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Le fonds « science et société » de la bibliothèque de Jussieu, vingt ans après par Serge Guérout Bibliothèque interuniversitaire scientifique de Jussieu Créée au milieu des années C soixante-dix à la bibliothèque in- teruniversitaire scientifique de Jus- sieu, le fonds d'histoire et sociologie des sciences plus couramment dénommé « science et société doit son originalité, ainsi que la demande relativement forte dont il fait l'objet, à un double courant contemporain de sa fondation et assez distinct de l'histoire des sciences tradi- tionnelle : d'une part un ensemble de préoccupations nées dans le milieu scientifique et qu'on pourrait rattacher à la notion de responsabilité scientifique, d'autre part, quelques années plus tard, l'émergence d'un champ nouveau en his- toire et sociologie des sciences, essentiel- lement anglo-saxon, celui des Social Stu- dies of Science. Nous nous attacherons dans un premier temps à expliciter l'ap- port de ces deux sources, puis nous en viendrons à une description plus classi- que du fonds. Le fonds science et société » L'expression était à la mode en 1970, sinon chez nous, du moins aux États- Unis les départements "science and society' ou "science, technology, and So- c:ef)/' fleurissaient dans les universités américaines, cependant qu'en France quelques scientifiques militaient, assez seuls, pour un développement analo- gue dans les universités françaises1. Non pas que la documentation ait été totalement absente : on trouvait à Paris des ouvrages ou des périodiques sur le thème à la Bibliothèque nationale, à la Fondation nationale des sciences poli- tiques, à l'OCDE, au CNAM, à la biblio- thèque universitaire Cujas, et proba- blement ailleurs encore, sans toutefois qu'il ait été possible de se faire une idée 1. En 1970 Roger Godement, mathématicien et professeur à l'université Paris-VU, alertait les pré- sidents des universités de Jussieu en vue d'obtenir l'acquisition d'ouvrages sur ce thème par la biblio- thèque universitaire. Ce qui devait devenir le fonds - science et société - commença ainsi - difficile- ment - par une collection de quelques centaines d'ouvrages dont il avait obtenu l'achat à la BU. brought to you by CORE View metadata, citation and similar papers at core.ac.uk provided by Bibliothèque numérique de l'enssib

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Le fonds « science et

société » de la bibliothèquede Jussieu, vingt ans après

par Serge Guérout

Bibliothèque interuniversitaire scientifique de Jussieu

Créée au milieu des années

C soixante-dix à la bibliothèque in-teruniversitaire scientifique de Jus-

sieu, le fonds d'histoire et sociologie dessciences plus couramment dénommé« science et société d o i t son originalité,ainsi que la demande relativement fortedont il fait l'objet, à un double courant

contemporain de sa fondation et assez

distinct de l'histoire des sciences tradi-tionnelle : d'une part un ensemble de

préoccupations nées dans le milieuscientifique et qu'on pourrait rattacher à

la notion de responsabilité scientifique,d'autre part, quelques années plus tard,

l'émergence d'un champ nouveau en his-toire et sociologie des sciences, essentiel-lement anglo-saxon, celui des Social Stu-

dies of Science. Nous nous attacheronsdans un premier temps à expliciter l'ap-port de ces deux sources, puis nous enviendrons à une description plus classi-que du fonds.

Le fondssc ience e t société »

L'expression était à la mode en 1970,

sinon chez nous, du moins aux États-Unis où les départements "science andsociety' ou "science, technology, and So-

c:ef)/' fleurissaient dans les universitésaméricaines, cependant qu'en France

quelques scientifiques militaient, assezseuls, pour un développement analo-

gue dans les universités françaises1.Non pas que la documentation ait été

totalement absente : on trouvait à Paris

des ouvrages ou des périodiques sur lethème à la Bibliothèque nationale, à la

Fondation nationale des sciences poli-tiques, à l'OCDE, au CNAM, à la biblio-thèque universitaire Cujas, et proba-blement ailleurs encore, sans toutefoisqu'il ait été possible de se faire une idée

1. En 1970 Roger Godement, mathématicien etprofesseur à l'université Paris-VU, alertait les pré-sidents des universités de Jussieu en vue d'obtenirl'acquisition d'ouvrages sur ce thème par la biblio-thèque universitaire. Ce qui devait devenir le fonds- science et société - commença ainsi - difficile-ment - par une collection de quelques centainesd'ouvrages dont il avait obtenu l'achat à la BU.

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des fonds, encore moins d'en har-moniser les acquisitions.

