Sur la dualité de la Poétique

19
Sur la dualité de la poétique 1 SUR LA DUALITE DE LA POETIQUE Mais, au fait, qui parle dans un poème ? Mallarmé voulait que ce fût le Langage lui-même. Valéry 1. Les modes sémiotiques Les modes sémiotiques sont définis par la fonction qu’ils remplissent : rendre compte de la diversité, de la versatilité des discours tenus. Les discours tenus sont dans la dépendance des grandeurs occupant le champ de présence. Cette métaphore du champ de présence vaut par sa commodité : le champ de présence est constitué par les grandeurs qui entrent et/ou sortent avec ou sans l’accord du sujet. Parmi les alternances plausibles, celle relative au mode d’efficience 1 paraît décisive ; elle concerne la modalité de la pénétration dans le champ de présence pour une raison que nous évoquerons dans un instant. Une grandeur peut faire irruption dans le champ de présence et, pour fixer les idées, déclencher de la part du sujet surpris, saisi, une exclamation, ou bien s’installer graduellement, progressivement. Dans le premier cas, nous parlerons de la modalité du survenir, dans le second, de la modalité du parvenir. Cette alternance doit son retentissement au chiffre élevé, possiblement extrême, du tempo : vif dans le cas du survenir, ralenti dans le cas du parvenir 2 . Le mode d’efficience doit sa pertinence à l’autorité du tempo. En effet, l’hypothèse tensive adopte comme postulat sans doute prioritaire que les grandeurs sémiotiques sont sous condition de tempo et de tonicité, ou encore à la suite de Valéry que la vitesse est un «facteur d’existence 3 Pour une approche hiérarchique de la sémiosis, le mérite d’une grandeur est relatif aux grandeurs qu’elle contrôle. À cet égard, le mode d’efficience contrôle le mode d’existence qui formule l’alternance propre au sujet : visée ou saisie ? et par catalyse : la saisie-saisissement. La visée est le corrélat subjectal du parvenir dans la mesure où la lenteur de ce parvenir rend possible pour le sujet l’anticipation, la prévision et d’une manière générale l’attente, puisque aussi bien 1 Le terme d’“efficience” est emprunté à Cassirer : «Car toute réalité effective que nous saisissons est moins, dans sa forme primitive, celle d’un monde précis de choses, érigé en face de nous, que la certitude d’une efficience vivante, éprouvée par nous.» in Cassirer, 1988, p. 90. 2 Voir Cl. Zilberberg, 2011, pp. 10-16 & pp.145-147. 3 «“Etre” pour une pensée, c’est gagner à la course – comme le spermatozoïde qui sera élu. Ainsi la vitesse est un facteur d’existence.» in Valéry, (1973, p. 1091).

description

Claude ZILBERBERG

Transcript of Sur la dualité de la Poétique

Page 1: Sur la dualité de la Poétique

Sur la dualité de la poétique

1

SUR LA DUALITE DE LA POETIQUE

Mais, au fait, qui parle dans un poème ?

Mallarmé voulait que ce fût le Langage lui-même.

Valéry

1. Les modes sémiotiques Les modes sémiotiques sont définis par la fonction qu’ils remplissent : rendre compte de la

diversité, de la versatilité des discours tenus. Les discours tenus sont dans la dépendance des

grandeurs occupant le champ de présence. Cette métaphore du champ de présence vaut par sa

commodité : le champ de présence est constitué par les grandeurs qui entrent et/ou sortent avec ou

sans l’accord du sujet. Parmi les alternances plausibles, celle relative au mode d’efficience1 paraît

décisive ; elle concerne la modalité de la pénétration dans le champ de présence pour une raison

que nous évoquerons dans un instant. Une grandeur peut faire irruption dans le champ de présence

et, pour fixer les idées, déclencher de la part du sujet surpris, saisi, une exclamation, ou bien

s’installer graduellement, progressivement. Dans le premier cas, nous parlerons de la modalité du

survenir, dans le second, de la modalité du parvenir. Cette alternance doit son retentissement au

chiffre élevé, possiblement extrême, du tempo : vif dans le cas du survenir, ralenti dans le cas du

parvenir2. Le mode d’efficience doit sa pertinence à l’autorité du tempo. En effet, l’hypothèse

tensive adopte comme postulat sans doute prioritaire que les grandeurs sémiotiques sont sous

condition de tempo et de tonicité, ou encore à la suite de Valéry que la vitesse est un «facteur

d’existence3.»

Pour une approche hiérarchique de la sémiosis, le mérite d’une grandeur est relatif aux

grandeurs qu’elle contrôle. À cet égard, le mode d’efficience contrôle le mode d’existence qui

formule l’alternance propre au sujet : visée ou saisie ? et par catalyse : la saisie-saisissement. La

visée est le corrélat subjectal du parvenir dans la mesure où la lenteur de ce parvenir rend possible

pour le sujet l’anticipation, la prévision et d’une manière générale l’attente, puisque aussi bien

1  Le terme d’“efficience” est emprunté à Cassirer : «Car toute réalité effective que nous saisissons est

moins, dans sa forme primitive, celle d’un monde précis de choses, érigé en face de nous, que la certitude d’une efficience vivante, éprouvée par nous.» in Cassirer, 1988, p. 90.

2 Voir Cl. Zilberberg, 2011, pp. 10-16 & pp.145-147. 3 «“Etre” pour une pensée, c’est gagner à la course – comme le spermatozoïde qui sera élu. Ainsi la

vitesse est un facteur d’existence.» in Valéry, (1973, p. 1091).

Page 2: Sur la dualité de la Poétique

Sur la dualité de la poétique

2

pour Bachelard4 que pour Valéry5 l’attente est comme le fond de notre être au monde. La saisie est

le corrélat subjectal du survenir dans la mesure où la vitesse opère une syncope de la durée

laquelle retire au sujet la faculté d’actualiser, d’anticiper la réalisation de tel programme jugé

fâcheux. Le mode d’existence mesure le poids respectif de l’attendu et de l’inattendu. Enfin, le

mode d’efficience contrôle le mode de jonction qui est lui relatif à l’objet : si une grandeur

pénétrant dans le champ de présence fait figure d’intruse, d’étrangère rapportée à celles qui sont

déjà installées, nous dirons que nous sommes en présence de la modalité de la concession, tandis

que le cas contraire, à savoir la concordance, sera désigné comme implication. Le mode de

jonction est défini par l’alternance entre la concession et l’implication.

