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TEXTES RÉUNIS PAR Pierre BIRNBAUM et François CHAZEL Respectivement de l’Université de Paris V et de l’Université de Bordeaux II (1971) Sociologie politique Tome 1 LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES CHICOUTIMI, QUÉBEC http://classiques.uqac.ca/

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TEXTES RÉUNIS PAR

Pierre BIRNBAUM et François CHAZELRespectivement de l’Université de Paris V et de l’Université de Bordeaux II

(1971)

Sociologie politiqueTome 1

LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALESCHICOUTIMI, QUÉBEChttp://classiques.uqac.ca/

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Les Classiques des sciences sociales est une bibliothèque numérique en libre accès, fondée au Cégep de Chicoutimi en 1993 et développée en partenariat avec l’Université du Québec à Chicoutimi (UQÀC) de-puis 2000.

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Cette édition électronique a été réalisée avec le concours de Pierre Patenaude, bénévole, professeur de français à la retraite et écrivain, Lac-Saint-Jean, Québec.http://classiques.uqac.ca/inter/benevoles_equipe/liste_patenaude_pierre.html Courriel : [email protected]

à partir du texte de :

Pierre Birnbaum et François Chazel

Sociologie politique. Tome 1.

Paris : Librairie Armand Colin, 1971, 346 pp. Collection U2, socio-logie politique.

L’auteur nous a accordé le 28 septembre 2010 son autorisation de diffuser en accès libre à tous ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.

Courriel : Pierre Birnbaum : [email protected]

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Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.

Édition numérique réalisée le 20 décembre 2020 à Chicoutimi, Québec.

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TEXTES RÉUNIS PAR

Pierre BIRNBAUM et François CHAZELRespectivement de l’Université de Paris V et de l’Université de Bordeaux II

Sociologie politiqueTome 1.

Paris : Librairie Armand Colin, 1971, 346 pp. Collection U2, socio-logie politique.

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Sociologie politique.Tome 1.

Quatrième de couverture

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L'OUVRAGELes deux volumes de cet ouvrage dressent un bilan des recherches

théoriques effectuées jusqu’à présent dans le domaine de la sociologie politique à partir d’un choix de textes fondamentaux, dont certains encore inédits en France. Ce premier tome illustre les différentes conceptualisations du système politique, les problèmes du pouvoir au niveau de la société et des collectivités locales ainsi que les problèmes de la bureaucratie.

LE PUBLICCet ouvrage est particulièrement destiné aux étudiants en droit de

sociologie et sciences politiques.

LES AUTEURSPIERRE BIRNBAUM est maître-assistant à l'Université de Paris-

Ve après avoir enseigné à l’Université de Bordeaux. FRANÇOIS CHAZEL, ancien élève de l’École normale supérieure, est chargé d’une maîtrise de conférences à l’Université de Bordeaux-II.

Les recueils de TEXTES & DOCUMENTS présentent au lecteur un choix soigneusement ordonné des textes nécessaires et suffisants pour l’étude individuelle ou en équipe d’une question.

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Note pour la version numérique : La numérotation entre crochets [] correspond à la pagination, en début de page, de l'édition d'origine numérisée. JMT.

Par exemple, [1] correspond au début de la page 1 de l’édition papier numérisée.

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[3]

SOCIOLOGIEPOLITIQUE

tome I

Textesréunis par

PIERRE BIRNBAUMMaître-assistant à l’Université de Paris-V

et

FRANÇOIS CHAZELChargé d’une maîtrise de conférences

à l’Université de Bordeaux-II

LIBRAIRIE ARMAND COLINboulevard Saint-Michel,

Paris-Ve

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Nous tenons à remercier M. Pierre Birman, Mme Annick Perche-ron de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, Mme Marie-France Lacoue-Labarthe de l’Institut d’Études Politiques de Bor-deaux, M. Michel Torrès de l’Institut des Sciences Humaines Appli-quées de Bordeaux et M. Jacques Andrieu de la section de sociologie de l’Université de Bordeaux-II, pour le concours qu’ils ont bien voulu nous apporter dans la traduction de différents textes de cet ouvrage. Notre reconnaissance va également à Mme Figeac de l’I.S.H.A. de Bordeaux, pour la dactylographie de certaines parties du manuscrit.

© Librairie Armand Colin, Paris, 1971.

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Sociologie politique.Tome 1.

