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    Ce document : Christian Arnsperger 2010

    Universit catholique de Louvain Facult des Sciences conomiques, sociales et politiques

    Dpartement des Sciences conomiques

    LSOC 2045 Sociologie des pratiques conomiques Profs. Ch. ARNSPERGER & Th. PERILLEUX

    Anne acadmique 2010-2011

    Chapitre 7

    Consommation, enjeux mtaphysiques et stratgies vitales : de Bauman la psychanalyse existentielle

    1. Du consommateur jouisseur/ imitateur/ calculateur au consommateur angoiss

    Au fur et mesure que nous avanons dans cette seconde partie du cours, la figure du consommateur savre de plus en plus comme frappe dun fort effet de perspective : selon langle de notre regard, le consommateur apparatra soit comme un jouisseur nostalgique, soit comme un imitateur opportuniste, soit comme un maximisateur de prfrences sous contrainte de budget. Dans ce chapitre, nous allons ajouter la figure du consommateur moderne comme fuyard mtaphysique angoiss. Les actes et les pratiques, pourtant, sont les mmes : acheter, consommer, faire son shopping ; cest la perspective prise sur eux qui change. Nous nous situons donc bien au plan de linterprtation des actions conomiques et des pratiques conomiques dans lesquelles elles sinsrent, et non dans la pure description positive ou scientifique de ces actions et de ces pratiques, comme si elles pouvaient tre univoques et monosmiques.

    Lhistoire de la figure du consommateur comme fuyard existentiel ou comme contre-hros est une histoire datant dil y a dj presque un sicle et demi. Elle a ses racines, nous le verrons, dans lexistentialisme et dans la psychanalyse existentielle ; elle sest prolonge dans des approches sociopsychologiques qui tudient du lien entre angoisse mtaphysique et comportement social (ces approches portent le joli nom de terror management theory thorie de la gestion de la terreur ) ; et elle se retrouve de faon centrale dans la pense sociologique dun des grands auteurs actuels, langlo-polonais Zygmunt Bauman.

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    Cest par la pense sociologique de Bauman que nous allons commencer, pour ensuite remonter progressivement la racine de son approche, que nous trouverons chez des auteurs contemporains comme Ernest Becker, Norman Brown, ainsi que chez des penseurs dsormais classiques comme Sigmund Freud et Sren Kierkegaard. 2. Dconstruction de la mortalit et de limmortalit : Lmergence du consommateur

    pointilliste

    Bauman ancre sa pense sur la consommation dans thse radicale issue de lanthropo-psychanalyse existentielle : toute culture est la mise en uvre collective dun ensemble de stratgies vitales (life strategies)1 censes rendre chaque tre humain capable de supporter au quotidien la conscience trs individuelle et personnelle de sa propre mortalit.

    Tout tourne autour de notre rapport projectif au temps. Comme le dit Darach Turley dans son tude sur la pense de Bauman2,

    les humains sadonnent des projets culturellement sanctionns qui sont intrinsquement ouverts sur lavenir [open-ended] et transcendants : la cration de prognitures, de lignes et de pdigres ; la construction dempire commerciaux ; laccumulation dartefacts ; lacquisition dargent, de possessions, de collections ; et le faonnement dun colosse drudition qui sait, tout moment, que son travail ne sera jamais achev. (p. 71)

    Selon Bauman, notre soi-disant rationalit dacteurs sociaux est ancre dans une conception nave des pouvoirs de la raison humaine. En ralit, la raison est spontanment spectatrice et projette donc la mort au-dehors delle-mme : la mort, cest toujours le dcs de l autre , jamais le mien . Le je , cest cette part ternelle de moi qui sera prsente mon enterrement Ce dni spontan montre assez que la raison est une facult profondment ancre dans notre nature organismique : charge seule de donner un sens notre finitude (puisque le monde naturel est dsormais dsenchant), elle agit en fait comme un cran ou, mieux, un filtre qui dconstruit activement nos expriences dangoisse en morcelant dabord la mort puis limmortalit afin de les rendre immanentes notre temps dexistence et non plus transcendantes dans un temps daprs-vie, pour permettre aux humains de vivre comme sil ny avait pas de mort (Turley, p. 72).

    Dconstruire la mortalit, dconstruire limmortalit : tels sont, selon Bauman, les deux grands gestes qui composent la stratgie vitale du sujet moderne.

    2.i. Dconstruction de la mortalit

    La dconstruction de la mortalit consiste, pour lessentiel, dans le fait de ressaisir et de dtruire par la raison analytique en loccurrence, la raison biomdicale et technoscientifique ce que la raison dsenchante avait laiss chapper, savoir lunit mme du phnomne de la mortalit qui en fait la fin inluctable de lexistence. la place de cette vision mtaphysique de la mort, le sujet moderne instaure une vision physico-mdicale :

    si la mort pouvait tre dilue, dconstruite en une srie de morts ou, plus exactement, de types de mort associs leurs maladies respectives, alors la raison pourrait se mettre au travail. Problmes, causes et

    1 Zygmunt BAUMAN, Mortality, Immortality and Other Life Strategies, Oxford, Polity Press, 1992 ; Consuming Life, Cambridge, Polity Press, 2007. 2 Darach TURLEY, Death, where is thy sting ? Mortality and consumer motivation in the writings of Zygmunt Bauman , in S. Ratneshwar et D. G. Mick (dir.), Inside Consumption : Consumer motives, goals, and desires, Londres, Routledge, 2005, pp. 67-85.