Il convient d’insister maintenant sur la dissymétrie du parvenir et du survenir. Ce dernier, en

raison des sub-valences élevées de tempo et de tonicité qui lui sont propres, est à même de

projeter un événement. En effet, l’événement est un syncrétisme du survenir pour le mode

d’efficience, de la saisie pour le mode d’existence, de la concession pour le mode de jonction. La

structure de l’événement se présente comme l’intersection entre le mode d’efficience et le mode

de présence lui-même défini ici par la tension entre l’actualisation et la virtualisation ; soit

graphiquement :

L’événement n’a toujours pas, nous semble-t-il, la place qu’il mérite. Cela tient en partie au

fait que les sous-dimensions, les ressorts qu’il présuppose, à savoir le tempo et la tonicité, sont

eux-mêmes jugés négligeables. Dans les Cahiers, Valéry installe l’événement comme ”constante

4    «La conscience pure nous apparaîtra comme une puissance d’attente et de guet, (…)» in Bachelard

(1993, p. VI). 5  «Nous ne sommes qu’attente et détente.» in Cahiers, (1973, p. 1272).  

survenir

parvenir

réalisation sans actualisation actualisation sans réalisation

événement

attente

Page 3: Sur la dualité de la Poétique

Sur la dualité de la poétique

3

concentrique” existentielle : «Chaque chose que tu vois est un événement et chaque idée, un

événement, et toi-même qui te perçois par événements (et qui en es un à cet instant) tu es aussi

capacité d’événements, - qui elle-même en est un…6» L’événement est promu comme prédicat

directeur : «Sensibilité est propriété d’un être d’être modifié passagèrement, en tant que séparé, et

en tant qu’il comporte de n’exister que par événements. C’est l’existence par événements – au

moyen de, pendant l’événement7.» Deleuze lui fait écho : « (…) qu’est-ce que doit être un sujet, si

ses prédicats sont des événements 8 ?»

Le mode d’efficience, en raison de la schizie intime qu’il chiffre, rend compte du partage

versatile de l’existence et de la possibilité du bonheur-état et de la joie-événement :

survenir (saisie) ↓

parvenir (visée) ↓

euphorie →

joie

bonheur

dysphorie →

catastrophe

malheur

Si la relation du mode d’efficience au tempo est facilement admise, la relation du mode

d’efficience à la tonicité est rarement prise en compte. Le seul modèle apparemment disponible

pour commencer à penser la tonicité est l’accent, à un détail près, à savoir que le consensus ne

reconnaît l’accent que dans le plan de l’expression. Si, dans le plan de l’expression, l’accent est un

syncrétisme résoluble en «hauteur de la voix, éclat de la voix et durée subjective (protensité)9.», il

n’en va pas de même pour le plan du contenu. Si nous adoptons l’hypothèse hjelmslevienne de

l’identité de la forme dans les deux plans, nous pouvons avancer les propositions suivantes : (i)

l’intensité ne pose pas de problème si nous admettons à la suite de Cassirer : « [que l’impression

sensible] s’affirme et se confirme par la simple intensité de sa présence, par l’impression

irrésistible qui l’impose à la conscience10.» (ii) la longueur peut être renvoyée à ce que Cassirer

appelle le «processus d’“accentuation” de l’existence» : «(…) ce processus qui s’exprime dans la

notion de sacré s’accomplit intégralement et ne cesse de toucher de nouveaux domaines et de

6  Valéry, (1974, p. 322).  7    Valéry,  (1973,  p.  1168).  8   Deleuze, (1990, p. 218) .  9  Jakobson, (1963, p. 121). 10  Cassirer, (1986, p. 100).

Page 4: Sur la dualité de la Poétique

Sur la dualité de la poétique

4

nouveaux contenus de la conscience11.» Ce devenir est conforme à la structure générale bipolaire

de l’extensité laquelle est fondée sur la tension entre le /concentré/ et le /diffus/, entre le

/concentré/ qui abrège la durée et le /diffus/qui l’allonge. (iii) bien plus épineuse est la question de

la fréquence, puisque cette catégorie ne présente pas de correspondance immédiate. Le traitement

de la hauteur de la voix par Jakobson fait appel à la notion de fréquence. Sur cette base, la

fréquence peut être rapprochée de la notion de rareté : l’événement relèverait de la rareté si l’on en

croit ceux qui ont abordé ce point : le thaumazein des penseurs grecs, le sublime pour Longin,

l’admirable pour Descartes, le bizarre pour Baudelaire, le fortuit pour Breton12 l’insolite pour

Cassirer13. Cette correspondance supposée valide, l’événement devient un accent dans le plan du

contenu, dans l’exacte mesure où l’accent devient un événement dans le plan de l’expression.

Dans le second volume de La philosophie des formes symboliques intitulé La conscience

mythique, Cassirer envisage en ces termes la verbalisation de l’affect : «Le mana et le tabou ne

servent pas à désigner certaines classes d’objets ; ils ne font que présenter l’accent particulier

que la conscience magique et mythique met sur les objets14.» L’affect lui-même est identifié à

l’interjection : «Il s’agit, dans ces deux notions, [le mana et le tabou] de ce qu’on pourrait appeler

des interjections primaires de la conscience15.» À partir de cette reconnaissance de la centralité de

l’affect-événement, un point de vue devient accessible à partir duquel la verbalisation de l’affect et

la sensibilisation du verbe entrent en réciprocité l’une à l’égard de l’autre.

Les remarques qui précèdent concernent le métalangage. Nous devons maintenant envisager

des sémiotiques dont le plan de l’expression est bien caractérisé. Nous examinerons d’abord

l’analyse exemplaire de l’art de la Renaissance et de l’art baroque par Wölfflin. Concrètement il

s’agit d’évaluer la part qui revient au mode d’efficience dans la réflexion de Wölfflin.

