SORORITÉ bell hooks - INFOKIOSQUES · 2014-12-15 · 1 bell hooks, Feminist Theory : from Margin...

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L'idéologie de la suprématie masculine incite les femmes à penser qu'elles ne valent rien tant qu'elles ne sont pas liées ou unies à des hommes. On nous enseigne que les relations que nous entretenons les unes avec les autres amoindrissent notre expérience au lieu de l'enrichir. On nous enseigne que les femmes sont « naturellement » ennemies des femmes, que la solidarité n'existera jamais entre nous parce que nous ne pouvons et ne devons pas nous unir les unes aux autres. Nous avons bien appris ces leçons. Nous devons les désapprendre pour construire un mouvement féministe durable. Nous devons apprendre à vivre et à travailler dans la solidarité. Nous devons apprendre le véritable sens et la vraie valeur de la sororité. Alors que le mouvement féministe contemporain aurait dû former les femmes à la solidarité politique, la sororité n'a pas été envisagée comme un accomplissement révolutionnaire que les femmes s'efforceraient d'atteindre par la lutte. Telle que la concevaient les mouvements de libération des femmes, la sororité se fondait sur l'idée d'une oppression commune. Il va sans dire que ce furent surtout les femmes de la bourgeoisie blanche, de tendance libérale ou radicale, qui cultivèrent la notion d'oppression commune. L'« oppression commune » était un mot d'ordre mensonger et malhonnête qui masquait la véritable nature de la réalité sociale vécue par les femmes, sa complexité et sa variété. Les attitudes sexistes, le racisme, les privilèges de classe et toute une kyrielle d'autres préjugés divisent les femmes. Quand nous nous engageons activement en nous aidant mutuellement à comprendre nos différences, à corriger les idées fausses ou déformées, nous posons les fondements de l'expérience de la solidarité politique. Pour en faire l'expérience, nous devons avoir une communauté d'intérêts, de croyances et d'objectifs autour desquels nous unir et construire la sororité. La solidarité nécessite un engagement durable et permanent. Le mouvement féministe a besoin de la diversité, du désaccord et de la différence pour grandir. Les femmes n'ont pas besoin d'éradiquer leurs différences pour se sentir solidaires les unes des autres. Nous n'avons pas besoin d'être toutes victimes d'une même oppression pour toutes nous battre contre l'oppression. Nous pouvons être des sœurs unies par des intérêts et des croyances partagées, unies dans notre appréciation de la diversité, unies dans la lutte que nous menons pour mettre fin à l'oppression sexiste, unies dans la solidarité politique. SORORITÉ : LA SOLIDARITÉ POLITIQUE ENTRE LES FEMMES bell hooks SORORITÉ : LA SOLIDARITÉ POLITIQUE ENTRE LES FEMMES

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L'idéologie de la suprématie masculine incite les femmes à penser qu'elles ne valent rien tant qu'elles ne sont pas liées ou unies à des hommes. On nous enseigne  que  les  relations  que  nous  entretenons  les  unes  avec  les  autres amoindrissent notre expérience au lieu de l'enrichir. On nous enseigne que les femmes  sont  « naturellement »  ennemies  des  femmes,  que  la  solidarité n'existera jamais entre nous parce que nous ne pouvons et ne devons pas nous unir  les  unes  aux autres. Nous  avons bien appris  ces  leçons.  Nous devons  les désapprendre  pour  construire  un  mouvement  féministe  durable.  Nous  devons apprendre à  vivre  et à  travailler dans  la  solidarité. Nous devons apprendre  le véritable sens et la vraie valeur de la sororité. 

Alors  que  le  mouvement  féministe  contemporain  aurait  dû  former  les femmes  à  la  solidarité  politique,  la  sororité  n'a  pas  été  envisagée  comme  un accomplissement révolutionnaire que les femmes s'efforceraient d'atteindre par la lutte. Telle que la concevaient les mouvements de libération des femmes, la sororité se fondait sur l'idée d'une oppression commune. Il va sans dire que ce furent  surtout  les  femmes  de  la  bourgeoisie  blanche,  de  tendance  libérale  ou radicale, qui cultivèrent la notion d'oppression commune.

L'« oppression commune » était un mot d'ordre mensonger et malhonnête qui masquait  la véritable nature de  la réalité  sociale vécue par  les  femmes, sa complexité  et  sa  variété.  Les  attitudes  sexistes,  le  racisme,  les  privilèges  de classe et toute une kyrielle d'autres préjugés divisent les femmes. 

Quand nous nous engageons activement en nous aidant mutuellement  à comprendre  nos  différences,  à  corriger  les  idées  fausses  ou  déformées,  nous posons  les  fondements de  l'expérience de  la  solidarité politique. Pour en  faire l'expérience,  nous  devons  avoir  une  communauté  d'intérêts,  de  croyances  et d'objectifs  autour  desquels  nous  unir  et  construire  la  sororité.  La  solidarité nécessite  un  engagement  durable  et  permanent.  Le  mouvement  féministe  a besoin de la diversité, du désaccord et de la différence pour grandir.

Les  femmes  n'ont  pas  besoin d'éradiquer  leurs  différences pour  se  sentir solidaires  les  unes  des  autres.  Nous  n'avons  pas  besoin  d'être  toutes  victimes d'une  même  oppression  pour  toutes  nous  battre  contre  l'oppression.  Nous pouvons être des sœurs unies par des intérêts et des croyances partagées, unies dans  notre  appréciation  de  la  diversité,  unies  dans  la  lutte  que  nous  menons pour mettre fin à l'oppression sexiste, unies dans la solidarité politique.

SORORITÉ :LA SOLIDARITÉ POLITIQUEENTRE LES FEMMES

bell hooks

SORORITÉ :LA SOLIDARITÉ POLITIQUE

ENTRE LES FEMMES

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 Ce  texte est paru en 1986 dans  le n°23 de Feminist Review,  sous  le  titre  original :  « Sisterhood  :  Political Solidarity between Women ».

Il  s'agit  d'une  version  remaniée  du  chapitre  4  de Feminist Theory : from Margin to Center, South End Press, Boston, 1984.

Cette traduction en français, par Anne Robatel, a été publiée  dans  Black  feminism,  Anthologie  du  féminisme africain­américain,  1975­2000,  L'Harmattan,  Bibliothèque du féminisme, Paris, 2008.

bell hooks est auteure de nombreux livres, dont voici quelques  titres :  Ain't  I  a  Woman  ?  :  Black  women  and feminism (1981), Feminist Theory : From Margin to Center (1984),  Talking  Back  :  Thinking  Feminist,  Thinking  Black (1989), Sisters of the Yam: Black Women and Self­recovery (1993),  Reel  to  Real  :  Race,  Sex,  and  Class  at  the  Movies (1996), Where We Stand  : Class Matters  (2000), Rock My Soul  :  Black  People  and  Self­esteem  (2003),  Soul  Sister  : Women,  Friendship,  and  Fulfillment  (2005),  Belonging  :  A Culture  of  Place  (2009),  ou  encore  Writing Beyond Race  : Living Theory and Practice (2013). 

À  ce  jour,  aucun  des  livres de bell  hooks  ne  semble avoir été traduit en français.

