Sur la dualité de la Poétique
-
Upload
jonathas-araujo -
Category
Documents
-
view
11 -
download
0
description
Transcript of Sur la dualité de la Poétique
Sur la dualité de la poétique
1
SUR LA DUALITE DE LA POETIQUE
Mais, au fait, qui parle dans un poème ?
Mallarmé voulait que ce fût le Langage lui-même.
Valéry
1. Les modes sémiotiques Les modes sémiotiques sont définis par la fonction qu’ils remplissent : rendre compte de la
diversité, de la versatilité des discours tenus. Les discours tenus sont dans la dépendance des
grandeurs occupant le champ de présence. Cette métaphore du champ de présence vaut par sa
commodité : le champ de présence est constitué par les grandeurs qui entrent et/ou sortent avec ou
sans l’accord du sujet. Parmi les alternances plausibles, celle relative au mode d’efficience1 paraît
décisive ; elle concerne la modalité de la pénétration dans le champ de présence pour une raison
que nous évoquerons dans un instant. Une grandeur peut faire irruption dans le champ de présence
et, pour fixer les idées, déclencher de la part du sujet surpris, saisi, une exclamation, ou bien
s’installer graduellement, progressivement. Dans le premier cas, nous parlerons de la modalité du
survenir, dans le second, de la modalité du parvenir. Cette alternance doit son retentissement au
chiffre élevé, possiblement extrême, du tempo : vif dans le cas du survenir, ralenti dans le cas du
parvenir2. Le mode d’efficience doit sa pertinence à l’autorité du tempo. En effet, l’hypothèse
tensive adopte comme postulat sans doute prioritaire que les grandeurs sémiotiques sont sous
condition de tempo et de tonicité, ou encore à la suite de Valéry que la vitesse est un «facteur
d’existence3.»
Pour une approche hiérarchique de la sémiosis, le mérite d’une grandeur est relatif aux
grandeurs qu’elle contrôle. À cet égard, le mode d’efficience contrôle le mode d’existence qui
formule l’alternance propre au sujet : visée ou saisie ? et par catalyse : la saisie-saisissement. La
visée est le corrélat subjectal du parvenir dans la mesure où la lenteur de ce parvenir rend possible
pour le sujet l’anticipation, la prévision et d’une manière générale l’attente, puisque aussi bien
1 Le terme d’“efficience” est emprunté à Cassirer : «Car toute réalité effective que nous saisissons est
moins, dans sa forme primitive, celle d’un monde précis de choses, érigé en face de nous, que la certitude d’une efficience vivante, éprouvée par nous.» in Cassirer, 1988, p. 90.
2 Voir Cl. Zilberberg, 2011, pp. 10-16 & pp.145-147. 3 «“Etre” pour une pensée, c’est gagner à la course – comme le spermatozoïde qui sera élu. Ainsi la
vitesse est un facteur d’existence.» in Valéry, (1973, p. 1091).
Sur la dualité de la poétique
2
pour Bachelard4 que pour Valéry5 l’attente est comme le fond de notre être au monde. La saisie est
le corrélat subjectal du survenir dans la mesure où la vitesse opère une syncope de la durée
laquelle retire au sujet la faculté d’actualiser, d’anticiper la réalisation de tel programme jugé
fâcheux. Le mode d’existence mesure le poids respectif de l’attendu et de l’inattendu. Enfin, le
mode d’efficience contrôle le mode de jonction qui est lui relatif à l’objet : si une grandeur
pénétrant dans le champ de présence fait figure d’intruse, d’étrangère rapportée à celles qui sont
déjà installées, nous dirons que nous sommes en présence de la modalité de la concession, tandis
que le cas contraire, à savoir la concordance, sera désigné comme implication. Le mode de
jonction est défini par l’alternance entre la concession et l’implication.
Il convient d’insister maintenant sur la dissymétrie du parvenir et du survenir. Ce dernier, en
raison des sub-valences élevées de tempo et de tonicité qui lui sont propres, est à même de
projeter un événement. En effet, l’événement est un syncrétisme du survenir pour le mode
d’efficience, de la saisie pour le mode d’existence, de la concession pour le mode de jonction. La
structure de l’événement se présente comme l’intersection entre le mode d’efficience et le mode
de présence lui-même défini ici par la tension entre l’actualisation et la virtualisation ; soit
graphiquement :
L’événement n’a toujours pas, nous semble-t-il, la place qu’il mérite. Cela tient en partie au
fait que les sous-dimensions, les ressorts qu’il présuppose, à savoir le tempo et la tonicité, sont
eux-mêmes jugés négligeables. Dans les Cahiers, Valéry installe l’événement comme ”constante
4 «La conscience pure nous apparaîtra comme une puissance d’attente et de guet, (…)» in Bachelard
(1993, p. VI). 5 «Nous ne sommes qu’attente et détente.» in Cahiers, (1973, p. 1272).
survenir
parvenir
réalisation sans actualisation actualisation sans réalisation
événement
attente
Sur la dualité de la poétique
3
concentrique” existentielle : «Chaque chose que tu vois est un événement et chaque idée, un
événement, et toi-même qui te perçois par événements (et qui en es un à cet instant) tu es aussi
capacité d’événements, - qui elle-même en est un…6» L’événement est promu comme prédicat
directeur : «Sensibilité est propriété d’un être d’être modifié passagèrement, en tant que séparé, et
en tant qu’il comporte de n’exister que par événements. C’est l’existence par événements – au
moyen de, pendant l’événement7.» Deleuze lui fait écho : « (…) qu’est-ce que doit être un sujet, si
ses prédicats sont des événements 8 ?»