2. Wölfflin Dans Renaissance et baroque, Wölfflin note la divergence suivante : «Il [le baroque]

n’évoque pas la plénitude de l’être, mais le devenir, l’événement, non pas la satisfaction, mais

l’insatisfaction et l’instabilité16.» Au titre du mode d’efficience, l’art de la Renaissance opte pour

11  Ibid., pp. 105-106.    12   «C’est du rapprochement en quelque sorte fortuit des deux termes qu’a jailli une lumière

particulière, lumière de l’image, à laquelle nous nous montrons infiniment sensibles.» in Breton, (1963, p. 51).  13   «Le seul noyau un peu ferme qui semble nous rester pour définir le mana est l’impression

d’extraordinaire, d’inhabituel et d’insolite. L’essentiel ici n’est pas ce qui porte cette détermination, mais cette détermination même, ce caractère d’insolite.» in Cassirer, (1986, p. 103).  

14  Ibid., p. 104.  15  Ibid.  16  H. Wölfflin, (1989, p. 82).  

Page 5: Sur la dualité de la Poétique

Sur la dualité de la poétique

5

le parvenir, le baroque pour le survenir : «L’un [le style linéaire] est l’art de ce qui est, l’autre

[l’art baroque] est l’art de ce qui paraît17» L’opposition concerne la différence de tempo, mais

cette opposition n’est pas exactement entre la vitesse et la lenteur, mais entre l’accélération et

l’uniformité, accélération pour l’art baroque attaché au «bondissement», au «jaillissement en

avant», uniformité pour l’art de la Renaissance : «Elle [la Renaissance] nous offre cette beauté

libératrice que nous ressentons comme un bien-être général et un accroissement régulier de notre

force vitale18.» Au titre du mode d’existence, les propriétés sémiotiques de l’événement, que le

mode d’existence et le mode de jonction explicitent, sont relevées : au titre du saisissement, l’art

baroque présente ce qu’on aimerait appeler à la suite de Focillon un “coefficient de brusquerie19”

lequel décide de l’orientation de la phorie : «Là où la nature montre une courbe, nous trouverons

peut-être un angle, et au lieu d’une régression ou d’un accroissement continus et réguliers de la

lumière, le clair ou l’obscur apparaîtra brusquement, par masse et sans transition20.» Soit

graphiquement :

Le mode d’existence partage la temporalité en accordant la «durée» à l’art de la

17 Ibid. 18  Ibid., p. 81.  19   «Qu’est-­‐ce   que   l’événement  ?   Nous   venons   de   le   dire  :   une   brusquerie   efficace.»   in   H.  Focillon,  

(1996,  p.  99).  20 Wölfflin, (1989, p. 24).

lent

vitesse

tempo

Renaissance parvenir douceur

baroque survenir nausée

mmalaise thymie aise

lenteur

Page 6: Sur la dualité de la Poétique

Sur la dualité de la poétique

6

Renaissance : «(…) l’action d’une œuvre de la Renaissance est plus lente et plus douce, mais

d’autant plus durable21.», alors que l’art baroque a droit seulement à l’«instant».

Au titre du mode de jonction, l’art de la Renaissance est implicatif, puisque la figure qui le

résume est celle de l’«accroissement régulier» ; la relation du sujet à l’art baroque est paradoxale,

puisque selon Wölfflin la relation du sujet à l’œuvre baroque est sous le signe d’une «sorte de

nausée» ; sous cette condition inattendue, la relation du sujet à l’art baroque s’avère concessive ; il

convient de recevoir l’art baroque, bien qu’il provoque «(…) l’insatisfaction et l’instabilité». Les

tensions relatives aux modes sémiotiques se déclinent ainsi :

alternance →

art de la Renaissance

art baroque

mode d’efficience →

parvenir

survenir

mode d’existence →

durée → visée

instant → saisie

mode de jonction →

implication

concession

3. Dualité de la poétique

Nous venons d’examiner une sémiotique dont le plan de l’expression est, de l’avis général,

la simultanéité, sémiotique pour laquelle la tension entre le survenir et le parvenir s’est avérée

pertinente. Afin d’accroître la validité de notre hypothèse, nous devons maintenant envisager une

sémiotique dont le plan de l’expression soit la succession. Nous avons choisi la poétique telle

qu’elle a été formulée à partir de la seconde moitié du 19ème siècle en France par les poètes

théoriciens. En effet, de Baudelaire jusqu’aux surréalistes et au-delà avec par exemple Fr. Ponge,

les poètes français se sont révélés de remarquables analystes. Inversement, de grands critiques,

nous pensons en particulier à G. Bachelard, ont ajouté à leurs commentaires une dimension

littéraire certaine. Nous nous proposons d’établir que la poétique est concernée par le mode

d’efficience et que par conséquent il existe deux poétiques : une poétique du parvenir et une

poétique du survenir.

21  Wölfflin, (1989, p. 82).  

Page 7: Sur la dualité de la Poétique

Sur la dualité de la poétique

7

3. Poétique du parvenir

C’est sans doute à Jakobson qu’on doit l’approche la plus pénétrante de la poétique. Dans la

grande étude au titre significatif Linguistique et poétique, Jakobson énonce le principe directeur de

sa démarche : «La fonction poétique projette le principe d’équivalence de l’axe de la sélection sur

l’axe de la combinaison. L’équivalence est promue au rang de procédé constitutif de la

séquence22.» L’analyse de Jakobson opte pour la syntaxe extensive des tris et des mélanges. Sa

singularité tient à ce qu’elle procède à une opération de tri et à une opération de mélange, toutes

les deux inattendues. Pour ce qui concerne l’opération de tri : le choix de l’immanence est tel qu’il

rejette le lexique et le mot en dehors de la poésie même : «L’écrivain russe Veresaev a reconnu

dans ses notes intimes que quelquefois il lui semblait que les images n’étaient qu’une contrefaçon

de la vraie poésie23.». Pour ce qui concerne l’opération de mélange, elle consiste à “mélanger”, en

vertu de leur analogie, la poésie et la géométrie : «Il y a, à cet égard, une analogie remarquable

entre le rôle de la grammaire en poésie et, chez le peintre, les règles de la composition fondées

sur un ordre géométrique latent ou manifeste, ou au contraire une révolte contre tout agencement

géométrique. Dans le domaine des arts figuratifs, les principes de la géométrie constituent (…)

une “belle nécessité24.»