− cette brochure a été éditée en décembre 2014 −

...de nombreuses autres brochures àlire, télécharger, imprimer, diffuser sur :

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Quand nous nous engageonsactivement   en   nous   aidantmutuellement  à   comprendre  nosdifférences,   à   corriger   les   idéesfausses   ou   déformées,   nousposons   les   fondements   del'expérience   de   la   solidaritépolitique.   La   solidarité,   ce   n'estpas   simplement   le   soutien.  Pouren faire l'expérience, nous devonsavoir une communauté d'intérêts,de croyances et d'objectifs autourdesquels  nous  unir   et   construirela   sororité.   Le   soutien   peuts'exprimer par intermittences : onpeut   le   reprendre   tout   aussifacilement   qu'on   l'a   donné.   Lasolidarité   nécessite   en   revancheun   engagement   durable   etpermanent.   Le   mouvementféministe a besoin de la diversité,du désaccord et  de  la  différencepour   grandir.   Comme   l'ontsouligné   Grace   Lee   Boggs   etJames Boggs dans Revolution andEvolution   in   the   TwentiethCentury3 : 

« Les concepts de critique etd'autocritique reposent sur une mêmeappréciation de la réalité de lacontradiction. La critique etl'autocritique renvoient à la manièredont des individus unis autourd'objectifs communs peuventconsciemment utiliser leurs

3 Grace Lee Boggs, James Boggs,Revolution and Evolution in the TwentiethCentury, Monthly Review Press, NewYork, 1974.

différences et leurs limites, c'est-à-diredes traits négatifs, afin d'accélérer leuravancée positive. Il faut savoir tirer lemeilleur parti des choses, comme ondit. »

Les   femmes   n'ont   pas   besoind'éradiquer leurs différences pour sesentir solidaires les unes des autres.Nous   n'avons   pas   besoin   d'êtretoutes   victimes   d'une   mêmeoppression pour toutes nous battrecontre   l'oppression.   Nous   n'avonspas besoin de haïr le masculin pournous  unir,   tant   est   riche   le   trésord'expériences, de cultures et d'idéesque   nous   pouvons   partager   entrenous. Nous pouvons être des sœursunies   par   des   intérêts   et   descroyances   partagées,   unies   dansnotre   appréciation   de   la   diversité,unies   dans   la   lutte   que   nousmenons   pour   mettre   fin   àl'oppression   sexiste,   unies   dans   lasolidarité politique.

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SORORITÉ :LA SOLIDARITÉ POLITIQUE ENTRE LES FEMMES

Introduction :   dimanche   après­midi, 12 janvier 1986.

Le   bruit   des   sanglots   semélange à   la musique de Lole yManuel,   Paco   de   Lucia   etCamaron,   trois   chanteurs   deflamenco  −  j'affrontel'insatisfaction   qui   me   saisitquand   j'essaie   de   commencer   àécrire : je suis inquiète à l'idée dene pas trouver les mots pour direce qui doit être dit, j'ai peur quema capacité à parler par l'écriturene  diminue  un  peu  plus   chaquejour.  Je sais  que  je  ne peux pasécouter cette musique et écrire enmême   temps.   Le   son   mesubmerge   inévitablement,m'emportant dans un monde dontle langage passionné se situe au­delà des mots. C'est un chant detension,   d'intensité  −  unemusique de lutte, à  sa façon. Encette nouvelle année je sens qu'ilest   impératif   que   les   militantesféministes   reconnaissent   laprimauté   de   la   lutte  −l'importance   de   la   lutte   dans   le

travail   politique   aux   niveauxindividuel   et   collectif.   S'engagerradicalement dans la lutte politique,c'est   accepter   de   plein   gré   laresponsabilité d'utiliser le conflit demanière   constructive,   c'est   à   direnous   préparer   à   nous   servir   duconflit   pour   mieux   nouscomprendre  mutuellement   et   pourdéfinir   les   paramètres   de   notresolidarité politique.

Au   sein   du   mouvementféministe, le conflit racial opposantles femmes blanches et les femmesde   couleur   demeure   un   enjeuimportant. Les tensions sont parfoistellement   vives   que   nousdésespérons de pouvoir jamais vivreensemble dans des espaces sociauxqui ne seraient pas irrévocablementcontaminés   par   la   politique   de   ladomination.   Alors   que   l'énergie   etl'espoir déclinent, il est fondamentalque   les   militantes   féministesréaffirment   leur   attachement   à   lalutte   politique   et   renforcent   leursolidarité.   Cela   signifie   que   nousdevons nous atteler rapidement à latâche   consistant   à   combattre   leracisme   et   les   conflits   qu'ilengendre,   en   continuant   à   croire

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qu'une   lutte   menée   avecconviction   et   persévérancedébouchera   sur   un   programmeféministe libérateur.

Feminist   Theory :   fromMargin   to   Center1  témoigne   desefforts   que   poursuiventactuellement   certaines  militantesféministes   engagées   pourformuler   une   théorie   libératriceaux vues plus larges, une théoriequi conteste la domination au lieude   la   perpétuer.   Dans   unecertaine   mesure,   les   réactionssuscitées   par   cet   ouvrage   sontdéterminées   par   le   racisme.Contrairement   à   mon   premierlivre,  Ain't   I   a   woman :   BlackWoman  and  Feminism2,   publié  àun   moment   où   les   femmesblanches   avaient   décrété   que   la« race »  était  un sujet  acceptablepour la réflexion féministe,  FromMargin to Center paraît alors quebeaucoup de femmes blanches secomportent comme si les femmesde couleur n'avaient  pas de rôledécisif   à   jouer   dans   laconstruction   de   la   théoriepolitique   féministe.   Tout   en   seréférant   à   quelques   voixprivilégiées (c'est­à­dire, aux voixqu'elles   choisissent   d'écouter,comme   celles   d'Audre   Lorde   oude Barbara Smith), elles ignorent

1 bell hooks, Feminist Theory : from Marginto Center, South End Press, Boston, 1984.

2 bell hooks, Ain't I a woman : BlackWoman and Feminism, South End Press,Boston, 1982.

l'essentiel   du   travail   théoriqueeffectué par des femmes de couleurmoins   renommées   ou   toutsimplement   inconnues,   surtout   s'iln'y   est   pas   question  de   l'idéologiedominante.   Dans   les   cursus   deswomen's   studies  des   universitésaméricaines,   on   mentionnerarement   les   écrits   théoriques   desféministes   de   couleur,   leurpréférant  le genre de  la  fiction oucelui   des   confessionsautobiographiques.   Depuis   sapublication,  Feminist  Theory :   fromMargin   to   Center  a   reçu   peu   decompte­rendus   (j'en   ai   comptédeux).   Malgré   l'absence   dereconnaissance, de discussion ou decritique   de   la   part   de   l'« establishment »   féministe,   leslectrices   me   renvoient   desjugements positifs. Aussi n'ai­je pasl'intention  de  me  plaindre :   sur   leplan personnel, j'ai trouvé beaucoupde plaisir à écrire ce livre et je suisheureuse de voir qu'il se vend bien.Cela ne m'empêche pas de percevoirque la réception de cet ouvrage estinfluencée par un certain racisme etpar   les   effets   du  star   system  envigueur   dans   la   communautéféministe  −  les   ouvrages   decertaines   personnalités   reçoiventune grande publicité quand d'autreslivres sont complètement ignorés. 

Originaire   d'un   milieu   noirouvrier,   sudiste et  conservateur,   jesuis   moi­même   impressionnée   parles circonstances qui me permettent

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travail,   aussi   particulier   soit­il.Quand   les   militantes   féministess'élèveront   contre   le   racisme   etl'exploitation  sociale,   la  questionde   la   présence   des   femmes   decouleur   ou   des   femmes   pauvresne   constituera   plus   un   enjeu.Reconnues   comme   essentielles,ces  questions   seront   traitées  partout   le   monde,   même   si   lesfemmes   les   plus   concernées   parces   formes   particulièresd'exploitation   resterontnécessairement   à   l'avant­gardedes   combats  destinés  à   les   fairedisparaître. Nous devons accepterde   prendre   la   responsabilité   delutter contre des oppressions quine   nous   affectent   pasnécessairement   en   tantqu'individues.   Comme   d'autresmouvements   radicaux,   lemouvement   féministe   s'affaiblitquand   la   participation   estexclusivement   motivée   par   despréoccupations   et   des   prioritésindividuelles.   En   manifestantnotre   engagement   pour   l'intérêtcollectif,   nous   renforçons   notresolidarité. […]

