, je sais qu'il a toujours prfr Grard... Je ne sais pas pourquoi : sa sur tait beaucoup plus facile. Elle ne nous a jamais donn aucunmal; elle a fait un mariage qui nous convenait parfaitement. Ils n'ont pas encore d'enfant, mais ils ne sont maris que depuis peu : elle a tout juste vingt-deux ans... Ce n'tait pas pour entendre l'historique de la famille que Francine tait venue. Elle reprit : Pendant ses quelques moments de lucidit, M. Bertaut, comme je vous le disais, m'a parl. J'tais seule avec lui : il n'avait personne d'autre qui se confier. J'ai pens que je devais vous rapporter ses dernires paroles. Ah, mon Dieu! soupira Mme Bertaut en essuyant une larme invisible. Il m'aimait tant, il me gtait... Tenez, l'anne dernire il m'a fait cadeau d'une petite voiture pour moi toute seule. C'tait mieux pour une femme que sa grosse Chrysler; il n'aimait pas que je la conduise, elle est trop rapide... Si vous voyiez la mienne : une petite anglaise, un bijou! Ces Anglais ont un raffinement... le tableau de bord tout en acajou... Francine interrompit : M. Bertaut ne m'a pas parl de cette voiture, madame. Il ne m'a d'ailleurs pas parl de vous. Il ne voulait pas, devant une trangre... Alors que vous a-t-il dit? Naturellement c'tait assez dcousu... Il a parl du pass : j'ai cru comprendre qu'il avait certains... certains regrets (elle n'avait pas os prononcer le mot remords ). Il a fait allusion l'un de ses amis, qui serait mort de chagrin aprs avoir t ruin par lui. Il a rpt les mots : Rparer, il faut rparer ... Et ensuite? demanda Mme Bertaut soudain

raidie. Tout cela n'a aucun sens. Il dlirait probablement. Et vous avez jug ncessaire de venir me le rapporter. J'ai pens que vous sauriez peut-tre de quel ami il voulait parler, quelle tait la rparation qu'il souhaitait... Et vous n'avez pas pens au mal que vous pouviez me faire, moi? Vous ne vous rendez donc pas compte de la situation dans laquelle je me trouve? Je savais bien que les infirmires n'avaient pas de cur! A ce moment le tlphone sonna : Mme Bertaut se prcipita vers l'appareil plac sur la table. All... ah, c'est vous, monsieur Crpin? Je tenais vous dire que je ne suis pas contente, pas contente du tout. Avec cette robe, j'ai l'air d'avoir cinquante ans; je n'en suis pas encore l, Dieu merci!

Que dites-vous? que c'est la faute du noir? a, c'est trop fort! Elle ne devrait pas me grossir, en tout cas eh bien, dedans je parais norme! Il faut trouver quelque chose pour m'arranger a je ne sais pas, moi : une encolure plus ouverte, des manches plus courtes... Je descends en ville tout l'heure; je vous la rapporte. N'oubliez pas qu'il me la faut pour samedi, c'est important.Elle raccrocha et poussa un soupir. Impossible d'obtenir ce qu'on veut : ces couturiers n'en font qu' leur tte... Elle sembla s'apercevoir de la prsence de Franchie. Ah, vous tes toujours l, mademoiselle? Laissez-moi vous dire franchement : je ne sais pas ce que vous veniez chercher ici, et je ne tiens pas le savoir, vous perdez votre temps et le mien. Avec tout ce que j'ai faire... Elle porta un mouchoir ses yeux. Puis, comme Francine s'loignait, elle lana encore : Moi, je ne voulais pas qu'il aille l'hpital. On voit maintenant que j'avais raison... Elle n'accompagna pas la visiteuse la porte. Francine traversa le salon et se retrouva dans le vestibule. Le chemin pour sortir se trouvait sa droite; elle se dirigeait de ce ct quand elle aperut sa gauche une autre porte ouverte; au fond on entrevoyait un atelier d'artiste avec des toiles sur des chssis. Il y avait aussi un divan avec des coussins en dsordre sur lesquels tranait une guitare.Tout coup quelqu'un parut sur le seuil; elle

reconnut le jeune homme que le docteur Duhem et elle avaient crois dans l'escalier en montant chercher le malade. Il tait toujours aussi bouriff, mais cette fois il portait une sorte de sarrau dpenaill, macul de taches de peinture.Il s'avana vers Francine. Ses yeux noirs trs vifs, largement ouverts, lui donnaient malgr sa barbe un air presque enfantin.Comme la jeune infirmire le regardait, surprise, il s'exclama : Dcidment, le destin est pour moi! Mademoiselle, aimez-vous la peinture? Oui, certainement, rpondit-elle interloque. Alors, je vous en prie, venez avec moi. Je voudrais avoir votre avis sur une toile que je viens d'achever. Mais, protesta-t-elle, mme si j'aime la peinture, j'avoue que je n'y connais rien. Si vous voulez un avis, ce n'est pas moi qu'il faut vous adresser. Si, justement! j'ai besoin d'un avis non prvenu d'un il neuf, si vous voyez ce que je veux dire. C'est une ide nouvelle, un procd que je n'avais jamais employ jusqu'ici. Je voudrais savoir si c'est valable. On ne peut pas se rendre compte soi-mme, vous savez. Je vous assur... commena-t-elle.Puis tout coup il lui vint une ide. Grard Bertaut car c'tait lui, certainement tait peut-tre un original, mais il n'avait pas l'air d'un mauvais garon. Et si elle lui parlait, lui, puisque la mre n'avait mme pas voulu l'couter?Elle hsita un instant : devait-elle faire attendre Jrme? Mais elle tait sre qu'il l'approuverait. Elle entra dans l'atelier la suite du jeune homme.La premire chose qui la frappa fut l'extraordinaire mlange de couleurs dont la toile en question tait aucun autre mot ne lui venait l'esprit barbouille. En fait de peinture, elle connaissait surtout les classiques, ceux que l'on voit dans les muses. Ici il y avait de tout : du rouge sang de buf, du bleu azur, du vert pinard. Cela ne reprsentait rien, mais cela attirait le regard comme un choc de cymbales attire l'oreille. Eh bien? demanda Grard.

