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Mélodies de la mère morte prière d’insérer Horacio ô désespoir Le héros tourmenté de Tomas Gonzalez impose l’écrivain comme une grande voix des lettres colombiennes Jean Birnbaum Nils C. Ahl Q uelle beauté, merde, quel dommage. » Horacio se plaint de tout, tout le temps. Il aime la vie autant qu’il la déteste : comme un fou. Comme il aime Marga- rita, sa femme : à s’en étouffer de désir. Trop « sensible » pour supporter la vie, Horacio est hanté par la mort. Il a telle- ment peur que l’on touche à son bon- heur qu’il n’en profite pas. Qu’il le remise pour plus tard. « La vie le tou- che trop intensément. Et c’est en train de le tuer », devine son frère Elias. Hora- cio est une victime de la beauté. Celle des tableaux et des antiquités qu’il col- lectionne, celle de sa femme « qui aiguise encore plus sa mélancolie », cel- le de la vie en général. Celle qui s’enlai- dit et qui pourrit avec le temps. A notre image : « Si mignon quand on naît, si laid quand on s’en va. » Au début des années 1960, dans la campagne colombienne, Horacio est bel et bien en train de mourir. Entre sa femme, ses six filles et son fils unique. Entre ses deux frères, son beau-frère et tout un voisinage bruyant qui l’enqui- quine. Entre une voiture volée et ses vaches qui mettent bas, Horacio meurt de son cœur trop ardent. Le mouvement perpétuel de la vie et de la mort, leur confusion naturelle, est au cœur du texte. Livre triste et (souvent) drôle, redoutablement effi- cace, L’Histoire d’Horacio est le deuxiè- me traduit en français de Tomas Gon- zalez, écrivain colombien né en 1950, dont l’œuvre commence à être recon- nue hors de son pays. Après l’intense Au commencement était la mer (Car- nets Nord, 2010), son premier texte paru en 1983, L’Histoire d’Horacio, écrit à peine vingt ans plus tard, témoi- gne d’une admirable maîtrise roma- nesque. Traduit depuis quelques années en allemand, longtemps confi- dentiel même en Colombie, l’ancien étudiant en philosophie, devenu bar- man à Bogota et un temps journaliste à Miami, ne se cache plus. Comme dans Au commencement était la mer, le mouvement de L’Histoi- re d’Horacio est régulier, cyclique. L’in- trigue opère par retours successifs, par répétitions et par anticipations. Le style s’organise méticuleusement autour d’un ensemble de motifs et de symboles qui reviennent, échos après échos. Sensuel, le roman déploie sans fin des figures de la beauté et du pour- rissement, du désir et de la douleur. Même quand le livre s’intéresse à d’autres personnages, il procède à la manière d’Horacio, comme si sa nervo- sité était contagieuse. La langue de Tomas Gonzalez est toujours intense, y compris lorsque la description est banale ou l’anecdote quotidienne. Dans la poitrine et dans le crâne d’Ho- racio, tout s’accélère. Tout l’abrutit, tout le ronge. D’un infarctus à l’autre, il passe de l’espoir au désespoir, du rire aux larmes. Il croit qu’il a le temps, il sait qu’il n’en a plus. Pétrifié par l’inquiétude, Horacio aime chaque seconde de sa vie – mais, envahi par mille pensées angoissées et concurrentes, il n’en jouit pas, ou si peu. A l’image de sa passion charnelle, adolescente et impérieuse pour Mar- garita. Il est « stupéfait » par la beauté de son épouse, « anéanti » par le désir (et le plaisir), presque incapable d’en profiter vraiment. Chez Horacio, la fan- taisie macabre est incessante, déliran- te et comique (autant pour ses pro- ches que pour le lecteur). Et lorsqu’il comprend que ses derniers instants se rapprochent, inéluctables, il s’y com- plaît même avec une forme de vaine volupté qui le divertit. L’intrigue est mince comme du papier à cigarette (et Horacio fume trop, beaucoup trop), mais le roman est complexe. Intense, profond, vertigi- neux. Prenant le contre-pied des vani- tés (ou des scènes religieuses classi- ques qu’Horacio collectionne), c’est en fait un véritable memento vivere, quand Horacio, lui, vit un memento mori perpétuel. Tout lui annonce sa mort prochaine (et quand elle vient, c’est comme s’il ne s’en rendait pas compte). Il aimerait oublier un instant, connaître encore un de ces moments suspendus, comme lorsque Margarita « s’abandonne ». Et, pour le lecteur, même la vie animale paraît préféra- ble : oublieuse, violente, cyclique, cer- tes, mais sans conscience de l’être. Les vaches d’Horacio ne sont pas malheu- reuses, en dépit des saillies diaboliques qu’on leur impose, et des vêlages apo- calyptiques qui s’ensuivent (parmi les meilleurs passages du livre). En fait, elles n’ont aucun sou- venir. C’est Horacio qui souf- fre pour elles, qui perd le som- meil et l’appétit à leur place. Forcément. Tous les tour- ments du monde, toutes les peines de l’homme et toutes les plaies de la nature conver- gent vers Horacio. La belle langue de Tomas Gonzalez, son écriture organi- que parviennent à nous le faire sentir comme une évidence. Epouvantable, drôle, excitante et triste. Evidemment admirable. Merde, quelle beauté ! p 7 a Etudes littéraires La mélancolie selon Starobinski. 9 aRencontre, Martin Winckler, écrivain généraliste. 2 aLa « une », suite La renaissance de la littérature colombienne. Andrés Caicedo, figure tutélaire de son pays, enfin traduit. L e chant de la littérature emplit nos vies de mille résonances. Tenez, l’autre jour, je suis allé écouter Olivier Py au Théâtre de l’Athénée (Paris). Sur scène, l’acteur interprète Miss Knife, chanteuse de cabaret aux robes étincelantes. Chaque chanson témoigne d’une immense générosité. Duras passe par là, Claudel rôde à sa manière, mais toute pulsion vaniteuse se trouve refoulée par un tact et un humour qui font de ce concert une vraie fête de l’esprit. Même quand Py reprend le thème un brin éculé du corps prostitué comme « paradis perdu »… Et voilà l’écho des livres dans la vie : je baignais encore dans ces paroles à l’instant de me plonger dans un autre texte, non moins mélodieux, qui fait également coïncider l’enfer du plaisir tarifé avec le fantasme d’un eden évapo- ré. Sous le titre Infidèles, cet hymne est signé Abdellah Taïa (Seuil, 192 p., 16,50 ¤). Prose musicale et violente, comme tracée au couteau, elle aussi, par une « Miss Knife » dont les intonations trancheraient le malheur depuis Casablanca jusqu’au Caire. L’écrivain y fait alterner la voix d’une femme qui vend son corps et celle d’un fils qui veille sur elle. La mère regrette d’avoir mis son enfant au monde. Lui rêve de cracher le feu et la nuit sur leurs ennemis. Ensemble, ils forment un duo ambivalent, qui déploie une sombre méditation sur l’humaine espérance. Au cœur de cette quête spirituelle, Taïa inscrit le rythme des corps. Et, dans son roman, c’est bien sûr une chanson qui convoque et exige le paradis enfoui. Un tube de la Marocaine Samira Said, où vibre la question : « Qui choisit de son plein gré de sortir du paradis ? » A l’horizon de ces mots, il y a le cri universel de l’enfant amoureux. Ce chant tourmenté qui enveloppe la nostalgie de la mère, et que l’on retrouve encore dans les livres de Sophie Calle, Luc Lang et Nathalie Rheims, auxquels nous consacrons aujourd’hui une page « Traversée » (voir p. 3) : « La mère est un milieu, conclut Luc Lang, un mode d’existence qui décide de la clé et de l’octave à partir desquelles se développent le chant et la musique. » p 5 a Essais Yosef H. Yerushalmi ; Jacques Rancière. 3 aTraversée Œuvres à la mère. 6 aHistoire d’un livre Lettres, notes et portraits, de Georges Pompidou. 8 aLe feuilleton Eric Chevillard asticote Alexandre Jardin. 4 a Littératures L’enquête à La Mecque de Raja Alem ; Marianne Rubinstein. Un livre triste et (souvent) drôle, redoutablement efficace Philippe Sollers Fugues © Sophie Zhang présente L’Histoire d’Horacio (La Historia de Horacio), de Tomas Gonzalez, traduit de l’espagnol (Colombie) par Delphine Valentin, Carnets Nord, 224 p., 17 ¤. ALE+ALE Cahier du « Monde » N˚ 21078 daté Vendredi 26 octobre 2012 - Ne peut être vendu séparément

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Mélodiesdelamèremorte

p r i è r e d ’ i n s é r e rHoracioôdésespoirLehéros tourmentédeTomasGonzalez impose l’écrivaincommeunegrandevoixdes lettres colombiennes

Jean Birnbaum

Nils C.Ahl

Quelle beauté, merde, queldommage. » Horacio seplaint de tout, tout letemps. Il aimelavieautantqu’il ladéteste: commeunfou.CommeilaimeMarga-

rita, safemme:às’enétoufferdedésir.Trop«sensible»pour supporter la vie,Horacioesthantépar lamort. Il a telle-ment peur que l’on touche à son bon-heur qu’il n’en profite pas. Qu’il leremise pour plus tard. «La vie le tou-che trop intensément. Et c’est en traindeletuer»,devinesonfrèreElias.Hora-cio est une victime de la beauté. Celledestableauxetdesantiquitésqu’il col-lectionne, celle de sa femme «quiaiguiseencoreplussamélancolie»,cel-lede lavieengénéral.Cellequi s’enlai-dit et qui pourrit avec le temps. Anotre image : «Si mignon quand onnaît, si laid quandon s’en va.»

Au début des années 1960, dans lacampagne colombienne, Horacio estbel et bienen traindemourir. Entre safemme, ses six filles et son filsunique.Entresesdeuxfrères,sonbeau-frèreettoutunvoisinagebruyantqui l’enqui-quine. Entre une voiture volée et sesvaches qui mettent bas, Horaciomeurtde son cœur tropardent.

Le mouvement perpétuel de la vieetde lamort, leurconfusionnaturelle,est au cœur du texte. Livre triste et(souvent) drôle, redoutablement effi-cace,L’Histoired’Horacioest ledeuxiè-me traduit en français de Tomas Gon-zalez, écrivain colombien né en 1950,dont l’œuvre commence à être recon-nue hors de son pays. Après l’intenseAu commencement était la mer (Car-nets Nord, 2010), son premier texteparu en 1983, L’Histoire d’Horacio,écritàpeinevingtansplustard,témoi-gne d’une admirable maîtrise roma-nesque. Traduit depuis quelquesannéesenallemand, longtempsconfi-dentiel même en Colombie, l’ancienétudiant en philosophie, devenu bar-man à Bogota et un temps journalisteàMiami, ne se cacheplus.

Comme dans Au commencementétait lamer, lemouvementdeL’Histoi-red’Horacioestrégulier,cyclique.L’in-trigue opère par retours successifs,par répétitionsetpar anticipations. Lestyle s’organise méticuleusementautour d’un ensemble demotifs et desymboles qui reviennent, échos aprèséchos. Sensuel, le roman déploie sansfindes figuresde la beauté et dupour-rissement, du désir et de la douleur.Même quand le livre s’intéresse àd’autres personnages, il procède à lamanièred’Horacio,commesisanervo-sité était contagieuse. La langue deTomas Gonzalez est toujours intense,y compris lorsque la description estbanale ou l’anecdote quotidienne.Dans la poitrine et dans le crâne d’Ho-racio, tout s’accélère. Tout l’abrutit,tout le ronge. D’un infarctus à l’autre,il passe de l’espoir au désespoir, durireauxlarmes. Il croitqu’il a le temps,il sait qu’il n’en aplus.

Pétrifié par l’inquiétude, Horacioaime chaque seconde de sa vie –mais,

envahi par mille pensées angoisséeset concurrentes, il n’en jouit pas, ou sipeu.A l’imagede sapassion charnelle,adolescente et impérieuse pour Mar-garita. Il est «stupéfait» par la beautéde son épouse, «anéanti» par le désir(et le plaisir), presque incapable d’enprofitervraiment.ChezHoracio,lafan-taisiemacabre est incessante, déliran-te et comique (autant pour ses pro-ches que pour le lecteur). Et lorsqu’ilcomprendquesesderniers instants serapprochent, inéluctables, il s’y com-

plaît même avec une forme de vainevoluptéqui le divertit.

L’intrigue est mince comme dupapier à cigarette (et Horacio fumetrop, beaucoup trop), mais le romanestcomplexe.Intense,profond,vertigi-neux. Prenant le contre-pied des vani-tés (ou des scènes religieuses classi-ques qu’Horacio collectionne), c’est enfait un véritable memento vivere,quand Horacio, lui, vit un mementomori perpétuel. Tout lui annonce sa

mort prochaine (et quand elle vient,c’est comme s’il ne s’en rendait pascompte). Il aimeraitoublieruninstant,connaître encore un de ces momentssuspendus, comme lorsqueMargarita«s’abandonne». Et, pour le lecteur,même la vie animale paraît préféra-ble: oublieuse, violente, cyclique, cer-tes, mais sans conscience de l’être. Lesvaches d’Horacio ne sont pasmalheu-reuses,endépitdessailliesdiaboliquesqu’on leur impose, et des vêlages apo-calyptiques qui s’ensuivent (parmi les

meilleurs passages du livre).En fait, elles n’ont aucun sou-venir. C’est Horacio qui souf-frepourelles,quiperdlesom-meil et l’appétit à leur place.Forcément. Tous les tour-ments du monde, toutes lespeines de l’homme et toutesles plaies de la nature conver-

gent vers Horacio. La belle langue deTomas Gonzalez, son écriture organi-que parviennent à nous le faire sentircomme une évidence. Epouvantable,drôle, excitante et triste. Evidemmentadmirable.Merde, quelle beauté! p

7a EtudeslittérairesLa mélancolieselonStarobinski.

9aRencontre,MartinWinckler,écrivaingénéraliste.