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    solutions sont le fonds de commerce de la raison et si la mort peut, en ce sens, tre problmatise, alors une solution finale peut tre notre porte. (Turley, p. 73)

    Lun des rsultats majeurs de cette mutation du regard est la marchandisation de la sant, arrache au domaine du prtre et du sorcier-shaman et propulse dans le domaine de la consommation mdicale , dont on nous dit suffisamment aujourdhui quelle est devenue elle aussi ! une surconsommation. 2.ii. Dconstruction de limmortalit

    La dconstruction de limmortalit consiste, quant elle, dans le fait de transformer notre temps vcu en une succession aussi ininterrompue que possible d ternels prsents . Cest sans doute cet aspect qui est le plus proche de ce que Campbell dcrit avec son passage de lhdonisme corporel lhdonisme mental : la fluidification, en quelque sorte, de lexprience travers sa mentalisation et travers le transfert graduel de lavenir vers le prsent (rtrojection caractristique du rve veill) :

    Les histoires personnelles et sociales peuvent se dbarrasser de tout telos inhibant, afin de mieux savourer le moment prsent auquel se rduit lavenir. Toute immortalit projete dans le futur peut, par consquent, tre dconstruite en une myriade de moments paradisiaques, un carrousel de maintenant jouissifs. (Turley, p. 75)

    le fait davoir dsarm le pouvoir qua le pass de rduire les choix venir, ainsi que la facilit dune autre naissance ainsi cre (cest--dire, dune autre incarnation), drobent lternit son plus grand pouvoir de sduction. Dans le temps pointilliste de la socit des consommateurs, lternit nest plus une valeur et un objet de dsir. La grande qualit qui, plus que toute autre, lui confrait son unique et monumentale valeur et en faisait un objet de nos rves sest trouve excise, compresse et condense en une exprience du style big bang et greffe sur le moment nimporte quel moment. Par consquent, la liquide et moderne tyrannie du moment , avec son prcepte carpe diem, remplace la tyrannie pr-moderne de lternit avec sa devise memento mori3.

    Bauman tire de cette analyse du sujet postmoderne des conclusions trs similaires celle de Campbell et peut-tre aussi de Dupuy :

    Le spiritus movens de lactivit du consommateur est non pas un ensemble de besoins articuls, pour ne pas dire fixes, mais le dsir un phnomne nettement plus volatile et phmre, vasif et capricieux, et essentiellement non rfrentiel. (cit par Turley, p. 77)

    Lexistence du consommateur est donc celle dun tre pour ainsi dire en pointills , dont lidentit veut se former sans rfrence des soubassements normatifs prexistants, mais seulement dans un flux exprientiel continu qui lui est fourni par une multitude de secteurs dactivit de production dans lesquels laccumulation de capital passe par une concurrence pour ce quun P-DG de TF1 avait appel trs justement (quoique trs cyniquement) du temps de cerveau disponible . Pourtant, il faut insister sur le caractre fondamentalement driv de ce systme de production ; ce sont bien, in fine finalis, les consommateurs eux-mmes qui rendent ainsi leur temps de cerveau disponible :

    [Bauman] ne souscrit pas la vision selon laquelle ces professions seraient capables, par leurs seuls pouvoirs, dagir comme source du dsir du consommateur. Il caractrise constamment les consommateurs comme des demandeurs dimmortalit . Les experts de la publicit, en tant que fournisseurs dimmortalit, ne sont rien de plus que des complices involontaires qui mettent sur le march une stratgie vitale all-inclusive travers laquelle limmortalit est rendue disponible dans des assemblages momentans. (Turley, p. 81)

    3 Zygmunt BAUMAN, Consuming Life, op. cit., p. 104.

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    3. Grer la terreur mortelle ? lments de la terror management theory

    Lapproche baumanienne de la consommation moderne fait fond sur

    lintention immodeste () de dballer et douvrir linvestigation la prsence de la mort (cest--dire du savoir conscient ou rprim de la mortalit) dans des institutions, coutumes rituelles et croyances humaines qui, premire vue, et de faon explicite et dclare, servent des tches et des fonctions tout fait diffrentes4.

    Cette vision sinscrit dans un courant marginal mais significatif de la psychologie sociale et culturelle qui sest dvelopp dans les annes 1980-1990 sous le vocable de terror management theory (TMT). Selon cette approche, ltre humain est (souvent sans mme sen rendre compte) habit par une terreur constante de la mort, qui colore tous les actes de son existence et qui le pousse notamment, travers laction collective de longue priode, laborer des dispositifs culturels qui lui permettront de grer cette terreur. Ainsi, nos religions, nos idologies politiques, nos objectifs conomiques et nos valeurs morales participent ensemble dun effort constant mais inconscient de lhumanit : se construire des ressources existentielles de sens permettant de supporter la mortalit.

