Souvenirs de 40 Ans

download Souvenirs de 40 Ans

of 47

Transcript of Souvenirs de 40 Ans

Chapitre 1 C'est pour vous, mes enfants, que j'ai rassembl ces souvenirs qui, plus d'une fois, ont rouvert dans mon cur de cruelles blessures. Je crois, en effet, comme mon fils l'a pens, qu'il est bon que dans chaque famille on prenne soin de redire ceux qui vous suivent les vnements auxquels on a pris part, ou mme qu'on a vus d'assez prs pour en pa rler avec l'autorit de tmoin oculaire. C'est au moyen de ces souvenirs que les traditions se continuent dans les familles . On aime conserver dans des galeries les portraits de ses aeux ; il semble plus naturel encore d'aimer connatre leurs tristesses et leurs joies, leurs motions, leur s preuves, en un mot leur vie ; et pour ceux qui se rapprochent du terme de leur existence, c'est une consolation que de penser qu'ils laisseront aprs eux comme une v ivante image d'eux-mmes, qui les rendra prsents l'esprit de leurs petits-enfants. Il ne fallait rien moins que ces considrations, mon cher fils, pour me dcider reve nir sur un pass qui me rappelle de bien pnibles motions, car, aprs tre ne au milieu de s splendeurs de l'ancienne socit franaise, je me suis trouve mle, pendant les premiers ours de ma jeunesse, aux catastrophes qui en ont marqu la fin. J'tais le cinquime enfant et la quatrime fille de la marquise de Tourzel, qui fut pou r moi la meilleure des mres. Tendrement leve par elle, entoure de surs chries, il ne m' st rest des jours riants de mon heureuse enfance qu'un seul souvenir douloureux, ce lui de la perte cruelle d'un pre pour qui nous avions la plus juste et la plus prof onde affection. Au mois de novembre 1786, mon pre, le marquis de Tourzel, chassant avec le Roi Lo uis XVI Fontainebleau, fut emport par son cheval dans la fort ; il se heurta la tte contre des branches d'arbre qui le blessrent mortellement. Aprs huit jours de souff rances, pendant lesquels il endura les traitements les plus douloureux, assist, s outenu par ma malheureuse mre, il mourut dans la cabane d'un garde o il avait d'abord t transport ; son tat tait si grave, que les mdecins avaient interdit tout dplacement. Le Roi, dans cette occasion, laissa voir toute la bont de son cur. Il veilla lui-mm e ce que tous les soins ncessaires fussent donns mon pre. Pendant sa maladie, il ne cessa d'exprimer les plus vives inquitudes, et, aprs sa mort, il tmoigna les plus do uloureux regrets : il sentait qu'il perdait en lui un sujet fidle, un ami dvou. Mais nous, nous perdions le plus tendre des pres, et tant d'annes coules depuis ce malheur n'ont pu diminuer nos regrets. Je ne vous dirai rien sur l'ancienne socit franaise, j'tais trop jeune pour avoir des id s faites sur un rgime qui finissait. Tout ce que je sais sur cette poque je le tie ns de ma mre. C'est elle que j'entendis parler des pieuses filles de Louis XV, les pr incesses Adlade et Sophie, qui, dans une cour frivole et lgre, donnrent l'exemple des v ertus qu'on ne trouve ordinairement que dans le clotre, et surtout de Madame Louise de France, qui mourut, en 1787, aux Carmlites de Saint-Denis. Louis XVI, Marie-A ntoinette et Madame lisabeth avaient un vritable culte pour leur sainte tante. Ils allaient souvent la visiter et se recueillir auprs d'elle. C'est ses prires que le Ro i et la Reine croyaient devoir la naissance du premier Dauphin, et le Roi, en al lant annoncer cet vnement la vnrable carmlite, exprima cette pense en lui disant : tante, je viens vous faire hommage d'un vnement qui fait aujourd'hui la joie de mon pe uple et la mienne, car je l'attribue vos prires. Quand Madame Royale eut quatre ans , la Reine se plut la conduire voir sa tante, et au retour de chaque visite on a vait quelque trait touchant ou intressant raconter. Ainsi une fois, c'tait en 1782, la Reine avait conduit la jeune princesse au monastre, et, comme elle tait la veil le d'tre inocule, on ne lui avait fait servir qu'une trs-lgre collation. Madame Royale, ui avait encore faim, ne fit aucune observation, et se contenta de ramasser jusq u'aux moindres miettes de pain. L'une des religieuses fit alors l'observation que la s oumission et la sobrit de la jeune princesse semblaient annoncer chez elle quelque vocation pour la vie des Carmlites, et elle demanda la Reine si, la chose tant, e lle en ressentirait quelque dplaisir. Loin de l, rpondit celle-ci, j'en serais au con traire trs-flatte. Marie-Antoinette, ayant dsir que toutes les religieuses vissent s a fille, demanda celle-ci, quand toute la communaut fut runie, si elle n'avait rien leur dire : Mesdames, rpondit la petite princesse, qui n'avait alors que quatre ans , priez pour moi la messe. Son bon ange lui disait-il ds lors combien elle aurait besoin du secours de Dieu pour traverser tant d'infortunes, caches encore dans les tnbres de l'avenir ?

Je consigne ici ce souvenir, parce qu'il se rapporte une princesse la destine de la quelle la mienne fut mle et pour laquelle je devais prouver une affection qui ne fi nira qu'avec ma vie. Mais, encore une fois, mes observations personnelles ne remon tent pas aussi haut ; mes jugements, mes impressions ne datent que des premires a nnes de la Rvolution. Je me souviens encore du mouvement qui agita tous les esprits au moment o les tats gnraux de 1789 s'ouvrirent ; un nouveau sujet de conversation, la politique, avait remplac tous les autres ; les socits se divisrent par nuance d'opinion ; et ceux qui n e pensaient pas de mme cessrent de se voir. Au fond les conversations taient devenu es des discussions, presque des disputes qui prludaient des luttes plus srieuses, et chaque salon devenait un camp. Les esprits taient si anims, qu'il n'tait pas possibl e qu'on n'en vnt pas bientt des chocs. C'est ainsi que se succdrent le serment du Jeu d aume, la sance royale du 23 juin, la runion et la confusion des trois ordres dans une assemble unique, les premiers troubles de Paris, le sige de la prison de l'Abbay e, fait par plusieurs milliers d'hommes qui voulaient dlivrer onze gardes franaises dtenus cette prison militaire pour dlit d'insubordination. Bientt aprs, le Roi voulut congdier Necker, dont la politique, toujours dispose aux concessions, lui paraissa it compromettre l'autorit royale. MM. de Montmorency, de la Luzerne et de Saint-Pri est reurent en mme temps leur dmission. Ce fut le signal de la journe du 14 juillet, qui se termina par la prise de la Bastille. Je me rappelle parfaitement un incident particulier de cette journe, qui est une des dates de la Rvolution. Les gardes franaises, travaills de longue main, vous le savez, firent dfection dans cette journe et mme aidrent prendre la Bastille. Charles de Sainte-Aldegonde, pour lequel ma mre avait beaucoup d'amiti, et qui tait o fficier dans ce corps, avait fait des efforts inutiles pour retenir sa compagnie ; au dsespoir de n'y avoir pu russir, il vint chez ma mre, et, dans son trouble, s'arm ant des pistolets qu'il portait, il allait se brler la cervelle en notre prsence : u ne impulsion dont je ne pus me rendre compte, une bonne pense qui me venait de Di eu, me prcipitrent sur lui ; je lui arrachai ses armes, et, sans trop savoir pourq uoi, je courus les cacher dans ma chambre : j'eus certainement le bonheur de lui s auver la vie. Chapitre 2 Vous savez avec quelle rapidit inoue la rvolution marcha aprs la journe du 14 juillet . Les personnes dsignes aux haines populaires n'taient plus en sret Paris ni en France ; le comte d'Artois partit ainsi que ses deux fils, le duc d'Angoulme et le duc de Be rry, qui migrrent sous la conduite du duc de Serent. Le prince de Cond, le duc de B ourbon et le duc d'Enghien, dsigns, comme le comte d'Artois, aux haines populaires, s'loi gnrent de Chantilly le 27 juillet 1789 ; les paysans des environs taient soulevs, e t heureusement que la voiture des princes avait dpass Pont-Saint-Maxence avant l'arr ive de la multitude, qui aurait pu se porter des violences. Les esprits taient cet te poque, dans presque toute la France, sous le coup d'une de ces paniques qui se c hangent facilement en fureur. Avec ces mots : Voici les brigands qui arrivent ! on avait mis la population tout entire sur pied. O taient-ils ? personne ne le sava it, et par cela mme on les voyait partout. D'o viendraient-ils ? on l'ignorait, et on les attendait par toutes les routes. Ces populations exaspres de peur et de colre s e livrrent aux plus grands excs. La guerre aux chteaux commena, surtout en Provence, en Alsace, en Franche-Comt, en Guyenne, en Normandie et en Bourgogne. On ajoutai t : Paix aux chaumires, mais la paix n'tait nulle part. C'est ainsi que l'migration comme na. Les premiers menacs quittrent la France les premiers. Il y eut plusieurs flots dans l'migration, parce qu'il y eut plusieurs phases dans la rvolution, qui finit par atteindre tout le monde. Madame de Polignac, que la Reine avait nomme gouvernante de ses enfants aprs la re traite de madame de Gumne, tait, ds 1789, au nombre des personnes en butte aux haines populaires. La Reine, qui avait pour elle des sentiments de vritable amiti, voyan t l'opinion se prononcer contre elle avec une si grande violence, crut devoir sacr ifier ses affections la sret de son amie et l'intrt du trne ; elle demanda madame lignac de s'loigner. Il fallut la remplacer auprs des enfants de France. Le choix tait difficile. Il im portait, en effet, de trouver une personne qui satisft aux exigences de l'opinion e