Le mérite de Jakobson est double. Pour le plan du contenu, la poésie est – comme il se

doit ? – sous l’obédience de la langue : «La langue est la forme par laquelle nous concevons le

monde25.» Pour le plan de l’expression, la poésie est dotée d’un signifiant spécifique : le

parallélisme au sujet duquel on peut se demander s’il est la cause ou la conséquence du

rapprochement avec la géométrie. Jakobson invoque la figure, mais on peut se demander si le

nombre ne partage pas avec la figure cette direction du faire poétique :

«Une plumée d’encre écrasée dans le pli d’un papier, on a une tache symétrique. (…) Ainsi

la répétition de n’importe quoi n’est plus un n’importe quoi. (Le papier plié et découpé–) =

Passage de l’accident à la loi. Cf. la rime ;

L’introduction de symétries dans le discours, soit par le son (pieds, césures rimes) soit dans

les idées (métaphores) donne au discours l’aspect de n’être plus moyen, acte de circonstance ;

mais d’exister en soi, de valoir par des qualités intrinsèques – par plusieurs liaisons de ses

moments – dont chacun a plus d’une relation avec chaque autre. (…)

22  R. Jakobson, (1963, p. 220). Dans Poésie de la grammaire et grammaire de la poésie, on lit de

même : «On peut avancer que dans la poésie la similarité se superpose à la contiguïté, et que par conséquent “l’équivalence est promue au rang de procédé constitutif de la séquence.» (1973, p. 225.)

23 ibid.,.p. 227.  24  Ibid., pp. 227-228.  25 Hjelmslev, (1971, p. 173).  

Page 8: Sur la dualité de la Poétique

Sur la dualité de la poétique

8

Telles se font les figures de temps26.»

La duplication est un signifiant qui a pour signifié la «motivation relative» telle que l’entend

Saussure : «Tout ce qui a trait à la langue demande, c’est notre conviction, à être abordé de ce

point de vue, qui ne retient guère les linguistes : la limitation de l’arbitraire27.»

La poétique du parvenir se présente comme une machine, une matrice répétitive qui

intervient à des niveaux définis par la longueur de la chaine discursive qu’ils retiennent. Dans les

limites de notre recherche, nous envisagerons successivement et succinctement le vers, la rime et

le poème. Dans l’étude intitulée Microscopie du dernier Spleen, Jakobson propose de considérer

que les grands vers obéissent à une «pression anagrammatique». Dans Spleen IV, elle émane du

titre Spleen et plus particulièrement du triphone /spl/ : «Or le dernier poème portant ce titre fait à

ce mot thème de nettes allusions et l’anagrammatise progressivement, en répétant surtout les

diphones sp, pl et, avec un mélange des liquides, le triphone spr : I l’eSPRit, PLus ; II eSPérance,

PLafonds ; III PLuie, PRison, peuPLe ; IV eSPRits, V L’eSPoir, PLeuRe, deSPotique. Quant au

dernier vers, il ébauche une anagramme du vocable tout entier : sur mon crâNe, incLINé PLante

son draPeau Noir28.»

L’analyse de Jakobson est séduisante et difficile. «Ainsi Le Gouffre (…) répète le mot

gouffre dans le premier vers du sonnet et en reprend les phonèmes à partir du second quatrain :

paRtOUt la pRoFondeur, la GRève//, SuR le Fond, multiFOrme, GRand tROU//, hoRReur, OÙ//,

FenêtRes//, toujOURs, NombRes, ÊtRes//29.» Pourtant plusieurs mises en relation ne laissent pas

d’être problématiques : la continuité entre /gouffre/ et /horreur/ par exemple est trop lâche pour

être notée ; il en va de même pour /multiforme/. Ce qui fragilise la thèse de Jakobson, c’est

l’absence de référence à une conditionnalité elle-même multiple. En premier lieu, il convient

d’affirmer ce que A.Riegl désigne comme Kunstwollen, la “volonté artistique” de l’énoncé, sinon

le mode d’emploi d’un instrument, le règlement d’une institution, un article de journal offrent

autant de relations grammatiques que le poème le plus travaillé. En second lieu, un principe de

voisinage ou de proximité qui voit dans la distance un facteur d’affaiblissement de l’identité. En

troisième lieu, une prégnance syllabique qui conduit à prendre en compte la place des phonèmes

retenus. Ce souci a conduit Mallarmé à retenir comme attracteurs la rime et la première syllabe du

vers munie de sa «pieuse majuscule». Enfin, une prévalence du consonantisme sur le vocalisme

26  Valery, (1974, p. 313).  27  Saussure,  (1962,  p.  182).  28  R. Jakobson. (1973, p. 434).  29  Ibid., p. 435.  

Page 9: Sur la dualité de la Poétique

Sur la dualité de la poétique

9

qui aurait pour avocat A. Spire30. Nous illustrerons ces demandes par un exemple emprunté au

dernier Spleen.

Le premier quatrain du dernier Spleen énonce :

Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis, Et que de l’horizon embrassant tout le cercle Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits ;

Jakobson rapproche l’/esprit/ de /plus/, mais ce rapprochement contrevient au principe de

proximité que nous avons postulé. Nous supposons qu’un lexème du fait de sa position dans le

vers : fin de vers accentuée ou position initiale, projette ses phonèmes dans le vers. Cette

grandeur, nous la désignons comme l’endogramme et nous faisons l’hypothèse que l’endogramme

projette ses phonèmes dans un espace qualifié d’exogramme. Cette disposition est conforme selon

Hjelmslev à la structure canonique laquelle confronte un terme /concentré/ à un terme /diffus/.

Soit :

concentré

↓ endogramme

diffus ↓

exogramme

Ce qui donne pour le second vers :

Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis,

Le lexème /esprit/ peut prétendre à la position d’endogramme à partir des identités suivantes :

[eSprit/gémiSSant], [esPRit/PRoie], [esprIt/ennuIs].

L’hypothèse de Jakobson retient un cas privilégié : l’endogramme porté par le titre, ce qui

est exceptionnel. Le cas courant conduit à multiplier les endogrammes, mais le sonnet régulier “à

la française”, par la duplication des rimes dans les quatrains, réduit le nombre des endogrammes,

si bien qu’à partir de cette pluralité restreinte il est possible de régler les tensions entre ces

différents endogrammes31. Il s’agit, selon l’aveu de Mallarmé, de «dissimuler les jeux allitératifs».

