Spitz La Guerre Des Mouches

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Jacques Spitz LA GUERRE DES MOUCHES (1938)

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  • Jacques Spitz

    LA GUERRE DES MOUCHES

    (1938)

  • Table des matires

    1 Le laboratoire carnassier ....................................................... 3

    2 La valle du Mkong ........................................................... 14

    3 LIndochine menace .......................................................... 23

    4 De la Sant lAcadmie ..................................................... 34

    5 Le petit caf arabe ...............................................................48

    6 Bilan et rapport ................................................................... 58

    7 lassaut de lopinion publique ..........................................68

    8 Linvasion du continent ..................................................... 80

    9 La bataille de Paris ............................................................. 90

    10 La fin de lespce ............................................................. 106

    11 Les derniers hommes ........................................................ 115

    propos de cette dition lectronique ................................. 123

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    Le laboratoire carnassier

    Juste-variste Magne, n Cahors, dans le Lot, troisime fils dun tonnelier, avait chapp de justesse au ridicule dtre prnomm Charles, comme son pre. Il le devait sa mre, dont le jugement fut peut-tre clair par lapproche de la mort : elle mourut en effet trois jours aprs la venue au monde du nou-veau-n. Lenfance du jeune Juste, priv de mre, se trana, comme tant dautres enfances malheureuses, dans les ruisseaux dabord, sur les bancs de lcole communale ensuite. Elle se ft peut-tre poursuivie sur ceux de la Correctionnelle, si un Frre de la doctrine chrtienne, dont la sur tait voisine de la cabane du pre Magne, ne stait intress Juste et ne lavait fait en-trer au petit sminaire. Il sy montra relativement studieux, mais peu tent par la vocation ecclsiastique. vingt ans, aprs une suite de hasards varis dont le miracle est quils aboutirent, un diplme de licenci s sciences de luniversit de Montpellier vint terminer cette premire priode de son existence.

    Licenci s sciences naturelles, Juste-variste Magne ne trouva pas plus aisment quavant lobtention de ce titre le moyen de vivre, comme faisaient apparemment tous ceux qui lentouraient. Il songeait sassocier avec un ancien dompteur devenu montreur de puces savantes, quand lautorit militaire linvita franchir les grilles de la caserne de Quimperl, Finis-tre. Le soldat Magne se disposait servir la patrie avec toute la reconnaissance que lon doit qui vous alimente en buf bouil-li, quand il se dcouvrit des pieds plats. Zoologiste, il net pas d ignorer cette particularit de sa constitution. Le fait est quil lignora jusquau jour o le poids du sac et la rudesse de ma-nires de quelques sous-officiers lui ouvrirent les yeux sur son

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  • inaptitude la marche. Rendu la vie civile, il se ft retrouv variste comme devant, si un ancien voisin de chambre ne lui avait donn une lettre de recommandation pour le professeur Carnassier.

    Carnassier, professeur au Collge de France, attendait de ses recherches sur lhrdit, poursuivies en son laboratoire de la rue Cujas, le moyen dentrer lAcadmie des Sciences, quai Conti. Il navait naturellement besoin de personne. Cependant, les milliers de mouches drosophiles quil entretenait aux fins dexpriences, rclamaient les soins de serviteurs attentifs. Juste-variste accepta avec reconnaissance dentrer dans la voie royale de la recherche scientifique par lhumble porte des gar-ons de laboratoire.

    Ds lors, deux ans durant, aux appointements de huit cents francs par mois, Magne travailla rue Cujas, soignant, levant, comptant, examinant des mouches.

    Il faut savoir que, sur environ dix mille mouches droso-philes, on en rencontre une qui, par quelque dtail anatomique : forme des ailes, variation dans la couleur rouge des yeux, aspect de labdomen, se distingue de ses semblables. Cette mouche, dite mutante, peut transmettre ses caractres particuliers sa descendance. Le travail de Magne consistait croiser les mouches mutantes et observer la faon dont les caractres dis-tinctifs des parents se rpartissaient entre les individus de la porte. force de tourner et retourner des mouches sous la loupe, Juste-variste Magne en tait venu les connatre mieux quaucun homme au monde. Entre-temps, poursuivant tant bien que mal ses tudes thoriques, il ntait pas sans avoir ac-quis sur le sujet des ides personnelles, mais sabstenait den faire part Carnassier, son patron, dont la froideur tait dcou-rageante, et dont les confidences nallaient gure au-del dune navrante banalit :

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  • Claude Bernard disait que lanimal qui a rendu le plus de services la science tait la grenouille. De nos jours, mon petit Magne, il dirait la mouche.

    Or, un certain soir de fvrier dont il devait garder long-temps le souvenir, Magne sortait du laboratoire, le dernier, se-lon sa coutume. La temprature de vingt-cinq degrs qui rgnait dans les chambres dlevage des mouches lui avait un peu des-sch le gosier. Il entra dans le petit bistrot qui faisait langle de la rue Victor-Cousin, et, ne reculant pas devant la dpense, se commanda un demi au comptoir. Le patron le connaissait bien.

    Tenez, monsieur Magne, voil qui va vous intresser, dit-il, en lui tendant lIntran.

    Magne jeta un regard sur la page : on y voyait la photogra-phie de la reine des Halles centrales, mais le pouce du patron indiquait un article dans la colonne de gauche :

    UNE CURIEUSE PIDMIE

    Cest une bien curieuse aventure qui arrive en Indochine aux habitants du village de Saravan, chef-lieu de district du Laos sur un affluent du Mkong. Des nues de mouches, vrai-semblablement chasses de la fort tropicale par les pluies, se sont abattues sur la contre, obligeant les indignes aban-donner leurs cases et refluer vers le sud. Lexode des popula-tions prend des proportions qui semblent inquiter ladministration locale. Cest gal, si fuir devant le tigre tait excusable, fuir devant les mouches ne fait gure honneur au courage des Laotiens !

    Cest une rclame pour Fly-Tox, fit Magne ddaigneux.

    Le patron, qui souhaitait un peu de conversation, conti-nuait :

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  • Ah ! monsieur Magne, gardez bien vos mouches, sans quoi nous saurions qui nous en prendre

    Les hommes sont plus dangereux, rpliqua Magne pour couper court lentretien.

    Il paya vingt-cinq sous, et constatant quil ne lui restait plus que sept francs trente-cinq pour aller jusqu la fin du mois, prit sans joie le chemin du boulevard Saint-Michel qui le ramenait chez lui, rue Visconti. videmment, il possdait en-core dans son garde-manger une livre de sucre en poudre et un demi-camembert, mais le problme du dner consistait joindre ces deux denres extrmes sans trop entamer ses rserves pcu-niaires, et cest quoi il songeait quand laventure entra brus-quement dans sa vie : une voix fminine demandait le chemin du Panthon. Surpris, il tourna la tte : de lautre ct des grilles du muse de Cluny, une jeune fille cherchait vainement la sortie du jardin.

    force de surveiller des mouches en bocaux, Juste-variste Magne avait pris lhabitude des btes captives. la jeune fille prisonnire, il indiqua le chemin pour sortir du mu-se, en laccompagnant lui-mme de lautre ct de la grille, tout le long du boulevard Saint-Germain, puis de la rue de Cluny. Au tournant de la rue du Sommerard, il savait quelle sappelait Mi-cheline, quelle avait dix-sept ans, quelle tait arrive la veille de Chteau-Chinon pour retrouver sa tante, chaisire Saint-Sulpice, en attendant de se placer dans une maison bourgeoise, quelle se dpchait de visiter les curiosits de la capitale pen-dant quelle en avait encore le temps, quau muse de Cluny tout tait dcidment bien vieux, mais bien entretenu Quand la jeune Micheline dboucha enfin square de la Sorbonne, variste se trouva face face avec elle et, la regardant machinalement comme il faisait pour les mouches sortant du bocal dlevage, il eut un sursaut : Micheline avait des yeux bleus, alors que les drosophiles navaient habitu Magne qu la gamme des rouges.

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  • Le Panthon tait ferm, mais Saint-tienne-du-Mont tait ouvert, quon pouvait visiter. Micheline, Parturier de son nom de famille, suivie de Juste-variste Magne toujours muet, trai-tait longuement, en dambulant dans la nef, des beauts du Morvan, en t surtout, parce que, les autres mois, il y pleut tout le temps, des bufs blancs, des tangs, des orages si-frquents-qu-la-fin-je-navais-plus-peur-du-tonnerre, et de la table dorientation au-dessus de Chteau-Chinon qui donne la direc-tion de tous les cols, en couleurs, avec les distances mme Quand, enfin, elle posa Juste-variste une question discrte sur ses occupations, et quil avoua travailler dans un laboratoire, la stupfaction la fit muette. Un laboratoire ! Savant ! et lair si jeune encore ! Son silence fut si loquent et si prolong que Juste pensa avoir dplu.

    Que croyez-vous donc que je faisais ? demanda-t-il humblement.

    Je mtais fait une ide, rpondit Micheline ; je croyais que vous tiez dans lalimentation.

    Tout inexpriment quil ft, Juste ntait pas sans savoir qu une dame qui accepte votre compagnie, il convient doffrir le cinma. Mais deux places quatre francs excdaient ses res-sources. Alors, force de mditer sur sa situation difficile, tout en faisant semblant dcouter le rcit dun jour de foire aux bes-tiaux Autun, il eut une ide de gnie : Carnassier, qui dnait avec le directeur de lHygine publique au ministre, devait tre absent, il proposa Micheline de visiter le laboratoire.

    Rue Cujas, Micheline, frappe dune terreur respectueuse devant la verrerie scientifique, ne souffla plus mot. Juste, au contraire, se retrouvait dans son lment. Dsireux de briller, il entreprit dinitier dun seul coup la visiteuse aux derniers se-crets des recherches biologiques sur lhrdit. Il parlait de Mendel, de Morgan, de caractres rcessifs, de caractres domi-nants, de chromosomes, de localisation de facteurs, dailes sans cellule anale Peu peu, il schauffait :

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  • Et tout cela, scriait-il dans le laboratoire dsert, ne sont encore que des vues bornes par les rapports dexprience, des courbes statistiques, ce sont des ides de patron assis devant sa table de travail et prparant son compte-rendu pour LAcadmie des sciences. Mais lorsquon est comme moi en contact avec la matire vivante, quand on touche de ses doigts les larves, quand on palpe les abdomens, les antennes, compte les facettes des yeux, les nervures des ailes, quand on a veill sur le vol, la nour-riture et le sommeil de milliers de mouches, on saperoit que le mystre est bien plus grand, bien plus impntrable quon peut le dire. Un mouvement de pattes, un raidissement de poil, une varit dans lclat des soies, tout cela prend une signification que les mots ne peuvent pas dire. On classe les microbes, les mouches, les chiens, les chats, les lphants en embranche-ments, sous-embranchements, en genres, familles, tribus, vari-ts On croit tre quitte quand on a tout tiquet, rang chaque animal dans son casier, mais la matire vivante se soucie bien peu de toutes ces classifications, de tous ces chafaudages de dnominations. La matire vivante, coutez-moi, cela bouge. Tenez, on croit que la terre est bien stable, que la mer est calme, que la petite rivire o lon va se baigner sera l lanne pro-chaine, sera l toujours. Lanne prochaine elle y sera peut-tre encore, mais non pas toujours. La terre tremble, les volcans cra-chent, les grands cataclysmes gologiques peuvent reprendre demain et bouleverser la face du monde. Eh bien, pour la ma-tire vivante, lquilibre est encore plus instable. Son sommeil apparent est encore plus lger que celui de la terre. Il suffit davoir vu combien il faut peu de chose dans un germe pour quil produise un monstre. De grandes secousses peuvent agiter demain tout le protoplasma de la vie. Demain, qui sait ? des di-plodocus, des mastodontes peuvent renatre

    Il sarrta pour souffler. Micheline le regardait bouche be.