Il   faut   que   les   femmesagissent  ensemble  sur  des   sujetsqui   suscitent   des   désaccordsidéologiques,   en   cherchant   àtransformer   l'interactionconflictuelle   afin   de   rendre   lacommunication   possible.   Parexemple,   quand   nous   nousrassemblons,   il   ne   s'agit   pas   de

faire semblant d'être unies :  il  fautau   contraire   reconnaître   que  noussommes   divisées   et   trouver   lesmoyens   de   vaincre   les   peurs,   lespréjugés,   les   ressentiments,   lesrivalités,   etc.   Les   désaccordsviolents   et   négatifs   qui   ont   éclatédans   les   cercles   féministes   ontconduit de nombreuses militantes àfuir   les   situations   d'interactioncollective   et   individuelle   quidégénèrent parfois en disputes et enconfrontations.  On en est   arrivé  àpenser que le confort et la solidariténécessitaient  de   se   retrouver  dansdes   groupes   dont   toutes   lesparticipantes   étaient   semblables   etpartageaient  les mêmes valeurs.  Siaucune   femme   ne   souhaite   seretrouver dans une situation qui laréduirait   psychiquement   à   néant,les   femmes   sont   néanmoinscapables   de   s'affronter,   puis   dedépasser   leur   opposition   pourarriver   à   se   comprendre.L'expression de l'hostilité ne sauraitêtre une fin en soi, mais elle a dusens   lorsqu'elle   est   conçue   commeun  catalyseur  qui  nous  permet  declarifier notre compréhension de laréalité.   Le   développement   de   lasolidarité   féminine   passe   parl'expérience   de   ce   travail   dansl'affrontement,   ne   serait­ce   queparce que nous devons nous libérerde la socialisation sexiste qui nous aappris à éviter la confrontation souspeine de souffrir ou d'être détruites.[…]

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que   l'élimination   de   l'oppressionde classe faisait partie des effortsles plus importants à fournir pouréliminer l'oppression sexiste. Ellesn'ont   pas   fait   suffisammentd'efforts   pour   s'organiser   auxcôtés des femmes pauvres et desouvrières qui, sans s'identifier à lacause   socialiste,   croientnéanmoins   à   la   nécessité   deredistribuer la richesse des États­Unis.   Elles   n'ont   pas   cherché   àforger   une   prise   de   consciencecollective   des   femmes.   Elles   ontconsacré   l'essentiel   de   leurénergie à s'adresser aux hommesde   gauche,   à   discuter   des   liensentre marxisme et féminisme, ouà expliquer aux autres féministesque le socialisme­féminisme étaitla   meilleure   stratégie   pour   larévolution.   On   a   tort   de   penserque la notion de lutte des classesfait partie du domaine réservé dessocialistes­féministes.   Bien   quej'attire ici l'attention sur les pisteset   les   stratégies   qu'elles   ontnégligées, j'aimerais souligner queces   enjeux   doivent   être   pris   encompte  par   toutes   les  militantesdu mouvement féministe. Quandles femmes regarderont en face laréalité   des   divisions   sociales   etprendront   des   engagementspolitiques destinés à les éliminer,nous ne nous heurterons plus auxconflits   de   classe   tellementévidents   dans   le   mouvementféministe. Tant que nous ne nous

concentrerons pas sur  les divisionsde classe entre femmes, nous seronsincapables   de   construire   unevéritable solidarité politique.

Le   sexisme,   le   racisme  et   lespréjugés   de   classe   séparent   lesfemmes.   Au   sein   du   mouvementféministe,   les   divisions   et   lesdésaccords   sur   la   stratégie   et   lespriorités de la lutte ont conduit à laformation   de   groupes   quisoutiennent des positions politiquesdiverses.   L'éparpillement   desfactions   politiques   et   des   groupespoursuivant des intérêts spécifiquesfreine   la   solidarité :   ces   divisionssont   inutiles   et   pourraient   êtrefacilement   éliminées.   Laspécialisation   des   groupes   amèneles femmes à croire qu'il appartientexclusivement   aux   socialistes­féministes   de   se   pencher   sur   laquestion des classes ; que seules leslesbiennes féministes sont habilitéesà   lutter   contre   l'oppression   del'homosexualité   féminine   etmasculine ; que le racisme n'est quel'affaire   des   femmes   noires   ou   decouleur. Toute femme peut s'éleverpour   s'opposer   politiquement   àl'oppression   sexiste,   raciste,hétérosexiste   ou   sociale.   Même   sielle décide de concentrer ses effortssur  une  question  politique  donnéeou une cause spécifique, à partir dumoment où elle s'oppose fermementà   toutes   les   formes   d'oppressioncollective,   cette   perspectivegénérale   se   manifestera   dans   son

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de   revendiquer   un   engagementpolitique   radical.   J'ai   du   mal   àcroire   que   j'ai   écrit   deux   livresféministes. Récemment, le hasarda voulu que je m'installe dans leNord,   à   New   Heaven,Connecticut,   où   j'enseigne   lesétudes   afro­américaines   etl'anglais  à   l'université  de Yale  −c'est   mon   premier   posted'enseignante   à   plein   temps.   Jeconçois l'enseignement comme untravail   politique   et   la   salle   declasse   comme   un   espace   pourl'action   politique   radicale.   Fairede l'université un lieu d'éducationà   la   conscience   critique   et   unespace   de   politisation   est   uneaction   subversive   et   difficile.   Cen'est pas la meilleure manière dese   faire  bien voir  et  d'assurer   lerenouvellement de son poste. 

Mon   radicalisme   politiques'enracine   dans   une   conviction :pour   qu'un   nouvel   ordre   socialémerge,   il   faut   contester   etchanger   la   politique   dedomination   telle   qu'elle   semanifeste   dans   l'oppressionimpérialiste, capitaliste, raciste etsexiste. Il  m'arrive de me définircomme une socialiste. Il m'arriveaussi   d'être   désenchantée   et   deconsidérer   avec   scepticisme   lesocialisme   américain,   enparticulier   sa   version   socialiste­féministe :   enracinée   dans   unecertaine orthodoxie universitaire,elle n'aspire nullement à  susciter

un mouvement  politique de masseou   à   provoquer   un   changementsocial.   En   règle   générale,   lalittérature   socialiste­féministe   secontente de développer une critiqueféministe   du   socialisme   au   lieud'imaginer  une  théorie   radicale  delibération socialiste qui permettraitde penser l'imbrication des systèmesde   domination   sexiste,   raciste,sociale, impérialiste,  etc.  Tel est  leprogramme  autour  duquel  doiventnécessairement   se   mobiliser   lessocialistes­féministes   et   toutes   lesféministes   qui   s'engagent   pour   unchangement révolutionnaire.

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Les   femmes   constituent   leprincipal   groupe   victime   del'oppression   sexiste.   À   l'instard'autres   formes   d'oppressioncollective,   le   sexisme   est   perpétuépar   des   structures   institutionnelleset   sociales ;   par   les   individus   quidominent,   exploitent   ouoppriment ; et par les victimes elles­mêmes, amenées par la socialisationà   adopter   des   comportements   quiles rendent complices du statu quo.L'idéologie   de   la   suprématiemasculine   incite   les   femmes   àpenser  qu'elles  ne  valent   rien   tantqu'elles ne sont pas liées ou unies àdes hommes. On nous enseigne queles   relations  que  nous  entretenonsles   unes   avec   les   autres

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amoindrissent   notre   expérienceau   lieu   de   l'enrichir.   On   nousenseigne   que   les   femmes   sont« naturellement »   ennemies   desfemmes,   que   la   solidaritén'existera jamais entre nous parceque   nous   ne   pouvons   et   nedevons pas nous unir les unes auxautres.   Nous   avons   bien   apprisces   leçons.   Nous   devons   lesdésapprendre pour construire unmouvement   féministe   durable.Nous devons apprendre à vivre età   travailler   dans   la   solidarité.Nous   devons   apprendre   levéritable sens et la vraie valeur dela sororité. 