Table des matièresQuatrième de couverture

Avant-propos [5]

PREMIÈRE PARTIEORIENTATIONS THÉORIQUES

ET APPAREIL CONCEPTUEL [7]

1. Erik Allardt, “Émile Durkheim et la sociologie politique.” [15]

2. Gabriel Almond, “Le système politique.” [38]

3. Talcott Parsons, “Le concept de pouvoir.” [60]

4. David Easton, “Catégories pour l'analyse systémique de la politique.” [84]

5. Karl Deutsch, “Le gouvernement en tant que système de pilotage   : les concepts de rétroaction, de but et d'intention.” [104]

DEUXIÈME PARTIESTRUCTURE ET RÉPARTITION DU POUVOIR [117]

6. Raymond Aron, “Classe sociale, classe politique, classe dirigeante.” [124]

7. Robert Dahl, Charles, “Les conditions préalables de la polyarchie.” [152]

8. C. Wright Mills, “L'élite du pouvoir.” [182]

9. Robert et Helen Lynd, “La famille X   : un modèle du pouvoir détenu par la classe des affaires.” [214]

10. Robert O. Schulze, “Le rôle des dirigeants économiques dans la structure du pouvoir de la collectivité locale.” [220]

11. Linton Freeman, Thomas Ferero, Werner Bloomberg, Morris Sunshine, “Recherche des leaders : comparaison de différentes approches.” [234]

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[344]

TROISIÈME PARTIELA BUREAUCRATIE ET LES PROBLÈMES

DE SON ADAPTATION À L’ENVIRONNEMENTSOCIO-ÉCONOMIQUE [249]

12. Max Weber, “Caractéristiques de la bureaucratie.” [256]

13. Michel Crozier, “Les relations de pouvoir dans un système d’organisation bureaucratique.” [264]

14. S. N. Eisenstadt, “Conditions propices au développement des organisa-tions bureaucratiques.” [284]

15. Philip Selznick, “La cooptation   : un mécanisme de stabilité organisation - nelle.” [298]

16. Jean-Pierre Worms, “Éléments d’analyse sociologique de la relation du préfet et des notables départementaux.” [306]

17. Lester W. Milbrath, “Le gouvernement comme réseau de communica-tions.” [323]

Bibliographie [340]

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[345]

Sommaire du tome 2de

SOCIOLOGIE POLITIQUE

ÉLECTIONS :FACTEURS SOCIAUX ET IDÉOLOGIQUES DU VOTE

ANDRÉ SIEGFRIED, Influence du régime de la propriété foncière sur la forma-tion de l’opinion politique.

FRANÇOIS GOGUEL, Le référendum d’octobre 1962.

PAUL LAZARSFELD, BERNARD BERELSON et HAZEL GAUDET. L’homogénéité politique des groupes sociaux.

V. O. Key JR et FRANK MUNGER, Déterminisme social et décision électorale : le cas de l’Indiana.

ALAIN GIRARD et Jean STOETZEL, Le comportement électoral et le mécanisme de la décision.

PHILIP CONVERSE et GEORGES DUPEUX, Eisenhower et de Gaulle : les géné-raux devant l’opinion. .

MATTÉI DOGAN, Comportement politique et condition sociale en Italie.

ORGANISATION INTERNEET FONCTIONS DES PARTIS POLITIQUES

ROBERTO MICHELS, Impossibilité mécanique et technique du gouvernement direct des masses.

MAURICE DUVERGER, La structure des partis.

ZYGMUNT BAUMAN, Les membres et les « activistes » du Parti dans l’entre-prise de production.

[346]

GEORGES LAVAU, Partis et systèmes politiques : interactions et fonction.

SEYMOUR M. LIPSET et STEIN ROKKAN, Le parti politique : agent de conflit et instrument d’intégration.

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IDÉOLOGIE, MOUVEMENTS SOCIAUX ET RÉVOLUTIONS

HERBERT MCCLOSKY, Consensus et idéologie dans la politique américaine.

FRANZ NEUMANN, National-socialisme et classe dirigeante.

WILLIAM KORNHAUSER, La société de masse.

STANLEY HOFFMANN, Le Mouvement Poujade.

JAMES DAVIES, Vers une théorie de la révolution.

CHARLES TILLY, La Vendée : Révolution et Contre-Révolution.

ALAIN TOURAINE, Lutte des classes et crise sociale.

COHÉSION ET CONFLITS DANS LES SOCIÉTÉS « PRIMITIVES »OU EN VOIE DE MODERNISATION

DAVID APTER, Types de développement et systèmes politiques.

GEORGES BALANDIER, Dynamique du traditionnalisme et de la modernité.

MAX GLUCKMAN, La paix dans la guerre privée.

E. R. LEACH, Variabilité structurale : Gumlao et Gumsa.

JACQUES-J. MAQUET, La participation de la classe paysanne au mouvement d’indépendance du Rwanda.

FRANÇOIS BOURRICAUD, Les problèmes de la mobilisation au Pérou.