2aLa «une»,suiteLa renaissancede la littératurecolombienne.Andrés Caicedo,figure tutélairede son pays,enfin traduit. L e chant de la littérature emplit nos vies demille

résonances. Tenez, l’autre jour, je suis allé écouterOlivier Py auThéâtre de l’Athénée (Paris). Sur scène,

l’acteur interprèteMissKnife, chanteusede cabaret auxrobes étincelantes. Chaque chanson témoigned’uneimmensegénérosité. Duras passepar là, Claudel rôde à samanière,mais toutepulsionvaniteuse se trouve refouléeparun tact et unhumourqui font de ce concert une vraiefête de l’esprit.MêmequandPy reprend le thèmeunbrinéculédu corpsprostitué comme«paradis perdu»…Etvoilà l’échodes livresdans lavie: je baignais encore

dans cesparoles à l’instantdemeplongerdansunautretexte,nonmoinsmélodieux, qui fait également coïnciderl’enferduplaisir tarifé avec le fantasmed’unedenévapo-ré. Sous le titre Infidèles, cethymneest signéAbdellahTaïa (Seuil, 192p., 16,50¤). Prosemusicale et violente,commetracée au couteau, elle aussi, parune«MissKnife»dont les intonations trancheraient lemalheurdepuisCasablanca jusqu’auCaire. L’écrivainy fait alternerlavoixd’une femmequivend soncorps et celled’un filsquiveille sur elle. Lamère regretted’avoirmis sonenfantaumonde. Lui rêvede cracher le feuet lanuit sur leursennemis. Ensemble, ils formentunduoambivalent, quidéploieunesombreméditationsur l’humaine espérance.Aucœurde cettequête spirituelle, Taïa inscrit le rythmedes corps. Et, dans son roman, c’est bien sûrune chansonqui convoqueet exige leparadis enfoui. Un tubede laMarocaineSamira Said, oùvibre la question:«Qui choisitde sonpleingréde sortir duparadis?»A l’horizonde cesmots, il y a le cri universelde l’enfant amoureux.Ce chant tourmentéqui enveloppe lanostalgiede lamère, et que l’on retrouveencoredans les livres deSophieCalle, Luc LangetNathalieRheims, auxquelsnousconsacronsaujourd’huiunepage «Traversée» (voirp.3) :«Lamère estunmilieu, conclut Luc Lang,unmoded’existencequi décidede la clé et de l’octaveàpartirdesquelles se développent le chant et lamusique.» p

5a EssaisYosefH.Yerushalmi;Jacques Rancière.

3aTraverséeŒuvresà la mère.

6aHistoired’un livreLettres, noteset portraits,de GeorgesPompidou.

8aLe feuilletonEric ChevillardasticoteAlexandreJardin.

4a LittératuresL’enquêteà LaMecquede Raja Alem;MarianneRubinstein.

Un livre tristeet (souvent) drôle,redoutablementefficace

Philippe SollersFugues

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L’Histoired’Horacio(LaHistoria deHoracio),deTomasGonzalez, traduit del’espagnol (Colombie) parDelphineValentin, CarnetsNord, 224p., 17¤.

ALE+ALE

Cahier du «Monde »N˚ 21078 datéVendredi 26octobre 2012 - Nepeut être vendu séparément

é c l a i r a g e

Macha Séry

C’était il y a neuf ans. Réunisdébut novembre2003, à laCasa de America, à Madriddans le cadrede la rencontre«La littérature colombien-ne depuis le boom», douze

écrivains exprimaient à la fois leurreconnaissance vis-à-vis de Gabriel Gar-cia Marquez et leur détachement àl’égard du père du réalismemagique. Lanotoriété du Prix Nobel avait, disaient-ils, braqué les projecteurs sur leur pays,mais eux ne se considéraient pas com-meseshéritiers.Revendiquantleur indé-pendance, ils étaient divers, ouverts àtouslesgenres. Ils formaient,ajoutaient-ils, une génération soucieuse d’exploreret de conquérirdenouveaux territoires :l’autofiction, le roman d’aventures, lethriller, lapoésie…«Il yaundevoird’écri-re à propos de la situation en Colombie,mais c’en est unaussi de ne pas écrire surce sujet», précisait le romancier et jour-naliste Alonso Salazar.

L’auteurdeCentansdesolitudeadoncété l’arbre qui cache la forêt – lui etAlvaro Mutis. Seul le temps et l’exil ontpermis à des romanciers tels que JorgeFranco, Sergio Alvarez (dont vient deparaître chez Fayard 35 morts, traduitpar Claude Bleton, 450 p., 22,90 ¤),William Ospina, Juan Gabriel Vasquez,MarioMendoza, Hector Abad Faciolincede s’épanouir et de résister aux poncifsque l’Europe attendait d’eux: exotisme,révolution, évasion. «C’était importantpour nous de tuer le père», confirme lepoète Ernesto Mächler Tobar, maître deconférences au centre d’études hispani-

quesde l’universitédePicardie. Le réveila eu lieu au début des années 1990. «Ladiasporaaété capitale,poursuit-il.Beau-coupd’écrivainssontpartisvivreenEspa-gne et aux Etats-Unis, et cela a régénéréla littérature.»

Le fait n’est pas nouveau, comme siécrire, pour unColombien, était d’abordécrire hors des frontières de son pays.C’est au Mexique que résident les troisColombiens les plus célèbres, GarciaMarquez, AlvaroMutis et Fernando Val-lejo. Leurs successeurs les ont imités,courant le monde, voyageant. HectorAbad Faciolince a étudié la littératuremoderne à Turin et a vécu plusieursannées en exil après l’assassinat de sonpère, candidat à la mairie de Medellin,par des paramilitaires.

Antonio Caballero a grandi à Madrid,a suivi des cours de sciencespolitiques àParis, puis est retournévivre enEspagneaprès avoir reçu à Bogota, dans lesannées 1970, desmenaces demort parcequ’il dirigeait un hebdomadaire engagéà gauche. Tomas Gonzalez (lire p.1) a tra-vaillé dix-neuf ans aux Etats-Unis. Trèspopulairedepuis l’adaptationcinémato-graphique de deux romanspubliés chezMétailié (La Fille aux ciseaux, 2001, etParaisoTravel,2004), JorgeFrancoaétu-dié lecinémaàLondres. JuanGabrielVas-quez (lire ci-contre) habite Barcelone etparle couramment français. SantiagoGamboa a vécu dans cinq pays. Natif deBogota, il a notamment résidé à Paris audébut des années 1990, ville où avaientséjourné d’autres écrivains sud-améri-cains… «Aujourd’hui, compte tenu de larapidité avec laquelle tout arrive jusqu’ànous,nous imprègneetnous influence, lelieu où vit l’écrivain latino-américain,qu’il soit exilé dans son pays ou à Singa-pour,aencoremoinsd’importance»,sou-tenait le romancier, attaché culturel delaColombieà l’Unesco,dansune tribuneintitulée«L’exil et le royaume», publiéele 24mai 2008 par El Pais.

Pour l’auteur du Syndromed’Ulysse etdeNécropolis (Métailié),« lavéritabledif-férence est entre ceuxqui se déguisent enLatino-Américains et qui écrivent desromanspour touristesétrangers, ensatis-faisant leurs stéréotypes et ceux qui s’yrefusent et qui écrivent pour les leurs,pour eux-mêmes, ou pour personne.Ceux-là s’expriment avec leurs expérien-ces, leurs obsessions, avec leur vision

hypertrophiéeoupessimistede ce royau-me qu’est la littérature et qui chaque foisparaît tenirmoinsdeplace,malheureuse-ment, dans cemonde.»

«C’est un peu compliqué de défendreaujourd’hui des auteurs latino-améri-cains, constate l’éditrice Anne-Marie

Métailié.Lacirculationet ladiffusiondeslivresne sont pas fluides entre l’Europe etl’Amérique latine. Norma a cessé il y aquatre ans d’éditer et de distribuer de lalittérature générale. Quant au groupeespagnol Planeta, il ne diffuse pas lesauteurs colombiens dans les autres paysd’Amérique latine.»

Il aura fallu attendre 2010 et 2012pour que soient traduits en France, chezCarnets Nord, deux romans de TomasGonzalez, Au commencement était lamer (1983) et L’Histoire d’Horacio

(2000). La raréfaction est confirmée parles éditeurs de polars. Faute de traduc-teurs et d’agents littéraires d’abord, derenouvellementensuite.«Unefois retom-bée la fièvre de la littératureabordant lescrimes commandités et le narcotrafic, leslecteurs se sont lassés, explique l’éditeurlocal Pedro Badran. Certains écrivains sesont tournés vers la corruption, le para-militarismeet le crimepolitique, entrantainsi dans une concurrence ouverte avecdes textes journalistiques rédigés dansl’urgence.» Résultat, onne comptequ’unlauréat colombien duprixDashiell Ham-mettconsacrantunromannoirde langueespagnole.

Autres angles morts: la poésie, d’unerichesse pourtant extraordinaire enColombie, la partmineure faite aux fem-mes, peu traduites, et lemanquedenoto-riétéd’auteursd’origine indienneet afro-caribéenne. «A l’étranger, on ne voit quedes Blancs, déplore Ernesto MächlerTobar. Cela ne représente pas la vitalitéde notre littérature et de notre paysrichesde soixante-deux langues.»Apayspluriel, une littérature plurielle qui resteà découvrir.p

en partenariat avec

Marc Voinchet et la Rédaction6h30-9h du lundi au vendredi

Retrouvez la chronique de Jean Birnbaum

chaque jeudi à 8h50

franceculture.fr

LES MATINS

Cicatricesintérieuresetextérieures

AndresCaicedo, figuretutélaireetangenoirdeslettresdesonpaysIL ÉTAITMYOPE, bègue et piètre dan-seur. Un comble à Cali, sa ville, capitalede la salsa, où l’on dit que les enfantsbougent en rythme avantmêmedesavoirmarcher. En imprimant auxmots unmouvement, une cadenced’une incroyable liberté, Andres Caice-do a réussi s’arracher à ses pesanteurs, àses contraintes. Précoce (il a commencéà écrire à 15ans), prolixe, puisqu’on luidoit quatre romans (dont trois restésinachevés), une trentaine de nouvelles,de la poésie, du théâtre et des scénarios,sans parler de son travail de critique decinéma, il est surtout un auteur culte enColombie. Le 4mars 1977, à l’âge de25ans, il s’est suicidé, aumomentmêmede la sortie deQue viva lamusica!, dont Belfond vient de publierla première traduction française (tra-duit par Bernard Cohen, 252p. 19,50€).

Pour le 35e anniversairede sadispari-tion, auprintempsdernier, sonpays lui arenduhommage.UnegrandeexpositionàBogotaetunenouvelleéditiondeceder-nier texte.Romantémoinquine cesselà-basdepasserd’unegénérationàl’autre. L’histoired’une jeune fille etdesonéternité.

Maria a 17ans. Elle est blonde, «blon-dissime», visaged’ange, et envie de toutcequi est différent. Petite«gadji»desseventies, élevée dans les quartiers aisésdunorddeCali, elle se sent auborddel’incertain, sans trop savoir à quoi céder.En réalité, elle n’est qu’une enfant gâtéeen révolte contre sonmilieu.Malgré sesdisputes incessantes avec samère, elledemeure«comme il faut», promiseà res-terdans le rang. Elle lit, elle étudie et s’ap-prêteà commencerdes étudesd’architec-ture. Sauf qu’elle va sortir du sillonquilui était tracé. Et que sa rébellionadoles-centeva l’embarquerdans lenon-retour

d’uneexistencede tous les plaisirs, detous les instants, de toutes les rencon-tres.Unevie frénétiquementofferte, entranse, à lamusiqueet à la danse, brûléeauxdeuxbouts, incendiée. Aupoint queMaria, au termede sa fuite en avant,choisit de senommer«Toujours-Vivan-te». Il ne s’agit pas ici du récit d’une auto-destruction féroce oudésespérémentjoyeuse. SiMaria s’abîmedans les dro-gues l’alcool et les promiscuités glau-ques, elle le fait dans la tentatived’épui-sementdu sentimentd’être en vie. Enfranchissant symboliquement le rioCali, la rivière qui sépare la ville entresonNordprospère et le Sudpauvre, elleva au-devant d’un territoire qui, étrange-ment, lui correspond. C’est le lieu où il sepasse quelque chose. Le lieuoù se trouvela vraiemusique, la salsa, qui lui faitoublier les trémoussementsà lamodedu rock et desmusiques américaines.Elle y vit une aventuredu tréfonds, de la«force dans le ventre qui la secoue toutentière». Pas de déchéancedonc.Maisrienqu’une échéanceà laquelle il faut fai-re face: celle du refus demourir vieux.

Livre-testament? Ecrit à la premièrepersonne,Queviva lamusica! touche, àtravers sa fureur sonore et ses spasmes,à la pureté, à l’intégrité, aux éternellesadolescences, cesmomentsde bascule-ment qui se devraient de rester suspen-dus. «Nousne sommesquedes enfantsvieillis», écrivait Lewis Carroll dans lepoèmeprécédant L’AutreCôté dumiroir.Ici, lemiroir est fracassé dès la premièrepage,mais l’innocenceest sauve. EtAndresCaicedo rit dans les débris desreflets.pXavierHoussin

A lire : «Andres Caicedo. Unmétéore dansles lettres colombiennes»,d’Anouck Linck,L’Harmattan, 192p., 16,90 ¤.

…à laune Littérature colombienne

Le bruit des choses qui tombent(El ruido de las cosas al caer),de JuanGabriel Vasquez, traduit de l’espagnol (Colombie)par IsabelleGugnon, Seuil, 292p., 20€.

Depuisquanddéjà laColombie fait-elle faceauxviolenceset à lapeur?Auxcartelsde ladrogue,à la résignation?DansLebruitdes chosesqui tombent, l’histoire seprendàrebours,eneffractionssuccessives.C’estuneâpreaventurequi fait remonter le temps.AntonioYammara, lenarra-teur,poursuitunequêteembrouilléeet impérieuse.Profes-seurdedroitàBogota, il a étéblessépar lesballesquionttué,dans la rue, soncompagnondebaretde salledebillard,RicardoLaverde.Unhommeaupasséclos. Impéné-trable.«Qu’a-t-ilbienpu fairepourqu’on le tue commeça?» Ici, les corpsportentpartout lesmarquesdesmoments.Sur lapeauencicatrices. Et aussi au-dedans.JuanGabrielVasquezausculte cesdouleursprofondes.Unromande lamémoire.Obsédant.X.H.

Une générationsoucieuse de conquérirde nouveaux territoires :l’autofiction, le romand’aventures, le thriller…

CommentécrireaprèsGabrielGarciaMarquezetdansunpayssurtoutconnupoursaviolence?Lesauteurscolombienss’emparentdegenresmultiplesetcherchentleurplace

Chroniqued’unerenaissanceannoncéeALEC SOTH/MAGNUM PHOTOS

2 0123Vendredi 26 octobre 2012

L’ambivalencedessentimentsdanslarelationaveclafigurematernelletisselatramededeuxromansetd’unlivre-objet.Quisontégalementdesmoyensdesurmonter l’absence

Mèresporteuses(d’œuvres)

MotherdeLuc LangStock, 300p., 20€.Motherest le récitd’une relationmère-filsétouffante, à laquelle lenarrateura survé-cugrâceà laprésencestructuranteet ras-suranted’unpèred’élection.Faceauxexcentricitéset à lapossessivitéculpabili-santed’Andrée, son fils a toujourspucomptersur le secoursdeRobert, auquelle romanexprimeencreuxtoutesa recon-naissance.Avançantàunrythmeeffréné,le texteévoqueavecoriginalité l’ambiva-lencequi caractérise les liens familiaux.