    Jai compris, dit-elle, ce nest pas la peine de vous mettre en colre.

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  • Alors Juste clata de rire et, revenant une comprhension plus saine de leurs situations respectives, il tendit linnocente Micheline de la pulpe de banane pour quelle en donnt aux drosophiles aux yeux ples.

    Oh ! quelles drles de petites mouches ! sexclama-t-elle, ravie.

    Il montra la grande cuve o grouillaient les larves closes dans laprs-midi.

    Quelle horreur ! fit-elle.

    Mais quand Juste lui eut fait voir une aile de mouche au microscope, elle ne douta plus quil ft un trs grand savant et lui prit la main pour le remercier.

    Depuis longtemps lheure tait passe o elle aurait d tre rentre chez sa tante. Quand elle sen aperut, elle poussa un cri. Juste la raccompagna jusqu lentre de la rue des Can-nettes, pas plus loin parce quelle tait peut-tre dj connue dans le quartier. Puis, dans une vapeur de rve, il regagna lui-mme la rue Visconti. Il ne songea pas dner, il ne pensait quaux yeux bleus de Micheline, dont le sparait seulement le boulevard Saint-Germain. Sur le carreau de sa chambre, il d-plaa son lit de fer, afin davoir le visage tourn vers elle pen-dant quil dormirait.

    Le lendemain, au laboratoire, le personnel sentretenait des mouches dIndochine. Les journaux du matin reproduisaient de nouvelles dpches de Saigon, lpidmie stendait. Magne avait lesprit ailleurs : il narrivait pas comprendre par quelle distraction il avait pu quitter Micheline sans convenir dun ren-dez-vous. la pense quil ne la reverrait peut-tre jamais, une sueur froide lui venait la paume des mains et les bocaux lui glissaient dans les doigts. Ds quil fut libre, il alla droit lentre de la rue des Cannettes, dcid attendre aussi long-temps quil le faudrait pour voir passer Micheline.

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  • Trois heures durant, il monta la garde. Les enfants du quartier ne faisaient mme plus attention lui, et il savait par cur tout ce que contenaient les vitrines des magasins dornements religieux langle de la place ; il attendait toujours. 19 heures, il acheta, pour tuer le temps, un journal du soir un vendeur qui passait. Il eut le loisir de tout lire, jusqu la dernire heure :

    LINQUITUDE EN INDOCHINE

    La pullulation des mouches dans la haute valle du M-kong, dont nous avons rendu compte dans nos dernires di-tions dhier, prend des proportions nettement anormales. Une quipe sanitaire de la Croix-Rouge indochinoise a quitt Sai-gon pour se rendre dans les rgions atteintes o rgne le ty-phus. De Hano, on signale galement que certains villages proches de la frontire du Yunnan ont d tre vacus devant linvasion aile. Le gouvernement gnral a prescrit une en-qute et donn des instructions aux chefs de district pour que soient rappeles aux populations les rgles lmentaires de lhygine.

    Dsireux dobtenir pour nos lecteurs quelques renseigne-ments sur ce curieux flau, nous avons envoy un de nos colla-borateurs lInstitut Pasteur. Personne na pu le recevoir, mais nous avons rencontr un meilleur accueil auprs de M. Bernard Brunius, le savant professeur de religions orien-tales au muse Guimet, qui a bien voulu rpondre obligeam-ment nos questions. Il nous a rappel que les Laotiens avaient toujours fait preuve dune terreur sacre lgard des diptres ainsi nomme-t-on les mouches en langage scienti-fique en sorte que lmotion qui parat semparer des popula-tions indignes, doit tre mise sur le compte de latavisme reli-gieux. LOriental qui serre sur son cur un cobra senfuit de-vant une mouche. LEuropen qui se rit de linsecte est terrifi par le serpent, source des malheurs de son pre Adam. Ainsi va

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  • le monde. , a conclu avec un sourire lminent professeur dont il convient sans doute de partager le scepticisme aussi aimable quclair.

    23 heures, Micheline nayant toujours pas paru et la pluie commenant tomber, Magne abandonna sa faction. La mort dans lme, il prit le chemin de son logis, se demandant sil ne descendrait pas la rue Bonaparte jusqu la Seine pour en finir avec la vie. Une petite fine quil soffrit sur le zinc, en face de lcole des beaux-arts, le remit sur la bonne voie : celle de sa chambre. Comme il criait son nom dans le noir la concierge, un grognement sortit de la loge :

    Monsieur Juste ! Vous enfin ! Un mot urgent quon a ap-port pour vous ce soir. Une seconde, attendez.

    Un mot de Micheline, pensa Juste dont le cur se mit battre avec violence. Quel fou il avait t de ne pas rentrer plus tt ! La vieille allumait le gaz, tendait lenveloppe par la fente de la porte : le professeur Carnassier demandait Magne de venir le voir immdiatement. Alors Juste, tombant des sommets de lespoir, ne put que soupirer :

    Ah ! merde !

    Monsieur Juste ! protesta la concierge, je vois bien que vous avez bu, vous ntes plus vous-mme. Vous feriez mieux daller vous coucher.

    Vous aussi, rpliqua Magne. Il ne savait plus ce quil di-sait.

    Quand il arriva le lendemain au laboratoire, le patron lattendait dj.

    Mon petit Magne, lui dit-il en plissant jovialement les yeux, je voulais vous annoncer hier soir la bonne nouvelle : nous partons. Vous avez vu cette histoire de mouches dans les jour-

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  • naux. Il parat que cest beaucoup plus grave quon le dit. Les Colonies ont demand la Sant publique lenvoi, de toute ur-gence, dune mission scientifique dtudes. On ma dsign, avec Deferre, du Musum, et Weinstein, de lInstitut Pasteur. Ni lun ni lautre ny entendent rien, mais ils sont francs-maons et ai-ment les voyages. Au reste, peu importe. Jai le droit demmener un assistant, jai donn votre nom. Nous partons par lavion dAir France, tout lheure midi. Allez mettre des chaussettes dans votre valise et revenez me prendre ici.

    Juste arrondit les yeux rendre jalouse une mouche, et res-ta muet.

    Quoi ? La joie vous fait peur ?

    Mais je ne peux pas partir, balbutia Juste.

    Carnassier frona les sourcils, et lautorit pera sous la bonhomie.

    Comment ? Quest-ce que vous me racontez ? On vous offre un beau voyage, la compagnie dhommes minents, loccasion de vous distinguer, je vous mets le pied ltrier, et vous hsitez ! Magne, tes-vous fou ? Jai pris une dcision, je vous emmne.

    Juste secoua la tte.

    Quoi ? Vous avez une liaison ? fit alors Carnassier en dardant sur lui un regard percer les murailles.

    Oh ! non, protesta Juste en rougissant, mais

    Mais quoi ?

    Alors, Magne explosa :

    Comment voulez-vous que je parte, quand jai exacte-ment vingt-sept sous en poche ?

    Carnassier resta une seconde interdit, puis se mit rire.

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  • Il fallait le dire, gros bta. Tenez, prenez.

    Il tendait deux mille francs. Sur le moment, il faut bien lavouer, Juste-variste en oublia Micheline.

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    La valle du Mkong

    Quand la mission scientifique atterrit sur le champ daviation de Saigon, elle tait loin dtre au mieux de sa forme. Le docteur Weinstein avait attrap un rhume Bassorah, Car-nassier, sensible au mal de mer, avait lestomac retourn, et le professeur Deferre, qui venait de casser sa deuxime paire de lunettes cause des trous dair qui lui mettaient la tte en bas, ne dcolrait pas. Quant Magne, les longues heures de songe-rie passes dans la carlingue staient trouves propices la re-constitution dune image dont le sparaient maintenant dix mille kilomtres, et la mlancolie la plus noire stait empare de son cur.

    Les membres de la mission neurent pourtant gure le temps de se remettre de leur fatigue, car le gouverneur gnral Oliviero les fit demander ds larrive.

    Messieurs, leur dit-il du milieu dune barbe que lmotion faisait trembler, je vous suis reconnaissant davoir abandonn vos travaux pour nous assister de vos lumires. Nous sommes en prsence dune pidmie qui prend les propor-tions dun vritable flau. Je me fais tenir heure par heure au courant des progrs du mal, et les portions hachures de cette carte vous montreront ltendue des rgions atteintes. Tout le Haut Laos est abandonn. Les derniers rapports sont plus qualarmants. Nous manquons de mdecins et de matriel pour soigner les malades qui meurent dans une proportion surpre-nante. Enfin, la progression des mouches ne cesse pas. Cest de vous et de vos observations que nous attendons le plan de d-fense de notre colonie. Vous voyez, par les termes que jemploie,

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  • que je ne sous-estime pas limportance du pril, encore que je sois oblig dafficher extrieurement loptimisme pour ne pas alarmer la population cochinchinoise et la ville mme de Sai-gon

    Au cours dune premire runion de la mission, il fut dci-d que Magne partirait le premier en reconnaissance dans le nord pour recueillir sur place les renseignements indispensables et prparer la venue de la dlgation. Le soir mme, une jeep lemportait sur la route de Krati, deux cents kilomtres plus au nord.

    L, il tait dj plus visible que les choses allaient mal. Des sections dambulances automobiles encombraient la route. Tout un campement dindignes rfugis occupait les abords du vil-lage dont des postes militaires interdisaient laccs. Ladministrateur du district paraissait dbord par les vne-ments. Magne qui se prsentait avec tous les ordres de rqui-sitions possibles, il rpondit brutalement :

    Faites ce que vous voulez, mais fichez-moi la paix, jai dj assez dempoisonnements comme a.

    Le commandant militaire, un vieux chef de bataillon colo-nial, fut heureusement plus accueillant. Il parut enchant de voir quelquun qui venait de Paris, traita Magne de vieux Charles, et lui offrit un byrrh pour tuer les microbes. Profitant de ces bonnes dispositions, Magne put obtenir une camionnette, de lessence, et une escorte de quatre hommes avec un caporal pour continuer remonter la valle du Mkong.

    Le lendemain, il atteignit les chutes de Prapatang sur le fleuve. Toute la rive tait occupe par un va-et-vient dindignes qui tranaient sur terre leurs embarcations pour reprendre leur navigation en aval des rapides. Les barques qui arrivaient en amont taient charges couler du matriel le plus htroclite. Ctait un vritable exode. Magne essaya dinterroger les fugitifs par le truchement du caporal. Il nobtint que cette rponse :

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  • Maok, dakoctor , qui voulait dire, parat-il : Attention, voi-l les mouches.