Alors   que   le   mouvementféministe contemporain aurait dûformer les femmes à la solidaritépolitique,   la   sororité   n'a  pas  étéenvisagée   comme   unaccomplissement   révolutionnaireque   les   femmes   s'efforceraientd'atteindre par la lutte. Telle quela concevaient les mouvements delibération des femmes, la sororitése   fondait   sur   l'idée   d'uneoppression   commune.   Il   va   sansdire   que   ce   furent   surtout   lesfemmes   de   la   bourgeoisieblanche, de tendance libérale ouradicale, qui cultivèrent la notiond'oppression   commune.L'« oppression   commune »   étaitun   mot   d'ordre   mensonger   etmalhonnête   qui   masquait   lavéritable   nature   de   la   réalitésociale vécue par les femmes, sa

complexité   et   sa   variété.   Lesattitudes   sexistes,   le   racisme,   lesprivilèges   de   classe   et   toute   unekyrielle   d'autres   préjugés   divisentles femmes. Elles ne peuvent s'unirdurablement   qu'à   la   condition   dereconnaître   ces   divisions   et   deprendre   les   mesures   nécessaires   àleur   élimination.   Certes,   il   estimportant de mettre en lumière lesexpériences   vécues   par   l'ensembledes femmes, mais il existe aussi desclivages,   et   ce   n'est   pas   avec   desvœux   pieux   et   de   belles   idéesromantiques   qu'on   les   feradisparaître.

Depuis   quelques   années,   la« sororité »   telle   qu'elle   s'exprimedans les slogans, les devises ou lescris   de   ralliement   féministes   nesuggère   plus   que   l'union   fait   laforce. Certaines militantes semblentdésormais   penser   que   nous   nepouvons nous unir, étant donné nosdifférences. Mais en abandonnant lanotion de sororité pour exprimer lasolidarité   politique,   on   affaiblit   lemouvement féministe. La solidaritérenforce la lutte de résistance. Il nepeut   y   avoir   de   mouvementféministe   de   masse   contrel'oppression   sexiste   sans   un   frontuni :   les   femmes   doivent   prendrel'initiative et démontrer la force dela solidarité.  Si nous ne parvenonspas   à   montrer   que   les   barrièresséparant   les   femmes   peuvent   êtreéliminées,   que   la   solidarité   peutexister,   nous   ne   pouvons   espérer

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comme toujours quand on parled'argent. Elle en sait quelque chose.Elle ne va pas s'amuser à signer desgros chèques à son « assistante ».Elle est juste − elle n'arrête pas denous le rappeler − mais elle ne va pasnous « libérer », pas plus que leshommes ne vont « libérer » leursfemmes, leurs secrétaires, ou toutescelles qui travaillent dans leursentreprises. »

Les   militantes   pour   lalibération   ne   se   sont   pascontentées   de   relativiser   lesprivilèges   sociaux   en   mettant   lasouffrance   psychologique   sur   lemême   plan   que   le   manque   demoyens ; elles sont souvent alléesjusqu'à   suggérer   que   le   premierproblème était plus grave que lesecond. Elles ont réussi à ignorerque   beaucoup   de   femmessouffrent   à   la   fois   sur   le   planpsychologique et matériel, ce quisuffit   à   justifier   qu'on   s'attached'abord à  transformer leur statutsocial   avant   de   s'intéresser   auxperspectives de carrière  des plusprivilégiées.   Il   est   clair   qu'unebourgeoise   qui   souffrepsychologiquement   a   plus   dechances   de   trouver   de   l'aidequ'une   femme   qui   connaît   desdifficultés  matérielles  en plus deses   problèmes   psychologiques,sentimentaux   ou   relationnels.   Ilexiste   une   différencefondamentale   entre   les

perspectives   dans   lesquelles   sesituent   une   femme   issue   de   labourgeoisie et une femme issue desclasses   populaires :   cette   dernièresait   qu'aussi   cruelles   etdéshumanisantes   que   soient   lesdiscriminations et l'exploitation quel'on subit en raison de son sexe, ladouleur,   la   déshumanisation   et   lapeur   peuvent   être   encore   plusgrandes   lorsqu'on  ne   peut  plus   senourrir   ou   se   loger,   lorsqu'on   estgravement malade et qu'on n'a pasles moyens de se faire soigner. Si lesfemmes   pauvres   avaient   définil'ordre   du   jour   du   mouvementféministe,   elles   auraient   peut­êtredécidé de mettre la lutte des classesau   centre   de   leur   combat ;   ellesauraient peut­être fait en sorte queles   femmes   pauvres   et   lesprivilégiées   s'efforcent   decomprendre   la   structure   sociale   etla   manière   dont   elle   dresse   lesfemmes les unes contre les autres.

Les   socialistes­féministes,   quisont   en   général   des   femmesblanches,   ont   mis   l'accent   sur   lanotion de classe mais elles n'ont pasréussi   à   changer   les   attitudessociales   au   sein   du   mouvementféministe. Bien qu'elles soutiennentle   socialisme,   leurs   valeurs,   leurscomportements et leurs mode de viecontinuent  à  être   façonnés  par   lesprivilèges.   Elles   n'ont   pas   mis   enœuvre de stratégie collective visantà   convaincre   les   bourgeoiseséloignées   de   la   politique   radicale

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beaucoup   d'entre   nous   avaientgrandi en apprenant à la craindre.[…]

Au­delà   des   différencesraciales,   l'appartenance   socialeconstitue une des grandes sourcesde   division   politique   entre   lesfemmes.   Les   premiers   écritsféministes   laissent   entendre   quela question de l'identité de classene   serait   pas   importante   si   lesfemmes   issues   de   milieuxpopulaires   étaient   plusnombreuses   à   participer   aumouvement.   Ce   raisonnementrevient   à   nier   l'existence   deprivilèges de classe acquis grâce àl'exploitation,   ainsi   que   la   luttedes   classes.   Pour   construire   lasororité,   les   femmes   doiventcritiquer   et   rejeter   l'exploitationsociale.   Une   bourgeoise   quiemmène   une   de   ses   « sœurs »moins   privilégiée   déjeuner   oudîner   dans   un   restaurant   chicreconnaît peut­être l'existence desclasses   sociales,   mais   elle   nerejette pas les privilèges liés à saclasse :   elle   les   exerce.   Ce   n'estpas en choisissant  de porter  desvêtements  récupérés  et  de payerun loyer modéré dans un quartierpauvre   qu'on   exprime   sasolidarité avec les défavoriséEs etles laisséEs pour compte. Dans lemouvement féministe, la questiondes   classes   a   été   traitée   demanière   analogue   à   celle   duracisme : on s'est concentré sur le

statut et le changement individuels.Mais tant que les femmes n'aurontpas   compris   qu'il   faut   redistribuerles   richesses   et   les   ressources   desÉtats­Unis   et   qu'elles   netravaillerons pas dans ce sens, ellesne  pourront   s'associer  par­delà   lesbarrières sociales. […]

Les femmes issues des classesinférieures   ont   vite   réalisé   quel'égalité   sociale   dont   parlaient   lesmilitantes   de   la   libération   desfemmes renvoyait à des aspirationsde   carrière   et  de  mobilité   sociale.Elles   savaient   aussi   pertinemmentqui   serait   exploité   au   service   decette   libération.   Faisant   uneexpérience   quotidienne   del'exploitation,   elles   ne   peuventignorer   la   lutte   des   classes.   Dansl'anthologie Women of Crisis, Helen,une   femme   blanche   employéecomme   bonne   au   service   d'unebourgeoise, blanche et « féministe »,exprime   à   sa   manière   lacontradiction entre la rhétorique etla pratique féministes :

« Je crois que Madame a raison :tout le monde devrait être égal. Ellen'arrête pas de dire ça. Sauf qu'elle mefait travailler dans sa maison, et que jene suis pas son égale − et qu'elle neveut pas être mon égale ; je lacomprends, parce que si j'étais à saplace, moi aussi, je m'accrocherais àmon argent. C'est peut-être ça, ce quefont les hommes − ils s'accrochent à leurargent. Et c'est une vraie bagarre,