Elle ne savait que dire quand elle aperut sur le coin d'un meuble un petit portrait au crayon. Elle n'avait vu M. Bertaut que dfigur par la maladie, cependant elle le reconnaissait sans hsitation possible. Un visage carr, nergique; des yeux noirs comme ceux de son fils, mais une expression plus mre et plus volontaire.Grard s'aperut qu'elle regardait le portrait. C'est mon pre, dit-il. Vous le connaissiez? Elle rpondit : Vous ne pouvez pas vous rappeler, bien sr. Je suis Mlle Garel; c'est moi qui suis venue, l'autre soir, avec l'ambulance... Le visage du jeune homme changea d'expression. II me semblait bien que votre visage ne m'tait pas inconnu... Alors je voudrais vous demander quelque chose : dites-moi dites-moi franchement, je vous en prie : si on avait emmen mon pre l'hpital plus tt, aurait-on eu une chance de le sauver? Je ne le crois pas, rpondit-elle. Il avait une lsion trs grave. Grard parut soulag. Elle savait qu'il s'tait, lui aussi, montr rticent l'hospitalisation. Vous aimiez beaucoup votre pre? demanda-t-elle. Oui, je l'aimais. Pourtant nous ne nous entendions pas toujours. Il aurait voulu me voir prparer une grande cole, entrer plus tard dans ses affaires. Moi, tout ce qui m'intresse, c'est la peinture un peu aussi la musique , enfin la vie, quoi! Mon pre disait que j'tais paresseux;c'est peut-tre vrai, mais je n'y peux rien, n'est-ce pas?Il aimait son pre, pensa Franchie. Alors je peux lui parler. Vous ne vous demandez pas ce que je suis venue faire ici? interrogea-t-elle. Je ne m'tais pas pos la question, mais puisque vous en parlez, vous pouvez peut-tre me le dire. J'tais venue parler Mme Bertaut. Avant de tomber dans le coma, votre pre avait prononc certaines paroles que je jugeais de mon devoir de lui rapporter. II demanda vivement : Est-ce qu'il s'agissait de nous je veux dire de sa famille? Non : d'aprs ce que j'ai compris il s'agissait plutt de ses affaires : quelque chose qui se serait pass je ne sais quand, il y a peut-tre des annes. Il en semblait tourment; j'ai pens que... Grard l'interrompit d'un geste. En ce cas, excusez-moi, mais ce n'est pas moi qu'il faut en parler. Comme je vous l'ai dit, je ne me suis jamais occup des affaires de mon pre bien plus, je les ai toujours eues en horreur. Elles ne m'ont jamais intress que dans la mesure o elles rapportaient assez pour me permettre de faire ce qui me plaisait, c'est--dire ce que vous avez sous les yeux. Elle insista : Le nom des Cresses, cela ne vous dit rien? Absolument rien, rpondit le jeune homme. C'est mon beau-frre, Alfred Buron, qui remplacemon pre la tte de la maison. Il doit tre au courant de tout cela, d'autant plus qu'il travaille pour la Socit Rgionale depuis plusieurs annes. Entre nous, je pense que s'il a pous ma sur... Mais on le dit trs capable de faire marcher les affaires : il me donne des mensualits intressantes, je ne lui demande rien de plus. Franchie se taisait. Grard reprit : Si mon pre vous a parl de la Socit, je pense que vous avez raison de vouloir rapporter ses paroles qui de droit. Seulement, qui de droit, ce n'est pas moi, heureusement. Allez voir mon beau-frre, je lui annoncerai votre visite. Notre sige central se trouve Lyon mme, ce qui vous facilitera cette dmarche. Je vous remercie de ne pas avoir oubli ce que vous a dit mon pre; si dans ses derniers instants il a fait une recommandation au sujet des affaires, par respect pour sa mmoire nous ne manquerons pas de l'excuter. Alors c'est convenu : je tlphone Alfred? Quand voulez-vous aller le voir? Je ne suis libre que le mardi, dclara Franchie. En ce cas, il vous rservera un rendez-vous pour mardi prochain. Elle allait sortir quand il l'arrta : Vous ne m'avez pas dit ce que vous pensez de ma toile. Elle hsita un instant. Je vous ai prvenu que je n'y connaissais rien. Pour moi il y a peut-tre comment dirai-je? des couleurs un peu trop... heurtes... Bravo! s'exclama Grard. C'est prcismentce que je voulais. a hurle, hein? Vous ne pouvez pas savoir quel plaisir vous me faites. Et j'ai peint a en une demi-heure... C'est formidable, non? Elle dsigna le portrait de M. Bertaut. C'est vous qui l'avez fait aussi? questionna-t-elle.Il inclina la tte. a vous plat? Oh, oui! fit-elle avec sincrit. Certaines personnes me disent que je devrais faire du dessin. Seulement, pour a, il faut se donner du mal, travailler. Un dessin, en principe, a doit reprsenter quelque chose... Alors, vous comprenez... II reconduisit Francine dans le vestibule. Sur le perron, il lui demanda : Au fait, comment tes-vous venue? Par le car? Je peux vous ramener au moins jusqu' l'arrt. Et mme jusqu' votre hpital, si a vous arrange... Merci, rpondit-elle, c'est trs gentil vous. Mais un de mes amis un mdecin de l'hpital, le docteur Magnin m'attend la grille, sur la route. En ce cas, je n'insiste pas. Je tlphonerai mon beau-frre ce soir mme, n'ayez pas peur. Je suis distrait, je l'avoue, mais s'il s'agit de recommandations faites par mon pre... Merci d'tre venue, mademoiselle. Tandis qu'elle descendait les marches, il rentra dans son atelier, press peut-tre d'ajouter quelques claboussures de couleur son chef-d'uvre.

IVEh bien? demanda Jrme lorsque Francine regagna la voiture. Je ne t'ai pas fait trop attendre, j'espre, dit la jeune fille. Pas du tout : je t'ai dit que j'avais pris du travail pour plusieurs heures. Tu as vu Mme Bertaut? Francine se laissa tomber sur le sige ct de lui. Je l'ai vue, oui, rpondit-elle. Mais je n'ai mme pas pu lui dire ce qui m'amenait. Du moment que cela ne la concerne pas personnellement, cela ne l'intresse pas. Elle ne pense qu' elle, rien qu' elle. Elle m'a plus ou moins mise la porte, non sans me rpter, une fois de plus, que l'hpital avait tu son mari. Alors, finalement, rien? Rien de ce ct-l. Mme Bertaut m'a sembl n'avoir pas un grain de plomb dans la cervelle. Pendant que je m'efforais de lui parler, elle s'est mise discuter avec son couturier... Tu n'as pas pu voir un autre membre de la famille? Si... J'ai vu le fils je crois qu'il s'appelle Grard. Il m'a fait l'effet d'un garon lger, insouciant, ne songeant qu' profiter des facilits que lui offrent les affaires familiales... Il ne travaille pas, lui? Il fait de la peinture mais je ne peux pas appeler travail ce qu'il barbouille n'importe comment, avec le seul souci il me l'a avou lui-mme de ne pas se donner de mal. Pourtant il semble avoir du cur : il ne s'entendait pas toujours avec son pre, mais il l'aimait. Il a paru mu en apprenant que M. Bertaut avait parl avant de mourir. Tu as donc pu lui rpter, lui, les dernires paroles de son pre? Francine secoua la tte. Non, rpondit-elle. J'ai peut-tre t maladroite; je lui ai laiss entendre qu'il s'agissait probablement d'une question concernant la Socit Rgionale. L-dessus, sans me laisser poursuivre, il m'a dclar qu'il n'y connaissait absolument rien, qu'il ne s'en tait jamais occup. C'tait d'ailleurs l, si j'ai bien compris, une des