    La TMT considre que la conscience de la mortalit pousse les tres humains se construire des objectifs, et des valeurs justifiant ces objectifs, destins refouler la terreur de la mort. Cette terreur opre donc de manire inconsciente, si elle opre. Comment le savoir ?

    3.i. Apports de la psychologie exprimentale

    Les psychologues travaillant dans cette approche prnent une mthode exprimentale appele l induction dune prvalence de la mortalit (mortality salience induction). On peut la dcrire comme suit.

    Mis en face dun certain enjeu par exemple, la question : Seriez-vous prt(e) payer lavenir davantage dimpts quactuellement ? un groupe de sujets se voit rappeler brutalement par lexprimentateur leur fragilit existentielle, leur mort certaine, le risque de tomber malade bientt, etc., alors quun groupe de contrle reste quant lui lcart de ces rappels (et reoit, par exemple, des plages de musique). On compare alors les rponses des deux groupes de sujets : si le groupe expos aux rappels de la mortalit rpond trs diffremment du groupe de contrle, cest que la crainte de la mort possde un effet significatif sur telle ou telle attitude adopte dans des contextes sociaux, par exemple. 3.ii. Apports psychanalytiques

    En parallle ce volet comportemental issu de la psychologie cognitive, la TMT sappuie galement sur un matriau clinique trs important accumul par des psychanalystes et labor au fil des dcennies, dOtto Rank dans les annes 1930 jusqu Jerry Piven dans les annes 2000. Selon ce courant psychanalytique, laffect de base qui meut laction des tres humains nest pas la pulsion sexuelle, mais bien la peur de la mort.

    Piven rapporte lexprience suivante, effectue rcemment par les psychologues Tim Kasser et Kennon Sheldon en 2000 : les deux chercheurs amricains ont demand des sujets de rapporter, en dollars courants, leurs attentes quant leur propre salaire,

    quant au salaire de leur poux(se), quant la valeur de leur logement, quant la valeur des possessions contenues entre ses murs, quant la valeur de leurs vhicules, au montant quils dpenseraient

    4 Zygmunt BAUMAN, Mortality, Immortality and Other Life Strategies, op. cit., pp. 1-2.

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    annuellement en divertissements, loisirs et vtements, et quant la valeur de leurs investissements. Aprs avoir contempl [explicitement] leur mortalit [au cours de lexprience], les sujets ont gonfl les montants de leur valeur fiscale et les sommes quils comptaient dpenser pour des possessions matrielles telles que vtements et divertissements . Ceci implique que la crainte de la mort est corrle la poursuite de la richesse et des objets matriels comme moyens de calmer langoisse et de sentir protg5.

    Quant eux, les psychologues Sheldon Solomon, Jeff Greenberg et Thom Pyszynski affirment que les donnes de lhistoire et la recherche empirique fournissent un soutien convergent la proposition

    selon laquelle le dni de notre mortalit se trouve la racine de la poursuite forcene, par les tres humains, de la richesse. (p. 139)6

    Lapproche de la TMT est dlibrment pluraliste et non infantiliste dans son apprhension des dimensions agissantes de la terreur mortelle. Comme le souligne Piven,

    la conception adulte de la mort contient en son sein les rsidus de la terreur et des traumatismes infantiles, mais la conception de la mort continue voluer avec le dveloppement et les expriences de lindividu. Ainsi, le concept de mort peut contenir des images et des peurs de castration, dabandon, de dtresse, et aussi des anxits plus sophistiques concernant la dchance de notre corps, notre absence de sens et notre insignifiance, la perte de nous-mmes, de notre identit, de notre sens de notre propre valeur, et notre comprhension de lenvironnement et du cosmos. Quand on parle de la peur de la mort, ce sont l toutes sortes de variables qui se disposent de faon unique dans chaque individu en fonction de son dveloppement et de ses expriences7.

    Cest dire si les soubassements existentiels de notre apparente rationalit de consommateurs sont complexes et mettent en cause le fondement mme de ce que, depuis les Lumires et dj dans la scolastique post-aristotlicienne, nous appelons Raison Dans la section qui suit, nous allons explorer plus en dtail ces soubassements. 4. Enjeux existentiels et impact culturel du dni de la mortalit

    4.i. Retour lthique romantique et lesprit du consumrisme

    Lune des cls principales du consumrisme moderne est le dplacement de lhdonisme sensuel vers un hdonisme imaginatif, vu comme le lieu cl de l lection divine et comme le vecteur dune recherche d authenticit existentielle. Ce dplacement de lhdonisme na t possible que par la conscration du rve veill, cette manire particulire de concilier linsatisfaction et la jouissance et mme, de jouir de linsatisfaction ou de faire de linsatisfaction une jouissance. Do cette ide centrale que ce nest pas avant tout la satit sensuelle rellement ressentie qui guide les pratiques de consommation, mais le fantasme dune insatisfaction qui serait par elle-mme satisfaisante. Ceci signale la drive imaginaire du consommateur et, en mme temps, son lien constant avec lesprit dutopie, sa recherche permanente dune plus pleine ralisation de soi travers les objets et les expriences.