    La camionnette ayant tendance senliser dans les rizires abandonnes, Magne poursuivit sa route en scartant un peu du fleuve et piquant travers la savane. L encore, des cara-vanes dindignes fuyaient en dsordre vers le sud : femmes Mo, la poitrine serre dans une bande de tissu laissant nues les paules o saccrochaient les enfants ; Thas aux vtements noirs ou rouges. De temps autre passait un char antique roues pleines, tran par des bufs, et sur lequel agonisaient des malades. Des cadavres nombreux commenaient jalonner la piste. Magne voulut faire enterrer les premiers quil rencontra, mais les soldats de lescorte prfraient abattre balles les buffles efflanqus, qui erraient la recherche des maigres touffes de gramines. Ils taillaient dans la bte de larges biftecks quils grillaient la pointe de leurs baonnettes. La bonne hu-meur rgnait dans lescouade. Le soir, on constata pourtant que deux des hommes, des Anamites, ne rentraient pas au camp.

    Sans sattarder cette diminution de son effectif, la petite troupe reprit sa marche dans un paysage de plus en plus mono-tone. Sur le sol dessch, des arbres clairsems et rabougris, suintant lhuile et la rsine, jetaient une ombre maigre. Tous les villages taient abandonns. Quand vint le deuxime soir, Magne fit arrter la voiture devant une range de cabanes, plan-tes sur pilotis, au long dun petit affluent du fleuve. Quelques jardins darquiers et de cocotiers ombrageaient les toits, cou-verts de roseaux et de palmes sches. Sur le cours deau taient encore amarrs des radeaux portant des huttes vides. Toute la population avait fui : il ne restait que quelques pigeons dans un colombier rustique pendu lentre surleve dune des pail-lotes.

    Chacun se disposa, comme il lentendit, pour la nuit, Magne laissant ses hommes une aimable libert de manuvre. Dans la cabane, o il avait mal dormi cause de la chaleur, lui-

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  • mme sveilla de bonne heure et descendit lchelle pour profi-ter un peu de la fracheur de laube. Son escouade dormait dans un pittoresque dsordre autour de la voiture. Il prit le chemin dun petit monticule situ quelque distance dans la brousse. Le ciel tait pur et se teintait rapidement des premires couleurs du jour. Les crapauds-buffles se taisaient un un. Un vol de ca-nards passa, se dirigeant vers le sud. Comme Magne renversait la tte vers le znith, il observa que quelques mouches tour-naient au-dessus de lui, mais distance respectueuse. perte de vue, la fort-clairire tait silencieuse et calme. Le jour allait tre aussi chaud que les prcdents, avec un peu dorage peut-tre, car un nuage noir montait au nord-est. Juste regagna le camp. Les deux soldats prparaient le caf sur un feu de brous-sailles.

    Quand part-on ce matin, monsieur le professeur ? de-mandrent-ils Magne, qui acceptait ce titre, ncessaire lexercice de son autorit.

    Quand vous aurez fini, rpondit-il dbonnaire.

    Il lui semblait que les mouches voletant autour de la ca-mionnette taient plus nombreuses que dhabitude. Elles tour-naient sans fin en lair, comme font les mouches dans tous les pays du monde, mais Juste observa quelles se posaient rare-ment, encore ntait-ce jamais sur un objet du camp ou sur un homme. Il monta dans la cabane pour y prendre la cantine con-tenant son lger laboratoire de campagne. Quand il redescendit, un vritable petit nuage de mouches bourdonnait au-dessus du village.

    Cette fois, dit-il ses hommes, je crois que les voil, ces fameuses mouches.

    Les militaires prirent la lgre cette observation. Ils arro-saient deau-de-vie leur caf et engueulaient le caporal.

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  • Il tait certain que le petit nuage de mouches simmobilisait au-dessus du village abandonn. Si lon scartait de quelques pas, des mouches vous suivaient, trois ou quatre mtres au-dessus de votre tte, mais on nen voyait plus au-dessus de la brousse, sur laquelle stendait le ciel bleu des tro-piques. Cependant, au nord-est, le nuage noir observ laube avait gagn en tendue. M par un pressentiment, Magne revint pour faire hter le chargement de la voiture.

    Il est prudent de ne pas laisser les mouches se poser sur vous, et surtout sur les aliments, recommanda-t-il ses hommes. Enveloppez bien toutes les denres et bouchez soi-gneusement les bidons.

    ce moment, la lumire du soleil parut sobscurcir, et limmense nuage de mouches qui venait du nord-est arriva au-dessus du village. Elles formaient un voile presque ininterrom-pu, et leur bourdonnement ressemblait celui dun ventilateur. Le spectacle tait impressionnant, les hommes se rassemblrent autour de la camionnette.

    Mettez le moteur en marche, fit Juste.

    La tte renverse, il essaya dvaluer quelle distance tournoyaient les mouches. Les plus voisines taient une ving-taine de mtres, mais travers cette premire couche on en dis-tinguait une autre, plus paisse et plus lointaine. Si, dans la nue, on suivait des yeux une mouche, on la voyait tourner sur un cercle assez troit de quelque dix centimtres de rayon. Tous ces vols se mlaient, se superposaient, et, vu la compacit de lessaim, ce semblait tre un miracle que jamais deux mouches ne se rencontrassent.

    la longue, limpression ressentie sous cette pe de Da-mocls dun nouveau genre devenait des plus pnibles et tou-chait langoisse. Les quatre hommes, le nez en lair, restaient muets, quand un des soldats scria :

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  • Foutons le camp !

    Alors, comme si elle avait obi un signal, la neige noire et vivante qui tourbillonnait dans le ciel se laissa aller dun seul coup sur le sol.

    Une paisse couche de mouches grouillantes recouvrit aus-sitt tout le village sans laisser libre le plus petit espace. Le bourdonnement avait cess, la lumire du soleil avait reparu, mais la vision de cette mare de pattes et dailes agites de fr-missements nen tait que plus horrible. La couche dinsectes gantait uniformment les cabanes, la camionnette, les hommes, comme si un voile noir ft tomb du ciel. Les mouches grouil-laient sur les habits, les mains, le visage, tranant sur la peau leur abdomen froid, et ttant de la trompe tous les pores. Limpression de chatouillement tait atroce, et un insurmon-table frisson de rpulsion vous secouait les nerfs. En vain cher-chait-on se dbarrasser les yeux, le visage de cette ignoble pu-re vivante, la place nette tait aussitt recouverte de nouvelles venues refluant comme le flot sur un rcif. Dans un clair, Magne aperut les hommes de son escorte transforms en Noirs, avec de vritables pyramides de mouches sur leur casque. Deux des hommes, fous de dgot et de rage, se roulaient sur le sol pour essayer de se dbarrasser de cette vermine. Ils ne par-venaient qu craser sur eux des centaines de mouches dont le sang attirait aussitt de nouveaux essaims, plus denses, plus avides. Bientt ils furent transforms en boules de neige noire, grossissant dinstant en instant.

    Surmontant son dgot, le caporal avait empoign ttons la manivelle de la camionnette et lanc le moteur. Carrosserie, pneus, capot grouillaient dinsectes comme tout le reste. Pous-sant ses hommes lintrieur, prenant Juste ct de lui, il sai-sit le volant aprs avoir tent en vain de le dbarrasser dun coup de manche, et dmarra en marche arrire. Comme autant damorces, on entendit crpiter sous les pneumatiques les corps des mouches crases. Ce bruit tait si horrible que Magne, au

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  • cur pourtant bien accroch, fut pris de nauses et vomit sur les pdales. Il nen fallut pas plus pour que la mare de mouches montt bientt jusqu leurs genoux.

    Au bout de cinq cents mtres, ils taient enfin sortis de la zone o staient abattus les diptres. Un kilomtre plus loin, Magne, qui reprit le premier son sang-froid, obtint quon sarrtt. lintrieur de la voiture, les deux soldats temp-taient :

    Ah ! les vaches de mouches !

    Fumier ! Voil quelles remontent dans mon pantalon, prsent !

    Enfin, force de se passer les mains sur le visage, de se rouler sur le plancher, les hommes parvinrent lemporter sur les insectes dont les rangs ne se renouvelaient plus. Magne, re-pris par la conscience professionnelle, racla de la main les garde-boue de la voiture, et introduisit quelques poignes de mouches vivantes dans les bocaux quil avait emports. Bien lui en prit, car, peine avait-il procd cette capture, toutes les mouches entranes par la camionnette senlevrent en essaim. Elles tourbillonnrent un instant au-dessus de la voiture, puis sen retournrent dans la direction du village, auprs de leurs congnres. Juste en resta saisi, sans bien comprendre dabord pourquoi il stonnait. Ctait, en lui, lhabitu des insectes dont lexprience acquise se trouvait heurte par une observation nouvelle. Plus tard, il devait se souvenir de cet instant. Pour le moment, des soucis plus immdiats requraient son attention.

    Il prpara une solution dsinfectante et exigea que les hommes se nettoyassent avec soin le visage et les mains. Lui-mme, prchant dexemple, se lava les yeux avec un tampon imprgn deau borique. Lescouade obit scrupuleusement, prfrant pourtant aux gargarismes quelques rasades deau-de-vie.

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  • Lalerte tait passe.

    Eh bien ! risqua Juste, aprs tout, a nest pas si terrible. Mais quand il parla de sjourner quelque temps en rase cam-pagne pour continuer les observations, lescorte ne voulut rien entendre. Juste, contrecur, donna lordre de la retraite.

    Le retour ne fut pas si facile. On perdit la piste. La voiture tomba en panne dans la journe du lendemain. Tandis que le caporal rparait, Magne ne compta pas moins de seize nuages de mouches volant cinq cents mtres de haut dans la direction du sud o soufflait le vent. Les hommes navaient quune crainte : se retrouver en face des mouches. Ils voulurent obli-quer vers louest. Le surlendemain, ce fut la panne dessence. La situation aurait pu devenir grave. Magne observa alors des fu-mes montant lhorizon, et marcha dans leur direction : ctait un groupe de cases en bambou qui brlaient. Cette mesure lui parut dicte par une intelligence. Il tait clair, en effet, que les insectes ne sabattaient que sur les villages o leur instinct les avertissait de la prsence de dchets organiques ; une prcau-tion indique tait donc de mettre le feu aux agglomrations abandonnes. Cest quoi semployaient prcisment les soldats du 3e rgiment colonial qui conduisirent Magne au comman-dant de compagnie douze kilomtres de l. Quand Magne, ayant pu obtenir deux bidons de cinq litres, revint vers la ca-mionnette, son escouade avait disparu. Quoique nayant jamais conduit, il prit le volant et, ayant roul tant bien que mal pen-dant deux heures, il atteignit Stong, petit village sur le Mkong.

