Souvenirs de famille -...

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Souvenirs de famille Chronique de la famille Liétaert, première moitié du 20 e siècle Les initiales sont celles des membres de la famille nés entre 1925 et 1930 voir liste complète en Introduction 1

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Souvenirs de famille

Chronique de la famille Liétaert,première moitié du 20e siècle

Les initiales sont celles des membres de la famille nés entre 1925 et 1930

voir liste complète en Introduction

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Sommaire

Introduction ………………………………………….. 3

Tableaux généalogiques partiels ………………. 4

1. LES PERSONNES

a) Les ancêtres …………………………… 6

b) La génération née entre 1890 et 1910 … 10

2. CROYANCES, IDEES, VALEURS ……………… 16

3. LE QUOTIDIEN

a) Le travail …………………………………. 21

b) L’école ………………………………………... 23

c) Fêtes et réunions de famille ……………... 27

d) Loisirs ………………………………………… 29

4. LES GUERRES

a) La guerre de 14-18 ……………………. 38

b) La guerre de 40-45 ……………………. 41

5. TRACES ………………………………………………. 54

Conclusion ………………………………………... 57

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Introduction

Cette enquête ne se prétend pas scientifique. Ce n’était pas notre objectif et nous n’avons pas la formation adéquate pour répondre à ce critère. Elle correspond juste à une envie de garder des traces d’un passé familial.

Autant il nous semble que vivre dans le passé n’a pas grand intérêt, autant nous pensons que connaître le passé, à quelque niveau que ce soit, permet de mieux se connaître soi-même et de mieux vivre le présent. C’est la raison principale, outre le plaisir qu’elle nous a procurée, de cette « chronique familiale ».

Pour la réaliser, nous avons interviewé 1 cousin et 5 cousines nés entre 1925 et 1930. Nous les avons rencontrés, en Belgique ou en France. Edouard Liétaert (1929) étant au Congo et Gérard Liétaert (1929) au Venezuela n’ont pas pu faire partie des interviewés mais Gérard Liétaert nous a fait parvenir ses souvenirs par courrier postal.Les interviewés sont, dans l’ordre chronologique de naissance :

Gérard Pypaert (1926) interviewé le 4 octobre 2010Marie-Thérèse Pypaert (1928) interviewée le 20 avril 2010Marie-Gérard Liétaert (1928) interviewée les 8 et 9 juin 2010Jany Pypaert (1929) interviewée le 4 octobre 2010Marguerite Liétaert (1930) interviewée le 2 août 2010Thérèse Liétaert (1930) interviewée le 20 avril 2010

Nous les remercions très sincèrement d’avoir bien voulu se prêter au jeu, de nous avoir si gentiment accueillis, de nous avoir transmis leurs souvenirs et vérifié l’exactitude de leur retransmission écrite.

Ce qui suit est la synthèse la plus objective possible de ce qu’ils nous ont rapporté, les souvenirs comportant forcément une part de subjectivité et d’inexactitude. Nous espérons que ce document vous intéressera autant qu’il nous a été agréable de le réaliser.Il suscitera peut-être d’autres souvenirs, des réactions ou rectifications, de la part des générations qui ont suivi et connu, elles aussi, de près ou de loin, les événements que nous relatons.

Guylaine et André Lietaert (15 déc.2010)

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Afin de rendre la lecture de ce qui suit plus compréhensible à tous, voici au préalable des tableaux généalogiques partiels.

Généalogie Liétaert

Edouard Liétaert x Adolphine Debosschère(1827-1888) (1826-1900)

/ / / / /Hortense Jules Victorine Omer Aline(1853-1878 (1857-1936) (1861- ) (1866-1947) (1869-1956) x x x Rédemptoriste Religieuse Armand Carpentier Jeanne Lestienne Henri Vlieghe au Canada aux Filles de (1850-1938) (1866-1911) (1868-1930) la Croix

>MargueriteReligieuse auxFilles de la Croix

Généalogie Lestienne

Alphonse Lestienne x Sidonie Vandermeulen(1839.1907) (1841-1873)

___________________________________________________________________________Gustave Jeanne Flore Hélène Gustave(1864-1867) (1866-1911) (1868-1963) (1871-1932) (1873-1873) x x x Jules Liétaert Jules Moulard Omer Dubuisson (1857-1936) (1872-1948) (1872- ) >Jean >Berthe >Jules x Fernand Dubuisson

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Généalogie Liétaert ou Lietaert/Lestienne

Jules Liétaert(1857-1936) x Jeanne Lestienne(1866-1911)___________________________________________________________________________1)Alphonsine x Joseph Pypaert * >Gérard (1926) (1894-1988) (1898-1988) * Marie-Thérèse (1928) N.B.les noms des (x1924) * Jany (1929) personnes Charles (1931) interviewées Paul (1932-2006) sont précédés Monique (1934) du signe *2)Julia (1895-1970) célibataire 3)Omer x Jeanne Debouvries *>Marie-Gérard (1928) (1897-1984) (1903-2004) Edouard (1929) (x1927) * Marguerite (1930) Jeannette (1932) Jean-Paul (1934) Jacqueline (1937) Nicole (1940) André (1942)4)Jean x Léa Decandt *>Thérèse (1930) (1898-1970) (1896-1968) Charles (1932) (x1929) Pierre (1933) Annie (1935-2009) Michel (1936) Bernard (1937-1991) Jean-Marie (1939-2008) Geneviève (1941)5)Paul x Simone Dubuisson *>Gérard (1929) (1899-2003) (1907-1997) Paul (1931) (dit Popaul) (x1929) Agnès (1932) Bernadette (1934) Françoise (1935) Christiane (1938) Xavier (1948)6)Anne-Marie (Ninette) (célibataire) (1902-1985)7)Gérard (prêtre) ((1903-1978)8)Joseph x Alphonsine Dufort(Tina) >Ghislaine (1935-1995) (1908-1965) (1911-1993) Anita (1937-2004) (x1934) Claire (1938-1951) Patrick (1943) Viviane (1944)9)Jules (Julot) x Thérèse Debaes > Marie-Claude (1936) (1910-1994) (1910-1992) Philippe (1938-2004) (x1935) Martine (1940) Ghislaine (Guylaine ou Guy-Guy) (1942) Colette (1943)

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L’eau du fleuve est toujours

l’eau des sourcesAndré Calvas

1. LES PERSONNES

a) Les ancêtres

Ce qui suit ne fait pas partie, à proprement parler, des interviews mais nous avons cru utile de commencer par les origines.Les informations que vous trouverez dans ce chapitre s’appuient en grande partie sur une documentation de Paul Pypaert (1932-2006), féru de généalogie et d’histoire familiale. Elles se basent aussi sur des lettres envoyées du Canada par Omer Liétaert (1866-1947) et d’Inde ou d’Italie par Aline Liétaert (1869-1956), tous deux faisant partie de la fratrie de Jules Liétaert (1857-1936), notre ancêtre.

La généalogie actuelle de la famille Liétaert remonte à 7 générations si l’on prend comme point de départ celle de notre aïeul Jules Liétaert. Etienne (1589- )Etienne (1680-1772)Jean-Baptiste (1719- )Jean-Baptiste (1743-1785)Constantin (1785- )Edouard (1827-1888)Jules( 1857-1936)

À propos de l’orthographe du nom LIETAERT , le service d’Etat civil de la ville de Mouscron précise, suite à notre demande : « Après vérification des tables décennales, le nom patronymique « Lietaer » ou « Lietaert », dans les décennies précédant l’année 1940, a un accent aigu sur le premier « e » du nom. Par contre, à partir de 1940 et les décennies suivantes, l’accent aigu n’apparaît plus ».Ceci est valable, bien sûr, pour les membres de la famille nés à Mouscron.

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Il est vraisemblable qu’à l’origine, nos ancêtres étant flamands (cf ci-dessous), le « e » s’écrivait sans accent. Au fur et à mesure de la francisation de la famille, le « e » a acquis l’accent. Pourquoi celui-ci a-t-il disparu à nouveau à partir de 1940 ? Est-ce à mettre en relation avec l’occupation germanique ? Nous ne pouvons faire que des suppositions.Gérard (Pypaert) se souvient en tout cas qu’on parlait, dans la famille, d’un extrait de baptême où le baptisé, le père et le parrain étaient tous des Lietaert mais leurs noms s’écrivaient de trois façons différentes !Dans la présente synthèse, nous adopterons la règle administrative, c’est-à-dire que nous orthographierons le nom avec « é » jusqu’en 1940 et avec « e » après 1940.

Jean-Baptiste (1719- ) occupait une petite ferme (aujourd’hui disparue) à Lauwe. Nos ascendances Liétaert sont donc paysannes et flamandes. Edouard, né en 1827 à Harelbeke, était tailleur de son état. Comme il y avait deux tailleurs dans ce village, Edouard est allé s’établir à Mouscron (rue de la Station, chez Goemans). Il a ouvert ensuite un magasin au Mont à Leux, où il vendait des costumes aux Français pour 50 frs. C’était un grand libéral (à cette époque le mot n’a pas la même signification qu’aujourd’hui, il a un sens proche de la franc-maçonnerie de l’époque, c’est-à-dire très anti-clérical). Mais il épouse une grande catholique, Adolphine Debosschère. Il se convertira peu avant sa mort. C’est à son arrivée à Mouscron que le nom Lietaer prend un « t » à la fin (erreur d’état-civil ?). Peut-être l’accent sur le « e » date-t-il de cette même période.Edouard et sa femme auront 5 enfants : 3 filles (Hortense, ép. Carpentier ; Victorine, ép.Vlieghe ; Aline, religieuse à Rome et aux Indes) et 2 garçons (Omer, Rédemptoriste au Canada, et Jules, notre aïeul)

Jules est né le 10 janvier 1857 à Mouscron. Dans sa fratrie, il est le seul enfant à perpétuer la lignée. Sa descendance sera pourtant prolifique, même si le patronyme Lietaert se fait de plus en plus rare : une quinzaine de garçons seulement dans la génération 1950-1990 ; et dans la génération suivante (1990 et après), -pour ce que nous en

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savons-, les garçons portant le nom Lietaert ne se comptent plus que sur les doigts d’une main. Très catholique, comme sa mère, il entre en conflit avec son père, libéral et quitte le domicile familial à 18 ans. Sans aucun moyen financier, il part à Paris étudier le métier de tailleur, celui de son père. Il y restera 2 ans, en compagnie d’Armand Carpentier, un homme de la région de Mouscron qui est allé à Paris pour apprendre le métier de cordonnier. Armand s’installera par la suite à Courtrai et épousera Hortense, la sœur de Jules.Jules revient à Mouscron pour le tirage au sort du service militaire. Il tire un bon numéro et ne doit pas faire son service. (À cette époque, le service militaire était décidé par tirage au sort ; celui qui tirait un mauvais numéro pouvait le revendre, très cher, à un jeune homme démuni qui prenait sa place…)Jules retourne à Paris, pour fuir son père mais aussi sans doute pour fuir des tourments sentimentaux : il est amoureux d’une jeune-fille de Luingne mais la mère de Jules (très catholique ne l’oublions pas) ne veut pas de ce mariage car « un scandale pèse sur la famille de la jeune-fille » ! Jules obéit à sa mère mais préfère sans doute s’éloigner.Il finira par épouser Jeanne Lestienne qui est, elle aussi, un cœur blessé, puisqu’elle vient de perdre son amoureux, Alfred Nys, fils d’un fabricant de cigares, mort subitement, en pleine jeunesse, d’une rupture d’anévrisme. (N.B. Le père d’Alfred Nys ne voulait pas de ce mariage…Décidément, les parents intervenaient beaucoup dans le choix de leurs enfants, en ce temps-là !)Aline, la sœur de Jules, a plus que probablement, favorisé le mariage de son frère avec Jeanne Lestienne. Le père de Jeanne, Alphonse Lestienne, était un « ami et conseiller » d’Aline, ainsi que l’atteste une lettre écrite par le Père Rédemptoriste Omer Liétaert, lors du décès de son frère Jules. Aline s’était découvert, à 23 ans, une vocation religieuse. Elle se culpabilisait vraisemblablement d’abandonner le frère avec qui elle s’entendait très bien. Trois mois après le mariage, Aline arrivait au noviciat de Liège, conduite par les nouveaux mariés en voyage de noces. (informations recueillies dans une lettre d’Omer Liétaert à ses neveux et nièces, en 1936, lors du décès de son frère Jules.

