Sosa Laprida, La doctrine de l’âme chez Saint Thomas d’Aquin.pdf

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Université de Franche-Comté Faculté des Lettres et Sciences Humaines Mémoire de master II de philosophie La doctrine de l’âme chez Saint Thomas d’Aquin Soutenu par M. Alejandro Maria Sosa Laprida Sous la direction de M. le Professeur Hervé Touboul Année universitaire 2006-2007 Table des matières Introduction 4 1. La vie, l’âme et ses facultés 14 a. Caractères distinctifs du vivant 14 b. Les degrés de l’immanence vitale 15 c. La définition de l’âme 19 d. Les puissances de l’âme 26 e. L’âme végétativee 31 2. L’âme sensitive 34 a. La connaissance sensible 34 A. Acte de connaissance et immatérialité 34 B. Les sens externes 37 I. Distinction et nombre 37 II. Infaillibilité 39 III. Classification 41 C. Les sens internes 43 I. Le sens commun 44 II. L’imagination 46 III. L’estimative 46 IV. La mémoire 48 b. L’appétit sensible 49 A. Nature de l’appétit 49 B. Le concupiscible et l’irascible 52 C. Les passions 55 3. L’âme intellectuelle 58

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  • Universit de Franche-Comt

    Facult des Lettres et Sciences Humaines

    Mmoire de master II de philosophie

    La doctrine de lme chez Saint Thomas dAquin Soutenu par M. Alejandro Maria Sosa Laprida

    Sous la direction de M. le Professeur Herv Touboul

    Anne universitaire 2006-2007

    Table des matires Introduction 4

    1. La vie, lme et ses facults 14 a. Caractres distinctifs du vivant 14

    b. Les degrs de limmanence vitale 15

    c. La dfinition de lme 19

    d. Les puissances de lme 26

    e. Lme vgtativee 31

    2. Lme sensitive 34 a. La connaissance sensible 34

    A. Acte de connaissance et immatrialit 34

    B. Les sens externes 37

    I. Distinction et nombre 37

    II. Infaillibilit 39

    III. Classification 41

    C. Les sens internes 43

    I. Le sens commun 44

    II. Limagination 46

    III. Lestimative 46

    IV. La mmoire 48

    b. Lapptit sensible 49

    A. Nature de lapptit 49

    B. Le concupiscible et lirascible 52

    C. Les passions 55

    3. Lme intellectuelle 58

  • a. La connaissance intellectuelle 58

    A. Lintelligence : nature et objet 58

    B. Les trois oprations de lesprit 62

    I. La simple apprhension : concept et abstraction 62

    II. Le jugement : existence et vrit 71

    III. Le raisonnement : les limites de lintellection 75

    C. Les objets indirects de lesprit 77

    I. La conscience intellectuelle 77

    II. La connaissance du singulier 81

    III. La connaissance des tres immatriels 86

    b. Lapptit intellectuel 93

    A. La volont : nature et objet 93

    B. Libre arbitre et ncessit 94

    C. Finalit et souverain bien 99

    Conclusion 110 Bibliographie 113 Expos de soutenance 116

    Les tres vivants sont des objets tranges (Jacques Monod, Le hasard et la ncessit , p. 34)

    A lintention dune Psych sest substitue la traduction dun message (Franois Jacob, La logique du vivant , p. 10)

    Rien ne soppose plus dsormais, sur le plan thorique, ce que les conduites de lhomme soient dcrites en termes dactivits neuronales. Il est grand temps que lHomme Neuronal entre en scne. (Jean-Pierre Changeux, Lhomme neuronal , p. 169)

    Introduction.Le mot me fait partie des plus usits de la langue. Quand on dit de quelquun quil est l me dun vnement, on veut signifier que cest lui qui lanime. Et il est intressant de noter que le verbe animer ne veut dire autre chose que donner de la vie, du mouvement. Par ailleurs, il vient du latin anima , qui signifie justement me . La notion dme est ainsi indissociable de celle de vie, puisquon entend par me le principe en vertu duquel ce qui est vivant possde la vie, et que tout tre nen possdant pas ferait partie des corps bruts, incapables de tout

  • mouvement mergeant de leur propre intriorit et ne pouvant que le recevoir de lextrieur, dune faon purement mcanique. Il arrive frquemment que les mots qui reviennent le plus souvent dans le langage et dont lemploi ne soulve aucun problme smantique, savrent particulirement malaiss une conceptualisation rigoureuse. Tout le monde connat ce que disait saint Augustin concernant le temps, savoir quil savait trs bien ce que ctait, condition quon ne lui demande pas de lexpliquer. Il en va de mme pour ce qui est des mots me et vie . Allez demander un biologiste quelle est la dfinition de la vie que propose la biologie, tymologiquement science de la vie , et il vous rpondra que de telles notions relvent de la mtaphysique, une science exprimentale telle que la biologie ne soccupant que de phnomnes de nature physico-chimique chez les animaux. Et il va sans dire que si tout animal possde une anima qui lui donne dtre en vie, il vaut mieux sabstenir de senqurir sur lavis du savant propos dune telle me , car elle, pas plus que la vie, ne tombe pas sous lobservation empirique et ne constitue pas davantage un concept oprationnel lintrieur de sa science.Si le concept de vie continue de mriter lattention des philosophes, il en va tout autrement de celui dme, malgr le lien qui unit ces deux termes dans toute la tradition philosophique occidentale. Le mot me , au sens classique de principe de vie, ne fait plus partie du vocabulaire philosophique contemporain, en dehors du contexte prcis dhistoire de la philosophie, et il est clairement relgu au domaine du discours religieux ou du vocabulaire mystique. Et pourtant, force est de constater que pendant plus de deux mille ans, depuis Platon jusquau sicle des Lumires , il tait incontournable. A premire vue, cet abandon du mot me pourrait sembler paradoxal, puisque il allait toujours de pair avec celui de vie , et que ce dernier nest pas tomb en pareil discrdit aux yeux des philosophes. Il me semble que la rponse passe par la faon dont ces deux mots sont penss par rapport celui de corps . En effet, la vie, qui se manifeste travers les corps des tres vivants, en est venue tre conue comme une proprit de la matire dont ces corps sont constitus, dcoulant du haut degr de complexit qui est le leur, tandis que lme, en tant que principe de vie extrieur la matire, et justement grce auquel celle-ci devenait vivante, nest plus considre que comme un concept vide de sens, une qualit occulte des mtaphysiciens et des scolastiques et utilise la manire dun Deus ex machina venant pallier lignorance dont ils se trouvaient lendroit du sujet qui nous occupe. Mais, avant de nous attarder sur la pertinence ou non dun tel concept, il faudrait essayer de comprendre, de faon trs sommaire, la gnalogie dun tel renversement conceptuel dans la philosophie occidentale.Dans la philosophie scolastique, linstar dAristote, lme humaine tait conue comme la forma substantielle du corps, qui lui fait remplir toutes ses fonctions et accomplir tous ses mouvements. De mme, l me raisonnable , spcifie par lintellect, ntait quune facult ou puissance de cette me humaine qui comportait, par ailleurs, une partie vgtative, assurant les fonctions de nutrition, croissance et

  • reproduction, et une partie sensitive, comportant les puissances cognitives et apptitives sensibles. Avec Descartes une vritable rvolution a eu lieu. Lme sest vue dpossder de tous ses rles dans les fonctions vitales organiques et elle a t identifie la seule fonction intellectuelle, ce qui jusqualors ntait lapanage que des formes pures, savoir, les anges : Je ne suis donc, prcisment parlant, quune chose qui pense, cest--dire un esprit, un entendement ou une raison. ( II Mditation , AT IX, 21). Avec la distinction entre la res cogitans , substance pensante, et la res extensa , substance tendue, lunit bio-psychique de lhomme, que sauvegardait la thorie hylmorphique dAristote, est brise. Lunit du compos substantiel humain est rendue aportique, car on aura beau tenter de rendre compte de cette union par une prtendue action de lme sur le corps travers la glande pinale, par lintermdiaire de laquelle le corps communique galement lme ses ractions et sa disposition interne. Dsormais, entre deux substances radicalement htrognes, on ne parviendra plus rendre compte dun commerce quelconque, et encore moins faire ressortir lintrt quaurait une me-pense , seule vraiment vivante, se retrouver unie de manire accidentelle un corps-tendue , obissant aux mmes principes mathmatiques que ceux de la mcanique rgissant les corps inertes. A lunit substantielle aristotlicienne suivra une problmatique union accidentelle entre deux substances nayant strictement aucun lien entre elles, et, surtout, pour ce qui regarde lme, nayant nul avantage fonctionner ensemble, lopacit de la matire ne pouvant quencombrer lactivit intellectuelle dune me dont la seule fonction vitale est de penser toujours. Lme ntant plus considre comme un principe danimation du corps, les lois mcaniques de la matire et du mouvement local suffiront rendre compte de lactivit des corps vivants qui dsormais seront assimils des machines, qui ne devront leurs mouvements aucun souffle vital cens produire leur organisation et expliquer leur unit : je dsire que vous considriez que toutes les fonctions que jai attribues cette machine () suivent toutes naturellement de la seule disposition de ses organes, ni plus ni moins que font les mouvements dune horloge, ou autre automate, de celle de ses contrepoids et de ses roues ; en sorte quil ne faut point leur occasion concevoir en elle aucune autre me vgtative ni sensitive, ni aucun autre principe de mouvement et de vie, que son sang et ses esprits, agits par la chaleur du feu qui brle continuellement dans son cur, et qui nest point dautre nature que tous les feux qui sont dans les corps inanims. ( Trait de lhomme , AT XI 202)Lordre de la pense est ainsi radicalement spar de lordre physiologique, dont les seules lois physiques suffisent en rendre compte de faon exhaustive, sans avoir recours un quelconque principe formel, source dordre, dunit et dintelligibilit. Cette sparation radicale et artificielle du psychique et du biologique chez Descartes finira par aboutir, paradoxalement, leur identification, celle qui a cours de nos jours dans le domaine de la philosophie de lesprit et des neurosciences, lesquelles entendent rendre compte du psychisme par les seules donnes de la physiologie crbrale, et dont les trois savants franais cits en exergue sont tout fait