    La loi martiale venait dy tre proclame, et la premire chose qui soffrit aux yeux de Magne fut une file de Cambod-giens quon allait fusiller. Le plus grand dsordre rgnait dans lagglomration. Une foule de rfugis attendait sur les rives dans lespoir improbable dtre embarque. Plusieurs bchers slevaient o lon incinrait les morts. Lpidmie de typhus faisait rage. Heureusement, une canonnire de la Marine, qui venait de livrer des mdicaments et repartait le soir pour Sai-

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  • gon, accepta de prendre Juste-variste avec son quipement. Secrtement, quand tout fut calme bord, il alla jeter quelques pinces de sucre en poudre aux mouches prisonnires dans les bocaux. Elles paraissaient bien supporter la captivit. la fin de la semaine, Magne et son butin se retrouvrent Saigon.

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  • 3

    LIndochine menace

    Pendant ces quinze jours dabsence, les vnements avaient march pas de gant. Lpidmie stait tendue sur tout le Cambodge et entamait la Cochinchine, au sud du Vietnam. On comptait dj un millier de cas de typhus Saigon mme. La peste bubonique et le cholra taient galement signals. Il semblait que le monde entier des microbes ft pris dune agita-tion furieuse. Il y avait six sept sortes de typhus, allant du ty-phus exanthmatique la fivre paratyphode, et cette varit de maladies, qui compliquait le diagnostic, faisait le dsespoir des mdecins traitants qui ne savaient quels vaccins vouer leurs malades.

    La vie sociale et commerciale de Saigon tait durement at-teinte. Plus de bars, plus de cinmas. Les grands htels taient transforms en hpitaux. Chaque jour, le gouverneur demandait la mtropole des renforts en personnel et matriel sanitaires. On estimait que, sur toute ltendue de la colonie, deux cent mille indignes avaient dj t frapps, et la population blanche tait galement durement prouve. Les services du gouvernement gnral encourageaient lvacuation et les pa-quebots des Messageries quittaient Saigon plein chargement. Quant aux btiments trangers, ils taient, par mesure de pr-caution, drouts et passaient, sans faire escale, au large des ctes indochinoises.

    Une controverse stait leve parmi les membres de la mission scientifique. Alors que Carnassier incriminait les mouches comme agents de transmission des microbes, le doc-teur Weinstein, auquel on devait davoir distingu les diff-

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  • rentes varits de typhus chez les malades, rejetait la responsa-bilit de lpidmie sur les poux et les rats, conformment aux thories classiques. Selon lui, les mouches, incapables de pi-quer, agissaient seulement indirectement, la manire de la guerre ou de la misre, en provoquant lexode et lentassement des populations indignes parmi lesquelles les germes avaient beau jeu pour crotre et multiplier.

    Quand Magne arriva avec ses bocaux, toute la mission se runit pour couter son rapport et examiner les diptres. Il en restait trois cent dix-sept ; trente et un taient morts au cours du voyage. Laspect de ces mouches navait rien de particuli-rement extraordinaire : leur longueur tait de un centimtre, leur envergure double. La couleur gnrale en tait cendre, la face et les cts du front se montrant toutefois dun blanc gris jauntre. Le thorax prsentait des lignes noires et lon relevait et l sur labdomen des taches brunes. Pattes et antennes taient noires. Pour une identification plus prcise, la parole re-venait de droit lentomologiste de la mission, le professeur De-ferre, qui, la loupe lil, tourna et retourna longuement les in-sectes. Il toussa, referma dun coup sec sa loupe monture de nickel quil glissa dans son gousset, et parut hsiter.

    Selon moi, dit-il enfin, nous sommes en prsence dune varit tropicale de la stomoxys calcitrans, cette mouche char-bonneuse, dite mouche des tables, qui se rencontre gnrale-ment dans nos rgions tempres contre les vitres des maisons en automne. Voyez, la trompe de linsecte est plus dure, plus longue que la trompe de la mouche ordinaire, la musca domes-tica, et il pourrait sen servir pour piquer comme font les Sto-moxes. Si nous posons lanimal sur ses pattes et le regardons de profil, nous constatons que sa tte est leve, alors que la musca domestica, dans la mme position, porte la tte basse. Encore que la matire soit sujette discussion, jincline donc ranger cet individu dans le genre des Stomoxes, de prfrence celui des Muscids. Les deux genres sont du reste si voisins que Mac-quart disait leur sujet dans son Histoire naturelle des Dip-

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  • tres : Il nest pas plus possible de les sparer que denlever les Pangonies aux Tabaniens, les Mulions aux Anthraciens, les Orthochiles aux Dolichopodes

    Carnassier en retenait que la mouche pouvait piquer et par consquent transmettre la maladie. Mais Weinstein ne se tint pas pour battu : il examina son tour les insectes, trouva que leur trompe ntait pas suffisamment rigide pour constituer un aiguillon. La conclusion de cette sance contradictoire fut quil fallait recommander indistinctement la destruction des mouches, des puces, des poux et des rats.

    La chose tait plus facile dire qu faire, surtout quant aux mouches dont linvasion progressait chaque jour vers le sud. On utilisait maintenant les hydravions de la Marine pour reprer leur avance, et les reconnaissances signalaient une ex-tension journalire de dix quinze kilomtres de la zone enva-hie. Le gouverneur gnral Oliviero chargea alors lautorit mili-taire denrayer cette avance. Une ligne de dfense fut organise le long de la frontire de la Cochinchine. Le feu fut mis la brousse sur une paisseur dune dizaine de kilomtres afin de crer une zone dsertique. Seules furent mnages quelques chicanes, svrement dfendues par la force arme, pour assu-rer le passage contrl des populations restes au-del de la ligne. Dans le mme temps, toutes mesures insecticides taient prises sur le territoire cochinchinois. Des patrouilles, armes de pulvrisateurs contre les mouches, circulaient dans les villages. Du crsyl tait vers dans tous les lieux daisance et feuilles. Lincinration des ordures devenait une mesure rglementaire, et tous les contrevenants taient svrement punis. On recom-manda la population de senvelopper le visage de voiles de gaze. Enfin, tout larsenal de la Marine de guerre fut affect la fabrication de papier tue-mouches distribu gratuitement chaque chef de famille.

    Pour lutter contre lpidmie proprement dite, un conseil de dfense sanitaire fut institu. Il dlibra longtemps sans

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  • pouvoir arrter dautres mesures que celles adoptes lors des grandes pidmies de 1868 et 1925. Lintensification de la ver-dunisation des eaux1 ne donna pas grands rsultats. Les vaccins semblaient noprer que contre une catgorie de microbes et laissaient prolifrer les autres. Il tait certain quon avait affaire une situation sans prcdent : la propagation simultane de plusieurs pidmies diffrentes. Ainsi sexpliquait que 80 % des cas taient mortels. Le malade mourait dans un dlai variant de vingt-quatre heures trois semaines, avec des alternatives de mieux et de rechutes qui prolongeaient la dure dhospitalisation. On avait beau multiplier les ambulances, les services peine ouverts se trouvaient aussitt au complet. De-vant leffarante proportion des cas mortels, un vieux mdecin du Service de sant colonial proposa, pour dcongestionner les hpitaux, leuthanasie de tous les malades indignes, ds les premiers symptmes du mal. Cette mesure draconienne, inoue dans les annales de la mdecine, ne fut certes pas adopte, mais en dit long sur le dsarroi dans lequel on se trouvait.

    Cependant, Magne avait pu installer un semblant de labo-ratoire dans les locaux dun lyce dont les lves avaient natu-rellement t licencis. En observant les trois cent dix-sept mouches quil avait rapportes, il ne rencontra dans le lot que deux femelles. Ce fut la premire constatation intressante dont il discuta avec Carnassier.

    tes-vous sr de ne pas faire erreur ? lui dit le patron. La probabilit, pour rencontrer deux femelles contre trois cent quinze mles dans une prise faite au hasard sur lessaim, est beaucoup trop faible pour tre fortuite. Il doit y avoir une raison cela. Sans compter que, si les femelles sont dans la proportion

    1 Procd de dsinfection de leau par chloration, test Verdun pendant la premire guerre mondiale. (NdE)

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  • que vous indiquez, on sexplique mal la pullulation fantastique de ces insectes.

    Une femelle de mouche peut donner quinze mille larves, objecta Magne.

    Sans doute, mais dans la plupart des espces dinsectes, sauf peut-tre chez les hymnoptres, si les femelles sont moins nombreuses que les mles, lespce priclite.

    Minorit de femelles, et pullulation anormale, voil donc la contradiction interprter, conclut Magne.

    Il se mit au travail, fit fconder ses deux femelles, et obtint deux portes de larves qui, venues maturit, lui donnrent respectivement soixante-douze et cent quatre individus. La f-condit des femelles navait donc rien danormal. Mais quand il rechercha le sexe des individus de la nouvelle gnration, il trouva, non sans tonnement, que, dans chaque porte, il y avait galit de mles et de femelles.

    Vous voyez, vous avez d faire erreur dans votre pre-mire observation, fit Carnassier.

    Jamais de la vie, dclara Magne. Il ny avait bien que deux femelles dans les mouches rapportes. Mais jentrevois une autre explication.

    Dites.

    Si la prise faite dans lessaim ne comptait que deux fe-melles, cela tient peut-tre ce que les autres femelles taient larrire occupes la ponte en des lieux plus propices.

    Mais cest contraire tout ce que nous savons des mus-cids ! scria Carnassier.

    Lmigration des mouches en masse est aussi contraire tout ce que nous savons, rtorqua Magne. Et cette fantastique pullulation lest aussi coutez, patron, reprit-il sur un ton plus

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  • confidentiel, vous tes mieux plac que quiconque pour savoir ce que sont les mutations. En avons-nous assez dnombr de mutations chez les drosophiles ! Yeux occlus, semi-occlus, corps glabre, ailes tondues, etc. Mais nous ne nous sommes jamais at-tachs quaux mutations portant sur des caractres anato-miques. Et sil y avait, ma foi je lche le mot, sil y avait des mu-tations dinstinct ?

    Mon petit Magne, fit Carnassier sarcastique, votre tte travaille. Etes-vous sr de ne pas avoir la fivre ?

    Mutation dinstinct, insista Magne. Pourquoi les musci-ds nvolueraient-ils pas dans un sens qui les rapprocherait des abeilles ou des fourmis, et qui les conduirait une certaine or-ganisation ? Les mles migrent en essaim, prparant le terrain de linvasion, les femelles restent larrire, pondant dans les endroits propices, et, la mutation dinstinct permettant de mieux organiser la ponte, lespce se dveloppe dans des pro-portions inoues. Sans compter que les larves, vivant en grande abondance sur tous les dchets vgtaux, se chargent beaucoup plus quautrefois de multiples varits de microbes saprophytes, dont quelques-unes deviennent cette occasion pathognes, ce qui expliquerait le caractre vari et surprenant de lpidmie

    Vues de lesprit, vues de lesprit, rpta ddaigneuse-ment Carnassier. Au lieu de vous laisser obnubiler par nos an-ciens travaux sur les mutations, cherchez donc plutt si les mouches peuvent transporter directement les microbes du ty-phus.

    Magne, qui commenait prendre plus dautorit, secoua la tte. Il projetait une nouvelle srie dexpriences pour tcher de confirmer ses ides, quand le docteur Weinstein, qui se d-pensait dans les hpitaux, fut atteint de la peste bubonique. Quarante-huit heures plus tard, il tait mort, et le plus sombre pessimisme vint alors paralyser les efforts de la mission.