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Ce document est visible sur le site http://home.scarlet.be/sitelietaert/ ,à la rubrique « Divers » (Documents)Jules mourra en clinique à Courtrai, le 18 mars 1936.Jeanne Lestienne est née le 17 décembre 1866 à Mouscron ; elle mourra le 13 mars 1911 alors que le dernier de ses 9 enfants vivants a 9 mois.

La généalogie Lestienne remonte à 7 générations à partir de celle de Jeanne.Pierre (1688-1765)Pierre-François (1722-1790)Pierre-Joseph (1756-1819)Pierre-Joseph (1779-1827 ou 1837)François-Joseph (1811-1885)Alphonse (1839-1907)Jeanne (1866-1911)

À la mort de sa femme, Jules Liétaert avait probablement des difficultés pour payer les honoraires de la clinique de Courtrai où Jeanne avait été soignée et où elle était morte puisqu’une liste de donateurs (certains, anonymes) a été ouverte, qui a réuni les 338 frs réclamés. Le décès de sa femme, à 44 ans, a dû, sans aucun doute, raviver en notre aïeul, Jules Liétaert, un vieux souvenir : celui de la mort, à 25 ans, de sa sœur Hortense qui avait mis au monde sa fille Marguerite « au prix décidé d’avance de sa propre vie »(Source : lettre du Père Omer Liétaert, déjà citée plus haut et disponible sur le site Liétaert)

Pour ce qui est de la famille Lestienne, elle est originaire (depuis 1715 en tout cas) de Luingne. Le grand-père de Jeanne, François-Joseph, né en 1811, est le premier de la lignée à être né à Mouscron ;Le père de Jeanne, Alphonse Lestienne, né le 11 mai 1839 à Mouscron, ne savait ni lire ni écrire. Il a appris à lire dans les journaux à l’âge de 18 ans. Il a d’abord travaillé à l’usine, puis a déménagé au Cercle catholique (coin des rues des Moulins et Tourcoing)

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Il a épousé Sidonie Vandermeulen dont il aura 5 enfants (3 filles : Flore, ép. Moulard ; Hélène, ép.Dubuisson ; et Jeanne), et 2 garçons, (tous deux prénommés Gustave et morts en bas âge). En 1889, les libéraux sont renversés, il y a des bagarres à Mouscron, la gendarmerie charge à cheval, on jette des pavés dans les fenêtres du Cercle catholique. La femme et une fille d’Alphonse (Hélène) rejettent les pavés sur les assaillants.En 1905, Alphonse est crieur public et afficheur (il paie sa patente 5,71 fr). Il devient propriétaire de 2 maisons au Haut-Judas (Mont à Leux). Dans ses vieux jours, il vivra chez sa fille Hélène puis chez son beau-fils Jules Liétaert, au 108 rue de la Station (deviendra ensuite le 100 ? ou déménagement ?)Ses deux fils étant morts en bas âge, l’un à 3 ans, l’autre bébé, Alphonse a eu toute sa vie du chagrin de n’avoir pas de garçon. Il était le parrain d’Alphonsine, (prénommée ainsi à cause de son parrain), la fille aînée de Jeanne et de Jules Liétaert son beau-fils.

b) La génération née entre 1890 et 1910(À partir d’ici, les données proviennent essentiellement des interviews effectuées)

Pour cette génération née entre 1890 et 1910, la mort de la maman (Jeanne Lestienne, 44 ans) est un traumatisme. Elle laisse un mari (54 ans) et 9 enfants dont l’aînée a 17 ans et le plus jeune 9 mois.

L’aînée, Alphonsine, s’occupera des « gros travaux » (lessives, cuisine etc.).La lessive était un événement important. Elle se faisait toutes les six semaines. On chauffait l’eau sur de grands feux à bois ; les bâtons qui servaient à remuer le linge se retrouvaient blanchis par le savon, il y avait de l’eau partout.Mais Alphonsine n’avait pas été « propulsée » du jour au lendemain dans cette lourde tâche. Dès l’âge de 13 ans, elle avait dû quitter l’école pour aider à la maison. Jamais elle n’exprima de rancœur à ce sujet et son sens de l’accueil restera légendaire dans la famille. Les générations plus jeunes retrouveront un peu cette même atmosphère accueillante chez Joseph et Tina, des années plus tard.

Julia, la seconde (15 ans) s’occupera plutôt des enfants qui suivent.

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Leur tante, Hélène, sœur de leur mère, qui habitait dans le Nord de la France, les aidera beaucoup.

De loin, une autre tante (côté paternel), Aline, religieuse aux Indes et à Rome, directrice provinciale de la Congrégation des Filles de la Croix,

forte personnalité, qui lui vaut d’être qualifiée de « maîtresse-femme » ou de « prêtresse-femme » par certains de nos interviewés, a une influence considérable sur la famille de son frère.

Tous les enfants (Alphonsine, Julia, Omer, Jean, Paul, Ninette, Gérard, Joseph, Jules) ont été marqués à des degrés divers par ce décès de leur maman. Il se disait dans la famille que Joseph (2 ans) aurait été celui qui en avait le plus souffert. Mais Omer, des années après, alors qu’il racontait à l’une de ses filles comment son père lui avait appris la mort de sa mère, à 14 ans, en rentrant de l’école, ne pouvait contenir ses larmes.

Les souvenirs de nos aînés interviewés (nés entre 1925 et 1930) concernant leur grand-père, Jules Liétaert, qu’ils appelaient « Parrain » sont assez minces.Ils se souviennent d’un homme peu bavard, assis

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dans son fauteuil en cuir et fumant la pipe ou le cigare mais qui accueillait ses petits-enfants par un sourire rayonnant. Gérard (Pypaert) se rappelle que son grand-père allait jouer aux cartes à la Maison communale située alors rue Royale, à l’emplacement de l’actuelle école St Henri.Gérard Liétaert évoque le jour où l’on est venu le chercher à l’école, (il était en 1ère année), pour rentrer à la maison parce que son grand-père était mort. Mais il ne le connaissait pas vraiment, n’ayant pratiquement pas eu de relation avec ce grand-père.Thérèse (6 ans alors) se remémore sa dernière visite à son grand-père, sans doute juste avant la mort de celui-ci. C’était si impressionnant pour la jeune enfant qu’elle était, qu’elle a l’impression, dans son souvenir, d’avoir fait une génuflexion comme devant le Saint-Sacrement. Marie-Gérard (8 ans alors) a des souvenirs de l’enterrement. Marguerite (6 ans), se rappelle l’avoir vu, inconscient, dans son lit. Jany se souvient du cortège d’enterrement qui effectua à pied le trajet entre le 100 rue de la Station et l’église Barthélémy, à la Grand-Place, puis au cimetière, rue de Menin.

En ce qui concerne la grand-mère, Jeanne Lestienne, elle était, de l’avis de ses enfants qui l’ont raconté à leurs propres enfants, assez sévère et stricte, ce qui s’explique assez quand on sait qu’elle avait 9 enfants.

Les parents de nos interviewés évoquaient peu cette période de leur vie.

Les femmes de la génération 1890-1910 n’avaient pas de profession. Ce n’était pas dans les moeurs de l’époque, ou très rare. On considérait qu’une femme aurait pris la place d’un homme en exerçant un métier. Jeanne Debouvries, femme d’Omer, a été secrétaire chez Motte où travaillaient aussi son père et son futur mari, (cf plus loin). Ses patrons étaient très contents d’elle. Un jour, tout le personnel a été augmenté. Pas Jeanne, « parce qu’elle était une femme ». Elle a pleuré toutes les larmes de son corps et, du jour au lendemain, n’a plus voulu mettre le pied dans l’usine, malgré l’insistance de son père qui aurait voulu l’envoyer en Angleterre où elle aurait appris le fonctionnement

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d’une bonneterie. Elle n’a pas voulu quitter Mouscron car elle aimait déjà Omer.

Mais les femmes travaillaient beaucoup pour gérer leurs familles nombreuses (de 5 à 8 enfants). Pendant la guerre, elles avaient souvent des servantes pour les aider car celles-ci trouvaient ainsi le moyen de manger (le soir, elles repartaient avec leur souper) et parfois de se loger. Mais après la guerre, la possibilité de travailler dans les usines textiles de la région (Nord de la France inclus) a apporté une énorme concurrence.Ces jeunes femmes, Godelieve, Adrienne, Suzanne, Julienne et Léona d’une part ; Elvire, Germaine, Suzanne, Maria Mestdagh d’autre part ; étaient apparentées. C’étaient des femmes très courageuses. Venues des villages de Gullegem, Wevelgem ou de Luingne, certaines se sont établies à Mouscron. Suzanne Mestdagh est devenue la propriétaire gérante du restaurant « La Cloche », rue de Tournai, puis du restaurant «Les Charmettes ».

Parmi les femmes de la génération 1890-1910, il faut rendre un hommage évident à l’aînée, Alphonsine, qui, du jour au lendemain, à 17 ans, s’est retrouvée « mère de famille nombreuse ».Elle s’est mariée à 30 ans mais, même mariée, elle passait quotidiennement au 100 rue de la Station pour donner un coup de main.

Il faut réserver une place particulière à ses sœurs Julia (1895-1970) et Anne-Marie, dite Ninette (1902-1985). Ces deux sœurs sont restées célibataires. Julia, très vraisemblablement parce qu’elle avait contracté la tuberculose (à moins que ce ne soit l’inverse et qu’elle ait, indirectement, contracté la tuberculose suite à un chagrin amoureux, comme la rumeur le colportait). Elle a été fiancée, un temps, à Maurice Pycke, un lointain cousin qui fera partie de l’expédition des « 11 tondus » en 1918 (cf plus loin, dans la rubrique « Guerre 14-18 »)Lorsqu’elle était jeune, Ninette était très élégante et avait son petit succès. Avec l’âge, elle est devenue la « cheftaine » connue de tout Mouscron.

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Toutes deux ont consacré leur vie à s’occuper d’autrui : la famille d’abord pour qui la solidarité n’était pas un vain mot, leurs neveux et nièces qu’elles n’hésitaient pas à prendre en pension chez elles quand ils étaient malades et avaient besoin de soins particuliers ou de nourriture revitalisante sans rendre jaloux les autres membres de la fratrie ; ou encore parce que la maman était en clinique.Elles s’acquittaient de cette tâche avec un sens du devoir chevillé au corps et avec fermeté. Elles étaient très intransigeantes et avaient un sens des responsabilités parfois envahissant, n’hésitant pas à donner leur avis sur tout, à créer une pseudo-barrière de protection entre leur père et ses petits-enfants ou à intervenir dans la vie des familles, particulièrement dans celle de leur unique sœur mariée, Alphonsine. Ce n’était pas une époque où les enfants étaient considérés comme des « rois ». Ils se trouvaient face à de nombreux interdits : siffler, se regarder dans un miroir, être félicités ou admirés ne faisait pas partie de la déontologie familiale. L’affection ne se manifestait pas de manière ostentatoire. Les démonstrations d’affection étaient considérées comme anti-éducatives. Vu la quantité de neveux et nièces (39), chaque enfant était vite « détrôné » par le suivant. La contraception n’existait pas et la ligne de conduite en la matière était celle de l’Evangile : « Croissez et multipliez-vous ». À propos du rapport des adultes à l’enfance, Marie-Thérèse se souvient que son papa, Joseph Pypaert, né en 1898, racontait qu’il devait garder sa chemise quand sa grand-mère lui donnait le bain. Thérèse se rappelle que son père, Jean Liétaert, était peu démonstratif mais qu’il n’hésitait pas à réchauffer dans ses mains les pieds glacés de ses enfants. Autres temps, autres mœurs ; l’affection prend parfois des formes bien différentes.

Julia et Ninette étaient on ne peut plus différentes l’une de l’autre. Julia était sérieuse, responsable, ponctuelle et minutieuse. Ninette, reste dans le souvenir de ses neveux et nièces comme une femme autoritaire, généreuse, assez excentrique, tournée vers l’action et l’engagement, toujours débordée et en retard. Dans leur longue vie en commun, Julia s’occupait du magasin et des comptes, Ninette de l’approvisionnement et de la cuisine. Elles jouèrent un rôle considérable dans l’organisation des fêtes de famille, la transmission du goût pour les collections de timbres ou le jeu de mah-jong (cf plus

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loin). Elles jouèrent également un rôle très important en accueillant des réfugiés hongrois dans les années 20, en cachant des réfractaires et en faisant partie de la Résistance (cf plus loin)Ninette se fera connaître dans toute la ville de Mouscron par son activité intense, après la seconde guerre mondiale (quand les meutes s’ouvrent aux filles) dans le mouvement scout où elle était connue sous le nom d’Akela ; par la récolte de vieux vêtements qu’elle envoyait dans les missions aux quatre coins du monde ; par son activité bénévole au « Vieux Marché », une asbl qui récupérait des objets pour aider des gens défavorisés. En 1956, après l’insurrection en Hongrie, la misère s’abat sur ce pays ; n’écoutant que son bon cœur, Ninette s’y rend avec son neveu Philippe, sa 2 CV bourrée de vivres et de vêtements.