  • reprsentatifs.Quelques auteurs des objections qui suivaient les Mditations mtaphysiques , notamment Gassendi et Hobbes, avaient remarque la difficult : comment se fait-il que deux substances compltement htrognes agissent lune sur lautre ? car il semblerait bien que laction rciproque exige une homognit de nature. Malebranche, conscient de la gravit de la difficult, essaya de la rsoudre par la doctrine de l occasionalisme . En effet, soucieux de neutraliser la thse matrialiste hobbsienne sur la nature corporelle de lme, et afin de protger celle de sa nature spirituelle, le Pre de lOratoire fut amen nier laction relle du corps sur lme et inversement. Cest Dieu, selon lui, qui agit directement dans les deux cas : les cratures ne sont que des occasions fournies Dieu pour intervenir et produire sur lme une sensation dtermine lorsque le corps est modifi dune certaine faon, et cest Dieu encore qui transmet un mouvement dtermin au corps quand lme le veut. Les causes de ces vnements ne sont que les occasions de lintervention divine, des causes occasionnelles et non pas des causes efficientes. Seulement, on na toujours pas de rponse la question de savoir pourquoi Dieu a uni lme, qui pour penser na nullement besoin dun corps, un corps qui pour fonctionner na pas non plus besoin dune me. Ce lien reste non seulement gratuit, mais encore inintelligible, du moment o le corps constitue un obstacle lintelligence de la vrit et lactivit de la pense. En outre, sil ny a de vraie causalit que divine, laction apparente des cratures tant rapporte Dieu tout comme leur tre, lexistence et lagir des cratures concidant avec laction divine, plutt que de rsoudre le problme de la communication des substances, on le dilue dans un panthisme de la substance unique. Malebranche se garda bien de franchir le pas, mais par la suite Spinoza, comme on le sait, aura beau jeu de le faire. Leibniz naccorde pas Malebranche quon ait le droit de faire intervenir Dieu, cause premire, pour rendre comte de laction des cratures, causes secondes mais relles, sans quoi on serait dans le miracle permanent. Mais lui non plus ne parviendra expliquer de manire satisfaisante la faon dont se droule la communication entre substances, tant donn que les monades, units mtaphysiques dpourvues dextension, sont incapables dexercer des actions relles les unes sur les autres. La seule action relle nest, en dfinitive, que celle que Dieu ralise en tablissant une correspondance entre ce qui a lieu lintrieur de chacune des monades : cest la doctrine de l harmonie prtablie . Il sapproprie ainsi la thorie occasionnaliste, mais il se trouve que Dieu, au lieu dintervenir sans cesse dans la cration, a harmonis ds le commencement toutes les cratures entre elles, de sorte que lorsque lune delles entend agir sur une autre se ralisent dans celle-ci les effets attendus. Les cratures deviennent ainsi une sorte dautomates qui ont t rgls une fois pour toutes par leur crateur, si bien que dans chacune delles est inscrite toute leur histoire prsente et future, en accord avec lhistoire de toutes les autres. Mais on voit bien par l que non seulement la difficult de laction rciproque des substances reste entire, mais que, de surcrot, dans la solution propose, il ny a pas de place pour la libert des causes secondes, chaque sujet-monade contenant de

  • faon analytique la totalit des prdicats qui peuvent se dire de lui, aucune action ne pouvant lui tre attribu la manire dun accident : Dieu, voyant la notion individuelle dAlexandre, y voit en mme temps le fondement et la raison de tous les prdicats qui peuvent se dire de lui vritablement, comme, par exemple, quil vaincrait Darius et Porus () Ainsi, quand on considre bien la connexion des choses, on peut dire quil y a de tout temps dans lme dAlexandre des restes de tout ce qui lui est arriv, et des marques de tout ce qui lui arrivera, et mme des traces de tout ce qui se passe dans lunivers, quoique il nappartienne qu Dieu de les reconnatre toutes. ( Discours de mtaphysique , 8, cit par Bergson in Cours , vol. 3, p. 238)Spinoza essaiera son tour de dpasser le dualisme ontologique cartsien et sa distinction entre res extensa et res cogitans , dont la comprhension de la faon dont elles communiquent entre elles savrera tre voue lchec. On a vu que Malebranche, sil refusait lme et au corps toute causalit, il leur accordait nanmoins une vritable existence en dehors de la substance divine. Mais cela nest pas soutenable, car comment peut-on concevoir des substances qui nagissent pas du tout, quel type dexistence pourrait-on dans ce cas leur attribuer ? Puisque leur action est entirement attribue Dieu, en toute logique leur existence devrait ltre aussi. Cette consquence nchappa point Spinoza, qui est all au bout de ce principe au point den faire la clef de vote de son systme : si Dieu est la seule cause, il est forcment la seule substance. Ainsi, pense et tendue sont deux attributs infinis de lunique substance, les mes et les corps tant des modes finis, des dterminations particulires de ces deux attributs divins. Entre un attribut et lautre, tout comme entre leurs modes, il ny a pas de causalit rciproque, mais seulement un rapport de correspondance, si bien quentre lme et le corps il y a paralllisme constant. Mais, comment une telle correspondance entre tat de la matire et tat de conscience est-elle concevable ? Cest bien parce que ils sont tous les deux des dveloppements ncessaires, more geometrico , de ces deux attributs divins que sont la pense et ltendue. Ils sont indpendants lun de lautre tout en tant symtriques entre eux, puisque chacun exprime sa faon lidentique substance divine dont ils sont lexpression parallle et ncessaire. Cest ainsi que Spinoza pense surmonter la difficult cartsienne insoluble de laction rciproque entre la pense et ltendue, tout comme loccasionnalisme inconsquent de Malebranche. Cependant, si les rapports entre lme et le corps ne posent ainsi plus de difficult, cest parce quentre eux, non seulement ils ninteragissent pas, comme ctait dj le cas pour Malebranche et Leibniz, mais, en outre, ils sont dissous, ainsi que la personne humaine dont ils sont censs tre les composants, dans lunique substance divine qui se ralise de manire impersonnelle et gomtrique, assez indiffrente, pour sa part, quant nos pressantes inquitudes vitales et nos tats dme existentiels.Le bilan est loquent. Les hritiers de la scission anthropologique opre par Descartes nont pas pu redonner lunit ltre humain. Pas moyen dexpliquer linteraction entre lme et le corps. Impuissance totale rendre intelligible le lien existant entre la res cogitans et la res extensa . Les thories de loccasionnalisme, de lharmonie prtablie et du paralllisme modal non seulement

  • entrinent la dichotomie aporistique de Descartes, mais en outre, ils retirent ltre humain toute action relle, libre et personnelle, le rduisant jouer le rle dun pur pantin dune divinit incapable de confrer ses cratures une paisseur ontologique et une capacit agir digne de ce nom. Seulement, face une solution aussi insatisfaisante, le chemin tait grand ouvert qui conduirait la ngation de cette caricature de ltre divin, dont lexistence par ailleurs nest pas chose vidente, ainsi qu celle dune me-substance pensante totalement htrogne avec lorganisme biologique, au profit de lexistence exclusive du corps, celle-ci tant, en revanche, tout fait vidente et indubitable. Mais ce corps ne sera plus inform par une me raisonnable qui expliquerait la pense, ni par une me sensitive et nutritive qui rendrait raison de lorganisation et de la vie que ce corps possde, et qui le rendent si diffrent des corps bruts. Dsormais, la vie et la pense seront conues comme tant des proprits inhrentes au corps organiss. Mais, justement, en vertu de quoi certains corps sont-ils organiss et capables de vie et de pense, ce en quoi ils manifestent une relle htrognit lgard des corps inertes? Voil la question laquelle on sefforcera vainement de rpondre dans ce nouveau contexte pistmologique.Le schma dualiste cartsien tait la base de la thorie des animaux-machines. Chez , le dpassement de ce schma, tout en gardant la conception mcaniste du monde et du vivant, le conduira tout naturellement la thorie de lhomme-machine, base sur un monisme matrialiste radical. La division artificielle cartsienne de ltre humain en deux moitis htrognes et autonomes tait logiquement rcuse, car inintelligible et contraire toute exprience. Mais au lieu de revenir lhylmorphysme, qui expliquait lunit du vivant par la conjonction de la forme et de la matire, principes actif et passif du compos substantiel, les philosophes des Lumires qui se pencheront sur la question ne retiendront comme principe explicatif que cette dernire. La conception mcaniste rejetait le finalisme aristotlicien, tax danthropomorphique et dnonc comme tant une fiction et un prjug servant sauvegarder lexistence de la providence divine et masquer lignorance des lois de la nature. En effet, puisque le finalisme implique un dessein intelligent, et que celui-ci ne peut faire lobjet dexprimentation scientifique, mais des seules spculations mtaphysiques, il est banni de la pense scientifique de lpoque, tout comme lme qui en est le vecteur.assume explicitement cette pense, dj largement rpandue de son vivant, et quil expose dans son Trait de lme et dans Lhomme machine . Ce que Descartes a dit des animaux, il lattribuera sans hsitation lhomme, faisant tat dun monisme matrialiste qui saccorde fort bien, pour lessentiel, la thorie de lidentit esprit-cerveau des philosophes de lesprit et des neuroscientifiques actuels : puisque toutes les facults de lme dpendent tellement de la propre organisation du cerveau et de tout le corps quelles ne sont visiblement que cette organisation mme, voil une machine bien claire ! () Je crois la pense si peu incompatible avec la matire organise, quelle semble en tre une proprit, telle que llectricit, la facult motrice, limpntrabilit, ltendue, etc. () Concluons donc hardiment que lhomme est une machine, et quil ny a dans tout lunivers quune seule substance