Mais que recouvrait au juste let e r m e science et société " ? Si lanotion de responsabilité scientifi-que semble avoir agité les milieuxuniversitaires dans les années quiont suivi les événements de 1968,elle n'était certes pas un phéno-mène nouveau. En 1945, avantmême le lancement de la premièrebombe atomique sur le Japon, il se

trouva aux États-Unis des physi-ciens pour militer contre l'abou-tissement fatal du processus qu'ilsavaient contribué à engager. La» guerre froide » aidant et les annéespassant, la croyance que « l'équi-libre de la terreur » était facteur depaix s'installa peu à peu, y comprisparmi les scientifiques, aidée en ce-la par une prospérité qui autorisaitdans les pays occidentaux un finan-cement substantiel de la recherche.Pourtant la croissance des res-sources consacrées à la recherche-développement devait bientôt se

stabiliser et un rapport de l'OCDEconstatait en 1971 : la croissanceéconomique n est plus par elle-même unobjectif global suffisant. Et de poursui-vre en soulignant la désillusion que res-sent le public devant les effets de l'appli-cation de la technologie sur la qualitéde la vie de l'individu entraînant la miseen question publique du fondement éthi-que d'une recherche dont les résultatspourraient servir à la manipulation del'individu ou de la société, pourconclure que l'opinion publique se

concentre sur les effets négatifs plutôtque sur les avantages que valent a lasociété les découvertes scientifiques2.

La juxtaposition récurrente des deuxmots dans les études comme dans lesdiscours devait ainsi forger le terme lui-même : au début des années soixante-dix .. science et société ' recouvre moinsun thème précis qu'un ensemble deproblèmes qu'on découvre, de ques-tions posées à la science et à la tech-nologie et dont la solution passe no-tamment par l'instauration d'une politi-que de la science. C'est ainsi que,parallèlement à des ouvrages fonda-mentaux d'histoire, de philosophie oude sociologie des sciences, le fonds« science et société » se garnit, durantses premières années d'existence,d'études consacrées aux politiques na-

2. Science, croissance et société. Une perspectivenouvelle. - Paris : OCDE, 1971, pp. 99-100.

tionales de la recherche, à la place del'idéologie dans la science ou aux liensexistant entre la science et le pouvoird'État : à côté de Bachelard en philo-sophie, de Duhem ou Koyré en histoire,de Merton en sociologie, on trouvait déjàdes ouvrages sur le projet Manhattanaux États-Unis, sur l'affaire Lyssenko enUnion soviétique, la » course aux arme-ments " ou l e complexe militaro-scien-tifico-industriel » - pour reprendre laformule du président Eisenhower3. Le

développement des fichiers informati-ques, bientôt suivi de celui des bio-technologies, donnera lieu à un autre

type de préoccupation, non plus histo-rienne et rétrospective mais liée à lamaîtrise de ce développement et à la

protection des personnes. Les rapportssuccessifs de la Commission nationalede l'informatique et des libertés ou duComité consultatif national d'éthiquepour les sciences de la vie et de la santé,et tout récemment les études consa-crées au « Projet génome humain " sontl'écho de ces développements.

Quoique l'ensemble de ces thèmes

puisse être somme toute considérécomme ressortissant à « l'étude socialede la science », ce qu'il est convenud'appeler les Social Studies of Science

procède d'une généalogie bien diffé-

3. L'énumération de ces thèmes n'est évidemmentpas exhaustive.

rente et se caractérise à l'inversepar une forte unité de thème cor-rélative d'un public assez bien cir-conscrit d'historiens et de sociolo-gues. Ce n'est plus la responsabilitéscientifique qui est ici au centre mais

plutôt une manière nouvelle defaire, et donc d'écrire, l'histoire dessciences4. Jusqu'aux annéessoixante l'histoire des sciencesétait relativement peu perméableaux « vicissitudes de l'humain et dusocial... Certes Thomas Kuhn,avec sa théorie des « révolutionsscientifiques6 », souligne déjà quela pratique scientifique s'inscritdans un contexte social, mais cecontexte, qu'il nomme » sciencenormale ", est encore étroitementlié à des facteurs cognitifs et n'ade vraiment social que le fait d'êtretacitement accepté par un groupe autravers d'un apprentissage de règleset de pratiques permettant la réso-lution de problèmes posés dans une

discipline donnée (pM.22'/e solving).Les idées comptent encore chez luiplus que les circonstances socialesqui les voient naître.