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  • Les choses allaient de mal en pis. Les liaisons avec lintrieur devenaient plus difficiles et plus incertaines. Le ravi-taillement par avion des postes isols se montrait souvent im-possible par manque daviateurs. Il semblait que les techniciens fussent attaqus de prfrence par le mal, mais les ravages du flau dans la population indigne nen dfiaient pas moins toute valuation. La moiti environ des habitants de Cholon, la ville chinoise proche de Saigon, se trouvait atteinte. Larroyo, ou ca-nal, qui reliait les deux villes, charriait chaque jour un nombre toujours plus grand de cadavres qui chouaient dans les paltu-viers et devenaient des foyers dinfection. On dut constituer des quipes de bateliers infirmiers pour les arroser de ptrole et les dtruire sur place. Le soir, on voyait ces brlots humains des-cendre la rivire de Saigon comme pour une sinistre fte vni-tienne. De partout slevaient les colonnes de fume des bchers o lon incinrait les morts, et la lourde atmosphre tropicale sentnbrait dun constant panache de deuil. Dans les rues de Saigon, o tous les magasins taient ferms, o toute circulation frivole tait interrompue, on voyait seulement de rares passants, le visage couvert dun tampon de gaze, allant jusquaux bureaux de lIntendance militaire o lon distribuait des vivres. La seule animation tait due au dfil presque continuel des voitures dambulance transportant les malades, ou des fourgons du train des quipages partant enlever les cadavres dans le quartier in-digne. Bientt, on prit le parti dincinrer les corps sur place, et une odeur de chair grille et de cendres se rpandit par toute la ville. Dans ce dcor funbre, des pousse-pousse avaient d tre mis la disposition des prtres chargs dadministrer les der-niers sacrements. Ils faisaient, chaque matin et chaque soir, la tourne de leur paroisse, comme nagure le boucher et le bou-langer. On les appelait quand on les entendait passer dans la rue.

    Si le malheur des autres peut consoler, au moins pouvait-on penser que le flau ne se limitait pas la seule Cochinchine. Au nord, les autorits avaient d abandonner Hanoi pour se re-plier sur Haiphong. Par ailleurs, les trois quarts du Siam taient

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  • la proie de lpidmie, et la Birmanie elle-mme signalait lapparition des premiers nuages de mouches. Les services des Indes, alerts, prenaient la frontire les prcautions dusage. Des lazarets samnageaient dans tous les ports de la vaste p-ninsule. Lvnement prenait une importance mondiale. De par-tout affluaient les envoys spciaux de la grande presse, et il fal-lait se battre pour accder un bureau de tlgraphe.

    Lorsque les mouches eurent russi franchir le cordon de protection de la frontire cochinchinoise, le gouverneur gnral Oliviero runit le conseil de dfense dans Saigon dj moiti dvaste.

    Nous ne sommes mme plus en prsence dun flau, dit-il, mais dun vritable cataclysme qui peut nous obliger des dcisions de la dernire gravit. Tous les Blancs dont la pr-sence ici nest pas rigoureusement indispensable doivent tre vacus. Pour aller plus vite, jai obtenu que le gouvernement nerlandais nous concde provisoirement une certaine tendue de territoire au sud de Borno, et trois paquebots feront la na-vette entre Saigon et lle, pour assurer le transport des rfugis. Toute la flotte franaise dExtrme-Orient va se trouver, sur ma demande, rassemble au large de Saigon, labri du cap Saint-Jacques, prte intervenir selon les circonstances. Nous tche-rons de protger jusquau bout les populations du delta du M-kong et la ville de Saigon. Je compte plus que jamais sur votre dvouement et vous remercie pour les preuves que vous en avez dj donnes.

    Le dvouement ne pouvait malheureusement pas servir grand-chose. Le dsordre et laffolement de la population para-lysaient les meilleures des bonnes volonts. Deferre, qui stait charg de la surveillance de la ville contre les insectes, fut frap-p son tour et tomba victime de lpidmie. Carnassier esti-mait la situation franchement intenable. Lheure ntait plus aux tudes scientifiques, et les vnements gagnaient de vitesse les lentes recherches du laboratoire. Magne, qui avait russi pr-

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  • server tant bien que mal les mouches objet de ses travaux, pres-sentait que, bientt, il naurait plus aller loin pour en trouver proximit plus quil nen pouvait souhaiter : les essaims taient signals dans les rizires du delta, quelques kilomtres de Sai-gon.

    Dans la ville presque abandonne, on ne rencontrait que le personnel mdical qui faisait de son mieux auprs des malades, ce qui, malheureusement, ntait que peu. La mortalit attei-gnait maintenant prs de 98 % des cas, autant dire que tout homme frapp tait un homme mort. Les incendies allums, soi-disant par mesure de prcaution contre les insectes, stendaient parfois au-del des limites prvues. La moiti de Cholon tait en flammes sans quon pt rassembler une main-duvre suffisante pour lutter contre le feu. Il semblait que toutes les plaies possibles se fussent abattues sur la malheu-reuse colonie.

    La troupe se dpensait en dpit des vides que lpidmie creusait dans ses rangs, mais une mutinerie clata dans un r-giment de tirailleurs indignes quon voulut envoyer dans le Nord combattre le brigandage auquel se livraient des pillards chinois. Laudace des malfaiteurs qui, talonns par la mort, jouaient le tout pour le tout, ne connaissait en effet pas de bornes. De vritables bandes tentaient, de nuit, des coups de main contre les riches quartiers abandonns de Saigon. Il fallut procder des excutions en masse, et contenir par des fils bar-bels le flot sans cesse accru des indignes fuyant le flau. Ces malheureux, pris entre les mouches et les mitrailleuses, et sur lesquels sabattaient en plus la maladie et la famine, ne for-maient plus quune tourbe, une masse grouillante qui navait plus rien dhumain.

    Un matin, des nuages de mouches se posrent sur les han-gars du camp daviation, paralysant les trois derniers avions de reconnaissance. Bientt, tout le quartier des ambulances, qui slevait la priphrie de la ville, connut son tour

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  • lenvahissement par les insectes. Le personnel mdical, dont le travail devenait impossible, dut abandonner le terrain. Cdant aux instances de Carnassier qui lui reprsentait juste titre linutilit dun sacrifice complet, le gouverneur Oliviero se dci-da donner lordre gnral dvacuation. Les troupes furent embarques bord des cargos tenus en rserve. Les dernires patrouilles passrent dans les rues, emmenant de gr ou de force tous les hommes valides. Le gouverneur ne consentit quitter le quai que le dernier, quand on lui eut donn lassurance quil ne restait plus personne en ville. Il tait en grande tenue quand il monta sut la passerelle du DArtagnan qui attendait en haute mer. La flotte rendit les honneurs. ltat-major rassembl, il dit, les larmes aux yeux :

    Les vnements ont t si rapides quil est encore impos-sible den avoir une vue bien nette. Nanmoins, esprons tous, messieurs, que nous venons de vivre lheure la plus noire dans lhistoire de notre colonie, et que luvre des Francis Garnier et des Paul Doumer nest que momentanment compromise. La science et le courage se sont trouvs impuissants. Mais les con-ditions de la lutte vont peut-tre changer avec la saison des pluies qui seront nos meilleures allies contre les insectes

    Il donnait lordre de gagner lle de Poulo Condor do il es-prait pouvoir surveiller au plus prs lvolution des vne-ments, quand on lui remit un radiogramme de la mtropole lui annonant quil tait relev de ses fonctions, avec ordre de venir se prsenter durgence Paris. Pavillon en berne, le DArtagnan leva lancre pour Marseille.

    Quand il fut assur de sloigner vingt nuds lheure du cauchemar dans lequel il venait de vivre, Carnassier interpella allgrement Magne sur le pont :

    Eh bien, mon petit, puisque vous vous en tirez, il ne fau-dra pas regretter de mavoir suivi malgr vous dans les pays exotiques. Si les voyages forment la jeunesse, celui-l vous aura lait passer dun seul coup lge mr. Vous aurez vu mourir des

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  • milliers et des milliers dhommes, vous aurez vu les rgles dhygine les plus prouves savrer insuffisantes, les vaccins les plus rputs devenir inefficaces, les pronostics les plus srs se montrer caducs. lavenir, vous saurez douter de tout et du reste, vous pourrez faire un savant. Ah ! a nest plus parce quune mouche bourdonne ses oreilles que lhomme ne rai-sonne pas si bien ! Pas si bte, la mouche ! Elle inocule un virus, et voil lhomme qui ne raisonne plus du tout. La microbiologie lemporte sur tout, mme sur la rflexion du moraliste. Voyez-vous, lessentiel nest pas de penser, mais de vivre En dautres circonstances, il vous aurait fallu vingt ans pour acqurir pa-reille philosophie

    Magne hocha la tte.

    Je crois tout de mme que jai vu mourir trop de pauvres diables pour tre bien fier de vivre, rpliqua-t-il.

    Mais il avait quand mme ses raisons personnelles pour se rjouir secrtement chaque tour dhlice qui le rapprochait de Paris.

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  • 4

    De la Sant lAcadmie

    La nouvelle de labandon de lIndochine secoua dindignation la France entire. De la mtropole, il tait malais de juger sainement les vnements. Interpell avec une violence sans prcdent par une opposition dlirante, le ministre des Co-lonies dut donner sa dmission, qui entrana la chute du cabi-net. Le nouveau gouvernement promit dans la dclaration mi-nistrielle dagir sans faiblesse et de reprendre nergiquement en main laffaire de lIndochine. Le rsultat de ces bouleverse-ments politiques fut qu larrive du DArtagnan Marseille, tous les passagers de lIndochine, ex-gouverneur gnral en tte, furent arrts sous les hues de la foule, et transfrs Paris pour tre incarcrs la prison de la Sant en attendant leur comparution devant une commission denqute.

    Quand Carnassier et Magne, qui avaient suivi le sort du lot, se retrouvrent derrire les barreaux dune cellule, ils commen-crent par en rire. Mais avec les jours leur humeur saltra.

    La btise des hommes nest dpasse que par leur ingra-titude ! scriait Carnassier. Plus on est bon avec ces animaux, plus ils vous en veulent. Ils pourraient tous crever de la peste que je ne lverais plus le petit doigt en leur faveur. Je vous de-mande un peu, nous acceptons de nous rendre l-bas, nous ris-quons mille fois de finir sur un grabat au milieu de nos djec-tions, et pour toute rcompense on nous embastille comme au temps des lettres de cachet !

    Magne, qui, aprs la misre, la faim, le spectacle de la mort, connaissait maintenant la prison, et faisait ainsi petit petit

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  • lexprience des choses de la vie, restait plus calme. Mais force de contempler le ciel bleu ple de Paris travers les grilles de sa cellule, il voyait les yeux de Micheline Parturier reprendre la premire place en ses penses. Dans linaction de sa vie de pri-sonnier, il se remmorait sans fin les souvenirs de cette pauvre aventure qui reprsentait dans sa vie la seule rencontre avec lamour. Et, pour pouvoir reprendre sans tarder sa faction sur la place Saint-Sulpice, il et donn dun cur lger tout lEmpire colonial franais. Lme des savants a de ces navets dont il ne faut pas trop sourire, car elles sont limage sur le plan sentimen-tal de cette puret de regard qui leur vaut dans lordre de lintelligence leurs plus belles dcouvertes.