  • diversement modifie. ( Lhomme machine , p. 130, 145 et 151)Par la suite, DHolbach, dans son Systme de la nature dveloppe une conception rigoureusement matrialiste de la nature, de lhomme et de la socit. Lagir humain ne sexplique que par un rigoureux dterminisme, lhomme ntant quun tre naturel sous tous ses aspects : tout en lui se ramne des causes physiques et chimiques, et le libre arbitre de la volont nest quune illusion. Le philosophe doit contribuer montrer lhomme les vrais ressorts de ses actions et lmanciper de la superstition religieuse, afin de le rendre heureux et matre de lui-mme. Daprs lui, on a visiblement abus de la distinction que lon a faite si souvent de lhomme physique et de lhomme moral. Lhomme est un tre purement physique ; lhomme moral nest que cet tre physique considr sous un certain point de vue, cest--dire, relativement quelques-unes de ses faons dagir, dues son organisation particulire. (op. cit., p. 38) Par l, DHolbach entend rendre compte de lactivit mentale la manire dont de nos jours le font ceux qui soutiennent la thorie du double aspect , suivant laquelle le cerveau est la face objective, lesprit la face subjective, dune entit qui en comporte deux, savoir, l esprit-cerveau ; l me ferait ainsi partie du domaine des sciences naturelles, puisque lhomme, aussi complexe soit-il, ne saurait constituer une ralit chappant aux lois fondamentales de la physique, ce en quoi sa position rejoignait dj lpoque celle des partisans du physicalisme contemporain : ceux qui ont distingu lme du corps, ne semblent avoir fait que distinguer son cerveau de lui-mme. En effet, le cerveau est le centre commun o viennent aboutir et se confondre tous les nerfs rpandus dans toutes les parties du corps humain : cest laide de cet organe intrieur que se font toutes les oprations que lon attribue lme ; ce sont des impressions, des changements, des mouvements communiqus aux nerfs qui modifient le cerveau ; en consquence il ragit, et met en jeu les organes du corps, ou bien il agit sur lui-mme et devient capable de produire au-dedans de sa propre enceinte une grande varit de mouvements, que lon a dsigns sous le nom de facults intellectuelles. (op. cit., p. 130)Les vues matrialistes dun grand nombre des penseurs des Lumires seront reprises et dveloppes par le groupe des idologues , fortement inspirs par la doctrine sensualiste de Condillac, qui ramenait la vie intellectuelle et les ides la seule connaissance sensible, et lensemble de la vie psychique aux sensations et leurs diffrentes combinaisons. Cabanis, mdecin et philosophe, tout comme , dans son ouvrage intitul Rapports du physique et du moral , dfend lidentit entre ces deux sphres de la vie humaine, la pense et les facults intellectuelles tirant leur source de la sensation, et par consquent, de la physiologie du corps humain. En effet, daprs Cabanis, la pense est produite dans le cerveau, vritable organe de la pense , qui prend la relve de lillusoire me spirituelle et immortelle si chre aux croyants : il faut considrer le cerveau comme un organe particulier, destin spcialement produire la pense () Les impressions, en arrivant au cerveau, le font entrer en activit ; comme les aliments, en tombant dans lestomac, lexcitent la scrtion plus abondante du suc gastrique et aux mouvements qui favorisent leur

  • propre dissolution () Nous concluons avec la mme certitude que le cerveau digre en quelque sorte les impressions, quil fait organiquement la scrtion de la pense. (op. cit., p. 137-138, cit par Besanon in La philosophie de Cabanis , p. 42-43)Lcole positiviste poursuivra sur la lance rductioniste, clairement formule par Taine, faisant sienne la doctrine du double aspect dj entrevue par DHolbach : nous sommes autoriss admettre que lvnement crbral et lvnement mental ne sont au fond quun seul et mme vnement deux faces, lune mentale, lautre physique ( De lintelligence , T.I, p.328, cit par Missa in Les matrialismes philosophiques , p. 145), tout comme par Ribot : la diffrence du physique et du moral est subjective et non objective ; elle tient non la nature de chacun deux, mais la manire dont nous connaissons chacun deux. ( Lhrdit , p. 354, cit par Missa, op. cit., p. 146). Encore faudrait-il expliquer comment partir dun vnement objectif , entirement rattach des causes physiques, peut-il surgir un vnement subjectif , le phnomne de la conscience, qui se rvle tre irrductible au comportement des lments matriels de nature physico-chimique et au cadre pistmologique propre aux sciences de la nature. Cette conception physicaliste de lesprit, selon laquelle ltat mental est rductible ltat neurobiologique du cerveau qui le produit est tout fait impuissante expliquer la nature de la vie de lesprit, par exemple, la moralit, lart o lexistence de notions abstraites et universelles. A la prendre la lettre, il faudrait se rsoudre admettre, par exemple, que lorsque Dante Alighieri rdigeait La divine comdie , il ne faisait autre chose quenregistrer par crit une succession de dcharges lectro-chimiques qui se produisait dans son cerveau au niveau des synapses, ce qui est loin de constituer une explication satisfaisante, tellement la disproportion entre leffet et la cause semble flagrante. Et vrai dire, une telle explication ne serait prise au srieux par personne.Aussi on ne peut que rester stupfait devant les prises de position de matrialisme militant, fortement engages sur le plan mtaphysique, de bon nombre de prtendus philosophes de lesprit et de neurobiologistes qui prennent clairement parti pour la thse selon laquelle il y aurait identit pure et simple entre le cerveau et lesprit. Cest le cas, parmi beaucoup dautres, de Jean Pierre Changeux, qui affirme que le clivage entre activits mentales et neuronales ne se justifie pas. Dsormais, quoi bon parler desprit ? () Lidentit entre tats mentaux et tats physiologiques ou physico-chimiques du cerveau simpose en toute lgitimit ( Lhomme neuronal , p. 364), ou bien encore qui, du haut de son savoir scientifique, se permet de considrer, comme sil sagissait dune affaire dfinitivement classe, que lhomme na ds lors plus rien faire de lesprit, il lui suffit dtre un homme neuronal (ibid., p. 227), ce en quoi il dborde largement le cadre pistmologique quimpose la recherche neurobiologique, car le statut de la conscience, qui se drobe l objectivit que postule la science, ne saurait faire partie de son objet propre, moins de vouloir revendiquer une place pour la rflexion mtaphysique lintrieur des sciences positives. Encore faudrait-il en tre averti afin de ne pas prendre pour argent comptant des affirmations qui ne relvent que des convictions personnelles de lintress.

  • Franois Jacob, dans son ouvrage La logique du vivant , saventure lui aussi en terrain mtaphysique lorsque, en parlant du rle de lhrdit dans la reproduction des vivants affirme que ltre vivant reprsente bien lexcution dun dessein, mais quaucune intelligence na conu. Il tend vers un but, mais quaucune volont na choisi . (op. cit., p. 10) Il semble difficile de concevoir lexistence dun plan, dun projet, dune finalit, en dehors dune intelligence qui puisse les concevoir. Sur un plan purement logique, cela parat contradictoire, tout fait absurde, pour le dire sans dtour ; mais ce qui est encore plus frappant, cest le degr de certitude avec lequel un tel savant en biologie ose soutenir une pareille hypothse mtaphysique, par laquelle il carte dun revers de main non seulement la possibilit que lorganisation et la finalit, quil reconnat expressment au vivant, puisse tre dues un principe vital unifiant les lments divers qui le constituent, mais encore, et surtout, le fait de considrer comme tant impossible quil puisse exister une intelligence suprieure celle de lhomme, et qui serait lorigine de lexcution du dessein que reprsente ltre vivant. Chaque fois que les biologistes parlent de dessein, de projet, de programme, dorganisation, etc., par rapport aux tres vivants, ils font lconomie de lme, tout comme celle du crateur de cette me, cela va sans dire, mais ils nexpliquent pas comment certains lments de nature physico-chimique, exactement pareils ceux qui composent les corps bruts, dpourvus de vie et dintelligence, parviennent prcisment sorganiser en vue de la ralisation dun projet, et ceci grce un programme gntique dun degr de complexit inou, quils nont bien videmment pas conu eux-mmes, ce qui suppose forcment un programmateur , tout comme un logiciel informatique suppose un ingnieur qui lait conu, fabriqu et install dans lordinateur. Il va de soi que dans cet exemple, qui se veut analogique et qui, bien entendu, a ses limites, lordinateur est la matire du vivant ce que le logiciel est sa forme substantielle ou me, et ce que lingnieur, qui est lorigine et de lordinateur et du programme, est Dieu, crateur et de lme et de la matire des tres vivants.Dans son ouvrage Le hasard et la ncessit , Jacques Monod, qui croit en Dieu et en lme aussi peu que ses deux illustres collgues que lon vient de citer, fait un constat qui semblerait devoir lamener conclure des thses tout autres que ne sont les siennes et celles de la plupart des biologistes contemporains. Et pourtant, trs tonnamment, il nen est rien. Dans un passage ou il parle de l appareil tlonomique qui caractrise les tres vivants, qui sont des objets dous dun projet qu la fois ils reprsentent dans leurs structures et accomplissent par leurs performances (telles que, par exemple, la cration dartfacts) (op. cit., p. 25), il sexclame : cet appareil est entirement logique, merveilleusement rationnel, parfaitement adapt son projet : conserver et reproduire la norme structurale. Et cela, non pas en transgressant, mais en exploitant les lois physiques au bnfice exclusif de son idiosyncrasie personnelle. Cest lexistence mme de ce projet, la fois accompli et poursuivi par lappareil tlonomique qui constitue le miracle . (ibid., p. 37) Il y a bien l une reconnaissance explicite dun ordre de ralit chez le vivant qui