Elles’estappeléesuccessivementRachel,Monique…deSophieCalleEditionsXavierBarral, 204p., 49€.Après lamort de samère, en 2007, SophieCalleprésenteune exposition lui rendanthommage, au Palais de Tokyopuis, en2012, au Festival d’Avignon. L’installationseprolongemaintenant enun livredephotos, d’extraits des carnets de samèreet de textes de l’artiste.

Florence Bouchy

Lorsque l’artiste Sophie Calle,connuepourmettreenscèneetenintriguesonquotidien,placeune caméra face au lit surlequelsamèreestentraind’ago-niser, celle-ci s’exclame :

«Enfin!» Elle n’était encore jamais appa-ruedans le travailde sa fille. Pourtant, cel-le qui s’était fait appeler Rachel ouMoni-que, et avait porté les noms Szyndler, Cal-le, Pagliero, Gonthier et Sindler, aimaitque l’on parle d’elle. C’est ce qu’a finale-mentdécidé de faire Sophie Calle à l’occa-sion de l’installation «Rachel, Monique»,créée en 2007 au Palais de Tokyo, repriseet augmentée en juillet2012 au Festivald’Avignon, etdans le livre-objetdumêmenom, paru dans ce sillage. La premièrephoto représente sa mère, assise au-des-sus de l’inscription «Mother». Les vingtdernières sont des monuments funérai-res: sur dix-neuf d’entre elles apparaît ceseul même mot anglais, la vingtième ysubstitueunpudique «Daughter».

Poursonnouveauroman,dont les indi-ces d’autofictionnalité sont nombreux,Luc Lang choisit comme titre le mêmeanglicisme.Aluiseul,Mother laisseenten-dre à la fois la tendre familiarité avec lamèreet la volontéde se dégagerde sapré-sence étouffante, grâce à la distance quesuggère le détour par le vocable étranger.C’estprécisémentcequiesten jeudansdenombreuses œuvres évoquant la figured’une mère disparue: il s’agit de donneruneformeconscienteetconcertéeàlarela-tionmère-enfant,d’enréglerauplus justeetauplussainladistance.Nepasnierl’am-bivalence des sentiments, préserver lamémoireduparentdisparutoutens’auto-risant une vie d’adulte autonome. Cher-cher àmaîtriser l’absence et la perte grâceà l’œuvre,pourneplus la subircommeunmanqueouun trop-pleinmélancolique.

Et que l’on ne s’y trompe pas : mêmelorsqueNathalie Rheims déclare, d’entréede jeu, dans Laisser les cendres s’envoler:«Mamèreestmorte, je le sais.Mais, lorsquej’ypense, jeneressensaucunchagrin,paslamoindreémotion. (…) Je l’avaisperduebien

avantqu’ellenemeure»,c’estencored’unelibérationpar l’écriturequ’il s’agit, et de laquête d’une distance nouvelle à l’égardd’une absente trop envahissante: «Ecrirepour la retrouvercachéederrièreunephra-se.Comprendrepourquoiellem’ajetéepar-dessus bord, oubliée dans le placard de sonancienne chambre.» Ecrire «pour toutremettreà plat. Tenter de faire revivre celleque je n’arrivaispas à convoquer».

Issuede l’unedes branchesde la dynas-tieRothschild, la jeune fille ad’abordvécuavec une mère mondaine et un père tou-jours absent avant que, vers ses 13ans, lemaîtred’hôtelne lui annonceque samèreétait partie, sans prendre la peine de le luidire. Elle avait changé de vie pour emmé-nager avec un artiste, laissant brutale-ment entendre à sa fille que « l’amour

inconditionnel n’existe pas. (…) Une mère,comme les autres, peut disparaître à toutinstantetvousabandonner,poursuivreuntype qui passait par là». Dès lors, l’enfantne cessera de feindre l’indifférence froide,l’oubli, « le désengagement le plus total»,commesimasquersadouleurpouvaitl’an-nuler. Devenue écrivain, elle n’évoquerajamais, même de façon détournée, samère, jusqu’à ce que l’écriture de Laisserles cendres s’envoler s’impose à elle :conçue comme une enquête généalogi-que, le livre cherche dans les lois de sonmilieucequiapuconduirelamèreàdélais-ser sa fille pour un artiste qui a tout d’unimposteur. L’écriture tangueainsi entre lereproche, l’explication et la justification.Elles’efforcenéanmoinsderesteraussicli-niquequepossiblepourcontenir sacolère

et son dépit, et finir par accepter quecette inconséquence maternelle aitopportunément rendu libre uneenfant que tout prédestinait à hériterde la fortune, mais surtout de l’étroi-tesse d’une famille où ne règne que«la fraudedes sentiments».

Le narrateur de Mother a bien euune mère, lui, trop aimante, tyranni-

que et excentrique. C’est plutôt un pèrequi luiauraitmanqué, si samèrecélibatai-re ne s’était finalement mariée avecRobert, lequel créera avec l’enfant un liend’autant plus fort «qu’ils l’auront ensem-ble fabriqué».Mais, folie maternelle ordi-naire ou névrose sévère, la mère ne cessede chercher à dévaluer et annuler cettepaternité choisie et réussie, qui lui ôte lapleine possession de son fils pour lequelelleprétendavoirsacrifiésaviedefemme.Le roman de Luc Lang est d’une poésiemagnifique. Son écriture est tout à la foispulsionnelle et analytique, jamais réduc-trice. Elle prend en charge la violence etl’ambivalence des sentiments de chacundes protagonistes, tout en réussissant àmettre de l’ordre et à donner du sens auxémotions.Faceà cettemère tyrannique, le

fils se révolte,«neveutplus la voir, ne veutplus l’entendre. L’oublier. L’oublier. Maisellecouleenluicommeunfluide lymphati-que… S’oublier soi-même alors, faire mou-rir en son propre corps les humeurs de samère qui hydratent et baignent ses tissuscellulaires».

Organisé en trois parties, chacune arti-culée autour d’un pôle de la vie familiale(«Les Amours», «Les Nourritures», «LesGuerres»),Mother relate lamêmehistoiresous trois angles différents, sans douteparce que la « force de la mère n’est pasd’être une personne qui s’active dans unedirectiondonnée et qu’onpeutobserverdel’extérieur avec plus oumoins d’intérêt oud’indifférence, la mère est un milieu, unmode d’existence qui décide de la clé et del’octave à partir desquelles se développent

le chant et lamusique».Mais ce très beauchant d’amour-haine autour de la figurematernelle se révèle surtout déclarationd’amour au père choisi, dont la constanceet la fiabilité ont sauvé la dyademère-filsd’une fusionmortifèreetpermis au jeunehomme de trouver « la fenêtre de sonéchappéevers l’âmeadulte».

La relationdeSophieCalle à samèreestapparemment plus apaisée,même si l’ar-tiste se plaît à citer les extraits des carnetsdans lesquels sa mère se plaint d’elle :«Sophie au téléphone. Nous sommes dansune phase distante, dumoins en ce quimeconcerne.Ellem’agacecar jene suis jamaispour elle une priorité.» Mais on ne peutqu’êtrefrappéparl’insistanceavec laquel-le Rachel (ou Monique) regrette « den’avoir accompli aucune œuvre», d’avoir

une «vie sans projets, sans projets, sansfuturavantd’aller…àlatombe».L’immen-se artiste qu’est devenue Sophie Calle,dontl’artreposesurlesprogrammesqu’el-le s’impose et les projets qu’elle réaliseméticuleusement, laisse peut-être entre-voir ici sa plus belle réussite de fille : avoirréalisé, sans doute, le souhait materneld’unevie créatrice. Avoir offert, aussi, à samère, une œuvre à elle seule consacrée,sans avoir jamais sacrifié sa propre singu-lariténi l’originalitéavec laquelle ellemetenœuvresesdésirs.Lelivrepeutainsipor-ter sur sa couverture tous les prénoms etnoms de sa mère, son élaboration a per-mis de trouver une juste distance entre lamèreet la fille, enorchestrantavecdélica-tessemaisassurancele jeudelareconnais-sance et de l’indépendance.p

Laisserlescendress’envolerdeNathalieRheims,Léo Scheer, 255p., 19¤.NathalieRheimsévoquesa relationavecsamère.Mondaineetenapparencefidèleauxprincipesde sonéducationaristocratique,elleapourtantquittéson foyeretabandon-nésa fillepour suivreunartiste.Après ledécèsde samère, l’écrivainchercheàcom-prendrecequipeutexpliquer soninconsé-quenceet la façondontelle-mêmeadûapprendreàvivresanssonamour.

LeslettresdumodèleSidoàsonécrivaindefilleDans ces livres,il s’agit de réglerau plus juste et au plussain la distance

Traversée

EN1922,DIXANSAPRÈSSAMORT,Adèle Eugénie Sidonie Landoyentre, avec LaMaisondeClaudi-ne, dans l’œuvredeColettedontelle devient le centrede gravité.La romancière lamettra en scènedans treize autres livres, dont LaNaissancedu jour, Sido, L’EtoileVesperou Le Fanal bleu.De cettemère exceptionnelle,nousnesavionsquepeude chose jusqu’àla publication, en 1984, aux édi-tionsDes femmesde sa corres-pondanceavec sa fille.Malheu-reusement, celle-ci ne permit deleverqu’un coin duvoile, tant letravail éditorial était bâclé.Aujourd’hui, il nous est donnédela lire dansune éditionparticuliè-rement soignée et enrichie detrente-cinq lettres inédites. Si cel-les de Colette, probablementdétruitespar son frère aîné,

Achille, nousmanquent, onpeutcependantdeviner les rapportscompliqués entre lamère et son«Minet chéri»,mais aussimesu-rer que le «mythe» Sidon’est pasunepure fiction.

A travers ces quatre centsmis-sives, où semêlent chroniquesvillageoise, familiale et littéraire,se révèleune femmeaussi entiè-re dans ses passions pour lanatu-re et les animauxquedans sesdétestations.Onpense auxhabi-tants de Saint-Sauveur-en-Pui-saye, ainsi qu’à ses belles-filles etgendresdont ce «cochondeWilly», qui futmarié à Colette.

Unbrinmécréante, libre-pen-seuse et cultivée, Sido semontreégalement injuste, voire amère, àl’encontrede son «Toutoublanc»de plus en plus distante;et qui n’en fait qu’à sa guise tant

sur le plan sentimental quepro-fessionnel. Aux suppliquesconstantespour que sa fille luiécriveou lui rende visite s’ajou-tent les récriminations contre cequi freine l’élaborationde sonœuvre littéraire. Très tôt, l’étouf-fante Sido avait pris lamesuredutalent de cette fille «ingrate»qui, bienqu’elle n’eût pas assistéauxobsèquesde samère, luiconstruisit l’un des plus beauxmausolées.Manière sansdouted’avoir le derniermot.p

Christine Rousseau

Lettres à Colette, 1903-1912. Suiviesde vingt-trois lettres à Juliette,Phébus, édition établie et annotéeparGérard Bonal, 562p., 25¤.Signalons aussi le n033 des «CahiersColette» consacré à Sido (Sociétédes amis de Colette, 204p., 18¤).

JULIA FULLERTON-BATTEN/LÉON PARIS

30123Vendredi 26 octobre 2012

Polar polaireLeDernier Laponpourraitpasserpourunauthentiquepolar scandinavesi cepremierromann’était écritparunFrançais,OlivierTruc, correspondantduMondeàStockholm.Afind’évo-quer la face sombrede la Suède, ilentraîne le lecteurdans lespaysagessauvageset verglacésde la Laponiecentrale,qui sortent tout justede lanuitpolaire encedébutdumoisdejanvier. Sillonnant la régionsur leursmotoneiges,deuxmembresde lapoli-cedes rennes,unvieuxbriscardetunejeunerecrue, enquê-tent surdeuxévéne-mentspeut-être liés: lamortd’unéleveuret levold’unprécieuxtam-bourde chaman,à laveilled’uneexpositionsur la culturesami… p

aLeDernier Lapon,d’Olivier Truc,Métailié,«Noir», 456p., 22¤.

Cygnes en signesSur scène, il y a des cygnes (des vrais)et des danseuses: «“Swan” (…) ajouteunmaillon à la longue et excitantesérie de relectures du “Lac descygnes”», souligne Rosita Boisseau,critique de danse auMonde et àTélérama,dans le beau livre consa-cré à cette création du chorégrapheLuc Petton et de sa compagnie,Le Guetteur. Depuis la naissancedes volatiles jusqu’au spectacle, inau-guré au Théâtre national de Chaillot,en 2011, le photographe LaurentPhilippe a suivi les étapesdu travail collectif. Un entretienavec Luc Petton et la conseillèreartistiqueMarilénIglesias-Breuker vientclore cet ouvrageemplumé. paSwan,de Rosita Boisseauet Laurent Philippe,Nouvelles éditions Scala,162p., 36€.

Auteurs du «Monde»

Amauryda Cunha

C’est le récit d’une crise etl’histoire d’un chemine-ment vers l’écriture. Qu’ily ait un rapport entre la

douleur et sa sublimation par lacréationn’estpasunfaitnouveau;mais quand un livre parle aussi

biend’une rupture amoureuse, dela maternité solitaire, du passagedes saisons à travers des poèmesjaponais qui colorent le temps, onse dit qu’un bon texte ne pourrajamais être tout à fait réductible àson histoire. Car celle-ci n’est pasfranchementsaisissante.

A41ans,YaëlKoppmanestquit-tée par son mari ; elle se retrouveseule au début de l’automne, avecson petit garçon et sa détresse,naviguant désormais à vue dans

l’existence, sollicitant sa cousineadoréeetconsultantaussi«lamar-quise»,sapsychanalystehebdoma-daire. Jouraprèsjour, elleconsignecequ’il lui arrivedansun carnet.

En commençant ce livre, il esttentant de penser – puisque c’estunjournal–qu’il s’agitd’uneauto-biographie ou d’une autofiction:le personnage principal exerce lamêmeprofession(maîtredeconfé-rences en économie) que l’auteur,a sensiblement lemêmeâge, etc.

Rencontrer Marianne Rubins-teinpermetdedissipercetteambi-guïté : rien de tout cela ne lui estarrivé, son livre est une construc-tion strictement imaginaire. Et s’ily a des correspondances entre elleet son personnage, elles tiennentdu clin d’œil ludique, sans profon-deur, à la façon de François Truf-faut et d’Antoine Doinel, qu’elleévoque à plusieurs reprises. «C’estun roman, et parce qu’il s’agissaitd’une fiction, j’étais libre d’exposerl’intimitédecette femmecommejel’entendais. Sans cela, je n’auraispaseucette libertédans l’écriture»,explique Marianne Rubinstein. Ilfaut considérer son personnagecomme un «ego expérimental» –tel que l’a décrit Milan Kundera

dans L’Art du roman (Gallimard,1995). Non pas un double,mais unpersonnagerécurrent,carsanarra-tricetourmentéefait icisasecondeapparition,aprèsLeJournaldeYaëlKoppman (SabineWespiser,2007).

