Sombre Dragon, ou les bas-fonds de la "contre-initiation"…

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Les Etudes Traditionnelles Sombre Dragon, ou les bas-fonds de la "contre-initiation"… Par CEAPT Symbole copyright, mardi 23 octobre 2007 à 13:01 - Analyses - #137 - rss par Robert Estienne Si aujourd’hui de nombreux éditeurs proposent aux lecteurs le reprint de livres devenus introuvables, il faut saluer ici l’heureuse initiative des Éditions M.C.O.R. Christienne de rééditer une rare curiosité et à plus d’un titre inquiétante, Les Sept Têtes du Dragon vert. Déroutant tant dans sa forme que sur le fond, ce «roman ésotérico-policier» écrit sous le pseudonyme de Teddy Legrand et publié en 1933 s’inscrit dans l’histoire des derniers soubresauts de la ténébreuse affaire Taxil et constitue une des manifestations livresques de ce que René Guénon désigna en son temps sous le vocable de «contre-initiation». Petit rappel des faits. "L'inversion des symboles est ce qui signe le plus spécifiquement la 'contre-initiation'" (Félicien Rops, détail de L'Offrande).

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Les EtudesTraditionnelles

Sombre Dragon, ou les bas-fonds de la "contre-initiation"…Par CEAPT Symbole copyright, mardi 23 octobre 2007 à 13:01 - Analyses - #137 - rss

par Robert Estienne

Si aujourd’hui de nombreux éditeurs proposent aux lecteurs le reprint de livres devenus introuvables, il faut saluer ici l’heureuse initiative des Éditions M.C.O.R. Christienne de rééditer une rare curiosité et à plus d’un titre inquiétante, Les Sept Têtes du Dragon vert. Déroutant tant dans sa forme que sur le fond, ce «roman ésotérico-policier» écrit sous le pseudonyme de Teddy Legrand et publié en 1933 s’inscrit dans l’histoire des derniers soubresauts de la ténébreuse affaire Taxil et constitue une des manifestations livresques de ce que René Guénon désigna en son temps sous le vocable de «contre-initiation». Petit rappel des faits.

"L'inversion des symboles est ce qui signe le plus spécifiquement la 'contre-initiation'" (Félicien Rops, détail de L'Offrande).

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S’il n’est évidemment pas question de développer dans le cadre de cette courte étude l’ensemble des faits et implications que recouvre «l’affaire Taxil», il n’en est pas moins intéressant de s’arrêter quelques instants sur ce qui fut en France une des dernières manifestations d’une certaine «littérature noire» à laquelle Guénon fut toujours très attentif. Il est vrai aussi que ce dernier avait eu l’occasion deux décennies auparavant de croiser la plume, avec quelques collaborateurs de la Revue internationale des sociétés secrètes (RISS), fondée en 1912 par monseigneur Ernest Jouin à propos de la publication d’un ouvrage de Benjamin Fabre – pseudonyme de l’historien et journaliste de La Croix Jean Guiraud - intitulé Franciscus, eques a capite galeato (1753-1814) (1). Préfacé par Paul Copin-Albancelli – pseudonyme de Paul-Joseph Copin (1851-1939) -, cet ouvrage bien documenté se présente comme une étude inédite, aux sources puisées dans de précieuses archives familiales, de l’itinéraire maçonnique au sein de la Stricte Observance du marquis François-Anne de Chefdebien.

