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1 SEMIOTIQUE, PHILOLOGIE ET RHETORIQUE : POUR UNE MISE EN PERSPECTIVE DES DISCIPLINES DU SENS Intervention au Congrès ABRALIN, João Pessoa, 5-6 mars 2009 Le texte de cette conférence reprend l’exposé présenté au séminaire intersémiotique de Paris (consacré cette année 2008-2009 à « Espace et signification) le 3 décembre 2008, sous le titre « De la topique à la figuration spatiale ». Mais, en articulant ses contenus sur la rencontre disciplinaire de la philologie, de la rhétorique et de la sémiotique qui trouve un beau cas d’école dans la réflexion sur la spatialité dans le langage, il en modifie de nombreux aspects. La sémiotique entretient avec la linguistique des relations complexes, parfois méfiantes, parfois ombrageuses. Il ne m’appartient pas de faire la genèse de ces problèmes de famille, ni d’en exposer aujourd’hui les épreuves : elles sont pour une bonne part hors de saison. La vie des disciplines est comparable à celle des organismes vivants. Se sachant mortelles, elles luttent pour l’existence et tentent de se reproduire pour assurer leur pérennité. Combien enviable leur paraît le sort de la rhétorique qui, depuis deux millénaires et demi, avec des hauts et des bas, et même des menaces d’extinction, survit néanmoins un peu partout dans le monde, et même renaît, plus jeune que jamais, sous l’imperturbable férule de son père fondateur, Aristote ! Quant à la philologie, première des sciences humaines engendrée par les humanistes à la Renaissance, elle fait preuve elle aussi d’une robustesse enviable : n’a-t-elle pas récemment bénéficié, grâce aux travaux de la génétique textuelle qui dépassent le simple devoir d’établissement des textes, d’une véritable cure de rajeunissement ? On ne peut en dire autant de la sémiotique, trop jeune pour qu’on puisse être assuré de sa longévité. Et pourtant, ses ambitions sont considérables. Greimas voyait en elle une méthodologie générale pour les sciences humaines. Ses exigences épistémologiques, son corps de propositions théoriques, l’édification d’une architecture de méthode rigoureuse, sa conception de l’unicité du sens à travers la diversité des langages, verbaux, visuels, gestuels et autres jusqu’à celui de la perception elle-même, la créativité de ses chercheurs qui sans relâche depuis quarante ans explorent des avancées et inventent des modèles parfois obscurs dans leur patois au croisement de la philosophie, de la linguistique, de la littérature et des sciences exactes, tout cela plaide pour une longévité prometteuse. Mais parmi ses nombreux voisinages, ce sont ceux de la philologie et de la rhétorique que je voudrais envisager aujourd’hui, comme un dialogue.

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    SEMIOTIQUE, PHILOLOGIE ET RHETORIQUE : POUR UNE MISE EN PERSPECTIVE

    DES DISCIPLINES DU SENS

    Intervention au Congrs ABRALIN, Joo Pessoa, 5-6 mars 2009

    Le texte de cette confrence reprend lexpos prsent au sminaire intersmiotique de Paris (consacr cette anne 2008-2009 Espace et signification) le 3 dcembre 2008, sous le titre De la topique la figuration spatiale . Mais, en articulant ses contenus sur la rencontre disciplinaire de la philologie, de la rhtorique et de la smiotique qui trouve un beau cas dcole dans la rflexion sur la spatialit dans le langage, il en modifie de nombreux aspects.

    La smiotique entretient avec la linguistique des relations complexes, parfois mfiantes, parfois ombrageuses. Il ne mappartient pas de faire la gense de ces problmes de famille, ni den exposer aujourdhui les preuves : elles sont pour une bonne part hors de saison. La vie des disciplines est comparable celle des organismes vivants. Se sachant mortelles, elles luttent pour lexistence et tentent de se reproduire pour assurer leur prennit. Combien enviable leur parat le sort de la rhtorique qui, depuis deux millnaires et demi, avec des hauts et des bas, et mme des menaces dextinction, survit nanmoins un peu partout dans le monde, et mme renat, plus jeune que jamais, sous limperturbable frule de son pre fondateur, Aristote ! Quant la philologie, premire des sciences humaines engendre par les humanistes la Renaissance, elle fait preuve elle aussi dune robustesse enviable : na-t-elle pas rcemment bnfici, grce aux travaux de la gntique textuelle qui dpassent le simple devoir dtablissement des textes, dune vritable cure de rajeunissement ?

    On ne peut en dire autant de la smiotique, trop jeune pour quon puisse tre assur de sa longvit. Et pourtant, ses ambitions sont considrables. Greimas voyait en elle une mthodologie gnrale pour les sciences humaines. Ses exigences pistmologiques, son corps de propositions thoriques, ldification dune architecture de mthode rigoureuse, sa conception de lunicit du sens travers la diversit des langages, verbaux, visuels, gestuels et autres jusqu celui de la perception elle-mme, la crativit de ses chercheurs qui sans relche depuis quarante ans explorent des avances et inventent des modles parfois obscurs dans leur patois au croisement de la philosophie, de la linguistique, de la littrature et des sciences exactes, tout cela plaide pour une longvit prometteuse. Mais parmi ses nombreux voisinages, ce sont ceux de la philologie et de la rhtorique que je voudrais envisager aujourdhui, comme un dialogue.

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    Avec la philologie, cest une parent dorigine : la smantique structurale sest dploye partir dune rflexion sur le lexme. Il lui est apparu que le mot, comme nimporte quel signe, ntait, dans la perspective du sens, quun point de rencontre et dintersection de systmes sous-jacents complexes (Fabbri, p.). Le mot, condensation de la doxa qui sy fige, se laisse dplier en rseaux actantiels, en modalits, en valeurs, bref en discours. Et il prsente, ds quon lapprhende comme smme, un rseau de fils smantiques, tnus mais rsistants, qui lunissent son contexte, lequel seul lui permet dadvenir comme signification ralise. Ainsi le mot, que ce soit dans lhistoire qui la form ou dans le texte qui lactualise, est la fois un concentr de discours et un produit de discours.