raisons de ses diffrends avec son pre. Quand j'ai mentionn les Cresses, il ne savait mme pas quoi je faisais allusion. Alors, de lui non plus, tu n'as obtenu aucun remerciement pour ta dmarche? Si... il m'approuvait d'avoir voulu rapporter ce que je savais. Il m'a conseill d'aller voir son beau-frre, M. Buron, qui travaillait la Socit Rgionale avec M. Bertaud longtemps avant de devenir son gendre. Il doit tlphoner lui-mme M. Buron pour lui demander un rendez-vous de ma part. Jrme soupira : Te voici donc oblige de faire une nouvelle visite, ma pauvre Francine. J'espre au moins qu'aprs celle-l tu seras dlivre du poids de cette confidence. A moins que Grard Bertaut n'ait tout oubli aussitt aprs mon dpart! Elle resta un moment songeuse. J'ai dj aperu ce Buron, dit-elle enfin, au chevet de son beau-pre. Je ne sais pourquoi, je l'ai trouv antipathique... Mais lui, du moins, puisquil travaillait avec M. Bertaut depuis longtemps, doit comprendre ce que celui-ci voulait dire. La semaine parut longue Francine. Elle voulait parler M. Buron et en mme temps elle apprhendait "cette visite. Elle se souvenait du visage dur aperu dans la chambre du malade. Ce n'tait pas lui qu'elle aurait voulu rapporter les dernires paroles de M. Bertaut. Mais il semblaittre le seul pour qui ces paroles pouvaient avoir un sens.Deux jours aprs sa visite chez les Bertaut, Grard lui tlphona pour lui confirmer le rendez-vous. Avant de raccrocher, il la remercia encore, ce qui lui donna un peu de courage. Aprs tout, M. Buron, averti de sa visite, l'accueillerait peut-tre plus cordialement que Mme Bertaut...Elle trouva facilement la Socit Rgionale. C'tait un grand btiment de plusieurs tages, frachement recrpi. Comme la jeune infirmire traversait la cour, des ttes curieuses apparurent aux fentres.Francine prit l'ascenseur et monta au second tage, comme on le lui avait indiqu. Elle demanda M. Buron, pensant qu'on la ferait attendre. Mais sa grande surprise, ds qu'on l'eut annonce, le directeur sortit de son bureau et s'avana vers elle, la main tendue. Il n'avait plus l'expression dure qu'elle lui connaissait; un large sourire semblait tirer sa bouche jusqu'aux oreilles. Mademoiselle Garel? Grard m'a annonc votre visite. Il s'agit, m'a-t-il dit, d'une communication que vous aurait faite mon beau-pre? Oui, monsieur. Comme il tait question de vos affaires, votre beau-frre m'a dit de m'adresser vous. Il a bien fait, car lui-mme, pauvre garon-Bref, il ne s'est jamais occup de la Socit. Moi, j'ai t plusieurs annes le collaborateur de M. Bertaut; maintenant, hlas, je suis son successeur... Rien de ce qui le concerne ne peut me laisser indiffrent... Mais ne restons pas ici, entrons dans mon bureau, je vous prie. Asseyez-vous dans ce fauteuil, en face de moi.

II continuait sourire d'un air engageant. Mais Franchie sentait que ce sourire s'arrtait aux lvres; les yeux, eux, ne souriaient pas. Ce que vous a dit mon beau-pre, commena-t-il, concerne sans doute une de nos affaires en particulier? une de celles qui sont en cours, videmment. Pourriez-vous me dire laquelle? Non, monsieur, il s'agissait certainement d'une affaire dj ancienne. Il n'a prononc qu'un seul nom : celui des Cresses ou des Presses; je ne suis pas sre d'avoir bien entendu. Vous savez sans doute ce que cela signifie; moi, je n'en sais rien. Etait-ce une illusion? Francine eut l'impression qu' la mention des Cresses, la main de Buron s'tait crispe sur le coupe-papier avec lequel il jouait ngligemment. Ce ne fut qu'un instant : le sourire, d'ailleurs, tait toujours l. Si je me rappelle les Cresses? mais naturelle-met... La construction de l'cole-.des Cresses... une grosse affaire! Cela remonte un certain temps. Je n'avais pas encore l'honneur d'appartenir la famille Bertaut. Ce que je ne comprends pas, c'est pourquoi mon beau-pre y pensait encore... La suite tait plus difficile dire. Voil... propos de ces Cresses, justement, quelqu'un aurait t ls, un ami de M. Bertaut. Votre beau-pre tait... enfin il craignait d'en tre responsable. Il ne vous a rien dit de plus? Il ne m'a parl que quelques instants, avant de retomber dans le coma. Mais il tait trs tourment. Il m'a dit que son ami tait mort peu de temps aprs. Il a rpt plusieurs fois : Rparer, il faut rparer... Vous, monsieur, vous devez comprendre ce qu'il voulait dire. Buron semblait rflchir. Francine poursuivit : II m'a demand de lui faire une promesse; je l'ai faite, pour calmer son angoisse. Mais je ne comprenais pas ce qu'il voulait : je ne pouvais rien, sinon m'adresser sa famille. Vous avez parl de tout cela Grard? Non, monsieur; ds qu'il a vu qu'il tait question de la Socit Rgionale, il m'a dit qu'il n'y entendait rien et m'a envoye vers vous.

Buron avait repris son aplomb. Vous avez trs bien agi, mademoiselle, et je vous en remercie. Vous pensez bien que je serais le premier obir aux vux de mon beau-pre. Seulement... Seulement? demanda Franchie.Il lui venait tout coup l'ide que Buron pouvait ne pas la croire. Je sais bien, monsieur, que je n'ai aucune preuve de ce que je vous dis l. Mais quel intrt aurais-je inventer cette confidence? Je voulais seulement tranquilliser ma conscience en transmettant votre famille les dernires volonts d'un mourant, que j'ai t seule recueillir. Buron leva les deux mains. Loin de moi, mademoiselle, la pense de mettre votre parole en doute! D'ailleurs, comme vous le dites, quoi vous servirait-il de mentir? Mais vous savez comme moi qu'il arrive bien souvent aux grands malades de prononcer dans leur dlire des paroles qui n'ont aucun sens... Franchie secoua la tte. M. Bertaut ne dlirait pas, monsieur, dclara-t-elle avec assurance. Cela, je puis vous l'affirmer. Il a eu un vrai moment de lucidit, comme cela arrive parfois avant la fin.Le sourire de Buron ce sourire que Franchie dtestait se fit plus large encore. Vous avez pu vous y laisser prendre, poursuivit-il. Ne m'en veuillez pas de vous dire cela : vous tes infirmire, c'est vrai, mais vous tes encore bien jeune. Il est vident que les paroles prononces par mon beau-pre ne correspondent rien. Je ne me rappelle mme pas qu'il ait perdu un ami au cours de ces dernires annes... vous pensez que je l'aurais su! Il peut s'agir d'un ami de jeunesse, dont le souvenir lui serait revenu tout coup... Pourtant le nom des Cresses vous dit quelque chose? Bien sr, puisque nous y avons construit une grande cole une belle russite, ma foi! Il y a de cela... Voyons... excusez-moi si je ne me rappelle pas la date exacte. Si mon beau-pre en a parl, c'est sans doute parce que c'tait l un de nos chantiers les plus importants. Mais ces mots : rparer, rparer , qu'il a rpts plusieurs fois? Buron haussa les paules. Vous vous serez mprise sur le sens du mot. Dans notre profession, les rparations sont chose courante. Il ne peut s'agir des Cresses, qui sont de construction trop rcente pour en avoir besoin. Mais peut-tre mon beau-pre s'inquitait-il d'un des travaux que nous avons en cours... Pour cela, il pouvait tre bien tranquille : je m'efforce de conduire la Socit comme il le faisait lui-mme. Franchie se leva. Buron en fit autant et lui tendit la main. Encore une fois, chre mademoiselle, je vous remercie d'tre venue me voir. Je vous rpte que s'il s'agissait d'excuter les dernires volonts de mon beau-pre, je m'y emploierais de toutes mes forces. Il m'tait doublement cher, croyez-le, la fois comme pre et comme patron. Malheureusement, quoi que vous en ayez pens sur le moment,tout cela ne peut relever que du dlire. Au cours de votre carrire, vous verrez d'autres cas de ce genre, croyez-moi. II se dirigeait vers la porte : il jugeait videmment que l'entretien avait assez dur. Cependant il se montrait toujours aimable : Vous vous occupez toujours de l'ambulance, mademoiselle? En ce moment, oui, monsieur, balbutia-t-elle. C'est un service dur : vous avez beaucoup de courage. J'admire profondment les infirmires; je suis sr que vous devez en tre une excellente. II la reconduisit non seulement dans le vestibule, mais jusqu' l'ascenseur dont il referma la porte derrire elle. Tandis que la cabine descendait, il lui fit encore un signe de la main.Elle se retrouva sur le trottoir, en proie des sentiments contradictoires. Buron l'avait bien reue mieux mme que son aspect rigide ne permettait de l'esprer. Il lui avait parl gentiment mais comme on parle un enfant qui ne sait pas ce qu'il dit. Il l'avait traite en petite fille motive, qu'il faut calmer.Etait-il possible qu'il et raison, qu'elle et pris pour une confidence ce qui n'tait qu'un dlire? Mais non, elle en tait sre : Bertaut avait quelque chose sur la conscience; il avait prouv le besoin de l'avouer. Seulement elle n'avait pas su convaincre Buron de sa certitude.A moins que...Des soupons l'effleuraient sur lesquels elle n'osait pas arrter sa pense. Au fond, l'accueil de Mme Bertaut l'avait moins trouble que celui-ci.