  • dpasse absolument le niveau purement matriel, puisque lappareil tlonomique , celui qui ordonne tout lorganisme du vivant en vue dun projet, exploite les lois physiques, les utilise son profit, dune manire merveilleusement rationnelle. Malheureusement, Jacques Monod ne tire aucune conclusion dun pareil constat. Il se borne, dans la page suivante, avouer quil y a une contradiction apparente entre le constat quil vient de faire et le postulat dobjectivit qui est consubstantiel la science , dont on ne peut se dfaire sans sortir de la science elle-mme. Voici ce passage : Lobjectivit cependant nous oblige reconnatre le caractre tlonomique des tres vivants, admettre que, dans leurs structures et performances, ils ralisent et poursuivent un projet. Il y a donc l, au moins en apparence, une contradiction pistmologique profonde. Le problme central de la biologie, cest cette contradiction elle-mme, quil sagit de rsoudre si elle nest quapparente, ou de prouver radicalement insoluble si en vrit il en est bien ainsi. Contradiction pistmologique, il ny en a aucune. Comment pourrait-il y avoir une telle contradiction entre deux objectivits qui relvent dordres diffrents ? Celui de la science positive exige une objectivit qui rponde sa mthodologie exprimentale et la nature de son objet empiriquement observable. Celui de la mtaphysique, requiert une objectivit qui simpose sur un plan strictement intellectuel, en raison dune vidence intellectuelle qui simpose lobservateur soit dune faon intuitive, soit dune faon discursive. Dans le cas prsent, il sagit bien dune vidence de nature intuitive, lintelligence percevant sans erreur possible le caractre tlonomique , finalis , que comportent les tres vivants, ce qui les rend irrductibles aux autres corps de la nature. Ce nest pas parce quil ne sagit pas l dun constat ressortissant lobjectivit scientifique que ce constat est dpourvu dobjectivit, ou quil pourrait compromettre lobjectivit de la dmarche biologique, puisquil sagit dun constat qui simpose lintelligence en raison du degr dvidence dun certain objet intelligible qui soffre son regard et qui nest pas du tout lobjet propre de la biologie positive.Do quil ny ait strictement aucune contradiction ni incompatibilit entre les vrits dordre physique, positif, et celles dordre mtaphysique. Aristote le savait bien, qui aurait t ravi de contempler les progrs extraordinaires de nos sciences positives, lesquelles ont rendu caduques aussi bien sa physique que sa biologie. Et il serait le premier se consacrer, sil le pouvait, ltude des sciences modernes, et sen merveiller. Mais sa mtaphysique resterait pour lessentiel la mme, car elle na presque pas pris de ride. Et il va de soi que dans lappareil tlonomique entirement logique, merveilleusement rationnel, parfaitement adapt son projet dont sextasie Jacques Monod, il aurait immdiatement reconnu la psych sensitive quil dcrit minutieusement dans son De anima , quelques donnes positives en moins. Psych laquelle sest substitue, nous assurait Franois Jacob en exergue de cette introduction, un message qui demande tre dchiffr. Ce qui nest pas sans susciter un profond tonnement, car cela revient dire que lexistence de lme, principe vital informateur de la matire et porteur de lintelligibilit du corps quelle

  • actualise, est purement et simplement carte comme tant une fiction mtaphysique. Lme tourne en drision, elle que lappareillage scientifique ne peroit pas, pour finalement tre change contre un message qui, lui aussi, ne reste pas moins imperceptible toute observation empirique, ce qui constitue un paradoxe pour le moins trange. Et cela lest dautant plus que la dcouverte de ce message va de pair avec le refus catgorique de concevoir un tant soit peu la possibilit de lexistence dun ventuel metteur , hypothse qui ne semble tout de mme pas contredire les rsultats de la recherche en biologie molculaire, et que de surcrot celle-ci ne compromet en rien le bien-fond de celle-l. A en croire Jacques Monod, les savants en seraient rduits conclure quun tel message a bel et bien d se constituer tout seul, la faveur de linteraction du hasard et de la ncessit . Lavnement de la vie humaine devient alors tributaire du mme genre dexplication que celle que fournirait un heureux parieur ayant fait sauter la banque au casino : lunivers ntait pas gros de la vie, ni la biosphre de lhomme. Notre numro est sorti au jeu de Monte-Carlo. Quoi dtonnant ce que, tel celui qui vient dy gagner un milliard, nous prouvions ltranget de notre condition ? (op. cit., p. 185) Il ny a bien videmment rien dtonnant cela, car, quoi de plus trange et de plus troublant pour un tre raisonnable que de se savoir venu de nulle part et dsir par personne, et cela en vertu de laction conjugue de forces aussi aveugles quirrationnelles ? Voici maintenant lanalyse que fait Andr Pichot dans son Histoire de la notion de vie (p. 940) sur la situation de la biologie contemporaine, et laquelle je souscris entirement : Aujourdhui, on a limpression que ce que vise la biologie nest pas tant ltude de la vie (ou des tres vivants en ce quils ont de spcifique relativement aux objets inanims) que sa pure et simple ngation, le nivellement et lunification de lunivers par la physico-chimie. Comme si, pour unifier, il valait mieux nier les solutions de continuit que les comprendre. Quon ne se mprenne pas : nous ne mconnaissons pas lintrt de la biochimie ; ce que nous critiquons, cest cette singulire perversion de la biologie qui consiste lui donner pour fin la ngation de son objet et, par consquent, delle-mme en tant que science autonome. Il me semble que tant que la notion de vie restera scinde de celle dme, au sens de principe vital organisateur de la matire, on continuera de la mconnatre. Elle ne peut tre saisie en ce qui la constitue en propre si lon persiste vouloir lexpliquer par les lois de ce qui nest quabsence de vie. Si la vie organique prsuppose les lois naturelles de la physique et de la chimie, elle les transcende radicalement. Tout comme la vie de lesprit, qui se manifeste dans ce vivant corporel quest lhomme, transcende radicalement la vie organique. Quil faille renoncer vouloir tout comprendre en prenant appui sur les seules ressources quoffrent les sciences positives, cela me parat incontestable. Ce qui suppose lacceptation du fait que la ralit ne sidentifie pas purement et simplement la matire. En effet, la vie et la pense ne se plient gure aux lois physico-chimiques, et cela me semble tre un argument suffisant pour que ce fait soit lgitimement tabli. Quil ne puisse ltre de faon empirique, au sens scientifique du terme, rien de plus

  • normal, puisque la science positive ne soccupe que des ralits matrielles. Mais soutenir quen raison de cela il ne puisse ltre en aucune manire, cela reviendrait refuser lhomme toute connaissance outre quempirique, encore une fois, au sens des sciences positives. Ce qui me semble ne point saccorder avec lexprience humaine concrte, telle quelle est vcue au quotidien. On sait avec certitude, par exemple, que lon pense, ou encore que lon aspire vivre selon certaines valeurs, et le savoir scientifique ny est pour rien. Le savoir positif nest donc pas la seule source de nos connaissances. On sait aussi que la pense ne relve aucunement des lois de la physique, et quen consquence elle ne peut quavoir une ralit immatrielle, ce qui bien entendu ne signifie pas que ltre humain puisse penser sans cerveau, organe qui lui est indispensable pour former des concepts partir des images sensibles. Mais si la pense a bien besoin du cerveau pour se manifester, elle nest pas pour autant produite par lui, tout comme lordinateur ne produit pas le logiciel dont il est le support qui lui permet doprer. La comprhension de la vie en ce quelle a dirrductible aux lois de la matire requiert donc une thorie de lme, sans laquelle ce qui fait la spcificit des corps vivants par rapport aux corps bruts demeure insaisissable. Cette thorie doit galement prendre en compte la plus haute manifestation de la vie, celle de lesprit, qui se manifeste chez ltre humain. Le choix de saint Thomas dAquin sexplique ainsi par le fait quil aborde la question avec une prcision, une rigueur de pense et une cohrence qui nont pas dquivalent, Aristote mis a part, dont par ailleurs il sinspire largement. Depuis la nutrition jusqu la conception intellectuelle, en passant par la sensation et les passions, toutes les activits de lhomme sont passes en revue dans le dessein de russir intgrer une telle diversit vitale dans le cadre dune thorie de lme qui soit mme den rendre compte, tout en respectant lunit substantielle de ltre humain. Dans un premier temps, seront tudies les notions de vie et dme, afin de parvenir une dfinition pouvant tre applique tous les vivants, ainsi que les diffrentes puissances de lme, pour conclure sur celle qui constitue le fondement ou socle minimal de tous les vivants : lme vgtative. Par la suite, on abordera la question de la vie sensible, en ayant soin tout dabord de bien dlimiter la nature de la connaissance en gnral et ensuite celle qui ressortit lme sensitive, travers les sens internes et externes, pour conclure sur ltude de la nature de lapptit sensible et de sa dynamique propre.La troisime et dernire partie de cette recherche sera consacre ltude de lme humaine. Elle comportera deux sous-parties, chacune correspondant aux deux facults de lme raisonnable, savoir, lintelligence et lapptit intellectuel ou volont.1. La vie, lme et ses facults.

    a. Caractres distinctifs du vivant.Avant daborder le problme de la spcificit de la vie, il convient de ne pas se laisser piger par le langage et de ne pas oublier que la vie , proprement parler, nexiste

  • pas. En effet, ce terme ne dsigne pas un tre, une substance, un tant naturel que lon serait susceptible de trouver dans la nature. Il sagit dun terme abstrait, comme la bont ou la vitesse, qui se prdiquent de certains agents dont leurs actions sont bonnes ou leurs dplacements rapides. Ainsi, par le terme vie on dsigne un caractre de certains actes et, en consquence, une proprit de ltre vivant qui accomplit ces actes. Le mot vie se prend dun phnomne apparent qui est le mouvement autonome ; mais ce nest pas cela quon entend signifier par ce nom, cest la substance laquelle il convient, selon sa nature, de se mouvoir elle-mme, ou de se porter de quelque manire son opration. Daprs cela, vivre nest rien autre chose que dtre en une telle nature, et la vie signifie cela mme, mais sous une forme abstraite, comme le mot course signifie abstraitement le fait de courir. ( Somme Thologique , I, q 2)Pour se former un concept de ltre vivant, saint Thomas va partir de lobservation des tres o la vie se manifeste, en considrant lactivit des vivants et en la confrontant avec celle des non vivants, afin de dgager une notion empirique de la vie. A la question qui appartient-il de vivre ? , saint Thomas rpond de la manire suivante : Cest chez ceux en qui la vie est manifeste que nous pouvons saisir qui appartient et qui nappartient pas la vie. Or, la vie est surtout visible chez les animaux ; cest ce que remarque Aristote, disant que chez les animaux la vie est manifeste . Il faut donc distinguer les vivants des non vivants daprs ce qui nous fait dire que les animaux vivent, ce en quoi la vie se rvle dabord et grce quoi elle persiste en dernier lieu. Or, nous disons quun animal vit partir du moment o il se meut lui-mme, et on juge quil vit aussi longtemps que ce mouvement apparat en lui. Ds quil na plus quune motion trangre, on dit quil est mort par dfaut de vie, il est donc clair que ceux-l sont vivants proprement parler qui se meuvent eux-mmes de quelque espce de mouvement ; soit quon prenne le mouvement au sens propre, comme un acte de limparfait, cest--dire de ltre en puissance ; soit quon le prenne en un sens plus gnral, sappliquant aussi lacte du parfait, au sens ou lintelligence et la sensation sont appels des mouvements, selon Aristote. On appellera donc vivants tous les tres qui se dterminent eux-mmes un mouvement ou une opration quelconque. Ceux qui nont pas la capacit naturelle de se porter deux-mmes quelque mouvement ou opration ne seront dits vivants que par mtaphore. (S.T., I, q 1) Le vivant se caractrise ainsi par un mouvement spontan, cest un tre qui se meut lui-mme par un mouvement lui venant de lintrieur. Cest en effet le motus ab intrinseco , spontanit ou jaillissement manant de lintrieur, ce qui caractrise lactivit vitale : le vivant a en lui-mme le principe efficient de son activit. Lactivit essentielle du vivant nest pas dagir sur autre chose, quoiquil le fasse souvent, mais dagir sur lui-mme. Cest ce que marque bien le langage dans les verbes rflchis : se dplacer, se nourrir, se dvelopper, sadapter. Ainsi donc, la dfinition qui convient aux vivants est bien tres qui se dterminent eux-mmes