SAMUEL HUNTINGTON, Les sources du prétorianisme.

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Sociologie politique.Tome 1.

AVANT-PROPOSRetour à la table des matières

Dans le cadre de cet ouvrage nous nous sommes tout à la fois ef-forcés de faire sentir l’ambition de la sociologie politique et de souli-gner la pluralité de ses centres d’intérêt. C’est ce qui explique notre insistance sur la dimension proprement théorique de cette discipline. Nous avons été ainsi amenés à retenir certains textes pour la richesse de leur appareil conceptuel ou pour la vigueur de leur essai d’interpré-tation ; on n’a pas manqué cependant de choisir des études plus concrètes mais le plus souvent l’analyse y est replacée dans une pers-pective interprétative.

Certes, on reconnaîtra volontiers que les aspects politiques de cer-tains types de sociétés, et plus particulièrement des sociétés socia-listes, n’ont pas été examinés d’aussi près. Cette lacune tient, pour une part, au développement de la sociologie politique, qui s’est d’abord concentrée sur l’étude des sociétés occidentales, avant d’acquérir une dimension comparative qui s’affirme maintenant de plus en plus.

Cet ouvrage comporte deux volumes. Le premier part de diffé-rentes conceptualisations du système politique prenant la forme de modèles, pour aborder ensuite les problèmes du pouvoir, tant au ni-veau de la société globale qu’à celui des collectivités locales, et s’achever par un examen de la bureaucratie envisagée comme proces-sus de décision. Le second s’ouvre sur des études relatives à la socio-logie électorale et aux systèmes de partis, pour s’interroger, dans un second temps, sur des formes moins institutionnelles, et du même coup plus conflictuelles, de la vie politique ; la spécificité de leurs problèmes nous a enfin incités à consacrer aux sociétés en voie de dé-veloppement une partie entière.

[6]

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Sociologie politique.Tome 1.

Première partieORIENTATIONS THÉORIQUESET APPAREIL CONCEPTUEL

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Respectant la tradition qui invite, surtout dans le cas d’une disci-pline jeune, à honorer un des grands penseurs qui ont contribué à la fonder, cette partie s’ouvrira sur un hommage rendu à Émile Dur-kheim par un des maîtres actuels de la sociologie politique, le Finlan-dais Erik Allardt. Cet hommage constitue en même temps la répara-tion d’un grand oubli, puisque les spécialistes se sont plus volontiers référé, à l’œuvre d'un Max Weber ou d’un Tocqueville, sinon d'un Michels. Le mérite d’Allardt est donc grand d’avoir su faire ressortir l’apport théorique de Durkheim. On aurait tort cependant de ne voir dans cette étude qu’une brillante réflexion critique autour de quelques concepts durkheimiens ; elle témoigne aussi d’un effort pour éclairer, avec leur aide, les résultats d’une étude empirique approfon-die, qui concluait à l’existence en Finlande de deux communismes, liés chacun à des caractéristiques sociales bien déterminées  1. C’est pour avoir permis à Allardt de proposer une subtile interprétation de phénomènes politiques contemporains  2 que l'œuvre de Durkheim [10] fait ici l'objet d’une appréciation si élogieuse. Allardt nous offre donc, par-delà la réhabilitation d’un grand classique l’exemple — rare — d'une collaboration féconde entre recherche empirique et théorie, rappelant ainsi la complémentarité de deux démarches qui sont malheureusement trop souvent dissociées.

1 Erik ALLARDT, « Patterns of Class Conflict and Working-Class Conscious-ness in Finnish Politics » in E. Allardt and Y. Littunen (eds.), Cleavages, Ideologies and Party Systems, Helsinki, Westermarck Society, 1964, pp. 97-131.

2 Erik ALLARDT, « A Theory on Solidarity and Legitimacy Conflicts » in E. Allardt and Y. Littunen (eds.), op. cit., pp. 78-96.