Bien plus radical est le point de départdu projet des Social Studies of Science :dans son ouvrage publié en 1976 lemathématicien et philosophe des

sciences David Bloor pose d'embléeune question quelque peu provoca-trice : La sociologie de la connaissancepeut-elle étudier la nature et le contenude la connaissance scientifique1 ? L e

4. J'emprunte ici, pour l'essentiel, à la-Journéed'études intitulée : Z 'Étude ïooa/e des sciences.

Bilan des années 1970 et 1980 et conséquences

pour le travail historique. - Paris : Centre de re-

cherche en histoire des sciences et des techniques,Cité des sciences et de l'industrie, 1992.

5. D. Pestre, ibid. p. 5. A noter cependant quelques

ouvrages pionniers antérieurs à la Seconde Guerre

mondiale : The Social Function of Science. Cam-

bridge / D . Bernai. - MIT Press, 1939; Science,

Technology, and Society in seventeenth-century R.K. Merton. - England, in OSIRIS, 1938 ; mais sur-

tout l'ouvrage de Ludwig Fleck, étonnamment pré-

curseur du courant d e s études sociales de la

science Genesis and Development of a scientiflcFactl Fleck L. - The University of Chicago Press,

1979 (édition originale allemande 1935).

6. La Structure des révolutions scientifiques l "T S.

Kuhn. - Paris : Flammarion, 1972 (lre éd. améri-caine 1962). A noter que Ludwig Fleck, dont Kuhnse réclamait, énonçait en 1935 : La découvertescientifique (de la réaction de S. G. Wassermann)

doit être regardée comme un événement social(Fleck, op. ct<. note 5, p. 76).

7. Knowledge and social Imagery/ D. Bloor. - Lon-

don : Routledge and Kegan Paul, 1976, p. 1. Une

traduction française, malheureusement épuisée, est

parue dans les années quatre-vingt, éditée par la dé-funte association Pandore, sous le titre Sociologie de

la logique les limites de /'q')Ktëft:o/og<a

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« programme fort » (strong programme)qu'il définit par là même exige essentiel-lement de traiter sur un même plan lesconnaissances vraies 'e t les connais-sances " fausses ' (c'est-à-dire celles qui se

révélèrent telles) ou ce qui revient aumême à ne pas anticiper dans l'étuded'une période historique sur ce que« l'histoire » a tranché par la suite8. D'oùun regain d'intérêt pour les études decontroverses en histoire des sciences. Dé-roulées dans leur contexte politique, so-cial, ou religieux, ces dernières s'appli-quent à en suivre pas à pas les acteursdans une période temporelle nécessaire-ment courte et dans des lieux institution-nels ou géographiques bien définis9. Maisplus généralement c'est l'étude de « lascience en train de se faire » (science :M

the making) qui surgit avec l'irruption du

sociologue-anthropologue dans le labo-ratoire10. Volontairement neutre, le regardporté par ce dernier ignorera la finalitédes activités qu'il décrit (la production de- la science ") au profit d'un suivi quoti-dien des tâches observées, fussent-ellesles plus terre à terre11.

8. Avertissement que donnait déjà l'historien britan-nique Herbert Butterfield en 1931 dans un petitopuscule stigmatisant cette manière d'écrire l'his-toire : The Whig Interprétation of History I H. But-terfield - New York : Norton, 1965 (édition originaleanglaise 1931). Il visait alors l'interprétation tropschématique selon laquelle le parti protestant(Whig) aurait représenté au XVI'' siècle en Angle-terre la démocratie et la liberté individuelle,concepts modernes, face au parti catholique (Tory),jugé réactionnaire. Transposé en histoire dessciences, le même travers consiste à écrire l'histoired'une théorie scientifique en faisant implicitementréférence à sa figure actuelle, en quelque sortecomme une lutte de l a vérité 'contre - l'erreur ».

9. En particulier deux remarquables études decontroverses parues au milieu des années quatre-vingt : Leviathan et la pompe a a i r : Hobbes etBoy/e entre science et politique I S. Shapin etS. Schaffer - Paris : La Découverte, 1993 (éditionoriginale anglaise 1985). et The Great DevonianControversy ; </)e shaping of scientific knowledgeamong gentlemanly specialists M. Rudwick - Chi-cago : University of Chicago Press, 1985. Nom-breuses autres études de controverses scientifiquesdans le fonds - science et société - : l a fusionfroide - , )a - mémoire de l'eau ., l e s pluiesacides -, le créationnisme opposé à l'évolu-tionnisme en biologie, etc.