Regarder sa peineEcrire un faux journal intime,

voilà un bel enjeu littéraire, satu-rédedifficultésàsurmonter:com-mentdonner le sentimentque lesphrasessontissuesdelavieimmé-diate et prosaïque, sans que cettenormalité feinte soit ennuyeusepour le lecteur? «Il faut parvenir,malgré le caractère fragmentairedu journal, à établir une continui-té, travailler sur le style tout en luidonnant un côté jeté, spontané»,

commenteMarianneRubinstein.Ecrire, pour Yaël Kopman, c’est

avanttoutunemanièrederegardersapeine, brutalement,platement–ce qui n’exclut pas l’intensité desphrases.«Mesossontdestroncscal-cinés», note-t-elle. De belles pagessontconsacréesàladévastationquibloque l’esprit, accapare le corps,gangrènelaviesociale.Maislasub-tilitédecejournal,danssaprogres-sion,montrequeladouleurnepro-voque pas seulement un repli sursoi,ellepermetaussides’ouvriraumonde. A travers son personnage,l’auteur a voulu saisir unmomentdelavieetuneépoque.Elleespère,citantProust,«qu’à lacimedupar-ticulier, éclose le général».

Ce journal est le lieu d’uneenquêteauxmultiplesquestionne-ments. Yaël interroge inlassable-ment son entourage féminin: quesignifie avoir 40ans? «C’est laquestion du désir», répond uneamie. C’est penser que le corps estdésormais cette «marchandisedéclassée que vous êtes devenue»,constate une autre. Pour la narra-trice, la réponse à la question estl’entréedansunevienouvelle(vitanova), grâce à la «conversion litté-raire». Convoquant le souvenir deRoland Barthes et son désir tardifde n’être plus que littérature, lanarratrice fantasme sur un livrefutur («un romangénérationnel»)dont ce journal pourrait bienconstituer l’esquisse. p

Catherine Simon

C’estunromannoir:ilya un cadavre, celuid’une femme nue,jeté, dès le début dulivre, dans une ruelledes faubourgs de

LaMecque;etuninspecteurdepoli-cebougon,quisouffred’untauxdecholestérol explosif et d’une vieaffectivenullissime.Venud’Arabiesaoudite (fait rare), écrit par unefemme(encoreplus rare),LeCollierde la colombe fait partie desromans choisis par les éditionsStockpour lancerleurnouvellecol-lection,«LaCosmopolitenoire».

Bonnepioche–etdepoids:aufildes768pagesdecepuddingsunni-te, voici le lecteur entraînédans lesméandresd’Abourrous,unpassagesurpeuplé, bouillonnant, situé auxconfins de la ville sainte, près de lazone où les fidèles se purifientavant d’accomplir le « rituel du

petit pèlerinage». Partant de cettematrice mecquoise, le récit fileensuite en Espagne (avec plongéesdans une Andalousie mythique«où chrétiens, juifs et musulmansont cohabité harmonieusement»),avant de revenir à LaMecque, à sescrimes imparfaits, à ses élites cor-ruptriceset à sesbulldozers.

Deuxième livre de Raja Alem àêtre traduit en français, aprèsKhâtem, une enfant d’Arabie(Actes Sud, 2011), ce thrilleremprunte son titre, apprend-onpage664, à un ouvrage savant duXIesiècle, Le Collier des colombes,signéIbnHazm.Maispeut-êtreest-ce un leurre? «Les habitants de LaMekke sont des colombes, ceux deMédine des tourterelles, Et ceux deJeddah des gazelles…», dit aussiunechanson–citéedansleroman.Mais le meilleur du livre n’est pasdans ses digressions savantes. Nidans son intrigue policière, à vraidire secondaire.

Il est dans la peinturede LaMec-que, les rituels autour de la Kaaba(le mausolée) côtoyant le train-train profane, les désirs d’émanci-pation semêlant aux combines de

survie des habitants d’Abourrous,venus d’Afrique, d’Asie ou de Tur-quie, cesmutants de l’Arabie saou-dite d’aujourd’hui, que Raja Alemexcelle à croquer, nous faisantdécouvrirunpeudecette terraisla-mica que le flot médiatique dési-gnesans jamaisnousyfaireentrer.

CettevilledeLaMecqueentraindedisparaître, lesbuildingsdever-re poussant sur les quartiersanciens, c’est la sienne. Raja Alemyestnée, en1970,dansunefamillede notables et de savants musul-

mans. Son livreest d’ailleursdédiéà son grand-père Abdellatif et àson aïeul, Youssef Al-Alem leMekkois. « Le nom de la ruelleAbourrous existe. Mais celle que jedécris dans le livre est une synthèsede toutes ces ruelles de La Mekke,peuplées de migrants du mondeentier», souligne Raja Alem, atta-bléedansuncafécossuduquartierdes Invalides. Ayant grandi à Jed-dah et étudié au Royaume-Uni,c’est à Paris – où vit l’une de sessœurs – que la romancière saou-dienne a choisi de s’installer, dèscethiver.«Jenemesenspas enexilà Paris. Je m’y sens bien», dit-elle,dansun anglais nickel.

Ecrire Le Collier de la colombe –colauréat, avec un roman maro-cain, du Prix international duroman arabe 2011 – lui a pris cinqans, précise-t-elle. « Je voulais enfinir avec LaMekke, je voulaismet-

tre noir sur blanc tout ce que j’ai àdire sur cette ville en train demou-rir – et qui, déjà, n’existeplus.»

Certaines pages sont magnifi-ques, qui décrivent l’ancien mel-ting-pot mecquois. Ecrit dans unarabe classique, le texte a «donnédu fil à retordre» à son traducteur,Khaled Osman, comme celui-ci,joint par téléphone, le reconnaît.Souslesmotspolicésn’enpercepasmoinslacritiquedelasociétésaou-dienneetde sesarchaïsmes.

Il faut écouter la harangue deYoussef,étudiantenhistoire,insul-tant ses aînés, ces «aigris réfractai-res à la vie», au sein même de lamosquée:«VouspriezpourLe sup-plier de vous laisser entrer dans lesvastes jardinsduParadis, alors que,dans lemêmetemps,vousavezren-dunotrevieplusramasséeetétroiteque le chas d’une aiguille !», hurlel’insolent. Il faut voir commeKha-lil, chauffeur de taxi et tête brûlée,apostrophe la police, qui enquêtesuruncrimeisolé,alorsquelequar-tier offre le spectacle quotidien delamisère, avec sa «marée demain-d’œuvreclandestine»,sesomnipré-sents «dealers de drogue», ses«incendiesàrépétition»,ses«eauxusées qui débordent» et ses «bâti-ments qui s’effondrent à force dedélabrement». Le portrait savou-reuxd’Achiy (le cuisinier), duBouc(le sans-papiers)oud’OumAl-Saad(la faiseuse d’or) valent à eux seulsledétourpar les faubourgsdecetteArabie inédite.p

Surlechemindela«vitanova»Quittéeparsonmari,unefemmedequaranteanscouchesonquotidiendansuncarnet.Decefil ténu,MarianneRubinsteintireunfauxjournaletvraibeauromansur lepassagedutemps, lasolitude, lapoésie japonaiseet l’écriture

«LorsqueMuchabbab l’a guéri de saphobiede lapolice etdes expulsions, leBoucavécuunbouleversementexis-tentiel: il s’estmisà errerdans les ruesdeLaMecquepour explorer laville à saguise.Désormais, il ne ressentaitpluslebesoinde se cacher et avait cessédepaniquerà lavuedes camionnettesd’expulsion (…) et il se sentaitaussilibreque lesgrainsdepoivrenoir qu’ilaimaità faire éclater sous sesdents (…).Cequi le stimulait leplus, c’était de sor-tir de sonpérimètre familierpouraller

visiter lesmarchésde lapériphérie ets’abandonnerà la cohuede cette foulebigarrée, oùcoexistaient toutes lesnationalités. Il avait l’impressionde s’yfondrecommes’il étaitmastiquéparunemâchoiregéante. Il se délectaitd’offrir soncorpsàcettepâtehumainequi lebousculaitet leportait. Il nelevait jamais les yeuxpourdévisagerquiconque,ayant comprisqu’il étaithabitépardes fragmentsdecescorps.»

LeCollierde la colombe, page 272

Extrait

Benoît

Duteurtre

fayard

«Le charme de ce roman tient à l’élégantedrôlerie de la prose du narrateur, à son artà la fois cruel et poignant du portrait,du tableau, du dialogue.»Marc Fumaroli, Le Figaro Littéraire

«Voici le livre peut-être le plus remarquabled’un écrivain qui s’affirme comme un pénétrantanalyste des rêves libertaires des années 1970.»Jean-Claude Lebrun, L’Humanité

«Pari gagné.»Jérôme Garcin, Le Nouvel Observateur

Découvrir unpeudecette «terra islamica»que le flotmédiatiquedésigne, sans jamaisnous y faire entrer

LeCollierde lacolombe(Tawqal-Hamâm),deRajaAlem, traduit de l’arabe (Arabiesaoudite) parKhaledOsman,en collaborationavecOlaMehanna, Stock, «LaCosmopolitenoire», 768p., 24€.

Littérature Critiques

Les arbresnemontentpas jusqu’au ciel,deMarianneRubinstein,AlbinMichel, 208p., 17€.

Meurtredanslavillesainte,secretsdefamilleetmalversationsagitent«LeCollierdelacolombe»,deuxièmeopusdelaSaoudienneRajaAlem

EnquêteàLaMecque

Extrait

«Lundi 11 janvier. Allongée sur le divande lamarquise, j’évo-quemapeur de l’autre,ma crainte perpétuelle de l’attaque quime fait guetter, veiller, observerdu coin de l’œil, pas étonnantqu’endehors du cercle des très proches, la compagniedemessemblablesm’épuise tant. Aviez-vouspeur,medemande-t-elle,la première fois que vous êtes venue?Non. Et jeme vois sou-dain en fantômede l’Opéra, défigurée sousunmasquedoré,avantde poursuivre: ici, ce n’est pas dumêmeordre, je suisvenuepour quenous puissions réparer ensemble cemasquequimeblesse etm’irrite. (…)Vendredi 28maiQuandviendra le tempsdemadélivrance, dema transformation si ce n’est en lionne, dumoins enpanthèrenoire aupoil lustré? (…)Cematin, alors que j’écris à quel pointje suis fatiguée demoi, j’éprouveun si vif plaisir à le faire que jemedemande si le lieude cette contradictionquim’étreint – quifait pression etme réconforte enmême temps – n’est pasmaplace: l’écriture.»

Les arbres nemontent par jusqu’au ciel,

pages53 et151

4 0123Vendredi 26 octobre 2012

DérivehongroiseUn laboratoire politique, voilà cequ’est devenue la Hongrie depuis leprintemps 2010, date du retour aupouvoir de ViktorOrban. L’anciencombattant de la démocratie libérales’estmétamorphosé en championd’une révolution conservatrice quiprendun tour bien connu: encadre-ment de la liberté de la presse, atta-ques contre la culture, exaltationdusentimentnational, obsession démo-graphique, Constitutionplacée sousle signe deDieu et de la Sainte Cou-ronne. En avril2011, 21magistratsadressentune lettre ouverte à Bruxel-les : «Nous n’aurions jamais pensédevoir défendre les valeurs de ladémocratie dans un pays qui assumeactuellement la présidence de l’Unioneuropéenne.» L’Union est en effetparalysée par l’habilité de ViktorOrbanqui, comme le souligne notreconsoeur Joëlle Stolz, « teste en per-manence jusqu’où il peut aller troploin». L’ouvrage offre à la curiositédu lecteur de quoi retracer avec préci-

sion les étapes desbouleversements encours, inquiétantesdérives dans uneEurope en crise.paHongrie. L’apprentiesorcièredunationalisme,de Joëlle Stolz, EditionsduCygne, «Reportages»,206p., 19¤.

Auteurs du «Monde»

Rancière,penséeintimeAufildelaconversation, cesont lespaysages intérieursduphilosophequiapparaissent

Luttedes classesUSSi les inégalités n’ont rien de nou-veau aux Etats-Unis, la situationn’en est pasmoins inédite. Depuis lacrise de 2008, le fossé se creuse : d’uncôté, on assiste à la précarisationaccrue des ouvriers, de l’autre, à laconcentrationdes revenus des plusriches, ces fameux «1%» qui contrô-lent 40%de la richesse nationale. LesAméricains eux-mêmes estiment, àplus de deux tiers, que l’antagonis-me entre les riches et les pauvres estla principale faille de la société améri-caine.Néanmoins, le débat sur les inégalitésa-t-il placedans l’espacepublic?L’auteur soumet ces questions à plu-sieurs intellectuels français ou améri-cains: JamesK.Galbraith, Ezra Sulei-man,NicoleBacharan…Car la crised’aujourd’huinécessiteune réinter-prétationdes valeurs américaines.«Pour lemoment, un tel discoursman-que toujours, soulignenotre confrère,mais le pragmatismeaméricainne sesatisfait pas d’une situationdebloca-

ge.» Le «come-back»,précise-t-il,n’est pas qu’un res-sort de scénariohol-lywoodien…aEtats-Unis. Nouvellelutte des classes,deMarc-Olivier Bherer,Omniscience, «LaManufacture des idées»,240p., 17,90¤.

Julie Clarini

C’est une scène qui s’ouvre,la scène d’une pensée quiest «partout au travail», ycompris dans la conversa-

tion. Si un entretien bienmené esttoujoursautrechosequ’unerépéti-tion de l’œuvre, Jacques Rancièrelaisse ici ses interviewers pénétrerau cœurde lamachinephilosophi-que,acceptantderestituertantôt lafinessed’unconceptquivautengre-nage,tantôtlacourroied’unecircu-lation souterraine. Car l’entretienreprésente à ses yeux «une piècenon négligeable de la “méthode del’égalité”», rappellent LaurentJeanpierre et Dork Zabunyan.Reconnu, au même titre qu’AlainBadiouou Etienne Balibar, commel’undesphilosophesqui tententderenouvelerlapenséedel’émancipa-tion, Rancière mène, depuis sonmaîtreouvrageLaNuitdesprolétai-res (Fayard, 1981),uneœuvresingu-lière et étonnamment cohérente.Cohérente, huilée, mais, comme ille dit lui-même, dénuée de toutespritde système.