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Almond se situe, pour sa part, sur un terrain bien différent : de l’interprétation approfondie on revient à l’établissement d’un pro-gramme, c’est-à-dire des phases finales aux étapes préliminaires de la recherche. La mise au point de tout programme impliquant néces-sairement, comme Almond le souligné avec force, un sérieux effort d'organisation des concepts, c’est a la présentation d’un appareil conceptuel élaboré que le sociologue américain consacre l'essentiel de son article. Le lecteur ne peut qu'être frappé par l’originalité de cette présentation, qui constitue une tentative aussi audacieuse qu’ambitieuse pour appliquer le fonctionnalisme aux problèmes spé-cifiques de la sociologie politique. Plus précisément Almond soutient que le fonctionnalisme ouvre la voie d’une comparaison féconde entre les aspects politiques des sociétés développées et de celles qui le sont moins : la substitution du concept de système politique à la notion d’État, sociologiquement partielle et partiale, conduit en effet néces-sairement, selon lui, à l’adoption d’une méthode d'analyse fonction-nelle, qui seule permettrait au chercheur de se poser les questions cruciales à propos des formes les plus diverses d’organisation poli-tique. Certes le critique est en droit, à la fin des années 60, c’est-à-dire dix ans après la parution de ce texte, de se demander si la construction proposée par Almond s’est véritablement révélée fé-conde et si cette tentative de généralisation n’était pas prématurée, dans une période de redécouverte de l’analyse comparative. On peut aussi, semble-t-il, s’interroger sur la validité d’une démarche qui consiste à poser comme universelles les principales fonctions rem-plies dans nos sociétés modernes par des structures différenciées et à en inférer l’existence, dans les sociétés moins développées, de struc-tures — même marginales [11] — destinées à servir les mêmes fonc-tions. Ce double passage du plus ou moins complexe et de la fonction à la structure n’est pas — logiquement — d’une grande rigueur et l’on peut craindre de ne pas trouver ici de véritables bases sur les-quelles étayer la recherche empirique. Malgré ces réserves, l’article d’Almond constitue un très remarquable essai d’approfondissement et de synthèse et a marqué, à ce titre, une étape dans le développement de la sociologie politique.

C’est encore du fonctionnalisme que relève l’article suivant mais il s’agit cette fois d’un fonctionnalisme d’un type très particulier, qui témoigne de l'esprit d'invention de son auteur, à savoir Talcott Par-

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sons. Tout système social doit en effet, pour ce dernier, être analysé de quatre points de vue distincts, correspondant chacun à une fonc-tion essentielle, c’est-à-dire en termes d’adaptation, de réalisation des fins (goal-attainment), d'intégration et de maintien des modèles de valeurs (pattern-maintenance). Chaque fonction étant servie en priori-té par un sous-système spécifique, on obtient ainsi quatre sous-sys-tèmes qui sont respectivement — dans la mesure où la société globale est retenue pour système de référence — l’économie, le système poli-tique, le sous-système intégratif (récemment baptisé « communauté sociétale »), et enfin le sous-système de maintien des modèles. Or on ne peut bien comprendre la conception originale que Parsons se fait du pouvoir, si on ne la replace dans ce cadre conceptuel. C’est en effet au nom d’une analogie de structure entre l’économie et le sys-tème politique que Parsons propose son célèbre parallèle entre ar-gent et pouvoir et fait de ce dernier un simple instrument d’échange, qui serait, à l’instar de l’argent, symbolique et reconnu, c’est-à-dire légitime. Ce rapprochement est sans doute plus séduisant que solide, comme l’ont souligné divers critiques 3 et il paraît difficile d’accepter les principales [12] conclusions de Parsons. Il convient en revanche de relever avec quel soin il procède à l’analyse des concepts, ce qui l’amène en particulier à dissocier deux notions trop souvent confon-dues l'influence, fondée sur la persuasion et jouant sur les intentions positives du partenaire, et le pouvoir, qui repose, au contraire, sur la coercition et sur l'application de sanctions négatives. Peut-être aussi faudrait-il reconnaître à Parsons le mérite d’insister sur l’importance croissante, dans nos sociétés complexes, des langages du pouvoir, même si, en dernière analyse, le pouvoir ne peut être, par lui-même, réduit au rang d’un pur langage.

Quoique emprunté à un autre théoricien du système, l’article sui-vant n’obéit pas aux mêmes préoccupations : au lieu d’embrasser, à la manière parsonienne, le système social tout entier, l’analyse se li-

3 Raymond ARON, « Macht, Power, Puissance : prose démocratique ou poé-sie démoniaque », Archives Européennes de Sociologie, 1964, V, pp. 27-51. On se permettra aussi de citer l’article de François CHAZEL, « Réflexions sur la conception parsonienne du pouvoir et de l'influence », REVUE FRANÇAISE DE SOCIOLOGIE, 1964, V, pp. 387-401. Une intéressante défense « structuraliste » de Parsons est proposée par Olivier Burgelin, « Les lan-gages de l’action sociale (Monnaie, Pouvoir et Influence) selon Talcott Par-sons » Communications, 1965, V, pp. 100-119.