Le mode d’efficience, en raison de la schizie intime qu’il chiffre, rend compte du partage
versatile de l’existence et de la possibilité du bonheur-état et de la joie-événement :
survenir (saisie) ↓
parvenir (visée) ↓
euphorie →
joie
bonheur
dysphorie →
catastrophe
malheur
Si la relation du mode d’efficience au tempo est facilement admise, la relation du mode
d’efficience à la tonicité est rarement prise en compte. Le seul modèle apparemment disponible
pour commencer à penser la tonicité est l’accent, à un détail près, à savoir que le consensus ne
reconnaît l’accent que dans le plan de l’expression. Si, dans le plan de l’expression, l’accent est un
syncrétisme résoluble en «hauteur de la voix, éclat de la voix et durée subjective (protensité)9.», il
n’en va pas de même pour le plan du contenu. Si nous adoptons l’hypothèse hjelmslevienne de
l’identité de la forme dans les deux plans, nous pouvons avancer les propositions suivantes : (i)
l’intensité ne pose pas de problème si nous admettons à la suite de Cassirer : « [que l’impression
sensible] s’affirme et se confirme par la simple intensité de sa présence, par l’impression
irrésistible qui l’impose à la conscience10.» (ii) la longueur peut être renvoyée à ce que Cassirer
appelle le «processus d’“accentuation” de l’existence» : «(…) ce processus qui s’exprime dans la
notion de sacré s’accomplit intégralement et ne cesse de toucher de nouveaux domaines et de
6 Valéry, (1974, p. 322). 7 Valéry, (1973, p. 1168). 8 Deleuze, (1990, p. 218) . 9 Jakobson, (1963, p. 121). 10 Cassirer, (1986, p. 100).
Sur la dualité de la poétique
4
nouveaux contenus de la conscience11.» Ce devenir est conforme à la structure générale bipolaire
de l’extensité laquelle est fondée sur la tension entre le /concentré/ et le /diffus/, entre le
/concentré/ qui abrège la durée et le /diffus/qui l’allonge. (iii) bien plus épineuse est la question de
la fréquence, puisque cette catégorie ne présente pas de correspondance immédiate. Le traitement
de la hauteur de la voix par Jakobson fait appel à la notion de fréquence. Sur cette base, la
fréquence peut être rapprochée de la notion de rareté : l’événement relèverait de la rareté si l’on en
croit ceux qui ont abordé ce point : le thaumazein des penseurs grecs, le sublime pour Longin,
l’admirable pour Descartes, le bizarre pour Baudelaire, le fortuit pour Breton12 l’insolite pour
Cassirer13. Cette correspondance supposée valide, l’événement devient un accent dans le plan du
contenu, dans l’exacte mesure où l’accent devient un événement dans le plan de l’expression.
Dans le second volume de La philosophie des formes symboliques intitulé La conscience
mythique, Cassirer envisage en ces termes la verbalisation de l’affect : «Le mana et le tabou ne
servent pas à désigner certaines classes d’objets ; ils ne font que présenter l’accent particulier
que la conscience magique et mythique met sur les objets14.» L’affect lui-même est identifié à
l’interjection : «Il s’agit, dans ces deux notions, [le mana et le tabou] de ce qu’on pourrait appeler
des interjections primaires de la conscience15.» À partir de cette reconnaissance de la centralité de
l’affect-événement, un point de vue devient accessible à partir duquel la verbalisation de l’affect et
la sensibilisation du verbe entrent en réciprocité l’une à l’égard de l’autre.
Les remarques qui précèdent concernent le métalangage. Nous devons maintenant envisager
des sémiotiques dont le plan de l’expression est bien caractérisé. Nous examinerons d’abord
l’analyse exemplaire de l’art de la Renaissance et de l’art baroque par Wölfflin. Concrètement il
s’agit d’évaluer la part qui revient au mode d’efficience dans la réflexion de Wölfflin.
2. Wölfflin Dans Renaissance et baroque, Wölfflin note la divergence suivante : «Il [le baroque]
n’évoque pas la plénitude de l’être, mais le devenir, l’événement, non pas la satisfaction, mais
l’insatisfaction et l’instabilité16.» Au titre du mode d’efficience, l’art de la Renaissance opte pour
11 Ibid., pp. 105-106. 12 «C’est du rapprochement en quelque sorte fortuit des deux termes qu’a jailli une lumière
particulière, lumière de l’image, à laquelle nous nous montrons infiniment sensibles.» in Breton, (1963, p. 51). 13 «Le seul noyau un peu ferme qui semble nous rester pour définir le mana est l’impression
d’extraordinaire, d’inhabituel et d’insolite. L’essentiel ici n’est pas ce qui porte cette détermination, mais cette détermination même, ce caractère d’insolite.» in Cassirer, (1986, p. 103).
14 Ibid., p. 104. 15 Ibid. 16 H. Wölfflin, (1989, p. 82).
Sur la dualité de la poétique
5
le parvenir, le baroque pour le survenir : «L’un [le style linéaire] est l’art de ce qui est, l’autre
[l’art baroque] est l’art de ce qui paraît17» L’opposition concerne la différence de tempo, mais
cette opposition n’est pas exactement entre la vitesse et la lenteur, mais entre l’accélération et
l’uniformité, accélération pour l’art baroque attaché au «bondissement», au «jaillissement en
avant», uniformité pour l’art de la Renaissance : «Elle [la Renaissance] nous offre cette beauté
libératrice que nous ressentons comme un bien-être général et un accroissement régulier de notre
force vitale18.» Au titre du mode d’existence, les propriétés sémiotiques de l’événement, que le
mode d’existence et le mode de jonction explicitent, sont relevées : au titre du saisissement, l’art
baroque présente ce qu’on aimerait appeler à la suite de Focillon un “coefficient de brusquerie19”
lequel décide de l’orientation de la phorie : «Là où la nature montre une courbe, nous trouverons
peut-être un angle, et au lieu d’une régression ou d’un accroissement continus et réguliers de la
lumière, le clair ou l’obscur apparaîtra brusquement, par masse et sans transition20.» Soit
graphiquement :
Le mode d’existence partage la temporalité en accordant la «durée» à l’art de la
17 Ibid. 18 Ibid., p. 81. 19 «Qu’est-‐ce que l’événement ? Nous venons de le dire : une brusquerie efficace.» in H. Focillon,
(1996, p. 99). 20 Wölfflin, (1989, p. 24).
lent
vitesse
tempo
Renaissance parvenir douceur
baroque survenir nausée
mmalaise thymie aise
lenteur
Sur la dualité de la poétique
6
Renaissance : «(…) l’action d’une œuvre de la Renaissance est plus lente et plus douce, mais
d’autant plus durable21.», alors que l’art baroque a droit seulement à l’«instant».