10. La Vie de laboratoire I B. Latour et S. Woolgar- Paris : La Découverte, 1988 (éd. orig. anglaise1986) ; La Science telle qu'elle se fait : anthologiede la sociologie des sciences de langue an-glaise/M. Callon et B. Latour - Paris : La Décou-verte, 1991 ; La Science en action / B. Latour - Pa-

ris : La Découverte, 1989.11. C'est encore Herbert Butterfield qui recomman-dait en 1931 une distanciation quasi ethnologiquede l'historien avec son sujet : ... considérer les Pro-testants et les Catholiques du XVIe siècle comme des

gens étranges et distants [..J dont les querelles sontaussi lointaines des nôtres que pouvaient l'être les

factions des Bleus et des Verts dans l'ancienneConstantinople. (The Whig Interprétation..., op. cit.

note 8, p. 38).

Pourtant, si les Social Studies q/ Sciencesemblent « donner le ton » actuellementen histoire et sociologie des sciences, onne saurait dire que l'abandon de touteforme d'explication téléologique et ra-tionnelle de l'activité et des connais-sances scientifiques au profit d'un causa-lisme essentiellement social se fasse sansheurts. Plus ou moins violemment atta-qué par les philosophes des sciences12,l e programme fort » en sociologie dessciences se voit reprocher d'occulter chezle scientifique les facteurs cognitifs, lesimple exercice de la raison, la visée duvrai, cependant que les tenants d'uneforme quelconque de réalisme scientifi-que (il existe un monde réel hors de nous,

indépendant de nous et connaissable)

cherchent à concilier une " étude socialede la science " avec les notions de pro-grès, de rationalité ou d'évidence scien-

tifiques13. Quelle que soit l'issue de cequi peut apparaître parfois comme unebataille rangée dans le milieu de l'his-toire, de la philosophie et de la sociologiedes sciences14, on ne peut nier que les

12. Par exemple Science and relativism / L a u -dan - Chicago : The University of Chicago Press,

1990, notamment le chap. 6 : "Interests and the so-

cial déterminants of beiief" ! "A Critical examina-tion of the new sociology of science", in Philoso-phy of the Social Sciences M. Bunge - 1991 (21),pp. 524-560 et 1992 (22), pp. 46-76 ; "Bloor's b)uff :

behaviourism and the Strong Programme", in In-ternational Studies in the Philosophy ofScience /P. Stekar - 1991 (5), pp. 241-256.

13. Cf. The Advancement of Science: science wi-thout legend, objectivity without illusions/?. Kit-cher - Oxford : Oxford Univ. Press, 1993 et MakingScience. Between nature and society/S. Cole -Cambridge : Harvard Univiversity Press, 1992.14. Les échanges ne sont pas tendres : The most

prominent and pernicious manifestation of anti-intellectualism in our lime (Laudan, op. cit. note12, p. x). A grotesque cartoon of scientifique re-search (Bunge, op. cit. note 12, p. 525).

Social Studies of Science ont considéra-blement renouvelé le travail dans ce do-maine, qu'il s'agisse des études histori-ques ou des manières d'envisager lesoppositions traditionnelles (réalisme/re-lativisme, internalisme/externalisme,par exemple). Nombre d'études docu-mentent cette évolution trop brièvementesquissée. Contentons-nous d'ajouterque le fonds « science et société d e labibliothèque interuniversitaire Jussieupossède certainement, au plan national,la documentation la plus fournie dansce domaine, ce dont témoigne la sortiede plus en plus fréquente de ce typed'ouvrage dans le circuit du prêt entre

bibliothèquesl5.

Histoi re, philosophie,sociologie e t polit iquede la science

Une constatation s'impose quand onparcourt un ouvrage de critique de lascience des années soixante-dix : quel-que chose a changé depuis que ne suffitpas à expliquer l'arrivée des études so-ciales de la science » . A tout prendre lesSocial Studies of Science sont aujour-d'hui une institution, ce que ne fut ja-mais la critique de l'institution scienti-fique par des scientifiques dans ces an-nées-là. Elle s'en défendait, bien aucontrairel6. Qu'on rouvre (Autocriti-que de la science (1973) ou L'Idéologiede/dans la science (1977), ou encoreDiscours biologique et ordre .social(1977), on y est immédiatement frappépar le ton militant ; on a affaire à unecontestation - d'une institution, d'un or-dre, d'une société tout entière. Rien decela, nous semble-t-il, dans un ouvragedes années quatre-vingt-dix, quand bienmême il traiterait du même sujet. Ainsi sinombre d'ouvrages paraissent actuelle-ment sur le thème "les femmes et lascience ', aucun d'eux n'a le ton des