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transformer   la   société   dans   sonensemble. La sororité est passée àl'arrière­plan parce que beaucoupde femmes, irritées par les grandsdiscours   sur   « l'oppressioncommune », l'identité partagée etla   ressemblance,   ont   critiqué,voire   rejeté,   le   mouvementféministe   dans   son   ensemble.L'appel   à   la   sororité   a   en   effetsouvent   été   perçu   comme   unemanœuvre   manipulatrice   etopportuniste   des   bourgeoisesblanches,   un   vernis   rhétoriqueservant   à   masquer   l'exploitationet l'oppression perpétuées par desfemmes sur d'autres femmes. […]

S'il est vrai que nous avonsbeaucoup à  gagner  à  nous  unir,nous   ne   pouvons   pourtant   pasdévelopper   de   liens   durables   nide véritable solidarité politique àpartir du modèle de sororité créépar   la   tendance   bourgeoise   duféminisme.   Pour   ce   courant,l'union des femmes se fonde surune   expérience   collective   de   lavictimisation,   d'où   l'importancede   la   notion   d'oppressioncommune.   Cette   conception   dulien   entre   les   femmes   reflètedirectement   la   pensée   de   lasuprématie   masculine   blanche.L'idéologie   sexiste   enseigne   auxfemmes que la féminité impliqued'être   une   victime.   Au   lieu   derejeter   cette   équation   (qui   nerend pas  compte  de   l'expérienceféminine,   car   dans   leur   vie

quotidienne la plupart des femmesne   sont   pas   constamment   des« victimes »   passives   etvulnérables),   les   féministes   y   ontsouscrit,   faisant de la condition devictime   le   dénominateur   communqui permet aux femmes de s'unir :les   femmes   devaient   se   concevoircomme   des   « victimes »   pour   sesentir concernées par le mouvementféministe.   L'union   des   femmes­victimes semblait impliquer que lesfemmes   sûres   d'elles­mêmes   etindépendantes   n'avaient   pas   leurplace dans le mouvement féministe.C'est cette logique qui a amené plusd'une militante  blanche (aux côtésdes hommes noirs) à  suggérer queles   femmes   noires   étaient   si« fortes »   qu'elles   n'avaient   pasbesoin   de   s'impliquer   dans   lemouvement féministe. Et c'est pourcela   que   beaucoup   de   femmesblanches  ont  quitté   le  mouvementquand   elles   ont   cessé   de   sereprésenter   comme   des   victimes.L'ironie est que les femmes qui ontle   plus   revendiqué   le   statut   de« victimes »   étaient   souvent   plusprivilégiées   et   avaient   plus   depouvoir que la grande majorité desfemmes   de   notre   société.   Lestravaux sur les violences faites auxfemmes   permettent   d'éclairer   ceparadoxe. Les femmes qui subissentquotidiennement   l'exploitation   etl'oppression   ne   peuvent   sepermettre de renoncer au sentimentqu'elles exercent un tant soit peu de

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contrôle   sur   leur   vie.   Elles   nepeuvent se permettre de se pensersimplement   comme   des« victimes »   car   leur   surviedépend de leur capacité à exercersans   relâche   le   peu   de   pouvoirpersonnel   dont   elles   disposent.Ces   femmes   compromettraientleur   équilibre   psychologique   sielles   s'associaient   à   d'autresfemmes   sur   la   base   d'unecondition   victimaire   commune.C'est sur la base de forces et deressources   communes   qu'elless'associent à d'autres femmes : telest   le   type  de   lien qui  constituel'essence de la sororité.

À  partir  du moment où   lesféministes se définissaient commeune   association   de   « victimes »,elles   n'étaient   pas   tenues   de   seconfronter à la complexité de leurpropre   expérience.   Elles   ne   sesentaient   pas   obligées   de   seremettre   en   question,   des'interroger   sur   l'influence   dusexisme,   du   racisme   et   desprivilèges   de   classe   dans   leurperception   des   femmes   qui   nefaisaient pas partie de leur grouperacial   et   social.   Le   fait   des'identifier   comme   « victimes »leur   permettait   d'abdiquer   touteresponsabilité   dans   laconstruction et la perpétuation dusexisme,   du   racisme   et   del'exclusion   sociale,   ce   qu'ellesfirent en insistant pour que seulsles   hommes   soient   considérés

comme des ennemis. Elles évitaientainsi   de   reconnaître   l'ennemiintérieur et de s'y confronter. Ellesn'étaient   pas   prêtes   à   renoncer   àleurs   privilèges   et   à   effectuer   le« sale   boulot »   indispensable   audéveloppement   d'une   consciencepolitique   radicale   (c'est­à­dire   lalutte   et   la   confrontation   queréclame la politisation, et toutes lestâches   fastidieuses   qui   font   partiedu   quotidien   militant) :   ce   travaildoit commencer par une critique etune   évaluation   personnellehonnêtes de son statut social, de sesvaleurs, de ses croyances politiques,etc.   La   sororité   a   donc   fini   pardevenir un nouveau moyen de fuirla   réalité.   Cette   conception   de   lasolidarité   entre   femmes   étaitdéterminée   par   une   certainereprésentation   de   la   féminitéblanche, fondée sur des préjugés declasse et de race : il fallait protégerla  lady  blanche,   la   bourgeoise,   detout ce qui aurait pu la déranger oula déstabiliser en la mettant à l'abrides   réalités   négatives   susceptiblesde conduire à   la confrontation. Ence  sens,   la   sororité  prescrivait  auxsœurs   un   amour   mutuel« inconditionnel » ;   elles   devaientéviter   le   conflit   et   minimiser   lesdissensions ;   elles  ne  devaient  passe   critiquer   les   unes   les   autres,surtout en public. Pendant un tempsces   règles   créèrent   une   illusiond'unité   qui   neutralisa   les   rivalités,l'hostilité, les désaccords perpétuels

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faire de pause, et avaient toujoursune réponse prête pour réagir auquart de tour. Elle avait grandi enapprenant à marquer des pauses,à   réfléchir   avant   de   prendre   laparole  et  à  anticiper   l'impact  deses   paroles   (attitude   typique,selon   elle,   des   américainEsd'origine asiatique), si bien qu'ellene se sentait pas à sa place dansles   assemblées   féministes.   Dansnotre   classe,   à   notre   tour   nousavons appris à faire des pauses età les apprécier. En partageant cecode   culturel,   nous   avons   crééune atmosphère qui permettait decommuniquer   selon   différentsmodes.

La   classe   en   question   étaitmajoritairement   constituéed'étudiantes   noires.   Plusieursétudiantes   blanches   seplaignaient   parce   qu'ellestrouvaient   l'ambiance   « trophostile ».   En   exemple,   ellesévoquaient le niveau sonore et lesconfrontations   directes   quiavaient  lieu dans la classe avantle   début   du   cours.   Nous   leuravons   expliqué   que   ce   qu'ellespercevaient   comme   de   l'hostilitéet   de   l'agressivité   représentaitpour   nous   des   provocationsludiques   et   des   expressionsaffectueuses   de   notre   plaisird'être ensemble. Notre tendance àparler fort nous apparaissait à lafois   comme   le   résultat   d'unesituation   (une   salle  où  plusieurs

personnes   parlaient   en   mêmetemps) et comme un trait culturel :beaucoup   d'entre   nous   ont   grandidans des familles dans lesquelles onparle fort. Les étudiantes que notrecomportement  mettait  mal   à   l'aiseavaient reçu l'éducation des jeunesfilles blanches de la classe moyenneet   appris   à   voir   dans   les   parolesdirectes   et   fortes   des   signes   decolère.   Nous   leur   avons   expliquénotre   point   de   vue,   les   avonsinvitées   à   changer   de   code   et   àenvisager   notre   mode   decommunication   comme   un   gested'affirmation.   Ce   faisant,   elles   ontcommencé   non   seulement   à   vivreces cours de manière plus créativeet joyeuse, mais elles se sont aussiaperçues   que,   dans   certainescultures,   le   silence   et   la   réservepeuvent être interprétés comme desmarques d'hostilité  et  d'agressivité.En   nous   familiarisant   avec   noscodes   culturels   respectifs   et   enrespectant   nos   différences,   nousavons   eu   le   sentiment   de   mieuxcomprendre   ce   qu'est   lacommunauté, la sororité. Il ne s'agitpas   de   rechercher   l'uniformité   oul'identité.