    5 Jerry S. PIVEN, Death and Delusion : A Freudian Analysis of Mortal Terror, Greenwich, Information Age Publishing, 2004, pp. 241-242. 6 Sheldon SOLOMON, Jeff GREENBERG et Thom PYSZYNSKI, Lethal consumption : Death-denying materialism , in T. Kasser et A. D. Kramer (dir.), Psychology and Consumer Culture : The Struggle for a Good Life in a Materialistic World, Washington D.C., American Psychological Association, 2004, pp. 127-146. 7 Jerry S. PIVEN, Death and Delusion , op. cit, p. 11.

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    Selon la premire des deux thses de Campbell sur lesquelles nous avons achev le chapitre 5, lesprit du consumrisme sest certes dsormais autonomis (tout comme lesprit du productivisme chez Weber), mais il ne peut tre justifi qu laune dune thique romantique qui pointe la vrit cache de la consommation : la vise dune sculpture de soi authentique grce des artefacts qui nous permettent une recherche hroque du plaisir, cest--dire une recherche du plaisir qui fasse de nous ( linstar du pote point par Wordsworth) des explorateurs dsintresss de nouvelles possibilits humaines. Si le consommateur moderne est devenu un accumulateur dsenchant de sensations et de satisfactions imaginaires purement autocentres, le hros romantique est (comme Promthe qui sert souvent de modle dans le romantisme) un explorateur enchant des frontires de la sensation et de limagination, quil veut dfricher pour le bien de tous. Le visiteur du shopping de lEsplanade est une mauviette rabougrie ; au contraire, Hugo, Kierkegaard ou Goethe sont des Grands Hommes , au statut quasiment divin et dots, en tout cas, dune aura immense en tant quexaltateurs de la grandeur nostalgique de lhumain. Quest-ce qui distingue les deux chemins ? Cest ce quon verra dans un moment. Et pourtant, lacheteur compulsif et le pote exaltant partagent la mme origine, cest--dire prcisment cette thique romantique dont je viens de parler.

    Comment est-il possible que (comme nous lavons dj signal la fin du chapitre sur Campbell) lthique romantique ne puisse plus authentifier lesprit du consumrisme ? Comment sopre la disjonction ? Pour essayer de le comprendre, il faut faire le dtour par trois notions la coloration psychanalytique et existentielle issues des travaux de Sigmund Freud (annes 1920 et 1930), Norman O. Brown (annes 1950) et Ernest Becker (annes 1960 et 1970) : le refoulement, la terreur mortelle et lhrosme existentiel. On pourra alors mener, partir de ce chapitre, un raisonnement en quatre temps :

    1. Lthique romantique est une des versions cruciales de lhrosme existentiel aux

    XVIIIe-XIXe sicles. 2. Pour que cette thique puisse habiter les motivations et les pratiques, il faut

    ncessairement un refoulement de la terreur mortelle. 3. Lhdonisme sensuel est la consquence du redoublement de ce refoulement, cest--

    dire de l hyper-refoulement de la terreur mortelle : un pseudo-dfoulement qui continue dtre conduit, au second degr, par le refoulement. Lhdonisme imaginatif modifie profondment la modalit de cet hyper-refoulement (qui sige dsormais dans limaginaire mental et non plus dans limaginaire corporel) mais pas son opration.

    4. Lthique romantique qui sous-tend ces hdonismes est donc, elle-mme, le produit de lhyper-refoulement de la terreur de la mort. Par consquent, le sujet romantique est celui qui porte au plus incandescent le projet de lhrosme existentiel comme projet inconscient dimmortalit : littralement, il se consume

    Nous pourrons alors comprendre comment la dchance de lthique romantique en esprit du consumrisme se produit par une viction de lhrosme hors de lhdonisme, cest--dire une littralisation de lhdonisme qui deviendra sa propre rfrence et devra sexacerber en consommation effrne pour maintenir lhyper-refoulement de la terreur mortelle. Cette dchance doit tre vue comme lun des signes majeurs du dsenchantement du monde dont nos avons dj parl dsenchantement qui fait que le sujet hdoniste na plus aucune universalit transcendante viser travers ses pratiques conomiques. Se consumer deviendra consommer , voire mme finalement se consommer

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    4.ii. Le refoulement de la terreur mortelle

    4.ii.a. Conflit psychique et dsir Freud combine, dans son anthropologie fondamentale, des aspects mcanistes et des

    aspects naturalistes. (Raison pour laquelle lanthropologie psychanalytique peut tre vue, en premire approximation, comme une sophistication de lanthropologie de lhomo conomicus8.) Il base le concept dinconscient sur la dynamique du refoulement des pulsions. Il y a refoulement parce quil y a conflit psychique. Le conflit psychique est le rsultat dintentions, de souhaits, de dsirs tous lis la place centrale, sinon exclusive, occupe dans la vie psychique par les motions. Brown rappelle la maxime freudienne :

    Seul un dsir est capable de mettre en action notre mcanisme psychique. (p. 21)

    Mais pourquoi les dsirs engendrent-ils le conflit psychique ?