contributions analogues dans les ouvrages

15. Due notamment à la signalisation maintenant ré-

gulière des acquisitions du fonds dans le Pancatalo-

gue, ce dernier étant accessible dans toutes les

bibliothèques universitaires et par minitel.16. Cf. par exemple le refus du physicien J.M. Lé-

vy-Lebtond de participer au colloque Science etsociété - de Saint-Paut-de-Vence en 1972 : - Lettre

ouverte aux organisateurs du colloque Science etsociété- , in Le Progrès scientifique, n° 160, janvier1973, pp. 23-24.

17. (Autocritique de la science / Textes réunis parAlain Jaubert et Jean-Marc Lévy-Lebtond - Paris :

Seuil, 1973. L'Idéologie de/dans la science, par Hi-lary Rose, Steven Rose... - Paris : Seuil, 1977. Dis-cours biologique et ordre social, par Pierre Achard,Antoinette Chauvenet... - Paris : Seuil, 1977.

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cités ci-dessus18. Le thème initial, forte-ment protestataire, a, pourrait-on dire,« éclaté " en approches disciplinaires di-verses : historique, épistémologique, so-ciologique, ou biographique, émoussantdu même coup son caractère de reven-dication globale au profit d'une étude« scientifique.. de ses composantes.

Nous touchons là - notons-le au pas-sage - à une des difficultés d'aménage-ment du fonds. Vingt années d'exis-tence pour un sujet qui bouge, quelque5 000 ouvrages et 80 titres de périodi-ques posent inévitablement des pro-blèmes de classement des livres. Au dé-but des années soixante-dix les chosesétaient assez simples : on savait, avecplus ou moins de bonheur, séparer unouvrage de philosophie des sciencesd'un ouvrage d'histoire des sciences.Quant à la sociologie des sciences, ses

thèmes étaient encore relativement ca-drés : on y examinait les normes éthi-ques du travail scientifique, les décou-vertes simultanées et les querelles depriorité qu'elles engendrent, la stratifi-cation sociale dans la communautéscientifique, ou encore des phéno-mènes plus fins comme « l'effetMathieu » dans la science ou les cita-tions bibliographiques19. Grosso modoon peut dire que la référence historiqueservait alors d'illustration au proposthéorique, facilitant ainsi la séparation

de ces ouvragesde ceux propre-ment d'histoiredes sciences.Les ouvragesliés au thème de

la responsabilitéscientifique quenous évoquionsau début decette présenta-tion trouvaientplace quant à

eux dans deuxsections théma-tiques : « la

science et l'Etat » et « science et avenirde l'homme ». L'émergence de l'étudesociale des sciences au tournant des an-

nées quatre-vingt a, pour ce quiconcerne le bibliothécaire, rendu plusfloue la frontière entre histoire et so-

ciologie des sciences. Un livre comme

celui de Martin Rudwick (1985, op. cit.

note 9) est à la fois un ouvrage d'his-toire de la géologie et une étude socio-logique du milieu scientifique anglaisau siècle dernier. Si les ouvrages de phi-losophie des sciences se démarquentencore assez clairement de cette « so-

ciologisation d e l'histoire, c'est peut-être que les philosophes sont dans uneposition de relative rivalité avec les so-

ciologues pour l'étude de « la science ».

David Bloor n'écrivait-il pas en 1976dans son " programme fort » en sociolo-gie des sciences : la sociologie de laconnaissance aMra!fpM s'imposer beau-

coup plus dans le domaine occupé ac-tuellement par les philosophes, qui onteu ainsi tout le loisir de définir eux-mêmes la nature de la connaissance2® .

Disparition ou éclipse d'un certain carac-tère polémique, multiplication d'études

historiques fortement " sociologisées » ,

fallait-il donc réduire le fonds à ses troisclasses principales : histoire, sociologie,et philosophie des sciences ? Nous avons

préféré conserver la classification d'ori-gine, à la fois disciplinaire et thématique.Solution commode certes, mais aussi so-

lution de prudence : si la section « scienceet avenir de l'homme » accueillait dans les

années soixante-dix nombre d'ouvragessur la mise en question du nucléaire, elleaccueille aujourd'hui des études critiquesdu » Projet génome humain " - avec ici

encore un changement de ton qu'il se-

rait intéressant d'analyser.