Ce nouveau livre peut se lirecomme une introduction àl’œuvre, il en remplit l’office sans

mal. On y croise les concepts-clésde «partage du sensible», de «scè-ne», de «dissensus», de «mésen-tente » qui nous sont, ou nousdeviennent,familiers.Onyretrou-ve, notamment dans la dernièrepartie («Présents»), quand il évo-que le «printemps arabe», l’hom-me qui intervient, demanière cir-constanciée, dans le débat public,par des tribunes ou des livres per-cutants, aussi bien sur le racismequesur ladémocratie (LaHainedela démocratie,La Fabrique, 2005).

Undiscours de laméthodeLaqualitépremièrede cespages

est pourtant ailleurs. Le titre necomporte pas le mot «méthode»sans raison.C’est finalementcequise révèle à la faveur du dialogue:unemanièredetravailler.Unedisci-pline, d’abord: aller tous les jours«au travail», à la bibliothèque ouauxarchives.Lesmanièresdefaire,ensuite:attendrequeleschosesfas-sent saillie, se raccordent tout àcoup à autre chose. «La pensée, cesont des choses énoncées, écrites,qui sont là (…) en transit sur despages, attendant d’être transpor-tées ailleurs, formulées autre-ment», rien d’une suite de consé-quences logiques tirées d’unensemble de données, mais quasi-mentuneépiphanie:«Toutà coupun paysage se dessine et on peutessayer de le tracer.» Voilà pour-

quoi on peut parler, chez Rancière,d’unescènede lapensée.

Voilàpourquoi,mêmes’ilparta-geavecleshistorienslegoûtdel’ar-chive,ilnesesentpasmembredelacommunauté.Saméthodequi lais-se lestextes, littéraires,philosophi-ques ou documentaires, «provo-quer» la pensée n’est pas en quêtedes «causes» d’un événement his-torique.Toutaucontraire,Rancièretraquelepossible,définicommecequis’opposeaunécessaire, comme«une existence qui n’est pas préfor-mée dans ses conditions et qui, dumême coup, définit quelque chosecommeun autremonde possible».Un exemple? L’irruption révolu-tionnaireenTunisie.

On ne s’étonnera pas de voir lamétaphore spatiale si prégnantedanssonœuvre.Ellepermetd’insis-ter sur les coexistences et debalayer les hiérarchies. Constanteobsession, cemotif de la coprésen-ce se retrouve à plusieurs reprises,y compris dans la réticence de Jac-ques Rancière à se donner unmaî-tre ou à se situer dans une tradi-tion : il y a toujours plusieursinfluences, jamais de filiation uni-que. «Je pense être quelqu’un qui aeu vingt, trente ou cent maîtres etnonpasunmaître.»

Audétourd’unequestion,lephi-losophe évoque ces phrases aveclesquelles on vit, ces morceaux detextes qui nous construisent. Des

«refrains», dit ce philosophe habi-té par la littérature, au rôle capitaldans la tentatived’éluciderlemon-de.Finalement,laméthodedel’éga-lité, c’est aussi cette générosité-là,accepterdedévoilerl’intimitédesapensée.p

Iln’étaitpas facilepour leshisto-riens du judaïsme de la généra-tion de Yosef Hayim Yerushal-mi (1932-2009) de se faire uneplace parmi les grands. Actifsdans la seconde moitié du

XIXe siècle en Allemagne, les «pèresfondateurs» avaient été des géantsexhumant, éditant, traduisant textesetdocumentsauserviced’unehistoire«monumentale» qui cherchait enquelque sorte à faire entrer le peuplejuifdansl’histoire«universelle».Maisils avaient oublié, sous-estimé etmêmecensurébiendeschoses,ensor-te que des petits-fils rebelles pou-vaient encore ressusciter des pansentiers de la vie juive, tel unGershomScholem (1897-1982), à qui l’on doit laredécouverte et la mise en formesavantedelamystiqueetduphénomè-nemessianique. Ils étaient encore despionniers, certains, même, acteurs dela grande aventure sioniste. Quellesperspectivesétaientouvertesàunaspi-rant historien du judaïsme né à NewYorkaudébutdes années 1930?

Recueil de dialogues avec SylvieAnne Goldberg, Transmettre l’histoirejuive est un essai d’«ego-histoire» quioffredesréponsesàunetellequestion.Yerushalmi raconte qu’il fallaitd’abord bien se former là où l’on pou-vait «étudier le judaïsme avec uneapprochecritique»,auJewishTheologi-cal Seminary, institution destinée enpriorité à former des rabbins «ni par-faitement réformés ni absolumentorthodoxes» et qui prodiguait lesmeilleurs enseignements dans pres-que tous les domaines du judaïsme.

Puis il s’agissaitdesechoisirunmaîtreen passant à l’université voisine, cellede Columbia, où l’histoire juive étaitentre les mains de Salo WittmayerBaron.Nouvelledifficulté,celui-ciaus-siexcellaitdanslaformemonumenta-le:paruepour lapremièrefoisentroisvolumes (1937), son «Histoire socialeetreligieusedesjuifs» (nontraduit)encomporterait finalement dix-huit…Comment trouveruneniche, unespa-ceetunmomentde lavie juiveencoreen friche?

Les choses se sont faites par hasard.Déjàbibliophileetintéresséparl’Inqui-sition et les marranes, le jeune Yosefdécouvre un jour un exemplaire deLasExcelenciasde losHebreosd’uncer-tain Isaac Cardoso dont il ignore tout.En s’informant à son sujet, il constateque l’on en sait assez peu: la date et lelieu de sa naissance au début duXVIIesièclesontincertains;encorepré-nomméFernando, il a étémédecin enEspagne; on le retrouvedans leghettode Venise, puis à Vérone, où il écrit celivre,«chef-d’œuvre de l’apologétiquejuive». De l’enquête résulteront unethèsedirigéeparBaron,puisunmaîtrelivre: De la Cour d’Espagne au ghettoitalien. IsaacCardosoet lemarranismeauXVIIesiècle (Fayard, 1987).

Yerushalmiestrestéfidèleàl’histoi-re des marranes et des «nouveauxchrétiens» apparus après l’expulsiondesjuifsd’Espagneen1492etlaconver-sion forcée au Portugal en 1497, cedont témoigne le beau recueil intituléSefaradica (Chandeigne, 1998). Mais ils’est aussi aventuré loin de ces terreset de cette époque. Dans sonMoïse deFreud, il cherche à réfuter l’idée selonlaquelle en faisant deMoïse un Egyp-tien (dansMoïseet lemonothéisme), lefondateur de la psychanalyse «disaitadieu au judaïsme, au peuple juif, àl’identité juive».Avec ce livre, il s’agis-sait de comprendre ce mot de Freud:«Commentsefait-ilquelapsychanaly-se ait dû être découverte par un juif

impie?» Enfin, qui voudrait se faireune idée de la capacité de Yerushalmiàtraiterdanslalongueduréeuneques-tion immense lira Serviteur des rois etnon serviteurs des serviteurs (Allia,2011). En soixante-dixpages, il recons-truit l’histoire de ce précepte condui-sant à la recherche d’une «allianceroyale» avec les autorités, supposéesbienveillantes, contre le peuple jugé

dangereux, infirmant l’idée de Han-nah Arendt selon laquelle les juifsn’avaient «ni expérience ni traditionpolitiques».

Yerushalmi s’est imposé en explo-rantcequi restaitunenichedans l’his-toire du judaïsme: le rapport des juifsà l’Histoire. Paru en 1982 et traduitdeux ans plus tard, Zakhor (Tel Galli-mard) affronte un paradoxe: l’injonc-tion «souviens-toi !» fait du peuple

juif le peuple par excellence de lamémoire; mais jusqu’à une date trèsrécenteà l’échelledesonhistoire, iln’apas déposé celle-ci dans une historio-graphie,c’est-à-direun«recueilvérita-bledesévénementshistoriques».Ana-lyse d’un paradoxe de l’histoire juive,ce livre est aussi une réflexion sur lemétier d’historien. Recueil d’homma-ges,L’Histoireet lamémoirede l’histoi-remontre en quoi et comment Yerus-halmi était un grand. Lui citait, pourtirer la leçon de son travail et de celuidesgénérationsd’historiensdujudaïs-mequi l’avaientprécédé, le seulversetdu «Nouveau» Testament dont ilauraitaiméqu’il soitdans l’«Ancien»:«Aprésentnous voyons,mais obscuré-ment, commeàtraversunevitre.»p

LaMéthodedel’égalité,de JacquesRancière,entretienavecLaurentJeanpierreetDorkZabunyan,Bayard,132p., 21¤.

« Le roman le plus profond, le plus drôle, le plus fou,le plus actuel que j’aie lu depuis longtemps. »

Yann Moix, Le Figaro roman

plus drôle, le plus fou,

©H.Triay

Transmettre l’histoire juive.Entretiens avecSylvieAnneGoldberg,deYosefHayimYerushalmi,AlbinMichel, «Itinérairesdu savoir», 300p., 24,90¤.L’Histoire et lamémoirede l’histoire, sous la directiondeSylvieAnneGolberg,AlbinMichel,«Bibliothèque Idées», 176p., 15¤.

Comment trouverune niche, unmoment de la viejuive encore en friche?

Unlivred’entretiensretraceleparcoursintellectueldel’AméricainYosefH.Yerushalmi,morten2009

Serviteurdel’histoire

Critiques Essais

Pierre Bouretzphilosophe

ABrooklyn (NewYork), 1954.LEONARD FREED/MAGNUMPHOTOS

50123Vendredi 26 octobre 2012

LettresdelaMaisonblancheLongtemps, lefilsdeGeorgesPompidoun’asuquefairedesmissivesetnotesgardéesdanslapropriétéfamilialed’Orvilliers.Lesvoiciréunies

C’est d’actualité

Saisondesprix:lescartonsrougessemultiplient

Lettres, notes et portraits. 1928-1974,deGeorgesPompidou,Robert Laffont, 550p., 24¤.

CARTONROUGE!A chaquesaisondesprixlittéraires, ses controverses. Les tractationsencoulisses, les protégésdes jurés, tout celaest connu.Mais voilà qu’aujourd’hui le scan-dale éclabousse leComitéduprixNobel lui-même,oui, la vénérableAcadémie suédoise,Graal suprêmepourun scientifiqueouunécrivain. Rappelonsque, le 11octobre, leNobelde littératurea étédécerné au roman-cier chinoisMoYan.Or, la télévisionsuédoi-se SVTvientde révélerqueGöranMal-mqvist, sinologueetmembrede ladite acadé-mie, a ardemmentmilité en la faveurdeMoYan, fournissantà ses confrères ses proprestraductionsafinqu’ils puissentdécouvrirl’œuvreprolifiquede l’auteurduClandu sor-gho etdeBeaux seins, belles fesses.Selon lesite américainForeignPolicy (blog.foreign-policy.com), lamaisond’éditionsuédoiseTrananvientd’acquérir les droitsdes traduc-tionsdeGöranMalmqvist, qui apu lesmon-nayer cher grâceauNobel.Uncasde conflitd’intérêts interditpar les règles de l’Acadé-mie, d’autantquePeter Englund, son secré-tairepermanent, a affirméqueMalmqvists’étaitvivement impliquédans lesdélibéra-tionsdu jury. Il seraitmêmeparvenuà leconvaincrede consacrerMoYan. L’affaireébruitée,GöranMalmqvist s’enest pris auxjournalistes. Il les a traités de«crétins» et lesa encouragésà«acheterdemeilleures lunet-tesouune lampe-torchepluspuissante lapro-chaine fois qu’ils décidentde s’aventurerdans l’obscurité».Pas très fair-play.

«Ibra», l’hommeencolèreRemis le 26novembre, le plus prestigieux

prix suédois,August – l’équivalentdenotreGoncourt –, semble jouerdavantage francjeu.Dans sa sélectiond’essais, le jury a rete-nu…Moi, Zlatan Ibrahimovic (Jag är ZlatanIbrahimovicen v.o.), l’autobiographiedujoueurvedette duPSG, qui s’est, depuisnovembre2011, écoulée enSuède à500000exemplaires et doit sortir en Fran-ce le 1er février 2013 chez Lattès. Coécrit parun journaliste, ce récit retrace l’ascensionsocialed’ungamin issud’unquartierdéfavo-risédeMalmö, fils d’une femmedeménagecroate et d’un concierge bosniaque, divorcéslorsque l’enfant avait 2ans. Père alcoolique,demi-sœurdans le trafic de drogue, scolari-té chaotique, exploits sur la pelouse…

Pour justifier sadécision, le jury évoque«unvoyageapparemment livrédemanièrebrutequi attire aussi celui qui n’empruntepas si souvent les cheminsde la littérature.Unenarrationprécise qui laisseune impres-siondurable».Diable, « Ibra» fascine surtous les terrains. Explosif, disent les spécialis-tes. L’intéressé se présented’ailleurs commeunhommeen colère. L’ire accroît son talent,dit-il.«Macarrière entière s’est construiteautourdudésir de rendre les coups.». Dansson livre, l’attaquantendonneà la volée. Ilassènedes tacles à ses ex-coéquipiersduFCBarceloneet à son sélectionneurPepGuar-diola: «Mourinho [sélectionneurduRealMadrid] illumineunepièce où il entre,Guar-diola en ferme lespersiennes.»

Ondouteque l’autobiographiede la starduParis -Saint-Germainet des «Guignolsdel’info» séduise autant l’Associationdes écri-vains sportifs (AES). Le 13novembre, auministèredes sports, ce cénacle fort en jam-bes et auverbemusclé remettra son67eGrandPrix à TristanGarciapour En l’ab-sencede classement final (Gallimard). Celui-ci succède à JeanHatzfeld (Oùen est la nuit,Gallimard).ArnoBertina (Je suis uneaventu-re,Verticales), Carl de Souza (En chute libre,L’Olivier), Pierre-LouisBasse (Gagnerà enmourir,Robert Laffont) faisaientpartie desfinalistes. Restés sur le banc de touche, peut-être l’und’eux sera-t-il honorépar le prixJules-Rimet, dont la première édition auralieu le 15novembre.

Cettenouvelle distinctionambitionnepareillementdepromouvoir la littératuresportiveet la pratiquede la lecturedans lesquartierspopulaires.Aunombredeonze, tel-le une équipede football, lesmembresdujury senommentRaymondDomenech, Yan-nickNoah,Nicolas Baverez,Denis Jeambar,LaurenceFischer… «Le sport doit favoriserl’intégrationsociale et s’accompagnerd’unéveil de l’esprit.»Tel était le credode JulesRimet, fondateurduRed Star Football Clubet créateurde la Coupedumondede foot-ball. Fort bien.Mais avec deux récompensesidentiques,décernées à deux joursd’inter-valle, où est l’esprit d’équipe?p

Macha Séry

DeGaulle,MauriacetlesautresIL ESTTOUTÀFAITexceptionnelde lire lacorrespondance inti-me, sur quarante-cinqans, d’unhommedeve-nuprésidentde la Répu-blique.D’un amoureuxdes lettres, aussi. Dontle style et le sens de lapsychologiedeshom-

mesprobablementpuisé dans la fréquenta-tion constantede la littérature offrent unesuperbepalette deportraits et de juge-ments. En somme, de lire sans l’artifice de lareconstructiondesMémoires l’évolutiond’unacteur politiquequi aurait le talentd’unécrivain.