Élucubrations occultistes

Déchaînant immédiatement la polémique au sein des colonnes de la RISS sur l’épineuse question des «Supérieurs inconnus», les divers articles écrits après cette parution furent l’occasion pour René Guénon – alors rédacteur de la France anti-maçonnique fondée par Abel Clarin de La Rive (1855-1914) – de préciser un certain nombre de points doctrinaux quant à la question de la transmission de l’influence initiatique. Il faut sur ce point d’ailleurs rendre grâce à l’éditeur Archè d’avoir réuni en un seul volume l’ensemble de cette polémique par revues interposées et jusqu’ici difficiles à se procurer dans leur intégralité (2). Ce fut surtout pour le métaphysicien l’occasion de démasquer le principal et sinistre animateur de la RISS que fut Charles Nicoullaud – auteur sous le pseudonyme de Fomalhaut d’une déconcertante Astrologie judiciaire – et que Guénon eut de nombreuses fois de signaler dans sa correspondance comme l’un des principaux représentants actuels de ce qu’il désigna nommément comme la «contre-initiation». Sur cet inquiétant imbroglio qui constituait les derniers soubresauts de l’ «affaire Taxil», et dont Guénon posséda assurément quelques «clefs» - y compris le fantomatique dossier «Le Chartier» transmis par Clarin de La Rive et auquel s’intéressa vivement en son temps Marie-France James -, nous nous contenterons de signaler qu’une autre polémique opposa de nouveau Guénon à la RISS lors de la parution, en 1929, d’un autre ouvrage pour le moins curieux, L’Élue du Dragon (Nouvelles Éditions Latines), écrit sous le pseudonyme de Clotilde Bersone.Véritable compendium d’élucubrations occultistes, ces «Mémoires» d’une soi-disant ex-dignitaire des hauts grades lucifériens du Palladisme, si décrié à la grande époque du taxilisme triomphant, n’étaient pas sans rappeler les heurs et malheurs de cette Diana Vaughan qui en son temps traumatisa tant le monde catholique. Cette parution fut également l’occasion pour la RISS de relancer une véritable campagne de presse qui, cette fois, ne fit pas mouche auprès d’un public, il est vrai, très échaudé par de fâcheux précédents… Ne pouvant manquer de réagir, Guénon consacra à cet ouvrage une recension en forme de réquisitoire dans le numéro de juillet 1929 du Voile d’Isis (3). Expédiant de quelques traits de plumes les habituelles incohérences inévitablement liées à ce genre de production, cette nouvelle joute épistolaire lui permit avant tout d’affronter – comme ce fut le cas naguère avec Nicoullaud – Henri de Guillebert des Essars. Et plus particulièrement de rappeler ses vieilles fréquentations toulousaines et l’amitié qui le liait alors à l’inquiétant Louis Le Chartier et à son Institut d’études cabalistiques (4), fréquenté dans les années 1880-1890 par Paul Rosen et consorts dont il n’eut de cesse sa vie durant de dénoncer les obscures manœuvres. Nous n’en citerons pour illustration qu’un long extrait nous semble-t-il suffisamment significatif : « Nous entendons être seul juge de ce que nous avons à dire et du moment opportun de le dire. Nous ferons donc seulement savoir à M. de Guillebert que nous avons en notre possession un important manuscrit de Le Chartier, intitulé Le Gennaïth Menngog de Rabbi Eliézer ha-Kabir, qui est bien ce qu’on peut imaginer de plus extraordinaire dans le genre «pornographie érudite» et qu’il nous a suffi de rapprocher de certains articles parus dans les tout premiers numéros de la RISS, il y a à peu près vingt ans, pour identifier aussitôt les origines intellectuelles, si l’on peut dire, de l’auteur

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desdits articles, qui se dissimulait alors sous l’étrange et ‘antéchristique’ pseudonyme d’Armilous. Nous avons aussi quelques lettres du même Le Chartier, dont une contient la traduction (?) du véritable Gennaïth Menngog, celui de Taxil-Vaughan, et dont une autre, avec signature en hébreu rabbinique, renferme une bien curieuse allusion à un mystérieux personnage qu’il appelle ‘son maître’ ; et tout cela ne date pas d’hier… (…) Enfin, si ‘la RISS n’a aucune théorie spéciale’, M. de Guillebert en a sûrement une, et dont il pourrait être fort instructif de rechercher la provenance ! » (5).Que nos lecteurs nous pardonnent ce long préambule mais il nous semblait important de remettre en perspective quelques-uns des aspects de cette inextricable histoire dans laquelle s’inscrit l’ouvrage de Teddy Legrand aujourd’hui réédité. Car, comme nous le disions en introduction, il en constitue vraisemblablement un des derniers feux.