VIfrancine venait de raconter Jrme sa visite Buron. Il tait tard; ils se trouvaient seuls la cantine. Le jeune interne, pench vers elle, les deux coudes sur la table, l'coutait avec attention. Tu comprends, Jrme, acheva-t-elle, j'avais l'impression qu'il me prtait extrieurement une attention confiante mais qu'en ralit il ne voulait pas prendre en considration les dernires paroles de Bertaut. Mon rcit le gnait, je ne sais pourquoi. Tu te fais peut-tre des ides, Franchie. Elle secoua la tte. Non : je suis sre qu'il a tressailli quand j'ai nomm les Cresses. Il y avait l quelque chose qu'il ne voulait pas approfondir. Il m'a dit que M. Bertaut n'avait perdu aucun ami depuis longtemps mais est-ce vrai? De toute faon, tu as fait ton possible : tu ne peux plus rien : ce n'est pas toi d'excuter les dernires volonts de cet homme qui, aprs tout, n'tait pour toi qu'un inconnu. Francine soupira : C'est ce que j'essaie de me dire : les affaires de la Socit Rgionale ne me regardent pas. Et pourtant, depuis cette visite, je ne peux m'empcher d'y penser. Je voudrais savoir pourquoi Buron a paru gn quand j'ai parl des Cresses; je voudrais savoir si, oui ou non, M. Bertaud a perdu un ami la suite de cette construction... Si encore je pouvais rencontrer quelqu'un qui et t en rapport avec cette socit... Mais je ne connais ni entrepreneur ni architecte. Que lui demanderais-tu, Francine? Je ne sais pas. Bien entendu, je ne lui rpterais pas ce que j'ai appris par une confidence. Mais je trouverais bien un prtexte pour l'interroger. Telle que je te connais, Francine, dit Jrme, tu ne seras pas tranquille avant d'tre renseigne. C'est vrai , reconnut-elle.Pendant plusieurs jours elle ne revit pas Jrme. Elle s'tait bien promis de ne plus lui parler des Bertaut pour ne pas risquer de l'ennuyer. Mais elle ne pouvait pas viter d'y songer.A la fin de la semaine, elle le rencontra la cantine. Il n'avait pas eu une minute de libert, ayant d pratiquer plusieurs interventions d'urgence avec le patron. Et comme toujours, la suite de l'intervention, la surveillance de l'opr revenait l'interne. Et toi, Francine, pas trop fatigue? Je n'ai fait que deux transports aujourd'hui. L'un tait un petit garon avec une appendicite; les antibiotiques n'agissant pas, le mdecin a prfr l'hospitaliser au cas o l'opration s'imposerait d'urgence. Il a fallu aller le chercher la Motte, deux bonnes heures d'ici. Il souffrait, le pauvre gosse... Et on m'avait interdit de rien lui donner pour le soulager. Jrme hocha la tte. Tu es comme moi, Francine, la douleur des malades te fait mal. C'est vrai... Je ne sais pas si avec les annes on s'habitue... Il s'agit plutt d'une question de nature. Tu sais que mon pre est mdecin; il m'a avou qu'il n'avait jamais pu regarder sans motion la souffrance de ses malades. On apprend se dominer; on fait en sorte que personne ne s'aperoive de rien. Mais au fond de soi-mme on ressent la douleur de l'autre. II y eut un moment de silence, puis Jrme reprit, sur un ton plus gai : Avec tout cela, dis-moi, il y a longtemps que nous n'avons pu bavarder ensemble. a m'a manqu, tu sais. A moi aussi, dit-elle en souriant. Heureusement il est facile de rattraper le temps perdu! Tu es toujours libre le mardi, n'est-ce pas? Veux-tu dner avec moi la semaine prochaine? Bien sr , rpondit-elle.Ils taient bons camarades mieux que cela, vraiment amis. Mais ils ne se voyaient jamais seuls hors de l'hpital : cette invitation du jeune interne tait la premire. Francine en prouva une grande joie.Elle ne lui avait pas reparl des Bertaut; il ne se doutait pas qu'elle se tourmentait encore ce sujet. Elle se promettait bien, pendant ce dner, d'observer la mme discrtion. Elle serait gaie, dtendue; elle lui ferait passer une bonne soire...Elle sortit de son armoire une robe qu'elle n'avait pas mise depuis longtemps : son travail ne lui laissait pas tellement l'occasion de sortir. Elle se rappela : la dernire fois qu'elle l'avait porte, c'tait pendant ses vacances, au mariage d'une cousine. Dix mois dj... comme le temps passait vite! Bientt les vacances allaient revenir. Chose curieuse, la joie qu'elle en prouvait tait mle d'un peu de tristesse.Finalement, elle trouva la robe trop habille pour une sortie entre camarades. Elle mettrait son chemisier de crpe italien et un pantalon noir qui mettait en valeur la finesse de sa taille. Elle pensa avec tonnement que Jrme ne l'avait vue qu'une fois sans sa blouse et sa coiffe d'infirmire : c'tait le jour o ils avaient fait en groupe une promenade en fort : ce jour-l on se souciait bien peu de toilette!Le mardi matin, elle se lava les cheveux, qu'elle avait abondants et soyeux, et les laissa retomber sur ses paules. Avant de sortir, elle se farda lgrement les paupires trs lgrement, pour ne pas ressembler Mme Bertaut!Toujours ces Bertaut... Elle ne pouvait donc pas passer une journe sans penser eux?Quand elle fut prte, elle descendit attendre Jrme. Elle tait en avance : il n'tait pas l. Elle eut un moment d'inquitude : et s'il allait ne pas venir? Quand on attend une chose avec impatience, on a souvent peur, la dernire minute, qu'elle ne se ralise pas. Mais Jrme ne tarda pas se montrer; sans sa blouse d'hpital il paraissait encore plus jeune. Comme tu es belle, Francine! fit-il avec conviction. Pourtant je n'ai pas voulu m'habiller. Tu ne m'en veux pas d'tre venue en pantalon? Cela te va trs bien et je n'en dirais pas autant de toutes les filles! Celles qui ont les jambes trop courtes, le postrieur trop prominent... Je vois que tu ne perds pas une occasion de repasser ton anatomie! dit-elle en riant.Il l'entranait vers le parking de l'hpital. Je t'ai peut-tre fait attendre, excuse-moi. C'est encore le patron qui m'a retenu, naturellement. Je me demande souvent quelle heure il dne, lui! Ils rirent ensemble. Tout le monde l'hpital savait que pour le professeur Rivoire le patron la notion de temps, hors de la salle d'opration, tait vague; il aurait volontiers discut un cas avec ses assistants jusqu'au milieu de la nuit.Ils prirent la petite Fiat grise, rapide, que Francine voyait chaque matin pntrer dans la cour. Comme il fait beau, dit Jrme, j'ai pens que ce serait plus agrable de dner loin du centre. J'ai retenu une table au Pommier tu connais? C'est trs agrable, au bord d'une pice d'eau qu'ils baptisent pompeusement le lac et o poussent des nnuphars. Si tu n'as pas froid, nous pourrons dner dehors... Au bout d'un moment, il ajouta : J'espre que cela ne t'ennuiera pas, Francine : j'ai invit aussi un de mes amis, que je n'avais pas vu depuis longtemps. Il est un peu plus g que