Venons-en à la rime. À la question directe : de quel droit en faire un chapitre de la poétique

du parvenir ? nous répondons ceci : la complexité de la rime est telle, les prescriptions positives et

négatives si nombreuses que le travail de la rime suppose la lenteur et la progressivité du parvenir.

Comme l’indique Lotman, la rime repose sur un jeu de la différence et de la ressemblance dans le

30  A. Spire, Plaisir poétique et plaisir musculaire, New York, S.F. Vanni, 1949.  31  Dans notre analyse de Larme de Rimbaud, nous avons essayé d’appliquer ce modèle, cf. Zilberberg,

(1988, pp. 209-220).

Page 10: Sur la dualité de la Poétique

Sur la dualité de la poétique

10

plan du contenu comme dans le plan de l’expression : «La nature de la rime est dans le

rapprochement de ce qui est différent, et dans le dévoilement de la différence dans le semblable.

La rime est dialectique par nature32.» Dans le plan de l’expression, l’alternance entre les rimes

dites masculines et les rimes dites féminines a supplanté l’homophonie pratiquée au Moyen Age.

Il y a donc eu passage de la ressemblance à la différence. Inversement, la recherche de la rime

riche indique une avancée de la ressemblance. Dans le plan du contenu, on note une proscription

de la ressemblance grammaticale et lexicale : «On tolère la rime de beauté avec bonté, trouvée

avec lavée, délibérer avec pleurer, trouva avec cultiva, puni avec fini, perdu avec vendu,

éclatant avec important, parce que la rime de ces mots contient une consonne avant la voyelle

accentué ; mais on préfère de beaucoup faire rimer bonté avec persécuté, trouvée avec corvée,

trouva avec il va, puni avec nid, abattu avec vertu. C’est dire que l’on évite d’accoupler des

mots appartenant à un même type de formation ou à une même catégorie grammaticale33.»

Il convient également de ne pas faire rimer des mots qui par le sens sont proches l’un de

l’autre : «Les mots qui s’appellent presque forcément, comme gloire et victoire, guerriers et

lauriers constituent des rimes banales34.» Les rimes irréprochables selon Malherbe et Banville

sont celles qui font appel à des antonymes : «La raison qu’il [Malherbe] disait pourquoi il fallait

plutôt rimer des mots éloignés que ceux qui avaient de la convenance est que l’on trouveraient des

plus beaux vers en les rapprochant qu’en rimant ceux qui avaient presque une même

signification35.» Cette orientation est partagée par Banville : «Votre rime sera riche et belle et elle

sera variée : impeccablement riche et variée ! C’est-à-dire que vous ferez rimer ensemble, autant

qu’il se pourra, des mots très-semblables comme SONS, et très-différents comme SENS36.» Un des

secrets de la rime se laisse énoncer : les bonnes rimes ont une trame concessive dans la mesure où

pour le plan de l’expression la visée concerne la “richesse”, la ressemblance, tandis que pour le

plan du contenu la visée actualise la «variété», c’est-à-dire la différence. La ressemblance dans le

plan de l’expression invite à surmonter la divergence dans le plan du contenu : «Le fait poétique

lui-même consiste à grouper, rapidement, en un certain nombre de traits égaux, pour les ajuster,

telles pensées lointaines autrement et éparses ; mais qui, cela éclate, riment ensemble37.»

Dans un dispositif hiérarchique, les grandeurs intégrantes sont changées en intégrées à

mesure que l’on se déplace dans la hiérarchie : la rime devient une partie du poème. Dans les -++-

32  I. Lotman, La structure du texte artistique, Paris, Gallimard , 1975, p. 195.  33  M. Grammont, Petit traité de versification française, Paris, A. Colin, 1965, pp. 36-37.  34  Ibid., p. 36.  35 Racan, Mémoires pour servir à la vie de Malherbe, cité par R. de Souza, Le Rythme poétique, Paris,

Perrin, 1892, p. 69. 36 Th. De Banville , Petit traité de poésie française, Paris, Fasquelle, 1903, p. 75. 37  S. Mallarmé, Propos sur la poésie, Monaco, Ed. du Rocher, 1953, pp. 182-183.

Page 11: Sur la dualité de la Poétique

Sur la dualité de la poétique

11

***limites de cette étude, nous nous en tiendrons au sonnet. Il existe un mystère relatif au sonnet,

sa longévité et sa diffusion en Europe ne laissant pas de surprendre. Dans son Petit traité de

poésie française, Th. de Banville aborde en ces termes la dynamique du sonnet :

«Le dernier vers du Sonnet doit contenir un trait – exquis, ou surprenant, ou excitant

l'admiration par sa justesse et par sa force.

Lamartine disait qu'il doit suffire de lire le dernier vers d'un Sonnet ; car, ajoutait-il, un

Sonnet n'existe pas si la pensée n'en est pas violemment et ingénieusement résumée dans le

dernier vers.

Le poète des Harmonies partait d'une prémisse très juste ; mais il en tirait une conclusion

absolument fausse.

Oui, le dernier vers du Sonnet doit contenir la pensée du Sonnet tout entière. - Non, il n'est

pas vrai qu'à cause de cela il soit superflu de lire les treize premiers vers du Sonnet. Car dans

toute œuvre d'art, ce qui intéresse c'est l'adresse de l'ouvrier, et il est on ne peut plus intéressant

de voir :

Comment il a développé d'abord la pensée qu'il devait résumer ensuite,

Et comment il a amené ce trait extraordinaire du quatorzième vers – qui cesserait d'être

extraordinaire s'il avait poussé comme un champignon.(…) 38»

IL convient , nous semble-t-il, de relever la modernité du point de vue de Banville. Il établit

la pertinence formelle de l’observation de Lamartine. Elle est triple : (i) il formule la relation

paradigmatique qui confronte le /résumé/ au /développé/ ; (ii) il souligne la caractéristique

syntagmatique qui singularise le sonnet, à savoir que le /développé /précède le /résumé/ ; (iii) du

point de vue tensif, si le /développé/ relève, pour l’énonciateur, du parvenir, le résumé relève pour

l’énonciataire du survenir, puisque, toujours selon Banville, «le trait final doit surprendre le

lecteur» ; la métaphore qui sous-tend la description de Banville n’est donc pas la narrativité, mais

la théâtralité.