    Avec la rhtorique, il y a un partage dambition : comme elle, la smiotique a pour objet la globalit du texte, au del des limites de la phrase ; comme elle, la smiotique envisage la signification en acte et dans son efficience. Elle entend dcouvrir les raisons dun sens partageable et dune communication efficace. Comme elle, la smiotique combine troitement la problmatique de laction et celle de la passion. Mais la diffrence de la rhtorique, la smiotique postule le caractre premier de la narrativit comme dimension radicale, permanente et transculturelle de la configuration dynamique du sens (sa syntaxe), l o la rhtorique et sa suite la pragmatique et les analyses du discours postulent le caractre premier de largumentation. Vieux dbat, peut-tre dpass.

    Cest prcisment pour ne pas entrer dans des discussions trop gnrales, dont la profondeur mchappe sans doute et que, de toutes faons, je ne saurais faire tenir dans le temps de cet expos, que je voudrais envisager les relations entre les trois disciplines travers un domaine particulier. Relations parit entre les trois disciplines, rhtorique, philologie et smiotique ? Pas exactement. Immerg en smiotique depuis des annes, cest naturellement travers son filtre que je voudrais envisager ses relations avec les deux autres. Et plus encore qu travers son filtre, travers son ambition dintgration, ce qui est naturellement risqu. Raison de plus pour envisager modestement un domaine o ces relations peuvent tre pertinentes et avres.

    Ce domaine est celui de la spatialit. Le sminaire intersmiotique de Paris sest donn pour thme de recherche cette anne Espace et signification . Et avant denvisager les problmatiques propres aux smiotiques de lespace celles de larchitecture, de la peinture, du jardin ou de lenvironnement il nous est apparu essentiel, en tant quorganisateurs de ce sminaire, dinterroger ( nouveaux frais, car nous ne sommes pas les premiers loin de l) le statut du concept de lespace dans les langages. La smiotique peut-elle apporter des lments de rponse aux interrogations multiples et foisonnantes que porte avec elle la trop vidente et rgissante invasion de la spatialit ? Lespace est partout, et hante le langage quil traverse de part en part, depuis la formation smantique des expressions jusquaux structurations les plus complexes des potiques figuratives.

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    Je proposerai deux exemples pour situer le problme, celui de la transformation du temps en espace, en espace gestuel en loccurrence.

    Dans leur analyse du dernier quatrain de La Cigale et la fourmi , Pour ferrer la cigale 1 est son titre, Algirdas Julien Greimas et Teresa Keane explorent longuement lair de tristesse dsabuse qui se dgage du mot final de la fable maintenant ( Eh bien ! dansez maintenant. 2). Je nentrerai videmment pas dans le dtail de cette trs fine analyse qui fait ressortir la trame des locutions figes et des lieux communs sdiments par lusage dont la fable fait son matriau, cest dire des topo avec lesquels le fabuliste accomplit son acte de cration. Lenjeu du maintenant est l. Aprs les interprtations pathmique et figurative de la fable, lanalyse dveloppe une dimension esthtique attache lemploi de cet adverbe. Sopposent Nuit et jour tout venant / Je chantais et maintenant . Les auteurs crivent, je cite : La plnitude du temps et la disponibilit communicative / nuit et jour tout venant / se transforme en vacuit et solitude. Un projet de vie et son abolition (p. 60). Fin de citation. Pourquoi vacuit et solitude ? Dinversions en transformations, on dcouvre la fin de lanalyse un ultime changement du signifiant qui transforme le signifi. Voici en effet que cet instant ponctuel et implosif du maintenant , sur le plan du contenu, se spare en deux segments sur le plan de lexpression ( main tenant ) et libre un autre contenu, une autre interprtation, non plus temporelle mais spatiale, dans la gestualit de qute perdue alors donne lire. Les auteurs concluent ainsi en effet leur tude : Curieux mot dailleurs, si lon y pense, que ce maintenant, o le prsent, nul et ternel, se trouve figurativis par quelque chose que tient, quattrape pour un bref instant, la main de lhomme (p. 61). Le temps a rejoint lespace qui semble ainsi le fonder dans lesthsie.

    Mon second exemple vient de Paul Valry qui, pench sur lanalyse de la dure, crit ceci dans ses Cahiers : La dure est de la nature dune rsistance. Lhomme qui soutient un poids bras tendu, soppose quelque chose. A quoi ? Non directement la chute du poids mais la douleur croissante. Limite de division ou dcart. () La dure est parce quelle ne peut pas durer. Toute dure est cycle. La sensation crot au del de toute capacit de supporter. Comme si le poids croissait. 3 Fin de citation. Le seuil de rsistance qui explique la temporalit durative sexprime en termes de force, de poids, dexpansion, de division, de limites, dcarts, autant de notions qui relvent de lexprimentation corporelle et spatiale. La perception du temps, en loccurrence la dfinition de la dure, est rendue possible par lexprience dans lespace.

    De tels transferts sont, me semble-t-il, de grande porte. Ils invitent tenter une approche smiotique de ce qui se joue dans cette sorte dimmanence invasive de la

    1 A. J. Greimas et Teresa Keane, Pour ferrer la cigale , in P. Frhlicher, G. Gntert, F. Thrlemann, Espaces du

    texte. Recueil dhommages pour Jacques Geninasca, Neuchtel, La Baconnire, 1990, pp. 57-61. 2 Nuit et jour, tout venant / Je chantais, nen vous dplaise. / Vous chantiez ? Jen suis fort aise. / Eh bien !

    dansez maintenant. 3 Paul Valry, Cahiers, I, Temps , Gallimard, Pliade, p. 1311-1312.

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    spatialit. Voici donc lobjet plac. Le parcours que je propose se fera en trois tapes qui tiennent en trois couples de mots, correspondant lobjet annonc de cet expos : localisme et philologie, topique et rhtorique, instance et smiotique.