  • un mouvement ou une opration quelconque , le terme mouvement tant entendu au sens mtaphysique : un changement quelconque, le passage de la puissance lacte. Et il convient dajouter que dire que ce mouvement est spontan ne signifie pas quil sagit dun commencement absolu sous tous les rapports, laction vitale dpendant, au contraire, dun grand nombre de facteurs, conditions et causes extrieures. Cependant, ces facteurs ne suffiraient pas la produire si ltre ntait pas vivant. Quant son terme, laction est dite immanente, ce qui sentend par opposition laction transitive qui passe dans un patient autre que lagent : dans laction immanente, lagent agit sur lui-mme, il est le terme de son action. Ds lors quil y a mouvement, entendu au sens de changement, de passage de la puissance lacte, on rencontre le principe mtaphysique aristotlicien quidquid movetur ab alio movetur , il est ncessaire que tout ce qui est m soit m par quelque chose ( Physique , VIII , 256a 10). Selon ce principe, pour quil y ait changement il faut un tre comportant une certaine potentialit, une capacit pouvoir possder en acte ce quil lui manque et envers quoi il est seulement en puissance dtre. Or, il ne saurait se donner lui-mme ce dont il manque, puisque autrement il y aurait contradiction, se trouvant simultanment en acte et en puissance vis--vis dune mme perfection, vers laquelle il tendrait en vue de se parfaire tout en la possdant dj. Comment ce principe du mouvement est-il sauvegard dans le cas du vivant ? Puisquil est compos de parties organises et que le principe vital unificateur comporte diffrentes facults ou puissances, ltre vivant est principe immanent de ses mouvements grce la causalit rciproque exerce par ses diverses facults, chacune tant moteur et mobile sous des rapports distincts dans la diversit de ses oprations vitales ou actes seconds , l acte premier tant celui que lme exerce sur le compos le constituant dans son tre en tant que forme substantielle. b. Les degrs de limmanence vitale.Les corps bruts sont inertes, ils reoivent leur mouvement du dehors et ils le transmettent dautres. Les corps vivants se meuvent et leur activit est oriente vers leur bien propre, chaque opration tant finalise , ordonne une fin, en vue de demeurer dans ltre et datteindre leur plein dveloppement. Leur activit demeure en eux, actualisant leur potentialit et cooprant la pleine ralisation de leurs virtualits essentielles. Il y aura ainsi divers degrs de vie selon le degr dimmanence de lactivit. Se fondant sur une constatation empirique universellement admise, Saint Thomas distingue trois grands types dtres vivants dans le monde sensible : vgtaux, animaux et hommes. Il reconnatra une hirarchie de trois degrs de vie : vie vgtative dans les plantes, vie sensitive chez les animaux, vie intellective chez lhomme, lequel constitue par ailleurs le degr le plus bas dans lchelle des vivants intelligents, lhomme se trouvant la charnire du monde sensible et du monde des substances purement spirituelles. Dans un article o Saint Thomas se demande si la vie convient Dieu, il tablit sa classification des diffrents degrs de vie daprs lintriorit et lactivit plus ou moins parfaite que lon retrouve chez les vivants dans la dtermination de la facult

  • ou puissance opratoire (l agent secondaire , ici appel instrument ) dclencher laction par lacquisition dune forme qui leur soit propre (forme accidentelle, secondaire ou intentionnelle , par opposition la forme principale ou substantielle faisant exister en acte le compos - appel ici agent principal -, et qui constitue la source des facults et de leurs oprations ), cest--dire, une forme acquise par le vivant et qui fournisse la facult linformation ncessaire en vue de lui permettre de se dterminer laction. Lautre critre dcisif dans ltablissement de cette hirarchie des vivants sera celui de la capacit quils ont non seulement dacqurir les formes qui seront au principe de leurs mouvements, mais encore de la capacit quils ont de sassigner eux-mmes la fin de leurs mouvements. La vie est en Dieu au sens le plus formel du terme. Pour sen convaincre, il faut observer que la vie tant attribue certains tres en raison de ce quils sont mus par eux-mmes, et non par dautres, plus cela convient parfaitement quelquun, plus parfaitement aussi on trouve en lui la vie. Or, dans la srie des moteurs et des mobiles, on distingue par ordre un triple lment. Tout dabord, la fin meut lagent ; lagent principal est celui qui agit par sa forme, et il arrive que celui-ci agisse par le moyen dun instrument nagissant pas par la vertu de sa forme propre, mais par celle de lagent principal, et nayant ainsi pour rle que dexcuter laction.On trouve donc certaines choses qui se meuvent elles-mmes non en ce qui concerne la forme ou la fin, qui est en elles par nature, mais seulement quant lexcution du mouvement , la forme par laquelle elles agissent et la fin vers laquelle elles tendent leur tant assignes par la nature. Telles sont les plantes qui croissent et dclinent selon la forme quelles tiennent de la nature.Dautres vont au-del et se meuvent non seulement quant lexcution du mouvement, mais quant la forme qui est le principe de ce mouvement, forme quils acquirent deux-mmes. Et tels sont les animaux, dont le principe daction est une forme non pas impose par la nature, mais acquise par les sens. Il sensuit que, plus parfaite est leur facult de sentir, plus parfaitement aussi ils se meuvent eux-mmes. Ainsi ceux qui ne sont dous que du toucher nont pour tout mouvement que la contractilit, comme les hutres, dont la capacit de se mouvoir ne dpasse gure celle des plantes. Au contraire, ceux qui sont dous dune facult de sentir complte, cest--dire capables de connatre non seulement ce qui leur est conjoint ou qui les touche, mais encore ce qui est au loin, ceux-l se meuvent en progressant vers ce qui est loign deux.Mais, quoique les animaux de cette sorte reoivent des sens la forme qui est le principe de leur mouvement, cependant ils ne se fixent pas eux-mmes la fin de leur opration ou de leur mouvement ; cette fin est inscrite en eux par la nature, qui les pousse se mouvoir en vertu de leur forme faire telle ou telle action. Cest pourquoi au-dessus de tous les autres animaux sont ceux qui se meuvent eux-mmes, en outre, quant la finalit de leur mouvement ordonn une fin, quils se fixent eux-mmes. Et cela se fait par raisonnement et par lintelligence, facult laquelle il appartient de connatre le rapport entre la fin et le moyen, et dordonner lun lautre. La manire dont vivent ceux qui sont dous dintelligence est donc plus parfaite,

  • parce quils se meuvent eux-mmes plus parfaitement ()Mais bien que notre intelligence se dtermine ainsi certaines choses, certaines autres lui sont fixes par la nature, comme les premiers principes, quelle ne peut viter de reconnatre, et la fin ultime quil lui est impossible de ne pas vouloir. Ainsi, bien quelle se meuve quelque fin, il faut pourtant qu dautres fins elle soit mue par un autre. Cest pourquoi celui dont la nature est son intellection mme et en qui le naturel nest pas fix par un autre, dtient le degr suprme de la vie. Et tel est Dieu. En Dieu donc il y a vie au plus haut point. (S.T., I, q 3 ; traduction modifie pour les deux premiers paragraphes)Il en ressort trois cas clairement distincts. En premier lieu, celui des plantes, lesquelles ne possdent pas de forme acquise permettant aux facults de dterminer leurs oprations, celles-ci se trouvant donc dtermines exclusivement par la vertu de la forme substantielle du vivant agissant travers des puissances qui nont dautre rle jouer que celui de simples instruments ou excutants du programme daction communiqu par la forme du compos.Ensuite, il y a le cas des animaux. Ceux-ci ne sont pas rduits au rle de simples excutants dun mouvement qui leur est entirement impos par leur forme premire : ils sont capables dacqurir par eux-mmes, travers leurs facults sensitives, les formes secondaires, intentionnelles , qui seront au principe de leurs mouvements. En effet, les reprsentations sensibles quils conoivent commandent leurs oprations, elles sont lorigine de leurs mouvements, ce qui suppose un degr dactivit immanente bien au-dessus de celui qui revient aux oprations extrmement rigides et prdtermines qui caractrisent la vie vgtative. Il nempche que, chez les animaux, la fin des oprations est directement fixe par linstinct qui dtermine leurs actions de faon ncessaire daprs la forme apprhende par les sens. Le troisime cas est celui des tres humains, chez qui lon discerne, outre les degrs de vie vgtative et sensitive, celui de la vie intellective. Les hommes, dous dintelligence, sont la fois capables de prendre possession de la forme qui est au principe de leurs actions et de se fixer eux-mmes la fin de leurs oprations. En effet, cest lintelligence quil revient de connatre la relation existant entre la fin et le moyen ainsi que dordonner lun lautre.Cependant, cette immanence chez lhomme est limite : chez lui, tout comme chez les substances intellectuelles pures par ailleurs, on retrouve encore du conditionnement : il nappartient pas lhomme, en tant que crature, cest--dire, en tant quil possde ltre par participation, de se dterminer de manire absolue et tous points de vue. En effet, avec sa nature, il reoit les premiers principes de lesprit, quil ne peut pas ne pas reconnatre, ainsi que sa fin dernire, quil lui est impossible de ne pas vouloir. Et comme le degr le plus lev d immanence se trouve dans le domaine de lintelligence, lacte de connatre demeurant dans le sujet connaissant et constituant sa dignit ontologique, il sensuit que limmanence absolue, dpourvue de tout conditionnement, se trouve seulement en Dieu, chez qui sujet connaissant, objet connu et opration cognitive sidentifient dans la simplicit de lessence divine, acte pur dexister excluant toute composition, dont notamment