    La ralit impose lhomme la ncessit de renoncer au plaisir : la ralit frustre le dsir. Le principe du plaisir est en conflit avec le principe de la ralit et ce conflit est la cause du refoulement. (p. 21)

    Enfin, le refoulement engendre la nvrose qui, dans le vocable freudien, regroupe toutes les satisfactions substitutives comme la posie, la religion et, plus gnralement, la culture humaine qui se dveloppe au long du temps historique. Il existe donc un lien troit entre lhistoire des cultures humaines et la nvrose des individus humains, au point que Brown considre que le temps historique est une manire dtre caractristiquement humaine (p. 131). Plus exactement,

    le processus historique est appuy par le dsir prouv par lhomme de devenir autre quil nest. Et ce dsir est essentiellement inconscient. (p. 30)

    Proprit que nous avons dj rencontre chez Campbell quand il parle de fuite imaginaire et que Brown reprend son compte dans quasiment les mmes termes :

    les rves, les symptmes nvrotiques et toutes les autres manifestations de linconscient, telles que les fantaisies de limagination, reprsentent un quelconque degr le besoin de fuir ou de nier une ralit qui se rvle impossible supporter. (p. 22)

    4.ii.b. Dialectique nvrotique des pulsions Mais quest-ce qui cause cette tension constante lintrieur de lappareil psychique

    humain ? Brown suggre que la raison profonde rside dans ce quil appelle la dialectique nvrotique des pulsions (ou des instincts , selon une traduction vieillie) qui serait, elle aussi, spcifique lanimal humain. La dialectique comporte deux pulsions : la pulsion de vie et la pulsion de mort. Dun ct, tout organisme aspire se perptuer et jouir de faon rotique de lnergie vitale, avec des composantes motives dexpansion et de dilatation ; dun autre ct, tout organisme se sait (mais les guillemets nous alertent sur le caractre problmatique de ce savoir ) vou un retour linorganique, l homostase qui est littralement un point mort. Dans les organismes non humains, la dialectique de ces pulsions est non nvrotique : la vie est le chemin vers la mort, la mort est la condition de la vie ; la synthse dialectique se fait automatiquement et en ce sens, lanimal vit dans un tat constant de satisfaction tat qui nexclut pas le manque passager mais qui ne se

    8 Voir notamment louvrage de lconomiste Serge-Christophe KOLM, LHomme pluridimensionnel : Bouddhisme, marxisme, psychanalyse pour une conomie de lesprit, Paris, Albin Michel, 1986, notamment le chapitre VI.

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    transforme jamais en frustration. Il y a unit dialectique. Que se passe-t-il chez lhomme ? Lunit devient dchirement.

    Lanimal nvrotique est lanimal insatisfait ; linsatisfaction de lhomme implique la rupture de lquilibre tabli entre la tension et la dcharge de la tension, qui gouverne lactivit des animaux. Le refoulement des instincts transforme le principe statique de lhomeostasis chez les animaux en principe du plaisir dynamique chez lhomme. (p. 114)

    Cette inscription du plaisir dans le temps saccompagne de deux autres phnomnes corrlatifs :

    (a) La recherche de la nouveaut.

    Par suite du refoulement, la tendance la rptition tablit une fixation au pass qui dtourne le nvros du prsent et le voue la recherche inconsciente du pass dans lavenir. Ainsi la nvrose fait apparatre la recherche de la nouveaut [dont le but inconscient] est la rptition. (p. 116)

    (b) La fuite devant la mortalit. Lhomme est spontanment agressif aussi bien envers les autres (sadisme) quenvers lui-mme (masochisme). Mais en fait, lautodestruction est un consentement la mort alors que la destruction dautrui est une extriorisation de la mort, donc un signe primitif de notre tendance inne fuir devant cette finitude mortelle qui pourtant nous habite pourtant sans cesse comme lcrit Brown,

    cette extroversion de linstinct de mort est une solution spcialement humaine dun problme spcialement humain. Cest le dsir de fuir la mort qui met lhumanit en prsence de ce problme : quel usage faire de sa mort biologique inne, quel usage faire de sa mort refoule ? (p. 127)

    Dailleurs, ces deux phnomnes nen font quun en ralit, puisque recherche de la nouveaut et refoulement de la mortalit sont le signe dun refus du temps :

    Quelle est la relation entre la fixation au pass et le refoulement de la mort ? Le moyen terme est vident : le refus de vieillir. (p. 130)

    Cest ce qui fait crire Brown cette phrase remarquable :

    Les pyramides et les gratte-ciel, monuments plus durables que lairain, montrent quel point lactivit conomique du monde est en grande partie aussi un dsir de fuir la mort. (p. 127)

    4.ii.c. Importance cosmique , immortalit et culture Sur le thme du refoulement de la terreur mortelle, Becker se trouve en accord profond

    avec Brown (mais non sur le thme du dfoulement , comme nous le verrons). Il ajoute cependant un aspect essentiel qui est la notion de importance cosmique (en anglais : cosmic significance ) quil relie ce quil appelle le causa sui project projet mtaphysique inconscient qui habiterait ltre humain depuis sa naissance et qui serait peut-tre la cause premire du refoulement.

