Soukaïna Oufkir

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http://www.myspace.com/soukainasong http://www.soukaina-lesite.fr/ Soukaïna Oufkir De Hassan à la scène CHRISTOPHE AYAD Libération du mercredi 2 avril 2008 Aujourd’hui chanteuse à Paris, la fille cadette du général marocain félon tâche de surmonter son enfance dans les geôles de Hassan II. Sa vie tient en deux photos. La première, en couverture : une enfant en noir et blanc, petit garçon manqué torse nu sur la plage, fixe l’objectif d’un œil boudeur en soufflant dans un ballon blanc. Eclatera-t-il ? La seconde, au dos du livre : une femme en couleur, belle et friable, esquisse, bouche fermée, un sourire étoilé comme un pare-brise. Se cassera-t-il ? Entre les deux images, vingt ans de trou noir, deux décennies d’absence au monde. Soukaïna est la dernière fille du général Oufkir, putschiste « suicidé » en 1972 par Hassan II après un coup d’état manqué. Ils étaient six enfants, leur mère et deux autres femmes, en tout neuf otages de la folie d’un monarque cruel et paranoïaque, détenus au secret jusqu’à ce que mort s’ensuive.

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http://www.myspace.com/soukainasong http://www.soukaina-lesite.fr/

Soukaïna Oufkir De Hassan à la scène

CHRISTOPHE AYAD Libération du mercredi 2 avril 2008Aujourd’hui chanteuse à Paris, la fille cadette du général marocain félon tâche de surmonter son enfance dans les geôles de Hassan II. Sa vie tient en deux photos. La première, en couverture : une enfant en noir et blanc, petit garçon manqué torse nu sur la plage, fixe l’objectif d’un œil boudeur en soufflant dans un ballon blanc. Eclatera-t-il ? La seconde, au dos du livre : une femme en couleur, belle et friable, esquisse, bouche fermée, un sourire étoilé comme un pare-brise. Se cassera-t-il ? Entre les deux images, vingt ans de trou noir, deux décennies d’absence au monde. Soukaïna est la dernière fille du général Oufkir, putschiste « suicidé » en 1972 par Hassan II après un coup d’état manqué. Ils étaient six enfants, leur mère et deux autres femmes, en tout neuf otages de la folie d’un monarque cruel et paranoïaque, détenus au secret jusqu’à ce que mort s’ensuive.

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Que ne sait-on du calvaire de la famille Oufkir et de la morbide vengeance de Hassan II contre la famille de son compagnon félon ? La grande sœur, Malika, la mère, Fatéma et le frère, Raouf, même le journaliste Stephen Smith, ancien de Libération, ont déjà tout raconté : l’arrestation, la relégation au Sahara, les scorpions et les rats dans les cellules, les grèves de la faim, le tunnel creusé à la petite cuillère, l’évasion de quelques-unes qui révèlent le scandale au monde stupéfait, le transfert en résidence surveillée, la cage dorée de Marrakech et enfin la fuite en France, synonyme de liberté… Pourquoi un ouvrage de plus ? Le roi est mort, vive le jeune roi, qui essaie tant bien que mal de tourner une page trop lourde pour lui.Tout cela paraît si loin désormais, comme un mauvais rêve : aucune révélation, pas de scoop, rien qu’une femme qui avait besoin d’écrire ce livre pour pouvoir en faire un autre, un roman, un vrai. Passer à autre chose. Contrairement à Malika, Soukaïna n’a pas connu Hassan II, elle n’a pas été élevée au palais. Même son père, elle ne l’a quasiment pas côtoyé. Son seul lien avec Hassan II, c’est qu’il lui a donné son prénom : Soukaïna, qui signifie « paix profonde » ou « sérénité ». La rumeur a couru que Soukaïna était la fille cachée du roi : Gilles Perrault est l’auteur de cette «révélation» bidon dans Notre ami le roi, enquête-brûlot qui avait pour la première fois ébranlé la dictature chérifienne, au tout début des années 90. Perrault inspire des sentiments mitigés à Soukaïna : tout en contribuant à sa libération, il lui a accroché dans le dos une rumeur indélébile. « Il a fait son mea culpa dans le Nouvel Obs. Mais personne ne s’en souvient : ce qui reste, c’est la rumeur ». Un jour en France, quelqu’un, croyant bien faire, l’a appelée « Altesse », réveillant la blessure.Tout au long de son livre, Soukaïna apostrophe Hassan II, elle le tutoie, le défie, l’engueule, l’insulte. Mais il ne répond pas, il ne répondra jamais à la seule question qu’elle se pose : pourquoi ? Oui, pourquoi avoir fait payer aux enfants les crimes de leur père ? « Il y a des gens qui cherchent des explications, des raisons. On ne peut pas comprendre l’incompréhensible. Il ne faut pas essayer de chercher, c’est. Nous-mêmes, nous n’arrivions pas à y croire. Tous les jours, on a cru qu’on allait sortir le lendemain. Jusqu’au jour où on a entendu le gardien dire : « Ils perdent leur temps, ils vont finir enterrés un par un dans la cour. Je pense que même notre père ne pouvait pas imaginer la suite. Sinon, il nous aurait dit de fuir en Espagne ».De sa vie d’avant, Soukaïna Oufkir ne se souvient de rien. Mais tous les soirs, elle meurt pour renaître au matin. Elle passe ses nuits à affronter du saurien, l’ogre au fond de la caverne. Dans ses cauchemars, elle n’a pas le temps de parler, elle court pour échapper aux geôliers. « La nuit je paye, tous les comptes ». Le jour, elle rattrape le temps perdu, rit comme une goulue et vit sans retenue. Lorsqu’elle pleure, cela vient sans prévenir, jamais longtemps, comme une giboulée de mars, qui fait briller le sourire après son passage.Ce qui lui fait le plus peur, aujourd’hui, c’est d’être réduite à « une victime », un grade, un statut de passivité totale. Non, Soukaïna Oufkir est vivante : une vieillarde de 16 ans, une ado de 110 ans. Il y a trois ans, elle s’est mise au chant et entame aujourd’hui une carrière de « jeune chanteuse de 45 ans ». Elle écrit et interprète d’une voix forte des chansons très « chanson française » (Barbapiaf), entourée, accompagnée d’amis et d’affection à défaut de producteur. Sa boutade favorite : « Je fais travailler mes amis pour Emmaüs productions ». L’amour de ses amis, un mélange de connus et