  • celle dessence et existence, et partant celle dacte et puissance, ce qui rend impossible toute espce de changement. En Dieu seul donc la vie ne pourra tre caractrise comme tant un principe de mouvement, mais comme tant un acte pur dexister possd par essence : autant dire quen Dieu la vie sidentifie avec ltre divin lui-mme. Toute la psychologie de Saint Thomas est ainsi commande de haut en bas par une conception hirarchique de la vie. Dans un texte clbre du quatrime livre de la Somme contre les Gentils , traitant de la gnration ternelle du verbe en Dieu, cet ordonnancement se manifeste trs nettement, daprs les divers types dmanation vitale, celle-ci tant conue comme un acte surgissant de manire spontane de lintriorit dun tre, et le degr de vitalit tant corrlatif celui dimmanence. Le principe dont part Saint Thomas est le suivant : plus une nature est leve, plus ce qui mane delle lui est intrieur. Parmi toutes les choses, ce sont les corps inanims qui occupent le dernier rang : en eux , il ne peut y avoir dautre manation que celle qui a lieu par action de lun dentre eux sur un autre. Le feu est ainsi engendr partir du feu, lorsquil altre un corps tranger et lamne sa qualit et son espce de feu.Parmi les corps anims, les plantes viennent juste aprs ; en elles, lmanation procde dj de lintrieur : la sve interne de la plante se change en graine, et cette graine, confie la terre, grandit en plante. Ici, on dcouvre donc dj le premier degr de vie : sont en effet vivants les tres qui se meuvent eux-mmes laction ; en revanche, les tres qui ne peuvent mouvoir que dautres tres extrieurs eux sont absolument dpourvus de la vie. Mais dans les plantes, il y a une preuve de la vie : quelque chose en elles se meut vers une certaine forme. La vie des plantes est cependant imparfaite : en elles, lmanation procde bien depuis lintrieur, mais ce qui mane peu peu en sortant de lintrieur de la plante lui est au bout du compte compltement extrieur ()Au-dessus des plantes, un degr de vie plus haut, on trouve la vie de lme sensitive : mme si elle commence lextrieur, lmanation qui lui est propre sachve lintrieur ; et plus cette manation se dveloppera, plus son terme sera intrieur. Le sensible extrieur impose en effet sa propre forme dans les sens extrieurs ; de l, il passe dans limagination, et enfin dans le trsor de la mmoire. A chaque tape de ce type dmanation, le principe et le terme relvent cependant de puissances diffrentes : aucune puissance sensitive ne peut en effet rflchir sur elle-mme. Ce degr de la vie est donc dautant plus lev par rapport la vie des plantes que son opration est davantage situe lintrieur du vivant dont il sagit. Ce nest pas toutefois une vie absolument parfaite, puisque cette manation se fait toujours dun tre dans un autre.Le degr souverain et parfait de la vie, cest donc celui de lintellect : ce dernier peut en effet rflchir sur lui-mme, et se penser lui-mme. Mais on trouve aussi diffrents degrs dans cette vie intellectuelle. En effet, lintellect humain, mme sil peut se connatre lui-mme, tire toutefois de lextrieur le point de dpart de sa connaissance : cest quil ny a pas de pense sans image. La vie intellectuelle est

  • donc plus parfaite dans les anges, en qui lintellect, pour se connatre lui-mme, ne part pas de quelque chose dextrieur : il se connat lui-mme, par soi. Cependant, la vie des anges natteint pas encore la perfection ultime : mme si lintention de lintellect (*) est pour eux totalement intrieure, elle nest pourtant pas leur substance puisquen eux ltre et la pense ne sont pas identiques. La perfection ultime de la vie appartient donc Dieu, en qui la pense ne diffre pas de ltre, de sorte quen lui lintention de lintellect doit tre lessence divine elle-mme. (C.G., L IV, ch. 11, 2 5) [(*) : intentio intellecta , synonyme de verbum mentis : verbe mental ou concept. Il sagit de la parole intrieure par laquelle lesprit se dit lui-mme ce quil connat, dans lacte mme qui le connat. Jappelle intention de lintellect ce que lintellect conoit en lui-mme de la chose pense. (ibidem, 6)]Ainsi, au degr infrieur des choses, se trouvent les corps inertes, en qui il ne peut y avoir manation que par un contact extrieur. Ensuite viennent les plantes, pour lesquelles on peut dj parler dmanation intrieure ; cest en effet dans lintrieur mme de la plante que la sve est transforme en semence. Cependant, il ny a pas dintriorit parfaite, lmanation dont il est question, la semence, finissant par aboutir un tre entirement distinct. En outre, le principe originel de cette manation est lui-mme extrieur, la nourriture de la plante tant monte en elle de la terre par les racines. Plus haut, avec les animaux, on atteint un degr suprieur de la vie, qui a son principe dans lme sensitive, dont lmanation aboutit, cette fois, un terme vraiment immanent : limage perue par les sens, passant par limagination, finit en effet par atteindre la mmoire o elle est conserve. Toutefois, principe et terme de lmanation sont encore ici distincts, car les puissances sensibles ne peuvent rflchir sur elles-mmes.Avec lintelligence enfin, qui, elle, est rflexive, nous nous trouvons au degr le plus lev de la vie. Mais ici encore des gradations doivent tre tablies, lintriorit de lactivit de cette facult se ralisant encore de faon plus ou moins parfaite suivant quil sagit de lhomme, de lange ou de Dieu. En effet, en bas de lchelle intellectuelle se trouve lhomme, qui puise encore lextrieur le donn premier de sa vie intellectuelle. Plus haut, les natures angliques, chacune proportionnellement son espce, possdent la connaissance directe de leurs essences, mais dans une conception qui est encore distincte de leur substance. Dieu, enfin, dans lunit et limmanence parfaite duquel lactivit vitale atteint sa perfection.En dfinitive, activit vitale dune part et immanence ou intriorit dautre part, sont des termes corrlatifs et dont la progression parallle correspond la hirarchie de perfection des tres. En outre, tant ralise de faon proportionnelle aux divers degrs de cette hirarchie, la notion de vie est une notion essentiellement analogique : ainsi, la vie dune plante, celle dun animal, celle dun homme ou celle dun esprit pur ne sont-elles pas spcifiquement semblables ; et, dans le cas de lhomme, chez qui plusieurs degrs de vie se rencontrent, il ny a pareillement que proportion analogique entre les activits de chacun deux.

    c. La dfinition de lme.

  • Dans sa dfinition de lme, tout comme dans sa psychologie en gnral, Saint Thomas suit de prs celle quAristote donne dans sont trait De lme , dans lequel le Philosophe se sert de sa thorie hylmorphiste, selon laquelle les tants naturels sont constitus par lunit de la matire ( hyl ) et de la forme ( morph ), principes passif et actif entretenant un rapport de puissance et dacte et constituant dans leur union le compos substantiel. Voyons tout dabord la dfinition que le Stagirite donne de lme, avant de nous pencher sur le commentaire quen fait Saint Thomas. Parmi les corps naturels, les uns ont la vie, cependant que les autres ne lont pas ; et par vie, nous voulons dire la proprit de par soi mme se nourrir, crotre et dprir. Si bien que tout corps naturel, ayant la vie en partage, peut tre substance, une substance, cependant, comme on la dit, compose. Mais, puisque cest prcisment un corps qui a cette proprit, cest--dire, possde la vie, le corps ne saurait tre lme. Le corps, en effet, ne se range pas dans les ralits qui se disent dun sujet, mais se prsente plutt comme sujet ou matire. Il faut donc ncessairement que lme soit substance comme forme dun corps naturel qui a potentiellement la vie. Or, cette substance est ralisation. Donc, elle est la ralisation dun tel corps. ( De lme II, 1, 12-21)Voici maintenant le commentaire du Docteur Anglique : La troisime division est que des corps naturels ont la vie, tandis que dautres ne lont pas. Par ailleurs, ce dont on dit quil a la vie, cest ce qui a par soi laliment, la croissance et la dcroissance. On doit savoir, toutefois, que cette explication va plus par mode dexemple que par mode de dfinition. En effet, ce nest pas seulement du fait davoir croissance et dcroissance quon vit, mais aussi du fait de sentir et de penser, et de pouvoir exercer les autres oprations de la vie. Aussi y a-t-il vie dans les substances spares, du fait quelles ont intelligence et volont, bien quil ne se trouve en elles ni croissance ni aliment. Cependant, chez les vivants gnrables et corruptibles, lme qui se trouve dans les plantes, laquelle appartient laliment et la croissance, est le principe de la vie ; aussi a-t-il manifest ici comme par un exemple le fait davoir la vie par le biais de dtenir aliment et croissance. La notion approprie de la vie, par contre, tient ce quune chose est de nature se mouvoir elle-mme, en prenant au sens large le mouvement, en ce que mme lopration intellectuelle se dit un certain mouvement. En effet, nous disons que sont sans vie les choses qui ne peuvent tre mues que par un principe extrieur ()Comme ce sont les corps naturels qui sont le plus manifestement des substances et que tout corps dot de vie est un corps naturel, tout corps dot de vie est ncessairement une substance. Et comme cest un tre en acte, il est ncessairement une substance compose. Maintenant, quand je dis corps dot de vie je dis deux choses : il sagit dun corps et il sagit dun corps de telle sorte, savoir, dot de vie ; on ne peut donc pas dire que lme soit la partie du corps dot de vie quon nomme le corps. Par lme, en effet, on entend ce par quoi vit ce qui est dot de vie ; aussi faut-il quon la conoive comme quelque chose qui existe en un sujet, en prenant ici le sujet au sens large, non seulement en tant quon appelle sujet un tre dj en acte,