Au titre du mode de jonction, l’art de la Renaissance est implicatif, puisque la figure qui le
résume est celle de l’«accroissement régulier» ; la relation du sujet à l’art baroque est paradoxale,
puisque selon Wölfflin la relation du sujet à l’œuvre baroque est sous le signe d’une «sorte de
nausée» ; sous cette condition inattendue, la relation du sujet à l’art baroque s’avère concessive ; il
convient de recevoir l’art baroque, bien qu’il provoque «(…) l’insatisfaction et l’instabilité». Les
tensions relatives aux modes sémiotiques se déclinent ainsi :
alternance →
art de la Renaissance
↓
art baroque
↓
mode d’efficience →
parvenir
survenir
mode d’existence →
durée → visée
instant → saisie
mode de jonction →
implication
concession
3. Dualité de la poétique
Nous venons d’examiner une sémiotique dont le plan de l’expression est, de l’avis général,
la simultanéité, sémiotique pour laquelle la tension entre le survenir et le parvenir s’est avérée
pertinente. Afin d’accroître la validité de notre hypothèse, nous devons maintenant envisager une
sémiotique dont le plan de l’expression soit la succession. Nous avons choisi la poétique telle
qu’elle a été formulée à partir de la seconde moitié du 19ème siècle en France par les poètes
théoriciens. En effet, de Baudelaire jusqu’aux surréalistes et au-delà avec par exemple Fr. Ponge,
les poètes français se sont révélés de remarquables analystes. Inversement, de grands critiques,
nous pensons en particulier à G. Bachelard, ont ajouté à leurs commentaires une dimension
littéraire certaine. Nous nous proposons d’établir que la poétique est concernée par le mode
d’efficience et que par conséquent il existe deux poétiques : une poétique du parvenir et une
poétique du survenir.
21 Wölfflin, (1989, p. 82).
Sur la dualité de la poétique
7
3. Poétique du parvenir
C’est sans doute à Jakobson qu’on doit l’approche la plus pénétrante de la poétique. Dans la
grande étude au titre significatif Linguistique et poétique, Jakobson énonce le principe directeur de
sa démarche : «La fonction poétique projette le principe d’équivalence de l’axe de la sélection sur
l’axe de la combinaison. L’équivalence est promue au rang de procédé constitutif de la
séquence22.» L’analyse de Jakobson opte pour la syntaxe extensive des tris et des mélanges. Sa
singularité tient à ce qu’elle procède à une opération de tri et à une opération de mélange, toutes
les deux inattendues. Pour ce qui concerne l’opération de tri : le choix de l’immanence est tel qu’il
rejette le lexique et le mot en dehors de la poésie même : «L’écrivain russe Veresaev a reconnu
dans ses notes intimes que quelquefois il lui semblait que les images n’étaient qu’une contrefaçon
de la vraie poésie23.». Pour ce qui concerne l’opération de mélange, elle consiste à “mélanger”, en
vertu de leur analogie, la poésie et la géométrie : «Il y a, à cet égard, une analogie remarquable
entre le rôle de la grammaire en poésie et, chez le peintre, les règles de la composition fondées
sur un ordre géométrique latent ou manifeste, ou au contraire une révolte contre tout agencement
géométrique. Dans le domaine des arts figuratifs, les principes de la géométrie constituent (…)
une “belle nécessité24.»
Le mérite de Jakobson est double. Pour le plan du contenu, la poésie est – comme il se
doit ? – sous l’obédience de la langue : «La langue est la forme par laquelle nous concevons le
monde25.» Pour le plan de l’expression, la poésie est dotée d’un signifiant spécifique : le
parallélisme au sujet duquel on peut se demander s’il est la cause ou la conséquence du
rapprochement avec la géométrie. Jakobson invoque la figure, mais on peut se demander si le
nombre ne partage pas avec la figure cette direction du faire poétique :
«Une plumée d’encre écrasée dans le pli d’un papier, on a une tache symétrique. (…) Ainsi
la répétition de n’importe quoi n’est plus un n’importe quoi. (Le papier plié et découpé–) =
Passage de l’accident à la loi. Cf. la rime ;
L’introduction de symétries dans le discours, soit par le son (pieds, césures rimes) soit dans
les idées (métaphores) donne au discours l’aspect de n’être plus moyen, acte de circonstance ;
mais d’exister en soi, de valoir par des qualités intrinsèques – par plusieurs liaisons de ses
moments – dont chacun a plus d’une relation avec chaque autre. (…)
22 R. Jakobson, (1963, p. 220). Dans Poésie de la grammaire et grammaire de la poésie, on lit de
même : «On peut avancer que dans la poésie la similarité se superpose à la contiguïté, et que par conséquent “l’équivalence est promue au rang de procédé constitutif de la séquence.» (1973, p. 225.)
23 ibid.,.p. 227. 24 Ibid., pp. 227-228. 25 Hjelmslev, (1971, p. 173).
Sur la dualité de la poétique
8
Telles se font les figures de temps26.»