t qui en mme temps et toutes les qualits requises pour mriter qu'on lui confit un dpt prcieux. La Reine jeta les yeux sur ma mre[1], sur cette mre qui ne vivait que pour ses enf ants, qui ne donnait au monde que le peu d'instants que lui laissaient les devoirs qu'elle s'tait imposs et qu'elle remplissait avec tant de dvouement, qu'elle tait tout p nous, et que nous tions tout pour elle. Ce choix de la Reine, qui pour beaucoup d'autres et t une satisfaction d'amour-propre e t d'ambition, fut pour ma mre un coup accablant. Les devoirs de la mission laquelle elle tait appele, l'importance des fonctions qu'elle aurait remplir et que les circon stances rendaient si difficiles, lui apparurent ; en mme temps ses enfants qu'il fa udrait quitter... sa famille... laquelle il faudrait s'arracher, se prsentrent son e sprit. Elle ne pouvait se rsoudre accepter. Le combat entre ses affections particulires et le souvenir de la bont que le Roi e t la Reine lui avaient tmoigne, l'poque de la mort de mon pre, dura plusieurs jours. M ais le sentiment des malheurs de cette royale famille, le spectacle de l'abandon o beaucoup de ceux qui l'entouraient l'avaient laisse, l'emportrent. Elle se rsigna au sacr ifice qu'on lui demandait ; c'en tait un alors, et un bien grand : on pouvait dj prvoir quelques-uns des malheurs cachs dans l'avenir. Ma mre vit la Reine. Voici les premires paroles que celle-ci lui adressa : Madame, j'avais confi mes enfants l'amiti, aujourd'hui je les confie la vertu. Mes surs taient maries[2]. Reste seule prs de ma mre, je la suivis Versailles ; ma m prta entre les mains du Roi le serment de gouvernante des enfants de France et en tra en fonctions. L'appartement qu'elle occupait se trouvait entre l'appartement de M. le Dauphin et cel ui de Madame Royale[3]. Toutes les nuits, ma mre couchait dans la chambre de M. l e Dauphin et ne le quittait en aucun moment du jour. Je menai donc une vie un pe u triste et un peu solitaire dans le court espace qui spara notre installation Ve rsailles, au mois d'aot 1789, des journes des 5 et 6 octobre suivants. Loge dans un entre-sol donnant sur une petite cour intrieure fort obscure, ds deux heures de l'aprs-midi j'tais oblige d'avoir de la lumire ; ma chambre se trouvait prcis place sous le cabinet de la Reine, qui, malgr ses magnificences de dorures et des plus belles sculptures, n'avait vue, comme mon entre-sol, que sur cette cour. Un inconvnient grave, rsultant de la mauvaise distribution de cette partie du chtea u, excita chez moi des scrupules faciles comprendre, et ajoutait encore l'incommod it de ma sombre demeure : tout ce que la Reine disait dans son cabinet s'entendait distinctement dans ma chambre. Tous les jours, une heure, le Roi venait chez la Reine, et sa voix forte faisait arriver toutes ses paroles jusqu' moi. Ma mre crut d evoir en prvenir la Reine, en lui disant que j'avais le soin de tenir ma fentre habi tuellement ferme. Celle-ci, avec cette grce et cette bont qui se retrouvaient dans toutes ses actions et dans toutes ses paroles, lui rpondit : Qu'importe ? je n'ai rie n craindre, quand mes plus secrtes penses tomberaient dans le cur de notre chre Paul ine. Deux mois s'coulrent ainsi, et nous tions arrivs au mois d'octobre 1789. Les passions co ntinuaient fermenter. Une vague inquitude tenait le chteau en veil. Les rapports qu i arrivaient de Paris taient alarmants : on parlait de troubles, de projets de rvo lte ; une grande agitation rgnait la cour. Les personnes dvoues sentaient augmenter leur attachement, en raison mme des bruits qui devenaient plus menaants, et des pr ils croissants de la famille royale. Les gardes du corps, voulant donner un tmoignage clatant de leur fidlit, et en mme te mps sceller l'union des dfenseurs de la famille royale, eurent l'ide d'offrir un repas a ux officiers du rgiment de Flandre, qui venait d'tre appel Versailles. Rien de mieux motiv que l'arrive de ce rgiment. M. de la Fayette, qui n'a jamais pass pour alarmiste, avait crit M. de Saint-Priest, alors ministre de l'intrieur, pour l'avertir qu'il y avai t Paris de mauvais desseins, et qu'on cherchait rpandre dans la garde nationale par isienne l'ide d'aller Versailles. M. de Saint-Priest avait port la lettre au conseil, et propos de fortifier la garnison. Le ministre, suivant le loi nouvellement tablie , en avait rfr la municipalit, et c'tait celle-ci qui avait demand un renfort de trou . Tout s'tait donc pass selon les rgles, et la constitution avait t observe dans toutes ses prescriptions. Il n'y avait rien d'inconstitutionnel dans l'ide des gardes du corps d'offrir un dner leurs camarades du rgiment de Flandre, et les circonstances taient

assez difficiles, les menaces des ennemis de la royaut assez flagrantes, pour que l'utilit d'une pareille manifestation ft incontestable. Le repas eut lieu le 1er octo bre ; les gardes du corps y avaient invit non-seulement les officiers du rgiment d e Flandre, mais ceux des gardes suisses et de la garde nationale ; et, comme nul le part on n'avait pu trouver un local assez vaste pour une si nombreuse runion, le Roi fit mettre leur disposition la salle d'opra du chteau. On conseilla au Roi de p aratre cette fte, laquelle toutes les personnes de la cour, assises dans leurs log es, assistrent. Il tait impossible qu'il refust de se rendre au dsir de tant de braves gens prts mourir pour lui ; il s'y rendit. La Reine aussi parut ce repas avec ses enfants ; ma mre et moi, nous la suivmes. L a prsence de la Reine, qui tenait dans ses bras le second Dauphin, excita un vif enthousiasme. La musique joua l'air : Richard, mon roi ! qui tait malheureusement d e circonstance. Par un mouvement spontan, tous les convives se levrent, et, tirant leur pe, jurrent de verser pour la famille royale jusqu' la dernire goutte de leur san g. L'motion tait son comble, et tout le monde pleurait. Ce spectacle fit sur moi une impression que je ne peux rendre, et que rien n'a pu effacer. Je sentis que je m'unissais au serment de ces serviteurs fidles, de ces braves offi ciers, et mon cur se dvoua pour ma vie. Chapitre 3 Le moment arrivait o le dvouement devait tre mis l'preuve. Les bruits alarmants rpandus depuis quelques jours ne nous avaient pas tromps. Les agitateurs prparaient une journe Paris. La chert du pain favorisait leurs manuvres. Comme, tout en disputant au Roi jusqu' l'ombre de la puissance, on faisait remonter jusqu' lui la responsabilit de toute chose, on l'accusait aussi du renchrissement du bl. Il y a des circonstances o tout, jusqu'aux prcautions qu'on prend contre le danger, l'a ugmente. On exploita le banquet que les gardes du corps avaient donn aux officiers du rgime nt de Flandre. Les convives avaient seulement jur de dfendre le Roi et la famille royale, on prtendit qu'ils avaient jur d'attaquer le peuple et l'assemble, ce qui tait un affreuse calomnie et une infme machination. Le 5 octobre, les inquitudes se ralisent vers les dix heures du matin. On avait ap pris que la garde nationale solde et non solde partait de Paris avec du canon pour se rendre Versailles, et que la multitude habitue paratre dans les journes rvolutio nnaires la suivait. Il y avait eu dans le ministre quelque vellit d'arrter ce mouvemen t inconstitutionnel, en faisant occuper militairement les ponts de Svres et de Sa int-Cloud. Mais ce plan fut abandonn, sur l'observation de M. Necker que ce serait se prcipiter dans la guerre civile. Le Roi reculait toujours devant ce mot. On ne fit donc rien et on attendit. Ds le matin le chteau tait encombr de gentilshommes q ui venaient offrir leur pe au Roi. On m'a assur qu'ils taient au nombre de prs de sept c nts ; mais ils n'avaient que leur pe et ils taient en habit de cour. De quart d'heure e n quart d'heure on annonait l'approche des bandes parisiennes, et tout tait dans la pl us grande confusion dans la grande galerie et dans les autres salons. Ce ne fut que sur les six heures du soir que les premiers flots commencrent arriver, et M. de Lafayette n'entra Versailles, avec la garde nationale, qu' six heures du soir. Un billet crit par lui Auteuil annonait M. de Saint-Priest qu'il saurait maintenir l'ordr e et dfendre le Roi. Je ne vous redirai pas ici les dtails que vous trouverez partout ; je me borne vo us raconter ce que j'ai vu. Ma mre me fit coucher dans son appartement : vers cinq heures du matin j'entendis l es portes s'ouvrir vivement. La Reine parut. Elle tait peine habille et avait l'air trs -effray. Elle prit Madame, l'emmena, et demanda ma mre de monter, sans perte de temp s, monseigneur le Dauphin chez le Roi. Malgr son agitation, la Reine remarqua mon trouble ; bonne comme toujours, elle m e fit un geste de la main : N'ayez pas peur, Pauline, restez tranquille , me dit-el le. Je restai. Mais je ne pouvais me rendre compte du bruit qu'on faisait dans le chtea u : c'tait le retentissement de pas lointains, des portes ouvertes et fermes avec fr acas, des clameurs. Mon inquitude et mes anxits se prolongrent pendant plusieurs heu res, au bout desquelles j'appris les horreurs de cette nuit : le chteau forc, les ga

rdes du corps massacrs, les dangers qu'avait courus la Reine et ceux qui la menaaien t encore. Il avait fallu que trois gardes fidles, MM. Miomandre, de Varicour et d es Huttes, se fissent tuer leur poste pour donner la Reine le temps de descendre de son lit et de gagner peine vtue la chambre du Roi. Vers dix heures du matin, ma mre vint m'apprendre que le Roi permettait que je le s uivisse dans l'appartement o toute la famille royale tait rassemble. En passant prs des fentres, je vis avec horreur la cour de marbre remplie de figur es atroces ; c'tait une cohue d'hommes et de femmes arms de fourches, de faux, de piqu es, et vocifrant les plus horribles injures et les menaces les plus effrayantes, entremles des cris : Que le Roi paraisse ! que le Roi paraisse ! le Roi ! le Roi ! On reprsenta au Roi qu'il tait ncessaire qu'il se montrt ; il s'avana sur le balcon. Les cris Vive le Roi !... le Roi Paris ! le Roi Paris ! se firent entendre de to us cts. Cette clameur grandissait de moment en moment, et l'on n'entendit plus que ces mots : Paris ! Paris ! Le Roi se retira, et de nouveaux cris s'levrent : La Reine ! la Reine ! Cette exigence de la foule causa un grand effroi ceux qui taient auprs de la Reine , et plusieurs personnes la supplirent de ne point se montrer... Elle savait quel point on avait enflamm contre elle les haines populaires ; qui pouvait dire pour quoi on l'appelait sur le balcon ? Les hommes qui avaient assassin les gardes du co rps pendant la nuit ne reculeraient pas devant un plus grand crime. Rien n'obligea it la Reine courir au-devant d'un danger certain. ce mot de danger, la Reine leva la tte et dit avec fermet : Je paratrai !... Puis, saisissant ses enfants par la main, elle se prsenta sur le balcon entre M. le Dau phin et Madame Royale. La Reine seule ! s'cria une voix ; et bientt toutes les voix reprirent : La Reine se ule ! La Reine, par un mouvement plus prompt que la pense, repoussa ses enfants en arrir e et demeura seule sur le balcon, en face de la multitude. Ce courage imposa la haine elle-mme. On n'entendit plus que ces cris : Paris ! Paris ! et la Reine se retira aprs avoir c happ, je crois, un grand pril. Un morne silence rgnait dans l'appartement, on paraissait tre dans l'attente de ce qui allait arriver... Il y eut beaucoup d'alles et venues, et nous apprmes enfin que la famille royale partait pour Paris. Il est vraisemblable que le but de cette journe avait t d'arracher au Roi cette conce ssion. La populace de Versailles n'tait ni assez nombreuse ni assez audacieuse pour dominer la force militaire que le Roi pouvait lui opposer. Les meneurs des jour nes des 5 et 6 octobre calculaient sans doute qu'une fois Paris, o l'Assemble le suivra it naturellement, Louis XVI ne pourrait plus rsister l'Assemble, ni l'Assemble la Rvo ion, qui conduirait tout. deux heures, le Roi monta en voiture, ayant avec lui la Reine, M. le Dauphin, Ma dame Royale, Madame lisabeth et ma mre. Dans une seconde voiture montrent la princesse de Chimai, dame d'honneur, la duches se de Duras et madame la marquise de la Roche-Aimon, dames du palais, et moi. Plusieurs autres voitures suivaient. Il y en avait une o se trouvaient Mesdames de France, avec la duchesse de Narbonn e-Lara, madame de Chastellux, madame et mademoiselle de Donissan, qui fut plus t ard madame de Lescure puis madame de la Rochejacquelein. Mais Mesdames de France purent s'arrter Bellevue. Les voitures, qui marchaient au pas, taient entoures d'une multitude de brigands don t les cris affreux glaaient d'effroi. Des canons prcdaient le cortge : des hommes habi lls en femmes taient cheval sur ces canons, et les ttes des malheureux gardes du co rps massacrs, portes au bout des piques, servaient de bannires cette horde de sauva ges ; plusieurs fois on vint la portire du Roi prsenter ses regards ces ttes sangla ntes de ses malheureux serviteurs. Ce triste cortge marchait dans une confusion inexprimable et si lentement, qu'on mi t six heures faire les quatre lieues qui sparent Versailles de Paris. chaque inst ant on entendait tirer des coups de fusil, et la tte du Roi et celle de la Reine ne cessrent pas d'tre en danger pendant tout le trajet. Plusieurs coups de feu furen t tirs dans la direction de leur carrosse. Il y eut quelques personnes de tues.