L'un  des   enjeux  essentiels   deces   classes   multiraciales   était   dereconnaître   nos   différences   etl'influence   qu'elles   exercent   sur   lamanière   dont   les   autres   nousperçoivent.   Il   fallait   constammentnous   inciter   mutuellement   àapprécier   la   différence,   car

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prenne   corps.  Nous,   les   femmesde couleur, devons réfléchir à   lamanière dont nous avons assimiléles   croyances   de   la   suprématieblanche,   prendre   la   mesure   du« racisme   intériorisé »   qui   nouspousse parfois à nous haïr, à nousdéchirer   les   unes   les   autres   aulieu   de   nous   en   prendre   auxforces   d'oppression,   à   nousenfermer   dans   un   groupeethnique   sans   chercher   àcommuniquer avec les autres. Lesfemmes   de   couleur   issues   dedifférentes communautés ont tropsouvent appris à se détester ou àse   conduire   en   rivales.   Lesfemmes   asiatiques,   latines   ouindiennes   découvrent   tropsouvent   qu'elles   peuvents'associer   avec   blancs   dans   lahaine des noirs.  En réaction,   lesnoirs   perpétuent  des   stéréotypeset   des   images   racistes   de   cesgroupes   ethniques,   et   le   cerclevicieux se referme.

Les   divisions   entre   lesfemmes   de   couleur   ne   serontéliminées qu'à condition que nousprenions la responsabilité de nousunir, non seulement pour résisterau racisme mais aussi pour faireconnaissance   avec   nos   culturesrespectives,   pour   partager   nossavoirs et nos compétences, pourfaire de notre diversité une force.Nous   devons   développer   lesrecherches   et   les   publicationsportant sur les barrières qui nous

séparent   et   les   moyens   de   lesfranchir.   Les   hommes   en   généralnouent plus facilement des contactsinterethniques que les femmes. Lesnombreuses   responsabilitésprofessionnelles et domestiques quenous devons assumer font que nousmanquons de  temps (ou que nousne   le   prenons   pas)   pour   lierconnaissance   avec   des   femmesétrangères   à   notre   groupe   oucommunauté.   La   barrière   deslangues  nous  empêche   souvent  decommuniquer,  ce  qui changerait   sinous   nous   encouragionsmutuellement   à   apprendrel'espagnol,   l'anglais,   le   japonais,   lechinois, etc.

Si   les   interactions   entre   lesfemmes issues de différents groupesethniques   sont   difficiles,   et   mêmeparfois   impossibles,   c'estnotamment   parce   que   nous   avonsdu   mal   à   réaliser   que   lescomportements n'ont pas forcémentle   même   sens   selon   le   contexteculturel dans lequel ils s'inscrivent :ce qui acceptable pour telle culturene le sera pas ailleurs. Le cours quej'ai donné sur les « Femmes du TiersMonde aux États­Unis »  m'a apprisqu'il  était   important  d'apprendre  àdécrypter   nos   codes   culturelsrespectifs.  Une étudiante asiatique­américaine   d'origine   japonaise   aévoqué   un   jour   sa   réticence   àparticiper   à   des   organisationsféministes   en   expliquant   que   lesmilitantes   parlaient   très   vite,   sans

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et   la   critique   outrancière(l'invective),   qui   étaient   souventla   norme   dans   les   groupesféministes.   Aujourd'hui,   cetteinterprétation   de   la   sororité   seretrouve dans de nombreux sous­groupes   constitués   sur   desidentités communes (travailleuseswasp,   universitaires   blanches,anarcha­féministes, etc.) ; si leursmembres   se   soutiennent   et   seprotègent   mutuellement,   ellesconsidèrent en revanche avec unehostilité   souvent   incroyable   lesfemmes qui ne font pas partie deleur groupe. La manière dont cesfemmes   unies   dans   un   cerclechoisi   renforcent   leur   solidaritéen excluant et en dévalorisant lesétrangères   relève   d'un   type   derelations   féminines   propre   ausystème   patriarcal :   la   seuledifférence est que cette exclusionse pratique au nom du féminisme.

Les militantes féministes nedévelopperont   pas   la   solidaritépolitique   entre   femmes   enreprenant   à   leur   compte   lesconceptions   validées   parl'idéologie   culturelle   dominante.Nous   devons   poser   nosconditions.  Au lieu de nous unirsur   la   base   d'une   conditionvictimaire   universelle   ou   parrapport   à   un   ennemi   communfictif,   nous   pouvons   nousrassembler   autour   del'engagement   politique   dans   unmouvement   féministe

expressément   destiné   à   éradiquerl'oppression   sexiste.   Alors,   nosénergies   ne   seraient   pasmonopolisées   par   la   lutte   pourl'égalité avec les hommes ou par laseule   résistance   à   la   dominationmasculine.   Nous   ne   nouscontenterions  plus  des  explicationssimplistes   de   la   structure   del'oppression   sexiste  −  les   bravesfilles   contre   les   vilains   garçons.Pour   pouvoir   résister   à   ladomination masculine, nous devonsrompre   avec   le   sexisme,   travaillerpour transformer la conscience desfemmes.  En réfléchissant  ensemblesur   la   socialisation   sexiste   pournous   en   libérer,   nous   nousrenforcerions mutuellement et nousconstruirions   une   base   solide   àpartir   de   laquelle   développer   lasolidarité politique.

Entre   hommes   et   femmes,   lesexisme prend en général la formede   la  domination  masculine   et  deses   corollaires  −   discrimination,exploitation,   oppression.   Mais   lesvaleurs suprémacistes masculines setraduisent   également   dans   laméfiance, le peur et la concurrencequi   opposent   les   femmes   les  unesaux   autres.   C'est   le   sexisme   quiconduit   les   femmes  à   se  percevoircomme des menaces les unes pourles autres sans raison apparente. Lesexisme   leur   enseigne   à   être   desobjets   sexuels   pour   les   hommes ;mais   quand   des   femmes   qui   ontrejeté   ce   rôle   considèrent   avec

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hauteur et mépris celles qui « n'ensont   pas   là »,   elles   restent   sousl'emprise du sexisme. Le sexismeconduit les femmes à dénigrer lestâches parentales en survalorisantleur   emploi   et   leur   carrière.   Demême,   c'est   parce   qu'ellesadhèrent à l'idéologie sexiste quecertaines   femmes   enseignent   àleurs   enfants   qu'il   n'existe   quedeux   types   de   schémascomportementaux : la dominationou   la   soumission.   Le   sexismeapprend   aux   femmes   à   détesterles femmes, et, consciemment ounon,  nous  ne   cessons  de  mettrecette leçon de haine en pratiquedans   nos   échanges   quotidiens.[…]

Partout   aux   États­Unis,  desfemmes   consacrent   chaque   jourune bonne partie de leur temps às'en   prendre   verbalement   àd'autres   femmes   en   se   livrant   àdes   commérages   malveillants   (àne pas confondre avec les aspectspositifs   du   bavardage).   À   latélévision,   les   séries  et  comédiesdramatiques  ne   cessent   de   nousmontrer   des   relations   fémininesdominées   par   l'agressivité,   lemépris   et   la   rivalité.   Dans   lescercles   féministes,   le   sexisme   semanifeste   à   travers   le   dédain,l'indifférence et les commentairesmalveillants   dirigés   contre   lesfemmes  qui  n'ont  pas   intégré   lemouvement.   Cette   tendanceapparaît   tout   particulièrement   à

l'université,   où   l'on   considèresouvent   les   études   féministescomme   une   discipline   ou   unprogramme   sans   lien   avec   lemouvement   féministe.   Dans   sonallocution   inaugurale   à   BarnardCollege   en   mai   1979,   l'écrivainenoire Toni Morrisson déclarait : 