La duplication est un signifiant qui a pour signifié la «motivation relative» telle que l’entend
Saussure : «Tout ce qui a trait à la langue demande, c’est notre conviction, à être abordé de ce
point de vue, qui ne retient guère les linguistes : la limitation de l’arbitraire27.»
La poétique du parvenir se présente comme une machine, une matrice répétitive qui
intervient à des niveaux définis par la longueur de la chaine discursive qu’ils retiennent. Dans les
limites de notre recherche, nous envisagerons successivement et succinctement le vers, la rime et
le poème. Dans l’étude intitulée Microscopie du dernier Spleen, Jakobson propose de considérer
que les grands vers obéissent à une «pression anagrammatique». Dans Spleen IV, elle émane du
titre Spleen et plus particulièrement du triphone /spl/ : «Or le dernier poème portant ce titre fait à
ce mot thème de nettes allusions et l’anagrammatise progressivement, en répétant surtout les
diphones sp, pl et, avec un mélange des liquides, le triphone spr : I l’eSPRit, PLus ; II eSPérance,
PLafonds ; III PLuie, PRison, peuPLe ; IV eSPRits, V L’eSPoir, PLeuRe, deSPotique. Quant au
dernier vers, il ébauche une anagramme du vocable tout entier : sur mon crâNe, incLINé PLante
son draPeau Noir28.»
L’analyse de Jakobson est séduisante et difficile. «Ainsi Le Gouffre (…) répète le mot
gouffre dans le premier vers du sonnet et en reprend les phonèmes à partir du second quatrain :
paRtOUt la pRoFondeur, la GRève//, SuR le Fond, multiFOrme, GRand tROU//, hoRReur, OÙ//,
FenêtRes//, toujOURs, NombRes, ÊtRes//29.» Pourtant plusieurs mises en relation ne laissent pas
d’être problématiques : la continuité entre /gouffre/ et /horreur/ par exemple est trop lâche pour
être notée ; il en va de même pour /multiforme/. Ce qui fragilise la thèse de Jakobson, c’est
l’absence de référence à une conditionnalité elle-même multiple. En premier lieu, il convient
d’affirmer ce que A.Riegl désigne comme Kunstwollen, la “volonté artistique” de l’énoncé, sinon
le mode d’emploi d’un instrument, le règlement d’une institution, un article de journal offrent
autant de relations grammatiques que le poème le plus travaillé. En second lieu, un principe de
voisinage ou de proximité qui voit dans la distance un facteur d’affaiblissement de l’identité. En
troisième lieu, une prégnance syllabique qui conduit à prendre en compte la place des phonèmes
retenus. Ce souci a conduit Mallarmé à retenir comme attracteurs la rime et la première syllabe du
vers munie de sa «pieuse majuscule». Enfin, une prévalence du consonantisme sur le vocalisme
26 Valery, (1974, p. 313). 27 Saussure, (1962, p. 182). 28 R. Jakobson. (1973, p. 434). 29 Ibid., p. 435.
Sur la dualité de la poétique
9
qui aurait pour avocat A. Spire30. Nous illustrerons ces demandes par un exemple emprunté au
dernier Spleen.
Le premier quatrain du dernier Spleen énonce :
Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis, Et que de l’horizon embrassant tout le cercle Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits ;
Jakobson rapproche l’/esprit/ de /plus/, mais ce rapprochement contrevient au principe de
proximité que nous avons postulé. Nous supposons qu’un lexème du fait de sa position dans le
vers : fin de vers accentuée ou position initiale, projette ses phonèmes dans le vers. Cette
grandeur, nous la désignons comme l’endogramme et nous faisons l’hypothèse que l’endogramme
projette ses phonèmes dans un espace qualifié d’exogramme. Cette disposition est conforme selon
Hjelmslev à la structure canonique laquelle confronte un terme /concentré/ à un terme /diffus/.
Soit :
concentré
↓ endogramme
diffus ↓
exogramme
Ce qui donne pour le second vers :
Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Le lexème /esprit/ peut prétendre à la position d’endogramme à partir des identités suivantes :
[eSprit/gémiSSant], [esPRit/PRoie], [esprIt/ennuIs].
L’hypothèse de Jakobson retient un cas privilégié : l’endogramme porté par le titre, ce qui
est exceptionnel. Le cas courant conduit à multiplier les endogrammes, mais le sonnet régulier “à
la française”, par la duplication des rimes dans les quatrains, réduit le nombre des endogrammes,
si bien qu’à partir de cette pluralité restreinte il est possible de régler les tensions entre ces
différents endogrammes31. Il s’agit, selon l’aveu de Mallarmé, de «dissimuler les jeux allitératifs».
Venons-en à la rime. À la question directe : de quel droit en faire un chapitre de la poétique
du parvenir ? nous répondons ceci : la complexité de la rime est telle, les prescriptions positives et
négatives si nombreuses que le travail de la rime suppose la lenteur et la progressivité du parvenir.
Comme l’indique Lotman, la rime repose sur un jeu de la différence et de la ressemblance dans le
30 A. Spire, Plaisir poétique et plaisir musculaire, New York, S.F. Vanni, 1949. 31 Dans notre analyse de Larme de Rimbaud, nous avons essayé d’appliquer ce modèle, cf. Zilberberg,
(1988, pp. 209-220).
Sur la dualité de la poétique
10
plan du contenu comme dans le plan de l’expression : «La nature de la rime est dans le
rapprochement de ce qui est différent, et dans le dévoilement de la différence dans le semblable.
La rime est dialectique par nature32.» Dans le plan de l’expression, l’alternance entre les rimes
dites masculines et les rimes dites féminines a supplanté l’homophonie pratiquée au Moyen Age.