Julia et Ninette se sentirent gardiennes d’une tradition familiale qui avait ses principes propres (cf plus loin) et dont elles se sentaient investies, endossant en quelque sorte le rôle et l’autorité des parents disparus.

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2. CROYANCES, IDEES ET VALEURS

La génération née entre 1890 et 1910 a reçu une éducation catholique traditionnelle. Un frère (Omer) et une sœur (Aline) de leur père étaient entrés dans les Ordres, l’un au Canada, l’autre aux Indes puis à Rome. Leur cousine Marguerite devint Religieuse aussi.Pour les enfants de cette génération, le monde était catholique ou n’était pas. On ne savait pas ce qu’était un Protestant ou un Juif. La vision du monde était d’ailleurs très manichéiste : il y avait les bons et les mauvais. Les prêtres avaient une grande influence sur leurs paroissiens, certains étant plus progressistes que d’autres. On allait à la messe tous les jours et les parents étaient les premiers à tancer leurs enfants s’ils y montraient de la mauvaise volonté. Gérard Liétaert rappelle que son père, Paul, avait une dévotion particulière pour la Vierge de Lourdes. Il s’est rendu à plusieurs reprises avec les Scouts à Lourdes pour faire le brancardier et baigner les malades dans l’eau miraculeuse.

Bien qu’éloignée physiquement, tante Aline exerçait un ascendant énorme sur la famille, comme on a déjà pu le constater plus haut à propos du mariage de son frère Jules. S’en est-elle sentie responsable après la mort de sa belle-sœur en 1911 ? Sans doute mais c’était aussi une forte personnalité ; elle voulait que les membres de sa famille soient « à la hauteur », développent leurs « capacités », comme « elle » l’entendait. Et pour cela, il ne fallait surtout pas hésiter à faire des sacrifices financiers et à élever les enfants « à la dure ».

Religion et Politique allaient de pair. La famille Liétaert était politiquement à droite. Gérard Liétaert évoque l’activité de son père, Paul, au Cercle l’Avenir, cercle catholique, où il représentait l’usine Motte, alors que son grand-père Dubuisson était conseiller communal pour les démocrates chrétiens (Cercle ouvrier). Après la guerre, les deux Cercles fusionneront pour former le Parti Social chrétien (PSC), devenu Cdh aujourd’hui.

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La famille était aussi royaliste. De nombreuses photos de cortèges, célébrations religieuses, processions etc. ou de la famille royale en témoignent dans les albums de photos familiaux. Fréquenter « La Fraternelle » (local des socialistes) était interdit, même pour y assister à des projections de films.Une photo montre le magasin de la rue de la Station, tagué d’un JGS rageur (jeunes gardes socialistes)Marie-Thérèse se souvient avoir participé à une manifestation où l’on chantait « Vive la calotte ». Beaucoup, même dans la génération plus jeune, se rappellent des macarons à l’effigie de Léopold III qu’on leur faisait coller un peu partout au moment de « la question royale » après la guerre 40-45. Le jour des élections, quand la droite gagnait, on se rendait au Cercle l’Avenir fêter ça ; l’occasion rêvée et rare, pour les jeunes filles, d’apercevoir des étudiants ! .Omer (1897-1984) a même passé une nuit au cachot à Bruxelles après avoir participé à une manifestation lors de la « guerre scolaire » qui a sévi pendant les années 50.

Cette éducation explique-t-elle le côté altruiste des membres de cette génération ? Comme le disent certaines de nos interviewées, « Ils ne se posaient pas la question, ils partageaient ce qu’ils avaient », « S’il y en avait pour 10, il y en avait pour 12 ».Quoi qu’il en soit, le sens de la solidarité était dans leurs gènes.Cela allait de pair avec une éthique tacite : on faisait son devoir, en toute discrétion, sans s’en vanter.

Le culte du secret était parfois poussé à l’extrême, notamment en ce qui concernait l’énoncé de maladies dont on souffrait, mais il s’est avéré bien utile lorsqu’il s’est agi de ne pas dévoiler le pot aux roses au moment où Julia et Ninette cachèrent des réfractaires pendant la guerre.Thérèse a vécu un certain temps chez ses tantes à cette époque (âgée d’environ une douzaine d’années, elle était anémique et avait besoin de soins particuliers) ; lorsqu’elle rentrait les week-ends chez elle, il lui semblait normal de ne rien dire, ni à ses parents ni à ses frères et sœurs, à propos des gens que ses tantes cachaient.

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La ténacité est une autre marque de fabrique familiale. Alphonsine racontait qu’un jour, ayant été éjectée avec autorité par son frère Omer d’une conversation qu’il avait avec leur père, elle s’était sentie si blessée (elle qui servait de mère à toute la fratrie) qu’elle n’avait plus adressé la parole à son frère pendant un an…Ceci n’est que l’aspect visible et anecdotique d’un tempérament têtu dans lequel bien des descendants se reconnaîtront.

Une autre valeur importante dans cette famille est le sens de l’économie. Il faut dire que pour élever des familles nombreuses avec un seul salaire il fallait faire preuve d’une fameuse ingéniosité.Certains disaient des Liétaert qu’ils étaient riches. C’est vrai que Jules Liétaert (1857-1936) était propriétaire de sa maison, que cette maison possédait une salle de bain (rare à l’époque), que les enfants étaient bien habillés et que les plus jeunes ont pu faire des études. Mais ils étaient loin de rouler sur l’or. Ils voulaient paraître aisés, c’était une question de dignité.

Jules Liétaert était tailleur. Par nécessité il a adjoint à son métier un commerce de mercerie d’abord, puis, après la mort de sa femme, de chemiserie-chapellerie-pelleterie, dont s’occupera essentiellement Julia. Pendant la guerre, le magasin a même vendu des savons, des brosses à dents, des sous-vêtements etc.

Les enfants de Jules Liétaert, qui se sont mariés entre 1924 et 1935, ont tous « tiré le diable par la queue » au début de leur vie de couple.

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À côté de cela, et c’était aussi propre à l’époque, on faisait des miracles avec rien, on gardait tout (de la boîte d’allumettes consumées aux noyaux de cerises, aux capsules de bouteille et à la boîte contenant des « petits triangles de papier ne servant à rien », boîte retrouvée dans les affaires de Ninette après sa mort…)Hors de question d’acheter une nouvelle poêle à frire si le manche était cassé ; on allait chez le maréchal-ferrant faire remplacer la pièce défectueuse.

Pendant la guerre 40-45, la situation fut encore plus difficile. Les réfractaires cachés étaient des bouches supplémentaires à nourrir et Ninette écumait les Flandres à vélo, en évitant les lieux où elle pouvait rencontrer des Allemands, et en réquisitionnant sans complexe ses neveux et nièces, pour trouver du beurre et de la nourriture dans les fermes.Elle en gardera toute sa vie un souci extrême de l’économie, profitant des promotions, mangeant de la nourriture périmée, continuant à donner autour d’elle et aux œuvres le peu qu’elle avait, menant une vie à la franciscaine.

Les questions financières n’ont jamais été étalées au grand jour, selon le sacro-saint principe de discrétion en honneur dans la famille et les enfants n’étaient dès lors pas toujours conscients des difficultés pécuniaires de leurs parents. Bien des solidarités ont dû jouer entre les membres de la fratrie, sans qu’il en reste des traces.À la mort de Jules Liétaert, en 1936, l’héritage n’a pas été partagé. Julia et Ninette ont continué à habiter dans la maison familiale avec l’accord de leurs frères et sœurs. L’héritage n’a été partagé que plus tard, vers les années 70-73, après le déménagement de Julia et Ninette vers la rue d’Italie. Thérèse en témoigne puisque, ses propres parents étant décédés (en 1968 et 1970), elle et ses frères et soeurs ont été concernés par cet héritage.Les membres de la famille ont pu racheter à ce moment, les meubles ou objets qu’ils souhaitaient acquérir. (cf plus loin « Traces »)

Ce mélange de tradition, de catholicisme, de rigueur, d’altruisme, de discrétion, de ténacité, de sens de l’économie font naturellement partie de notre « héritage ». Parfois il peut être perçu de l’extérieur comme

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une attitude distante voire hautaine. Nous qui l’avons vécu de l’intérieur, nous savons que les choses sont plus nuancées.

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3. LE QUOTIDIEN

a) Le travail

Au numéro 100 rue de la Station, à Mouscron, le travail dans l’atelier de tailleur et dans le magasin Chapellerie-Chemiserie-Fourrures devait être intense. Il y avait beaucoup de bouches à nourrir, souvent extérieures à celles de la famille comme on le verra.

À la mort de sa femme, Jeanne Lestienne, il n’a plus été possible au maître-tailleur de subvenir aux besoins de tous. Soit que sa tristesse l’ait rendu moins performant dans son travail, soit, plus vraisemblablement, ou parallèlement, qu’un appoint d’argent ait été nécessaire.L’aîné des garçons, Omer, a donc dû quitter l’école à 14 ans pour aider financièrement sa famille. Il a d’abord travaillé dans une banque en face de chez lui. Vers ses 17 ans, lorsqu’il a demandé une augmentation salariale à son patron qui était très content de ses services, celui-ci la lui a refusée. Omer a quitté la banque. Au local de l’Harmonique royale, il a rencontré Louis Carette qui cherchait un comptable pour l’usine Motte (Joseph Dorvillers qui devait succéder à son père comme comptable chez Motte venait de se désister car il avait décidé de devenir prêtre et d’entrer chez les Scheutistes ; il y côtoiera pendant des années Gérard Liétaert, missionnaire scheutiste, lui aussi, au Congo, et sera considéré presque comme un membre de la famille ; chacun se souvient de son regard malicieux.

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À noter que le père du Père Dorvillers était le tuteur d’Omer). Omer a donc été engagé par Mr Alphonse Motte. Il a 17 ans. Il gravira tous les échelons de l’entreprise et y finira sa carrière comme directeur administratif. Son frère Paul l’y rejoindra plus tard (direction technique), après avoir pu achever brillamment (Médaille d’or) ses études secondaires au Collège de Mouscron, en juin 1914, et plus tard encore, son frère Jean. De nombreux membres de la famille y travailleront dans les années postérieures dont Gérard Pypaert, l’un de nos interviewés.C’est via Louis Carette encore que Joseph Pypaert, (qui précédemment avait travaillé à l’Hôtel de Ville puis dans une société lainière, et qui avait, outre sa famille, sa mère veuve à charge), recommandé par son beau-frère Omer, sera engagé chez Lambin comme comptable. Omer lui transmettra son expérience en la matière.

Sur son lieu de travail, Omer rencontrera celle qui deviendra son épouse, Jeanne Debouvries, fille d’un collègue plus âgé, Henri Debouvries, un homme d’origine modeste, d’une grande intelligence et d’une grande générosité, qui s’est fait à la force du poignet, fera une brillante carrière chez Motte et dont l’épouse, Emma, apparaît également dans les souvenirs comme une femme qui a le cœur sur la main. Omer a l’habitude de passer boire un café chez Henri qui habite la conciergerie de chez Motte. À 18 ans, il tombe amoureux de Jeanne dès qu’il la voit, elle en a 12. À 24 ans, il fait promettre à celle-ci de l’attendre. Il attendra encore 6 ans avant de demander la main de Jeanne à son père. La responsabilité qu’il éprouvait vis-à-vis de sa famille en a été très certainement la cause principale. Il se sentait devenu le père de ses frères et sœurs. Il attendra que son père le dégage explicitement de ces responsabilités familiales, à 30 ans, pour épouser Jeanne. La plupart des enfants se marieront d’ailleurs assez tard, entre 30 et 31 ans, sans doute pour les mêmes raisons. Les deux plus jeunes, Joseph et Jules, se marieront plus tôt, à 26 et 25 ans. Ils seront les seuls à pouvoir faire des études supérieures. Et cela, sans aucun doute, grâce à la générosité de leurs aînés qui jamais ne manifesteront de l’amertume à ce sujet. C’est assez remarquable pour être souligné.