Au moment du dpart, la plus grande partie des habitants de Versailles, aux fentres de leurs maisons, applaudissaient ce spectacle horrible, sans penser qu'ils appla udissaient leur propre ruine. Dans la voiture o j'tais, on garda pendant la route un profond silence : je tenais l es yeux baisss pour viter de voir ce qui se passait autour de nous. Cette marche c ruelle ne fut suspendue qu' la barrire de Paris, o M. Bailly, alors maire, vint prsent er au Roi les clefs de la ville, en lui disant : Sire, je remets Votre Majest les clefs de sa bonne ville de Paris. Le Roi rpondit : C'est toujours avec plaisir et confiance que je me vois au milieu des habitants de ma bonne ville de Paris. Bailly, rptant ces paroles ceux qui ne l es avaient pas entendues, pour qu'elles circulassent dans la foule, oublia le mot de confiance. Rptez avec confiance , dit la Reine. Hlas ! comment cette confiance de vait-elle tre justifie ? On arriva aux Tuileries huit heures du soir, aprs six heures d'un cruel supplice. Rien n'tait prpar pour l'arrive de la famille royale. Au milieu de cette immense confusi on, des ordres n'avaient pu tre que tardivement donns. Nous trouvmes les appartements sens dessus dessous, pleins d'ouvriers, et des chelles dresses de tous les cts. Le chteau des Tuileries tait rest inhabit presque sans interruption depuis 1665. Les meubles les plus ncessaires y manquaient ; ceux qu'on y trouvait taient dlabrs ; les tapisseries taient vieilles et fanes. Les appartements taient mal clairs au moment o n ous y entrmes. Tout y respirait un sentiment de tristesse en harmonie avec les im pressions que nous y apportions aprs cette douloureuse journe. La garde nationale s'tait empare des postes intrieurs et extrieurs du chteau. On ne savait pas encore o serait log M. le Dauphin, et, provisoirement, il fut tabl i dans une chambre du pavillon de Flore, au second ; ma mre resta prs de lui, et m oi je couchai sur un canap dans un salon ct. Chapitre 4 Quelques jours aprs l'arrive aux Tuileries, l'appartement destin ma mre tant prt, ell prit possession ; il tait au rez-de-chausse donnant sur la cour, et j'occupai les en tre-sol au-dessus. M. le Dauphin fut tabli au premier, prs de l'appartement du Roi ; un petit escalier noir servait de communication de l'appartement de M. le Dauphin celui de ma mre : l a Reine et ma mre, seules, avaient une clef de cet escalier. J'ai remarqu que dans les temps de rvolution il y avait toujours des moments de calm e aprs les grands orages, et c'est cela qui trompe ceux qui sont engags dans ces cri ses. Si elles se dveloppaient sans discontinuit, on se roidirait pour rsister, et p eut-tre finirait-on par en triompher. Mais, comme le courant se ralentit quand il a emport les premires digues, on se laisse aller l'espoir que tout est fini, et, da ns la crainte de troubler ce calme relatif dont on jouit dlicieusement, on omet d e prendre les prcautions ncessaires. Ce fut un peu ce qui arriva. Dans les premier s temps du sjour de la famille royale Paris, et aprs les journes des 5 et 6 octobre , et les troubles qui suivirent, et dans lesquels un boulanger nomm Franois fut pe ndu un rverbre comme suspect d'tre un aristocrate, il se fit un mouvement dans l'opinio n. L'Assemble proclama la loi martiale, et, craignant son tour de succomber devant l'anarchie de la rue attaquant son pouvoir, elle rsolut de donner au Roi un tmoignag e de sympathie et de respect. On la vit paratre spontanment au chteau des Tuileries , o elle n'tait pas attendue, et o elle fut conduite par M. Frteau, son prsident. Le Ro i se montra trs-sensible cette dmarche. En sortant de son appartement, l'Assemble se rendit dans celui de la Reine. Le prsident lui adressa un discours o respiraient l es sentiments de la vieille fidlit franaise, et qui se terminait par le vu de voir d ans ses bras le Dauphin, cet illustre enfant, rejeton de tant de rois chris de le urs peuples, hritier de Louis IX, de Henri IV et de celui dont les vertus taient l'e spoir de la France . La Reine, profondment touche de ces paroles, prit le Dauphin d ans ses bras et le prsenta l'Assemble, qui ne cessait de faire retentir les cris de Vive le Roi ! vive la Reine ! vive M. le Dauphin ! Je vous rappelle ces dtails parce qu'ils expliquent ce sentiment d'une scurit renaissan te qu'on a souvent reproch Louis XVI. Il se trompait sur la situation, a-t-on dit ; il serait plus exact de dire qu'on le trompait, par des manifestations du genre d e celle dont je viens de parler ; plus exact encore d'assurer que tout le monde se trompait, car je suis convaincue que l'Assemble ressentait, au moment o elle les ex

primait, les sentiments qu'elle manifestait. Mais la Rvolution tait comme un de ces grands courants qui entranent jusqu'aux barques qui essayent de jeter l'ancre. Tout m archait parce qu'elle marchait toujours. On s'habitua donc au sjour des Tuileries. Insensiblement on se fit des occupations et on se traa un plan de vie. La mienne tait assez douce. Des matres occupaient une partie de ma matine ; tous les jours, avec ma mre, j'accompagnais M. le Dauphin la promenade dans les Tuileries. Quelques gardes nationaux, sous les ordres d'un chef de bataillon, escortaient M. le Dauphin ; ils cartaient la foule qui se pressait sur son passage ; mais jamais nous n'emes nous en plaindre : on n'entendait que des exclamations sur la beaut du jeune prince, et nous tions heureuses de l'intrt qu'il insp irait. Ma mre sentit combien de pareilles promenades seraient peu profitables la sant d'un enfant, et, sur sa demande, le Roi fit arranger la ppinire du jardinier du palais, qui devint le jardin particulier de M. le Dauphin. Nous y passions trois heures tous les jours, et le jeune prince pouvait au moins prendre l'exercice ncessaire s on ge. Ce jardin tait l'extrmit de la terrasse du bord de l'eau, et de plain-pied avec le quai . Plus tard, sous l'Empire, il a t combl quand cette terrasse a t prolonge jusqu' la p Louis XV. Au bout de quelque temps, comme le calme paraissait renatre, hlas ! ce n'tait qu'un bie n court entr'acte au milieu des temptes, la Reine, dsirant donner quelques distracti ons ses enfants, dit ma mre qu'elle viendrait chez elle prendre du th de temps en te mps ; elle l'engagea inviter quelques personnes qui eussent des enfants de l'ge de Ma dame Royale. Ces runions taient faites pour plaire celle-ci, et pour mettre dans sa vie, qui de vait tre si triste, quelques lueurs de gaiet. On jouait de petits jeux : tous les appartements de ma mre, dont les portes battantes taient ouvertes, prsentaient un v aste champ l'activit de Madame Royale, et les parties de cache-cache qui avaient li eu alors laissrent dans son esprit de longs souvenirs que j'ai retrouvs plus tard da ns la mmoire de Madame la Dauphine. Pendant que la Reine, ma mre et les personnes invites taient dans le salon, j'tais ins titue la surveillante de la jeune princesse et de ses jeux. Mais les joies innocentes de Madame firent place bientt une occupation srieuse : i l s'agissait de l'acte le plus important de la vie. Elle venait d'atteindre sa douzime anne, il fut dcid qu'on lui ferait faire sa premire communion. Cette solennit eut lieu le 8 avril 1790, l'glise Saint-Germain-l'Auxerrois. Le matin de ce jour, la Reine conduisit la jeune princesse dans la chambre du Ro i, et lui dit : Ma fille, jetez-vous aux pieds de votre pre, et demandez-lui sa bnd iction. Madame se prosterna. Le Roi la bnit et la releva. Je rpte avec un pieux respect les paroles qu'il lui adressa : C'est du fond de mon cur, ma fille, que je vous bnis, en demandant au ciel qu'il vous fasse la grce de bien a pprcier la grande action que vous allez faire ; votre cur est innocent aux yeux de Dieu ; vos vux doivent lui tre agrables ; offrez-les-lui pour votre mre et pour moi ; demandez-lui qu'il m'accorde les grces ncessaires pour faire le bonheur de ceux sur lesquels il m'a donn l'empire et que je dois considrer comme mes enfants ; demandez-l ui qu'il daigne conserver dans le royaume la puret de la religion, et souvenez-vous bien, ma fille, que cette sainte religion est la source du bonheur et notre sou tien dans les adversits de la vie. Ne croyez pas que vous en soyez l'abri ; vous tes bien jeune, mais vous avez dj vu votre pre afflig plus d'une fois. Vous ne savez pas, ma fille, quoi la Providence vous destine, si vous resterez d ans ce royaume ou si vous irez en habiter un autre : dans quelque lieu o la main de Dieu vous pose, souvenez-vous que vous devez difier par vos exemples, faire le bien toutes les fois que vous en trouverez l'occasion ; mais surtout, mon enfant, soulagez les malheureux de tout votre pouvoir : Dieu ne vous a fait natre dans l e rang o nous sommes que pour travailler leur bonheur et les consoler dans les pe ines. Allez aux autels o vous tes attendue, et conjurez le Dieu de misricorde de ne vous laisser oublier jamais les avis d'un pre tendre. Il tait d'usage que les Filles de France reussent une parure en diamants le jour de leur premire communion ; Louis XVI, qui avait rsolu d'abolir cet usage dispendieux,