    1. Localisme et philologie, tout dabord

    On peut envisager pour commencer lhypothse localiste dont on connat la fortune depuis les Stociens jusquaux cognitivistes aujourdhui. John Lyons dfinit ainsi le localisme : Hypothse selon laquelle les expressions spatiales sont plus fondamentales, grammaticalement et lexicalement, que diverses espces dexpressions non spatiales. /Elles/ sont plus fondamentales au plan linguistique, pour les localistes, car elles servent de modle structurel aux autres expressions. La raison en serait, comme lont avanc trs plausiblement certains psychologues, que lorganisation spatiale est au fondement mme de la connaissance humaine 4.

    Cette affirmation selon laquelle le smantisme spatial faonne et modle lunivers signifiant, au del de lespace, forme une trame discontinue mais insistante dans les analyses du langage. Tout notre langage est tiss despace crit G. Genette en commentant louvrage de Georges Mator, sur Lespace humain (La Colombe, 1962). Laffinit entre les catgories du langage et celle de ltendue a t souligne par Bergson : elles font cran la saisie de la dure pure ; les catgories spatiales dressent une barrire devant la dure effectivement vcue (comme il le rappelle, entre autres, dans Lvolution cratrice). Presque toutes les prpositions ont exprim des rapports spatiaux avant dtre transposes dans lunivers temporel, moral ou conceptuel. Les niveaux danalyse , les plans , les points de vue , les perspectives , les dun ct et de lautre , les en amont et en aval , forment autant de catachrses spatiales plus ou moins endormies, une sorte de charpente spatiale pour soutenir des discours qui nont rien voir avec lespace, comme les discours abstraits de nos disciplines. Il est frappant de constater quon oublie le coup port quand on nonce cette expression Lhypothse localiste a t soutenue et radicalise par plusieurs linguistes cognitivistes. Jackendorff, intgrant la facult de la vision dans sa conception du sens et du langage humain, dfend cependant une position plus modre. Il montre que mme si espace et mouvement ont une place centrale en smantique, ils ne peuvent pas tre utiliss seuls pour identifier la signification des verbes, ni tre la base de tout le vocabulaire d'une langue.

    Il faut voquer galement les analyses de Lakoff et Johnson, dans Metaphors we live by (Les mtaphores dans la vie quotidienne)5. Par del le discours, le lien entre mtaphore et vie pratique est pour eux essentiel : la mtaphore est partout prsente dans la vie de tous les jours, non seulement dans le langage, mais dans la

    4 J. Lyons, Smantique linguistique (1977), Paris, Larousse, 1980, pp. 338-344.

    5 (1980), Paris, Minuit, 1980.

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    pense et laction (p. 13). Lespace est videmment au premier plan, dans les mtaphores dites dorientation (le bonheur, la sant, la domination, la vertu, la rationalit sont en haut , et leurs contraires sont en bas : je suis au quatrime dessous ). Mais bien au del de ce domaine cest encore lespace qui tapisse le langage ordinaire non spatial. Cest ainsi quun substrat spatial commande de manire quasi-gnrale les mtaphores dites ontologiques , par lesquelles le recours une substance spatialise, dlimite, quantifie, etc. permet de former laperception dun concept, dune ide, dune motion sans bord, insaisissables autrement ( le poids des responsabilits , tre sous le coup de la colre ). Du reste, parler de mtaphore spatiale relve du plonasme, tant le mot lui-mme et sa mta-phorie nous transporte quelque part, et tant les dites mtaphores sont gnralement, par force dusage, tires du lexique de ltendue ou de lexprience spatiale. On devrait dailleurs, propos de ces figures trames dans le langage non spatial parler de catachrses plutt que de mtaphores, puisquon ne dispose pas dautre expression pour signifier ce quelles nous font entendre.

    Mme relativise, lhypothse localiste pose donc une question fondamentale sur le statut de la spatialit dans lordre gnral de la signification. Si on peut ne pas assumer lide dune modlisation totale du plan du contenu partir de la lexicalisation de lexprience spatiale, on doit interroger le phnomne de la transversalit de la spatialisation : elle opre depuis le niveau tymologique de la formation lexicale jusqu celui de lusage strotyp des catachrses calcifies, et plus encore peut-tre celui des configurations qui faonnent les potiques figuratives de lespace dans tel ou tel texte. Y a-t-il entre ces diffrents niveaux solution de continuit ? Sont-ils apprhender, au contraire, comme les variations dune mme phnomnalit ? On peut, pour tenter de rpondre ces interrogations et dpasser le plan philologique et tymologique, envisager le problme en convoquant la rhtorique et le concept central de linventio, la topique.

    2. Topique et rhtorique, deuxime point

    Il est en soi encore vertigineux de resserrer sur ce seul domaine la trop vaste question du statut de la spatialit au cur de la formation des langues, travers les expressions que structure lusage et leurs modes de figurativisation de la spatialit. Mais il suffit de sentendre parler pour tre sensible linvasion : je viens demployer les mots vertigineux , resserrer , domaine , vaste question , statut , au cur de , formation , travers , expression , structure , mode , figurativisation autant de mots qui relvent dune perception spatiale. Cest tout dire !

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    Je voudrais donc marrter un instant sur la question de la topique, la thorie des lieux, et rexaminer en quelques mots ltrange histoire du lien qui, dans la culture rhtorique, littraire et philosophique, sest form entre topique et esthsie . La topique, dans ses premiers emplois, est un terme technique et abstrait. Cest linstrument qui fonde les conditions du partage raisonn des arguments dans lchange interlocutif. Les topiques sont isolables et dlimites, elles ont t isoles et dfinies. Aristote en dnombre une trentaine. On en connat les inventaires dans les dictionnaires de rhtorique. Elles sapprennent.