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b) L’école

La génération née entre 1925 et 1930 allait à l’école jusque 14 ou 16 ans. Les aînés interviewés se rendaient aux Dames de Marie, pour les filles, et au Collège St Joseph, pour les garçons. Les écoles n’étaient pas mixtes et les surveillances à cet égard étaient très strictes. Les heures de sortie des garçons (Collège) et des filles (Dames de Marie) se faisaient à des heures différentes pour éviter que garçons et filles ne se rencontrent !

Les règles de vie au Collège étaient très strictes. Elles imposaient aux élèves de rentrer directement chez eux après l’école et leur interdisaient d’aller au cinéma le soir, même accompagnés de leurs parents ! Un professeur se postait dans la Sacristie de l’église, à l’heure du cinéma, pour espionner et prendre en flagrant délit les rebelles (et leurs parents). Le cinéma, comme les écoles ou universités non catholiques, étaient diabolisés.Vers la fin de l’occupation allemande, le Collège fut réquisitionné par les Allemands (Waffen SS). Les cours se donnèrent chez les Rédemptoristes (rue de Menin), au Cercle l’Avenir ou dans des usines. Pendant la guerre,il était interdit de défiler le 21 juillet.Pendant les années 42,43,44, Gérard Liétaert et son frère Paul (dit Popaul) furent internes au Collège, punis pour ne pas avoir eu de bons résultats. Au moment où les Allemands ont réquisitionné le Collège, les internes ont pu rentrer chez eux. Gérard, à ce moment, n’avait plus la compagnie de son frère Popaul, celui-ci avait quitté le Collège de Mouscron pour suivre les cours d’Agronomie coloniale au Collège de CarlsbourgLe Collège a-t-il laissé de bons souvenirs auprès de ceux de la famille qui l’ont fréquenté ?

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Pour Gérard Pypaert, c’est assurément oui (cf plus loin). Gérard Liétaert souligne qu’on ne leur demandait pas leur avis, à l’époque. On obéissait à la décision des parents et on étudiait pour aboutir à une carrière, un point c’est tout.

L’enseignement aux Dames de Marie était un peu moins rigide que

celui du Collège, et de bonne qualité. De nombreux professeurs (dont beaucoup de religieuses) ont laissé des souvenirs impérissables dans les mémoires. Certaines pratiquaient des méthodes actives avant la lettre. On apprenait le Flamand dès la 3ème Primaire aux Dames de Marie. (Au Collège, dès la 2è primaire ;Mouscron était alors en Flandre occidentale)On commençait à envisager des études plus sérieuses pour les filles. Il faut incontestablement voir là l’influence de tante Aline, (influence dont on a parlé plus haut) qui a incité ses frères et sœurs à envoyer leurs filles si loin de Mouscron et cela en pleine guerreEn 1943, Marie-Gérard (1928) et Marguerite (1930) ont été pensionnaires à l’école de Bèfve, près de Herve. Les jeunes filles descendaient à la gare de Thimister et se coltinaient leur valise pendant 5 kilomètres jusqu’à Bèfve où la vie était spartiate.

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Marguerite se souvient y avoir appris notamment la dactylo et la sténo qui lui servirent beaucoup dans la suite de ses études (voir plus loin). L’année suivante, Marie-Thérèse (1928), Jany (1929) et Jeannette (1932) ont rejoint Marie-Gérard à Bèfve, tandis que Thérèse (1930) et Marguerite commençaient l’année préparatoire à l’Ecole Normale des Filles de la Croix, rue Hors Château à Liège. Les jeunes-filles ne rentraient que tous les 3 mois et se rendaient parfois pendant leurs congés chez tante Aline, à Bois de Breux.

Lors de la « Campagne des Ardennes », à la fin de la guerre, et les bombardements de Liège par des V1 allemands, les pensionnaires de Hors Château ont été renvoyées dans leurs foyers et ont réintégré l’école des Dames de Marie de Mouscron. Thérèse se souvient avoir mis plusieurs jours pour arriver à Mouscron (libérée en septembre 1944), via Tirlemont (en tram) et Bruxelles (où elle a logé chez une amie). Les pensionnaires de Bèfve, elles, sont rentrées en voiture, le chauffeur de chez Motte (Charles) étant venu les chercher. En septembre 1945, Marguerite et Thérèse furent réinscrites à l’Ecole Normale des Filles de la Croix après avoir réussi l’examen d’entrée. Mais l’aide nécessaire à la maison et la difficulté de trouver des servantes ont souvent interrompu les études des jeunes filles à cette époque. Ce fut le cas pour Thérèse qui dut rentrer à Mouscron pour s’occuper de ses frères et soeurs. Elle se souvient qu’à 16 ans on

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l’appelait « Madame ». Quoi d’étonnant puisqu’elle avait toujours au moins un enfant à chaque main. Elle ne vivait pas cela comme une injustice mais comme un aléa de la vie.La guerre a perturbé ou compliqué les études de nombreux jeunes.Gérard (Pypaert) se souvient qu’à l’université, en 1944-1945, il y avait 700 étudiants en 1ère année de médecine, ce qui était énorme pour l’époque, parce qu’à la population en âge de commencer des études supérieures à ce moment, étaient venus s’ajouter tous ceux que la guerre avait retardés dans leurs études.Gérard Liétaert a effectué une licence commerciale et financière à l’Institut St Ignace d’Anvers (1947-1952), est entré à l’école d’officiers de réserve des blindés à Stockem (Arlon, 1953), a dirigé, comme sous-lieutenant, le 3è peloton de l’escadron D du Ier Régiment des Lanciers à Düren (Allemagne, 1954). Démobilisé en décembre 54, il partira en mars 55 à Caracas (Venezuela), en principe pour 2 ans. Il y vit toujours !Marguerite, à la fin de ses études d’Institutrice à l’Ecole Normale des Filles de la Croix, s’est vu proposer par les religieuses de poursuivre des études de Régendat scientifique (maths, sciences, économie). Comme elle n’aimait pas trop enseigner aux petits, son père l’a autorisée à entamer cette seconde tranche d’études, en 1949.En 1951, un professeur de Charleroi, faisant partie d’un jury d’examens, l’incita à continuer des études universitaires dans le même domaine. Seule passerelle possible : présenter l’examen d’entrée aux études d’Ingénieur civil, ce qu’elle fera en 1951, à Louvain. Bien lui en prit puisqu’elle réussit l’examen et rencontrera Guy Borgers, son futur mari. Elle obtiendra sa Licence et son Agrégation en Sciences Math en 1955.Son frère Edouard, après avoir été ordonné prêtre chez les Scheutistes, a suivi une année de Spéciale Math et deux ans de candidature en Sciences Math à Louvain. Il enseignera les Math dans l’année préparatoire aux Ecoles Spéciales dépendant de l’Université de Louvain, où il sera président des étudiants.

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c) Fêtes et réunions de famille

La famille se réunissait aux grandes occasions : retour d’Afrique de l’oncle Gérard (1903-1978) (qui est revenu en juillet 1939 et est retourné plus tôt que prévu en Afrique à cause des menaces de guerre), et, traditionnellement, à la Noël (dès les années 30). Ces fêtes restent des souvenirs mémorables pour les générations nées entre 1925 et 1945 qui les ont vécues. Les parents se réunissaient dans la salle à manger et les enfants au magasin. Les cousins Moulard étaient présents. Jules Moulard jouait du piano comme l’artiste farfelu qu’il paraissait être ; sa femme, Augusta, chantait, faisant scintiller ses longues boucles d’oreilles devant les yeux ébahis des enfants. Parmi ces chansons, la célèbre « Mules agiles »…Le ramassage des œufs de Pâques était un must, même si ces œufs étaient subtilisés dès le retour à la maison (chez Omer du moins), soit par crainte des effets allergisants du chocolat sur de jeunes enfants, soit parce que trop vieux (en vertu sans doute du sacro-saint principe de récupération et d’économie)Julia préparait la fête de Noël durant toute l’année, faisant des miracles à partir de pas grand chose. Il y avait un énorme sapin de

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Noël. Quantité de cadeaux étaient déposés sur des tables. Chaque table affichait un numéro de 1 à 10 . Chaque neveu ou nièce avait droit à 10 points-cadeaux, à agencer selon ses envies. On commençait par les aînés. Il est évident que les concurrents les plus dangereux étaient les cousins et cousines de la même tranche d’âge, ceux qui rêvaient des mêmes trésors que vous…En découlaient des supputations et des conciliabules sans fin. Pour l’occasion, les comptoirs en verre du magasin étaient recouverts de grandes planches en bois pour faire office de tables. La famille au complet dépassait la cinquantaine de personnes.

Des réunions des aînés des enfants avaient lieu de temps en temps au 100 rue de la Station. On y mangeait entre autres un gâteau aux carottes, redevenu très à la mode aujourd’hui.

Traditionnellement, la famille se réunissait aussi chez Pypaert à la Toussaint, au retour du cimetière.

Les familles se rencontraient souvent, par ailleurs, prenaient parfois des vacances ensemble, avec les Jansen ; les cousins et cousines se voyaient entre eux, bien davantage que des jeunes extérieurs à la famille. Les filles, particulièrement, vivaient assez isolées socialement.Des fêtes mémorables avaient lieu régulièrement chez Alphonsine et Joseph Pypaert où le jardin (rue du Luxembourg) privilégiait la terre battue aux plantations (une magnifique glycine exceptée), à la grande joie des enfants qui pouvaient s’y livrer à toutes sortes de courses, de piétinements et de jeux, notamment celui des « 4 coins ». Plus tard, les enfants grandissant, ce seront des soirées dansantes mémorables qui feront dire à certaines de nos interviewées que chez Pypaert, c’était « le Paradis sur terre » !D’autres réunions mémorables d’enfants avaient lieu chez Janssen (cf plus loin, chapitre de la guerre 40-45), rue du Luxembourg aussi.

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Nous ne pouvons évoquer ici les fêtes aussi inoubliables, voire plus réjouissantes encore, organisées au sein des familles maternelles (pour ce qui concerne Omer, Jean, Paul, Joseph, Julot) ou paternelle (pour Alphonsine). Cela étendrait le propos au-delà des limites que nous nous sommes fixées. Mais celles et ceux qui les ont vécues ont encore en tête les repas pantagruéliques, les chants, les concerts, les déclamations et autres joyeusetés.

d) Loisirs

Pas de TV, CD, DVD, jeux électroniques et autres distractions si appréciées des enfants d’aujourd’hui.Les occupations de détente à domicile étaient, outre les nombreuses visites les uns chez les autres, les jeux de cartes, la lecture, les collections de timbres, les jeux de société, parmi lesquels le Monopoly et le jeu de mah-jong, jeu fétiche de la famille.

Chaque enfant avait son album de timbres qu’il se devait de remplir, en famille souvent, les dimanches ou jours de congé, avec une minutie digne des copistes du Moyen Age

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Personne, aujourd’hui, ne sait comment le jeu de mah-jong a atterri dans la famille mais tous se souviennent du magnifique jeu en ivoire chez Julia et Ninette, et d’y avoir joué abondamment. Certains dans la génération 1890-1910 ont fabriqué le jeu eux-mêmes avec la patience d’une époque qui ne connaissait pas la même précipitation que de nos jours.

La lecture était autorisée mais plus tolérée qu’encouragée. Elle passait souvent pour une occupation empiétant dangereusement sur le temps de travail (ménager ou autre) et d’étude. Beaucoup se rappellent avoir lu la nuit…Chez Pypaert, cette « occupation oisive » semblait bien davantage admise. Aussi y cachait-on parfois les livres quand l’une ou l’autre cousine arrivait, de peur que celle-ci ne passe tout son temps plongée dans la lecture au lieu de jouer.