nous, mais trs jeune de caractre, trs gai; je suis sr qu'il te plaira. Francine tait un peu due de ne pas dner en tte tte avec Jrme. Mais le fait qu'il lui prsentait un ami prouvait qu'il la considrait comme une amie, elle aussi.Pendant le trajet, ils se racontrent les potins de l'hpital. Dieu sait s'il y en avait! Des riens, le plus souvent, mais qui pour eux reprsentaient la vie quotidienne.Le Pommier tait un endroit charmant, entour de verdure. Le patron connaissait Jrme. Je vous ai installs dehors, docteur. Il fait doux, mais au bord du lac mademoiselle ferait peut-tre bien de garder sa veste... Ils prirent place leur table, en face l'un de l'autre. Nous sommes les premiers, dit-il. Cela ne m'tonne pas : Le Gall est toujours en retard! Dans son mtier non plus, on ne fait pas toujours ce qu'on veut... Que fait-il? interrogea Francine. Il est architecte. Elle leva brusquement la tte. Quelques jours plus tt, n'avait-elle pas dit Jrme : Si je connaissais un entrepreneur ou un architecte... II n'en avait pas reparl, mais il n'avait pas oublie-Elle n'eut pas le temps de poser la question. Un homme d'une quarantaine d'annes, aux cheveux roux, l'allure sportive, s'avanait vivement vers leur table. Je ne m'excuse pas auprs de toi, Jrme : tume connais! Mais je prsente tous mes regrets mademoiselle... Elle sourit et lui tendit la main; il s'assit en face d'elle, ct de Jrme. Comme l'avait dit celui-ci, Le Gall tait un agrable compagnon; assez bavard, il commena aussitt raconter des anecdotes qui amusrent les deux jeunes gens. Parle-nous un peu de ce que tu fais, lui dit Jrme. Et vous-mmes? dit Le Gall. Je parle sans cesse, vous ne dites rien. Nous, tu sais, c'est toujours la mme chose : des malades, encore des malades... Et moi, des maisons, encore des maisons... Depuis que je t'ai vu, je parie que tu as fait des merveilles. Des merveilles, tu exagres! J'ai deux villas en projet : une grande et une petite. Le futur habitant de la petite me laisse carte blanche; tant donn la situation je vais lui faire une maison campagnarde; vous voyez cela d'ici : un toit de tuiles, des poutres apparentes, une chemine de briques dans la salle de sjour... L'autre, c'est diffrent... Le Gall se gratta la tte. II veut une villa qui soit la fois ancienne et moderne : des fentres Renaissance petits carreaux, et ct une grande verrire... J'ai beau lui dire que ce sera affreux, il y tient. Comme a, dit-il, il y en aura pour tous les gots. Surtout pour le mauvais! ai-je rpondu. a n'a pas eu l'air de lui plaire... On apporta des melons, qui rpandaient un parfumdlicieux. Tout en mangeant, Jrme poursuivit la conversation. Oh, tu t'en tireras, j'en suis sr! Tu finis toujours par imposer tes ides tes clients. Qui prends-tu comme entrepreneurs? Toujours les mmes : Ferval et Garnie, des gars en qui j'ai toute confiance. On dit que la Socit Rgionale est la plus importante de la ville. Tu la connais? De nom, bien sr, mais je n'ai jamais eu affaire directement elle. Je sais qu'elle travaille beaucoup... Le patron vient de mourir, c'est son gendre qui le remplace. Il a la rputation d'tre un vrai requin, prt tout pour emporter un contrat. Je sais qu'ils font de grosses affaires. Ce sont eux, n'est-ce pas, qui ont construit la grande cole des Cresses?Le Gall fit la grimace. Ah, tu en as entendu parler, toi aussi? Je ne pensais pas que cela et dpass les milieux de l'entreprise. Que s'est-il donc pass? demanda Francine. Oh, c'est trs simple, rpondit l'architecte. La construction de cette cole tait une affaire importante; divers entrepreneurs avaient soumis des devis. Le plus intressant tait celui des Entreprises Lyonnaises une socit moins importante que la Rgionale, mais trs srieuse et d'excellente rputation. L'accord tait pratiquement conclu, quand Bertaut, le propritaire de la Rgionale, est survenu, proposant un prix trs infrieur celui des Lyonnaises. La commune ne pouvaitpas hsiter. A la barbe du concurrent, la Rgionale a emport l'affaire. Mais, dit Francine, si la Rgionale avait fait un prix aussi bas, quel intrt y avait-elle? Elle ne pouvait pas en attendre un gros bnfice. Dites plutt qu'elle y a perdu de l'argent beaucoup d'argent, mme. Mais une affaire comme celle des Cresses reprsente pour son entrepreneur une grosse publicit; elle affermit sa rputation et lui permet d'obtenir d'autres commandes. Bertaut s'est largement rattrap ailleurs, croyez-moi. Cette faon d'agir me parat tout fait malhonnte! s'exclama la jeune fille.L'architecte haussa les paules. Lgalement, il n'y a rien dire. Il est normal que le devis le plus bas emporte la commande. Si l'entrepreneur veut y perdre, c'est son affaire; cela ne regarde que lui, du moment qu'il fait face ses engagements. Moralement, bien sr, c'est une autre question... A qui appartiennent ces Entreprises Lyonnaises? interrogea Francine. Dites appartenaient , car elles n'existent plus. Le propritaire, un nomm Gleize, se trouvait en difficult; il comptait sur la construction de l'cole pour se remettre flot. Priv de ce contrat, il a t oblig de vendre. Bertaut a rachet bas prix. Ainsi vous voyez qu'il n'y a rien perdu, au contraire. Et qu'est devenu ce malheureux Gleize? On ne l'a pas revu : il a quitt la ville; j'ai entendu dire qu'il tait mort. Francine n'avait pas besoin d'en savoir davantage.