    Il y a donc un paradoxe vouloir organiser la rencontre de ces deux concepts topique et esthsie que tout semble opposer : topique renvoie la pratique du discours dans une langue naturelle, esthsie renvoie lexprience sensible du monde naturel ; la topique relve de la dimension cognitive, lesthsie relve de la dimension sensible, la fois sensorielle et pathmique ; la topique implique laltrit, comme instrument de rglage de lantagonisme dans lchange, permettant le partage du sens par la dtermination des infrences pragmatiques, alors que lesthsie implique au contraire lipsit, comme en amont de la scission entre le soi corporel et le monde (en amont du dbrayage, condition du partage) ; la topique implique lassomption de lusage et la mise en place de ses simulacres strotyps ordonnateurs de sens, quand lesthsie implique au contraire la mise en suspens de lusage (cf. lpokh, la suspension phnomnologique), lradication de ses produits, la traverse de ses crans modaux de croyances et de savoirs, pour enfin mettre, au cur du sensible, le sens nu (cf. les remarques de Merleau-Ponty sur le regard des peintres).

    La mise en relation, paradoxale, de la topique et de lesthsie implique, pour tre justifie, une lecture smiotique de lhistoire de ce concept rhtorique. En effet, les migrations de la topique au cours de cette histoire peuvent tre interprtes comme une tension progressive vers lesthsie, au point quune phnomnologie du lieu vient sinstaller au sein mme de la topique et la supplanter. Je distinguerai, par commodit, trois grandes squences dans ce rcit : (1) la topique comme dispositif du raisonnement dans largumentation, (2) la figurativisation de la topique, (3) la phnomnologie croise du sujet et du lieu.

    2.1. La topique, dispositif du raisonnement dans largumentation (concept-clef de linventio rhtorique)

    Chez Aristote, la topique est conue comme point dintersection de raisonnements par ailleurs prsents comme des parcours disjoints. Le topos est le lieu o peut concider dialectiquement une pluralit de raisonnements en vue de se diffrencier, de se confronter et de se faire valoir. Cest ce qui rend possible le partage des raisons, ce qui fonde la possibilit de lentente, ce qui commande les bien entendu des

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    enthymmes et les font valoir comme preuves vridictoires. La topique dtermine ce quon appelle aujourdhui le plan de pertinence du discours. Ces conditions dexercice de lchange argument et efficace sont adosses aux quatre fameuses proprits qui dterminent la validit de toute prdication : la dfinition (le quoi de la chose dont on parle), le propre (ce qui appartient la chose mme), le genre (ce qui peut tre attribu plusieurs choses et les intgre du mme coup dans un ensemble) et laccident (ce qui est contingent pour une chose donne). Ces quatre proto-topiques encadrent la trentaine de topo ou lieux communs identifis par Aristote et repris massivement depuis Quintilien, jusquaux actuelles grilles de recherche dides des ateliers de crativit : qui, quoi, o, comment, pourquoi et les catgories binaires du type contrarit / similitude , cause / consquence , ou conscution / consquence , possible / impossible (catgorie qui commande le genre dlibratif), rel / non rel (qui commande le genre judiciaire), plus / moins (qui commande le genre pidictique), etc.6 Nous sommes dans la forme abstraite de la topique, espace mental de croisement et de convergence discursives, condition minimale du partage intersubjectif.

    Mais nous nous trouvons dj dans le champ des simulacres visuels, car le choix de telle ou telle topique implique la mise en place dun point de vue . Le smioticien mexicain Ral Dorra crit ainsi, dans son beau livre La rhtorique comme art du regard : La rhtorique serait donc essentiellement lie au point de vue du sujet. Parler, cest proposer lautre une perspective aussi bien du monde que du langage lui-mme. Transformer lautre au moyen de la parole veut dire lamener adopter la perspective que le sujet lui propose 7. Fin de citation. La rhtorique aurait pour but un faire voir , elle serait un art du regard (p. ). Et rejoignant par l les observations sur la dimension spatiale des concepts, Ral Dorra justifie ceux de la rhtorique par une smiotique du corps. Il crit : Ceci expliquerait que, depuis le choix du terme figure pour dsigner ce qui fait ou qui compose le discours, jusquaux parties dans lesquelles, daprs la rhtorique classique, ce discours se divise, ils renvoient tous la spatialit, au point de vue, au parcours, la conformation dun lieu, limage dun corps. (p. )

    2.2. Deuxime squence. La figurativisation de la topique

    Ces dernires observations nous mettent sur le chemin de la figurativisation de la topique. Roland Barthes, dans sa grande synthse sur Lancienne rhtorique , dit que les topo se sont progressivement rifis : de formes vides destines tre remplies par le discours occurrence, voici que les lieux sont devenus des formes pleines. En reprenant les concepts de la smantique structurale, on pourrait dire que

    6 Je me rfre ici, entre autres, Roland Barthes et son texte sur Lancienne rhtorique .

    7 Ral Dorra, La retrica como arte de la mirada. Materiales sensibles del sentido I. Universit de Puebla-Plaza y

    Valds, Mexique, 2002.

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    leur trs faible densit smique originelle (comme le possible et limpossible, le rel et le non-rel, le plus et le moins) sest peu peu nourrie et densifie. La topique sest figurativise, le lieu est devenu un lieu. Locus amoenus, lieu aimable, jardin, paysage, portrait constituent dsormais des passages obligs, des morceaux prcontraints de discours, une strotypie du lieu dans la description. Cest alors que le lieu se rapproche du sujet et lintgre : lieu de la domestication de lespace, lieu de lhabiter, et pour finir lieu de lidentification rciproque de lespace et du sujet.