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d’inconnus, de sympathisants ou de rencontres, lui a tenu lieu de viatique. Depuis son arrivée en France, le 13 juillet 1996 - « jour de ma renaissance » -, ils l’ont logée, nourrie, accompagnée, poussée à reprendre des études. Longtemps, elle a pensé que cette bulle d’affection la dispensait d’une psychothérapie. Elle s’y est mise récemment, peut-être aussi pour épargner ses amis, et elle plaint en rigolant sa psychiatre.Voilà une femme de 44 ans qui a passé la moitié de sa vie en prison, dont le père a été « suicidé » de cinq balles dans le dos, qui vit dans un studio du XIXe arrondissement de Paris tellement encombré qu’elle dort à même le sol, qui ne peut déjà plus avoir d’enfant et qui n’est pas dans la plainte. Douze ans après son arrivée, elle idéalise encore la France qui lui a offert la liberté de « marcher dans la rue sans être contrôlée, de dire ce que je pense et de vivre dans une démocratie laïque ». Elle a obtenu des papiers mais n’a compris que récemment qu’elle ne serait jamais vraiment française. Faute d’enfant, elle a choisi de s’adopter elle-même et d’élever la môme restée enfouie en elle, celle en noir et blanc de la couverture du livre.Le Maroc lui manque mais elle n’y va qu’avec parcimonie. « Je n’y suis pas tranquille, même si je suis persuadée que le Maroc a changé ». En 1995, alors qu’elle était encore assignée à résidence, elle a tenté de fuir pour la France via l’Algérie. Arrêtée, elle a été renvoyée dans la même prison, a retrouvé les mêmes gardiens, la même peur en pire. Après son départ, l’année suivante, elle a mis sept ans à revenir au pays. Revoir la famille, les frères et sœurs est toujours douloureux : « Leur visage est comme un rétroviseur, ils sont la preuve que tout ça a existé ». Dans son récit, elle prend soin de ne pas les nommer, pour les protéger. Sa mère lui a dit : « Tu sais combien je suis avare de compliments, mais ton livre est au-delà de notre histoire ». Pour les bourreaux aussi, la vie continue. « Je les vois à la télé, ils sont encore là, ils sont encore en place ». La famille Oufkir a déposé deux plaintes en France, rejetées : Soukaïna en a conclu que l’innocence se vendait mal. Souvent, elle répète qu’elle est innocente, comme si ce n’était pas l’évidence. Elle ajoute, en ne blaguant qu’à moitié : « Il faudrait que je tue quelqu’un pour que je me retrouve au tribunal, que tout cela soit raconté au grand jour et que je sois finalement condamnée, avec des circonstances atténuantes.» Pour sortir de « l’angle mort » du rétroviseur. Sa chanson préférée ? Epitaph, de King Crimson.CHRISTOPHE AYAD