« J'ai envie de vous dire (pas devous demander, mais de vous dire) dene pas participer à l'oppression de vossœurs. Les mères qui maltraitent leursenfants sont des femmes, et ce n'estpas une institution, mais une autrefemme, qui doit se dévouer pour les enempêcher. Les mères qui mettent le feuà des bus scolaires sont des femmes, etce n'est pas une institution, mais uneautre femme, qui doit leur dire de ne pasaller au bout de leur geste. Les femmesqui bloquent la promotion des carrièresd'autres femmes sont des femmes, etc'est une autre femme qui doit venir ausecours de la victime. Les employés desservices sociaux qui humilient leursclientes sont parfois des femmes, et ilappartient à leurs collègues fémininesde désamorcer leur colère. Je trouveinquiétante la violence avec laquelle lesfemmes se comportent entre elles :violence au travail, violence de lacompétition, violence affective. Je trouveinquiétant de voir des femmes disposéesà réduire d'autres femmes en esclavage.Je trouve inquiétante l'indécencecroissante avec laquelle les femmes depouvoir n'hésitent pas à se comporter entueuses. »

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désapprentissage   du   racisme,souvent   dirigés   par   des   femmesblanches.   Ces   ateliers   sontimportants, mais ils ont tendanceà   mettre   l'accent   sur   unedémarche   cathartique   parlaquelle   l'individue   reconnaît   sespréjugés   personnels,   démarchequi ne sert  pas à  grand­chose sielle   n'est   pas   associée   à   unengagement politique tourné versle   changement.   Une   femme   quiparticipe   à   ce   genre   d'atelier   etapprend à reconnaître qu'elle estraciste  n'en reste  pas moins unemenace.   La   reconnaissance   duracisme   n'a   d'importance   que   sielle conduit à une transformation.Il faut développer la recherche etles   publications,   puis   s'en   servirpour   lutter   concrètement   contreles   effets   de   la   socialisationraciste.   Beaucoup   de   femmesblanches qui exercent chaque jourdes   privilèges   raciaux   ne   s'enrendent même pas compte (d'oùl'importance   de   la   confessiondans   les   ateliers   dedésapprentissage   du   racisme).Elles   peuvent   très   bien   êtreinconscientes   du   rôle   que   jouel'idéologie   de   la   suprématieblanche   dans   leurscomportements et  leurs attitudesà l'égard des femmes qui ne leurressemblent   pas.   Il   est   fréquentque   les   femmes   blanchess'associent   sans   le   savoir   sur   labase   d'une   identité   raciale

commune   sans   s'en   apercevoir.Cette  perpétuation  inconsciente  dela   suprématie   blanche   estdangereuse,   car  pour   lutter   contreles attitudes racistes il faut d'abordreconnaître leur existence. […]

Nous   saurons   que   lesféministes   blanches   ontsérieusement   entamé   la   lutterévolutionnaire   contre   le   racismequand elles ne se contenteront pasde reconnaître son influence dans lemouvement   féministe   ou   d'attirerl'attention   sur   les   préjugésindividuels,   mais   qu'elless'engageront   activement   pourrésister   à   l'oppression   raciste   quisévit   dans   notre   société.   Noussaurons   qu'elles   ont   engagé   unepolitique   d'élimination   du   racismequand elles s'emploieront à changerla   direction   du   mouvementféministe,   travailleront   àdéconstruire  la socialisation racisteavant   d'endosser   des   positionsdirigeantes, d'édifier des théories oud'entrer en contact avec des femmesde couleur  − quand elles feront ensorte   de   ne   pas   perpétuerl'oppression   raciale   ou   de   ne   pasmaltraiter   les   femmes   de   couleur,consciemment ou non. Tels sont lesgestes   véritablement   radicaux   aufondement   d'une   expérience   de   lasolidarité   politique   entre   femmesblanches et femmes de couleur.

Les   femmes blanches  ne  sontpas les seules à devoir se confronterau   racisme   pour   que   la   sororité

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inculque un sentiment d'estime desoi   démesuré,   notammentlorsqu'il   est   associé   au   privilègesocial.   Pour   la   plupart   desfemmes   issues   des   classespopulaires, comme pour certainesbourgeoises   non   blanches,   ilaurait été inimaginable de lancerun   mouvement   féministe   sansavoir d'abord obtenu le soutien etla   participation   de   différentsgroupes   de   femmes.   ElizabethSpelmann   a   souligné   cetteconséquence du racisme dans sonessai,   « Theories   of   Race   andGender :   The   Erasure   of   BlackWomen » :

« […] dans une société raciste,les blancs ont en général une estimed'eux-mêmes profondémentconditionnée par la manière dont ilsse différencient des noirs ets'imaginent supérieurs à eux. Quandbien même les blancs ne seconçoivent pas comme racistes parcequ'ils ne possèdent pas d'esclaves ouqu'ils ne détestent pas les noirs, ilreste que leur amour-propre estlargement alimenté par le racisme, quidétermine une distribution inégale deschances et des fardeaux entre lesnoirs et les blancs. »

Si   les   militantes   féministesblanches furent si peu disposées àaffronter   le   racisme,   c'est   entreautres   parce   qu'elles   sepersuadaient avec arrogance que

leur   appel   à   la   sororité   était   ungeste   non   raciste.   J'ai   entendubeaucoup   de   blanches   me   dire« nous   voulions   que   les   femmesnoires   et   d'autres   femmes   non­blanches   rejoignent   lemouvement »,   sans   s'apercevoir   lemoins   du   monde   qu'elles   secomportaient en « propriétaires » dumouvement, comme si elles étaientles « maîtresses de maison » et nousles « invitées ».

Bien   qu'on   insisteactuellement   sur   la   nécessitéd'éliminer   le   racisme   dumouvement   féministe,   peu   dechangements   ont   eu   lieu   dans   lathéorie  et   la  praxis.  Les   féministesblanches  ont   intégré   des  écrits   defemmes   de   couleur   dans   lesprogrammes universitaires et il leurarrive   de   recruter   une   femme   decouleur pour faire un cours sur songroupe   ethnique,   ou   encore   des'assurer que les femmes de couleursont   représentées   dans   lesorganisations.   Si   ces   contributionssont nécessaires et estimables, ellesne servent la plupart du temps qu'àmasquer la réticence des féministesblanches   à   renoncer   à   leurdomination   hégémonique   sur   lathéorie   et   la   praxis,   dominationqu'elles n'auraient jamais pu exercersi   cet   État   n'était   pas   raciste   etcapitaliste. […]

On   a   également   cherché   àcombattre le racisme en mettant enplace   des   ateliers   de

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Pour   construire   unmouvement   féministe   politisé   etreprésentatif, les femmes doiventredoubler   d'efforts   afin   desurmonter   leur   aliénationmutuelle,  qui persistera tant quela   sociabilisation   sexiste   n'aurapas   été   désapprise   et   qui   setraduit   par   l'homophobie,   latendance   à   juger   d'après   lesapparences,   les   conflits   entrefemmes   ayant   des   pratiquessexuelles   différentes.   Jusqu'àprésent,   le  mouvement   féministen'a   pas   réussi   à   transformer   lesrelations   de   femme   à   femme,surtout   lorsqu'elles   sontétrangères   l'une   à   l'autre   ouviennent   de   milieux   sociauxdifférents  −  alors  qu'il  a  permisde  tisser  des   liens   individuels  etcollectifs. Il faut aider les femmesà  désapprendre le sexisme : c'estla   condition  pour   construire  desrelations   personnelles   fortes   et,au­delà, l'unité politique.