Cet assemblagede lettres et denotes reflè-te l’itinéraire d’un jeunenormaliendébat-tant passionnémentdepoésie oudu «chicépatant» des jeunes filles. ViennentdeGaulle et sonombre formidable, et toute lavie de Pompidou est transformée. «Quandje revois sa vie politique, jemedis qu’il a réus-si dans les grandes circonstances et dans sesrapports avec les êtres exceptionnels (…),

remarque-t-il. Il amanqué le but chaque foisqu’il a euaffaire à l’hostilité desmédiocres.»Et lui? Comment fait-il face aux frustra-tions et auxdilemmesdupouvoir?Avecdureté, lorsqu’il refuse la grâce des condam-nés àmort Buffet et Bontems.Avec colère,lorsqu’il recense lesnomsde ceuxqui ontalimenté les rumeurs sur l’affaireMarkovicdans l’espoir de l’affaiblir politiquement.Avechumourou vacherie, lorsqu’il batailleavec les grands éditorialistesde l’époque,FrançoisMauriac,Georges Suffert ouClaudeBourdet. «Vous pouvezavoir sur l’ac-tionpolitique vos idées qui ne sont pas lesmiennes,écrit-il ainsi à FrançoiseGiroud.Mais ne sentez-vouspas qu’il y a des hom-mesqui sont au-dessusdes petitesses cou-rantes?» Et l’on saisit, pour finir, combiencesmots jetés d’une écriture rapiden’avaientqu’unbut: lutter contre l’incom-préhensionqui est le lot des hommesdepouvoir. pRle B.

Histoired’un livre

Eté 1972. Georges Pompidouet sa femme,

Claude, en vacances.HENRI BUREAU/SYGMA/CORBIS

Raphaëlle Bacqué

C’est unpetit village desix cents âmes, toutprès de Houdan, dansles Yvelines, à unesoixantaine de kilo-mètres de Paris. Mille

fois, les Français des années 1960ont vu ses rues et ses jardins surcesphotosquifleurentbonl’insou-ciance d’une époque de croissan-ce.C’estlà,àOrvilliers,quelesPom-pidou venaient passer le week-end, lui encol roulé,éternelleGita-neà lamain,elledanscestailleurs-pantalons en jersey clair qui ontfait la renomméedeCourrèges.

La famille de Claude Pompidouy avait acheté un ancien relais deposte, que Georges Pompidouavait fait repeindre et appelait la«Maison blanche», comme uneprémonitiondesondestin.Al’inté-rieur, enfermés à clé dans plu-sieurs armoires, ont dormi pen-dant plus trente ans des dizainesdecahiersdeclasse,denotes,delet-tresjamaispubliés.«J’avaisvupen-dant des années mon père écrire,sursesgenoux,assissurunfauteuilou le canapé», raconte aujour-d’hui le professeur Alain Pompi-dou.Médecin, lefilsuniquedel’an-cien président de la Républiquefrançaisen’avait jamaiseu le loisirde seplongerdans cettemassequioccupe presque trente mètresd’étagères.

Comment faire ? Il y a là desbrouillons de lettres à des journa-listes, des artistes, des collabora-teurs. Toute une correspondanceavec l’écrivain FrançoisMauriac, àl’époque éditorialiste au Figaro etsoutien du mouvement gaulliste.Desportraitscinglantsaussideres-ponsables politiques desannées1960 et 1970 « impublia-bles de leur vivant », a jugé lafamille de l’ancien chef de l’Etat.Des notes, enfin, prises avant ouaprès des entretiens avec le géné-raldeGaullelorsqueGeorgesPom-pidou était son collaborateur puisson premier ministre. En 1974,quelques semaines avant samort,Pompidou a lui-même publié sesnotes et réflexions sur Mai 68 etplus généralement sur l’Etat fran-çais, dans Le Nœud gordien (Flam-marion).En1982,unenouvellepar-tie des archives a été rassembléedansPourrétablirunevérité (Flam-marion). Mais le contenu descahiers enfermés dans la maisond’Orvilliers est trop éclectique,«sans fil rougepourpermettreune

publication telle quelle», a vitecomprisAlainPompidou.

Il y aunpeuplus de deuxans, ilreçoitunappelde la filledeRobertPujol,sonparraindécédéquelquesannées auparavant. Pujol était leplusancienamideGeorgesPompi-dou. Ils s’étaient rencontrés aulycée d’Albi. «Françoise est venuejusqu’à Paris et, avant que nousn’allions déjeuner, a déposé chezmoiungrossacenplastique,racon-te Alain Pompidou. Il contenaitquatre-vingts lettres de mon père,écrites depuis 1928 jusqu’à quel-ques mois avant sa mort, le 2avril1974. Je tenais làmon fil rouge!»

Fussent-ils les enfants d’an-ciens présidents de la République,les fils ne savent pas toujours cequ’ont été leurs pères. Leur évolu-tion morale et intellectuelle. Leurpsychologie. Leurs doutes et leursengouements. En lisant sa corres-pondance, bientôt complétée parunesériede lettresque luiapportele fils d’un autre vieil ami de Nor-male-Sup et collaborateur de sonpère, René Brouillet, Alain Pompi-doudécouvretouteunefacettejus-que-là ignorée : celle d’un jeuneprovincial amoureux de la littéra-

ture, venuà lapolitiquepar la ren-contre avec deGaulle.

« J’avais été adopté en 1942 àl’âgede troismois parmes parentset nous avions formé depuis unseul et même bloc au sein duquel,au fond, mon père n’avait pasbesoin de parler», explique Alain

Pompidou. Dans ce trio, la politi-quen’estpasunsujetdeconversa-tion.Elleestplusquecela.Unesor-te de bain. Les correspondancesintimes juxtaposées aux notes etaux archives conservées par lafamillePompidouoffrentlanarra-tion exceptionnelle d’unemontéeverslepouvoir,puisdesdifficultésde son exercice.

Onlitavecplusd’attention,peut-être, leslettresetnotesdesderniersmois. Le président ignore-t-il vrai-ment lagravitédumalqui vabien-

tôt l’emporter? Il s’attache, lesraresfoisoùill’évoque,àleminimi-ser. «Il ne se sentait pasmourant»,confirme aujourd’hui son fils. Al’époque, le professeur Vignalou,son médecin traitant, et le grandhématologue Jean Bernard onttoutdemêmeprisàpartAlainPom-pidou, ancien élève du professeurBernard.«Le faitde lui annoncer samaladierisqued’atteindresonopti-misme et de l’alarmer inutile-ment», ont-ils expliqué. «Et mamère? – Nous ne lui en parleronspas non plus. Mais vous, vous luiapporterezvotre soutienmoral.»

Acet égard, la dernière lettre duprésidentPompidouàsonfilsreflè-te ce mélange de déni, de volontéde protéger les siens et de maîtri-ser l’information sur sa santé.«MonAlain, ilvautmieuxquetunepasses pas me voir en allant à lafaculté. Il y a des “observateurs”.S’ils te voient trop souvent, ils enconcluront que c’est toi qui me“suis” sur le plan médical. (…) Parcontre, il serait bon que Vignaloupasse, uniquement pour “être vu”.Papa.»Deuxmoisplus tard, lepré-sident mourra d’une septicémie,chez lui, à Paris.p

LE CRABE,L’ERMITEET LE POÈTE(roman)

de JEAN-LUC

MAXENCE

Méditation post-moderne posantla question des originespsychosomatiquesdu cancer, révélantsans fard ce malqui pèse sur notredébut de siècle.De la rue au métro,par l’hôpital, surla trace de Charlesde Foucauld...Une voie initiatique ?

Editions Pierre Guillaume de RouxDiffusion : CDE/SODIS

Prix 19 €

Alain Pompidoudécouvre une facettede son père: celled’un jeune provincialamoureux de littérature

6 0123Vendredi 26 octobre 2012

«Cahiers» écornésAnglaise, prochede la «nouvelle gau-che», EmilyBickerton sepenche surl’histoiredesCahiers du cinéma.Elletentede démontrer que cette revuejadis radicale aurait vendu sonâmeauxpuissancesdumarché, au tour-nantdes années 1980. Sa thèse a lemérited’offrir une alternative à celled’AntoinedeBaecque, auteur del’ouvragede référence sur le sujet(Histoire d’une revue,Cahiers du ciné-ma, 1991) et qui fut lui-même rédac-teur en chef de la revue entre 1996 à1998– il collabore aujourd’hui au«Mondedes livres».Partantduprincipeque lavaleur dela critique semesureà sa capacité àfaçonner l’époque, Bickertonconsidè-re que lesCahiersont joué leur rôle,tout en le réinventant régulièrement,entre lemomentde leur création, en1951, et le départ de SergeDaney, en1982. Ensuite, l’histoirene serait plusque celle d’un ralliementaux lois dela sociétéduspectacle. L’idée, provoca-trice, est stimulante. Elle auraitméri-té d’êtredéfenduepar uneanalysefouillée, précisémentargumentée.EmilyBickerton fait ce travail pour lapremièrepériode, décortiquantparti-culièrementbien les annéesmaoïs-tes.Mais, pour celle qui court à partirde 1982, ellemultiplie les raccourcischoquants, énonce toutes sortesdeformulesà l’emporte-pièce, de com-

mentairesnaïfs. Aupointque l’on sedemandesi elle a bienlu les textes qu’ellemet en cause.p

Isabelle RégnieraUne brève histoire des«Cahiers du cinéma»,d’Emily Bickerton,Les Prairies ordinaires,190p., 19€.

Lamélancolie l’aaccompagnéàtraverstoutesonœuvre.A92ans, JeanStarobinskilivrelasommedesesconnaissancessurcettehumeur.Captivant

Ecrireàla«bilenoire»Sans oublier

LagravuredeDüreret l’artisteaudésespoir

Critiques Essais

La mélancolie, disait lethéologien RomanoGuardini, est quelquechose de trop doulou-reux, elle s’insinue tropprofondément jus-

qu’aux racines de l’existencehumaine pour qu’il nous soit per-mis de l’abandonner aux psychia-tres.Or, en lapersonnede JeanSta-robinski, c’estprécisémentunpsy-chiatrede formation, ancien inter-ne des hôpitaux de Genève et deLausanne,quil’asauvéed’unepsy-chopathologie trop réductrice :car,sansperdredevuelamédecine–sanssedéfroquer,commeilaimeàdire–, il s’estfaithistorienetcriti-que. Alliées au talent de l’écrivain,ces compétencesmultiples lui ontpermis, plus qu’à tout autre, d’ins-taller«Mélancolie»dans l’histoirelongue de la culture occidentale;elle en estun thèmemajeur.

Son beau nom grec, il est vrai,s’est chargé au fil des siècles designifications contradictoires.Comme le note Freud, qui pour sapart l’a conservé, il semble ren-voyertantôtàdesaffectionssoma-tiques, tantôt à des affections psy-chogènes; leur diversité cliniqueest telle que, de nos jours, lesManualsofMentalDisordersexpul-sent le terme de leurs tableauxnosographiques. Loin de les imi-ter, JeanStarobinskisegarded’éva-cuer lemalaise saturnienauprofitd’une multitude d’«états dépres-

sifs» et autres «troubles bipolai-res»; sous la diversitédes symptô-mes,ildésignelapermanenced’unproblème, aux formulations tou-jours changeantes. En témoigneavec éclat le recueil que viennentde publier les éditions du Seuil :outre l’Histoire du traitementde lamélancolie, thèse datée de 1960dont la rééditionétait depuis long-tempsattendue,levolumerassem-ble nombre de textes, subtilementordonnés, qui tout à la fois se fontécho et marquent la progressiond’unepenséeaucoursdescinqder-nièresdécennies.

Avec d’autres ouvrages dumême auteur (Trois fureurs, 1974;LaMélancolie aumiroir, 1989), untel ensemble constitue une som-

medegai savoirappeléeàdélecterles honnêtes gens tout en instrui-sant les spécialistes.

Parmilesmorceauxdebravouredel’historien: lespagesqu’ilconsa-cre à l’invention de la «bile noire»,cette humeur imaginaire souventcomparée à l’encre ou au goudron,que l’on a chargéependant des siè-cles d’expliquer de l’intérieur lesdésordres de l’esprit ; l’évocationd’une connivence entre l’histoireetl’expériencemélancolique;l’étu-de du rapport entre mélancolie etcréation, ou entre mélancolie et

génie, qui longtempsavant le romantismea tant intrigué lesAnciens. De l’étatmélancolique, ils ontfait bien autre chosequ’une maladie : lemalaise, suggèrent-ils, naît en même

temps que la culture, lorsquel’homme se découvre double. Nonpas un, mais duel, et portant del’autre en soi. Là réside tout l’inté-rêt de l’immense rêverie sur l’atra-bile, à laquelle Starobinski a consa-créuneattentionsoutenue:articu-lant du physiologique sur du psy-chologique, mettant en relationune substance instable et uneapti-tude à créer, elle nous renvoie tou-joursà l’idéeque l’hommedoit sonexcellence, sa créativité artistiqueen particulier, à une altération quile travaille au plus intime. Le coupde force aristotélicien est de rem-placer l’inspiration – en tant queprincipe explicatif des plus hautesœuvres de l’esprit – par un certainétat du corps; ou encore de substi-

tueràl’électiondivineunedétermi-nationphysiologique.Travailléparla «bile noire», l’artiste n’est pasnécessairementunmalade,mêmes’il craint à tout instant de l’être ;violent et inconstant, il l’est parcequ’est violente et inconstante unehumeur qui l’incite à devenirautre.Sesentiressentiellementdif-férent de soi, tel serait le propre del’artiste; et c’est justement à quoil’humeur noire le conduit. De fait,le mélancolique est l’homme desrêves et rêveries, des fictionset deschimères; de l’allégorie aussi, quisuscitedes êtres autres.