Il y a donc eu passage de la ressemblance à la différence. Inversement, la recherche de la rime
riche indique une avancée de la ressemblance. Dans le plan du contenu, on note une proscription
de la ressemblance grammaticale et lexicale : «On tolère la rime de beauté avec bonté, trouvée
avec lavée, délibérer avec pleurer, trouva avec cultiva, puni avec fini, perdu avec vendu,
éclatant avec important, parce que la rime de ces mots contient une consonne avant la voyelle
accentué ; mais on préfère de beaucoup faire rimer bonté avec persécuté, trouvée avec corvée,
trouva avec il va, puni avec nid, abattu avec vertu. C’est dire que l’on évite d’accoupler des
mots appartenant à un même type de formation ou à une même catégorie grammaticale33.»
Il convient également de ne pas faire rimer des mots qui par le sens sont proches l’un de
l’autre : «Les mots qui s’appellent presque forcément, comme gloire et victoire, guerriers et
lauriers constituent des rimes banales34.» Les rimes irréprochables selon Malherbe et Banville
sont celles qui font appel à des antonymes : «La raison qu’il [Malherbe] disait pourquoi il fallait
plutôt rimer des mots éloignés que ceux qui avaient de la convenance est que l’on trouveraient des
plus beaux vers en les rapprochant qu’en rimant ceux qui avaient presque une même
signification35.» Cette orientation est partagée par Banville : «Votre rime sera riche et belle et elle
sera variée : impeccablement riche et variée ! C’est-à-dire que vous ferez rimer ensemble, autant
qu’il se pourra, des mots très-semblables comme SONS, et très-différents comme SENS36.» Un des
secrets de la rime se laisse énoncer : les bonnes rimes ont une trame concessive dans la mesure où
pour le plan de l’expression la visée concerne la “richesse”, la ressemblance, tandis que pour le
plan du contenu la visée actualise la «variété», c’est-à-dire la différence. La ressemblance dans le
plan de l’expression invite à surmonter la divergence dans le plan du contenu : «Le fait poétique
lui-même consiste à grouper, rapidement, en un certain nombre de traits égaux, pour les ajuster,
telles pensées lointaines autrement et éparses ; mais qui, cela éclate, riment ensemble37.»
Dans un dispositif hiérarchique, les grandeurs intégrantes sont changées en intégrées à
mesure que l’on se déplace dans la hiérarchie : la rime devient une partie du poème. Dans les -++-
32 I. Lotman, La structure du texte artistique, Paris, Gallimard , 1975, p. 195. 33 M. Grammont, Petit traité de versification française, Paris, A. Colin, 1965, pp. 36-37. 34 Ibid., p. 36. 35 Racan, Mémoires pour servir à la vie de Malherbe, cité par R. de Souza, Le Rythme poétique, Paris,
Perrin, 1892, p. 69. 36 Th. De Banville , Petit traité de poésie française, Paris, Fasquelle, 1903, p. 75. 37 S. Mallarmé, Propos sur la poésie, Monaco, Ed. du Rocher, 1953, pp. 182-183.
Sur la dualité de la poétique
11
***limites de cette étude, nous nous en tiendrons au sonnet. Il existe un mystère relatif au sonnet,
sa longévité et sa diffusion en Europe ne laissant pas de surprendre. Dans son Petit traité de
poésie française, Th. de Banville aborde en ces termes la dynamique du sonnet :
«Le dernier vers du Sonnet doit contenir un trait – exquis, ou surprenant, ou excitant
l'admiration par sa justesse et par sa force.
Lamartine disait qu'il doit suffire de lire le dernier vers d'un Sonnet ; car, ajoutait-il, un
Sonnet n'existe pas si la pensée n'en est pas violemment et ingénieusement résumée dans le
dernier vers.
Le poète des Harmonies partait d'une prémisse très juste ; mais il en tirait une conclusion
absolument fausse.
Oui, le dernier vers du Sonnet doit contenir la pensée du Sonnet tout entière. - Non, il n'est
pas vrai qu'à cause de cela il soit superflu de lire les treize premiers vers du Sonnet. Car dans
toute œuvre d'art, ce qui intéresse c'est l'adresse de l'ouvrier, et il est on ne peut plus intéressant
de voir :
Comment il a développé d'abord la pensée qu'il devait résumer ensuite,
Et comment il a amené ce trait extraordinaire du quatorzième vers – qui cesserait d'être
extraordinaire s'il avait poussé comme un champignon.(…) 38»
IL convient , nous semble-t-il, de relever la modernité du point de vue de Banville. Il établit
la pertinence formelle de l’observation de Lamartine. Elle est triple : (i) il formule la relation
paradigmatique qui confronte le /résumé/ au /développé/ ; (ii) il souligne la caractéristique
syntagmatique qui singularise le sonnet, à savoir que le /développé /précède le /résumé/ ; (iii) du
point de vue tensif, si le /développé/ relève, pour l’énonciateur, du parvenir, le résumé relève pour
l’énonciataire du survenir, puisque, toujours selon Banville, «le trait final doit surprendre le
lecteur» ; la métaphore qui sous-tend la description de Banville n’est donc pas la narrativité, mais
la théâtralité.
Si Lamartine suivi par Banville opte pour une asymétrie très forte [treize vers vs un vers],
qui nous invite à penser que le quatorzième vers fait jeu égal avec les treize vers qui le précèdent,
Aragon, plus proche de la lettre rimée du sonnet régulier, opte pour une relation symétrique entre
les quatrains et les tercets :
«C'est pourquoi les rimes (j'entends, dans les quatrains), sont comme les murs du poème,
l'écho qui parle à l'écho, deux fois se réfléchit, et on n'en croirait pas sortir, la même sonorité
embrasse par deux fois les quatrains, de telle sorte que le quatrième et le cinquième vers sont liés
38 Banville, (1903, pp. 201-202).
Sur la dualité de la poétique
12
d'une même rime, qui rend invisibles ces deux équilibres. La précision de la pensée ici doit
justifier les rimes choisies, leur donner leur caractère de nécessité. De cette pensée musicalement
prisonnière, on s'évadera, dans les tercets, en renonçant à ce jeu pour des rimes nouvelles : et
c'est ici la beauté sévère des deux vers rimant (selon la disposition marotique française), qui se
suivent immédiatement, pour laisser le troisième sur sa rime impaire, demeurée en l'air, sans
réponse jusqu'à la fin du sonnet, comme une musique errante...