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mite au seul système politique ; laissant en effet à d’autres les études plus spécifiquement sociologiques, David Easton se veut uniquement politologue. Sa définition du système politique, qui aurait pour tâche de procéder à une allocation autoritaire des valeurs, ne laisse pas d’être originale ; mais elle ne nous paraît pas très convaincante. Toute collectivité répartit des valeurs et le système politique ne dé-tient en aucune manière le monopole d’une allocation autoritaire des valeurs, puisque les églises par exemple, comme le signale Almond, possèdent également cette propriété. Cette définition ne permet donc pas de caractériser avec assez de précision les systèmes politiques ; et le terme de valeurs n'est peut-être pas ici employé à bon escient. On retiendra en revanche de ce texte les remarques critiques d’Eas-ton sur le modèle de l’équilibre ; il souligne en particulier très joli-ment que les membres du système politique n’ont sans doute pas pour seul objectif de rétablir l’équilibre [13] antérieur ou d’en atteindre un nouveau. Le lecteur sera aussi certainement sensible à l’effort d’Eas-ton pour présenter dans un texte concis et clair la matière de son livre, A Framework for Political Analysis, même si cette conception du jeu des inputs et des outputs n’est pas en définitive aussi élaborée et aussi complexe que celle d'auteurs comme Almond, Parsons et même Mitchell 4. On notera enfin l'attention accordée par Easton aux circuits de rétroaction de l’information, qui témoigne tout à la fois de l’importance des modèles cybernétiques pour la sociologie politique et de la vogue actuelle de ce que l'on peut appeler une « approche de communication ».

Cette orientation sera ici défendue par son représentant le plus autorisé, Karl Deutsch 5. Dans le passage que nous avons retenu, Deutsch propose d’assimiler le système politique à un système cyber-4 Gabriel ALMOND, « A Developmental Approach to Political Systems »,

World Politics, XVII (jan., 1965), pp. 183-214 ; William C. MITCHELL, The American Polity, New York, The Free Press, Inc., 1962 ; Talcott PARSONS, « On the Concept of Political Power » (Technical Note), in Sociological Theory and Modern Society, New York, The Free Press, 1967, pp. 347-354.

5 Il serait cependant injuste de ne pas signaler ici l’article de Lucien MEHL, « Pour une théorie cybernétique de l'action administrative », Traité de science administrative, Paris, Mouton, 1966 ; ainsi que la tentative de Wal-ter BUCKLEY, qui cherche dans son ouvrage Sociology and Modem Systems Theory, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1967, à appliquer à la sociologie un cadre conceptuel rénové, fondé sur la notion de système et les décou-vertes de la cybernétique.

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nétique de contrôle par l’erreur. Gouverner en effet consisterait es-sentiellement, selon lui, en un exercice de pilotage, à l’aide d’infor-mations relatives à la position de la cible, à la distance restant à fran-chir et enfin aux résultats des actions précédemment entreprises. Cette analyse en termes de rétroaction (feedback), de contrôle de l’action sur la base des erreurs passées, permettrait d’évaluer avec une grande précision l’efficacité du système politique. Et dans le cadre de cette approche, le politologue serait à même d’apprécier le temps de réponse d’un gouvernement à des situations ou à des diffi-cultés [14] nouvelles, la nature de ses réactions et enfin sa capacité d’anticipation. Il s’agit là à coup sûr d’un programme séduisant, mais dont la fécondité reste encore à démontrer. On peut en effet se demander si Deutsch n’a pas poussé l’analogie trop loin ; certes les blocages de l’information sont souvent lourds de conséquences dans nos organisations complexes et Deutsch n’a pas tort de souligner l’importance des circuits de communication pour le fonctionnement des systèmes politiques ; mais il nous semble inexact de réduire la politique à une technique, plus ou moins adaptée, de communication et d’éluder ainsi les phénomènes inhérents au pouvoir par une dange-reuse mutilation de la sociologie politique.

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Sociologie politique.Tome 1.

“Émile Durkheimet la sociologie politique.”

Erick ALLARDT

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Émile Durkheim fut avant tout un théoricien : contrairement à d’autres classiques, comme Max Weber, Michels et Tocqueville, il ne s’est pas limité à des généralisations empiriques reposant sur des ob-servations ou sur de vastes interprétations de données historiques. Nous ne voulons pas dire, pour autant, qu’il n’ait pas proposé de géné-ralisations fondées sur des observations ou qu’il ne connaissait pas l’histoire, mais seulement souligner que, à la différence des autres classiques qui ont préféré la méthode inductive, Durkheim a adopté une méthode essentiellement déductive. Et c’est là que réside son im-portance pour la sociologie politique contemporaine.