Les ouvrages du fonds « science et so-

ciété » sont aujourd'hui répartis dans lessections suivantes :Histoire des sciences et des techniques -Sociologie des sciences et des techniques- Philosophie des sciences - Économie

politique de la science - La science etl'État - Science et avenir de l'homme -Enseignement et société - Biographies.

Il est clair que cette classificationcomporte aujourd'hui une part d'arbi-traire. Elle présente néanmoins l'avan-tage de « déployer » le thème fondateuraux yeux du lecteur non initié en y in-troduisant un certain ordre sans lequelil pourrait apparaître comme traitant de« tout et n'importe quoi à côté de lascience21 ». Quant aux chercheurs his-toriens ou sociologues des sciences ils

peuvent s'y retrouver en consultant le

catalogue informatisé de la BIUS Jus-sieu ou même le Pancatalogue.

L'informatisation du fonds

L'informatisation récente de la Biblio-thèque interuniversitaire scientifique Jus-sieu, notamment de son catalogue d'ou-vrages et de périodiques, a particulière-ment servi le fonds « science et société »,

puisqu'elle permet, certes comme tout ca-talogue matières, de retrouver les ou-

vrages traitant d'un même sujet quelleque soit leur localisation dans le fonds,mais surtout de modifier avec une grandesouplesse les mots-clés attribués à tel outel ouvrage lorsque le bibliothécaire en-visage de recentrer un sujet ou de le relierà un autre. Ainsi une recherche par mots-clés concernant le thème que nous citions

plus haut, « les femmes et la science », faitprécisément apparaître l'évolution notée,

puisque si la plupart des ouvrages trou-vés sont de sociologie des sciences, lestitres 9, 13 et 15 sont des biographies (des

physiciennes Lise Meitner et Marie Curie)

cependant que le titre 4 se trouvera en« philosophie des sciences » et le titre 12

en « histoire des sciences » (cf. tableau 1).

Plus intéressante est la possibilité qu'of-fre le système au lecteur d'élargirsa re-cherche. Si l'on est en quête d'ouvragessur la découverte de la fission nucléaireen 1938 on pourra proposer assez sim-

18. Whose Science? Whose Knowledge? l 'S. Har-ding - Ithaca ; Cornell Univ. Press, 1991, à compa-rer à : (Auto)critique de la sct'CMce..., chap. 9 : L e sfemmes - , p. 347 et suiv., ou encore : Z'7dco/og<e

de/dans la science..., chap. 3 et 4: 'Sciences,femmes, idéologie ' , pp. 62-111 (op. cit. note 17.

Tandis que Sandra Harding développe une ap-proche féministe de la science, les pamphlets outextes courts des deux autres ouvrages dénoncentles discriminations de toute sorte dont sont vic-times les femmes-chercheurs.19. Les auteurs s'appelaient alors Robert K. Merton,Joseph Ben-David, Jonathan R. Cote, Bernard Barber,

Diana Crâne, Harriet Zuckermann, Warren 0. Hags-trom... Mis en évidence par Merton, - l'effet Mathieu en science tire son nom d'une citation de l'Évangile

selon saint Mathieu : à celui qui possède il sera

donné en abondance, à celui qui n'a presque rienon reprendra jusqu 'au peu qu ';'< possède ; transpo-sé au milieu scientifique il signifie qu'un chercheurcélèbre recevra, à qualité de contribution égale,

plus de crédit qu'un chercheur moins connu.20. D. Bloor, op. cit. note 7, p. 3.

21. Le reproche a déjà été fait. Aux États-Unis les

chercheurs dans ce domaine ont parfois été appe-lés par les scientifiques - purs et durs ' des muck-rakers ; "muck" signifie en anglais - fumier - et leverbe "to rake" signifie foui)ter -. L'expressionfrançaise équivalente serait 'fouiUe-m...-.

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plement dans un premier temps le mot-dé ' fission nucléaire », générant 7 titres(cf. tableau 2).

Affichant les notices bibliographiquessuccessives à l'écran, on s'apercevraque le titre 2, « Opération Epsilon. Lestranscriptions de Farm Hall22 », a été in-dexé aux noms des physiciens alle-mands détenus à la fin de la guerre. Onpeut alors désirer en savoir plus sur l'undes découvreurs de la fission, OttoHahn. L'option .. ouvrages apparentés »

appliquée à Hahn, génère alors des ti-tres supplémentaires (cy. tableau 3).De la même façon on pourrait, à partirdu même titre initial, générer des ou-vrages sur Werner Heisenberg, lui aussiindexé parmi les sujets (cf. tableau 4).