A ce stade, on comprend quel’historien se double nécessaire-mentd’uncritique, oumieuxd’uninterprète. C’est l’œil et l’oreilleaux aguets, attentif aux plaintes,aux rythmes et au sens des souf-frances, que Starobinski parcourtlesterresdeSaturne.Tantôtàlaren-contre de peintres: tels Van GoghouGiorgioDeChirico.Mais, leplussouvent, à la rencontre d’écrivainset de figures littéraires: de Démo-crite, le «grand riard» qui passepour fou et vit en misanthrope, àPierre Jean Jouve et Roger Caillois;deRobertBurton,auteurdela«syn-thèse géniale» qu’est l’Anatomiede la mélancolie (1621), à Kierke-gaard, ce «double d’un autre» quin’arrivait pas à se dire «tu» à lui-même. En passant par Don Qui-chotte, prisonnier de son idée fixe,par la Princesse Brambilla, d’Hoff-mann,oubienentenduparBaude-laire, l’«expert suprême». Avec depassionnants excursus vers l’iro-nie, l’utopie,le jeuthéâtral…Enétu-diant l’écriture mélancolique de

ceuxquisontparvenusà«transfor-merl’impossibilitédevivreenpossi-bilitédedire»,c’est,enfindecomp-te, la mélancolie elle-même, danssadynamique créatrice, que Staro-binskia remiseenmouvement.p

«Le regarddans le vague, la jouegaucheappuyéesur lamaingauche, elle sepré-sentedans l’attitudecaractéristiquedesmélancoliquesvictimesd’une crise aiguëd’acedia.»Elle est, avec ses ailes recro-quevillées, le personnagecentralde lapluscélèbregravured’AlbrechtDürer,Melencolia§I (1514) à laquelleClaudeMakowski consacreaujourd’huiuneétu-dedansun livre à la fois savantet illus-tré (Dürer,Cranach.Mélancolie(s), Somo-gyéditions, 118p., 24€).

Car cetteœuvre, qui figure inévitable-mentdans lesanalysesou les rêveriesinspiréespar ce thème,n’apas fascinédesgénérationsd’esthèteset d’éruditsseulementpar sa remarquable finesse,maisaussiparcequ’ellen’a jamais livrésonsecret. Lagravureauxmultiplessymbolesrecèleuneénigmequi a enga-gé lesuns sur lesvoiesd’unrenonce-

mentprudent, les autres sur celled’uneorgueilleuseaudace…Le commentairedeClaudeMakowskiéchappe, lui, auxdeuxreproches.Minutieusement, l’an-cienproducteurde cinéma, reconvertidans la recherche iconographique,mènesadémonstration: le fameuxpolyèdreposédevant lepersonnage (étudiénotammentpar l’historiend’art ErwinPanofsky)ne seraitpasuneallégoriedela sculpturemais la représentationde lamétéorite tombéesurEnsisheim(Alsa-ce), le 7novembre1492.Apartirde là sedéploievéritablement l’interprétation.A son terme,unehypothèse: la gravureexprimele«désespoirmétaphysique»quia atteint l’artisteaumitande saviequand lespromessesd’unAged’or sesont évanouies.Ungénial, et désespéré,bilande laquarantaine, en somme.

JulieClarini

L’Encrede lamélancolie,de Jean Starobinski,Seuil, «Librairie duXXIesiècle», 660p., 26¤.

Lemalaisenaît enmêmetemps que la culture,lorsque l’hommese découvre double

Yves Hersanthistorien

MICHAEL ACKERMAN/AGENCE VU

70123Vendredi 26 octobre 2012

Ameisen,penseur-conteur aDu7au12novembre:LesUtopialesàNantesPour sa 13eédition, le Festival internationalde science-fictionaurapour thème«Origines». L’invité d’honneurcette année estl’auteuret scénaristebritanniquedeBDNeilGaiman.Parmi lesdébats, «La SF: unemachineà réinventer lesmythes», «Lesnationsde la SF», ainsi que les croisementsavec le thriller.Deuxrencontres littérairesmajeures sontprévues, l’une avec le Fran-çais PierreBordage, l’autre avec l’AméricainNormanSpinrad.www.utopiales.org

aDu9au11novembre:Foiredu livredeBriveErikOrsennaprésideracette31eédition.L’académi-ciena retenuplusieurs thè-mes (nourrir leshabitantsde laplanète; élogede lagéographie; les outilsdelaculture etde la commu-nication; la chansonfran-çaise)qui serontautantderendez-vous.Sontannon-césVassilisAlexakis, Lau-rentBinet,HarlanCoben,JoëlDicker, JoySorman,OlivierAdam,PatrickDeville,AurélienBellan-ger, StéphaneMichaka…www.foiredulivre.net

IL ESTTEMPSde s’en rendre comp-te: il y a unphénomèneAmeisen.Audépart, trajectoire classique–brillantissime, certes,mais surterrainbalisé. Chercheur enimmunologie, ce savantmet enlumière le suicide salvateurdenos cellules, quimeurent afinqued’autres les remplacent. Il a doncsouligné ce paradoxe: c’est quandnos cellules s’obstinent à survivrequenous finissonsparmourir.Préoccupéd’éthique, JeanClaudeAmeisena égalementprésidé leComitéd’éthiquede l’Inserm, et,longtempsmembreduComitéconsultatif national, il s’apprêteaujourd’hui à le présider. Cela suf-fit pour dessinerune silhouettenormalede scientifiquehumanis-te, au carrefourde la rechercheetde la Cité.Mais, justement, ceciest trop court, trop simple.

CarAmeisenest aussi une voix,un timbre,un souffle. En fait, cethommeest un conteur. Il pense àvoixhaute, sansnotes, évoque

avec inspiration lesmerveillesdumondeet les vertiges de la scien-ce, les abysses du temps commeles exigences de l’humain. Sur-tout, il ymet toujours tant d’ar-deur, d’intensité, de savoir, d’émo-tion, qu’à l’écouter on reste, auchoix, ébaubioupantois. Les audi-teursde France Interne s’y sontpas trompés: ils ont fait de «Surles épaules deDarwin»une émis-sion culte.

L’aventuredu savoirCardepuispresquedeuxans,

chaque samedi, uneheuredurant, en fin dematinée, JeanClaudeAmeisenpartage avectousune aventuredu savoir. Lesréférences scientifiques sont àportéedemain,mais elles restentà l’arrière-plan. Lamarquede cet-te création singulière est en effetde tresser intimementdécouver-tes des chercheurs et paroles despoètes. Ici se rejoignent imagina-tionpoétiqueet rigueur scientifi-

que. Peu importequ’Ameisenévo-que les grands éléphantsdisparusoud’autres espèces géantes éva-nouies, qu’il explore les profon-deursde lamémoireou la germi-nation incroyabled’unnoyaudedatte enfoui depuis deuxmilleansdans le sabledudésert… cha-que fois, le penseur-conteurconvoque l’écrituredans les labo-ratoires.

Au fil de ce premier livre issude l’émission, onne croise doncpas seulement les trouvaillesrécentesdes paléontologues,phy-siciens, biologistes et neurolo-gues.Une constellationd’écri-vains et de poètes fait partie inté-granteduvoyage, qui senom-ment Paul CelanouRainerMariaRilke, T.S. Eliot ou EmilyDickin-son, PascalQuignardou JeanEche-noz.On l’a compris, ils ne sont làni pour décorerni pour jouer lessupplémentsd’âme. Ce qu’ils per-mettentd’entrevoir, c’est ladimension imaginairedes

savoirs, les ressortsoniriques dessciences, l’intuition sous l’équa-tion. Parce qu’il n’y a bienqu’uneseule interrogationhumaine, nonunekyrielle de sentiers séparés.

Unpoète, naguère, l’a formuléà sa façon: «Lemystère est com-mun. Et la grandeaventurede l’es-prit poétiquene le cède en rien auxouvertures dramatiques de lasciencemoderne. (…)Aussi loinque la science recule ses frontières,et sur tout l’arc étendu de ses fron-tières, on entendra courir encorelameute chasseresse du poète.»Ainsi parlait Saint-JohnPerse, aubanquetNobel, à Stockholm, le10décembre 1960. Voilà qui pour-rait être inscrit, si elles existaient,sur les épaulettesdeDarwin…p

MarielleMacé,chercheuse en littérature et essayiste

Habiterlamaisonquinoushabite

Figures libres

A titre particulier

d’Eric Chevillard

Agenda

UNENTRETIENet unequarantainedephotographies, sousunecouverturenoire semblable à celle des carnetsMoleskineoùl’on cache ses croquis ou ses pensées.Voilà un livre bref, circons-tanciel,mais singulier et émouvant, qui approcheavec pudeurunemaison, celle oùest né PierreMichon. Ce n’est pas une«maisond’écrivain», où se déploieraient les images intimidan-tes et les outils convenusde la création, c’est unemaisond’en-fance – une «masure»,préciseMichon, la fermede ses grands-parentsmaternels. Pendant lesmois d’hiver, elle reste pour luiirréelle;mais, comme lespages d’un livre, elle cesse de l’êtredèsqu’il l’ouvre, au début de chaqueété.

Onapproche cettemaison avec tact, en visiteur étranger, àtraversdes images brumeusesoù l’onpénètre commedansundomainemagique et unpeuhanté.Onne s’y retrouvepas toutde suite, tâtonnant dans l’intimitéd’un autre; on se dirige verselle commeon irait vers ses propres souvenirs,mais elle nousrestera fermée tout au longdu livre: volets clos, histoires secrè-tes, tapies dansune forêt de ronces commedans les contesdefées. La série des photographiesnoir et blanc soulignéesde rou-ge qui la cernent est fantomatique.Anne-Lise Broyer restitueainsi lemiragequepeut être unemaison, enfouie dansunhalod’enfance, commecelle que chacunprotège à l’intérieurde soi.«Cettemaison est unpeu secrète. Je la porte enmoi commeunnoyau invisible»,ditMichon; et penser à elle, poursuit-ilmer-veilleusement, «medonne enmême temps la plus grande forceet la plus grande faiblesse».

UnnidouunenclosCettepenséevient rejoindreen chacundenousuneexpérien-

ce intime, cequeDurasappelait la«maison intérieure» : le séjourmental, lamanièrequ’a chacund’habiter ses lieux, samémoireet sonhistoire.Maisond’enfancequ’onperdouqu’on retrouve,porteusede touteuneémotiondescommencements;maisonsd’adulteoù l’ons’inventeen s’encourageantd’undécor –dansdesmanies, despréférences furtives, desobjets sur lesquelsons’appuie. L’individuet lamaisonse referment l’unsur l’autrecommelesdeux facesd’unemême idée; et la littératurene cessedenousendonnerdesmodèles,manifestantcomment tel ou telhabitesamaison,et laisse samaisonl’habiter. Pourcertains,habi-terestun jeu rassurantqui aboutitàunnid;pourd’autres, unegêne,unenclosqui empêchedebondirailleurs.Habiter: celaauraété l’unedesgrandesaffairesde lapenséemoderne,depuisHölderlinouHeidegger.Unbel essaipubliépar lesmêmesédi-tionsVerdier l’explorait il y aunan:Théoriedesmaisons. BenoîtGoetzydécelait«l’idéedemaison»queprojette touteœuvred’artou toutephilosophie:un sentimentde l’espace,unemaniè-rede l’investir, de l’arpenteretde leborderde seuils,undésir deprotectionoud’échappée,uneutopiedesproximitésoudesdis-tances. La réclusiontrèspeupléedeProust, lenomadismeimagi-nairedeDeleuze, l’organisationde l’intimitédans le travaildeBarthes…autantdeconfigurationsoùchacunprojette, dansdesdésirs, des fantasmes,ousimplementdes façonsdevivre, unemaison–une idéeetunemodalitéd’habitationdumonde.

LamaisondeMichon et de sa photographen’est ni un foyerniun refuge oùéprouver l’assuranced’uneorigine; c’est, àl’imagede lamémoire, quelque chose commeune exigence, unappel, unpoint d’obstination.«Un cri», suggèreMichon, car samaison toute délabrée le réclame.C’est pour cela qu’il a fini paren faire l’unedes figuresde sesViesminuscules ; il ymettait enscène le délabrementde samaisonet ainsi la sauvait – il l’ad’ailleurs retapée avec ses droits d’auteur. Lamaison intérieure,commeun remords qu’un livre a unpeu apaisé.p

UneorgiedecandeurLe feuilleton

JoyeuxNoël,d’Alexandre Jardin,Grasset, 304p., 19,80¤.

Envoyer vos manuscrits :Editions Amalthée2 rue Crucy44005 Nantes cedex 1Tél. 02 40 75 60 78www.editions-amalthee.com

Vous écrivez?Les EditionsAmalthéerecherchentde nouveaux auteurs

Roger-Pol Droit

Il est notre plus grand génie comi-que et sans doute ne le sait-il pas.Souvent, les écrivains s’illusion-nent sur la signification et la valeurde leur œuvre. Ils se croient douésde talents qu’ils n’ont pas et profes-

sentenrevancheunméprissingulierpourceux qui leur vaudront la gloire. Il appar-tient doncaux critiques et aux lecteursdeles dessiller. Voltaire pensait naïvementdemeurerdansnosmémoirespoursestra-gédies. La postérité, on le sait, a surtoutretenusonfauteuil.Chateaubriandcomp-tait sur sesMémoiresd’outre-tombe.Nousnous régalons du filet de bœuf grillé à lasaucebéarnaiseque luimitonnaitsoncui-sinier.OrAlexandreJardinsemetpareille-ment son stylo dans l’œil. Il est un auteurcomiquedepremierplan.Non, lavervedeRabelaisn’estpassiconstammentinventi-ve que la sienne. Quelle saillie, quel para-doxe de quel humoriste patenté pour-raient par exemple rivaliser en drôlerieavec cette phrase que nous lisons à la find’Autobiographie d’un amour (Gallimard,1999) : «Ils s’engageaient confiants dansl’étroit couloir du bonheur, en croyant auxrhododendronsde leur passion»?

Onne saurait être plusmarrant.Mais ilest vrai qu’Alexandre Jardin a changé.Depuis son précédent livre, Des gens trèsbien (Grasset, 2011), dans lequel il révélaitle passé collaborationniste de son grand-père, il se sent pris, selon sesmots, d’«unefringaled’authenticité».Tels lespersonna-gesdesonnouveauroman,«plusquestionde gigoter dans la mélasse des semi-véri-tés». Il n’écrira plus ces puériles bluettesd’un enthousiasme exalté qui ont fait sacélébrité ; il écrira désormais des livrescomme ce Joyeux Noël qui est tout aucontraireunecandide fabuletted’unopti-mismeforcené. C’est plusqu’unemue, onlevoit,maisunemutation,unevraieméta-morphose.