Durkheim prit fermement position sur les problèmes politiques les plus importants de la IIIe République : il était dreyfusard et, en tant que tel, républicain, anticlérical, et partisan convaincu de la liberté politique et de la légalité. On mentionnera aussi son célèbre essai sur 1’individualisme et les intellectuels, dans lequel il prit position sur l’affaire Dreyfus tout en faisant œuvre de théoricien. Il défend en effet le droit de l’individu à protester contre toute injustice en usant d’argu-ments qui rappellent de près un des thèmes de son ouvrage fondamen-tal sur la division du travail ; il soutient le principe de la liberté de dis-cussion en se fondant sur sa théorie de la [16] structure sociale : dans une société qui s’appuie de plus en plus sur la différenciation liée à la

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division du travail, le respect de l’individu et de ses opinions est le seul fondement d’une morale commune 6.

L’étude des opinions politiques de Durkheim et de leur ascendant sur ses contemporains relève de l’histoire des idées politiques. Son influence sur des hommes politiques et des penseurs comme Jean Jau-rès, Léon Duguit et Georges Sorel est bien connue ; elle eut, semble-t-il, un rôle important dans l’élaboration du système d’instruction de la IIIe République. Les opinions politiques de Durkheim ont été classées de façon différente et on lui a attribué de nombreux « ismes ». La fa-çon la plus simple de ne pas comprendre ses opinions politiques est d’en faire un conservateur, à cause de l’importance qu’il attribue à la solidarité et aussi en raison de son insistance sur la légalité 7. Ceux qui attribuent une étiquette aux opinions politiques de Durkheim s’ap-puient généralement sur des passages isolés de ses œuvres. Dans l’en-semble, il est facile de trouver des passages qui justifieraient une clas-sification différente.

S’il est difficile de situer Durkheim en tant qu’homme politique, cela tient à plusieurs raisons : il avait en effet des opinions bien défi-nies sur des problèmes particuliers, mais son attitude face à des mou-vements politiques globaux peut être définie comme « ambivalente ». Il était radical et libéral dans son comportement politique, mais il [17] est difficile de l’identifier avec clarté à quelque parti que ce soit. Il partageait certaines idées socialistes, mais il s’y opposait sur d’autres points. Il était par exemple favorable à l’abolition de l’hérédité de la propriété privée, mais il soutenait avec trop d’ardeur la promotion in-dividuelle par le biais de l’éducation pour pouvoir se trouver d’accord avec le mouvement socialiste. Bien que très lié au Parti socialiste ré-formiste de Jaurès, Durkheim n’y adhéra jamais.

6 Émile DURKHEIM, « D'individualisme et les intellectuels » in Revue bleue, IV (1898), pp. 7-13. « Individualism and socialism in Durkheim » in K. WOLFF (éd.), Emile Durkheim, 1858-1917, Columbus, Ohio, 1960, pp. 32-76Melvin RICHTER, « Durkheim’s politics and political theory », op. cit., pp. 170-210.

7 Voir par exemple Robert A. NISBET, « Emile Durkheim » in R. A. NISBET (éd.), Makers of Modem Science, Englewood Cliffs, N.J., 1965, pp. 1-102 et Lewis A. COSER, « Durkheim’s conservatism and its’implications for his sociological theory » in K. WOLFF, op. cit., pp. 211-232.

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Il est souvent difficile de caractériser et de résumer les opinions des classiques : en effet leurs œuvres sont nombreuses et, qui plus est, leurs opinions relatives à certains problèmes ont évolué au cours de leur vie. S’y ajoute, dans le cas de Durkheim, une difficulté particu-lière : il a édifié des systèmes théoriques dont on peut tirer des consé-quences de différents types. Il développa lui-même les conséquences les mieux adaptées à la société dans laquelle il vivait. C’est un point commun à tous les sociologues qui ont un engagement politique : les solutions aux problèmes sociaux sont différentes selon les sociétés que l’on considère. Cependant Durkheim n’était pas engagé unique-ment dans le domaine politique, il était également un fidèle disciple de la logique scientifique : aussi développa-t-il les conséquences valables pour d’autres sociétés, pour lesquelles les solutions rationnelles des problèmes sociaux devaient être différentes. Ces deux préoccupations de Durkheim constituent peut-être la meilleure explication des diffi-cultés que l’on rencontre lorsque l’on parle de ses opinions politiques, ainsi que des importants désaccords chez ceux qui ont tenté de les commenter.

De toute façon, il convient d’évaluer l’importance de Durkheim pour la sociologie politique en se fondant sur l’analyse des parties les plus fortes et les mieux organisées de son œuvre théorique, plutôt que sur de simples généralisations à but explicatif, sur des concepts isolés ou encore sur des opinions politiques personnelles. On estime généra-lement que la présentation la plus complète de ses théories [18] poli-tiques est contenue dans son ouvrage Leçons de Sociologie. Physique des mœurs et du droit 8 et qu’en tout cas, il n’a pas étudié à fond le domaine politique, contrairement à ce qu’il fit pour le suicide ou pour la religion 9. On peut au contraire affirmer avec certitude que l’œuvre la plus importante pour la sociologie politique est De la division du travail social 10, où sont présentées toutes les idées fondamentales, qui furent développées dans ses autres ouvrages. Enfin, c’est l’œuvre qui fit le plus souvent l’objet de tentatives de formalisation 11.