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Hors de chez soi, il y avait les activités de scoutisme prisées par la majorité des jeunes de la famille, dans le sillage de la tante « Akela » ou de Joseph Pypaert, fondateur de la Deuxième Unité à Mouscron..Jany et Marie-Thérèse ont été cheftaines de louveteaux; le local se trouvait au sein de ce qu’on appelait à l’époque « L’école adoptée » des Dames de Marie, où étaient accueillis les enfants défavorisés. La démocratisation des études a fait heureusement son chemin depuis.Gérard Liétaert évoque un récit raconté par son papa :De Lourdes où ils se trouvaient, les Scouts avaient décidé, un jour, de faire une expédition vers l’Espagne avec un guide de haute montagne, en traversant les Pyrénées vers le Mont Chauve ( environ 3000m). Le guide leur recommanda de remplir leurs sacs de chaussettes qu’ils pourraient vendre à un bon prix en Espagne afin de revenir avec du tabac et des cigarettes. Le voyage fut exténuant, pire que prévu. Le plus jeune du groupe, Julot, épuisé, dut abandonner. Le guide l’installa dans une grotte pour y passer la nuit, avec des vivres et le récupérera le lendemain au retour. Le groupe, lui, passa la nuit dans un refuge de montagne rempli de fraudeurs aux mines patibulaires. Echange de chaussettes contre tabac, repos pendant quelques heures et retour.

Les garçons qui ne pouvaient pas être scouts allaient à l’Estu, au Collège. L’Estu organisait bien des activités. Entre autres , le grand cortège des rois mages, chameaux y compris, et les camps d’été en Ardenne.Tant chez les scouts qu’à l’Estu, un rôle important était dévolu aux Aumôniers.

Des activités accessibles aux jeunes, notamment du théâtre, se déroulaient aussi au Patronage Ste Germaine.

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Au Collège, les aînés des classes de Poésie et de Rhétorique présentaient des pièces de théâtre qui drainaient un public important. Plusieurs des aînés ont été de bons acteurs dramatiques ou comiques.Jean Moulard, l’aîné du cousin Jules, a joué un rôle très convaincant d’aviateur qui mourait au cours d’une exploration dans les régions polaires. Ce souvenir est d’autant plus frappant que ce jeune homme mourra à l’âge de 16 ans , laissant des parents inconsolables.

La danse fut très appréciée par les cousins et cousines de cette génération. Avant eux, dans les années 30, leurs oncles et tantes les plus jeunes, Joseph (1908-1965), Jules (1910-1994) et leurs futures épouses Tina Dufort (1911-1993) et Thérèse Debaes (1910-1992) avaient eu la chance de suivre des cours de danse très appréciés par la jeunesse du coin. Après la guerre, nos interviewés, nés entre 1925 et 1930, participaient à des thés-dansants ou dansaient chez eux lors de fêtes très prisées, improvisées ou non. On y allait sans tenue particulière, en « robe de Pensionnat » au besoin. Mr Charlet, ami de Joseph Pypaert, (1898-1988, mari d’Alphonsine), était un excellent danseur et servait de professeur.Joseph Pypaert avait d’ailleurs offert à son fils, Gérard, un tourne-disques et peu à peu Gérard se constitua une collection de 200 disques. C’est dire si sa présence était appréciée dans les fêtes !

La musique faisait partie des mœurs. Beaucoup des membres de la génération 1925-1930 ont eu, dans leur jeunesse, des cours de piano chez l’incontournable mademoiselle Morelle, rue Léopold. Avant eux, la génération de leurs parents avait été formée musicalement par mademoiselle Masureel, qui figure d’ailleurs sur certaines photos parmi les membres de la famille. Plusieurs familles possédaient leur piano propre. Il y en avait un au 100 rue de la Station aussi.

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Gérard Pypaert est un organiste talentueux. Il a eu l’occasion d’apprendre à jouer de l’orgue, avec l’abbé L.Galle, au Collège, en 5ème ou 6ème Primaire, un privilège accordé à quelques bons élèves par les Religieux qui voyaient ainsi la possibilité de former la relève. En septembre 1940, il était en 5ème

Latine quand il a joué officiellement son premier « Salut » sur l’harmonium du Collège. Des cours chez mademoiselle Morelle ont complété sa formation, notamment à l’accompagnement du chant grégorien. Plus tard, il apprendra l’accompagnement du chant en français et jouera pour la chorale de St Barthélémy. Il deviendra organiste attitré de cette église en 1980. Une activité plaisante pour lui mais non exempte de contraintes vu la disponibilité qu’elle exige. À 85 ans, il officie toujours à ce poste.Charles et Jany Pypaert, ses frère et sœur, étaient musiciens eux aussi.

Les jeunes de cette génération ont appris à nager, à la piscine de Tourcoing d’abord, puis à celle de Mouscron lorsqu’elle a été construite.On se rendait à pied à la piscine de Tourcoing et on y apprenait à nager sans recevoir de leçons, en regardant ce que faisaient les bons nageurs et en recevant l’un ou l’autre conseil des aînés. La piscine de Menin, entourée de verdure, était aussi fréquentée en été, laissant d’excellents souvenirs de vacances. On s’y rendait en tram, aux grandes occasions !Gérard (Pypaert) se souvient qu’un jour, à la piscine de Menin pendant la guerre , des Allemands sont arrivés avec une grosse mitrailleuse qu’ils voulaient probablement tester car ils l’ont montée et ont tiré, à balles réelles, juste à côté du bassin de natation, dans un talus ou une espèce de cave. C’était impressionnant pour l’adolescent qu’il était !

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Paul (1899-2003) nageait par tous les temps à la mer du Nord, du 1er

avril au 1er novembre. C’est lui qui a été à l’origine de la Villa La Volière à St Idesbald, où les enfants du personnel des établissements Motte pouvaient passer les vacances ou des séjours pendant l’année s’ils n’étaient pas encore obligés d’aller à l’école. Plusieurs enfants de la famille en ont bénéficié. La Volière, achetée, a été dupliquée, et c’est Paul qui en a suivi les travaux.

C’est lui encore, dans les années 50, qui a développé l’idée de construire toute la structure du tennis Motte au quartier du Coq anglais. Ce tennis était accessible au personnel de l’entreprise. Beaucoup de membres de la famille y ont joué et en ont d’excellents souvenirs.

Quant aux vacances, de nombreuses photos en témoignent : les séjours à la mer étaient de mise, dès avant la guerre, souvent dans la région de Coxyde. Une villa appelée « Tina-Manpol », à Coxyde, figure en bonne place sur certaines de ces photos. Elle était louée par les Pypaert aux Plouvier-Lamotte. Une autre villa, appelée « Villa Bernadette » a été gagnée par Paul Liétaert à un concours de mots croisés organisé par un grand

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magasin de draperies et de lingerie qui distribuait un formulaire de réponse par achat. Paul avait acheté des mouchoirs pour multiplier ses chances…D’autres villas s’appelaient « Alauda », « Mona », «Les Coccinelles » mais aussi « Sam suffit », « C’est charmant » ; beaucoup d’entre elles, louées par les Pypaert et les Jansen. Dans la famille Pypaert, en 1930, 1931 et 1932, ces vacances se sont même étalées sur 3 mois (mai, juin et juillet) pour faire bénéficier les enfants, et particulièrement Marie-Thérèse qui avait une santé fragile, du bon air iodé de la mer.Dans la famille de Paul Liétaert, les séjours se déroulaient de Pâques à la fin août, à Albert Plage (Knokke) dans les villas du grand-père maternel, Elie Dubuisson. Maria, la servante, secondait Simone. Paul rejoignait sa famille les week-ends. Gérard Liétaert se souvient des grandes balades à pied dans les bruyères du Zwijn, des journées à la plage, des expéditions chez Siska, des messes chez les Dominicains…Ces vacances à la mer étaient toute une expédition. Chez Pypaert, on envoyait les malles à l’avance par le train. Puis on prenait le train avec toute la smala jusqu’à Lichtervelde, puis le tram jusqu’à la côte, puis on marchait encore un bon bout de chemin à pied. Gérard et Jany se souviennent que, le week-end, les enfants allaient à pied à la rencontre de leur père qui arrivait de Mouscron en moto. Quand ils l’apercevaient, les enfants se mettaient à courir et le plus rapide avait le droit de monter sur la moto pour la fin du trajet. Gérard étant l’aîné, c’était toujours lui qui gagnait, au grand dam de ses sœurs.

Mais ce temps de vacances et de dépaysement restait très « surveillé » dans certaines branches familiales. Beaucoup moins dans d’autres. Pas question, pour les parents les plus prudes, que leurs enfants s’exhibent en short alors même que celui-ci se répandait sur les plages. À la rigueur, le pantalon corsaire (3/4). Pas question de se sécher en maillot sur le sable, comme cela se faisait de plus en plus ; en sortant de l’eau, on changeait le maillot sous sa serviette de bain pour revêtir un maillot brun et orange, tricoté par la « tricoteuse de la Petite Rue » . Pas question de jouer au tennis en short ou jupette, la robe longue était exigée. On jouait principalement en famille, avec les nombreux cousins et cousines en vacances dans les parages.

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Pendant la guerre, à l’époque où les séjours à la mer devinrent impossibles, les parents se coupèrent en quatre pour offrir des distractions à leurs enfants. Alphonsine, par exemple, n’hésitait pas à partir seule avec ses enfants (et souvent d’autres qui les accompagnaient) pour excursionner et pique-niquer au Mont de l’Enclus, à Neuville ou ailleurs.

Beaucoup de photos ont été prises, plusieurs années de suite, à Clervaux (abbaye ?) au Grand Duché de Luxembourg, non loin de la frontière belge. Julia y figure toujours entourée des mêmes résidents ou de membres de sa famille venus lui rendre visite. On

suppose qu’elle y allait pour se changer les idées et/ou se refaire une santé après avoir eu la tuberculose .

Julia, Ninette et Alphonsine, influencées ou encouragées par tante Aline, alors Supérieure à Monte Mario à Rome, ont organisé un voyage en Italie durant l’Année Sainte (1950) et y ont emmené des nièces et leur belle-sœur Tina Dufort (femme de Joseph). Outre Rome, les participantes eurent l’occasion de visiter notamment Turin, Le lac de Côme, Florence, Pompéi, Herculanum et Assise…Un voyage mémorable pour ces jeunes femmes qui, jusque là, n’avaient quitté Mouscron que pour un Pensionnat. La découverte des hôtels chics et des usages du grand monde en a époustouflé plus d’une.Pendant les vacances de Noël 1950, les scouts organisèrent, eux aussi, un voyage à Rome suivi d’un passage par Assise. Y participèrent Ninette et son frère Jean, et, parmi les neveux et nièces : Jany, Thérèse, Marguerite, Jeannette, Jean-Paul et peut-être d’autres cousins

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encore. Voyage plus austère que le précédent mais qui éblouit la plupart de ceux qui étaient présents.

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4. LES GUERRES

Les plus jeunes membres de la famille, nés après les années 50, n’ont pas connu de guerre durant leur vie. Une chance inestimable ! Ils ne peuvent réaliser à quel point la guerre bouleverse les vies.

a) La guerre 14-18

Les aînés que nous avons interviewés n’étaient pas nés à ce moment. Ils ont vu le jour entre les deux guerres. Mais ils se souviennent des récits de leurs parents (génération 1890-1910) qui évoquaient parfois

cette période difficile de leur vie. Trois ans à peine après le décès de leur mère, une autre catastrophe s’abattait sur eux. Les privations étaient nombreuses, le pain, noir et collant comme du mastic, les hivers, durs et longs, où le couvre-feu hanté par les Uhlans impressionnait les esprits, où l’on passait en fraude sous les barbelés de la frontière pour aller chez tante Hélène en France.

Alphonsine a raconté à ses enfants que pour aller en France, pendant la guerre, elle passait par des maisons, au Mont-à-Leux, dont les habitants étaient devenus des passeurs, c’est-à-dire spécialistes des passages clandestins. Il s’agissait de maisons situées sur la frontière même et dont le jardin se terminait sur le gros ruisseau séparant Mouscron de Tourcoing (le Ris de l’Espierre). De l’autre côté du

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ruisseau se trouvaient les jardins des maisons françaises, évidemment. Ce qui permettait à ces spécialistes, munis de grandes bottes, de prendre des gens sur leur dos et de leur faire franchir la frontière sans devoir passer par les postes de contrôle gardés par les Allemands. Le retour se faisait de la même façon.

Les Liétaert cultivaient du tabac dans leur jardin, ce qui était interdit par les Allemands. Quand ceux-ci s’en sont aperçus, ils sont venus arracher les plants, les laissant en tas en attendant de les emporter. Les enfants en « volaient » chaque jour un peu pour le donner à leurs parents et ils arrosaient le tas pour que le poids reste constant. Quand les Allemands sont venus chercher le tas de tabac, ils ne se sont pas aperçus du « larcin ». Les enfants ont beaucoup regretté de ne pas en avoir « chipé » davantage !