Car le tercet, au contraire du quatrain fermé, verrouillé dans ses rimes, semble rester
ouvert, amorçant le rêve. Et lui, répond, semblable, le second tercet, du roulement répété de deux
vers rimés d'une rime nouvelle, indépendante, balançant le distique inaugural du premier tercet,
tandis que le vers impair, le troisième (qui, à ne considérer que ce seul tercet, ferait comme un
doigt levé) rimant avec son homologue, est comme la résolution de l'accord inachevé ; mais, du
fait de sa position même, le sonnet pourtant refermé, il laissera l'esprit maître de poursuivre
l'image et la rêverie39.»
Aragon saisit ensemble trois singularités : (i) l’identité des quatrième et cinquième vers ; (ii)
le distique formé par les vers 9 et 10 qui modalise le onzième vers comme expectant une
résolution qui est proposée par le second tercet et plus particulièrement par le quatorzième vers ;
(iii) l’identité des onzième et quatorzième vers. Du point de vue tensif, la lecture du sonnet
comme schéma pur de toute signification lexicale oppose le «corset étroit des quatrains» à la
«liberté raisonnable du rêve» dans les tercets.
Au terme de ce survol, la question se pose de savoir si les trois ordres de grandeurs
couramment distingués : le vers, la rime et le poème, forment un assemblage ou une structure.
Affirmer une structure, c’est affirmer la possibilité d’une analyse aboutissant à un réseau de
dépendances. Dans le cas qui nous occupe, celui du sonnet régulier, la déduction va du poème à la
partition en quatrains en tercets ; cette partition à son tour conduit à la rime partagée en rime
d’appel et rime de rappel ; enfin, de notre point de vue, le vers lui-même est partagé en
endogramme-source et exogramme-cible. À la “verticalité” de la rime répond l’“horizontalité” du
vers. Cette structuration conforte le sentiment naïf qui veut que comparée à la prose la poésie c’est
difficile, cela demande du temps pour l’énonciateur, de la patience pour l’énonciataire, c’est-à-dire
les requis mêmes du parvenir.
4. Poétique du survenir
39 L. Aragon, (1954, pp. 67-68).
Sur la dualité de la poétique
13
On a vu que Jakobson privilégiait la grammaire aux dépens du lexique. Par contrainte de
structure, le déni du parvenir conduit à une sémantisation et à une valorisation du lexème, mais ce
revirement suppose que ce dernier chiffre une complexité, une richesse virtuelle remarquable : «Il
est notoire que les lexèmes se présentent souvent comme des condensations recouvrant, pour peu
qu’on les explicite, des structures discursives et narratives fort complexes40.» Ce qui revient à
postuler qu’une grandeur systémique implique le système dont elle dépend. Cette hypothèse admet
deux conséquences : (i) une figure de rhétorique, sans doute sous-estimée, la synecdoque
ascendante qui exprime un tout par une de ses parties, indique que cette opération est courante ;
(ii) les catégories, qui sont la signature de la théorie, deviennent les définissantes des grandeurs
signifiées par le discours.
Pour l’illustrer, nous avons choisi un extrait de la Neuvième Promenade des Rêveries du
promeneur Solitaire de J.J. Rousseau pour la qualité et la profondeur de l’analyse qu’il conduit :
«Le bonheur est un état permanent qui ne semble pas fait ici-bas pour l’homme. (…) Le bonheur
n’a point d’enseigne extérieure ; pour le connaître, il faudrait lire dans le cœur de l’homme
heureux ; mais le contentement se lit dans les yeux, dans le maintien, dans l’accent, dans la
démarche et semble se communiquer à celui qui l’aperçoit. Est-il une jouissance plus douce que
de voir un peuple entier se livrer à la joie un jour de fête, et tous les cœurs s’épanouir aux rayons
expansifs du plaisir qui passe rapidement, mais vivement à travers les nuages de la vie 41 ?» Selon
l’état d’avancement de l’analyse, nous pratiquons l’analyse modale à partir des modes sémio-
tiques, ou bien l’analyse valencielle à partir des sub-valences, c’est-à-dire des grandeurs afférentes
à l’espace tensif. À ce jour, la hiérarchie des sub-valences décline :
• le tempo confrontant la vitesse et la lenteur ;
• la tonicité confrontant la tonicité et l’atonie ;
• la temporalité confrontant la longévité et la brièveté ;
• la spatialité confrontant l’ouverture et la fermeture.
Le tableau suivant résume l’analyse de Rousseau :
40 Greimas, (1983, p. 225). 41 Rousseau, (1964, p. 155).
Sur la dualité de la poétique
14
définis → définissants ↓
bonheur
↓
contentement
↓
tempo →
lenteur
vivacité
tonicité →
extase
douceur
temporalité →
permanence
fugacité
spatialité →
fermeture
ouverture
En constituant ce tableau, nous ne faisons pas autre chose que rédiger les recettes
respectives du /bonheur/ et du /contentement/ selon Rousseau. Du point de vue tensif, le
/bonheur/ et le /contentement/ se placent ainsi dans l’espace tensif : le /bonheur/ est intense
mais restreint : il est “personnel”, “privé”, tandis que le /contentement/ est modéré, mais
«expansif» : «il semble se communiquer à celui qui l’aperçoit».
Les sub-valences sont en somme les harmoniques du lexème /bonheur/.