8 Émile DURKHEIM, Leçons de sociologie. Physique des mœurs et du droit, Paris, 1950.

9 Voir par exemple M. RICHTER, op. cit., p. 199.10 Émile Durkheim, De la division du travail social, Étude sur l'organisation

des sociétés supérieures, Paris, 1893 ; avec une nouvelle préface, Paris, 1902.

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Dans le paragraphe suivant, nous tenterons de dégager de façon schématique les idées centrales de De la division du travail social. Nous ne nous attarderons pas sur le concept de conscience collective ou sur la définition des phénomènes sociaux par la contrainte exté-rieure, car s’il est nécessaire d’analyser ces concepts pour saisir com-ment Durkheim est arrivé à la formulation de ses théories, on n’en a plus aujourd’hui besoin pour édifier des théories de sociologie poli-tique. Dans cet article, nous ne nous proposons pas d’expliquer ce qu’a dit exactement Durkheim, mais seulement d’appliquer ses idées à des problèmes contemporains de sociologie politique.

En effet la plupart des théories ou, mieux, des hypothèses les plus répandues dans la sociologie politique contemporaine (depuis la Se-conde Guerre mondiale) sont contenues implicitement dans l’œuvre de Durkheim ou peuvent en [19] être déduites. Certaines de ces idées peuvent être cependant attribuées (et elles l’ont été en effet) à d’autres classiques, et il est donc permis de se demander pour quelles raisons il est si important de les rattacher également à Durkheim. On peut ré-pondre que l’analyse de ses idées permet d’expliquer des contradic-tions et un manque de cohérence dans les résultats des recherches em-piriques. La sociologie politique est nettement comparative et en véri-té ce sont les sociologues politiques qui ont été les premiers à effec-tuer des recherches comparatives, selon une tendance actuellement si répandue chez tous les sociologues. Plus la sociologie devient compa-rative, plus on sent la nécessité d’une théorie systématique : c’est pour cette raison qu’Émile Durkheim est un des classiques de la sociologie politique.

11 Ce n’est probablement pas un hasard si Zetterberg a choisi des thèmes de La Division du travail social comme exemple de la façon dont peuvent se développer des théories axiomatiques. Voir H. ZETTERBERG, On Theory and Verification in Sociology, 3e éd., Totowa (N.J.), 1965, pp. 157-165.

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Tendance à l’uniformitéet différenciation fonctionnellecomme variables théoriques

Le contenu de De la division du travail social peut approximative-ment être divisé en deux parties. D’une part, l’auteur explique la divi-sion croissante du travail en utilisant comme variables indépendantes la densité de la population et l’accroissement démographique. D’autre part, pour expliquer les différents types de solidarité, Durkheim prend comme variables indépendantes la division du travail et la conscience collective. C’est ce dernier point qui nous intéresse.

Selon l’auteur, il y a deux faits sociaux fondamentaux : la division du travail et la nature de la conscience collective. Dans les sociétés primitives, la solidarité provient d’une forte conscience collective se développant particulièrement sous la forme de normes sociales, qui imposent une uniformisation [20] des croyances et du comportement, sous la menace de sanctions répressives : on est ici en présence d’une solidarité de type mécanique. D’autre part, au sein des sociétés déve-loppées, la division croissante du travail impose la coopération entre des individus et des groupes qui diffèrent dans leurs fonctions, ce qui engendre une autre forme de solidarité, appelée organique. Cette conception pouvant aisément être traduite dans le langage des va-riables, il est donc permis de considérer la pression vers l’uniformisa-tion et la division du travail comme deux variables indépendantes. Naturellement, en les utilisant simultanément, on obtient quatre types de sociétés et non plus seulement, deux types comme chez Durkheim (ou trois, si l’on tient compte de la division anomique du travail) : ces quatre types de sociétés peuvent être ainsi distingués :

1. Forte pression vers l’uniformité et faible différenciation dans la division du travail ⇨ société caractérisée par une solidarité mé-canique.

2. Faible pression vers l’uniformité, et faible différenciation dans la division du travail ⇨ société caractérisée par une aliénation due à l’impossibilité où l’acteur se trouve de prévoir le compor-tement des autres individus.

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3. Forte pression vers l’uniformité et différenciation élevée dans la division du travail ⇨ société caractérisée par une aliénation due à la contrainte.