Francine n'avait pas besoin d'en savoir davantage. La confession de M. Bertaut s'clairait pour elle d'un jour nouveau. Il avait enlev une grosse affaire un ami le mot d'ami, c'tait lui-mme qui l'avait prononc sachant peut-tre qu'il provoquait sa ruine. A la mort de Gleize, il avait eu des remords... sur sa fin, se sentant perdu, il avait prouv le besoin de tout dire...Le Gall passait des sujets plus riants. Comme l'avait dit Jrme, c'tait un joyeux convive. Il avait beaucoup voyag et raconta ses aventures 'dans diffrents pays.Francine faisait de son mieux pour lui rpondre. Elle savait tre gaie, elle aussi. Mais ce soir elle avait du mal faire semblant.

VII

l'architecte, qui habitait prs de l'hpital, ramena Francine dans sa voiture. Elle ne put donc parler Jrme que le lendemain, dans le poste de garde proche du garage de l'ambulance. Merci, Jrme, de ce que tu as fait hier soir, lui dit-elle. J'ai pens que Le Gall, qui travaille dans la rgion depuis longtemps, pourrait te donner les renseignements que tu cherchais. C'est d'autant plus gentil toi que tu t'es arrang, sans en avoir l'air, pour amener la conversation sur ce sujet. Pourtant, ces renseignements, tu n'tais pas d'avis que je les recherche. C'est vrai. Et maintenant mme, je me demande si cette action n'tait pas inutile. Pourquoi? demanda Francine tonne. Parce que cette histoire est plutt dcourageante. M. Bertaut a mal agi; je comprends qu'il en ait eu des remords. Mais il n'est plus l pour remdier, si c'est possible, au mal qu'il a fait. Jrme s'interrompit un instant, puis reprit : Son gendre tait certainement au courant.Pourquoi chercherait-il rparer une mauvaise action dont il t le complice? Par respect pour les dernires volonts de son beau-pre, puisque M. Bertaut les a fait connatre. Si j'tais la place de Buron, moi... Jrme sourit. Tu n'es pas sa place, Francine. C'est certainement un ambitieux, pre au gain comme l'tait d'ailleurs M. Bertaut. Au sujet des Cresses il ne court aucun risque, puisque l'affaire, lgalement, est irrprochable. Et je ne pense pas que la mort du concurrent le tourmente beaucoup... La jeune fille restait songeuse. Tu n'y peux rien, Francine, poursuivit Jrme. Tu n'as rien te reprocher, tu as fait ce que tu pouvais; il ne te reste plus qu' oublier. A ce moment, le tlphone intrieur sonna. Francine dcrocha le combin. L'ambulance devait aller chercher un cardiaque plusieurs kilomtres de la ville. Elle sortit pour prvenir Charles et ils partirent. Mais pendant tout le trajet elle ne cessa de penser aux rvlations de l'architecte. Elle avait beau se persuader que Jrmeavait raison, qu'elle n'avait pas se mler des drames intrieurs de la famille Bertaut, que sa tche elle tait finie, elle ne pouvait, malgr tout, luder ce cas de conscience.Pendant le trajet du retour, les soins que rclamait le cardiaque l'absorbrent entirement. Elle dut installer une perfusion, administrer de l'oxygne. A la ranimation, elle apprit avec satisfaction qu'on esprait sauver son malade. Mais peine de retour au poste de garde, ses penses reprirent le mme cours.Elle se disait qu'elle dtestait la Socit Rgionale, qu'elle aurait voulu la voir ruine son tour. Mais que pouvait une pauvre petite infirmire contre une puissance comme la Rgionale?Ne ft-ce que pour se dlivrer de cette obsession, elle prouva le dsir de revoir Grard Bertaut. Aprs tout, elle ne lui avait pas rapport les paroles de son pre. Peut-tre que s'il savait... Elle parla de son projet Jrme, qui le lui dconseilla. Tu sais bien que ce Grard ne s'est jamais occup des affaires de la Socit. A supposer que son beau-frre lui ait racont votre conversation et rien n'est moins sr! il a d lui dire ce qu'il t'a dit toi : que tu te faisais des illusions,3ue son pre avait dlir. D'aprs ce que tu as vu e Grard, il n'est pas dans sa nature de rechercher les motions pnibles. S'il avait voulu en savoir plus, il lui tait facile de te tlphoner lui-mme. C'tait vrai. Pourtant, un jour, n'y tenant plus, elle appela Grard Bertaut au tlphone. Commela premire fois, ce fut une voix de femme qui lui rpondit : Monsieur Grard? il n'est pas l... Il est all avec des amis faire du bateau voile en Mditerrane... Vous voulez peut-tre parler Madame? Elle n'est pas l en ce moment, mais elle rentrera srement pour dner. Puis-je lui faire une commission? Merci, je rappellerai. Dcidment, le sort ne voulait pas que la jeune infirmire s'occupt de la famille Bertaut... Elle fit un grand effort pour ne plus y penser surtout pour ne pas en parler Jrme! et rsolut de se consacrer entirement son mtier.Vers la fin du mois, l'ambulance fut appele d'urgence pour un accident de la route. Le bless tait un jeune homme, atteint aux jambes. Il ne semblait pas commotionn, mais le mdecin du village voisin, accouru aussitt sur les lieux, demandait qu'il ft conduit immdiatement dans un hpital lyonnais pour faire des radios et rduire la fracture.Francine et l'infirmier ^installrent dans la voiture. Bien que le mdecin lui et dj fait une injection calmante, on voyait qu'il souffrait encore : son visage tait rouge, de grosses gouttes de sueur lui coulaient sur le front. Vous avez trs mal? demanda la jeune infirmire.Il inclina la tte. Je ne suis pas une femmelette, mais j'avoue que c'est dur. Dites-moi : que vont-ils me faire