    Devant la commission denqute, les prisonniers se discul-prent aisment. La peur de lopinion publique naurait cepen-dant pas permis quon les relcht avant que laffaire ft un peu oublie, si les mouches auxquelles ils devaient davoir t mis en prison ne les en avaient bientt tirs dune faon qui, pour tre indirecte, nen fut pas moins dcisive.

    En effet, tandis que lOccident, suivant la vieille routine, cherchait les responsabilits et les coupables, en Orient les in-sectes ignorants des frontires passaient de la pninsule indo-chinoise dans la valle du Gange. Cette nouvelle extension du flau retint srieusement lattention mondiale. Partout on se mit suivre avec un intrt passionn les prparatifs que faisait le gouvernement de Sa Majest le roi dAngleterre, empereur des Indes, pour lutter contre linvasion.

    Que la France, dans son insouciance dmocratique et r-publicaine, avec son hygine marque au sceau de lincurie m-diterranenne se ft laisse surprendre, rien l que de normal aux yeux des observateurs internationaux, mais avec lEmpire britannique, sa vieille tradition coloniale, ses ressources illimi-tes et sa tnacit lonine, les choses allaient prendre une autre tournure.

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  • La constitution dune arme de lair sanitaire, la mobilisa-tion des Sikhs, lenvoi de la Home Fleet dans le golfe du Ben-gale, le dpart de douze rgiments de nurses anglo-saxonnes commandes par des membres de la Royal Academy of Medici-ne inspirrent une solide confiance. Lenvoi de douze mille tonnes de mdicaments transports par priorit sur les paque-bots de la Peninsular, la formation dun millier dambulances motorises, lquipement des lanciers du Bengale en dtache-ments incendiaires, la dsinfection de la route des Indes, et jusqu la recommandation de prires publiques par lvque de Bradford, vinrent tmoigner de luniversalit des efforts entre-pris dans toutes les directions, avec une admirable unit de vues, pour dfendre le plus beau joyau de la couronne de lempire. Lhumour mme se mit de la partie : dans une lettre au Times, George-Bernard Shaw proposa la constitution de rgi-ments daraignes quune longue tradition, disait-il, doit rendre plus aptes que les hommes la lutte contre les mouches.

    Ces mesures nergiques rassurrent lunivers. La stupfac-tion nen fut que plus grande quand on apprit, deux mois aprs lapparition des premires mouches dans le delta du Gange, que lord Camel, vice-roi des Indes, devait, haut-de-forme gris perle en tte, abandonner son palais et se rfugier dans lle de Ceylan comme un vulgaire gouverneur gnral, fonctionnaire de la R-publique franaise. Profitant de la mousson, des lgions infinies de mouches dvastatrices staient abattues avec une rapidit surprenante dun bout lautre de la pninsule tout entire.

    Justice fut alors rendue dans leur propre pays aux colo-niaux de la Troisime Rpublique. On reconnut enfin quils avaient fait de leur mieux, et que le flau ntait peut-tre pas de ceux quil tait ais de combattre. Le professeur Carnassier et son assistant Magne furent extraits de leur cellule la Sant. titre de rparation, lAcadmie des Sciences lut, lunanimit moins deux voix, Carnassier au nombre de ses membres.

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  • Ayant atteint ses objectifs, le savant professeur retrouva sa srnit et accepta un peu partout daller dner en ville. Ctait lhomme du jour : il abondait en histoires plaisantes qui don-naient le frisson. Quant Magne lobscur, rendu la libert, il ne demanda pas de compensations honorifiques, mais se rendit droit Saint-Sulpice. Retrouver parmi les chaisires de la vn-rable glise la tante de Micheline, telle tait pour linstant sa seule ambition.

    Lorsque, les genoux tremblants, il savana dans la nef, on clbrait un office. Il se glissa entre les prie-Dieu et attendit. En-fin, il vit apparatre entre les rangs clairsems des fidles une vieille femme vote, la paume pleine de sous. Il la regarda avec motion savancer : que sur ce pauvre visage, sur ces bandeaux blancs o se posaient ses regards se fussent aussi poss les re-gards de Micheline lui paraissait merveilleux.

    Madame, je voudrais vous parler, lui souffla-t-il voix basse.

    Elle ne parut pas entendre, il rpta sa phrase. Elle fit un geste et il comprit quelle tait sourde. Mais elle, devinant son intention, le prit lgrement par le bras et le conduisit la sa-cristie.

    Un grand moine en robe brune tait pench sur un tiroir empli dornements dglise. Ctait un Pre franciscain, au re-gard noir derrire des lunettes cercles de fer. La chaisire fit un signe, le Pre savana vers Magne.

    Madame est ma mre. Son infirmit ne lui permet pas de vous entendre. Elle croit comprendre que vous dsirez quelque chose

    Magne balbutia :

    Mon Pre, cest--dire (Cette complication inattendue le privait de ses moyens.) Il est bien dlicat, ici, en cet endroit

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  • continua-t-il. Enfin, je voulais demander madame si elle ntait pas la tante de Mlle Parturier ?

    Le Pre frona les sourcils.

    En effet, fit-il. Mais quel propos ?

    Lembarras de Magne ne fit que crotre. Son histoire tait vraiment impossible expliquer de but en blanc cet ecclsias-tique.

    Revenez me voir ce soir notre sige provincial, rue de Vaugirard. Vous demanderez le Pre Vandelle, dit alors le fran-ciscain, avant de le congdier dun lger signe de la main.

    Le soir, Magne tait rsolu jouer son va-tout. Dans un coin du parloir, il y alla comme confesse, emmlant toute lhistoire des mouches et celle de son intrigue. Le Pre Vandelle restait muet dans lombre. Quand Magne eut fini, il toussa lg-rement.

    coutez, mon enfant, tout ce que je puis vous dire est que ma trop jeune cousine nest plus Paris. Elle est place en province, loin, assez loin dici. Mais jaurais plaisir causer avec vous. Ce que vous mavez dit de vos travaux scientifiques mintresse. Revenez me voir, si vous voulez.

    Cest ce trs maigre espoir queut ds lors saccrocher la vie sentimentale de Magne.

    Cependant, la plante tout entire tait secoue de sa tor-peur ordinaire par les vnements qui venaient de se drouler. Pour retrouver un fait historique quivalant en importance lvacuation des Indes, il fallait remonter au Moyen ge, aux Arabes ou linvasion des Huns. Toute lEurope avait les yeux tourns vers lAsie. LAmrique elle-mme commenait soccuper de ce qui se passait dans une autre partie du monde que la sienne. On dit que la plus forte somme qui ft jamais paye un journaliste fut obtenue par Walt Disney pour son

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  • sensationnel reportage sur lpidmie de Calcutta o il stait trouv en touriste Soulignant le ct humoristique, d la prsence des mouches, dans les malheurs qui sabattaient sur la pauvre humanit, il en avait fait une sorte de dessin anim lchelle de lunivers, dont le public amricain, nouveau Figaro, ne savait plus sil devait rire ou pleurer.

    Avec plus de srieux dans les intentions, la commission dhygine de la Socit des Nations convoqua les entomologistes du monde entier un congrs au bord du lac de Genve. La principale question qui y fut agite, rvla combien feu Deferre avait lme dun entomologiste. Tous ces graves personnages ne trouvrent rien de mieux que de disputer sans fin pour savoir si la mouche, cause du flau, devait tre classe parmi les Sto-moxes ou parmi les Muscids. La majorit penchait pour les Stomoxes, mais en faisant valoir que lopinion publique ne dsi-gnerait jamais la mouche autrement que sous son nom de mouche, il fut finalement dcid, aprs deux mois defforts, que lon baptiserait linsecte du nom nouveau de Musca errabunda.

    Carnassier, dlgu de la France, navait heureusement pas perdu son temps : dlaissant le congrs pour la section finan-cire, il en avait obtenu une importante subvention pour la cra-tion Paris dun laboratoire international spcialis dans la re-cherche des moyens de destruction de la Musca errabunda. Cest ainsi que Magne devint sous-directeur de ce laboratoire, install la Plaine-Saint-Denis, des appointements en francs suisses qui laissaient loin dans lombre les quatre cents francs flottants de ses dbuts.

    Le travail commena sans tarder. Plus de deux cents jeunes savants furent embauchs, et le vent de la jeunesse agita les di-verses branches de lentomologie.

    Les circonstances sont pour vous, disait le vieux routier de Carnassier ses collaborateurs. Lentomologiste, jusqu pr-sent vou une vie obscure, peut maintenant esprer connatre les succs dun Alexandre ou dun Napolon, et voir se substi-

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  • tuer la renomme tardive et poussireuse des hommes de science, la gloire militaire et sonore des hommes daction. Celui dentre vous qui dcouvrira le moyen de nous dbarrasser de la Musca errabunda, le monde entier se jettera ses pieds !

    Ayant ainsi rchauff lenthousiasme de ses troupes, il pas-sait des considrations plus prcises :

    Les insectes, rappelait-il, sont bien plus anciens que lespce humaine sur la Terre. Ils sy trouvent depuis quarante millions dannes, depuis le Carbonifre, alors que nous y sommes peine depuis cinq cent mille ans. Dans la lutte ac-tuelle, les vritables intrus, cest nous. La trs grande anciennet des insectes fait quils ont connu lre des grands cataclysmes gologiques. Ils sont dj passs travers les prils gigan-tesques des poques disparues. Ds lors, nous ne devons pas at-tendre un rsultat favorable des petits moyens physiques ou chimiques de destruction que nous pouvons mettre en uvre. L o les immenses bouleversements de la plante ont t inef-ficaces, que serait lexplosion dun obus, ft-il de 420 ? Mais la nature nous enseigne le moyen de limiter le nombre des indivi-dus de chaque espce vivante : elle suscite contre eux une es-pce rivale. Jignore si, dans les desseins de la nature, la lutte actuelle entre lhomme et la mouche nest pas une application de ce grand principe. Mais laissons lhomme de ct. Ce quil faut, cest trouver une espce vivante qui pourra mener notre place le combat contre les muscids

    Les services du laboratoire furent alors diviss en sections charges dinventorier toutes les branches de la zoologie, depuis le tapir et loiseau-mouche, en passant par la libellule qui dvore ses quarante mouches lheure, jusquaux microbes et inframi-crobes, lesquels, convenablement sollicits, communiqueraient peut-tre leur tour la Musca errabunda une maladie infec-tieuse dont elle ne rchapperait pas.

    Magne, tout sous-directeur quil ft, ne partageait point les ides de son patron. Ayant conquis ses grades sur le champ de

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  • bataille, il pouvait faire bande part dans lquipe des cher-cheurs.

    Au fond, disait-il, nous ne savons rien des insectes et en particulier des mouches. Tout ce quon en dit ne va pas plus loin quune description de caractres extrieurs, qui est aussi loin de pntrer dans les secrets de linstinct que lanatomie est loin de la physiologie. Avant toute chose, il faut observer en dtail les mouches, non pas comme un humain qui fait des expriences pour le plus grand profit de sa science personnelle, mais comme lune dentre elles, vivant avec elles.