Cet avènement du mot a d’abord été le fait des poètes et singulièrement de Mallarmé :
«L’œuvre pure implique la disparition élocutoire du poète, qui cède l’initiative aux mots, par le
intensité
extensité
bonheur
1
contentement
2
Sur la dualité de la poétique
15
heurt de leur inégalité mobilisés42.» Mais le mot emporte avec lui la langue comme l’indique
Bachelard dans La poétique de l’espace : «Oui, qui sait choyer les mots, choyer un mot, découvre
que la perspective verbale interne est plus lointaine que toute pensée. En méditant un mot, on est
sûr de trouver un système philosophique. La langue est plus riche que toute intuition. On entend
dans les mots plus qu’on ne voit dans les choses. Or, écrire c’est réfléchir aux mots, c’est
entendre les mots avec toute leur résonance43.» Dans le chapitre intitulé L’immensité intime,
Bachelard analyse la mise en discours de la configuration de l’immensité dans le texte
baudelairien : «Il y a des moments de l’existence où le temps et l’étendue sont plus profonds, et le
sentiment de l’existence immensément augmenté.» L’analyse de Bachelard est conduite tant dans
le plan du contenu que dans celui de l’expression. À propos de la voyelle /a/ dans le lexème
«vaste», Bachelard écrit : «Quand je continue ainsi sans fin mes rêveries de philosophe indocile,
j’en viens à penser que la voyelle a est la voyelle de l’immensité. C’est un espace sonore qui
commence en un soupir et qui s’étend sans limite44.» Dans le plan du contenu, le texte de
Baudelaire soulève la question du superlatif en exigeant sa récursivité. Du point de vue tensif,
l’/immense/ relève de la syntaxe intensive des augmentations et des diminutions et il se présente
comme le terme de l’ascendance tensive :
sur-contraire
tonique ↓
sous-contraire
tonique ↓
sous-contraire
atone ↓
sur-contraire
atone ↓
immense
grand
petit
minuscule
redoublement
relèvement
atténuation
amenuisement
← ascendance
décadence →
42 S. Mallarmé, (1954, p. 366). Valéry rapporte à propos de Mallarmé l’anecdote suivante : «Un jour
m’a-t-il confié, dînant chez Berthe Morisot avec Mallarmé, il [Degas] se plaignit du mal extrême que lui donnait la composition poétique : “Quel métier ! criait-il, j’ai perdu toute ma journée sur un sacré sonnet, sans avancer d’un pas…Et cependant ce ne sont pas les idées qui me manquent… J’en suis plein… J’en ai trop…”
Et Mallarmé, avec sa douce profondeur : «Mais, Degas, ce n’est point avec des idées que l’on fait des vers… C’est avec des mots que l’on fait des vers.
C’était le seul secret. Il ne faut pas croire qu’on en puisse saisir la substance sans quelque méditation.». Valéry (1960, p. 1208).
43 Bachelard, (1973, p. 184.) 44 Bachelard, (1981, p.180).
Sur la dualité de la poétique
16
L’«immensément augmenté», qui est comme un redoublement du redoublement, peut être
qualifié de dépassement. Selon l’imaginaire baudelairien, il n’est pas de grandeur qui ne soit
augmentable.
L’abandon du vers métrique, du vers mesuré par le nombre de ses syllabes, a permis
l’adoption d’une autre prosodie, une prosodie dynamique, avant tout soucieuse du tempo, muni de
ses deux figures capitales : l’accélération et le ralentissement, figures qui sont évoquées dans la
préface du poème Un coup de dés jamais n’abolira le hasard : «L’avantage, si j’ai droit à le dire,
littéraire, de cette distance copiée qui mentalement sépare des groupes de mots ou les mots entre
eux, semble d’accélérer tantôt et de ralentir le mouvement, le scandant, l’intimant même selon une
vision simultanée de la Page : celle-ci prise pour unité comme l’est d’autre part le Vers ou ligne
parfaite45.»
La tension entre le survenir et le parvenir concerne la nature de la compétence exigée. La
poésie métrique comme intégration réussie du vers, de la rime et de la forme poétique requiert le
sujet comme sujet d’un devoir-faire rigoureux. La versification ne se présente-t-elle pas comme un
ensemble de règles à observer et de normes à considérer ? Le sujet d’un univers de discours dirigé
par le survenir est un sujet bien différent. Il est le sujet d’un pouvoir-défaire le jeu des contraintes,
qui est pour certains un carcan. Mais il est aussi le sujet d’un laisser-faire qui est l’envers du
survenir. Baudelaire n’hésite pas à qualifier de «miracle» cet abandon créateur : «Quel est celui de
nous qui n’a pas, dans ses jours d’ambition, rêvé le miracle d’une prose poétique, musicale sans
rhythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de
l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience46 ?»
Pour ce qui regarde la valeur, sa problématique est du ressort de la syntaxe extensive qui
procède par des opérations de tri et des opérations de mélange. D’une manière générale, lorsque
deux styles artistiques succèdent l’un à l’autre, les opérations de mélange défont les partitions
établies par les opérations de tri antérieures ; le familier dénonce le solennel. Exclusives et
hautaines, les valeurs d’absolu font place aux valeurs d’univers accommodantes et raisonnables.
La distance énonciative n’est pas la même.
Si la poétique du parvenir dispose d’un répertoire de formes bien maîtrisées, il n’en va pas
de même pour la poétique du survenir. D’aucuns pourraient même soutenir qu’elle est amorphe ou
polymorphe. Il n’en est rien : la poétique du survenir a disposé d’une forme adéquate aux
prémisses adoptées : c’est l’image, non pas l’image aristotélicienne qui est une hypotypose,
45 S. Mallarmé, (1954, p. 456). 46 Ibid., p. 281.
Sur la dualité de la poétique
17
puisqu’il s’agit de «mettre sous les yeux.», opération qu’Aristote définit ainsi : «J’entends par
“mettre une chose devant les yeux” indiquer cette chose comme agissant47.» La conception de
P. Reverdy est bien différente :
«L’image est une création pure de l’esprit.