L'intérêt de cette recherche de procheen proche est évident pour un fonds telque « science et société " où très souventdes mots-matières, quoique n'exprimantpas exactement la même chose, font par-tie d'un même paysage » intellectuel, parexemple : eugénisme » , sociobiologie »

et « social-darwinisme " ou en histoire dessciences : - externalisme », " relativisme » ,

« constructivisme ».

Le fonds « science et société of f re enoutre la possibilité d'interroger lesbases de données bibliographiques pro-pres à son domaine telles que FRANCIS(serveur Télésystèmes Questel) ou auxÉtats-Unis Historical Abstracts, ou latrès utile base de données des thèsessoutenues dans les universités améri-caines. L'accès au Catalogue collectifnational des publications en série viaMYRIADE permet en outre de localiseren France des périodiques que nous nepouvons acquérir faute de place et demoyens financiers. Enfin le Science Cita-tion Index sur CD-Rom peut servir à lafois de source bibliographique, de dé-pouillement des citations biblio-graphiques, comme de matière premièreà une étude de sociologie de la science.

Le public du fondsscience et société

Que peuvent bien avoir en communtrois lecteurs dont le premier s'intéres-serait à « l'initiative de défense stratégi-q u e américaine des années quatre-vingt23, le second à l'état actuel de la

protection des personnes face à la mul-tiplication des fichiers informatiques etla troisième à l'histoire des cosmologies

médiévales ? Pas grand-chose, si ce n'est

qu'il leur arrivera de se côtoyer dans le

fonds « science et société ». L'exemplepeut paraître caricatural mais il traduitbien la variété du public que nous ren-

controns. Variété du public, variété desthèmes, la question de savoir laquelledes deux a précédé l'autre est sans

doute futile, mais elle souligne une autre

caractéristique du fonds : il n'existeraitpas sans ses lecteurs. Aurions-nous songé

22. Lieu de détention des atomistes allemands en

Angleterre entre mai et décembre 1945. Les Anglaisy effectuèrent des écoutes téléphoniques dont letexte a été récemment déclassifié.23. En 1983 le président Reagan lance un appel à

la communauté scientifique américaine qui avait

donné (aux États-Unis) les armes nucléaires, afinau 'elle applique ses grands talents n la cause del'humanité et de la paix dans le monde en don-nant au pays les nioj'p)M de rendre ces armes nu-cléaires inefficaces et obsolètes. Le projet, plusconnu sous le nom de - guerre des étoiles - , divisala communauté scientifique aux États-Unis.

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à acquérir tel ouvrage relatif à la sciencedu XLXe siècle dans le cadre de l'expan-sion coloniale sans la suggestion de telétudiant en thèse, puis à en étendre la

documentation en dépouillant les biblio-graphies d'articles s'y rapportant? Nous

pourrions en dire autant du thème de lascience allemande sous le national-socia-lisme : entamé au milieu des annéessoixante-dix grâce à une demande de dond'ouvrages effectuée auprès de la Deut-sche Forschungsgemeinschaft (c'était uneépoque de « vaches maigres p o u r les

bibliothèques universitaires françaises !) ilnous est devenu un intérêt personnel,puis semble-t-il un sujet à la mode ces

dernières années et le fonds est certaine-ment aujourd'hui la première source do-cumentaire en France sur ce thème.

Pour ce qui est de l'histoire dessciences, le public potentiel de cher-cheurs peut être évalué à partir d'unGuide de l'histoire des sciences et destechniques en France publié en 198724,

lequel recensait près de cinq cents cher-cheurs dont cent cinquante en provinceet le reste en région parisienne. A cesprofessionnels du domaine il faut ajou-ter un complément aussi important quedifficile à chiffrer formé d'un public descientifiques curieux de l'histoire deleur discipline ou des « problèmes desociété q u i peuvent s'y rapporter.