en avertit Madame Royale par ce peu de mots : Je vous sais trop raisonnable, ma fille, pour croire qu'au moment o vous devez tre entirement occupe du soin d'orner votre cur et d'en faire un sanctuaire digne de la divinit, vous attachiez un grand prix d es parures artificielles. D'ailleurs, mon enfant, la misre publique est extrme, les pauvres abondent, et assurment vous aimez mieux vous passer de pierreries que de savoir qu'ils se passent de pain. Chapitre 5 Le Roi, la Reine, ne sortaient pas de leur appartement : il n'y avait pour eux ni promenade ni exercice. Dans Paris on les regardait comme prisonniers ; on les pl aignait. Les meneurs, ne voulant pas que cette opinion s'accrditt et craignant l'intrt q ui commenait se porter sur Louis XVI et Marie-Antoinette, proposrent au Roi, vers le mois d'aot 1790, d'aller Saint-Cloud passer le reste de l't. Le Roi et la Reine accep ent cette ouverture avec empressement. Toute la famille royale quitta les Tuiler ies. M. le comte et madame la comtesse de Provence n'habitrent point le chteau de Sa int-Cloud ; ils avaient lou une maison prs du pont, mais chaque jour ils venaient souper chez le Roi et y passer avec lui la soire. C'tait un grand soulagement pour la famille royale et pour les personnes qui l'entour aient que de trouver la solitude et le repos loin des clameurs rvolutionnaires qu i les poursuivaient aux Tuileries, et d'tre l'abri des vocifrations des crieurs, qui, dans les derniers temps de notre sjour, ne se contentaient pas de se tenir aux po rtes du jardin, mais le parcouraient dans tous les sens en annonant toutes leurs mchantes nouvelles. Rien n'tait prpar Saint-Cloud pour l'arrive du Roi. Chacun provisoirement s'tablit com put. Madame, depuis sa premire communion, mangeait avec le Roi ; M. le Dauphin m angeait seul ; ma mre avait une table et recevait les personnes de service prs de la famille royale. Au bout de quelques jours, le Roi dcida que les personnes du voyage seraient admi ses sa table[1]. J'tais du voyage, mais j'tais bien jeune ; en outre, je n'tais pas prs , puisque je n'tais pas marie : je ne pouvais, d'aprs l'tiquette, tre admise la table i, je me trouvai donc dans la ncessit de dner seule. Le Roi daigna s'apercevoir de mon absence, et, avec cette bont qu'il montrait en tout e occasion, il pensa me tirer de ma solitude. C'tait chose assez difficile, car la cour l'tiquette faisait loi. Il en parla la Reine, et il fut convenu entre elle et le Roi que l'on consulterait Mesdames[2]. Il y avait de graves objections ; chose pareille ne s'tait pas encore faite ; on craignait de crer un prcdent dont d'autres pers onnes l'avenir pourraient se prvaloir... Mais le Roi leva toute objection en disant ma mre : Madame de Tourzel, de pareilles circonstances ne se rencontreront plus, je l'espre ; votre fille mrite bien une exception ; elle sera des ntres, amenez-nous -la. Le lendemain, sous la conduite de ma mre, je me rendis dans le salon du Roi l'heure du dner. Quand le Roi parut, ma mre me mena lui pour le remercier de sa bont ; il me dit quelques mots obligeants, mais la Reine me combla de tmoignages d'intrt et de bienveillance. dner, la place du Roi, celles de la Reine et de Madame lisabeth taient marques ; ils appelaient prs d'eux les personnes qu'il leur convenait de dsigner. Madame tait toujou rs ct de la Reine, et il y avait une place vide entre elle et ma mre. Pour mon dbut je fus appele prs de la jeune princesse. Quand M. le comte et madame la comtesse de Provence taient prsents, ils usaient au ssi du droit de se donner pour voisin qui leur convenait. Tous les jours, aprs dner, ma mre allait chercher M. le Dauphin, qui se runissait sa famille. Le Roi, la Reine, Madame lisabeth, jouaient au billard ; les autres per sonnes, disperses dans le salon, causaient ou regardaient jouer. Cette partie dur ait environ une heure, aprs quoi on montait en calche et l'on allait promener dans l es environs. Le Roi n'tait jamais de ces courses, sa promenade se bornait l'intrieur d es jardins. De retour de la promenade, on se retirait chez soi ; et moi, rentre dans mon intri eur, je reprenais mes occupations. l'heure du souper, ma mre, retenue prs de M. le D auphin, ne montait que lorsque l'on tait au moment de se mettre table ; mais, le Ro i et la Reine se rendant au salon avant le moment du souper pour y recevoir M. l e comte et madame la comtesse de Provence, il n'et point t convenable que j'arrivasse a

prs leur entre dans le salon ; ma mre me confiait alors ou la princesse de Chimai, ou la duchesse de Duras comme des mentors, et j'ai toujours eu me louer grandement de leurs bonts. Au souper, comme au dner, les princes appelaient prs d'eux la personne qu'ils voulaien t favoriser de cet honneur ; trs-souvent le Roi me donnait cette marque de bont : je ne me trouvais point embarrasse du tout prs de lui ; sa douce bont, sa simplicit, m'encourageaient. Il n'en tait pas de mme quand M. le comte de Provence me faisait l'honneur de me mettr e prs de lui ; il avait tant d'esprit, qu'il m'tait le peu que je pouvais avoir ; ses be lles phrases me rduisaient au silence ; je retrouvais l ma timidit tout entire. Mais, quand la comtesse de Provence m'avait fait signe de me placer ct d'elle, j'tais da s un vrai ravissement. Il est impossible d'tre plus gai, plus aimable que cette pri ncesse ; un grain de malice aiguisait ce charmant esprit, et le souper ne me par aissait jamais long. C'tait surtout le dimanche qu'il tait fort amusant de l'entendre : le public tait admis circuler autour de la table ; le plaisir de la comtesse de P rovence tait alors de deviner le caractre, les dispositions et la profession des i ndividus qui passaient sous ses yeux ; cette espce d'enqute divinatoire qu'elle faisai t en interrogeant les physionomies la conduisait quelquefois aux rsultats les plu s plaisants et les plus inattendus, et il fallait que j'eusse beaucoup d'empire sur moi pour garder le srieux convenable. Entr au salon aprs le souper, le Roi faisait une poule au billard avec sa famille, et admettait cette partie quelques-unes des personnes prsentes. Je suivais le jeu avec quelque intrt. Le Roi me dit un jour : Pauline, savez-vous jouer au billard ? Non, sire, rpondis -je. Ah ! ah ! il faut que vous sachiez jouer au billard ; je me charge de votre ducation, et je vous donnerai des leons. Effectivement le lendemain, aprs le dner, et la partie de la famille finie, il me donna la premire leon, et tous les jours il eut l'extrme bont de continuer ce qu'il avai t commenc. C'est donc lui que je dois de pouvoir vous battre aujourd'hui, mes chers a mis. Je profitai des leons d'un si bon matre, et, au bout de peu de temps, je fus admise la poule du soir : il m'arrivait quelquefois de tenir une des dernires. Une fois, r este seule avec M. le comte de Provence, aprs une lutte de quelques instants, il e ut la grce de jeter sa bille dans une blouse, et la poule m'appartint... J'eusse peut -tre dsir que sa perte et paru moins volontaire, mais la galanterie tait grande, et m on embarras presque aussi grand. Le temps du sjour Saint-Cloud fut calme ; on y jouissait d'une espce de libert. La ga iet du lieu, la beaut des promenades, l'loignement de Paris, cette fournaise o la Rvolu tion fourbissait ses armes, nous rendaient une sorte de tranquillit. On ne voyait plus les vnements qu'en perspective, au lieu de se trouver dans l'ardeur de la mle. J'y i t relativement heureuse. Admise dans l'intrieur de la famille royale, j'y avais trouv des jouissances de plus d'un genre. Les circonstances, en me rapprochant de Madame Royale, me firent connatre son excellent cur et ses prcieuses qualits ; et c'est de c e sjour Saint-Cloud que je peux dater le commencement de cette amiti et de ces bon ts dont elle m'a toujours donn depuis de si doux tmoignages. On revint Paris la fin du mois d'octobre 1790, et l on retrouva cette gne, cette con trainte, ce voisinage d'une population malveillante et bruyante, ces inquitudes que le sjour de Saint-Cloud paraissait avoir un peu allges. Je fis, cette poque, une absence de quelques jours. Mes surs m'emmenrent Gvres, chez e duc de Gvres[3], o il m'arriva quelque chose qui nous intrigua beaucoup. La poste m'apporta un jour une grande lettre avec enveloppe et timbre de Paris. mo i une si grande lettre !... Que pouvait-ce tre ? Je l'ouvre et n'y trouve autre chose qu'une feuille imprime, dtache du Mercure de France : nous lisons... c'tait un logogrip he ; on cherche... on devine... Le mot tait PAULINE. Sur ce mot les choses les pl us aimables, des choses beaucoup trop flatteuses taient adresses cette Pauline don t le nom avait inspir les vers du correspondant anonyme. Mais de qui venait cet envoi ? Le deviner semblait impossible... lorsqu'un trait d e lumire nous mit sur la voie : cette feuille du MERCURE tait de papier vlin ; la f amille royale seule recevait le Mercure imprim sur ce papier. C'tait donc un de ses membres qui avait bien voulu s'occuper de moi et me mnager cette surprise.

Je rapportai Paris la feuille mystrieuse, je la montrai ma mre, qui la montra la R eine, et la Reine laissa voir par un sourire qu'elle tait du secret, et nous smes qu e le Roi lui-mme m'avait donn cette marque touchante de son bienveillant souvenir. Chapitre 6 On tait entr dans l'anne 1791 ; la Rvolution marchait grands pas, et la position du Ro i et de la famille royale devenait de jour en jour difficile et plus critique, c elle des personnes qui les entouraient plus douloureuse. Necker, nagure l'idole du peuple, avait t dj depuis quelque temps forc de quitter le ministre, aprs avoir vu tom er en peu de mois cette popularit dont il tait si vain. La constitution civile du clerg avait t vote par l'Assemble, et le clerg franais, auquel on voulait l'imposer au de la loi, la repoussait au nom de sa conscience et de sa fidlit au chef de l'glise. Mirabeau, qui, aprs avoir fait tant de mal la monarchie, s'tait rapproch du Roi et av ait essay de soutenir le trne dans les derniers temps de sa vie, venait de mourir la fin de mars. Il y avait eu des rvoltes terribles dans les troupes, travailles par les rvolutionn aires, et M. de Bouill n'avait russi rprimer celle de Nancy qu'aprs un combat sanglant. Chaque jour, Paris tait troubl par des motions populaires dont le contre-coup reten tissait au chteau. Le Roi et la famille royale ne pouvaient plus sortir de la vil le, et c'est avec peine que, vers la fin du mois de fvrier, on avait laiss partir Me sdames de France ; nous apprmes mme qu'elles avaient t arrtes Arnay-le-Duc, parce qu' n'taient pas munies d'un passeport de l'Assemble. Le bref du Pape portant condamnation de la constitution civile du clerg rendait l a position du Roi encore plus difficile, car ce prince, catholique convaincu, s'tai t montr rsolu conformer sa conduite au dcret man du Saint-Sige. Or, ds le 10 juillet 90, le Pape avait crit au Roi : S'il tait votre disposition de renoncer mme des droi s inhrents la prrogative royale, vous n'avez pas le droit d'aliner en rien, ni d'abandon er ce qui est d Dieu et l'glise, dont vous tes le fils an. Cet avertissement avait 13 septembre de la mme anne ; et enfin, le 13 avril 1791, le Pape, dans un bref a ux cardinaux, avait qualifi de schisme le serment prt la constitution civile du cle rg. Dans la seconde quinzaine d'avril, le Roi ayant voulu se rendre Saint-Cloud, les j ournaux rvolutionnaires annoncrent que c'tait pour recevoir la communion d'un prtre non asserment. Ce soupon suffit pour amener une violente irritation dans les clubs et dans toutes les socits populaires. Il y eut un arrt du club des Cordeliers, affich au Palais-Royal, qui dclarait que, le premier fonctionnaire public de la nation sou ffrant et permettant que des prtres rfractaires se retirassent dans sa maison, et y exerassent, au grand scandale des Franais et de la loi, les fonctions publiques qui leur sont interdites par elle, la socit arrtait que ce premier fonctionnaire pu blic, ce premier sujet de la loi serait dnonc aux reprsentants de la Nation comme rf ractaire aux lois constitutionnelles qu'il a jur de maintenir . Le jour o le Roi deva it se rendre Saint-Cloud avait t publiquement annonc. Ds le matin, la gnrale battit, a place du Carrousel, la place Louis XV et le chemin de Saint-Cloud furent couve rts d'une grande foule. Lorsqu' midi le Roi sortit en voiture avec sa famille, cette foule se prcipita la tte des chevaux pour les arrter. Ce fut en vain que la Fayette et Bailly essayrent d'obtenir passage pour le Roi. La garde nationale leur dsobit et se mit avec la foule, en criant comme elle : Ne le laissez pas passer, il ne pa ssera pas. Le Roi renona se rendre ce jour-l Saint-Cloud, et, le lendemain, se prse ntant l'Assemble, il lui dit qu'il n'avait pas voulu faire cesser, la veille, par la fo rce la rsistance qu'on avait oppose son dpart pour Saint-Cloud, parce qu'il avait crain t de provoquer des actes de rigueur contre une multitude trompe, mais qu'il importa it de prouver la Nation qu'il tait libre pour l'autorit mme des sanctions et des accept ations qu'il avait donnes aux dcrets de l'Assemble. C'tait pour cela qu'il persistait dan de de se rendre Saint-Cloud. L'Assemble ne daigna mme pas ouvrir une dlibration sur la communication du Roi. Au milieu de ces perscutions cruelles, incessantes, et de ces alertes continuelle s, la Reine cessa de venir chez ma mre ; elle craignait de compromettre les perso nnes auxquelles elle aurait donn trop de marques d'affection ou de confiance. Les d istractions que l'on permettait Madame furent interrompues ; elle passait les soire s chez elle, et, frquemment, aprs le coucher de M. le Dauphin, je montais et j'assis tais au souper de Madame, aprs lequel nous faisions une partie de reversi.