    Lvolution de la fameuse ekphrasis, reine des lieux figuratifs, est ainsi apprhende, de la figuration linvestissement sensible, par Janice Koelb, dans un ouvrage rcent, publi en 2006, Potique de la description. Lieux imagins dans la littrature europenne 8. Lekphrasis, loin dtre rduite, comme elle la t ultrieurement, la description verbale dune image visuelle (le fameux bouclier dAchille), est dfinie ds lAntiquit comme, je cite, un discours qui nous fait faire le tour (perigmatikos) de ce quil montre (to dloumenon) en le portant sous les yeux avec vidence (enargs) (Aelius Thon, Progymnasmata, les exercices de rhtorique). Proche de lhypotypose, ce topos porterait en germe la dimension passionnelle du discours vif et anim , saisissant de vrit sensible. Mais le lien entre description de lieu et investissement passionnel ne se serait prcis et codifi, selon Janice Koelb, que plus tard, chez des crivains romantiques comme Wordsworth, dont lune des innovations serait davoir opr un dplacement : de la description du lieu en tant que tel, crit lauteure, il passe celle de la perception du lieu par lhomme qui lobserve ou lhabite. Avec lui les lieux suscitent une raction motionnelle et sont eux-mmes des emblmes des humains qui sy meuvent. Cest ainsi que lekphrasis dabord voue la reprsentation de lieux va souligner () linterdpendance entre lieu et personnage et devenir une figuration du sujet qui peroit le lieu et qui en est en mme temps affect. 9 Rien de trs original, si ce nest que lekphrasis est devenu un topos intgr dans le champ rhtorique (morceau descriptif dtachable en somme) qui na plus quun lointain rapport avec la dfinition originelle des topo de largumentation efficace. Cette implantation atteste le dplacement bien connu de la rhtorique persuasive, fonde dabord sur linventio et la dispositio, vers la rhtorique figurative de lelocutio. Mais, plus important pour nous dans une perspective smiotique, on constate que ce lieu est actantialis, il entre dans un schme narratif et passionnel.

    Les consquences de cette extension du lieu dans la potique romanesque sont considrables. Elles nous conduisent au problme de la description dans le roman, et particulirement dans le roman dit raliste. La monte en puissance de la description

    8 Poetics of Description. Imagined Places in European Literature, New York & Basingstoke : Palgrave MacMillan,

    2006. 9 Christof Schch Lekphrasis comme description de lieux : de lantiquit aux romantiques anglais , sur

    louvrage de Janice Hewlett Koelb, Poetics of Description. Imagined Places in European Literature, New York & Basingstoke : Palgrave MacMillan, 2006, 232 pages, in Fabula. La recherche en Littrature. Dc. 2007 (revue en ligne).

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    au dtriment du rcit, sorte dhyper-topique, serait un des traits marquants de lhistoire moderne du roman. Cest du moins la thse de Lukcs (dans ses Ecrits de Moscou) : parlant du nouveau ralisme et de la dissolution de la forme romanesque (pp. 123-133), Lukcs considre lexpansion descriptive comme le symptme du flot sans cesse montant de la prose capitaliste de la vie (128). De cette dissolution de la forme romanesque, les grands responsables seraient Flaubert et Zola. Et le centre de sa critique repose sur la relation tensive et conflictuelle entre description et action. Je cite : la description des choses et des tats refoule dans le roman les actions des hommes. (128). Fin de citation. La description est lorigine du dclin de la culture du rcit dans le roman moderne, et donc de la mmoire qui constitue et institue le temps de lhistoire. Pour illustrer cette thse, Lukcs oppose deux vnements identiques, une course hippique, lune dans Anna Karnine, de Tolsto, lautre dans Nana, de Zola. Chez Tolsto, tous les lments figuratifs sont troitement associs aux actions des personnages, la course est charge du sens de laction et concourt, explique-t-il, au destin de ces personnages. La figuration est demble narrativise. Chez Zola, au contraire, la description se spare de laction, elle devient autonome et vaut pour elle-mme, les acteurs ne sont plus concerns par le tableau ainsi dress, ils en sont spectateurs, larrt. Cest alors quun lien nouveau, dune autre nature, stablit un autre niveau, dordre symbolique : lobjet ne vaut que par le symbole quil est susceptible de constituer ou dengendrer ; des analogies vont se former, une homonymie va stablir entre le cheval vainqueur et lhrone du roman. Il se passe la mme chose dans la description de la gare Saint-Lazare au dbut de La bte humaine : les deux locomotives, lune la fume blanche, lautre la fume noire, lune nerveuse et impatiente, lautre paisible et taciturne, vont figurer par anticipation, comme mtaphores et symboles ancrs dans le langage de lespace, les deux hrones rivales de lhistoire.

    Confirmant les observations de Lukcs, on peut considrer que Le ventre de Paris du mme Emile Zola prsente de ce point de vue une situation extrme : laction est littralement absorbe, mange par la description. Cest la description invasive. Le roman semble tout entier descriptif. Les squences narratives elles-mmes sont le plus souvent limparfait, comme noyes dans le flux itratif de ces objets qui peuplent les lieux et viennent, dans leur norme accumulation, chaque jour envahir les Halles de Paris les choux, les salades, les fromages, les poissons, la charcutaille. Jai ouvert le livre au hasard, comme pour vrifier la rgle sur nimporte quel extrait. Il se trouve p. 643-644 dans ldition La Pliade. On y voit un des acteurs, Quenu, le jeune frre de Florent, le hros, tout entier livr la fascination descriptive : Et bientt Quenu ne quitta plus la rtisserie. Je lis un bref passage :

    Les larges cuivres de la chemine luisaient, les volailles fumaient, la graisse chantait dans la lchefrite, les broches finissaient par causer entre elles, par adresser des mots aimables Quenu, qui, une longue cuiller la main, arrosait dvotement les ventres dors des oies rondes et des grandes dindes. Il restait des heures, tout rouge des clarts dansantes de la flambe, un peu abti, riant

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    vaguement aux grosses btes qui cuisaient ; et il ne se rveillait que lorsquon dbrochait. Les volailles tombaient dans les plats ; les broches sortaient des ventres, toutes fumantes ; les ventres se vidaient, laissant couler le jus par les trous du derrire et de la gorge, emplissant la boutique dune odeur forte de rti. Alors, lenfant, debout, suivant des yeux lopration, battait des mains, parlait aux volailles, leur disait quelles taient bien bonnes ().