  • sens en lequel on dit de laccident quil est dans un sujet, mais en tant quon appelle sujet la matire premire, qui nest quen puissance. Par contre, le corps qui reoit la vie est plus comme un sujet et une matire que comme quelque chose existant dans un sujet. Ainsi donc, comme il y a triple substance - le compos, la matire et la forme -, et que lme nest pas le compos mme, qui est un corps dot de vie, ni nest la matire, qui est un corps sujet la vie, il reste que lme est une substance la manire dun tel corps, savoir, du corps naturel dot en puissance de vie. Aristote a dit dot en puissance de vie et non simplement dot de vie , car cest la substance compose vivante quon conoit comme le corps dot de vie. Or, ce nest pas le compos qui entre dans la dfinition de la forme, mais la matire. Et la matire du corps vivant est ce qui se rapporte la vie comme la puissance lacte ; et lacte par lequel le corps vit, cest lme () Pour viter quon croie que lme serait un acte la manire dune forme accidentelle, il ajoute que lme est un acte la manire dune substance, cest--dire, dune forme. Et comme toute forme se trouve dans une matire dtermine, il sensuit quelle est la forme dun corps tel quon la dit.On doit nanmoins savoir quil y a, entre forme substantielle et forme accidentelle, cette diffrence que la forme accidentelle ne fait pas tre en acte absolument, mais tre en acte ceci ou cela, par exemple grand ou blanc, tandis que la forme substantielle fait tre en acte absolument. Aussi la forme accidentelle advient-elle un sujet qui prexiste dj en acte. La forme substantielle, par contre, nadvient pas un sujet qui prexiste dj en acte mais qui existe en puissance seulement, savoir, la matire premire. De l, il appert quil est impossible une seule chose davoir plusieurs formes substantielles, car la premire ferait tre en acte absolument, et toutes les autres adviendraient un sujet dj existant en acte, ne faisant donc pas tre en acte absolument, mais seulement sous quelque aspect () En effet, la forme plus parfaite donne la matire la fois ce que donne la forme moins parfaite et encore plus. Par consquent, lme ne fait pas seulement tre substance et corps () mais elle fait aussi tre corps anim. On ne doit donc pas comprendre que lme est lacte du corps et que le corps est sa matire et son sujet, comme sil tait constitu par une forme qui le ferait tre un corps auquel surviendrait lme qui lui donnerait dtre corps vivant. (Commentaire du trait De lme , livre II, leon 1, 220 225 ; traduction lgrement modifie) Dans son commentaire, Saint Thomas sattache, dans un premier temps, rappeler le caractre analogique de la vie, qui se ralise de faon proportionnelle selon les divers degrs de la hirarchie des tants dont la ralisation vgtale en est le plus bas chelon. En effet, lAquinate rappelle que ce qui fait la spcificit de la vie rside en la capacit quon certains tres se mouvoir eux-mmes, dune faon spontane, au lieu que les corps inertes sont justement ceux que seul une action extrieure est mme de les faire subir un changement. Ainsi tient-il prciser que le fait de se nourrir ou de grandir ne saurait constituer une manire adquate de dfinir la vie, mais seulement de lillustrer par des exemples pertinents quoique assez loigns de ses manifestations les plus acheves.

  • Par la suite, Saint Thomas tient faire ressortir le caractre irrductible que revt lme lendroit du corps. Puisque certains corps naturels sont vivants et que dautres ne le sont pas, il serait faux de considrer que dans un corps dot de vie la vie se ramne une partie de cette ralit vivante, savoir, le corps. Car justement, par me , on dsigne ce qui fait quun corps dot de vie est tel, cest--dire, non seulement un corps, mais, en outre, un corps vivant. Mais tout corps vivant est compos, tout comme nimporte quel autre corps naturel, tenant son acte dtre de la forme et son individuation de la matire qui accueille cet acte qui la spcifie. Or, puisque pour un vivant, tre, cest vivre, ce qui rend un corps vivant est ce qui le fait tre tel, savoir, sa forme, ce par quoi vit ce qui est dot de vie. Cette forme donc qui donne au corps dot de vie de vivre, dtre ce quil est, cest bien ce quon appelle me , savoir, le principe vital qui distingue un corps dot de vie dun corps inerte. Lme donc, en tant que principe formel du corps vivant, exige la prsence dun sujet, au sens large du terme, la matire premire, qui lui permettra dexercer son acte vital, dont rsultera le corps vivant, qui lui, est seul sujet au sens propre.Aprs, Saint Thomas rcapitule les acquis prcdents, savoir, quil a t tabli quil y a trois lments qui entrent en jeu dans la dfinition de lme : la matire, la forme et le compos. Il va sans dire que le mot substance appliqu aux deux premiers lments est employ dans un sens large, o par mtonymie lauteur applique aux parties ce qui, en rigueur, ne convient quau tout, le compos, car la substance nest autre que ltant, seul apte en tant que sujet exister en soi, alors que les principes formels et matriels nont aucune existence spare, le cas de lme humaine constituant lunique exception, non pas en tant quelle est forme dun corps, mais en tant quelle est forme intellectuelle : on en reviendra par la suite. Saint Thomas tient rappeler que lme nest pas la forme dun corps dot de vie , mais dun corps dot de vie en puissance , tant donn que seul le vivant, compos de la matire premire actualise par la forme substantielle, est un corps dot de vie . Ainsi donc, ce nest pas le compos qui entre dans la dfinition de la forme, mais seulement la matire, celle-ci gardant lgard de celle-l un rapport de puissance acte, lacte par lequel le corps vit tant appel me.Enfin, dans le quatrime et dernier paragraphe de son commentaire, Saint Thomas se propose de bien tablir lunicit de la forme substantielle des vivants. En effet, contre ceux qui postulent la pluralit des formes substantielles, rendant illusoire lunicit des vivants, notamment de ltre humain, le Docteur Anglique rappelle la diffrence existante entre la forme substantielle, acte premier du compos qui lui donne dtre purement et simplement , et les formes accidentelles, actes seconds du compos, qui le prsupposent, qui trouvent en lui leur sujet dinhrence et le font tre de telle ou telle manire, sans modifier son essence, en lui donnant une certaine manire dtre. Les accidents nont donc pas dexistence propre, leur mode dtre tant linhrence dans un sujet dj existant en acte premier. Admettre plusieurs formes substantielles revient dire que tel vivant est la fois corps, plante et animal, ce qui est absurde. Il faut dire quil en va tout particulirement de lunicit de ltre humain. A ce propos, Saint Thomas ne tergiverse pas :

  • Il faut donc dire quil ny a aucune forme substantielle dans lhomme que lme intellectuelle. Celle-ci contient par sa vertu lme sensitive et lme vgtative et, de plus, toutes les formes infrieures ; et elle fait elle seule tout ce que les formes moins parfaites accomplissent dans les autres tres. Il faut en dire autant pour lme sensitive chez les btes, lme vgtative dans les plantes et de faon gnrale pour toutes les formes plus parfaites, par comparaison avec les imparfaites (...) Dans ce que jappelle corps lme est incluse, comme son acte, de mme que la chaleur est lacte de lobjet chaud, et la lumire, lacte du corps lumineux. Ce qui ne veut pas dire que le corps soit lumineux en dehors de la lumire, mais quil est lumineux par la lumire. Et si lon dfinit lme lacte dun corps naturel organis qui a la vie en puissance, cest que lme donne la fois dtre un corps, et dtre organis, et davoir la vie en puissance. (S.T., I, q 4)Dans un cosmos entirement hirarchis, vritable scala naturae , dans lequel chaque tre participe lexistence des degrs divers, chaque tant possde les perfections qui lui sont propres et renferme en lui celles qui appartiennent aux tants infrieurs, leur forme substantielle les contenant de manire virtuelle, le caractre spcifique de la forme suprieure les enveloppant toutes et garantissant de la sorte lunit de ltant, sans laquelle on serait face un conglomrat de substances relies entre elles seulement de manire accidentelle, ce qui va lencontre des donnes empiriques les plus manifestes. Lme, sensitive, intellectuelle et vgtative, ne forme donc dans lhomme quune seule et mme me. On comprendra aisment comment cela peut se faire en considrant les diffrentes espces ou formes des tres de la nature. Elles se distinguent les unes des autres par des degrs de perfection croissante ; les tres anims sont plus parfaits que les tres inanims, les animaux plus que les plantes, les hommes plus que les animaux. Et il y a encore des degrs lintrieur de chacun de ces genres. Voil pourquoi Aristote, au livre VIII de la Mtaphysique , compare les espces dans les tres aux nombres qui changent despce selon quon ajoute ou retranche une unit ; au livre II du trait De lme , il compare les diffrentes mes aux figures gomtriques dont lune contient lautre comme le pentagone contient le carr et possde un plus grand nombre de cts. Lme intellectuelle contient donc en sa perfection toute la ralit de lme sensitive des animaux et de lme vgtative des plantes. Une surface cinq cts na pas deux figures, celle dun pentagone et celle dun carr ; car la figure quatre cts serait inutile puisquelle est contenue virtuellement dans celle qui en a cinq. (S.T., I, q 3)Dans la question dispute De anima Saint Thomas se penche galement sur le sujet , faisant ressortir lune des proprits transcendantales de ltre, celle dunit ; transcendantal signifie en langage scolastique ce que lon trouve travers tous les genres, comme ltre lui-mme, quoique dune manire diverse. Ces proprits de ltre se retrouvent donc partout o il y a de ltre, quelque niveau que ce soit. Ainsi, tout tant est res (chose), aliquid (quelque chose), verum (vrai), bonum (bon) et unum (un). On dit de ltant quil est res considr en son essence, aliquid, en tant que distinct des autres, verum en tant que connu, bonum en tant que dsir et unum en tant quil exclut toute division intrinsque, ce qui est au