l'hpital? J'aimerais surtout savoir si on sera oblig de me mettre un pltre. Sans aucun doute. Mais si tout va bien, on vous mettra un pltre de marche, et au bout de quelques jours vous pourrez vous dplacer. II fit la grimace. Me dplacer... comme si c'tait suffisant! Je suis joueur de volley, je dois prendre part une comptition dans une quinzaine. Pour cela, j'ai bien peur que vous ne soyez oblig d'y renoncer. C'est gai! grommela-t-il.Il y eut un moment de silence, puis le bless reprit : Parlez-moi, voulez-vous? Quand vous me parlez, j'ai moins mal. C'est plutt vous de me parler, dit la jeune fille. Vous devez avoir beaucoup de choses dire. D'abord, comment s'est pass cet accident? Je parie que vous rouliez trop vite! Quand ils eurent puis le sujet de l'accident, Francine aiguilla la conversation vers le volley. Elle n'y connaissait rien : elle se fit expliquer en quoi consistait le jeu, demanda des prcisions sur les rgles. Le temps passait; on arriva enfin en vue de l'hpital. Vous tes chic, dit le bless : en parlant avec vous j'oubliais presque ma douleur. Ce n'est pas vous qui me soignerez l-bas? Non : je suis attache au service de l'ambulance. Dommage... Mais vous trouverez peut-tre un petit moment pour venir me dire bonjour. Jem'appelle Robin Victor Robin. Vous vous souviendrez? Naturellement. Le lendemain, la fin de son service, elle alla voir comment s'tait passe l'opration du jeune homme. Il tait calme et l'accueillit joyeusement. Deux os casss! annona-t-il : le fmur et le pron, m'a-t-on dit. C'est ridicule, hein? en gnral ce sont les vieilles dames qui se cassent le fmur! Il n'y a pas de limite d'ge, ni dans un sens ni dans l'autre! dit Francine en riant. Je pense que vous avez fait prvenir votre famille? Oui, mes parents et ma fiance : ils habitent Paris, ils viendront me voir samedi. On a aussi prvenu la maison o je travaille; je suis ingnieur la Manu, Saint-Etienne. J'attends d'avoir trouv un appartement pour me marier. Vous tes Parisien? Oui : je sors de l'Ecole des Arts et Mtiers. Voudriez-vous me passer le portefeuille qui est dans mon tiroir? j'ai du mal me tourner sur le ct. Elle lui donna le portefeuille, qui contenait plusieurs ^photos. Il en prit une et la lui tendit. C'est ma fiance; comment la trouvez-vous? Trs jolie, rpondit Francine. Et elle a l'air aussi trs gentille. Ce n'est pas moi qui vous dirai le contraire! Tenez, voici mes parents; je les ai photographis pendant les dernires vacances, devant notre maison de campagne. Ici, c'est la photo de sortie des Arts et Mtiers, avec deux profs et mes copains. Francine regarda la photo : un groupe de jeunes gens aligns sur plusieurs rangs, comme dans toutes les photos d'coles. Vous me reconnaissez? demanda Robin. Au second rang, presque au milieu. A ma droite, c'est Collin, mon meilleur ami. A ma gauche, Gleize tiens, un Lyonnais comme vous. Il n'a pas eu de chance, le pauvre! Au nom de Gleize, Francine avait tressailli. Pas de chance? pourquoi? demanda-t-elle d'un ton qu'elle s'efforait de rendre indiffrent. Il devait travailler avec son pre, qui tait entrepreneur Lyon. Il venait de finir ses examens c'tait un des mieux nots de la promo quand son pre est mort, l'affaire a t vendue. Je ne sais pas ce qu'il est devenu; je lui ai crit, Collin aussi; nous n'avons jamais reu de rponse. Puisque vous lui avez crit, vous devez avoir son adresse? Pourquoi me demandez-vous a? Vous le connaissez? J'ai connu un Gleize; je me demande si ce serait le mme. Robin hsita. Ma foi, je me rappelle le nom de la rue : rue Grande, c'tait facile retenir. Le numro, je l'ai oubli. Mais si vous y tenez, vous pourriez l'avoir en crivant l'Ecole. Rue Grande , se rptait Francine. Elle venait de se rendre compte qu'elle devait voir ce Gleize, cote que cote. C'tait un gentil garon, dit Robin. Assez rserv, mais bon camarade... Le samedi, la famille du bless arriva : Francine comprit qu'on n'avait plus besoin d'elle. Mais le dimanche Robin lui fit passer un mot par son infirmire : il voulait la prsenter sa famille.Francine put s'absenter quelques instants. Mlle Francine, dit Robin. C'est grce elle que j'ai support mes plus mauvais moments, avant d'arriver l'hpital. Vous vous rappelez, hein, si j'avais mal? Mlle Francine en a probablement vu d'autres! dit le pre en riant. Mais la vue d'un joli visage fait toujours du bien! C'est vrai , reconnut le bless.Les parents remercirent la jeune infirmire avec effusion. La fiance semblait moins chaleureuse comme il arrive lorsqu'un fianc accorde trop de considration une autre fille. Mais elles se sparrent malgr tout sur une cordiale poigne de main.