    Selon Becker, lun des moteurs fondamentaux du comportement humain est

    la prrogative dune auto-extension illimite, ce que nous pourrions appeler l importance cosmique . (p. 3)

    Il entend par l laspiration inne lorganisme humain doccuper toute la place quil peut occuper, propre

    une crature qui a besoin de se ressentir elle-mme comme un objet de la plus primordiale valeur : le premier de lunivers, reprsentant lui seul toute la vie. (p. 3)

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    Cette tendance narcissique lexpansion se signale, au plan existentiel, par le rle fondamental jou dans la culture humaine par lhrosme. Attention : il sagit ici de ce que Freud a appel le narcissisme primaire , qui est li de faon inextricable notre nature organique, notre pulsion de vie. Ceci implique que, pour Becker toute socit humaine, toute culture est ce quil appelle un systme dhrosme (p. 4) et il fait intervenir un aspect crucial que nous avions dj rencontr, sous une forme un peu diffrente, chez Campbell dans sa discussion de limagination hdoniste :

    la nostalgie [yearning] naturelle de lhomme pour lactivit organismique, les plaisirs de lincorporation et de lexpansion, peuvent tre nourris sans limites dans le domaine des symboles et donc voquer limmortalit (p. 3)

    Il existe donc un lien troit entre le symbolique/culturel et laspiration inconsciente limmortalit : et de fait, pour Becker

    de toutes les choses qui meuvent lhomme, lune des principales est sa terreur de la mort, [de sorte que] lhrosme [donc la culture] est avant toute autre chose un rflexe de la terreur de la mort (p. 11)

    Il montre que cest trs prcisment cette terreur mortelle qui cause de faon primaire le refoulement de la mort refoulement d, comme chez Brown, un vcu de scission radicale entre la dynamique de vie/expansion et la dynamique de mort/annihilation. Aucun tre humain nest indemne de cette terreur, mme quand il pense ne pas la ressentir ; sil ne la ressent pas, cest prcisment que des satisfactions compensatrices efficaces ont t apportes par la mcanique culturelle du refoulement. La vie socioculturelle en tant que systme dhrosme est donc le lieu par excellence o se joue ce refoulement. Ce qui, l aussi, fait crire Becker cette phrase remarquable :

    Dites un jeune homme quil est destin tre un hros et il rougira. Nous dissimulons notre combat en empilant des chiffres sur un livret bancaire afin de reflter en priv notre sentiment de notre valeur hroque. Ou bien en possdant une maison un peu plus belle que celle de nos voisins, une plus grosse voiture, des enfants plus intelligents. Mais en dessous il y a la pulsation de la nostalgie [ache] de notre exception cosmique, mme si nous la masquons par des aspirations de moindre envergure (p. 4)

    4.iii. Lhrosme existentiel aux fondements de la subjectivit romantique

    4.iii.a. Gense de la rvolte nostalgique inconsciente Ce que nous a permis la discussion jusquici, cest de comprendre que le refoulement, la

    terreur mortelle et lhrosme existentiel sont intimement lis dans la subjectivit humaine. Plus exactement, lhrosme existentiel en tant que tentative du sujet de se forger une importance cosmique est la face visible dun processus largement inconscient de refoulement de la terreur mortelle. L o Brown montre quen lhomme il y a une dchirure irrmdiable entre la pulsion de vie et la pulsion de mort (dchirure qui donne naissance lhistoire des cultures en tant que symptmes nvrotiques), Becker montre quen lhomme il y a en mme temps une union indissociable entre aspiration lexpansion de soi et refoulement de la terreur de lannihilation de soi. Tels sont les fondements de la rvolte nostalgique inconsciente qui serait, selon nos deux auteurs, un invariant culturel de lhumanit.

    Ce qui varie, ce sont videmment les traductions socio-historiques de cet invariant, cest--dire les types de systmes dhrosme que les hommes se sont forgs au fil de leur histoire. La trajectoire de lOccident a t celle dune mergence graduelle de lhdonisme et de lautonomie morale. Les socits occidentales ont donn naissance progressivement la figure dun sujet la fois dsenchant et rvolt, cest--dire un sujet qui sest arrog vers le dedans les vertus enchantes que les hommes primitifs, et jusqu la Renaissance,

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    attribuaient la nature magique9. Cest ce sujet-l qui forme peut-tre la base de lthique romantique : comptant sur ses propres ressources expressives et sur sa propre capacit ressentir le plaisir et la douleur, il se pose dsormais seul face un cosmos au sein duquel il se sait insignifiant, pris entre linfiniment petit et linfiniment grand priv, donc, des ressources primitives de symbolisation de lhomme pr-moderne et rabattu sur des sens et une imagination dsormais arrachs la symbiose (elle-mme imaginaire au sens de Becker) avec le cosmos.