Mais ma sant avait souffert de tant d'vnements dont j'avais t tmoin, de tant d'motions es qu'il fallait renfermer en moi. Ma mre jugea ncessaire de me distraire et de m'loigner pour quelque temps de ce thtre d e tant de maux. Elle exigea une sparation, la premire entre elle et moi ; elle me confia aux soins de ma sur, la duchesse de Charost ; nous partmes pour aller prs de Lille, chez mad ame de Sainte-Aldegonde, une autre de mes surs ; et l nous arrtmes un voyage en Zland e qui fut pour moi une vraie partie de plaisir. Mon oncle et ma tante de Montsoreau furent des ntres. Nous partmes tous les quatre ; nous vmes Tournai, Bruxelles ; nous nous embarqumes l'cluse pour Middelbourg. Nous vmes ces digues fameuses d'Ombourg et West-Capel. Et comme en ce moment une foire avait lieu Middelbourg, nous joumes du spectacle de la runion d'une infinit de costum es des environs, qui, tous, lgants et de la plus grande magnificence, formaient pa r leurs contrastes mmes un ensemble des plus attrayants. Nous revnmes par Flessingue l'cluse. Nous tions parties sans femmes de chambre, sans domestiques, voulant nous donner le plaisir de l'incognito ; chacun de nous portai t son petit paquet, qui, dans une seule occasion, nous parut lourd. Nous arrivmes l'cluse par un soleil du mois de juin ; nous gagnmes pied les portes de la ville, c omptant bien ne pas attendre longtemps un lieu de repos, mais il en fut autremen t. La ville tait une ville fortifie, elle avait un gouverneur ; et, pendant le dner de M. le gouverneur, les portes en taient soigneusement fermes. Quand nous nous prsentmes pour entrer et que nous demandmes le passage, on nous sig nifia que les portes ne seraient ouvertes que lorsque M. le gouverneur aurait dn. Force nous fut de rester en dehors, et, faute d'asile, il nous fallut demeurer au grand soleil, assis sur nos paquets. Le dner du gouverneur nous parut long, je l'av oue, et le repos que nous prmes devant cette porte nous mit en nage. Nous visitmes Ostende, Bruges, Gand, et vnmes Tournai, o nous devions sjourner. Ce voyage fut dlicieux pour moi : du mouvement, des choses nouvelles, des lieux n ouveaux, une grande varit d'impressions, une libert que je n'avais pas encore connue, t out fut jouissance et bonheur ; mais, hlas ! bonheur de bien courte dure. Tout coup, vers la fin du mois de juin 1791, nous apprenons que madame la comtes se de Provence[1] est arrive Tournai, se sauvant de Paris, et que le Roi aussi a quitt les Tuileries. Notre saisissement peut se concevoir. Nous courmes chez la pr incesse ; elle nous dit le dpart du Roi et de sa famille pour se rendre Montmdy, v ille forte situe prs de la frontire, et o commandait M. de Bouill ; ma mre les accompa gnait. Que d'inquitudes, de craintes, de tourments ! Ces craintes taient mles d'esprances. Le R i et la famille royale allaient peut-tre chapper cette demi-captivit dont j'avais t t n. tabli dans une place forte, au milieu d'une arme fidle, Louis XVI aurait un point d'appui pour traiter avec l'Assemble. Notre agitation nous porta partout o nous pouvions esprer quelques dtails, quelques renseignements. La nuit se passa dans de cruelles anxits. Le lendemain matin on v int nous apprendre l'arrestation du Roi Varennes et son retour forc sur Paris. La famille royale ! ma mre ! quel sort leur tait rserv ! l'attente des nouvelles tait u n supplice... Enfin, au bout de quelques jours mon frre arrive : il quittait ma mr e, il nous apportait de ses nouvelles. Elle tait aux Tuileries, en tat d'arrestation , dans l'appartement de M. le Dauphin, n'ayant pas mme la permission d'en sortir pour e ntrer chez elle ; un aide de camp de M. de la Fayette, charg de la surveiller dan s tous ses mouvements, couchait dans une chambre ct de la sienne ; du moins sa san t n'avait pas trop souffert. Elle nous faisait dire d'attendre, pour revenir Paris, d es ordres de sa part. Nous apprmes en mme temps les dtails de ce triste voyage de Varennes : ma mre portai t le nom de la baronne de Korf, dame russe qui avait mis son passe-port la dispo sition de la famille royale ; Madame Royale et le Dauphin, qu'on avait dguis en fill e, passaient pour ses enfants, sous les noms d'Amlie et d'Agla ; la Reine, sous le nom de madame Rocher, jouait le rle de gouvernante des enfants ; Madame lisabeth, dem oiselle de compagnie, sous le nom de Rosalie ; le Roi enfin, intendant de la bar onne russe, sous le nom de Durand. Deux gardes du corps, MM. de Maldent et de Mo ustier, passaient pour des domestiques ; un troisime garde du corps, M. de Valori , courait en avant pour faire prparer les chevaux. Tout avait t peu prs bien jusqu' Sa

nte-Menehould. Mais l le Roi avait t positivement reconnu au relais. C'est de l que le matre de poste, partant franc trier, tait arriv Varennes, o la municipalit avertie ait convoqu la garde nationale ; les populations de tous les environs, ameutes, s'tai ent leves en masse. Il n'avait pas t possible de surmonter cet obstacle. Aprs avoir en vain parlement, le Roi et la famille royale avaient t contraints d'obtemprer au dcret de l'Assemble apport par M. de Romeuf, aide de camp de M. de la Fayette, et qui pres crivait de ramener le Roi Paris, en quelque lieu qu'il ft atteint. Quel retour ! qu e de prils ! que d'outrages ! que de fatigues ! Un voyage fait au pas par des route s encombres d'une population hostile, sous les rayons d'un soleil brlant. La famille r oyale n'avait pas mme eu la consolation de pouvoir cacher ses souffrances ceux qui en taient les auteurs. Les trois commissaires de l'Assemble, Latour-Maubourg, Barnav e et Ption, avaient pris place dans cette voiture, o l'on touffait et o l'on tait si l , que Madame Royale avait d faire une partie du voyage assise sur les genoux de Pt ion. Ce n'tait que le 25 juin, sept heures du soir, qu'on tait entr Paris. Quelle morn et cruelle rception ! Je croyais voir le triste cortge traversant l'avenue des Cham ps-lyses, dont les alles taient remplies par trois cent mille spectateurs, dont aucu n ne donna la famille royale un tmoignage de respect, pas mme un signe de piti. La garde nationale, dont les armes taient renverses, pour qu'on vt qu'elle n'tait pas l pou endre les honneurs militaires au Roi, faisait la haie. Toutes les ttes taient couv ertes. Les gardes du corps assis sur le sige avaient t l'objet des insultes les plus grossires, et, peu de distance des Tuileries, il avait fallu l'intervention de la g arde nationale pour prserver leur vie. Enfin on tait entr dans le jardin par le pon t tournant, et le Roi avec toute sa famille tait devenu le prisonnier de M. de la Fayette, investi par un dcret de l'Assemble du gouvernement du chteau et de la garde de la famille royale. La rigueur de cette captivit avait t si grande, que par surc rot de prcaution on avait supprim la messe de la chapelle du chteau, parce qu'on trouv ait cette chapelle trop loigne des appartements, et qu'on craignait que, dans le tra jet, il n'y et quelque tentative d'vasion. On avait dress dans une pice contigu ces ap tements un autel de bois, et on en avait fait une chapelle provisoire o le Roi et sa famille entendaient la messe. La Reine, qui occupait l'appartement du rez-de-c hausse, montait-elle chez le Dauphin par l'escalier intrieur, elle trouvait toujours la porte ferme. Un des officiers frappait alors en disant : La Reine ! ce signal , deux des officiers qui gardaient pour ainsi dire vue ma mre ouvraient la porte. C'tait dj le rgime de la prison qui commenait aux Tuileries. Tant que ce rgime dura, ma mre nous prescrivit de rester o nous tions. Le temps pendant lequel nous attendmes notre rappel nous parut un sicle. Nous vivi ons en famille, mais toutes nos penses n'avaient qu'un mme objet, et l'inquitude de chacu n augmentait l'inquitude de tous. Enfin quand, au mois de septembre 1791, l'Assemble qui, pendant cette suspension de s pouvoirs du Roi, avait attir elle tout le gouvernement, eut termin la Constituti on, elle rendit au Roi, sinon la ralit, du moins l'apparence du pouvoir. Il y eut un e amnistie gnrale et toutes les consignes furent leves. Ma mre, aprs deux mois et dem i de captivit, libre des liens qui lui avaient t imposs, nous manda de revenir Paris . Je repris mon logement et me revis avec dlices prs de ma mre, de M. le Dauphin et d e Madame. On retrouva l'ancienne manire de vivre, avec cette diffrence que ce qui venait de se passer avait encore augment l'affection que le Roi et la famille royale avaient po ur nous et le besoin que nous avions de leur prouver notre tendre attachement. Chapitre 7 Ce fut le 4 septembre 1791 qu'une dputation de l'Assemble vint apporter au Roi l'acte co nstitutionnel. Thouret, rapporteur du comit de constitution, dit au Roi, en lui p rsentant cet acte : Sire, les reprsentants de la Nation viennent offrir l'acceptatio n de Votre Majest l'acte constitutionnel. Il consacre les droits imprescriptibles d u peuple franais, il rend au trne sa vraie dignit et organise le gouvernement de l'em pire. Le Roi rpondit qu'il allait examiner la Constitution, et qu'il rendrait sa rpons e dans le dlai le plus court possible, en faisant toutefois observer qu'un aussi gr ave sujet ncessitait un mr examen. Le 13 septembre, Louis XVI adressa l'Assemble son acceptation par l'intermdiaire du mi nistre de la justice.