"Léo Taxil - de son vrai nom Gabriel Antoine Jogand-Pagès (1854-1907) - se spécialisa tout d'abord dans la 'littérature' pornographique anticléricale avant de devenir, après sa 'conversion' de 1885 un des pourfendeurs du Palladisme luciférien. Avec les suites que l'on sait…"

Satanisme et inversion des symboles

Étrange livre que ces Sept Têtes du Dragon vert. Dans sa forme, il ne ferait pas mauvaise figure au côté d’un Fu Manchu ou d’un Arsène Lupin le plus débridé tant il affecte le genre ésotérico-policier qui fut celui de beaucoup de productions de cette période. Qu’on y regarde d’un peu plus près et l’on s’apercevra qu’il ne manque aucun des ingrédients qui firent la fortune du genre : intrigue mêlant espionnage et sociétés secrètes – orientales, qui plus est, pour ne pas se priver d’une touche d’exotisme… -, personnages inventés mais comportant plus d’un trait familier renvoyant à de véritables individualités pour qui sait bien observer et figures authentiques dont la liste laisse songeur. Qu’on en juge par l’apparition au fil des pages de références au staretz dévoyé Raspoutine, à Papus et aux Martinistes, au Maître Philippe de Lyon, à Walter Rathenau… et à Paul Sédir, à Gurdjieff mais aussi aux très controversés Bô Yin Râ et Trebitsch-Lincoln (1879-1943), ce dernier étant surtout connu pour avoir été un agent double – ou triple – au service, entre autres, de l’Allemagne nazie et dont Guénon souligna fort à propos l’insigne malfaisance. Que l’on rajoute à cela un contexte politique laissant une large place à la Russie déchirée par la guerre civile – et dont sur bien des points il ne serait pas inutile de relire attentivement Bêtes, Hommes et dieux de Ferdynand Ossendowski, paru en 1924 – et à une Asie dominée par la vision du «péril jaune» où le chamanisme le plus sombre le partage avec des exemples appuyés d’un tantrisme dévoyé et ô combien mortifère (6). Enfin – et là se trouve le propos le plus troublant de l’ouvrage, paru l’année de l’arrivée au pouvoir d’Hitler -, la vision d’une Allemagne weimarienne perdue dans le gouffre de ses peurs et dominée par une société de mages, dont peut-être le plus noir d’entre eux, Hanussen, qui fut proche du premier cercle du national-socialisme naissant et d’Hitler lui-même qui pourrait être évoqué dans le livre sous l’énigmatique appellation d’ «Homme aux deux Z». Image éminemment «révélatrice» et renvoyant au symbolisme dévoyé du swastika, voire de la SS…, que René Guénon explicita clairement dans Le Roi du Monde. Le tout, dominé par une étrange société secrète désignée au fil de l’enquête sous le vocable des Verts et dont les agissements se trouveraient au cœur des événements qui provoquèrent l’avènement du communisme et du nazisme… Si l’on rajoute à ceci l’image employée du «dragon», de "l'hydre", et cette couleur verte qui fait étrangement penser au Visage de même couleur du troublant Gustav Meyrink (1868-1932) – dont Guénon rappelait «l’atmosphère glaciale à plus d’un titre» qui s’en dégageait -, nous voici en «excellente» compagnie…Et c’est à ce titre que cet ouvrage prend sa place dans la longue litanie de ces curieuses «divulgations» qui émaillèrent la fin du XIXe et le début du XXe siècle. Certainement «adressées» à un public réservé, contenant des informations cryptées mais claires pour qui sait lire, elles avaient aussi pour but principal de répandre chez le plus grand nombre peurs et chimères et surtout cette

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fameuse «inversion des symboles» qui est sans conteste un des signes manifestes de la «contre-initiation» - d’essence profondément «satanique» (7). Leur origine est évidemment problématique et les Sept Têtes du Dragon vertn’échappe pas à la règle – ce que reconnaît humblement son préfacier Jean-Marie Fraisse – malgré sa signature de «Teddy Legrand». Si l’on a pu évoquer le nom de Pierre Mariel… - thèse que semble soutenir son fils et que pourraient étayer certaines fréquentations de jeunesse… -, il est évident qu’à défaut de documents probants, son origine demeurera encore longtemps mystérieuse. Il est toutefois assuré que ce document et les sinistres desseins qu’il sous-tend peut être rattaché à ces étranges officines qui mêlaient volontiers (mais faut-il en parler au passé ?) politique et espionnage, ésotérisme dévoyé et manipulation psychique dans la plus grande «tradition» de cette guerre occulte, signe d’une folle modernité, sur laquelle le «Sphinx», outre son œuvre métaphysique, garda toujours un œil attentif…Oui, de bien sombres desseins…