    4.iii.b. Deux traitements du refoulement Il semble donc vident que lalternative se pose sans cesse entre deux schmas

    diamtralement opposs de traitement du refoulement de la terreur mortelle : Schma beckrien : Refoulement assum [ vie organismique ncessairement

    insatisfaisante ] Hrosme projectif ou promthen Romantisme tragique Protestantisme rigoriste

    Schma brownien : Dfoulement [ vie organismique pleinement satisfaisante ] Hrosme rgressif ou individualiste Romantisme orgiaque Protestantisme pitiste/ sensualiste

    Becker est en dsaccord total avec Brown sur son ide selon laquelle une vie humaine sans refoulement serait possible. En effet, cela reviendrait nier la ncessit absolue du transfert de langoisse de mort sur un complexe symbolique quelconque nier, donc, la ncessit absolue de la culture et croire que le refoulement de la terreur mortelle nest quun accident passager dans le droulement de lhistoire de lespce humaine. En ce sens, lhdonisme autonome que Campbell diagnostique la racine de lthique romantique risque de devenir sa propre rfrence, donc de devenir le lieu o lon refoule le refoulement pour cultiver le fantasme dun prsent ternel de pur plaisir et de pure paix (p. 266).

    Ce serait une sorte dhrosme sans symbole et sans mtaphysique, ce qui pour Becker est le comble de la contradiction. En dautres termes, on peut peut-tre rinterprter lhdonisme imaginatif autonome de Campbell comme une forme minemment illusoire dhrosme hdoniste ou dhdonisme hroque alors quil serait, selon Becker, un paganisme modernis qui repose sur le fantasme du dfoulement ( travers le plaisir imaginatif) et qui mne des figures dexistence sub-humaine, dhumanit r-animalise. Pourtant, cette rgression individualiste se fait sans aucun abandon de lEgo bien au contraire ! Du coup, avec le fantasme brownien du dfoulement et dune vie pleinement satisfaisante, donc dlie de toute angoisse de la mort, on assisterait peut-tre une ruse suprme du paganisme commercial. Ce sera lun des thmes du prochain chapitre.

    Pour Becker au contraire, la cl de lhrosme est labandon de lEgo malgr la peur de la mort, et la conversion (de nature religieuse ; cf. Kierkegaard) de lhdonisme imaginatif en force de caractre, donc le dpassement du refoulement vers une sublimation de langoisse en solidarit et en compassion voire, comme nous le verrons plus tard, en capacit danalyse critique de la socit et en volont active de changer son organisation. Tout ceci en dpit, ou mme grce, langoisse mortelle. Ce dpassement, nous indique Becker en suivant Kierkegaard, ne peut tre que religieux , quoique en un sens encore indit. En somme, nous aurions le choix entre deux formes de r-enchantement, correspondant deux 9 Pour dexcellentes mises au point sur lmergence du sujet occidental, voir Charles TAYLOR, Sources of the Self : The Making of Modern Identity, Cambridge, Harvard University Press, 1989 ; Richard TARNAS, The Passion of the Western Mind : Understanding the Ideas That Have Shaped Our World Views, New York, Harmony, 1991 ; et Richard TARNAS, Mind and Cosmos : Intimations of a New World View, New York, Viking, 2006.

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    interprtation trs diffrentes de lthique romantique, postrieurement lirrmdiable dsenchantement wbrien : dun ct, le renchantement orgiaque li une fusion renouvele entre lhomme et sa nature organismique ; de lautre ct, le renchantement tragique qui considre pulsion de vie et pulsion de mort comme dfinitivement et irrmdiablement scindes et qui table sur la compassion promthenne des hommes les uns envers les autres.

    5. De la consumation de soi la consommation de soi : L involution du hros romantique

    5.i. Consommation et peur de la mort

    Par rapport lapproche du choix rationnel, lavantage des approches campbellienne (= wbrienne largie), brownienne et beckrienne est douvrir la possibilit dun effet inconscient de la subjectivit agissante sur la structure daction effet dont le paradigme du choix rationnel aurait le plus grand mal rende compte. En effet, il devrait alors postuler tout dabord (a) que tous les actes ressortissent de choix conscients (correspondant des raisons dagir que lagent est capable de se formuler sans aide externe) et ensuite (b) que les choix des agents portent entre autres choses sur des actes destins refouler consciemment une angoisse existentielle fondamentale Campbell et Brown mnagent du moins la possibilit dune dialectisation du refoulement et du dfoulement : dabord une phase de refoulement de la terreur mortelle, puis une phase (ou un moment) de dfoulement soit imaginatif, soit organismique Becker restant, quant lui, nettement plus en retrait et optant pour un hrosme plus rigoriste que pitiste, et dont la connexion avec le consumrisme hdoniste est a priori plus difficile dcoder (dans la mesure o il range la consommation demble dans ce quil appelle les silly heroics de la socit postmoderne, p. 7).

    Le consommateur hdoniste que nous prsente Campbell a donc des racines trs complexes ancres dans la complexit inhrente lhritage romantique lui-mme. Il nen ressort pas moins un schma fondamental trs unifi : la pratique conomique serait le lieu culturellement construit dune multitude dactes (en loccurrence, de consommation) destins en dernier ressort garder lcart la peur de la mort soit par dfoulement corporel (Brown), soit par dfoulement mental (Campbell), soit enfin par redoublement du refoulement (Becker).