    Et il en revenait toujours sa vieille ide, celle dune muta-tion dinstinct. Mais il fallait trouver des expriences permettant de la dceler.

    Pendant ce temps, ignorantes de ce qui pouvait se tramer contre elles dans le laboratoire de la Plaine-Saint-Denis, les mouches ne restaient pas inactives. Sur limmense charnier de lInde pratiquement abandonne avec trois cent millions de ca-davres, la prolifration avait beau jeu. Dbordant lAfghanistan et le Bloutchistan, les premiers essaims migrateurs attei-gnaient la Perse.

    Ce malheureux pays ntait gure arm pour lutter contre linvasion. Divers moyens de dfense furent essays de faon sporadique. Des rseaux lectrifis, relis des metteurs dondes courtes, avaient constitu des manires de phares at-tractifs pour certains papillons de nuit et moustiques. On les mit en uvre contre les mouches, mais sans succs. Lamnagement de larges nappes de miel ou de rsine ne donna pas de meilleurs rsultats, et sembla mme constituer moins des piges que des postes de ravitaillement pour les insectes. Il tait remarquable que les mouches, aprs stre poses sur le miel, arrivassent sen tirer les pattes et reprendre leur vol. Laspersion des es-saims poss sur les villages laide de produits arsnieux pulv-riss par des avions spcialement quips, fut dun meilleur rendement, mais empoisonnait du mme coup les habitants qui

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  • navaient pu senfuir devant linvasion aile. La protection par barrages de feux savra, comme partout, insuffisante : les es-saims slevaient lapproche des flammes, et attendaient pour se reposer que les cendres de la brousse fussent refroidies. Ne trouvant plus de nourriture dans les rgions incendies, les in-sectes en acclraient mme leur progression vers les rgions indemnes.

    La tactique gnrale des mouches, sil y avait tactique de leur part, reproduisait celle des dbuts du flau. Les pidmies se dclenchaient dans la rgion qui allait tre envahie, en mme temps quaugmentait le nombre des mouches. Puis les premiers essaims apparaissaient pour se poser sur tous les lieux habits. Les quelques habitants qui avaient tent de rsister ne pou-vaient supporter la prsence de ce voile noir et grouillant, et senfuyaient.

    Le service des hpitaux devenait impossible, et tout se ter-minait par un exode gnral devant lenvahisseur.

    Le survol des rgions envahies sembla rvler que les grandes forts tropicales taient, ainsi que lavait suppos Magne, utilises par les insectes comme centres de reproduc-tion. L, les larves devaient trouver en abondance les dbris v-gtaux qui leur permettaient de vivre. Aussi, du lever au coucher du soleil, voyait-on des bataillons de mouches slever au-dessus des cimes des arbres et prendre le chemin de louest. Une autre observation curieuse fut que les animaux domes-tiques abandonns par les hommes continuaient vivre dans les campagnes dsertes o ils retournaient lentement ltat sau-vage. Lpidmie les avait pargns, et les mouches ne sem-blaient pas les attaquer, contrairement aux habitudes ancestra-les de lespce. Ce point resta longtemps trange.

    Aprs labandon de la Perse, on dcida cote que cote darrter linvasion avant quelle atteignt le Bassin mditerra-nen. La Palestine, la Syrie, la Turquie, groupes sous une direc-tion unique, furent mises en tat solide de dfense. Il tait re-

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  • marquable que tous les termes militaires fussent maintenant employs de prfrence aux termes mdicaux pour dsigner les mesures prises contre le flau. Littrateurs et historiens ne manquaient pas de souligner le fait, et, donnant libre cours leur imagination, rappelaient que les mouches suivaient litinraire dAlexandre, mais rebours. On agitait le souvenir des Mdes, des Perses, de Salamine. Des thosophes parlaient dun Xerxs, devenu mouche la suite des longues transmigra-tions de la mtempsychose orientale, et dsireux de prendre sa revanche !

    Toutes fantaisistes que fussent ces interprtations, le sr tait que les croyances de lInde, et le respect hindou pour la vie animale avaient, lorigine du flau, considrablement gn les autorits britanniques dans la lutte contre les mouches. Les in-dignes staient refuss dtruire les insectes, prfrant se laisser submerger sans rsistance par la vague des diptres quils pouvaient croire habits par les mes des anctres. Mais, dans le fond du Bassin mditerranen, cette sensiblerie navait plus cours, et la duret latine lgard des animaux allait deve-nir un auxiliaire prcieux dans la lutte.

    Les dserts de lArabie constituaient dj un obstacle natu-rel. Par une dcision remarquable du gouvernement britan-nique, tout le ptrole de Mossoul qui tait pied duvre, fut af-fect la constitution de barrages de vapeurs asphyxiantes dans les valles orientales nord-sud du Liban et de lAnti-Liban. Le Jourdain, la mer Morte furent ainsi noys sous lhuile de schiste. Par ailleurs, des observateurs spcialiss furent installs dans les villes de la cte pour procder au comptage des mouches. Un bulletin demmouchement fut chaque jour publi par le grand quartier gnral dentomologie centralisant les ren-seignements. Toute augmentation dans la proportion des in-sectes donnait lieu aussitt lenvoi de rgiments de spcialistes arms de pulvrisateurs de ptrole et de liquides arsnieux. Mais, en dpit des avertissements rpandus parmi la popula-tion, plusieurs tribus nomades pntrrent dans les zones de

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  • vapeurs asphyxiantes et furent ananties. Dans leur colre, les Druzes sen prirent au pipeline qui assurait la dfense dAlep. Aussitt, les pidmies se dclarrent. LAnatolie fut envahie et le gouvernement dAngora put croire que le sort de son pays al-lait tre celui des Indes et de la Perse.

    Il tait crit pourtant que la Turquie serait toujours le rem-part de lEurope contre les invasions asiatiques. Le phnomne denvahissement vers le nord cessa de lui-mme ds que les mouches eurent atteint le parallle de 40 , qui sembla dlimiter laire gographique o les conditions de climat leur taient favo-rables.

    LEurope respira. Mais le mouvement dinvasion, contour-nant les barrages de ptrole, reflua alors soudainement vers lArabie du Sud et la porte ouverte du canal de Suez o nul ne lattendait. Port-Sad et Damiette, lpidmie clata avec une violence inoue. Deux jours plus tard, cinquante cas de cholra taient signals au Caire et Alexandrie : la Musca errabunda entrait la tte haute en Afrique.

    Avant que des mesures efficaces pussent tre prises, les mouches envahirent la valle du Nil, progressant de quinze vingt kilomtres par jour. L, toutes les conditions se trouvaient requises pour ltablissement dune magnifique nursery de larves : chaleur, humidit, abondance de dchets. Tout le ruban vert de la valle fut bientt noir de mouches. En vain le sirdar Chesterfield fit-il inonder de ptrole les sources du Nil Blanc, il ne russit qu tuer les crocodiles et les flamants roses, tandis que la nappe de ptrole, descendant le fleuve, prenait acciden-tellement feu en traversant Khartoum et dtruisait la ville de fond en comble.

    La basse gypte ntait plus quun immense champ couvert dhpitaux et dambulances. Le personnel sanitaire, habill de costumes dapiculteurs, sefforait de poursuivre sa tche en d-pit des mouches. Des entres en chicanes tendues de gaze, le calfeutrage soigneux de tous les orifices, la prsence continuelle

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  • de sentinelles armes de pulvrisateurs permettaient de main-tenir lintrieur des tentes de la Croix-Rouge une atmosphre exempte dinsectes. Mais les hommes valides devaient se sou-mettre une hygine rigoureuse : trois douches antiseptiques par jour, bains dyeux et gargarismes rpts, port continuel du masque. Toutes ces prcautions nexcluaient pas les possibilits de contamination, et, frler constamment le danger, la tension nerveuse devenait telle que des troubles mentaux ne tardaient pas se dclarer. Des cauchemars secouaient le patient sous sa moustiquaire, il croyait entendre des mouches bourdonner, il se voyait devenant la proie de milliers de larves, un fourmillement priodique de la peau, comme si des pattes de mouches froides et gluantes se fussent glisses sous ses vtements, lui faisaient soudain pousser des cris aigus de terreur. Il ne distinguait plus entre les mouches relles et les mouches imaginaires. Cette ma-ladie mentale dun genre nouveau, qui reut le nom de mou-chomanie, se montra bientt si contagieuse, la manire dun billement ou dune dmangeaison, quil fallut se rsoudre vacuer lgypte comme avaient t vacues les Indes. LEmpire britannique se trouvait cder un un ses territoires et ses protectorats ce que, dj, lon nommait en Amrique l Empire des mouches .

    Si trange tait le flau, si surprenant son mode daction, que lexprience des uns tait difficilement accepte par les autres. Chaque amour-propre national se flattait de russir l o les autres avaient chou. On le vit bien quand lheure sonna de linvasion par les mouches de la Lybie italienne, et que la jeune ardeur fasciste vint mettre, au milieu de tant dhorreurs et de calamits, sa note comique.

    Rome, du balcon du palais de Venise, la dictature haran-gua la foule :

    FASCISTES !

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  • De nouveaux combats, de nouvelles occasions de gloire vous attendent sur la terre africaine. Les lgions de mouches vont avoir combattre les lgions romaines ! Les mouches noires vont apprendre se mesurer avec les Chemises noires ! Jusquici, dans la lutte contre les diptres, les hommes sont morts comme des mouches. Maintenant, les mouches vont mourir comme des hommes ! (cris : Bravo ! bravo !) Quand le lion de Juda a mordu devant nous la poussire, nous laisserons-nous narguer impunment par les moucherons ? (cris : No ! no !) Nous les craserons comme a, entre deux doigts ! (cris : Si ! si !) Tripoli, au nom brillant, attire les mouches comme les batteries de cuisine. Mais ce sont nos batteries de campagne qui les recevront ! Rome est toujours prte. Ouvrez la grammaire la-tine, vous y trouverez notre nouvelle devise : Puer, abige mus-cas2 ! (Acclamations.)

    Les mouches, elles, ne parlaient pas. Longeant la cte, les essaims progressaient leur vitesse ordinaire.

    Le gnie latin, toujours un peu priv de ptrole, avait tendu dans les airs des toiles mtalliques lectrises, soutenues par des ballons captifs. On lectrocuta ainsi des centaines dibis, plusieurs vols de canards sauvages et quelques aviateurs. Quant aux insectes, ils passrent avec un haussement dailes, et la Tri-politaine fut envahie. Les eaux stagnantes du savant systme dirrigation libyen ne tardrent pas tre contamines, la para-thyphode fit rage. Les blanches faades, multiplies par le gnie constructeur de Rome, se couvrirent dinsectes polluant les or-gueilleuses devises du rgime fasciste. Forant les demeures les mieux dfendues, les mouches insaisissables poursuivaient leurs ravages lintrieur des appartements. Un matin, le mar-chal Balbo trouva de petits ufs de mouche plein sa barbe. Il

    2 Esclave, chasse les mouches , Cicron. (NdE)

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  • entra dans une violente colre, do il ne sortit que pour mourir du cholra.