R. E.

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(1) - Une courte allusion de Guénon dans un compte rendu d'octobre 1934, concernant une publication de la RISS, montre que ce dernier avait lu les Sept Têtes et relevé en ses pages bien des aspects troublants : "La RISS (n° du 1er juillet) publie, sous le titre Guerre occulte un article consacré à deux livres : La Clef des Songes, dont nous avons rendu compte ici-même il y a quelques mois, et Les Sept Têtes du Dragon vert, histoire d'espionnage dont nous n'avons pas eu à parler, mais où nous avons relevé, quand nous l'avons lue, bien des détails suspects." (Compte rendu repris dans Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonage, t.I, p. 239.(2) – Éditions La Renaissance française, Paris, 1913. Réédition Milano, Archè, 1987.(3) - Éditions Archè. Charis – Archives de l’Unicorne : La polémique sur les «Supérieurs Inconnus». 208 pages, 2003.(4) Compte rendu repris dans Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonage, t.I, p. 180.(5) Concernant cette question, nous aurons l'occasion une prochaine fois de revenir sur les inquiétantes activités de cet "institut" toulousain de Le Chartier et de leur synchronicité avec d'autres "agissements", pour le moins curieux, de certains prêtres dans la région de l'Aude et dont nul, à l'époque, ne pouvait s'imaginer qu'ils seraient amenés à connaître depuis quatre décennies une telle "publicité"… (6) Op. cit., t.I, pp. 179-181.(7) Sur ce point mais aussi concernant la biographie de Bô Yin Râ, le lecteur fera son miel des ouvrages d’Alexandre De Dànaan parus chez Archè : Un envoyé de la loge blanche. Bô Yin Râ, de la Taychou Marou au Grand Orient de Patmos (2004) et Les Secrets de la Tara blanche. Lettres d’un lama occidental à Jean Reyor (2003).(8) Faisant intervenir conjointement, comme principaux protagonistes, deux membres des Services secrets français et de l'Intelligence Service - apprécié tout particulièrement par Guénon… -, l'ouvrage distille insidueusement au fil des pages nombre d'insinuations propres à "corrompre", par leur sombre rôle dans l'histoire, des représentants religieux de plusieurs confessions comme autant d'attaques sournoises contre les différentes formes traditionnelles encore vivantes alors. Et ce, jusqu'aux trop fameux Protocoles des Sages de Sion qui sont habilement "glissés" en note de bas de page non loin d'une évocation du financier et homme politique juif Walter Rathenau, assassiné en 1922 par des nationalistes allemands et à qui l'inénarrable Jean Robin a prêté dans un de ses ouvrages comme derniers mots une formule fort intéressante à plus d'un titre : "Les 72 qui mênent le monde" (ces mêmes "72" figurant aussi opportunément dans les Sept têtes)… Enfin, on relèvera également le fait que le livre situe à Istambul la localisation d'un des chefs de cette tentaculaire et sombre organisation - "Le Grec" - et que cette "information" serait intéressante à rapprocher de ce que Guénon rapportait concernant l'abolition du Kalifat en 1924 par la "moderne" Turquie kémaliste. Sur le rôle joué alors par cette zone géopolitique dans la diffusion d'un certain nombre d'influences pour le moins curieuses dans le domaine du monde traditionnel, le lecteur pourra faire son profit des développements fort documentés - et pour la plupart inédits - de Louis de Maistre dans son monumental ouvrage : L'énigme René Guénon et les "Supérieurs inconnus" (Archè, 2005). Si nous ne partageons pas toutes les conclusions - loin s'en faut - de l'auteur concernant le métaphysicien français, il faut saluer toutefois son immense travail documentaire concernant bien des points restés jusque-là obscurs et qui méritaient d'être remis à la lumière du jour.

Les Sept têtes du Dragon vert. Teddy Legrand. Préface de Jean-Marie Fraisse. 246 pages. 27 €. Tirage limité à 200 ex.

M.CO.R Christienne. Éditions – Diffusion. Les Chasteigners. 85220 Apremont. Tél : 0.871.283.197.http://www.livres-tradition.com.Mèl : [email protected].

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