Si Lamartine suivi par Banville opte pour une asymétrie très forte [treize vers vs un vers],

qui nous invite à penser que le quatorzième vers fait jeu égal avec les treize vers qui le précèdent,

Aragon, plus proche de la lettre rimée du sonnet régulier, opte pour une relation symétrique entre

les quatrains et les tercets :

«C'est pourquoi les rimes (j'entends, dans les quatrains), sont comme les murs du poème,

l'écho qui parle à l'écho, deux fois se réfléchit, et on n'en croirait pas sortir, la même sonorité

embrasse par deux fois les quatrains, de telle sorte que le quatrième et le cinquième vers sont liés

38  Banville, (1903, pp. 201-202).  

Page 12: Sur la dualité de la Poétique

Sur la dualité de la poétique

12

d'une même rime, qui rend invisibles ces deux équilibres. La précision de la pensée ici doit

justifier les rimes choisies, leur donner leur caractère de nécessité. De cette pensée musicalement

prisonnière, on s'évadera, dans les tercets, en renonçant à ce jeu pour des rimes nouvelles : et

c'est ici la beauté sévère des deux vers rimant (selon la disposition marotique française), qui se

suivent immédiatement, pour laisser le troisième sur sa rime impaire, demeurée en l'air, sans

réponse jusqu'à la fin du sonnet, comme une musique errante...

Car le tercet, au contraire du quatrain fermé, verrouillé dans ses rimes, semble rester

ouvert, amorçant le rêve. Et lui, répond, semblable, le second tercet, du roulement répété de deux

vers rimés d'une rime nouvelle, indépendante, balançant le distique inaugural du premier tercet,

tandis que le vers impair, le troisième (qui, à ne considérer que ce seul tercet, ferait comme un

doigt levé) rimant avec son homologue, est comme la résolution de l'accord inachevé ; mais, du

fait de sa position même, le sonnet pourtant refermé, il laissera l'esprit maître de poursuivre

l'image et la rêverie39.»

Aragon saisit ensemble trois singularités : (i) l’identité des quatrième et cinquième vers ; (ii)

le distique formé par les vers 9 et 10 qui modalise le onzième vers comme expectant une

résolution qui est proposée par le second tercet et plus particulièrement par le quatorzième vers ;

(iii) l’identité des onzième et quatorzième vers. Du point de vue tensif, la lecture du sonnet

comme schéma pur de toute signification lexicale oppose le «corset étroit des quatrains» à la

«liberté raisonnable du rêve» dans les tercets.

Au terme de ce survol, la question se pose de savoir si les trois ordres de grandeurs

couramment distingués : le vers, la rime et le poème, forment un assemblage ou une structure.

Affirmer une structure, c’est affirmer la possibilité d’une analyse aboutissant à un réseau de

dépendances. Dans le cas qui nous occupe, celui du sonnet régulier, la déduction va du poème à la

partition en quatrains en tercets ; cette partition à son tour conduit à la rime partagée en rime

d’appel et rime de rappel ; enfin, de notre point de vue, le vers lui-même est partagé en

endogramme-source et exogramme-cible. À la “verticalité” de la rime répond l’“horizontalité” du

vers. Cette structuration conforte le sentiment naïf qui veut que comparée à la prose la poésie c’est

difficile, cela demande du temps pour l’énonciateur, de la patience pour l’énonciataire, c’est-à-dire

les requis mêmes du parvenir.

4. Poétique du survenir

39  L. Aragon, (1954, pp. 67-68).  

Page 13: Sur la dualité de la Poétique

Sur la dualité de la poétique

13

On a vu que Jakobson privilégiait la grammaire aux dépens du lexique. Par contrainte de

structure, le déni du parvenir conduit à une sémantisation et à une valorisation du lexème, mais ce

revirement suppose que ce dernier chiffre une complexité, une richesse virtuelle remarquable : «Il

est notoire que les lexèmes se présentent souvent comme des condensations recouvrant, pour peu

qu’on les explicite, des structures discursives et narratives fort complexes40.» Ce qui revient à

postuler qu’une grandeur systémique implique le système dont elle dépend. Cette hypothèse admet

deux conséquences : (i) une figure de rhétorique, sans doute sous-estimée, la synecdoque

ascendante qui exprime un tout par une de ses parties, indique que cette opération est courante ;

(ii) les catégories, qui sont la signature de la théorie, deviennent les définissantes des grandeurs

signifiées par le discours.

Pour l’illustrer, nous avons choisi un extrait de la Neuvième Promenade des Rêveries du

promeneur Solitaire de J.J. Rousseau pour la qualité et la profondeur de l’analyse qu’il conduit :

«Le bonheur est un état permanent qui ne semble pas fait ici-bas pour l’homme. (…) Le bonheur

n’a point d’enseigne extérieure ; pour le connaître, il faudrait lire dans le cœur de l’homme

heureux ; mais le contentement se lit dans les yeux, dans le maintien, dans l’accent, dans la

démarche et semble se communiquer à celui qui l’aperçoit. Est-il une jouissance plus douce que

de voir un peuple entier se livrer à la joie un jour de fête, et tous les cœurs s’épanouir aux rayons

expansifs du plaisir qui passe rapidement, mais vivement à travers les nuages de la vie 41 ?» Selon

l’état d’avancement de l’analyse, nous pratiquons l’analyse modale à partir des modes sémio-

tiques, ou bien l’analyse valencielle à partir des sub-valences, c’est-à-dire des grandeurs afférentes

à l’espace tensif. À ce jour, la hiérarchie des sub-valences décline :

• le tempo confrontant la vitesse et la lenteur ;

• la tonicité confrontant la tonicité et l’atonie ;

• la temporalité confrontant la longévité et la brièveté ;

• la spatialité confrontant l’ouverture et la fermeture.