    Il faudrait naturellement prendre le temps dune analyse dtaille. Mais disons seulement que lidentit du personnage sest littralement fondue dans lidentit du lieu, quil reoit delle toutes ses dterminations, quil est dcrit par le lieu et ce qui loccupe, quil est le produit de ses perceptions. La micro-narrativit nest faite que de programmes itratifs. Mais tout cet difice descriptif rvle sa fonction symbolique quelques lignes plus loin. La description permet de construire lopposition formelle entre les deux frres. Tous les traits de Florent, le maigre instituteur au visage battu de sa misre de professeur crott , lopposent terme terme ceux de Quenu. Je lis nouveau Zola :

    Et parfois ils souriaient de se voir ainsi, lun tout blanc, lautre tout noir. La vaste pice semblait moiti fche, moiti joyeuse, de ce deuil et de cette gaiet. Jamais mnage plus disparate ne sentendit mieux. Lan avait beau maigrir, brl par les ardeurs de son pre, le cadet avait beau engraisser, en digne fils de Normand ; ils saimaient dans leur mre commune, dans cette femme qui ntait que tendresse.10

    La description rvle alors sa fonction. Elle rend possible ltablissement de catgories ordonnatrices, support topique et symbolique du dispositif romanesque dans son ensemble : ces catgories, ici blanc vs noir, fch / joyeux, deuil / gat, maigrir / engraisser, etc. ont pour matrice lespace dcrit, la logique du lieu. Ainsi le lieu absorbe la narrativit et ses sujets. Il nous conduit la troisime tape, la phnomnologie du lieu.

    2.3. La phnomnologie du lieu

    Le lieu, espace figuratif, est en prise directe avec laperception. Les topiques deviennent topiques du sensible. Elles se dploient dans les rveries de lintimit matrielle du philosophe Gaston Bachelard. Lespace y rgne en matre dans une relation esthsique fusionnelle avec le sujet, donnant lieu la topo-analyse ainsi dfinie par Bachelard : La topo-analyse est ltude psychologique systmatique des sites de notre vie intime (crit-il dans Potique de lespace, p. 27). Et le topos vient, pour le courant critique auquel il donne naissance, se confondre avec le thme : cest lavnement de la critique thmatique. Le thme ici, la diffrence de sa dfinition

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    Le ventre de Paris, 1873, Zola, OC, La Pliade, 1960, p. 643-644.

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    smiotique (o le niveau thmatique est dfini comme abstraction gnralisante du figuratif), le thme est caractris par des catgories infra-iconiques, sortes de figures gnriques de la spatialit : le lisse et le rugueux, larien et le caverneux, le miroitant et le dormant, etc., qui sont sources de la rverie du sujet.

    Mais plus radicalement encore, franchissant une tape supplmentaire dans ce parcours, les phnomnologues japonais de lEcole de Kyoto ont renvers la rection entre lespace et le sujet11. Ils attribuent un rle fondateur au basho , le lieu, qui vient sinstaller en lieu et place du sujet, se substituer lui comme principe fondateur de lidentit. Jai tent, par ailleurs, de synthtiser la logique qui assure chez ces philosophes la conversion du sujet au lieu, et la dfinition de ltre partir du lieu de ltre. Il nest videmment pas possible de reprendre ici le dtail de ces analyses. Mais javais t particulirement intress par le continuum que lun des penseurs de cette cole tablissait entre les diffrentes modalits du lieu, traversant dun seul tenant, mais rebours, tous les tages de la topique, depuis lexprience vive jusquaux structurations du langage. Ce parcours se droule en quatre tapes.

    Le lieu comme base dexistence tout dabord, o des expressions telles que le lieu-dit , le gnie du lieu , lesprit ou lme du lieu attestent le transfert dune comptence intentionnelle du sujet lespace lui-mme, devenu actant-source. Cest, en somme, ce que jappellerai ltre du lieu .

    Deuxime tage, le lieu du corporel qui, loin de renvoyer au dualisme corps / esprit du sujet, tablit le corps que lon vit (et non le corps que lon a) comme condition dinscription spatiale. Il sagit du corps-mouvement, fait de dilatation et dexpansion, dorientation et de perspective. La vise despace fait corps avec le corps vivant. Le contre-exemple du corps mort latteste : le cadavre fait perdre son sens lespace, il le resserre, il a perdu toute irradiation despace. Aprs ltre du lieu, jappelle ce lieu du corporel, le lieu de ltre .

    Troisime tage, le lieu comme espace symbolique, et investi de valeurs. Cest le lieu bachelardien de la rverie, articul de lintrieur par limagination et par la mmoire runies et qui lui donnent sens. Ce lieu axiologis et identificateur, lieu des sites de lintime, celui du sujet personnel et historique, social et culturel, celui des atmosphres , des climats et des ambiances , pouvait tre nomm, pour rester dans la mme dclinaison syntaxique, le lieu o tre (o il fait bon tre).

    Quatrime tage enfin, qui vient rejoindre brusquement nos proccupations antrieures, le lieu comme topos langagier. Cest le topos de la rhtorique, celui qui prend place dans linventio, celui que lon dcouvre pour dvelopper ses arguments. De mme quon retrouve quelque chose quand on connat lendroit o on la cache,

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    Voir, ce sujet, A. Berque et Ph. Nys, ds., Logique du lieu et uvre humaine, Bruxelles, Ousia, 1997, et particulirement, pour les remarques qui suivent, le texte de Nakamura Yjir, Logique du lieu et savoir thtral , pp. 107-132.

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    de mme, pour trouver des arguments, il faut connatre le lieu o ils sont enfouis, et les faire se lever. Cest la logique de lenthymme. Cest ce qui a lieu dtre .

    Etre du lieu, lieu de ltre, lieu o tre, ce qui a lieu dtre, la longue migration smiotique du lieu est accomplie, entre le topos concret de lespace-paysage et celui, conceptuel, du discours. Pas de solution de continuit entre ces diffrentes acceptions, mais au contraire un continuum qui fonde lidentification du sujet, et o celui-ci se fond, se dissipe. On sait aussi quelles drives politiques une telle logique unilatrale de lancrage dans le lieu a pu donner naissance : de lidentit despace lidentit de race il ny a pas loin et le pas a t franchi. Les philosophes de lEcole de Kyoto ont soutenu le fascisme nippon et le nazisme. Cela nempche pourtant pas de constater que la topique se figurativisant, tendant son empire la description et ses fonctions, puis se dveloppant en une pense phnomnologique du lieu, atteste au moins entre labstraction topologique initiale et la pratique signifiante finale, le caractre invasif de la spatialit.