Les jeunes sillonnaient la région avec leur charrette pour trouver de la nourriture. Parmi eux, Jean et Paul étaient les plus téméraires. Âgés de 16 et 15 ans ils avaient l’inconscience de la jeunesse. Un jour, Paul s’est même emparé du casque à pointe du premier Uhlan allemand tué au Mont-à-Leux, qui gisait à côté de son cheval sur le pavé de la rue de Roubaix, près de la frontière.

Lors d’une épidémie de scarlatine au 100 rue de la Station, une affiche préventive a été apposée sur la façade, comme c’était exigé par les autorités militaires allemandes, pour prévenir du risque de contagion.

Cette guerre a laissé des traces, dans la peur du lendemain, la peur de manquer du nécessaire, la nécessité de ne pas gaspiller ce qu’on avait.

De cette guerre, il nous reste deux documents exceptionnels : l’un, écrit par Julia en 1918 (elle avait 23 ans) et adressé à sa tante Aline, religieuse aux Indes. L’autre, par Joseph Pypaert qui raconte sa propre évacuation forcée. (Ces deux documents sont accessibles sur le site Liétaert).Le récit de Julia a d’ailleurs été publié intégralement par Jules Debaes (oncle de Guylaine Liétaert) dans le tome XV des Mémoires de la société d’Histoire de Mouscron et de la région (1993), sous le titre : « Les derniers jours de l’occupation allemande, la Libération de

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Mouscron par l’armée anglaise et l’Armistice, à travers le témoignage d’une lettre d’une jeune fille mouscronnoise à une tante religieuse aux Indes.Julia y raconte la déportation des hommes de 17 à 50 ans par l’armée allemande en déroute, à la fin de la guerre (30 septembre 1918), pour qu’ils n’aillent pas renforcer l’effectif des armées alliées. Parmi les 2000 déportés, elle évoque l’odyssée de 3 hommes et 11 jeunes gens (surnommés « les 11 tondus » parce qu’ils sont revenus rasés à cause des risques de poux) Parmi eux, ses frères Omer (21 ans), Jean (20 ans), Paul (19 ans) et 2 de leurs cousins (Jules Moulard et Maurice Picke). Ils ont marché, par étapes, jusqu’à Sint-Ulrikes-Kapelle (entre Ternat et Grand-Bigard, non loin de Bruxelles). En cours de route, ils ont été rejoints par leur frère Gérard (15 ans) accompagné d’un ami.C’est le récit de cette équipée qu’écrit Julia à sa tante, se basant sur le « journal de bord » de son frère Jean. Elle raconte aussi la fraternisation avec les premiers soldats anglais à Mouscron, l’Armistice et le retour des frères au foyer à la mi-novembre.Ce document n’est pas dramatique car l’issue des faits racontés a été positive et on se rend compte, à sa lecture, que ce périple a été vécu par ces garçons de 15 à 21 ans comme une véritable aventure qui n’a pas comporté que de mauvais côtés.

Dans un article paru dans Le Nord Eclair lors de ses 80 ans et de ses 20 ans de scoutisme (en octobre 1980), Ninette évoque brièvement la guerre 14-18. Elle y explique que leur père avait été prévoyant, qu’il avait acheté une meule pour moudre le blé et un four à pain. Un officier allemand qui logeait dans la maison voisine criait « meule » quand il l’entendait tourner. Sa logeuse devait trouver toutes sortes d’excuses pour cacher que ses voisins faisaient du pain.Une autre fois, pendant que le moulin tournait, un Allemand est entré dans la pièce. Ils se sont tous mis devant la machine pour la cacher, ce qui était bien sûr impossible. L’Allemand devait être un brave type, il a fait semblant de rien et ils en ont été quitte pour la peur.

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b) Guerre 40-45

Les souvenirs liés à cette guerre sont de première main, cette fois. Nos aînés interviewés avaient entre 10 et 15 ans au début de la guerre; leurs parents ou oncles et tantes, de 30 à 46 ans, à la même époque.

La guerre a éclaté un jour où la famille était réunie chez Pypaert pour la fête de Communion solennelle de Marie-Thérèse et Jany (9 mai 1940). La journée avait été belle, la température agréable et les enfants avaient pris leur repas au bord du jardin, la table accolée au mur de la salle à manger où les adultes étaient réunis. À la fin de la soirée, les parents sont arrivés dans le jardin, les enfants se sont approchés, là où ils jouaient d’habitude. Dans le ciel sombre, des faisceaux de phares chercheurs pourchassaient des avions anglais, des tirs de barrage se sont fait entendre. Les parents étaient inquiets. Le lendemain, à 6h1/2 du matin, des sirènes ont réveillé la population et la radio a annoncé que les Allemands avaient envahi la Belgique. La phrase « c’est la guerre » s’est répandue comme une traînée de poudre, atterrant certaines de nos interviewées qui se rendaient naïvement à l’école et se sont retrouvées devant des portes fermées.L’après-midi même, la ville de Wevelgem était bombardée. Ce qu’on redoutait était arrivé. Dès Septembre 1939, le séjour à la mer avait été écourté à cause des menaces de guerre et la route du retour était parsemée de convois militaires se préparant à une guerre imminente.(La France était entrée en guerre contre l’Allemagne, le 3 septembre 1939, juste après l’invasion de la Pologne par les Allemands)

Les souvenirs les plus fréquents concernant cette guerre se recoupent : avions allemands, bombes (l’une tombera dans le jardin d’Emma Debouvries, mère de Jeanne et belle-mère d’Omer Liétaert, la blessant suite à des éclats de verre), occupation –comme en 14-18- par les Allemands des lieux stratégiques tels que l’usine Motte, débrouille pour l’approvisionnement : provisions accumulées avant la guerre, (sucre, riz, biscuits militaires, chocolat, café, cacao, savon de Marseille, achetées chez Malfait, au coin de la rue de Tournai et de la rue Camille Busschaert), élevage de poules, de lapins, potagers, acquisition d’une vache par plusieurs ménages, fabrication de conserves, recettes de guerre, échanges de denrées (œufs notamment),

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fabrication de cachettes, d’ouvertures au niveau des caves, entre maisons voisines etc.Marie-Gérard se souvient très bien avoir reçu mission, pendant la guerre (elle devait avoir 16 ou 17 ans), d’aller chercher du beurre à Alveringen (en Flandre occidentale, environs de Furnes et Dixmude ; dans un Couvent de Religieuses de la même Congrégation que celle du Refuge de Mouscron où Omer, son père, faisait bénévolement la comptabilité), en empruntant un réseau de trams, munie des recommandations de ses parents et de tout un scénario dramatique à raconter dans le cas où elle aurait été « attrapée », ce qui n’a, heureusement, jamais été le cas. Son frère Edouard, en vacances près d’Ypres avec leur cousin Paul Pypaert, a lui aussi été chercher du beurre au même endroit. Gérard Liétaert lui aussi a été, pendant les vacances, chercher des vivres, en vélo, dans les fermes des environs, en compagnie d’Alphonse, le mari de la servante Adrienne.Thérèse se souvient que son père, Jean Liétaert (1888-1970) qui travaillait en France, a perdu son travail pendant la guerre et émargé au Secours d’Hiver (équivalent à l’époque du CPAS), où il gagnait 250 frs par semaine. Aussi fabriquait-il lui-même, deux fois par semaine, les pains destinés à sa famille nombreuse (8 enfants). Avec les tickets de rationnement, il achetait du blé qu’il faisait moudre chez le grand-père Decandt qui avait un moulin à blé datant de la guerre 14-18. Il fabriquait ensuite ses pains à l’aide de la farine obtenue. Thérèse et sa sœur Annie les portaient à l’association des boulangers de Mouscron, en partant à l’école, les transportant dans 7 à 8 corbeilles en osier appelées « cattoirs » et étiquetées « Jean Liétaert » ; elles les reprenaient sortant du four, en rentrant de l’école. Le pain du ravitaillement était appelé « pain-caca » par les enfants ; c’était un pain noir et collant, que l’on mangeait néanmoins de bon appétit, ; il était envié parfois, parce qu’il était « frais », par les enfants obligés de manger du pain rassis et moisi en fin de semaine (surtout en été). Omer cuisait son pain, chaque vendredi, chez son frère Paul qui possédait un moulin à blé et un four à pain dans les caves de sa maison. Ils cuisaient les pains des deux familles, 12 grands pains pour chacune. Ils se procuraient des sacs de blé dans des fermes ; ces sacs étaient parfois squattés par des charançons qui horrifiaient les enfants.

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Les « recettes de guerre » étaient ingénieuses. En témoignent certaines que Geneviève (1941) a transmises à la famille via le site Liétaert.

Les filles d’Omer Liétaert se souviennent que leur père a enterré dans son jardin ses bouteilles de vin, scellées à la cire, pour qu’elles ne tombent pas aux mains des Allemands. Omer, conseillé par son parrain négociant en vin, achetait des fûts de 80 litres de vin et le mettait en bouteilles lui-même. Quand le vin était jugé bon à la consommation, il nettoyait chaque bouteille en laissant un petit carré de poussière pour repérer le côté avec lequel il fallait verser le vin !Des trous étaient fréquemment creusés entre les caves de maisons voisines, afin de faciliter l’évacuation en cas de bombardements, la fuite des réfractaires en cas de recherches policières ou simplement afin de bénéficier de la compagnie de ses voisins quand il fallait passer les heures d’alerte dans les sous-sols.

Gérard Liétaert évoque la mauvaise nourriture qu’ils recevaient à l’Internat. Par contre, chez ses parents il y avait une trentaine de poules, des lapins, des moutons… Pendant les vacances, il travaillait au potager, cueillait les fruits du jardin, moulait le blé au garage…Paul Liétaert connaissait bien les fermiers des environs, il leur donnait les cendres des chaudières de l’usine Motte pour leurs chemins ; en échange on lui offrait du beurre, du blé, des pommes de terre…

En dépit de toutes ces difficultés, les enfants étaient peu conscients que leurs parents faisaient des prodiges pour nouer les deux bouts, ils n’avaient pas l’impression d’être malheureux. Les ressources diverses faisaient d’eux, d’une certaine manière, des privilégiés. Et à 10 ans, on ne réalise pas vraiment les dangers et les difficultés. Gérard Liétaert se rappelle qu’un jour de l’hiver 1940-1941, en rentrant du Collège vers 18h, alors qu’il y avait de la neige partout, il a lancé, avec quelques garnements comme lui, des pétards achetés chez Catry, dans les fenêtres de la Kommandantur, en criant « Licht aus » ; ensuite ils ont couru à toute vitesse se cacher dans les haies de la « Maison blanche ». Les Allemands ont éteint les lumières et tiré quelques balles au hasard.

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Ninette (38 ans au début de la guerre) a fait partie de l’Armée secrète (Résistance). Elle a été décorée après la guerre pour services rendus. Les enfants s’étonnaient que Ninette passe des heures et des heures à couper de l’herbe pour ses lapins…une occupation camouflant son rôle d’estafette ou d’espionnage.Il lui est arrivé d’utiliser une nièce comme estafette pour remettre des enveloppes en des lieux précis. Thérèse, qui avait 12 ou 13 ans à cette époque, s’en souvient parfaitement. Et aussi que sa tante Ninette lui faisait enlever ses lunettes pour l’occasion.Thérèse se demande encore aujourd’hui comment l’imprudence de Ninette et Julia ne les a pas fait prendre. Elles aidaient des saboteurs à se déguiser en leur fournissant des habits de curé ou de femme qui trahissaient ostensiblement le déguisement. Il y a une chance pour les inconscients courageux.