Le tableau suivant résume l’analyse de Rousseau :

40   Greimas, (1983, p. 225).  41   Rousseau, (1964, p. 155).

Page 14: Sur la dualité de la Poétique

Sur la dualité de la poétique

14

définis → définissants ↓

bonheur

contentement

tempo →

lenteur

vivacité

tonicité →

extase

douceur

temporalité →

permanence

fugacité

spatialité →

fermeture

ouverture

En constituant ce tableau, nous ne faisons pas autre chose que rédiger les recettes

respectives du /bonheur/ et du /contentement/ selon Rousseau. Du point de vue tensif, le

/bonheur/ et le /contentement/ se placent ainsi dans l’espace tensif : le /bonheur/ est intense

mais restreint : il est “personnel”, “privé”, tandis que le /contentement/ est modéré, mais

«expansif» : «il semble se communiquer à celui qui l’aperçoit».

Les sub-valences sont en somme les harmoniques du lexème /bonheur/.

Cet avènement du mot a d’abord été le fait des poètes et singulièrement de Mallarmé :

«L’œuvre pure implique la disparition élocutoire du poète, qui cède l’initiative aux mots, par le

intensité

extensité

bonheur

1

contentement

2

Page 15: Sur la dualité de la Poétique

Sur la dualité de la poétique

15

heurt de leur inégalité mobilisés42.» Mais le mot emporte avec lui la langue comme l’indique

Bachelard dans La poétique de l’espace : «Oui, qui sait choyer les mots, choyer un mot, découvre

que la perspective verbale interne est plus lointaine que toute pensée. En méditant un mot, on est

sûr de trouver un système philosophique. La langue est plus riche que toute intuition. On entend

dans les mots plus qu’on ne voit dans les choses. Or, écrire c’est réfléchir aux mots, c’est

entendre les mots avec toute leur résonance43.» Dans le chapitre intitulé L’immensité intime,

Bachelard analyse la mise en discours de la configuration de l’immensité dans le texte

baudelairien : «Il y a des moments de l’existence où le temps et l’étendue sont plus profonds, et le

sentiment de l’existence immensément augmenté.» L’analyse de Bachelard est conduite tant dans

le plan du contenu que dans celui de l’expression. À propos de la voyelle /a/ dans le lexème

«vaste», Bachelard écrit : «Quand je continue ainsi sans fin mes rêveries de philosophe indocile,

j’en viens à penser que la voyelle a est la voyelle de l’immensité. C’est un espace sonore qui

commence en un soupir et qui s’étend sans limite44.» Dans le plan du contenu, le texte de

Baudelaire soulève la question du superlatif en exigeant sa récursivité. Du point de vue tensif,

l’/immense/ relève de la syntaxe intensive des augmentations et des diminutions et il se présente

comme le terme de l’ascendance tensive :

sur-contraire

tonique ↓

sous-contraire

tonique ↓

sous-contraire

atone ↓

sur-contraire

atone ↓

immense

grand

petit

minuscule

redoublement

relèvement

atténuation

amenuisement

← ascendance

décadence →

42  S. Mallarmé, (1954, p. 366). Valéry rapporte à propos de Mallarmé l’anecdote suivante : «Un jour

m’a-t-il confié, dînant chez Berthe Morisot avec Mallarmé, il [Degas] se plaignit du mal extrême que lui donnait la composition poétique : “Quel métier ! criait-il, j’ai perdu toute ma journée sur un sacré sonnet, sans avancer d’un pas…Et cependant ce ne sont pas les idées qui me manquent… J’en suis plein… J’en ai trop…”  

Et Mallarmé, avec sa douce profondeur : «Mais, Degas, ce n’est point avec des idées que l’on fait des vers… C’est avec des mots que l’on fait des vers.

C’était le seul secret. Il ne faut pas croire qu’on en puisse saisir la substance sans quelque méditation.». Valéry (1960, p. 1208).

43   Bachelard, (1973, p. 184.)  44   Bachelard, (1981, p.180).  

Page 16: Sur la dualité de la Poétique

Sur la dualité de la poétique

16

L’«immensément augmenté», qui est comme un redoublement du redoublement, peut être

qualifié de dépassement. Selon l’imaginaire baudelairien, il n’est pas de grandeur qui ne soit

augmentable.

L’abandon du vers métrique, du vers mesuré par le nombre de ses syllabes, a permis

l’adoption d’une autre prosodie, une prosodie dynamique, avant tout soucieuse du tempo, muni de

ses deux figures capitales : l’accélération et le ralentissement, figures qui sont évoquées dans la

préface du poème Un coup de dés jamais n’abolira le hasard : «L’avantage, si j’ai droit à le dire,

littéraire, de cette distance copiée qui mentalement sépare des groupes de mots ou les mots entre

eux, semble d’accélérer tantôt et de ralentir le mouvement, le scandant, l’intimant même selon une

vision simultanée de la Page : celle-ci prise pour unité comme l’est d’autre part le Vers ou ligne

parfaite45.»

La tension entre le survenir et le parvenir concerne la nature de la compétence exigée. La

poésie métrique comme intégration réussie du vers, de la rime et de la forme poétique requiert le

sujet comme sujet d’un devoir-faire rigoureux. La versification ne se présente-t-elle pas comme un

ensemble de règles à observer et de normes à considérer ? Le sujet d’un univers de discours dirigé

par le survenir est un sujet bien différent. Il est le sujet d’un pouvoir-défaire le jeu des contraintes,

qui est pour certains un carcan. Mais il est aussi le sujet d’un laisser-faire qui est l’envers du

survenir. Baudelaire n’hésite pas à qualifier de «miracle» cet abandon créateur : «Quel est celui de

nous qui n’a pas, dans ses jours d’ambition, rêvé le miracle d’une prose poétique, musicale sans

rhythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de

l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience46 ?»

Pour ce qui regarde la valeur, sa problématique est du ressort de la syntaxe extensive qui

procède par des opérations de tri et des opérations de mélange. D’une manière générale, lorsque

deux styles artistiques succèdent l’un à l’autre, les opérations de mélange défont les partitions

établies par les opérations de tri antérieures ; le familier dénonce le solennel. Exclusives et

hautaines, les valeurs d’absolu font place aux valeurs d’univers accommodantes et raisonnables.

La distance énonciative n’est pas la même.