    Un tel parcours smiotique du lieu, entre ltre du lieu et ce qui a lieu dtre dans le discours nest-il quune trange coalescence ? Y a-t-il l-dessous , une cohrence qui ne demande qu sexpliciter ? Lhypothse dun continuum smiotique de la topique lesthsie, dans un sens ou dans lautre, me parat constituer un titre de problme passionnant. Peut-on tenter de larticuler ? Cest ce que lon peut envisager, dun point de vue strictement smiotique cette fois, en sollicitant le concept dinstance.

    3. Instance et smiotique

    Comment rendre compte de la plurivalence de la spatialit telle que nous la rvle lextension localiste des figures spatiales et telle nous la raconte lhistoire culturelle de la topique ? Je propose de tenter une rponse smiotique et de laborder travers ltude des relations entre espace et instances de discours. Cette hypothse consiste plus prcisment dgager et prciser les intersections entre les deux concepts.

    Avant den venir mon hypothse, et afin de mieux la justifier, je voudrais rappeler les raisons qui justifient, selon moi, le regain dintrt de la smiotique pour la rhtorique, et prciser ce quon entend par rhtorique tensive dans notre discipline. Je me permettrai tout dabord de citer la justification que je formulais dans une prcdente tude consacre lapproche smiotique et tensive de la prosopope : Tel ou tel concept rhtorique recouvre un champ phnomnal dans la pratique du discours qui na pas t puis par la dfinition traditionnelle de ce concept, (champ phnomnal) qui sest fig dans ses acceptions scolaires, et qui se

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    trouve en quelque sorte masqu par cela mme qui le rvle. 12 Formulation qui faisait cho une remarque de Paul Valry que jai t heureux de trouver plus tard, cite par Claude Zilberberg : Lancienne rhtorique regardait comme des ornements et des artifices ces figures et ces relations que () les progrs de lanalyse trouveront un jour comme effets de proprits profondes, ou de ce quon pourrait nommer : sensibilit formelle. 13 Cest en vertu de ce constat que les smioticiens ont propos une approche des phnomnes rhtoriques fonds sur la tensivit. La rfrence la plus explicite ce sujet se trouve dans le numro de la revue Langages, 137, publi en 2000, sous le titre Smiotique du discours et tensions rhtoriques , et dirig par Jean-Franois Bordron et Jacques Fontanille.

    Le modle que nous y proposons peut tre prsent comme un micro-rcit de lnonciation ou plutt de la co-nonciation caractristique de la production et de linterprtation des effets rhtoriques. Il comprend trois squences.

    1. Etat initial : le ddoublement de la signification. Le propre du rhtorique serait de faire coexister deux ou plusieurs grandeurs au sein dun seul et mme nonc, et de les mettre en comptition. On peut observer ce phnomne depuis la classique opposition entre sens propre / sens figur jusqu la non moins classique confrontation des arguments dans la polmique. Le rhtorique se fonde, se caractrise et se spcifie, non pas par la substitution, mais par le ddoublement conflictuel des significations.

    2. Epreuve : les grandeurs en comptition disposent dune comptence variable quant la domination de la scne du sens. Cette sorte de comptence qui dfinit le statut respectif des grandeurs en question est analys travers leurs degrs de prsence relative, sur la base du concept de mode dexistence , reconnu et partag dans le champ de la linguistique : les grandeurs en question sont virtualises, actualises, ralises, ou potentialises lorsque, ralises en un certain point du parcours elles retournent vers la virtualisation et sont ainsi mises en attente . Dans la clbre mtaphore du bateau ivre de Rimbaud, la grandeur figurative du bateau est ralise et celle du pote quelle figure est virtualise. Que va-t-il advenir de lune et de lautre ?

    3. Rsolution (ou sanction) : lnonciataire, sujet judicateur du conflit, doit trancher par son acte interprtatif. Sa dcision sera alors module par des degrs dassomption nonciative variable, plus ou moins faibles, plus ou moins intenses (cf. la force illocutoire des pragmaticiens). Le sujet du discours prend ainsi position sur le mode de prsence des grandeurs en comptition et aboutit une rsolution du

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    D. Bertrand, Lextraction du sens. Instances nonciatives et figuration de lindicible , Versants. Revue suisse des littratures romanes, 44-45, Genve, Slatkine, 2003, p. 317. 13

    Cit par Cl. Zilberberg, en exergue de son article Esquisse dune grammaire du sublime chez Longin , in J.-F. Bordron, J. Fontanille, ds., Smiotique du discours et tensions rhtoriques , Langages, 137, Paris, Larousse, 2000, p. 102.

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    conflit conceptuel (pour reprendre lexpression de M. Prandi). Cette rsolution associe les dimensions thymique et cognitive dans linterprtation.

    Ce quon appelle la tension rhtorique se trouve ainsi dans lcart entre le degr de prsence des grandeurs et le degr dintensit de lassomption nonciative. Lexemple de lanti-phrase ironique illustre bien le phnomne : dans lironie, la prsence de la grandeur smantique virtualise (donc faible) doit faire lobjet dune assomption forte, et inversement la grandeur ralise fait lobjet dune assomption faible. Cest intelligent, ce que vous dites l ! On peut se mprendre si lnonciateur ny met pas le ton !

    On le voit par cet exemple, la question de lassomption fait intervenir une polyphonie implicite : lironie implique deux points de vue, pris en charge par deux instances nonciatives distinctes, elles-mmes en comptition (cest tout le plaisir de son ambigut : Jcris, disait Flaubert, de manire ce que le lecteur ne sache jamais si on se fout de lui ou non ). Et cela, me semble-t-il, peut tre gnralis lensemble des figures et des relations que la rhtorique a identifis, quil sagisse des tropes dans lelocutio, ou du raisonnement par enthymme dans la dispositio. Cest ce qui mamne cette question des instances, une nouvelle version de la smiotique des instances.