Le même ouvrage de référence réper-torie nombre d'associations, séminairesou centres de recherches en histoire,philosophie ou sociologie des sciences.Citons en particulier :- le « Centre de recherche en histoiredes sciences et des techniques »

(CRHST) localisé dans la Cité dessciences et de l'industrie (La Villette).Ce centre anime un séminaire très actif,notamment dans le domaine des SocialStudies of 6'c!'eMce ;- le " Centre science, technologie et so-ciété .. (CSTS) localisé dans le Conser-vatoire national des arts et métiers. LeCSTS anime depuis une quinzaine d'an-

nées un séminaire orienté vers l'institu-tionnalisation et la professionnalisationde la science du XVIF au XXe siècle etles politiques nationales de la science ;- le .' Centre de sociologie de l'innova-tion .' (CSI) localisé dans l'École natio-nale supérieure des mines de Paris. LeCSI s'intéresse plus largement à la so-

ciologie des sciences et aux rapportsentre science et politique ;- le « Groupe d'études et de recherchessur la science ' (GERS), dépendant de l'É-cole des hautes études en sciences so-ciales. Le GERS s'intéresse notamment àl'histoire de la physique et de la chimie ;- le centre de « Recherches épistémo-logiques et historiques sur les sciencesexactes et les institutions scientifiques »

(REHSEIS), localisé dans l'université Pa-

ris-VIL REHSEIS anime un séminairetrès actif d'histoire des sciences dansleur contexte socioculturel ;- le « Centre Alexandre-Koyré ' ;- ' l'Institut d'histoire et philosophiedes sciences et des techniques , dépen-dant de l'université Paris-1-Sorbonne ;- le » Centre interdisciplinaire d'étudede l'évolution des idées, des scienceset des techniques " (CIEEIST), labora-toire universitaire localisé dans l'uni-versité Paris-XI-Orsay.

D'autres centres sont à signaler en pro-vince : à Nantes un séminaire « Sciences,

techniques et sociétés », à Rennes un sé-minaire « Science, histoire, société " , à

Strasbourg un « Groupe d'étude et de re-cherche sur la science de l'universitéLouis-Pasteur.. (GERSULP), à Nice une« Équipe de recherche en histoire dessciences » (ERHS), etc.

Un problème commun à ces centres, quel'énumération précédente n'épuise certes

pas, transparaît à travers les demandes re-çues dans le cadre du prêt entre biblio-thèques : si la documentation primaire enhistoire des sciences peut être consultéedans les lieux les plus divers (Biblio-thèque nationale, Académie des sciences,Muséum d'histoire naturelle, Palais de la

découverte, Archives nationales ou

départementales, archives des minis-tères, bibliothèques de grandes écoles,

grands instituts25...), la documentation surle thème propre " science et société " esten revanche difficile à trouver en France,alors même que les travaux s'y rapportantse multiplient. Aussi la politique docu-mentaire du fonds consiste-t-elle à enassurer une couverture aussi complèteque possible, tant il nous apparaît évidentque l'excellence dans un secteur où la de-mande est assez pointue est préférable à

un éparpillement des ressources.

En l'état actuel des choses nous avonsconscience de ne pouvoir atteindre à

l'exhaustivité. Seule la création d'un CA-DIST d'histoire et de sociologie dessciences, dont le fonds « science et so-ciété - pourrait être partie prenante, per-mettrait de répondre à une demandecroissante du prêt-entre-bibliothèquessans grever d'une absence trop longuele fonds d'ouvrages acquis actuellementen un exemplaire.

En guise de conclusion

Vingt années sont déjà une longue pé-riode. Si " science et société », a évoluéc'est que la société elle-même a changé.Là où l'on parlait assez péjorativement de« manipulations génétiques » on parle au-

jourd'hui de « biotechnologies ». La criti-que des années soixante-dix s'est en

quelque sorte institutionnalisée et les bro-chures polémiques sont devenues d'épaisrapports annuels de comités ou commis-sions qui n'en sont pas moins vigilants àstigmatiser dans le détail les dangers desnouvelles technologies. Dans la montéedes « études sociales de la science.. ilnous semble également entrevoir ce quenous serions tenté d'appeler l'avènementdu détail, l'abandon des grands panora-mas historiques au profit des périodescourtes, du foisonnement descriptif. Ce

recul de l'idéologie, ou des idéologies, estcertainement la marque de notre fin desiècle, et on ne peut s'étonner qu'unfonds tel que " science et société e nporte témoignage.

24. Guide de l'histoire des sciences et des techniquesen francs / C. Blondel et V. Gourlet - Paris : Cité

des sciences et de l'industrie ; Société française d'his-toire des sciences et des techniques, 1987. Une nou-velle mise à jour est en cours d'édition.25. Cf. Les Archives scientifiques: Communica-tions présentées à /ayoMrMëe d'études organisée parle Centre de recherche en histoire des sciences etdes techniques de la Cité des sciences et de l'in-dustrie ; Paris, La Villette, 25 février 1988, in La Ga-zette des archives, nouvelle série n° 145, 1989.