Si la poétique du parvenir dispose d’un répertoire de formes bien maîtrisées, il n’en va pas

de même pour la poétique du survenir. D’aucuns pourraient même soutenir qu’elle est amorphe ou

polymorphe. Il n’en est rien : la poétique du survenir a disposé d’une forme adéquate aux

prémisses adoptées : c’est l’image, non pas l’image aristotélicienne qui est une hypotypose,

45  S. Mallarmé, (1954, p. 456).  46 Ibid., p. 281.

Page 17: Sur la dualité de la Poétique

Sur la dualité de la poétique

17

puisqu’il s’agit de «mettre sous les yeux.», opération qu’Aristote définit ainsi : «J’entends par

“mettre une chose devant les yeux” indiquer cette chose comme agissant47.» La conception de

P. Reverdy est bien différente :

«L’image est une création pure de l’esprit.

Elle ne peut naître d’une comparaison, mais du rapprochement de deux réalités plus ou

moins éloignées.

Plus l’image sera forte, plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique48.»

Breton cite et critique, en partie injustement, l’analyse de Reverdy. Il lui reproche de

rabattre la poétique de l’image du côté du parvenir : «Si l’on s’en tient, comme je le fais, à la

définition de Reverdy, il ne semble pas possible de rapprocher volontairement “deux réalités

distantes”, le rapprochement se fait ou ne se fait pas, voilà tout. Je nie, pour ma part, de la façon

la plus formelle, que chez Reverdy des images telles que :

Dans le ruisseau il y a une chanson qui coule.

Ou :

Le jour s’est déplié comme une nappe blanche.

Ou :

Le monde rentre dans un sac.

offrent le moindre degré de préméditation49.»

Selon Breton, l’image est tout entière du côté du survenir : c’est une image-événément. Le

reproche de Breton est en partie injuste, car Breton et Reverdy affirment l’un comme l’autre le

protocole concessif qui consiste dans le rapprochement de deux réalités éloignées ; la différence

tient au fait que pour Reverdy c’est un sujet qui effectue le rapprochement, tandis que pour Breton

c’est un non-sujet. Dans les termes du mode d’existence, l’image pour Reverdy procède, selon une

mesure qui reste à préciser, de la visée, pour Breton exclusivement de la saisie. Du point de vue

analytique, la concession est interprétable comme une dominance de la solidarité50 sur la distance :

dominante

↓ solidarité

dominée

↓ distance

47  Aristote,  (1991,  p.  337).  48  P. Reverdy, Revue Nord-Sud, mars 1918.  49  Breton, (1963, pp. 50-51).  50  «Les mots, les groupes de mots qui se suivent pratiquent entre eux la plus grande solidarité.» Ibid.,

p. 47.  

Page 18: Sur la dualité de la Poétique

Sur la dualité de la poétique

18

Breton précise sa conception en ces termes : «Comparer deux objets aussi éloignés que

possible l’un de l’autre, ou, par toute autre méthode, les mettre en présence d’une manière

brusque et saisissante, demeure la tâche la plus haute à laquelle la poésie puisse prétendre. En

cela doit tendre de plus en plus à s’exercer son pouvoir inégalable, unique, qui est de faire

apparaître l’unité concrète des deux termes mis en rapport et de communiquer à chacun d’eux,

quel qu’il soit, une vigueur qui lui manquait tant qu’il était pris isolément51.» La définition de

l’image est solidaire de son affirmation comme valeur suprême, mais de façon inattendue, cette

conception est avant tout syntaxique et anti-saussurienne. Selon l’enseignement de Saussure, les

grandeurs sont différentielles et une grandeur reçoit son sémantisme du système dont elle

participe, mais pour Breton c’est là relever l’inanité de la grandeur «prise isolément».

5. Pour finir

En guise de conclusion, on ne saurait trop souligner combien les conceptions de Breton sont

proches de celles de Bachelard dans l’Introduction à La poétique de l’espace de Bachelard, au

point que les signatures de certains textes pourraient être échangées : «Il faut être présent, présent

à l’image dans la minute de l’image : (…)52» Si l’image n’a pas d’antécédent, elle chiffre une

possibilité de «retentissement53.» La /soudaineté/, la «fulgurance 54» du survenir exclut à la fois le

provenir et le devenir : «L’image poétique est un soudain relief du psychisme, (…) la philosophie

de la poésie doit reconnaître que l’acte poétique n’a pas de passé, du moins pas de passé proche

le long duquel on pourrait suivre sa préparation et son avènement55.» Le survenir a pour corrélats

la surprise du sujet et l’événementialité de l’objet : «Et c’est en cela que la poésie – dans l’ère

poétique où nous sommes – est spécifiquement “surprenante”, donc ses images sont

imprévisibles56.»

En second lieu, Bachelard insiste sur la suffisance de l’image : «L’image, dans sa

simplicité, n’a pas besoin d’un savoir. Elle est le bien d’une conscience naïve. En son expression,

elle est jeune langage57.» Bachelard récuse les interprétants ordinaires : l’histoire littéraire, la

psychanalyse et la psychologie : «On voit bien alors que l’œuvre prend un tel relief au-dessus de

51    Breton,  (1977,  p.  129). 52 Bachelard, (1981, p. 1). 53 «C’est donc bien souvent, à l’inverse de la causalité, dans le retentissement, (…) que nous croyons

trouver les vraies mesures de l’être d’une image poétique.» (ibid., p. 2). 54 «(…) la vie de l’image est toute dans sa fulgurance, (…)» iIbid. p. 15. 55 Ibid., p.1. 56 Ibid., p. 13. 57 Ibid., p.4.

Page 19: Sur la dualité de la Poétique

Sur la dualité de la poétique

19

la vie que la vie ne l’explique plus58.» En vertu d’une hypotypose audacieuse, Bachelard admet un

seul antécédent : l’émergence du langage : «Par sa nouveauté, une image poétique met en branle

toute l‘activité poétique. L’image poétique nous met à l’origine de l’être parlant59.» Comme la

mélodie, l’image est hors de l’histoire, hors du temps. Et pourtant l’histoire semble se répéter : de

même que l’art baroque a succédé à l’art de la Renaissance, la poétique du survenir a succédé à la

poétique du parvenir, comme l’image a succédé au mètre.

[Février 2012]

 

58 Ibid., p. 15. Il arrive à Bachelard d’être plus brutal : «Il [le psychanalyste] explique la fleur par

l’engrais.» (ibid.,, p. 12). 59  Ibid., p. 7.