Beaucoup de citoyens ont apporté leur grain de sel à la lutte secrète contre l’occupant. À commencer par le vicaire De Neckere, grand ami de Paul Liétaert chez les scouts, qui a été dénoncé pour espionnage, et fusillé, avec un groupe de Mouscronnois, dans les bois de Loppem. La famille n’a pas fait exception même si beaucoup de faits ont été passés sous silence en vertu de la sacro-sainte discrétion familiale. On sait que Paul Liétaert a participé à un acte de Résistance ou de sabotage à la gare de Mouscron et, avec ses complices, s’est « ficelé » lui-même pour se faire passer pour victime et non coupable, aux yeux des Allemands.Il y eut aussi des actes de résistance passive…Chez Julia et Ninette, les horloges ont conservé, durant toute la guerre, l’heure ancienne, plutôt que celle imposée par les Allemands (et décalée d’une heure)

L’usine Motte ayant continué à fonctionner, le beau-père d’Omer et d’autres ont été accusés de collaboration après la guerre, et même brièvement emprisonnés, puis innocentés. Tous ceux qui avaient continué à travailler pendant l’Occupation étaient dans le même cas puisque directement ou indirectement l’Occupant avait profité des fruits de ce travail. En faisant tourner l’usine, ils avaient assuré pourtant le gagne-pain du personnel, empêché de nombreux hommes de devoir partir au travail obligatoire en Allemagne ou de se cacher

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comme réfractaires. Sans compter les actions de Résistance secrète ou d’espionnage que cette situation avait permises.

Les récits qui reviennent le plus souvent, lorsqu’on évoque la guerre 40-45 , sont les récits d’évacuation.(Outre les souvenirs des personnes interviewées, nous avons puisé ou recoupé certaines informations dans le récit d’évacuation que nous a laissé Joseph Pypaert ; un récit accessible sur le site Liétaert)Dès le samedi 11 mai 1940, la crainte des Allemands jette sur les routes des familles entières apeurées. La ville de Mouscron est surpeuplée. Commence un long cortège d’exilés sur les routes de France.Le 16 mai, Joseph Pypaert, obéissant aux ordres de son patron Mr Lambin (Tissage de Rieux, à Roubaix) qui lui confie « les Livres et la Caisse », s’en va avec sa famille d’abord à Dourdan (Sud de Paris, dans l’Essonne) chez une de ses sœurs, Maria Pypaert. La voiture, un cabriolet Chevrolet de 1935, 2 portes et 5 places, emmène 9 personnes : les parents, la grand-mère et les 6 enfants âgés entre 6 et 14 ans. Les bagages, dont les albums de timbres-poste, sont dans le coffre, et les matelas sur le toit.Jules Liétaert, que Joseph Pypaert avait aidé à passer la douane embouteillée, avait déjà conduit sa famille à Montilly, près de Moulins (dans l’Allier). Revenu chercher la famille de ses beau-frère et belle-sœur Hollebecq-Debaes, il a été pris, avec eux, dans les bombardements de Dunkerque où ils ont passé des moments terribles, (notamment en pensant avoir perdu la petite Françoise âgée de 2 ans). Des bruits couraient à Mouscron que Julot Liétaert était mort dans ces bombardements. En réalité il avait réussi à passer le pont, axe incontournable de communication, une heure avant que celui-ci ne soit détruit.

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Omer, Jean et Paul, les 3 aînés des garçons Liétaert, sont partis pour St Hilaire du Harcourt ou Harcouët, où se trouvait un point de chute Motte, qu’ils n’atteindront pas (cf. plus loin)Julia est partie avec ses cousins Fernand et Berthe Dubuisson à Toulouse.Ninette est restée pour garder les maisons de ses frères et sœurs.

Les Allemands se rapprochant de la région parisienne et Paris ayant été bombardée le 3 juin, Maria Pypaert et son mari Henri Archambeaud (employé à la Banque de France dont il deviendra un des directeurs) et leurs 4 enfants décident de partir pour Vichy. Joseph Pypaert contacte par télégramme son beau-frère Julot Liétaert qui, entre-temps, était revenu à Montilly où il campait dans une maison de campagne inoccupée, appelée « Le château des Picards ». Malgré les perturbations, la réponse,

affirmative, arrive rapidement. Joseph Pypaert expédie les malles par train vers Moulins. Elles arriveront toutes à destinations, sauf celle de la maman de Joseph. Ils se mettent en route le 10 juin, via Bourges et Moulins où, Alphonsine ayant une migraine atroce, ils passent la nuit sur les matelas posés dans l’herbe, sur le bas-côté de la route, ou dans la voiture.Le lendemain matin, ils retrouvent les familles de Julot Liétaert et de Paul Hollebecq, son beau-frère, ainsi qu’Albert Debaes, un autre de ses beaux-frères et deux autres Mouscronnois, Charles Kesteloot (chocolatier) et Charles Hovinne (forgeron).Le « Château des Picards » avait appartenu à une dame qui, à sa mort, vers 1915/1920, l’avait légué au diocèse de Moulins. Depuis, la maison était inoccupée mais toujours meublée et équipée de tout ce

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qu’elle possédait. La bibliothèque contenait encore tous les volumes jaunis et empoussiérés.Pour les enfants, le séjour à Montilly fut de véritables vacances. La propriété contenait une ferme encore exploitée. Les enfants faisaient enrager le fermier en soufflant dans la trompe d’une voiture garée dans un des hangars de la ferme.Un ruisseau traversant la propriété devint vite le terrain des ébats des enfants, le mois de juin étant assez chaud.Dans la cour du château, il y avait une noria pour puiser l’eau potable .Le WC, une simple planche percée, se trouvait dans le fond du parc, à plusieurs dizaines de mètres du château. Le parc était infesté de vipères. On ne se rendait aux WC que la journée, jamais seul, et avec un luxe de précautions, en frappant l’herbe avec des bâtons.Le Château sera racheté plus tard par une famille du Pas de Calais qui y apportera des modifications.

Une dizaine de jours après l’arrivée de Joseph Pypaert et sa famille à Montilly, les Allemands se rapprochant de Moulins, ils tentent encore, tous ensemble, d’évacuer plus loin. Mais la voiture de Charles Kesteloot tombe en panne. Ils se rendent aussi compte que rien n’arrêtera les envahisseurs et que ceux-ci occuperont bientôt toute la France. Ils s’en reviennent donc à Montilly. Partis à 22 h, ils retrouvent le Château des Picards à 2h du matin.Le 26 juin, ils décident de rentrer à Mouscron, via Nevers.À La Charité-sur-Loire, un tank allemand brise la roue de la remorque de Julot. Ils démontent l’avant-train d’une voiture gisant dans le fossé et, avec l’aide d’un forgeron du coin réparent la remorque. Cela les oblige à loger à La Charité-sur-Loire. Ils dorment dans une grange, montant la garde chacun à leur tour.Le 27 juin, ils se remettent en route mais à partir de Melun, la réserve d’essence diminue et les pompes à essence sont à sec. Ils dorment

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dans un village abandonné, dans une maison située à l’écart où ils trouvent un puits pas très ragoûtant dont Jules Liétaert décrète l’eau « potable » après l’avoir goûtée, passant pour un héros aux yeux des enfants…Le groupe comprenait alors 9 adultes et une douzaine d’enfants en dessous de 14 ans, répartis dans 3 voitures.Le lendemain matin, ils plient bagages, sans avoir obtenu le lait promis la veille par un fermier, et filent vers Meaux. Femmes et enfants y reçoivent un peu de nourriture chez des habitants généreux. Direction Senlis. Les hommes tentent de trouver de l’essence en s’adressant à la Kommandantur mais sans succès, les Allemands rejetant la faute de cette pénurie sur les sabotages français.Les réfugiés n’ont pas le droit de rester à Senlis plus de 2 jours et les recherches d’essence sont vaines. Découragés, ils logent près de la gare, dans un hôtel géré par un garde-champêtre.Pendant la nuit du 27 au 28 juin, Albert Debaes (26 ans) et Charles Kesteloot ont eu une idée de génie : ils ont déboulonné une pompe à main à essence dans un garage et pompé les fonds de citerne des garages environnants.D’autres évacués logeant dans le même hôtel obligent le garde-champêtre à donner l’ordre de partager l’essence ainsi récoltée. Comme cela prend mauvaise tournure, nos évacués plient bagages en vitesse, après avoir payé la note, et filent.Sur le chemin de retour, la pompe à essence, soigneusement emportée, servit plus d’une fois à siphonner d’autres fonds de citernes et permis ainsi le retour au bercail de nos voyageurs qui retrouveront leurs maisons intactes, le 29 juin, après un mois et demi d’évacuation.

Pendant ce temps, les autres Liétaert, (Omer, Paul, Jean) et leurs amis qui avaient le projet de partir en Angleterre où résidait et travaillait leur frère Joseph (1908-1965) s’étaient, eux aussi, mis en route, un peu plus tard, le dimanche 20 ou 21 mai (partir sur les routes avec plusieurs familles ne s’improvisait pas en une journée !) en un convoi de 2 camions et 3 voitures, selon les souvenirs de Gérard Liétaert.Charles, le chauffeur de chez Motte, conduisait un camion. S’y trouvaient la famille de Jean Liétaert, celle des Vermeersch, celle du chauffeur lui-même, quelques enfants parmi les aînés des autres familles et des fûts d’essence. Suivaient les voitures des familles

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d’Omer (avec sa femme Jeanne qui, enceinte, venait de se casser une jambe et avait été en convalescence à la mer, ainsi que la servante Suzanne), de Paul (qui conduisait la Buick de chez Motte), d’amis mouscronnois (Paul Jansen, ex Verviétois amateur de théâtre, venu jouer à Mouscron et qui a finalement été engagé chez Motte), et Henri Debouvries.Les enfants trouvaient cela très excitant ; ils avaient dû enfiler plusieurs tenues les unes sur les autres, les voitures étaient bondées. Les files de voitures étaient impressionnantes, la frontière difficile à franchir. Ils la longèrent jusqu’à Hondschoote. Le premier soir, malgré la proximité de cette frontière, le convoi familial était toujours bloqué en Belgique et a dû dormir dans la paille dans une ferme.Arrivés près de Boulogne, au port d’Etaples, les avis étaient partagés. Certains, discutant avec des pêcheurs, voulaient acheter une péniche, embarquer tout le monde et se réfugier en Angleterre où les attendait Joseph Liétaert, responsable de l’usine de Rochdale. D’autres n’étaient pas emballés par ce projet, particulièrement les femmes et les enfants. Finalement on abandonna l’idée. Bien leur en prit car les péniches qui ont tenté l’aventure ont coulé dans la Manche. Les chars allemands étaient à Abbeville à ce moment. Le convoi se dirigea par les petites routes vers le Nord.Sur la route de St Omer, la file de voitures collées les unes aux autres s’étirait tout au long d’une montée et encore plus loin. Il a fallu attendre longtemps, mettant à l’épreuve la patience des enfants qui sentaient l’inquiétude de leurs parents Paul Janssen a tout à coup refusé de suivre la file des évacués. Après discussion, les autres membres du convoi, se sont décidés à adopter son point de vue et à rebrousser chemin, aidés par des soldats français. Arrivés à Wierre-au-Bois, le soir-même, ils logèrent dans des caves et apprirent que la route qu’ils avaient quittée avait été bombardée, les voitures des civils détruites mais aussi les fugitifs mitraillés dans les champs où ils espéraient se sauver. Paul Janssen s’était-il senti « piégé » sur cette route ? Quoi qu’il en soit, il avait eu une intuition miraculeuse et sauvé le convoi familial d’un sort atroce.À côté de cela, l’épisode des fûts d’essence, qui s’était déroulé peu de temps avant l’arrivée à Wierre-au-Bois, fait presque sourire. Un jour, Charles, le chauffeur du camion, s’amène, la mine défaite, et annonce que les fûts d’essence sont en réalité des fûts de pétrole ! Il y avait eu

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erreur dans le chargement…Un boulanger, chez qui le convoi familial a fait halte pour manger, a revendu du carburant prélevé dans sa réserve. Le même boulanger a indiqué une ferme où il y aurait possibilité de trouver du logement.À Wierre-au-Bois, les familles se sont plus ou moins dispersées pour trouver du logement. Les familles d’Omer et de Paul, dans un château dont les propriétaires étaient (et sont toujours) apparentés aux Motte. Jean-Paul (né en 1934), fils d’Omer, y est retourné assez récemment et a photographié tous les lieux de Wierre-au-Bois qui lui rappelaient des souvenirs. Les familles de Jean, des Jansen et du chauffeur ont logé d’abord dans une grange, puis dans les dépendances d’un château que Thérèse, fille de Jean, identifiera, des années plus tard, comme étant le « Manoir de Sainte-Beuve ». Ce manoir ayant été réquisitionné par les

Allemands, des soldats s’y amusèrent, un jour, à tirer sur des boîtes de conserve. Jean est sorti de ses gonds et s’en est plaint à l’officier car les enfants jouaient dans le parc. L’officier allemand punit les soldats en les obligeant à courir autour du parc avec tout leur barda sur le dos.De Wierre-au-Bois, les expatriés assistèrent de loin aux bombardements de Dunkerque et de Boulogne par les Stukas allemands.