    Commenons par lapproche philologique du mot instance. Du latin instantia , imminence, proximit, prsence , puis application assidue , allure pressante et vhmence , le terme a rejoint son acception actuelle d instance , en signifiant la demande pressante . Mais le participe prsent instans qui la form, la fois prsent et pressant , vient de insto, instare , se tenir sur ou au-dessus , serrer de prs, serrer vivement , presser laccomplissement de quelque chose et finalement insister . Bref, au dpart, jallais dire comme toujours, une perception dans lespace, sous le signe de lintensit. Le mot est marqu, en termes de modes dexistence, par les traits aspectuels de proximit spatiale et dimminence temporelle, entre virtualisation et actualisation. Cette sollicitation pressante se spcialise dans lacception juridique avec la valeur de mise en attente , puis dans lacception psychanalytique, comme composante de la personnalit , puis dans lacception linguistique, comme constituant de lnonciation. Cette dernire acception est exploite notamment par J.-Cl. Coquet avec ses instances nonantes qui fondent ce quil appelle la smiotique des instances . Or, lacception nonciative rejoint le fond smantique premier du terme, localiste : ce qui se tient l, la fois absent et pressant ; ce qui rclame ses droits advenir, ce qui cherche son lieu, ce qui cherche avoir lieu. Cette instance constitutive de lidentit subjective en smiotique est la fois un concept spatial, un concept narratif et un concept passionnel : il implique la comptition, le conflit le sous-tend, linquitude lhabite. Et cest ce titre quon peut, selon moi, tendre et prolonger la smiotique des instances. Linstance en effet permet dapprocher avec

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    une assez grande prcision ce qui se joue dans une approche tensive de lnonciation.

    Le sujet, concept massif, serait constitu dune pluralit dinstances. Mais la diffrence des propositions de la smiotique des instances de Jean-Claude Coquet, o elles entrent dans un inventaire actantiel clos, porteuses dun principe didentification unique de chaque sujet un instant donn, les instances me paraissent constituer au contraire un ensemble ouvert, une pluralit coexistente et en tension lintrieur de chaque acte dnonciation. Le sujet de discours se prsente comme un compos dinstances en comptition, instances perceptives, cognitives, passionnelles, actionnelles, chacune avec son histoire, sa promesse, son dsir et ses craintes, ses modulations. Les unes, exposes et matrisant la scne apparente du sens ; les autres enfouies et attendant leur heure, surgissant inopinment par exemple loccasion dun lapsus ; les unes affiches par la toute puissance dun ego, les autres fondues dans les produits sdiments de lusage ; les unes exhibant la subjectivit dun discours embray, les autres incrustes dans les objets qui dictent, comme dans la contemplation, leur loi au sens. Les instances sont, par exemple et entre autres, les agents de cette micro-dramaturgie du discours intrieur que luvre de Nathalie Sarraute a si admirablement scnarise.

    Si on admet cette acception gnrale, le concept dinstance, dans les jeux de facettes de lnonciation, me parat particulirement clairant. Il implique la fois lespace et ladvenue. Le mode dexistence de linstance est virtuel et elle cherche sactualiser. Position nonciative pressante et difficile faire surgir, voici quelle se ralise et se manifeste avec clat dans les figures, comme dans la mtaphore cratrice, dans la prosopope, dans la litote ou dans toute autre figure, faisant alors lobjet, lorsquelle surgit, dune assomption particulirement forte.

    Cest ainsi, pour en revenir notre interrogation sur la spatialit et sur les migrations de la topique, que ce qui rentre dans la composition de lespace entre dans la composition du sujet. Henri Bergson crit, propos de la perception : Les contours distincts que nous attribuons un objet, et qui lui confrent son individualit, ne sont que le dessin dun certain genre dinfluence que nous pourrions exercer en un certain point de lespace : cest le plan de nos actions ventuelles qui est renvoy nos yeux, comme par un miroir, quand nous apercevons les surfaces et les artes des choses. 14 Dans la perspective dune smiotique du monde naturel, la relation dinfluence dont parle Bergson, associant perception et projet dintervention, est exprime en termes de programmes cognitifs, pragmatiques ou passionnels, homogniss par des relations actantielles et des interactions virtuelles, actualises ou ralises. Mais cest ainsi galement, en un sens inverse et rciproque, que ce qui entre dans la composition du sujet entre aussi dans la composition de lespace. Paul Valry crit : Ce que je vois, ce que je pense se disputent ce que je suis. Ils

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    H. Bergson, Lvolution cratrice (1907), Paris, PUF, Quadrige. Grands textes , 1941, p. 11.

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    lignorent, ils le conduisent ; ils le traitent comme une chose Suis-je la chose dune ide, et le jouet de la splendeur dun jour ? 15

    Quand on parle de langage spatial, et quon signifie ainsi que lespace dirige et contrle un ordre du discours tout ce quon ne peut pas dire autrement quen termes despace , alors cela prsuppose que lespace est lui-mme une instance au sens o nous lentendons, non une instance de parole, mais une instance dusage, et mme un garant dusage, cet usage qui rend lgitime, par exemple dans les perspectives et les points de vue du discours abstrait, un certain ordre de la rationalit. Cet ordre est prcisment lgitim par les espaces qui la dessinent.

    Jen arrive enfin ma conclusion gnrale, en quelques mots. Le large parcours sur lespace dans le langage que nous avons esquiss nous a fait rencontrer la philologie, la rhtorique et puis la smiotique. Quel lien sest tiss entre ces disciplines ? Quel clairage la smiotique apporte-t-elle aux deux premires ? Elle lit et analyse, avec ses loupes conceptuelles, ce qui se joue, sactantialise, se narrativise, se passionne et se dtermine hauteur du discours dans les avatars dun phnomne dordre dabord lexical. En se dotant dinstruments danalyse, au plus prs de la ralit du sens en acte, cest--dire en discours, elle permet de mieux comprendre la phnomnalit identifie par les produits de la praxis nonciative, responsable du lexique, et par les produits de la rhtorique, travers ses figures et ses agencements. Elle sefforce de dcrire ainsi, et de restituer le sens du sens.

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    P. Valry, Mlange, Notes, uvres, I, Gallimard, Pliade, p. 1730.