Le   racisme   est   une   autrelimite   à   la   solidarité   entrefemmes. L'idéologie de la sororitételle   que   l'ont   formulée   lesmilitantes   féministescontemporaines n'a jamais admisque   la   discrimination   raciste,l'exploitation   et   l'oppression   desfemmes   issues   des   minoritésethniques   par   les   femmesblanches   empêchent   ces   deuxgroupes de se rassembler autourd'intérêts politiques communs.

En   outre,   les   différencesculturelles   peuvent   rendre   lacommunication   problématique,   etc'est   particulièrement   vrai   desrelations   entre   femmes   noires   etfemmes   blanches.   Au   cours   del'histoire,   les   premières   furentnombreuses à faire l'expérience desinégalités   raciales   à   traversl'autorité   directe   que   les   secondesexerçaient   sur   elles,   de   manièresouvent   plus   brutale   et   plusdéshumanisante   que   les   hommesblancs   racistes.   Aujourd'hui,   bienque   la   domination   soitessentiellement   exercée   par   deshommes   adhérant   aux   idéespatriarcales   et   suprémacistes,   cesont  souvent  des   femmes blanchesqui   représentent   le   supérieurimmédiat  ou   la   figure  d'autorité  àlaquelle   sont   confrontées   lesfemmes   noires   sur   le   planprofessionnel.   Conscientes   desprivilèges que la domination racialeoffre aux blancs des deux sexes, lesfemmes   noires   n'ont   pas   tardé   àréagir   aux   appel   à   la   sororité   ensoulignant qu'il  était  contradictoirede leur demander de participer à lalibération   de   celles   qui   lesexploitaient.   Nous   sommesnombreuses   à   avoir   interprétél'appel   à   la   sororité   comme   uneinvitation à soutenir un mouvementqui ne s'adressait pas à  nous. […]Nombreuses à avoir eu l'impressionque le mouvement de libération desfemmes   servait   les   intérêts   des

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bourgeoises blanches aux dépensdes   femmes   pauvres   issues   desclasses populaires, souvent noires.La sororité reposait donc sur desbases   bien   fragiles   et   pour   lesfemmes  noires,   ç'aurait  été   fairepreuve   de   naïveté   politique   quede   rejoindre   ce   mouvement.Cependant,   hier   commeaujourd'hui,   les   luttes   à   traverslesquelles   s'est   construite   laparticipation   politique   desfemmes   noires   suggèrent   qu'ilaurait  mieux valu   insister   sur   ledéveloppement   de   la   solidaritépolitique   et   clarifier   le   sens   decette notion.

Tout   en   pratiquant   ladiscrimination   et   l'exploitationdes   femmes  noires,   les   blanchesles   considèrent   avec   envie   et   seposent   comme   leurs   rivales.Aucun   de   ces   processusd'interaction   ne   crée   lesconditions   propices   audéveloppement   de   relations   deconfiance et de réciprocité. Aprèsavoir   oublié   le   racisme   dans   lathéorie et la praxis féministes, lesblanches  ont   laissé  à  d'autres   laresponsabilité   d'attirer   l'attentionsur   la   race.   Ne   prenant   aucuneinitiative   dans   les   débats   sur   leracisme ou les privilèges raciaux,elles   pouvaient   réagir   à   ce   quedisaient les femmes non blanchesintervenant   sur   ces   sujets,   sanspour autant changer quoi que cesoit à la structure du mouvement

féministe   et   sans   perdre   leurhégémonie. Elles pouvaient insistersur   la   nécessité   d'augmenter   lenombre de femmes de couleur dansles   organisations   féministes,   lesencourager  à  participer  davantage,mais elles ne s'attaquaient jamais defront au racisme. […]

Si   le   racisme   est   un   enjeuprimordial   pour   les   féministes,   cen'est   pas   seulement   parce   qu'ilexiste parmi les militantes blanches.Ces   dernières   ne   représententqu'une   fraction   des   femmes   de   lasociété.   Quand   bien   même   ellesauraient toutes été  antiracistes dèsle  départ,   l'élimination  du  racismen'en   resterait   pas   moins   un   enjeuessentiel du féminisme. Le racismeest un problème fondamental pourles féministes car il est indissociablede l'oppression sexiste. En Occident,les   fondements   philosophiques   duracisme   et   du   sexisme   sontidentiques.   Influencées   par   desvaleurs   ethnocentriques,   lesthéoriciennes   féministes   ont   étéamenées  à   faire  passer   le   sexismeavant   le   racisme,   élaborant   ainsiune   conception   de   l'évolutionculturelle qui ne correspond en rienà   notre   expérience   de   vie.   AuxÉtats­Unis,   le   maintien   de   lasuprématie  blanche  a   toujours   étéune   priorité   au   moins   aussiimportante   que   le   maintien   d'unestricte division des rôles sexuels. Iln'y   a   rien   d'étonnant   à   ce   quel'intérêt pour les droits des femmes

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s'exacerbe chaque fois que surgitun   mouvement   de   masseantiraciste. Nul n'est naïf au pointd'ignorer  que   si  un  État  dominépar   la   suprématie   blanche   estsommé   de   satisfaire   les   besoinsdes   noirEs   oppriméEs   et/ou   lesbesoins des femmes blanches (etnotamment   celles   de   labourgeoisie),   il   sera   dans   sonintérêt de satisfaire les blancs. Unmouvement   radical   visant   àmettre fin au racisme (une causepour   laquelle   tant   de   gens   sontmorts)   est   bien   plus   menaçantqu'un   mouvement   conçu   pourpermettre   aux   femmes   blanchesde s'élever dans la société.

Reconnaître l'importance dela   lutte   antiraciste   ne   diminuenullement   la   valeur   ou   lanécessité   du   mouvementféministe.   La   théorie   féministeserait  d'une grande utilité  si  ellemontrait aux femmes comment leracisme et le sexisme s'articulentau   lieu   d'opposer   le   combatcontre   ces   deux   formesd'oppression   ou   d'évacuerpurement   et   simplement   laquestion   du   racisme.   L'un   desprincipaux   enjeux   du   combatféministe portait  sur le droit desfemmes à contrôler leur corps. Orle   concept   de   la   suprématieblanche repose sur l'idéologie dela   perpétuation   de   la   raceblanche.   Le   maintien   de   ladomination du monde par la race

blanche   passe   par   le   contrôlepatriarcal   du   corps   de   toutes   lesfemmes. Une militante qui s'efforcequotidiennement d'aider les femmesà obtenir le contrôle de leurs corpsne   peut   être   raciste   sans   nier   etsaper son propre combat. Quand lesfemmes   blanches   s'attaquent   à   lasuprématie   blanche,   ellesparticipent simultanément à la luttecontre l'oppression sexiste. Ce n'estqu'un exemple de  la manière dontl'oppression   raciste   et   l'oppressionsexiste   se   recoupent   et   secomplètent. Il y en a bien d'autres,et   les   théoriciennes   féministesdevraient les examiner. 

Le racisme conduit les femmesblanches à construire une théorie etune  praxis   féministes  éloignées  detoute   radicalité.   La   socialisationraciste enseigne aux femmes de  labourgeoisie   blanche   qu'elles   sontnécessairement   plus   capables   deconduire   les   masses   que   desfemmes   issues   d'autres   groupes.Elles   n'ont   en   effet   cessé   de   fairecomprendre qu'elles ne souhaitaientpas   tant   participer   au  mouvementféministe que le diriger. Alors mêmequ'elles étaient probablement moinséquipées   pour   organiser   les   basesmilitantes que les femmes issues desclasses   populaires,   elles   étaientsûres   de   leurs   capacités   deleadership   et  ne  doutaient   pas   dedevoir   assumer   un   rôle   dominantdans la définition de la théorie et dela   praxis   féministes.   Le   racisme

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