Le Roi tait sincre : ceux qui le connaissaient comme nous ne pouvaient manquer d'en t re convaincus, et ceux qui n'ont pas connu cet excellent prince partageront cette conviction en lisant la lettre qu'il crivit cette poque Monsieur et au comte d'Artois pour leur expliquer l'adhsion qu'il venait de donner la Constitution. La Nation, disa it-il dans cette lettre, aime la Constitution parce que ce mot ne rappelle la cl asse infrieure du peuple que l'indpendance o il vit depuis deux ans, et la classe audessus l'galit. Ils blment volontiers tel ou tel dcret en particulier, mais ce n'est pas l ce qu'ils appellent la Constitution. Le bas peuple veut que l'on compte avec lui, le bourgeois ne voit rien au-dessus. L'amour-propre est satisfait, cette nouvelle jouissance a fait oublier toutes les autres. Ils n'attendaient que la fin de la Co nstitution pour tre parfaitement heureux ; la retarder tait leurs yeux le plus gra nd crime, parce que tous les bonheurs devaient arriver avec elle. Le temps leur apprendra combien ils se sont tromps ; mais leur erreur n'en est pas moins profonde . Si l'on entreprenait aujourd'hui de la renverser, ils n'en conserveraient l'ide que com me celle du plus grand moyen de bonheur, et, lorsque les troupes qui l'auraient re nverse seraient hors du royaume, on pourrait avec cette dernire les remuer sans ce sse, et le gouvernement se tiendrait dans un systme oppos l'esprit public et sans mo yen pour le contenir ; on ne gouverne jamais une nation contre ses habitudes ; c ette maxime est aussi vraie Constantinople que dans une rpublique. J'y ai bien pens, et j'ai vu que la guerre ne prsentait d'autres avantages que des horreurs et toujour s de la discorde. J'ai donc cru qu'il fallait loigner cette ide, et j'ai cru devoir essa yer encore les seuls moyens qui me restaient : la sanction de ma volont aux princ ipes de la Constitution. Je sens toutes les difficults de gouverner ainsi une gra nde nation, je dirai mme que j'en sens l'impossibilit ; mais l'obstacle que j'y aurais mis aurait port la guerre que je voulais viter, et aurait empch le peuple de juger cett e Constitution, parce qu'il n'y aurait vu que mon opposition constante. J'ai donc prfr la paix la guerre, parce qu'elle m'a paru la fois plus vertueuse et plus utile. Lorsque je relis, tant d'annes coules aprs l'vnement, le fragment de cette lettre alors crte, maintenant acquise l'histoire, je demeure frappe de la justesse de cette apprci ation. Il est impossible de mieux juger les difficults inextricables de la situat ion. Ceux qui ont voulu refuser Louis XVI l'intelligence des affaires et le discer nement politique auraient, ce me semble, bien de la peine expliquer cette lettre . Il y eut, aprs l'acceptation de la Constitution par le Roi, un moment de rpit. Le pe uple crut que tous les maux de la France allaient finir, et je ne sais si plusie urs personnes ne partagrent pas un moment au chteau cette illusion. Quant Madame li sabeth, elle prvoyait de nouveaux malheurs. Barnave, qui, depuis le retour de Var ennes, avait conquis la confiance du Roi par l'intrt respectueux qu'il avait tmoign la amille royale dans cette triste circonstance, venait secrtement aux Tuileries, et il donnait des conseils qui taient suivis. Le Roi, la Reine, et avec eux Madame l isabeth, allrent plusieurs fois au thtre, l'Opra, la Comdie-Franaise et la Comdi ne, et y furent accueillis par de grands applaudissements. On et pu croire que le Roi tait redevenu l'objet de l'adoration publique, comme au dbut de son rgne. On s'occupa activement de la cration de la garde constitutionnelle accorde au Roi, g arde qui eut une si courte existence, puisqu'elle fut licencie au mois d'avril 1792. Lorsqu'elle fut organise, elle fournit une escorte M. le Dauphin, qui allait tous l es jours au loin promener en voiture ; ma mre et moi nous l'accompagnions. Madame Royale, de son ct, sortait avec son escorte, et souvent on prenait rendez-v ous pour se rencontrer. Cette claircie dans notre ciel dura peu. L'Assemble constituante, qui se sentait use, n'aspirait plus qu' finir. La popularit dont elle avait fait un si terrible usage contre le Roi lui chappait. La majorit consti tutionnelle n'avait plus aucune force morale, elle dsesprait de son uvre, et le disco urs que pronona Malouet dans une des dernires sances de cette assemble donne la mesu re du dcouragement des esprits qui auraient voulu maintenir la Rvolution dans des limites modres : Voyez, disait-il, tous les principes de morale et de libert que vo us avez poss, accueillis avec des cris de joie et des serments redoubls, mais viols aussitt avec une audace et des fureurs inoues. C'est au moment o, pour me servir des expressions usites, la plus sainte et la plus libre des constitutions se proclam e, que les attentats les plus horribles contre la libert, que dis-je ? contre l'hum

anit et la conscience se multiplient et se prolongent. Comment ce contraste ne vo us effraye-t-il pas ? Je vais vous le dire. Tromps vous-mmes sur le mcanisme d'une so cit politique, vous en avez cherch la rgnration sans gard la dissolution ; vous avez nsidr comme obstacle le mcontentement des uns et l'exaltation des autres ; en ne croy ant donc vous roidir que contre les obstacles et favoriser les moyens, vous renv ersez journellement les principes, et vous apprenez au peuple les braver ; vous dtruisez constamment d'une main ce que vous difiez de l'autre ; c'est lever un difice en apant les fondements. Il faut terminer la Rvolution, c'est--dire commencer par ananti r toutes les dispositions, tous les actes contradictoires aux principes de la Co nstitution. Ainsi vos comits de recherches, vos lois sur les migrants, les serment s multiplis et les violences qui les suivent, la perscution des prtres, les empriso nnements arbitraires, les procdures continuelles contre des accuss sans preuves, l e fanatisme et la domination des clubs, tout cela doit disparatre la prsentation d e la Constitution si vous voulez qu'on l'accepte librement et qu'on l'excute. Mais ce n'est pas assez : la licence a fait tant de ravages... La lie de la nation bouillonne si violemment... L'insubordination effrayante des troupes, les troubles religieux , le mcontentement des colonies, qui retentit dj si lugubrement dans nos ports, l'inq uitude sur l'tat des finances, tels sont les motifs qui doivent dcider adopter des di spositions gnrales qui rendent le gouvernement aussi imposant qu'il l'est peu. Si vous ne contenez vos successeurs par des dispositions plus fortes que leurs volonts, que deviendra votre constitution ! Souvenez-vous de l'histoire des Grecs, et comme nt une premire rvolution non termine en produisit tant d'autres dans l'espace de cinqua nte ans. Ce discours de Malouet, dont je transcris un fragment sur un vieux numro du Monit eur que j'avais conserv, parce que cette harangue dsespre frappa tout le monde au chtea u, tait le testament politique de la Constituante et surtout des constitutionnels qui y avaient jou le principal rle. Aprs avoir fait moralement abdiquer le Roi, il s abdiquaient eux-mmes dans les mains d'hritiers plus ardents. Un simple rapprocheme nt peindra la situation : quand l'Assemble se retira, Robespierre sortit au milieu des acclamations de la foule, et Barnave fut poursuivi par les hues. Le 1er octobre 1791, la nouvelle assemble se runit sous le nom de Lgislative. Il y eut son dbut une certaine hsitation dans sa marche. Les constitutionnels y taient e ncore nombreux, et les centres, qui disposaient de la majorit, hsitaient entre eux et les Girondins, qui arrivaient avec une grande rputation d'exaltation et d'loquence . Ds les premiers jours de la runion de la Lgislative, on put voir que la violence rvolutionnaire dpasserait tout ce qu'on avait eu souffrir de la Constituante. Quelqu es dputs, au nombre desquels taient Couthon et Chabot, noms destins une sinistre clbr t, arrachrent la surprise de la majorit un dcret qui dcidait que l'Assemble pourrait eoir et se couvrir en prsence du Roi, et qu'on ne prparerait celui-ci, pour la sance royale, qu'un fauteuil pareil celui du prsident. La garde nationale, qui tait encore sous le coup du charme de la Constitution, et la bourgeoisie de Paris, qui part ageait ses illusions, s'indignrent contre cette tentative. Les reprsentants qui avai ent pris cette initiative furent menacs au sein mme de l'Assemble par des officiers d e la garde nationale. On crut alors qu'ils s'taient abuss sur la situation, et que la Rpublique, dont cette tentative annonait l'avnement, tait impossible en France ; ils s't ient seulement tromps d'heure. Bientt la Rvolution reprit sa marche, qu'on avait crue arrte, et qui n'tait que suspendu . Les troubles populaires recommencrent. Ption avait t nomm maire le 18 novembre 1791 et Manuel procureur-syndic de la commune. Ils n'taient pas hommes compromettre leu r popularit en s'opposant aux projets des agitateurs. Les factieux purent donc fair e tout ce qu'ils voulurent. La situation de la famille royale pendant ce triste hi ver de 1791 1792 se trouve exactement dcrite dans les lignes suivantes extraites d'une lettre crite par la Reine la duchesse de Polignac, la date du 7 janvier 1792 : Nous sommes sous scells comme des criminels, disait-elle, et, en vrit, cette cont rainte est horrible supporter. Avoir sans cesse craindre pour les siens, ne pas s'approcher d'une fentre sans tre abreuv d'insultes, ne pouvoir conduire l'air de pauvre nfants sans exposer ces chers innocents aux vocifrations, quelle position, mon ch er cur ! Encore, si l'on n'avait que ses propres peines ! mais trembler pour le Roi, pour ce qu'on a de plus cher au monde, pour les amies prsentes, pour les amies abse ntes, c'est un poids trop fort endurer.

Les personnes dvoues au Roi cherchaient, par des manifestations royalistes, consol er la famille royale et neutraliser l'effet des manifestations rvolutionnaires. Ain si, le 20 fvrier 1792, la Reine et ses enfants, qui avaient t la comdie, furent l'obje t d'une vritable ovation. Il y eut un tapage d'applaudissements rjouir tous les curs bi en placs, et Madame lisabeth disait ce sujet que la nation franaise avait de charma nts moments. On fit rpter quatre fois le duo du valet et de la femme de chambre de s vnements imprvus, o il est parl de l'amour que ces deux personnages ont pour leur mat e, et au moment o ils disent : Il faut les rendre heureux, une grande partie de l a salle s'cria : Oui ! oui !... Mais ces manifestations royalistes ne faisaient qu'ir riter la Rvolution, et lui dmontrer la ncessit d'enlever au Roi ses derniers appuis. Ds les premiers mois de 1792, le licenciement de la garde constitutionnelle du Ro i devint le but de toutes les motions dans les clubs. Quand on eut chauff les espr its, on porta la question devant l'Assemble ; Brissot russit, dans une sance de nuit, au commencement du mois de juin, faire porter un dcret d'accusation contre M. de B rissac, commandant de la garde constitutionnelle, et le dcret de licenciement, at tendu, disait-on, que l'esprit de cette garde tait mauvais, et que les chefs devaie nt en rpondre. M. de Brissac fut arrt dans les Tuileries sans qu'on et prvenu le Roi. L orsque celui-ci connut le dcret et le dessein qu'on avait de dsarmer sa garde, il pr it le parti de la suspendre et de la renvoyer l'cole militaire. La garde nationale l'y conduisit au milieu des cris de : Vive la Nation, sans vouloir souffrir qu'elle marcht le sabre la main. Elle tait prisonnire. Le licenciement de la garde constitutionnelle fut une vive affliction pour la fa mille royale : elle tait compose de gens si dvous ! son loignement prsageait de si gra nds malheurs ! De ce moment toute promenade, toute distraction cessrent, et l'intrieur du chteau pri t l'aspect de la plus douloureuse rsignation. On comprenait que ce n'tait pas sans des sein qu'on avait licenci la garde du Roi. En effet, trois semaines ne s'coulrent pas entre cette mesure et la journe du 20 juin . Elle tait prvue, elle tait annonce... Comment l'viter, comment s'y opposer ?... Vous connaissez tous les dtails de cette horrible journe : si elle ne mit pas fin aux malheurs et la vie du Roi par un crime, c'tait que la Providence lui rservait en core de plus grandes preuves. Le 20 juin au matin, le faubourg Saint-Antoine se mit en marche afin de porter u ne ptition la reprsentation nationale. Quinze cents hommes dfilrent devant l'Assemble il y avait peu de gardes nationaux, beaucoup d'hommes piques et de femmes des fau bourgs qui, dans toutes ces manifestations, se montraient les plus avances. Comme l'on prvoyait une journe, suivant le terme employ cette poque, la garde nationale ava it t convoque, et la cour et le jardin taient aussi remplis de troupes. Mais les ord res manquaient par suite du conflit soulev entre le dpartement, qui avait t d'avis de repousser la force par la force, et la municipalit, qui n'avait tenu aucun compte d e cette dlibration. la nouvelle que la populace se runissait dans les faubourgs et qu'il y aurait une t entative contre les Tuileries, ma mre alla s'tablir chez M. le Dauphin. Elle m'y emmen a avec elle. On entendit bientt rpter de tous cts : Ils arrivent !... ils arrivent !... Toute la famille royale tait rassemble dans la chambre du Roi ; la Reine fit ouvri r les communications de l'appartement du Roi avec celui de M. le Dauphin : on se p romenait avec une agitation extrme ; l'on n'avait rien opposer cette multitude, dont on entendait dj les clameurs... et l'on attendait avec angoisse. Tout coup les cours se trouvent remplies, les escaliers franchis, les appartemen ts envahis. Ils pntrent jusqu'au cabinet du Roi, dont les portes leur sont ouvertes. Nous entourions tous la famille royale. Le Roi, avec beaucoup de noblesse, se po rta en avant, en demandant ce qu'on voulait, ce qu'on prtendait faire. Il ne fut d'abord rpondu que par des cris confus : Vous n'tes pas un bon citoyen... vo us vouliez faire gorger le peuple par votre garde... Le Roi dit quelques mots qui ne furent point entendus ; mais une espce de chef, d'o rateur, prsentant au Roi un bonnet rouge, lui dit : Si tu es bon citoyen, mets-le sur la tte. Le Roi hsitait. Quelqu'un s'approcha et lui dit : La vie de votre famille en dpend.