    Dans lide dun consommateur pointilliste chez Bauman, qui se fabrique des instants dternit successifs, on retrouve le versant orgiaque de la pense de Brown avec son ide que le dfoulement complet serait une abolition du temps et lavnement dun ternel prsent ; ceci prs que Brown croit littralement cette possibilit dun dfoulement alors que Campbell, de son ct, sans tomber ncessairement dans le pessimisme mthodologique de Becker, nous laisse dans le doute quant savoir si son hdonisme imaginatif relve du dfoulement ou du refoulement. (Il y a sans doute un peu des deux, mais en fin de compte il semble que le dfoulement campbellien soit avant tout un hyper-refoulement, ce qui rejoint le diagnostic de Becker.)

    De mme, les ides de base de la TMT selon lesquelles (a) laffect de base qui meut laction des tres humains nest pas la pulsion sexuelle, mais bien la peur de la mort, et que (b) de surcrot la peur de la mort nest purement infantile mais sancre dans lexprience de vie mme, celle de ladulte comme celle de lenfant, sont en accord avec lune des thse fondamentales de Brown et de Becker. Ceux-ci, dans leur relecture de Freud, voient les pulsions sexuelles comme un des symptmes ventuels de la terreur mortelle, et non

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    linverse. (Certains biologistes dfendent aussi cette ide, notamment Jacques Ruffi dans son livre fameux sur Le Sexe et la mort10.)

    Au fond, notre apprhension du consommateur moderne est gomtrie variable, en ce sens que ces trois modalits du rapport la mortalit se distribuent en deux catgories : celle de lindividualisation extrme chez Campbell ou dans un certaine interprtation de Brown ; celle, au contraire, dun retour une fusion du consommateur dans un plus vaste que soi fusion qui correspondrait une no-animalit dans une autre interprtation de Brown (fusion avec lEspce) et un no-hrosme promthen chez Becker.

    5.ii. Consommation et hrosme existentiel

    Sans interruption depuis 1920 donc, et avec des origines remontant mme au XIXe sicle, un courant de thorie psychoculturelle tente de proposer une conception alternative de laction sociale, base sur cette ide fondamentale que nos dispositifs culturels sont issus de nos projets hroques face notre inluctable et impensable mortalit. Notre discussion nous montre cependant que ce courant est fondamentalement ambigu en ce sens quil semble proposer deux issues diamtralement opposes cette confrontation la mortalit : soit lune ou lautre version de lhyper-refoulement quitte ce que cela se prsente sous les apparences dun dfoulement complet ; soit linverse lune ou lautre version de lhrosme promthen ou kierkegaardien auquel cas le refoulement, devenu authentiquement conscient et donc assum lucidement, pousse les acteurs btir consciemment des illusions et tirer leur sentiment dhrosme de cette lucidit.

    Au fond, la question lancinante dans cette sociologie existentielle est toujours la mme : lillusion peut-elle tre dpasse ? Pour Brown, cest un oui massif, et la fin de son ouvrage il fait lui-mme appel lthique romantique en la ramenant toutefois une utopie du corps pleinement libr, de lexistence organismique pleinement satisfaisante, comme si lauthenticit la plus profonde du hros romantique tait de se consumer en plongeant dans loubli dfinitif de sa mort mesure quil redevient ce quil a vocation dtre : un animal jouisseur hors du temps de lhistoire. Pour Becker, en revanche, la latitude dune relle lucidit est extrmement troite, et il reproche amrement Brown de se tromper de romantisme : la jouissance organismique que visent les mouvements hippies des annes 1960 ne peut mener, selon lui, qu un redoublement du refoulement et au remplacement du hros romantique par l hrosme bbte (silly heroics) de la consommation capitaliste. Lhistoire post-1968 semble lui avoir donn raison, puisque (comme la notamment montr lcrivain Michel Houellebecq avec amertume) la gnration hippie sest transforme bon an mal an en une cohorte de participants disciplins la production et la consommation capitaliste, compensant les frustrations existentielles vcues dans la sphre de la production par des pseudo-dfoulements purement imaginaires dans la sphre de la consommation. cause dune mauvaise comprhension des conditions requises pour un rel dpassement du refoulement, les contestataires de mai 68 auraient donc ncessairement engendr la socit de consommation, au nom mme du droit jouir quils posaient comme ressort (bien illusoire) de lhrosme existentiel.

    Crateur autonome et imaginatif de son pseudo-sens existentiel, le consommateur moderne est un hros romantique exactement invers : il ne se consume plus (ni dans le faux hrosme dfoul de Brown, ni dans le vrai hrosme promthen et compassionnel de Becker), il consomme des biens pour, en dernire instance, se consommer mais de faon mentale, rptitive, non oriente ce qui correspond assez bien au portrait psychologique dress par Campbell, ceci prs quen-dessous, ce qui travaille le sujet capitaliste est une angoisse mortelle dnie qui nourrit et renforce le fonctionnement de la logique capitaliste. 10 Jacques RUFFI, Le Sexe et la mort, Paris, Seuil, 1986.