    En vain dpensait-on le dernier or de la Banque dItalie en nuages fumignes, en vain les centuries, le poignard la main, se frayaient-elles un chemin travers les couches de muscids, les insectes navaient qu serrer leurs rangs pour que seffat la trace de ces ravages. lancer travers les rues de Tripoli les vieux rouleaux vapeur qui servaient empierrer les routes du Pimont, on ne russit faire quune pure de mouches, gigan-tesque gteau oriental, baklava de carnaval, dgouttant de sang et de sanie, dans lesquels aussitt les larves pullulrent. La flotte royale dut se contenter dembarquer les survivants de lorgueil latin et de demander la mer, comme on lavait fait ail-leurs, dassurer leur salut.

    Du large, on voyait les essaims vainqueurs tourbillonner au-dessus de la cte libyenne. Ils slevaient par moments comme de gigantesques nuages, comme des panaches plus noirs et menaants que celui de lEtna en ruption. De quelles pro-fondeurs, de quels centres secrets de lalchimie vitale sortaient ces myriades dinsectes semant la mort et la dvastation ? Le voile sombre dont ils drapaient les blanches falaises flottait comme une tenture de mort aux piliers dune glise. Il semblait que le continent africain portt le deuil de tant dhommes qui venaient de prir, et que lennemi lui-mme clbrt un service solennel et silencieux la mmoire de ses victimes.

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  • 5

    Le petit caf arabe

    Magne poursuivait tenacement ses efforts de recherche. Au cours de ses expriences, il rencontra un petit fait qui lui parut bizarre.

    Pour se familiariser avec les mouches et les reconnatre, il leur mettait avec un pinceau trs fin une petite tache de gouache blanche, jaune ou rouge sur la tte. Il avait remarqu quaprs lopration, la mouche passait ses pattes antrieures sur sa tte, comme si elle avait voulu effacer le point de gouache. Ce geste de se passer les pattes sur la tte est cependant aussi banal chez la mouche que chez un homme celui de se frotter les mains. Il tait assez difficile de lui prter en cette occasion une significa-tion spciale, dautant que la mouche ne continuait jamais lopration assez longtemps pour que le point de gouache ft ef-fac. Un jour, comme il faisait passer une mouche marque dun point blanc dun bocal dans un autre, elle schappa travers le laboratoire. Lincident ntait pas nouveau, des doubles-portes interdisaient toute vasion dfinitive qui aurait pu tre dange-reuse. Avant de reprendre la fugitive, Magne lobserva quelque temps. La mouche alla se poser sur le bouchon dun flacon de glycrine. L, elle se frotta la tte avec les pattes, mais jusqu ce que le point de gouache et disparu. Aussitt aprs, elle senvola contre la vitre. Magne la reprit avec le filet papillons qui ser-vait dans la circonstance, la marqua de nouveau, et lintroduisit dans le bocal dlevage : aprs deux coups de pattes, la mouche cessa de se proccuper du point de gouache. Magne crut une concidence, il libra la mouche : aussitt rendue la libert, elle poursuivit lopration de frottage jusqu effacement de la tache. Toutes les expriences faites avec dautres mouches con-

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  • firmrent ce rsultat. Une nouvelle ide se fit jour dans lesprit de Magne, ide qui lui parut alternativement banale et digne de rflexion : les mouches en libert ne se comportaient pas comme les mouches en cage.

    Les nouvelles gnrations quil obtenait au laboratoire partir de mouches prleves dans les rgions envahies navaient jamais connu la libert. Il fallait exprimenter sur linsecte tel quil se comportait dans la nature. Or, si aucune observation des individus ntait possible au milieu des essaims dont les ento-mologistes se contentaient denregistrer le comportement gn-ral et les dplacements densemble, il ne devait pas tre impos-sible dtudier individuellement les mouches qui devanaient les armes, condition de se rendre dans les rgions menaces dinvasion. Cest ce moment quil reut un mot du Pre Van-delle lui demandant daller le voir.

    diverses reprises, il avait rendu visite au digne francis-cain, lui faisant sa cour, en esprant le convaincre de la puret de ses intentions. Mais quand il essayait de faire allusion Mi-cheline, le Pre amenait la conversation sur les mouches aux-quelles il semblait sintresser particulirement. Ce jour-l, le grave religieux paraissait agit.

    Croyez-vous que lAlgrie soit en danger ? demanda-t-il Magne ds labord.

    Sans aucun doute. Toutes les rgions situes au-dessous du 40 degr de latitude seront tt ou tard envahies par les mouches.

    Je dois vous dire, reprit le Pre, que ma chre mre sinquite au sujet de sa jeune nice. Il ny a plus de raison pour que je vous en fasse mystre : elle est gouvernante Alger, chez le gnral commandant la Place, et refuse de rentrer en France.

    Magne plit. Le fil se renouait brusquement avec lancien souvenir rest vivace en son cur. Mais sur le visage qui reve-

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  • nait illuminer sa mmoire planait une sombre menace. Dans la clart bleue du regard, il lui semblait voir natre cette lueur deffroi trop souvent rencontre sur les lits dagonie, l-bas, en Indochine.

    Mais, il faut, balbutia-t-il.

    Sa dcision fut aussitt prise. Il avait projet de se rendre dans la zone dangereuse. Voil quune raison plus imprieuse ly appelait. Cette rencontre entre les ncessits du devoir et lappel du sentiment lui parut providentielle. Il ne fit quun bond chez Carnassier.

    Quoi ? scria le professeur, vous voulez y retourner ? Vous nen avez pas eu assez avec lhistoire de Saigon ?

    Mais, au fond, le patron ntait pas fch de se dbarrasser dun collaborateur devenu bien indpendant. Il sentremit sans trop se faire prier, et le soir mme Magne se trouvait charg de mission auprs du gouvernement gnral de lAlgrie.

    Quand Magne dbarqua Alger, ltat de sige venait dtre proclam dans lAfrique du Nord, et les mharistes envoys en observateurs la frontire tunisienne. Le gouverneur dAlger, le gnral Scipion, un vieil Africain, tait un militaire de lancienne cole. Il faisait afficher sur les murs de la ville sa premire pro-clamation :

    ALGRIENS !

    Rappelez-vous que lAfrique est vous, comme la mous-tache, avec ou sans la mouche.

    Gnral Scipion.

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  • Magne, dont il semblait crit quen dpit de son peu dapptence il aurait toute sa vie des rapports avec lautorit mi-litaire, se prsenta aux bureaux de la Place. Laccueil du gnral Scipion dpassa toute attente.

    Entomologiste, ah ! ah ! Charg de mission Les mouches, ah ! ah ! les mouches Du temps que je commandais la Lgion

    Puis le gnral cita Lamoricire, Laperrine, Lyautey, et d-clara que, plutt que de se rendre, il se retrancherait dans la Casbah.

    Mourir ! debout sur la Casbah ! ah ! ah !

    Renvoy au colonel Michau, chef des affaires indignes, Magne nen tira que cette rflexion :

    Les Blancs foutent le camp, ils ont raison. Les Bicots res-tent, ils crveront.

    Se rabattant sur le Service de sant, le charg de mission se prsenta alors au mdecin inspecteur gnral Fernando Pardo, qui lui dit sans ambages :

    Tout est prt. Jai de quoi incinrer tout lIslam, le Coran et Mahomet !

    Dsormais fix sur les possibilits de collaboration avec le pouvoir militaire, Juste-variste Magne put, sans faillir sa tche officielle, soccuper de ses affaires personnelles.

    Assur quil tait de retrouver Micheline, il prouvait main-tenant plus de curiosit que dmotion. Avait-elle chang ? Le reconnatrait-elle ? Il tait trs calme quand il sonna au domi-cile particulier du gouverneur, une heure o il tait sr de ne pas rencontrer lexcellent gnral.

    On le fit entrer dans une petite cour arabe, ouverte sur un jardin o Micheline jouait avec les enfants. Avant de la voir, il

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  • entendit sa voix et son rire, un lger tremblement lui agita la main. Elle savana.

    Ah ! par exemple ! Quest-ce que vous faites ici ? lui de-manda-t-elle comme sils staient quitts la veille.

    Tout dabord, lmotion lempcha de rpondre. Elle lui fai-sait leffet dune gamine, beaucoup plus enfant quil nen avait gard le souvenir. Il songea que ctait lui qui devait avoir vieilli. Mais elle tait ravissante avec ses bandeaux noirs sous le grand voile de nurse qui tombait jusqu sa ceinture.

    Paul veut absolument que je monte avec lui dans lolivier o je me suis toute dcoiffe Mais si je mattendais vous voir !

    Paul ? fit Magne.

    Cest le petit garon, ici. Si vous saviez comme il est gen-til avec sa sur ! Il lui met sa serviette pour goter, porte ses jouets, caresse ses petites joues Moi qui nai jamais eu de frre ! Oh ! Dites, vous vous rappelez le muse de Cluny ? Ce que jai t bte, hein ? Tiens, je parie que cest cause des mouches que vous tes ici

    cause des mouches, fit Magne avec un sourire dindulgence. Mais vous, par contre, vous ne devriez pas rester ici.

    Pourquoi ? Madame ne veut pas sen aller Oui, je sais bien, tout ce quon raconte dans les journaux, mais sil fallait croire tout a Une mouche, a ne peut pas tre bien dange-reux, continua-t-elle.

    Les enfants lappelaient dans le jardin.

    Oh ! jy pense, Madame naimerait peut-tre pas que je sois avec vous ici Comment ? vous avez vu ma tante ? Ce quelle est sourde, hein ? Oui, je veux bien vous revoir. Dans laprs-midi, jai deux heures dont je peux disposer Aprs le

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  • cours de la Rpublique, vous trouverez une rue qui monte vers une place o pousse un platane. Il y a un caf arabe. Attendez-moi l, 16 heures, dans le caf. Vous devez avoir des tas de choses raconter. Ils mappellent encore, je me sauve.

    Quand Magne se retrouva dans la rue, il ne sut dabord que penser. Avec ses propos entrecoups de cris denfants, son agi-tation, son tourderie, il en venait se demander si Micheline tait intelligente Mais malgr cela, ou peut-tre cause de ce-la, de cette navet, de ce charme enfantin, il ne pouvait douter quelle ft la seule personne au monde qui comptt pour lui. Elle restait la Micheline de ses songes, la petite image bleue ser-re dans les feuillets de sa mmoire

    En attendant le moment de la revoir, il passa au Service de sant. Les nouvelles taient mauvaises. Lpidmie commenait Tunis, et quatre cas douteux taient signals lhpital mme dAlger. Magne hocha la tte, proposa quelques mesures pr-ventives, puis, songeur, prit bien avant lheure le chemin du pe-tit caf arabe.

    La question qui le troublait : Est-elle rellement intelli-gente ? revenait sans cesse son esprit. Quil pt sintresser une petite fille jolie, mais un peu sotte, lui semblait inconce-vable, lui qui, par got et par mtier, ne stait jamais souci que de rigueur et de saine logique. Habitu comprendre, il nen re-venait pas de ne rien comprendre ses propres sentiments. Quelque chose le troublait dans la forme d