  • fondement du principe didentit et de celui de non-contradiction : dire dun tre quil est un , cest dire quil est indivis. En effet, si un tre tait divis, il naurait pas dessence dtermine. Sil est simple, il est indivis et indivisable. Sil est compos, il cesse dtre lorsquil est divis. ( De Veritate , q 1 ; cf. aussi : S.T., I, q 1) Ltre et les transcendentaux sont convertibles, cest--dire quils najoutent rien de positif ltre, mais il ny a pas tautologie, car chaque transcendantal ajoute notionnellement quelque chose tant . Quils soient convertibles avec ltre signifie quil sagit de propositions dont on peut intervertir le sujet et le prdicat, car il ne sagit pas de notions synonymes, mais de mme extension. Ainsi, ens et unum convertuntur , revient dire que tout tant est un et que tout un est un tant ; mais, puisque ltre est lobjet formel de lintelligence, il lui est impossible dapprhender une chose qui ne serait pas une , car, tant divise en elle-mme, elle serait et ne serait pas en mme temps et sous le mme rapport, ce qui est contradictoire. Et il faut rappeler que pour Saint Thomas les lois de lintelligibilit se moulent sur celles de ltre, et que pour lui tablir nettement la ncessit et lobjectivit du principe didentit, cest tablir le fondement loign de toute preuve de lexistence de Dieu, qui est lEtre mme subsistant, Ipsum esse subsistens . Montrer que la loi fondamentale de la pense et du rel est le principe didentit, cest tre amen conclure que la ralit fondamentale, lAbsolu, est en tout et pour tout identique lui-mme, Ipsum esse , acte pur, et par l ncessairement distinct du monde compos et changeant. (Reginald Garrigou-Lagrange, Dieu, son existence et sa nature , p.150) De plusieurs choses existant en acte ne rsulte pas ce qui est absolument un moins quil ny ait un facteur dunion susceptible de les lier en quelque faon. Ainsi donc, si Socrate tait animal et rationnel en raison de formes diverses, pour tre unies absolument elles auraient besoin dun principe qui leur donnerait lunit. Par consquent, lhomme ne serait un que par agrgation, comme le tas, qui est un sous un certain rapport, mais multiple purement et simplement. Lhomme ne serait donc pas tant proprement parler, car chacun est tant pour autant quil est un ()Dans lhomme il ny a donc quune me selon la substance, qui est rationnelle, sensible et vgtative () Aucune forme substantielle nest unie la matire par la mdiation dune autre forme substantielle, mais la forme plus parfaite donne la matire tout ce que donnait la forme infrieure, et bien plus encore. Par consquent, lme rationnelle donne au corps humain tout ce que donne lme vgtative aux plantes et tout ce que donne lme sensible aux btes. Pour cette raison elle est en lhomme la fois vgtative, sensible et rationnelle. Atteste encore cela le fait que lorsque lopration dune puissance est intense elle empche dautres doprer, ou encore le fait quil y ait interfrence dune puissance sur lautre, ce qui narriverait pas si toutes les puissances ne prenaient leurs racines dans lunique essence de lme. (Question Dispute De anima , a 11)Autre objection formule contre lunicit formelle du vivant prend appui sur la

  • difficult que soulve le caractre corruptible de lme des btes, alors que lme humaine ne lest pas, ce qui parat poser problme, car une mme substance ne peut tre la fois corruptible et incorruptible ; or, lme intellectuelle ne peut se corrompre, tandis que les autres mes le peuvent. Il ne peut donc y avoir dans lhomme une seule essence pour ces trois mes. (S.T., I, q 3, 1re objection) Ce quoi Saint Thomas rpondra en rappelant le principe de lassomption par lme intellectuelle des puissances infrieures, qui reoivent ainsi le type dexistence du principe suprieur : si lme sensitive est incorruptible, ce nest pas en tant que sensitive. Cest en tant quintellectuelle que lincorruptibilit lui est due. Quand lme nest que sensitive, elle peut tre dtruite, mais lorsquen plus elle est intellectuelle, elle est incorruptible. Le principe sensitif ne donne pas lincorruptibilit, mais ne peut pas non plus le faire perdre ce qui est en outre principe dintellection. (ibid., ad 1) Mais on est fond se demander pourquoi cette prsomption de corruptibilit concernant lme des tous les vivants autres que lhomme. Cest que, selon Saint Thomas, lme sensitive, accomplissant tous ses actes par lintermdiaire des organes du corps, ne peut survivre sans corps, la diffrence de lme humaine. En effet, lopration propre de lme intellectuelle ne seffectuant pas en dpendance intrinsque des organes corporels, bien quil y ait dpendance extrinsque des sens, en raison de labstraction des essences partir des phantasmes sensibles, lme humaine, en droit, en raison de son intellectualit, puisquelle dpasse les ralits corporelles dans ses oprations, et que lopration suit ltre ( operari sequitur esse ), nest pas dpendante vis--vis du corps dans sa subsistance. Mais ce point sera dvelopp de faon plus approfondie plus tard. Voyons maintenant comment Saint Thomas entend prouver la diffrence spcifique entre sens et intellect et labsence de ce dernier chez les btes ce qui, par la suite, lui permettra dtablir la nature prissable de leur me. Tout proches de ceux qui font de lme un corps, furent ceux des philosophes primitifs qui pensrent que lintellect ne diffrait pas du sens. Ce qui est, bien sr, impossible. Le sens, en effet, se trouve chez tous les animaux. Mais les animaux autres que lhomme nont pas lintellect. Cela se voit ce quils noprent pas des choses diverses et opposes, comme sils avaient un intellect ; mais cest comme mus par la nature quils ralisent des oprations dtermines et uniformes dans chaque espce, par exemple, toute hirondelle fait son nid de la mme manire () De plus, le sens nest capable de connatre que les singuliers : en effet, toute puissance sensitive connat par les espces individuelles, puisquelle reoit les espces des choses dans des organes corporels. Or, lintellect est capable de connatre les universaux, comme on le voit par exprience () En outre, la connaissance du sens ne stend quaux ralits corporelles. On le voit ce que les qualits sensibles, qui sont les objets propres des sens, ne se trouvent que dans les ralits corporelles ; or, le sens ne connat rien sans elles. Mais lintellect connat les ralits incorporelles, comme la sagesse, la vrit et les relations des choses () De mme, aucun sens ne se connat lui-mme, ni ne connat son opration : en effet, la vue ne se voit pas elle-mme, ni ne voit quelle voit, mais cela relve dune puissance suprieure. Or,

  • lintellect se connat lui-mme, et connat quil pense () En outre, le sens se corrompt sous lexcellence du sensible. Mais lintellect nest pas corrompu par lexcellence de lintelligible, bien au contraire : celui qui pense de plus grandes choses peut ensuite mieux penser de plus petites. Le pouvoir sensitif diffre donc du pouvoir intellectif. (C.G., L II, ch. 66) Cette diffrence de nature entre les oprations sensibles et intellectuelles, qui fonde la diffrence spcifique entre me sensible et intellectuelle sera traite de manire plus dtaille par la suite. Mais voyons maintenant comment Saint Thomas conclut de cette diversit essentielle entre sens et intellect au caractre prissable de lme des animaux. Quant la sensation et aux autres activits de lme sensitive, il est clair quelles impliquent une modification corporelle ; ainsi, dans la vision, la pupille est modifie par la reprsentation colore ; il en est de mme pour les autres puissances. Lme sensitive na donc pas dopration qui lui convienne en propre, mais toute son activit procde du compos. Lme des btes, nayant pas dactivit propre, ne peut tre subsistante, car tout tre existe de la manire dont il agit. (S.T., I, q 3) Lme sensitive ne permettant dapprhender que lici et le maintenant, il est impossible quelle apprhende ltre perptuel. Elle ne peut donc pas non plus le dsirer dun apptit animal. Lme de la bte nest donc pas capable de ltre perptuel () Les plaisirs des btes se rapportent la conservation du corps : elles ne tirent en effet aucun plaisir des sons, des odeurs ou des choses vues, sinon en tant quindications pour la nourriture ou la sexualit, qui sont tout ce en quoi elles trouvent leur plaisir. Toute leur opration est donc ordonne la conservation de leur tre corporel comme leur fin () Lopration de lme de la bte, qui est de sentir, ne peut tre sans le corps. Cela apparat bien plus clairement encore pour son opration qui consiste dsirer. Car tout ce qui relve de lapptit de la partie sensitive se produit manifestement avec un changement corporel, aussi parle-t-on alors de passions de lme () Il est donc vident quaucune opration de lme de la bte ne peut tre sans le corps. Do lon peut conclure ncessairement que lme de la bte meurt avec son corps. (C.G., L II, ch. 82, 4, 5, 18 et 20)Saint Thomas oppose donc une fin de non-recevoir la conception sensualiste, car elle ramne toute forme de connaissance aux impressions sensitives, faisant perdre sa spcificit la connaissance intellectuelle, et, par l mme, la nature humaine, dont lessence dpend de lintellectualit de sa forme substantielle, sans laquelle son cart vis--vis des vivants sensitifs ne tiendrait qu une question de degr. Et il en fera de mme avec les diffrentes thories matrialistes, selon lesquelles le rel ne compterait que des substances corporelles, suffisant rendre compte de tous les phnomnes de la nature, y compris celui de la vie, si bien que lme ne serait autre chose quun certain type de corps subtil rsultant dune certaine combinaison de particules lmentaires dont la runion et laction sexpliquerait entirement par des lois mcaniques, la vie tant ainsi le fruit du hasard et dpourvue de toute finalit. Voyons comment Saint Thomas rpond-il la question suivante : lme est-elle une ralit corporelle ? :

  • Pour rechercher quelle est la nature de lme, il faut commencer par admettre que lme est le premier principe de la vie dans les vivants qui nous entourent, car nous appelons anims les vivants, et objets inanims , les tres qui nont pas la vie. Or, la vie se manifeste surtout par la connaissance et par le mouvement. Les anciens philosophes, incapables de dpasser limagination, attribuaient ces actions un principe corporel : il ny avait pour eux dautres ralits que les corps ; en dehors, il ny avait rien. Aussi affirmaient-ils que lme est une ralit corporelle. On pourrait montrer de bien des manires la fausset dune telle opinion, mais on se servira dun seul argument, la fois le plus universel et le plus sr.Tout principe dopration vitale nest pas une me, ou alors lil, principe de la vision, serait une me, et ainsi des autres organes. Mais cest le premier principe vital qui est une me.