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Tous revinrent sains et saufs chez eux en juin, vers le 10 juin selon les uns, vers la fin du mois selon d’autres, non sans un ou deux derniers rebondissements. Selon Thérèse, le camion ayant été réquisitionné à Wierre-au-Bois, par les Allemands, ceux-ci l’ont escorté, avec son chargement humain, jusqu’à Mouscron, avant de le récupérer, offrant une boîte de biscuits en guise de dédommagement. Selon Marguerite, c’est la Buick de chez Motte, conduite par Paul Liétaert qui a été réquisitionnée par un général allemand au début du chemin de retour vers la Belgique. En contrepartie, Paul a reçu, après supplications et pleurs des enfants, la petite Buick du général. Gérard et Edouard sont restés debout sur le marchepied extérieur. Les détails sont si précis que les récits ont l’air exacts tous les deux. Pour pouvoir rentrer à Mouscron en voiture, le chauffeur accompagnant les familles d'Omer et de Paul, et un complice, ont chipé de l'essence qui se trouvait dans les réserves allemandes à proximité du château (souvenir d'Edouard, via Marguerite).Omer, en apercevant sa maison intacte, alors que des maisons avaient été bombardées par l’aviation anglaise, a pleuré sur son volant, lui qui un instant auparavant, avait intimé à sa famille de rester stoïque s’ils découvraient la maison en ruines.

Ces équipées ont suscité bien des récits à la veillée, durant de nombreuses années. Récits de peurs, de débrouillardise, d’aventures qui faisaient sentir aux enfants plus jeunes à qui on les racontait le côté inquiétant des guerres.

Un autre aspect de la guerre était la question des réfractaires qui refusaient de travailler pour les Allemands et étaient obligés de se cacher. Les Liétaert en ont caché beaucoup, et parfois plusieurs à la fois (jusqu’à une dizaine). Le père Foulon venait dire la prière, le soir, pour tous ces hommes ou même célébrait une messe dans le grenier.Ces hommes tournaient en rond, s’ennuyaient à ne rien faire, passaient leur temps comme ils pouvaient. Cyrille, le mari de la femme de ménage Godelieve, aidait sa femme à la cuisine. Comment n’ont-ils pas été dénoncés ? Le 100 rue de la Station était un magasin où du monde entrait et sortait. Il y avait une sonnette-alarme dans le magasin ; quand on l’actionnait, discrètement, une lampe s’allumait

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sur la grande table de l’atelier de fourrures où l’on clouait les peaux, et chacun se taisait.Parfois quand la famille se réunissait dans la salle à manger, on entendait des pas de réfractaires sur la plate-forme du haut.Dans un album de famille, une page est occupée par des photos de réfractaires. Les dates de leurs « séjours » sont inscrites sous les photos : Cyrille (27-5-43 au 26-12-43), Emile (25-10-43 au 23-12-43), Noël Raymond (5-7-43 au 2-9-44), Lucien (27-2-44 au 6-6-44), Léon, l’espagnol (1-12-43 au 6-6-44)Julia et Ninette ont-elles caché des Juifs ? C’est vraisemblable. Thérèse (une douzaine d’années à l’époque) se souvient d’avoir dû présenter une petite fille appelée Christiane Jacques comme sa (fausse) cousine. Jany, elle, se souvient d’un gamin appelé Jacques. Après tout le milieu de la fourrure comportait beaucoup de Juifs.

De réfractaires se cachaient aussi dans le garage et la voiture (inutilisable depuis l’évacuation) d’Omer Liétaert. Si l’on faisait état auprès de lui d’étrangers aperçus dans les parages, il démentait formellement. Le risque faisait partie du quotidien et n’était pas vécu comme un héroïsme.

L’école de Bèfve où étudiaient plusieurs des jeunes-filles de la famille cachait, elle aussi, des jeunes-filles juives.

Au sein de l’usine Motte, la solidarité jouait également. Des enfants d’Omer Liétaert se souviennent d’avoir eu à leur table, chaque midi, des enfants étrangers à la famille, qu’on leur recommandait d’accueillir avec respect. Chez Pypaert aussi, des enfants de Mouscron venaient prendre le repas de midi. Cela était normal, on n’en parlait pas.

Julia et Ninette avaient déjà accueilli, bien avant la guerre, des réfugiés hongrois. Vers les années 20, on avait lancé des appels dans les églises de Mouscron, pour trouver des familles d’accueil qui accepteraient de prendre en charge pour 6 semaines des enfants hongrois déshérités. Aussitôt, Ninette et Julia s’étaient dit qu’il fallait accueillir un petit garçon chez elles, comme ça leur père tailleur pourrait lui faire de nouveaux habits. Leur père avait accepté de suite.

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Neuf enfants étaient ainsi arrivés dans des familles mouscronnoises. (Source : Nord Eclair, 19 et 20 oct.1980 : interview de Ninette Liétaert). Les Gerbovicz resteront des années dans la famiIle Liétaert. Celle-ci a d’abord recueilli un gamin appelé Janos. Quand celui-ci a pu se débrouiller un peu en français, il a expliqué qu’un de ses frères, Lali, avait été envoyé dans une autre famille. Julia et Ninette ont pris contact avec cette famille et recueilli Lali chez eux pour qu’il soit avec son frère. Ont suivi ensuite, Emilie, la sœur aînée, et leur mère, Elisabeth. Ces hongrois apparaissent sur de très nombreuses photos dans les albums de famille, dès 1929. Ils font partie de la vie de la famille. C’est Lali par exemple qui a conduit Marie-Gérard et Marguerite à leur école de Bèfve, la première fois. Il a d’ailleurs été arrêté par les Allemands, a parlementé avec eux et a obtenu l’autorisation de déposer les filles dans un couvent à Verviers, où elles ont logé avant de prendre le bus vers Thimister le lendemain matin. Lali s’est débrouillé ensuite.Lali a appris le métier de fourreur et s’est installé à Mouscron d’abord, rue de Tourcoing (concurrent donc), puis il a travaillé dans les Chemins de fer au Congo, a été employé chez Ferret, a vécu dans la région de Verviers ; il a eu un fils qui est devenu avocat à Mouscron). Janos a travaillé dans l’usine Motte en Angleterre puis il est parti aux USA. Emilie est retournée dans son pays pendant la guerre 40-45, elle s’est mariée et a eu 2 enfants.

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5. TRACES

Objets

Lors du partage de l’héritage et la possibilité de racheter des objets du 100 rue de la Station, Thérèse a racheté une table en marqueterie italienne qui avait été acquise par Alphonse Lestienne à une exposition internationale de Paris. Il en avait acheté 3, pour chacune de ses filles.Annie Liétaert a racheté aussi, à cette époque, pour sa maison de campagne de Frasnes, une série de meubles et objets dont personne ne voulait.

Deux peintures de grand format, représentant Julia et Ninette, sont restées dans la famille. Elles ont été peintes par un voisin, Mr Speliers (« Au Gant rouge », 102 rue de la Station, articles de cuir ; un des fils était peintre professionnel). L’une (celle de Ninette) chez Paul Pypaert (1932-2006) et l’autre (celle de Julia) chez Marie-Gérard Liétaert.

Guylaine Lietaert (1942) a recueilli une chaise d’enfant achetée en 1897, à la naissance d’Omer ou d’Alphonsine, et qui a servi pour tous les frères et sœurs qui ont suivi. Cette chaise est à présent chez Marie-Pierre Deletombe-Dehouck, fille de Jany Pypaert et petite-fille d’Alphonsine.

Beaucoup d’autres objets se sont probablement éparpillés au sein des familles sans qu’on connaisse toujours leur provenance. Ninette a dû aussi, plus que vraisemblablement, donner ou vendre des objets de famille pour secourir les gens démunis dont elle s’occupait.

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Mais les traces les plus visibles sont sans doute les albums de photos anciennes. Ceux qui ont appartenu à Julia et Ninette sont actuellement en dépôt chez Guylaine Lietaert qui les a recueillis à la mort de son papa en 1994. (Elle souhaiterait les transmettre à un membre de la famille, plus jeune, qui serait intéressé de les reprendre et de sauvegarder ainsi ces souvenirs anciens. Avis aux amateurs. Rien de plus triste que de découvrir de vieux albums de photos, à même le sol, sur des marchés aux puces… ; ceci dit, Paul Pypaert a scanné les photos de tous ces albums, mais la qualité n’atteint pas celle des originaux)

Certaines photos sont de toute beauté. On se demande comment nos aïeuls faisaient pour être aussi élégants, du bébé au vieillard…Ils n’étaient certainement pas riches mais il était important de paraître aisés. Les photos étaient des événements, on posait, pas comme aujourd’hui ; les mines sont sérieuses.À cette époque on avait un habit de semaine, foncé le plus souvent, et une tenue du dimanche, qu’on mettait pour la messe et les réunions de famille…celle qu’on aperçoit sur les photos. Jules Liétaert étant tailleur, il y avait sûrement le goût du bel habit. Marie-Thérèse et Marie-Gérard se souviennent que chez elles, tous les enfants étaient « voués à la Vierge » et habillés en bleu jusqu’à l’âge de 7 ans.Les hommes portaient des chemises « sur mesure » avec cols séparés ; au milieu de la semaine, on changeait de col.

Photographier était quelque chose de naturel et de fréquent dans la famille. Jules Moulard, (né en 1898, fils de Flore Lestienne et de Jules Moulard) était photographe professionnel. C’était un cousin d’Alphonsine et de ses frères et sœurs. Il était aussi cousin germain de Simone Dubuisson, (fille de Joséphine Moulard), l’épouse de Paul Liétaert. Il a réalisé de nombreuses photos artistiques de la famille, notamment de son fils (mort à 16 ans), de ses trois filles (Thérèse, Agnès et Andrée) et des enfants de ses cousins et cousines. Plus âgées, ses filles l’aideront à retoucher les photos à l’aquarelle.Une photo de Gérard Liétaert en scout, tirée par Jules Moulard, a gagné le premier prix de photographie de la ville de Mouscron en 1947.

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Joseph Pypaert, mari d’Alphonsine, était un photographe plus qu’amateur. Son fils, Gérard, l’aîné de la génération suivante, et qui fait partie de nos interviewés, a d’ailleurs « repris le flambeau » dans la famille. Ses films familiaux en super 8 ont maintes fois ravi ses cousins et cousines qui en gardent un souvenir ému.

Omer n’avait sans doute plus le temps de pratiquer le développement de photos mais, quand il a construit sa maison, une chambre noire y était aménagée avec tous les appareils et produits pour assurer développement et impression de photos d’amateur. Dès 1940, cette chambre accueillit sacs de blé et autres provisions.

Paul avait un bon équipement photographique lui aussi et il y avait chez lui au moins une vingtaine d’albums de photos évoquant le service militaire, les séjours à la mer, les fiançailles, le mariage, les naissances…Toutes les photos étaient accompagnées de commentaires écrits par tante Marthe (mère Marie Marthe chez les Dames de Marie)

Face à la photographie numérique d’aujourd’hui, on ne peut s’empêcher d’avoir un brin de nostalgie pour cette époque où l’on économisait ses prises de vue et ses tirages, vu le coût que cela représentait.

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CONCLUSION

Le résultat des interviews que nous avons effectuées dépasse de loin ce que nous avions envisagé. Nous n’imaginions pas qu’elles déboucheraient sur une synthèse d’une telle ampleur.

Nous espérons que la lecture de cette synthèse suscitera votre intérêt, vous donnera du plaisir et viendra ajouter son grain de sel aux quelques fêtes familiales globales qui ont eu lieu dans le demi-siècle suivant la période présentée ici : la fête de la Coquinie à Mouscron (1961), la fête d’Ittre (1993) et la fête de Dottignies (2006).

Nous remercions encore tous ceux et toutes celles qui ont participé à cette recherche. De près ou de loin ; car les « archives » familiales ont été précieuses pour cette récolte d’informations.

Parmi tous les documents retrouvés et utilisés, il faut signaler le Journal de bord que Joseph Pypaert a tenu au fil des années, et qui a été recueilli par sa fille Jany. Il nous a souvent été utile, notamment pour le récit de l’évacuation en 1940.Avant nous, il a été soucieux de garder la mémoire des faits familiaux et d’en laisser une trace pour ses descendants. Un exemple à suivre ?

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