VIII

N'est-ce pas trange, Jrme, cette concidence? Ce garon qui tait l'Ecole des Arts et Mtiers avec le fils Gleize, et qui a prcisment un accident dans la rgion? Pour le lieu de l'accident, dit le jeune interne, cela n'a rien d'tonnant : Saint-Etienne, o il travaille, n'est pas si loin de Lyon! Mais qu'il ait fait ses tudes avec Gleize, voil un curieux concours de circonstances. Tu n'as pas l'impression, toi, que ce hasard a t voulu par le destin pour me signifier que je ne dois pas oublier les dernires volonts de M. Bertaut? Jrme sourit. J'ai sans doute moins d'imagination que toi, Francine. Tu as constat que tu n'y pouvais plus rien; que voudrais-tu entreprendre de nouveau? Je ne sais pas au juste, mais je souhaiterais voir ces Gleize, savoir ce qu'ils sont devenus, si le pre est vraiment mort de chagrin, s'il y a d'autres enfants... Ils sont peut-tre dans une situation difficile... Celui qui est sorti des Arts et Mtiers dans un bon rang a certainement trouv une situation. Il doit pouvoir aider sa famille. Tu as raison. Tout de mme, je voudrais savoir. Puisque je connais leur ancienne adresse. Dans la rue Grande on se souvient peut-tre d'eux. Je sais bien, Francine, que quand tu as une ide dans la tte... II ne se trompait pas. Le lendemain, qui tait justement son jour de cong, Francine, ds le matin, se rendit rue Grande, dans la banlieue de Lyon. La rue tait borde de grandes maisons presque toutes entoures de jardins. Il n'y avait pas le moindre commerce.Les habitants de cette rue doivent pourtant s'approvisionner! pensa Francine en regardant autour d'elle.Elle remonta la rue, examinant les plaques qui se trouvaient sur les piliers des grilles ou sur les portes. Le nom de Gleize n'y figurait pas. Mais beaucoup de maisons ne portaient aucune inscription; d'ailleurs, les Gleize ayant dmnag, leur plaque, s'ils en possdaient une, avait d tre remplace par celle du nouveau propritaire. Francinepouvait-elle sonner la premire porte venue et demander si ceux qu'elle cherchait y taient connus?Comme elle hsitait, une jeune fille, qui portait un pain sous le bras, apparut l'angle de la rue et se dirigea vers une des villas. Francine s'avana vers elle et lui demanda si elle avait connu une famille Gleize. La fille, qui tait visiblement trangre, ne comprit pas la question. Elle crut que Francine, ayant vu son pain, lui demandait de lui indiquer une boulangerie et elle dsigna du doigt la rue d'o elle venait. L,., du pain , dit-elle avec un sourire.Francine la remercia. La jeune fille venait de lui donner une ide : les commerants du quartier, eux, avaient sans doute connu les Gleize. Elle prit le chemin qu'on lui indiquait et se trouva bientt sur une petite place entoure de boutiques. Devant chaque porte, des acheteurs faisaient la queue. Ce n'tait pas le moment, certes, d'entrer sans rien acheter et d'engager une conversation. Je reviendrai dans l'aprs-midi , se dit la jeune infirmire.A quatre heures, en effet, tous les magasins qui venaient d'ouvrir taient presque vides. Une boulangerie pimpante, repeinte neuf, occupait l'angle de la place. La boulangre, sur le pas de la porte, regardait les passants. Francine lui demanda si elle connaissait une famille Gleize. Gleize? dit la boulangre, non, je n'ai jamais entendu ce nom-l. Il est vrai que je ne suis dans le quartier que depuis six mois; je ne connais pas personnellement tous mes clients. Oh, ceux dont je vous parle sont partis depuis plus de six mois... Excusez-moi, madame. A la boucherie voisine, un gros homme au visage rjoui dcoupait de la viande sur un tal; une femme galement corpulente, au teint color, tait assise la caisse.Francine renouvela sa question. Aussitt la femme s'exclama : Les Gleize! bien sr que je les connais! Mme Gleize s'est servie chez nous pendant des annes. Pas vrai, Emile? Ils habitaient rue Grande, au 12. Est-ce que vous avez de ses nouvelles? Je suppose qu'ils n'habitent plus le quartier? Bien sr que non, la pauvre femme! Vous pensez bien que depuis son malheur elle n'avait plus les moyens d'entretenir une maison comme celle-l. Elle a dmnag... voyons, je ne sais plus quand... Te te rappelles, toi, Emile? Vous ne savez pas o elle est alle? a non. Germaine, l'ancienne employe de maison, m'a dit que Mme Gleize s'tait retire la campagne. a ne doit pas tre gai, la pauvre, toute seule, avec son fils unique Paris... L'employe ne vous a pas dit si elle tait loin de Lyon? La bouchre secoua la tte. Ils avaient une maison dans le Midi, je ne sais o, mais bien sr elle a t oblige de la vendre, celle-l aussi. Ah, ce qui lui est arriv a fait de la peine tout le monde : c'taient de bonnes gens, elle et lui. Ce n'est pas sa faute s'il a fait de mauvaises affaires... Vous les connaissiez, ce que je vois? II fallait bien inventer quelque chose... J'ai rencontr le jeune homme quand il tait tudiant. J'ai appris que son pre tait mort. Je me demandais ce qu'il tait devenu. a non plus, je ne pourrais pas vous le dire. Il devait prendre la succession de son pre, vous comprenez alors maintenant... Oh, il a sans doute trouv une situation! Il tait gentil aussi, Jean-Paul n'est-ce pas, Emile? Je le vois encore, quand il venait chercher des rognures pour son chien... Les Gleize n'avaient pas d'autre enfant? Non : ils avaient eu une petite fille, mais ils l'ont perdue. Ah, il y a des gens qui n'ont pas de

chance! Le pire, c'est que a arrive souvent aux meilleurs... Une femme ge, petite, entrait dans la boucherie. Je viens chercher ma ctelette, dit-elle. Mais je voulais vous dire, monsieur Emile, que mon bifteck d'hier tait un peu dur. Dur! un steak de premire! Vous m'tonnez, mademoiselle Mignon. Pourtant c'est comme je vous dis... Pour couper court la discussion, la bouchre intervint. Vous aussi, mademoiselle Mignon, vous avez bien connu Mme Gleize, n'est-ce pas? La cliente se retourna vivement. Mme Gleize! vous pensez si je l'ai connue! J'ai mme donn des rptitions Jean-Paul quand il tait petit. Il avait des difficults avec l'orthographe, le pauvre gamin. Il s'est bien rattrap depuis : il a fait de srieuses tudes. Pensez, il me regardait comme si j'tais de sa famille : il me rendait visite toutes les fois qu'il venait Lyon... Vous ne savez pas ce qu'il est devenu, vous non plus? La vieille dame secoua la tte. Non... absolument pas. Aprs leur malheur ils ont quitt la ville. J'tais un peu triste que Jean-Paul ne m'ait pas crit. Mais que voulez-vous, a a d leur porter un coup, tout a. La ruine de la maison, et puis la mort du pre... Il est mort ici? demanda Francine. Non, ils ont dmnag presque aussittaprs leur ruine. Quand il est mort, Mme Gleize n'a pas envoy de faire-part; on a appris a par le journal : deux lignes, sans adresse. Autrement j'aurais crit, vous pensez bien! Franchie s'loigna, laissant Mlle Mignon reprendre sa discussion au sujet du bifteck. De loin elle entendait encore les deux voix, l'une grave, l'autre aigu, monter de ton la fois.Avait-elle bien fait de venir? En somme, elle n'tait gure plus avance qu'une heure plus tt. Elle savait que les Gleize taient aims dans le quartier mais cela ne constituait pas une piste suivre...Pourtant, chose trange, plus ils lui chappaient, plus elle avait envie de les retrouver.Elle raconta Jrme sa qute infructueuse. Il lui venait des ides, par exemple celle d'crire Mme Gleize son ancienne adresse. Si elle n'avait donn la nouvelle personne, elle avait pu du moins la laisser la poste, pour qu'on fasse suivre son courrier. Ce n'est pas sr, puisque videmment elle cherchait rompre dfinitivement avec son pass. Et d'ailleurs, mme si tu arrivais la voir, que lui dirais-tu? C'tait vrai : que pourrait-elle dire Mme Gleize? Lui rapporter les dernires paroles de M. Bertaut? Elle pourrait peut-tre trouver un soulagement l'ide qu'il s'tait repenti du mal qu'il lui avait fait, qu'il aurait voulu rparer... Mais puisque la rparation tait impossible! Il valait peut-tre mieux ne pas raviver les souvenirs du pass... Ne t'obstine pas, Francine, dit Jrme. Pense des choses plus gaies tes vacances, par exemple, puisque tu pars bientt. Oui, la fin du mois. A mon retour je ne serai plus l'ambulance. Tu le regretteras? En un sens, oui. Mais cela dpend surtout du poste que l'on me donnera. Si tu pouvais revenir dans notre service! Nous faisions une bonne quipe, toi et moi. Ils changrent un sourire. Comme dans toutes les vraies amitis, ils n'avaient pas besoin de se parler beaucoup pour se comprendre. Je pars presque en mme temps que toi, dit Jrme. Je vais faire une croisire dans les les grecques avec des copains. Et toi? Moi, je ne vais pas aussi loin. Je suis invite Paris chez une amie. Il y a longtemps que je lui promets d'y aller. Elle est infirmire aussi, ton amie? Elle l'tait. Mainte