Elle ne peut naître d’une comparaison, mais du rapprochement de deux réalités plus ou
moins éloignées.
Plus l’image sera forte, plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique48.»
Breton cite et critique, en partie injustement, l’analyse de Reverdy. Il lui reproche de
rabattre la poétique de l’image du côté du parvenir : «Si l’on s’en tient, comme je le fais, à la
définition de Reverdy, il ne semble pas possible de rapprocher volontairement “deux réalités
distantes”, le rapprochement se fait ou ne se fait pas, voilà tout. Je nie, pour ma part, de la façon
la plus formelle, que chez Reverdy des images telles que :
Dans le ruisseau il y a une chanson qui coule.
Ou :
Le jour s’est déplié comme une nappe blanche.
Ou :
Le monde rentre dans un sac.
offrent le moindre degré de préméditation49.»
Selon Breton, l’image est tout entière du côté du survenir : c’est une image-événément. Le
reproche de Breton est en partie injuste, car Breton et Reverdy affirment l’un comme l’autre le
protocole concessif qui consiste dans le rapprochement de deux réalités éloignées ; la différence
tient au fait que pour Reverdy c’est un sujet qui effectue le rapprochement, tandis que pour Breton
c’est un non-sujet. Dans les termes du mode d’existence, l’image pour Reverdy procède, selon une
mesure qui reste à préciser, de la visée, pour Breton exclusivement de la saisie. Du point de vue
analytique, la concession est interprétable comme une dominance de la solidarité50 sur la distance :
dominante
↓ solidarité
dominée
↓ distance
47 Aristote, (1991, p. 337). 48 P. Reverdy, Revue Nord-Sud, mars 1918. 49 Breton, (1963, pp. 50-51). 50 «Les mots, les groupes de mots qui se suivent pratiquent entre eux la plus grande solidarité.» Ibid.,
p. 47.
Sur la dualité de la poétique
18
Breton précise sa conception en ces termes : «Comparer deux objets aussi éloignés que
possible l’un de l’autre, ou, par toute autre méthode, les mettre en présence d’une manière
brusque et saisissante, demeure la tâche la plus haute à laquelle la poésie puisse prétendre. En
cela doit tendre de plus en plus à s’exercer son pouvoir inégalable, unique, qui est de faire
apparaître l’unité concrète des deux termes mis en rapport et de communiquer à chacun d’eux,
quel qu’il soit, une vigueur qui lui manquait tant qu’il était pris isolément51.» La définition de
l’image est solidaire de son affirmation comme valeur suprême, mais de façon inattendue, cette
conception est avant tout syntaxique et anti-saussurienne. Selon l’enseignement de Saussure, les
grandeurs sont différentielles et une grandeur reçoit son sémantisme du système dont elle
participe, mais pour Breton c’est là relever l’inanité de la grandeur «prise isolément».
5. Pour finir
En guise de conclusion, on ne saurait trop souligner combien les conceptions de Breton sont
proches de celles de Bachelard dans l’Introduction à La poétique de l’espace de Bachelard, au
point que les signatures de certains textes pourraient être échangées : «Il faut être présent, présent
à l’image dans la minute de l’image : (…)52» Si l’image n’a pas d’antécédent, elle chiffre une
possibilité de «retentissement53.» La /soudaineté/, la «fulgurance 54» du survenir exclut à la fois le
provenir et le devenir : «L’image poétique est un soudain relief du psychisme, (…) la philosophie
de la poésie doit reconnaître que l’acte poétique n’a pas de passé, du moins pas de passé proche
le long duquel on pourrait suivre sa préparation et son avènement55.» Le survenir a pour corrélats
la surprise du sujet et l’événementialité de l’objet : «Et c’est en cela que la poésie – dans l’ère
poétique où nous sommes – est spécifiquement “surprenante”, donc ses images sont
imprévisibles56.»
En second lieu, Bachelard insiste sur la suffisance de l’image : «L’image, dans sa
simplicité, n’a pas besoin d’un savoir. Elle est le bien d’une conscience naïve. En son expression,
elle est jeune langage57.» Bachelard récuse les interprétants ordinaires : l’histoire littéraire, la
psychanalyse et la psychologie : «On voit bien alors que l’œuvre prend un tel relief au-dessus de
51 Breton, (1977, p. 129). 52 Bachelard, (1981, p. 1). 53 «C’est donc bien souvent, à l’inverse de la causalité, dans le retentissement, (…) que nous croyons
trouver les vraies mesures de l’être d’une image poétique.» (ibid., p. 2). 54 «(…) la vie de l’image est toute dans sa fulgurance, (…)» iIbid. p. 15. 55 Ibid., p.1. 56 Ibid., p. 13. 57 Ibid., p.4.
Sur la dualité de la poétique
19
la vie que la vie ne l’explique plus58.» En vertu d’une hypotypose audacieuse, Bachelard admet un
seul antécédent : l’émergence du langage : «Par sa nouveauté, une image poétique met en branle
toute l‘activité poétique. L’image poétique nous met à l’origine de l’être parlant59.» Comme la
mélodie, l’image est hors de l’histoire, hors du temps. Et pourtant l’histoire semble se répéter : de
même que l’art baroque a succédé à l’art de la Renaissance, la poétique du survenir a succédé à la
poétique du parvenir, comme l’image a succédé au mètre.
[Février 2012]
58 Ibid., p. 15. Il arrive à Bachelard d’être plus brutal : «Il [le psychanalyste] explique la fleur par
l’engrais.» (ibid.,, p. 12). 59 Ibid., p. 7.