Le Roi prit le bonnet, le mit sur sa tte. Quelques serviteurs fidles, M. le marchal de Mailly, MM. d'Hervilly et Acloque, et une douzaine de gardes nationaux entourre nt le Roi. En allant au-devant des meutiers, il tait sorti de son cabinet et il tai t pass dans sa premire antichambre. On approcha une chaise, et le Roi monta sur le s coffres qui taient dans l'embrasure des croises, pour tre vu de cette horde arme de fourches, de faux, de piques, et qui, dans son exaltation, tait parvenue monter d ans les appartements un canon charg. La mche tait prte, et apparemment, en cas de rsi stance, on aurait fait feu sur nous. Pendant que le Roi se dvouait au salut de sa famille, un bandit s'approcha du group e que nous formions dans un coin de l'appartement, et demanda d'une voix faire frmir : O est la Reine ?... laquelle est la Reine ?... Madame lisabeth, qui tait prs de la Reine, s'lanant en avant par un mouvement plein de grandeur, se mit devant elle, et, d'une voix forte, dit : Me voil !... La Reine, arrtant sa belle-sur, passa devant Madame lisabeth. C'est moi, dit-elle, qui suis la Reine. Ce combat de gnrosit, ou peut-tre l'incertitude o se trouva celui qui avait parl, lui i posa silence, et dans ce moment des gardes nationaux bien intentionns, qui s'taient mls parmi cette foule, se mirent crier : En voil assez... c'est bien... vive le Roi patriote !... Allons-nous-en... Ces cris rpts commencrent branler la multitude. Cette scne avait dj dur quatre heures. Pendant quatre heures nous avions entendu les mmes clameurs retentir : La sanction du dcret contre le clerg et le renvoi des min istres ! Plusieurs membres de l'Assemble, entre autres MM. Vergniaux et Isnard, taie nt venus haranguer la multitude, mais sans succs. Ils avaient eu beaucoup de pein e obtenir un peu de silence, et, ds leurs premires paroles, les cris recommencrent. Enfin Ption et plusieurs membres de la municipalit arrivrent. Ption harangua le peu ple, et, aprs avoir lou la dignit et l'ordre avec lequel il avait march, il l'engagea s retirer avec le mme calme, afin qu'on ne pt lui reprocher de s'tre livr aucun excs da une fte civique. Enfin le peuple commena s'couler. Le Roi, profitant du moment, se rapprocha de nous, et nous rentrmes dans sa chambre coucher. Cette malheureuse famille, si cruellement prouve, se jeta sur des siges et fondit e n larmes ; quelques instants aprs, le Roi embrassa ses enfants, la Reine en fit a utant et fit signe ma mre de les emmener. Il tait dix heures du soir. Nous passmes alors chez M. le Dauphin, et ma mre et moi nous fmes ce que nous pmes p our le distraire, ainsi que Madame, du souvenir du spectacle douloureux dont ils venaient d'tre tmoins. Nous n'tions gure en tat de leur donner des distractions : nos e forts cependant leur procurrent une nuit tranquille. La mienne ne le fut pas. J'emb rassai ma mre, qui couchait dans la chambre de M. le Dauphin, et je redescendis d ans ma chambre, le cur navr, glace d'effroi et livre seule, aprs cette journe tumultueu e, aux pnibles rflexions que pouvaient faire natre les scnes qui venaient de se pass er, et celles que l'on devait attendre de l'avenir. Chapitre 8 Vous pouvez imaginer dans quel tat d'esprit se trouvaient les tmoins de ces dplorable s scnes quand ils se revirent le lendemain de cette cruelle journe : la consternat ion tait peinte sur tous les visages ; la mort tait dans tous les curs ; c'tait le com mencement d'une agonie qui devait, chaque instant, devenir plus douloureuse. M. le Dauphin, malgr sa jeunesse, qui l'empchait de sentir toute l'horreur de la situa tion, tait touchant voir : ses yeux tonns se portaient sur ses parents ; il ne parl ait point ; il ne pouvait se rendre compte des motions dont il tait entour, de cell es qu'il ressentait ; mais par ses caresses au Roi, la Reine, il prouvait qu'il devi nait leur souffrance, qu'il cherchait les consoler. Madame, plus ge, sentait vivement les maux de sa famille. Pendant la journe du 20 j uin, un garde national avait dit la Reine, en lui montrant la jeune princesse : Quel ge a Mademoiselle ? La Reine rpondit, avec un accent que je crois entendre en core : Un ge o l'on ne sent que trop l'horreur de pareilles scnes. La Reine disait vra : Madame Royale avait t profondment frappe de ce qu'elle avait vu. Elle pouvait press entir les suites funestes de la situation o nous tions ; son caractre devint srieux

; elle perdit tout ce qui tenait l'enfance, et sembla ds lors associer son jeune co urage celui de sa mre. cette poque, madame de Tarente, qui fut depuis votre marraine, mon cher fils, cet te bonne princesse de Tarente[1], dont bientt tant de prils communs firent pour mo i une amie si prcieuse, tait dame du palais de la Reine. Elle tait si tendrement at tache cette princesse, qu'elle dsira ne plus s'loigner d'elle, et pria ma mre de lui pe ttre d'occuper une chambre de son appartement. Lies intimement comme nous l'tions, par tageant les mmes sentiments, appeles partager les mmes dangers, il nous tait doux de nous rapprocher dans ces terribles preuves. Ce fut aussi vers ce temps-l qu'il m'arriva une petite aventure fort maussade dont je veux vous dire un mot. Une de mes amies d'enfance, mademoiselle de Vintimille, qui venait d'pouser le prince de Belmont, m'crivit de Naples. Heureusement sa lettre ne contenait que des assuran ces d'amiti et d'intrt sur la position o nous nous trouvions. Je perdis cette lettre dan s les troubles du 20 juin ; mais, mon grand tonnement, mon grand chagrin, je la r etrouvai, vous ne devineriez jamais o : on la criait dans les feuilles du Pre Duchn e, infme journal de l'poque : Lettre de la princesse Vintimille de Belmont mademoisel le Pauline de Tourzel, et l'on induisait de la lettre que m'crivait mon amie qu'il y av ait une correspondance organise entre les migrs et le chteau des Tuileries. Heureuse ment qu'il ne rsulta de la dnonciation de ce grand complot que beaucoup d'embarras pou r moi et la douleur de savoir que mon nom figurait dans les feuilles infmes du Pre Duchne. Justement effray de ces troubles qui se renouvelaient sans cesse, le Roi exigea q ue la Reine, qui, seule, logeait au rez-de-chausse, vnt coucher dans l'appartement d e M. le Dauphin. La Reine prit le lit de ma mre, pour qui on dressa chaque soir u n lit de veille ; quant moi, l'on me fit coucher sur un canap dans un cabinet ct de l a chambre. Comme personne dans la maison ne se doutait que la Reine et chang d'appar tement pour la nuit, ma mre et moi nous prenions les prcautions de sret ; je me rele vais quand la Reine tait couche, et avec ma mre nous nous assurions de la fermeture des portes, et nous mettions les verrous intrieurs. Le cabinet que j'occupais servait de passage la famille royale quand elle allait s ouper. J'tais couche de bonne heure, souvent je feignais de dormir lors du passage d es princes, et je les voyais l'un aprs l'autre s'approcher de mon canap ; j'entendais quel ques mots de bont et d'intrt dont j'tais l'objet, et je remarquais leurs prcautions pour point troubler mon sommeil. Les circonstances devenaient de plus en plus menaantes, et l'on sentait que le dnomen t de l'agonie politique de la Royaut approchait. Ds le 10 juillet 1792, le ministre g irondin avait donn sa dmission. C'tait un symptme qui nous annonait l'approche de la cri e finale. La conduite des Girondins, depuis qu'ils taient dans l'Assemble, n'avait pas cess d'tre h ile au Roi. Comme chefs de l'opposition, ils avaient tout fait, au dbut de la Lgisla tive, pour placer le Roi dans l'impossibilit d'excuter la Constitution, en dterminant l'A ssemble voter deux dcrets, dont le premier violentait la conscience catholique de Louis XVI, et le second dchirait son me paternelle. Il s'agissait du dcret relatif au x prtres qui avaient refus le serment la constitution civile du clerg et qui, dclars suspects, taient privs de leur traitement et livrs la perscution. Le second dcret dcl rait passibles de la peine de mort les migrs qui, pass le 1er janvier 1792, demeure raient l'tranger. Les frres du Roi se trouvaient dans cette catgorie. Enfin les Giron dins ne cessaient de pousser la guerre, dont la perspective enflammait toutes le s passions rvolutionnaires. C'taient eux qui avaient demand la mise en accusation de Lessart, ministre des affaires trangres, qui avait la part principale la confiance du Roi, et Vergniaud, l'un de leurs chefs, avait attaqu la Reine elle-mme dans un d iscours clbre o il semblait dj la dcrter d'accusation. Je vois d'ici le palais, s't des conseillers pervers trompent le Roi que la Constitution nous donne, forgent des fers dont ils veulent nous enchaner, et ourdissent les trames qui doivent nou s livrer la maison d'Autriche. L'pouvante et la terreur sont souvent sorties, aux tem ps antiques, de ce palais du despotisme ; qu'elles y rentrent aujourd'hui au nom de la loi ; qu'elles y pntrent tous les curs ; que tous ceux qui l'habitent sachent que la Constitution ne promet l'inviolabilit qu'au Roi ; qu'ils apprennent que la loi y attei ndra tous les coupables, et qu'il n'y sera pas une seule tte convaincue d'tre criminelle