Allait-il perdre en se régénérant de lasorte son irrésistible sens comique? Onpouvait le craindre. La première phrasenousrassure:«Avantdem’élancerdans letoboggan de ce roman qui va couvrir septannées de rebonds…»Ouf! D’emblée, touty est. Onne se refait pas et, pour le lecteurqui aime la rigolade, c’estune chance. Suiten effet un feu roulant de facéties verba-les, trois centspagesdepropositionsaber-rantesquivousferontroulerdevotrecana-pé plus sûrement que le vin et frapper lesol de votre poing plus furieusement quele désespoir. C’est un peu fumeux sansdoutemais commepeut l’être aussi le gazhilarant.Iln’yaquedansl’œuvred’Alexan-dre Jardin, en effet, quevous rencontrerezun personnage «protégé d’humour»,«crêté d’orgueil», «émergé du ridicule»,« troué de chagrin» ou «éreinté de faux-semblants».Qui écrira, sinon lui: «Toutessortesd’âmes inapaiséesm’ouvrirent leursplacards emplis de sidérations» ? Qui :

«Sexuellementomnivore,Zinzin, lui,vivaitcommeon s’éparpille. Possédéparune for-midable avidité, cet élu de la Républiquedégustaitlegenrehumainsanschipoter»?Quiencore:«Ellen’étaitoccupéequ’àinha-ler cet instant irrévocable»?

Eh bien, je vous le dis solennellement:personne! Alexandre Jardin seul. Et cen’est pas rien, d’être ainsi reconnaissableentre mille littérateurs: « Il saisissait sesinterlocuteursd’émotionpourfissurer leurmutisme.»Ou:«Levisagede la jeunefem-

me se précisa et lui empoigna l’âme.»A ceniveau de perfection, il ne faut pas avoirpeur de parler d’un style. Lequel ne faillitpas d’un bout à l’autre du livre: «Normaétait moins des yeux qu’un regard, moinsun corps que des jambes – deux réussitesgalbées.CetteImpensableavaitdanslepro-fil quelque chose d’indompté.»Ecoutez cechant: «La nature était couleur d’hiver etparfuméede lointains.»Parfuméede loin-tains! Rimbaudn’aurait pas osé. Non, pasmême du bout des lèvres. Ni quand ilerrait au fin fonddes déserts.

Lesmétaphoresourléesd’AlexandreJar-din feraient de jolies «sirandanes»: une

«miette de France compliquée de vents»?C’est une île bretonne. «De l’insensé liqué-fié. Un district de convulsions» ? L’océandéchaîné. «Cette orgie de candeur auxyeux immenses»? Une fille. Puis encore,devinez un peu qui «s’en allait dans leseaux écumeuses» ? Mais cessez de cher-cher, vousne trouverezpas, car c’est« l’in-dicible». Lui-même! Or, ici, sourd dansl’âme trempée de mélancolie du chroni-queur un regret pareil à un parapluiedégoulinant, à une catacombe de colom-bes: impossible de tout citer…

Alafindecetaudacieuxromand’éman-cipation, ode à la sincérité la plus débri-dée, Alexandre Jardin, bien résolu à enfinir avec toutes ces «hypocrisies qui nousfalsifient» (et non « salsifis », que l’onattendait, allez savoir pourquoi), publieson avis d’imposition et quelques autresdocuments compromettants, telle sabibliographie, telles aussi cette photogra-phie de l’auteur presque nu (il n’a sur luique son slip et sa montre) et la radiogra-phiede soncrâne (c’est fou, ondiraitHen-ri IV). «Agir avec des mots sur le mondemental de mes contemporains est toutema fièvre», nous confie-t-il encore. C’estpeu de dire qu’il y parvient. «Dégoûtée,Norma eut envie d’aller copuler pour quela journée ne fût pas perdue.» Vous savezcequi vous reste à faire.p

Chroniques

Sur les épaulesdeDarwin.Les battementsdu temps,de Jean-ClaudeAmeisen,éd. Les Liens qui Libèrent-FranceInter, 442p., 22,50¤.

EMILIANO PONZI

Ce n’est pas riend’être ainsireconnaissable entremille littérateurs

Vermillon. LaMaisondes viesminuscules,dePierreMichon (texte) etAnne-LiseBroyer (photos),Verdier, en co-éditionavec ed. Nonpareilles, 80p., 19,50¤.

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MartinWinckler

Raphaëlle Leyris

Il tend une longuemain fineetseprésente,avecunsouri-re : «Marc… tin». Sa languen’a pas fourché ou hésitéentre son patronyme offi-ciel, Marc Zaffran, son nom

demédecin, et sonnomdeplume,Martin Winckler. Cet homme à lahaute silhouette, courte barbe etgrosses lunettes est l’un et l’autre,et la contraction «Marctin», si ellevaut clin d’œil, sert de traitd’union à ces deux identités qu’ilne vit pas comme antagonistes.Après tout, le stylo accroché entredeux boutons de sa chemise estautant l’attribut de l’écrivain prêtà prendre des notes que celui dudocteur sur le point de signer uneordonnance.

Il y a presquequatre ans, «MarcZaffran, alias Martin Winckler»,révélé en 1998 par le succès de LaMaladiedeSachs (POL), s’est instal-lé à Montréal avec sa nombreusefamille.Laviedansuneville«quiale cul entre deux langues», dit-il, etcombinelecharmedela(belle)pro-vinceavecceluid’unecapitalesem-ble largement convenir à cet hom-me multiple. Il n’imagine pas enrepartir.«EnFrance,assure-t-il, j’ailongtemps été regardé de haut: onnecomprenaitpasquejepuisseécri-re des romans chez POL, des polarsdansdesmaisons considérées com-me moins prestigieuses, des livressur les séries télévisées, d’autres surla contraception, et signer des tra-ductions… Là-bas, je me sens plusrespecté dans la variété des sujetsque j’aborde. L’espace mental estplus vaste» –à sa mesure, semblepenser celui qui affiche autantd’humilitéquede consciencede savaleur, et parle avec une douceurqui n’empêche pas un ton légère-mentdocted’affleurer,parfois.

Au Québec, Marc Zaffran effec-tue lesdémarchesafind’exercer lamédecine dans son pays d’adop-tion,prépareunemaîtrisedebioé-thique, et vient de faire paraîtreauxPressesdel’universitédeMon-tréal Profession : médecin de

famille. MartinWinckler, lui, don-ne ce trimestre des cours de créa-tion littéraire à l’université d’Ot-tawa, et vient de publier, chezBoréal, une monographie sur lasérie«DocteurHouse».Dececôté-ci de l’Atlantique, il signe unrecueil de nouvelles, Cahier detransmission, chez l’éditeur enligne Publie.net (13,50¤), un Petitéloge des séries télé (Folio, 118p.,

2¤, lire «LeMondeTéléVisions»du8octobre), ainsi qu’En souvenird’André, sonhuitième «livre POL»– sur la cinquantaine que comptesa bibliographie.

Cettemanie de se démultiplier,de sauter d’un sujet à l’autre, est

liée,selonlui,aufaitd’avoir«gran-di dans une sorte d’interdisciplina-rité ». « Je regardais de la mêmemanière des séries télévisées et desfilms – je voulais devenir critiquedecinéma–avantdepasserà lalec-ture de BD ou de romans.» Il parleaussi du «métissage» qui seraitnaturel à un enfant né en 1955 àAlger dans une famille juive qui aquitté l’Algérie, en 1961, pour

Israël, avant de s’ins-taller à Pithiviers. Sonpère y a exercé com-me pneumologue,sans oublier de luitransmettre sa pas-sionde lamédecine.

L’ombre de cethomme aimé planesur les premières

pages d’En souvenir d’André, danslesquelles lenarrateur,EmmanuelZachs,évoque lesderniers joursdeson père, l’insupportable douleurde levoir souffrir surun lit d’hôpi-tal et l’envie de l’aider àmourir. Lesuicide assisté est le sujet centralde ce court roman, qui apparaîtcomme un reflet inversé de Troismédecins ou encore du Chœur desfemmes (POL, 2004et 2009), énor-mes machines romanesques, ins-pirées, respectivement, des TroisMousquetaires et de comédiesmusicales, traversées par la ques-tion du droit des femmes à dispo-serde leur corps.En souvenird’An-dré, lui, est un texte à l’os, qui nes’intéressedoncplusau«fairenaî-tre » (ou pas), mais au «aider àmourir».Cesontsurtoutdeshom-mes qu’Emmanuel Zachs accom-pagnevers la fin.

«Mon sujet,dit l’auteur, est tou-jours le même: que les individuspuissent choisir ce qu’ils font deleurvie.Cettefois-ci, j’avaisenviedeparler des hommes, qui n’ont pas,dans leurvie, lesmêmeschoixà fai-re sur leurpropre corpsque les fem-mes.»D’unpointdevueformel,Ensouvenir d’André est né de l’envied’une contrainte (le choix dunom«Winckler», emprunté au hérosde La Vie mode d’emploi n’est paspour rien un hommage à GeorgesPerec) : «Je voulais savoir si j’étaiscapabled’écriredemanièreconcise

un texte qui soit un récit d’un seultenant.»Ensouvenird’Andréretra-ce les heures durant lesquellesEmmanuel Zachs raconte à unsilencieux auditeur son travailclandestin auprès d’êtres luiconfiant, avantdepartir, l’histoirede leur vie et les secrets qui lesétouffaient. L’auteur s’est obligé àramasser son texte au maximumetà écriredesphrasesplus courtes– «rarement plus de six mots» –,s’astreignant à ce travail de conci-sion dès la première version dutexte, lui qui dit avoir l’habituded’«écrireaukilomètre», etdebeau-coup le retravailler.

Le livre n’est pas moins géné-reux, ni efficace, sur un plus petitnombre de pages, que les délecta-bles pavés précédents. Et le plai-doyer pour une médecine huma-niste, exercée par des soignantsplutôtquepardesmédecins, fonc-tionnetoujours.Maissavraieréus-site tient aux récits de vies qu’Em-manuel Zacks a consignés et qu’ilrestitue, dans un dispositif narra-tif évoquant, forcément, celui deLa Maladie de Sachs. Parmi lesenvies qui ont présidé à l’écriturede ce livre, il y avait aussi celle, ditl’auteur,de«s’interrogersurcequel’on laisse derrière soi».En souve-nird’Andréserévèleainsi,d’abord,unbeauromandelatransmission.Quiest, de livreen livre,d’uneacti-vitéà l’autre, l’undesgrandssujetsdeMartin Winckler autant que deMarcZaffran.

Luiquiadétestéseslonguesétu-des de médecine dit : «Mon pèrem’a transmisce que je sais de l’éthi-que médicale avec des récits. » Etc’estenracontantdeshistoiresquelui-même la transmet à son tour,pardes livres, des cours, ouencore,à une époque, par ses chroniquessurFranceInter.Soucieuxde«désa-craliser» la fonctiondumédecin, ilveille aussi à donner lemaximumd’informations au public, commelorsqu’il met à la disposition desvisiteurs de l’un de ses sites(www.martinwinckler.com) dessommes de connaissances et deconseils sur la contraception.

La transmission, en littérature,est passée par la lecture. Martin

Winckler a beaucoup appris enlisant Isaac Asimov et GeorgesPerec («entre autres»), ou en tra-duisant. Ces temps-ci, il est plon-gé dans des classiques anglo-saxons, parce qu’il s’est promisd’écrire un roman en anglais.« C’est peut-être ridicule,avoue-t-il dans un sourire, maismon rêve, gamin, était d’être unécrivain américain. Comment ledevenir sans écrire en anglais?» Ilévoque (« sans [se] comparer ! »)les exemples de Nabokov et deKundera, affirmant à travers euxqu’il n’y a riend’absurdeàvouloir«passer d’une langue à l’autre».Pas plus qu’il n’est absurde pour«Marctin» de creuser des tunnelsentre les disciplines ou de fusion-ner les prénoms.p

« Hémon et Antigone »par NicolasWapler

Lemythe antique revisité ; plus actuel que jamais enun temps où, à Moscou, auMoyen-Orient, et à vrai direpartout, tant d’Antigone se dressent sur le chemin desinnombrables Créon dumoment.

L’histoire est abordée sous un angle original et prenant.Des jeunes gens joyeux et confiants rencontrent soudainl’adversité froide, vulgaire et dure : Créon, ambitieux ondoyantet inflexible.Tous meurent brisés, sauf Antigone, dont le phrasé souligne ladétermination venue d’au-delà d’elle-même ; une Antigone objetde l’amour tourneboulé d’Hémon qui est pris entre deux êtresredoutables dans une affaire trop grande pour lui. Et tout va vite !L’intervention du « professeur », homme de notre temps, apporteun peu de recul, pour réfléchir, mais la tragédie a pris la place del’histoire et tout sombre.Créer une Antigone, après tant d’autres, était une gageure.Le pari est réussi. On n’oubliera pas celle-là.

Maurice Desmazures

Lisez la nouvelle pièce de théâtre

EN LECTURE ETTÉLÉCHARGEMENT LIBRE SUR :

www.hemon-et-antigone.fr

Extrait

Romancieretmédecin, installéàMontréal,ilexercesonartdansdesdomainesmultiples.«Ensouvenird’André»greffesesobsessionssurunenouvelleformenarrative

Ecrivaingénéraliste

Conteur à la plumesubtile Patrice

Haffner livre,entre réalisme et

fantastiquele magnifique

roman d’unamour fou

doublé d’uneréflexion

stimulantesur le Temps.

Dominique GuiouLe Figaro Littéraire

Patrice Haffnerlivre un polar

judiciaire et unebelle méditation

sur le Temps.

Xavier ThomannLe Nouvel Observateur

«Bien sûr, çan’aplus d’impor-tanceaujourd’hui,mais je tiensàvous le dire: assister ceuxquivoulaientpartir, cen’était pasmavocation.Depuis que la loia changé, onm’a souventpro-poséde raconter commentj’avais trouvé le couragedeprendre ce risque, pendant tantd’années.Onm’aproposédedonnerdes conférences, depar-ler demonengagement.J’ai toujours refusé. Çan’avaitpas de sens. Je nem’étais pasengagé. Je n’ai jamais fait çapar conviction. Ce n’est pasmoi qui ai choisi d’assister ceshommes.Ilsm’ont choisi, eux.»

Ensouvenird’André, page109

Ensouvenird’André,deMartinWinckler,POL, 206p., 16¤.

Parcours

Rencontre

«AuQuébec, jeme sensplus respecté dans lavariété des sujets quej’aborde. L’espacemental est plus vaste»

1955Naissance àAlger deMarcZaffran.

1983Ouvreun cabinetdemédecinegénérale à Joué-Labbé (Sarthe).Publie l’année suivante, sous le nomdeMartinWinckler, ses premièresnouvellesdans la revueNouvellesNouvelles.

1989Parutionde sonpremierroman, LaVacation, chez POL.

1992Commenceà collaborerà larevueGénérationSéries.

1998 LaMaladiede Sachs reçoit leprixduLivre Inter. L’année suivante,il est porté à l’écranparMichelDeville.

RICHARD PAK POUR «LE MONDE».

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