qui puisse chapper son glaive ! Ce fut cette harangue, dans laquelle on sentait dj le tranchant de la hache du 16 octobre, qui obligea le Roi de donner le ministre aux Girondins pour qu'ils ne le p rissent pas par une journe rvolutionnaire. Ministres, ils avaient continu leur guer re d'embches et de calomnies contre le Roi, et l'on put croire qu'ils n'taient entrs dans a place que pour en agrandir les brches. C'taient eux qui avaient fait licencier la garde constitutionnelle et fait dcrter d'accusation le duc de Brissac, qui la comman dait. Un d'entre eux, Servant, qu'ils avaient fait placer au ministre de la guerre, a vait propos l'Assemble, sans prendre l'avis du Roi, de placer un camp de vingt mille fd dans les environs de Paris : c'tait une force rvolutionnaire que les Girondins prpar aient l'Assemble pour abattre la Royaut quand le moment serait venu. Enfin, voyant q ue Louis XVI, rvolt par tant d'exigences et tant de perfidie, s'tait montr dcid rompr c eux, l'un des ministres, Roland, avait lu dans le conseil cette lettre pleine d'as tuce qu'il destinait ds lors la publicit et qui devait porter au Roi le coup mortel : Prenez garde, disait-il dans cette lettre, la dfiance n'est pas loin de la haine, et la haine ne recule pas devant le crime ; si vous ne donnez pas satisfaction la Rvolution, elle sera cimente par le sang ; ratifiez les mesures propres touffer le fanatisme des prtres ; sanctionnez les mesures qui appellent un camp de citoye ns sous les murs de Paris. Encore quelques dlais, et l'on verra en vous un conspira teur et un complice. Lire publiquement une pareille lettre l'Assemble, comme le fit Roland aprs sa sortie du ministre, c'tait dnoncer le Roi la vindicte populaire, c'tait le livrer la Rvolu Quand l'Assemble lgislative apprit que le ministre girondin se retirait, elle dclara l a patrie en danger, cause des menes des rois de Hongrie et de Prusse. On s'attendai t tout au chteau. On crut d'abord que le mouvement aurait lieu le 14 juillet, anniv ersaire de la Fdration ; mais la journe se passa sans trouble. On cria seulement be aucoup : Vivent les sans-culottes ! vive Ption ! Des voix plus insolentes ou plus franches ajoutaient : bas le Roi ! La famille royale, qui avait d se rendre au C hamp de Mars, put les entendre. mesure que nous approchions des derniers jours d e juillet, la violence des passions augmentait, et les manifestations devenaient plus menaantes. L'Assemble recevait tous les jours des ptitions demandant la plupart la suspension du Roi, plusieurs sa dchance, quelques-unes sa mise en accusation. Les sections de Paris demandrent, au nombre de quarante-six sur quarante-huit, qu'i l ft statu sur la dchance du Roi. Les ptitionnaires ouvraient la voie aux meutiers ; o n avait peu peu obtenu le dpart de la plus grande partie de la garnison pour les frontires ; la garde constitutionnelle tait dissoute, la Rvolution tait matresse. Ell e prludait par l'outrage aux derniers coups qu'elle avait frapper. La Reine fut oblige , la fin du mois de juillet, de renoncer toute promenade dans les Tuileries. Ell e tait alle prendre l'air avec Madame Royale dans le petit jardin du Dauphin, situ l'ex trmit des Tuileries, vers la place Louis XV. Elle fut grossirement insulte par des fdr . Quatre officiers suisses percrent la foule qui entourait la Reine, la placrent a u milieu d'eux ainsi que Madame Royale, et les ramenrent au chteau ; deux grenadiers suisses ouvraient la marche. Arrives dans les appartements, la Reine et Madame r emercirent leurs dfenseurs de la manire la plus expressive et la plus touchante, ma is la Reine renona ds ce jour-l sortir. Mais dans les derniers jours du mois il y eut des tentatives pour forcer la port e du chteau. Cette vie d'inquitudes et d'alertes dura jusqu'au moment de la terrible journe du 10 aot. Des processions d'hommes des faubourgs, d'hommes piques, comme on les appelait, prludr ent cette journe : ils se rendaient l'Assemble pour y faire ce que l'on appelait des m otions ; ils chantaient des paroles effroyables, et leurs promenades tumultueuse s autour du chteau y portaient la terreur. On et dit qu'ils venaient reconnatre les l ieux avant de les attaquer. Il tait vident que les rvolutionnaires de Paris attendaient des auxiliaires pour ag ir. Ces auxiliaires, c'taient les Marseillais. Ils arrivrent Paris dans les derniers jours de juillet, et les assassinats, prludes d'une lutte plus srieuse, commencrent. Santerre ayant annonc que les sans-culottes de Paris donneraient un banquet aux Marseillais dans le club des Jacobins, le bataillon des grenadiers des Filles-Sa int-Thomas, o les royalistes taient encore en majorit, se runit pour dner aux Champs-l yses. On voulait ainsi opposer une manifestation royaliste une manifestation rvolu

tionnaire. Les convives du banquet des Champs-lyses taient au nombre de cent cinqua nte. Trois cents Marseillais, qui l'on avait dit qu'il y avait aux Champs-lyses un ban quet d'aristocrates, se prsentrent en armes et engagrent le combat. Les gardes nation aux, surpris ou moins aguerris, se dfendirent mal ; la plupart se dispersrent ; qu elques hommes isols, ayant essay de se dfendre, furent gorgs. Chaque soir je descendais dans l'appartement de ma mre pour y souper ; je passais p ar l'escalier noir rserv la Reine et ma mre, de sorte que je voyais peu ce qui se pas sait dans le chteau hors de l'appartement. Le 9 aot, apparemment pour qu'en cas de pril rien ne pt indiquer cette communication secrte, ma mre ne m'en donna pas la clef, et je fus oblige de passer par le grand esc alier et par la cour. Aprs avoir soup avec madame de Tarente, et en retournant l'appartement de M. le Daup hin par la cour, je fus tonne et toute trouble de trouver cet escalier, que je vena is de descendre deux heures auparavant sans y avoir rencontr personne, couvert de gardes suisses assis, couchs sur toutes les marches. On avait des craintes. Elles taient malheureusement trop fondes : on tait prvenu que le chteau devait tre att aqu. Tout le monde veilla. Ds cinq heures du matin, nous entendmes sonner le tocsin et battre la gnrale. Quelqu es bataillons de gardes nationaux se rendirent au chteau pour repousser par la fo rce ceux qui s'taient annoncs comme devant l'assaillir. Vers sept heures du matin, le Roi passa dans les cours la revue des gardes suiss es et des gardes nationales. Le bataillon de la section des Filles-Saint-Thomas, presque entirement compos de g ens dvous, fut introduit dans l'intrieur du chteau. Runis dans la galerie de Diane, la Reine, M. le Dauphin, Madame et Madame lisabeth, accompagns de ma mre et de moi, se prsentrent eux et furent accueillis par les assurances du plus entier dvouement. L a Reine parla ces hommes de cur de la confiance qu'elle mettait en eux de manire red oubler leur enthousiasme. Au retour du Roi, toute sa famille et les personnes attaches la famille royale se trouvrent dans le cabinet du Roi. On savait que les faubourgs taient en marche ve rs le chteau. L'anxit tait son comble quand M. Rderer vint parler au Roi. Il l'engageait fortement quitter le chteau, se rendre l'Assemble : L seulement, di il, le Roi pouvait tre en sret lui et sa famille. Le Roi refusa longtemps d'obtemprer ce conseil : il ne voulait point abandonner tan t de gens qui s'taient rassembls dans le dessein de le dfendre... Rderer insista ; il parla du sang qui allait couler ; des dangers que courait la vie de la Reine, du Dauphin et de Madame Royale... Enfin le Roi cda. Chacun se disposait suivre le Roi, mais Rderer exigea que la famille royale seule se rendt l'Assemble. Ma mre accompagnait les enfants de France ; Rderer voulut s'y opposer ; mais le Roi insista en disant que, tant gouvernante de ses enfants, elle ne pouvait les quitt er. Je ne pus donc tre admise suivre ma mre. Le dpart fut si prcipit, qu'elle n'eut que le mps de m'embrasser et de me recommander aux soins de la princesse de Tarente. De la fentre de la chambre du Roi nous vmes passer ce triste cortge, pied, traversa nt le jardin des Tuileries, escort de quelques gardes nationaux, de quelques memb res de l'Assemble, et accueilli par le silence le plus profond. C'tait un spectacle se rrer le cur. L'ide d'un convoi funbre se prsenta mon esprit ; c'tait, en effet, le con e la Royaut. Pour ce qui m'arriva dans cette funeste journe et dans celles qui la suivirent je n e puis vous dire rien de plus complet et de plus prcis que ce que vous trouverez dans la lettre que je vais vous lire. Je l'crivis aprs ma sortie de prison ma sur, ma dame de Sainte-Aldegonde. Quand cette lettre fut crite, mes impressions avaient c onserv toute leur vivacit, mes souvenirs toute leur fracheur. J'tais comme un naufrag q ui, au sortir de la tourmente, raconte ce qu'il a vu, ce qu'il a souffert, ce qu'il a craint et comment il a t sauv.

Chapitre 9 Je n'ai eu hier que le temps de vous dire, ma chre Josphine, que ma mre et moi tions h ors de pril ; mais je veux vous raconter aujourd'hui comment nous avons chapp aux plu s affreux dangers. Une mort certaine m'en paraissait le moindre, tant la crainte d es horribles circonstances dont elle pouvait tre accompagne ajoutait mes frayeurs. Je reprendrai l'histoire d'un peu loin ; c'est--dire du moment o la prison a mis fin no re correspondance. Vous savez que, le 10 aot, ma mre, avec M. le Dauphin, accompagna le Roi l'Assemble n ationale. Moi, reste aux Tuileries dans l'appartement du Roi, je m'attachai la bonne princesse de Tarente, aux soins de qui ma mre m'avait recommande : nous nous prommes, quels que fussent les vnements, de ne jamais nous sparer. Le chteau tait investi de toutes parts. On s'occupa des moyens de salut : la fuite ta it impossible. Plusieurs personnes pensaient se retirer dans les combles : madam e de Tarente et moi nous pensmes qu'il fallait plutt nous rapprocher des portes de s ortie, afin de nous chapper s'il se prsentait quelque possibilit. La fusillade qui commena nous dcida. Pour nous mettre un peu l'abri, pour n'tre point u ct d'o l'on tirait, nous descendmes dans l'appartement de la Reine, au rez-de-chausse, r cet escalier noir qui servait de communication entre son appartement et celui de M. le Dauphin. Dans l'obscurit de ce passage, la lumire et le bruit d'un coup de canon vinrent nous g lacer d'effroi : toutes les dames qui taient dans l'appartement du Roi nous suivirent alors, et nous nous trouvmes runies. Le bruit de la fusillade, le bruit du canon, les fentres, les vitres qui se brisa ient, le sifflement des balles, tout cela faisait un vacarme effroyable. Nous fermmes les volets pour courir un peu moins de danger, et nous allummes la la mpe du passage une bougie pour n'tre point tout fait dans l'obscurit. Cette position me fit venir une ide qui fut sur-le-champ adopte : Allumons, dis-je , toutes les bougies du lustre, des candlabres, des flambeaux ; si les brigands d oivent forcer notre porte, l'tonnement que leur causera tant de lumires pourra nous sauver du premier coup et nous donner le temps de parler. Chacune de nous se mit alors en uvre. Et peine nos arrangements taient-ils finis, que nous entendmes, dans les chambres qui prcdaient celle o nous tions, des cris affreux et un cliquetis d'armes qui ne nous annona que trop que le chteau tait forc et qu'il fallait nous armer de courage. Ce fut l'affaire d'un moment. Les portes furent enfonces, et des hommes, le sabre la main, se prcipitrent dans le