4. Faible pression vers l’uniformité et différenciation élevée dans la division du travail ⇨ société caractérisée par une solidarité organique 12.

Les cas 1 et 4, qui ne sont pas forcément les plus courants, [21] peuvent, pour des raisons de nature théorique, être considérés comme des états d’équilibre, contrairement aux cas 2 et 3, ce qui peut s’expli-quer ainsi :

Dans le cas i, les individus ont la possibilité de prévoir le compor-tement des autres, et de comparer leurs opinions et leurs capacités à celles d’autrui, dans la mesure où il y a des normes sociales bien défi-nies. Ils seront donc, selon toute probabilité, satisfaits et bien disposés à l’égard de la société. L’hypothèse relative au fonctionnement des groupes sociaux, selon laquelle « plus la similarité est grande, plus la cohésion l’est aussi » 13 est une application particulière de ce principe général.

Dans le cas 2, les individus trouveront difficile de prévoir le com-portement des autres et de faire des comparaisons car manquent à la fois des normes bien définies et des différences fonctionnelles. Les gens ne seront pas satisfaits et deviendront ainsi la proie de celui qui tentera de les mobiliser, en leur proposant de claires directives norma-tives et un minimum d’efficacité. Dans ce cas spécifique, nous pou-vons dire que la théorie de la société de masse s’est vérifiée. Nous pouvons parler d’un état d’aliénation si nous nous référons aux senti-ments des individus, ou d’anomie si nous concentrons notre attention sur l’incapacité de la société à fournir des normes sociales.

Dans le cas 3, du moment qu’il existe une différenciation dans la division du travail, les individus ont des capacités spéciales et une 12 Cette typologie est également proposée par Erik Allardt, « A theory on soli-

darity and legitimacy conflicts », E. ALLARDT, Y. LITTUNEN (éd.), Clea-vages, Ideologies, and Party Systems. Contributions to Comparative Politi-cal Sociology, Helsinki, 1964, pp. 78-96.

13 Voir par exemple Leon FESTINGER, « A theory of social comparison pro-cès », in Human Relations, VII, 1954, pp. 117-140.

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conscience de leur apport au processus d’échange qui se déroule dans la société. Mais ils ne peuvent obtenir des récompenses « justes » parce que des barrières et des normes s’y opposent. Ce phénomène est particulièrement fréquent parmi les classes les plus basses. Dans ce cas, on peut estimer exacte la théorie marxiste de la lutte [22] de classes et on peut parler de déséquilibre du statut 14.

Dans le cas 4, les individus ont aussi bien des capacités spéciales qu’une conscience de leur contribution à l’échange social. Il n’y a pas de pressions normatives avec des sanctions répressives, mais les normes existantes règlent les différentes formes d’échange et de distri-bution de « récompenses justes ». Les gens sont libres de se consacrer aux échanges qui leur conviennent le mieux, sous la forme qu’ils pré-fèrent. Puisque la société est différenciée fonctionnellement, et que l’on y est libre de faire partie de groupes différents, les individus peuvent être en contact avec de nombreux groupes, et être ainsi sujets à des pressions opposées. D’une façon générale, les individus seront satisfaits et bien disposés envers cette société. Dans ce cas spécifique, est confirmée l’hypothèse concernant l’effet stabilisateur de clivages non superposés (crisscrossing cleavages) 15

Il semble possible de classer les types de suicides définis par Dur-kheim en utilisant les catégories tirées de De la division du travail social 16. Nous pouvons tout d’abord négliger le fait que ces types se réfèrent au phénomène particulier du suicide, puisqu’ils ne peuvent être employés pour prévoir l’existence des suicides ou leurs pourcen-tages. En outre, il est bien connu que les statistiques relatives à ce phénomène sont incomplètes, et qu’elles l’étaient encore plus à l’époque de Durkheim. Les types de suicides soulignent cependant des façons d’être des sociétés, ou plus [23] précisément des mécanismes d’adaptation caractéristiques des différentes façons d’être des sociétés.

14 Voir par exemple Bo. ANDERSON, Morris ZELDITCH, Jr, « Rank equilibra-tion and political behavior », in European Journal of Sociology, V, 1964, pp. 112-125.

15 Seymour M. LIPSET, « Party Systems and the representation of social groups », in European Journal of Sociology, I, 1960, pp. 1-38.

16 Émile DURKHEIM, Le Suicide, Étude de Sociologie, Paris, 1897. Une ana-lyse très claire des types de suicides étudiés par Durkheim se trouve chez Bruce P. DOHRENWEND, « Durkheim’s egoism, altruism, anomie and fata-lism », in American Sociological Review, XXIV, 1959, pp. 466-473.

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Il est assez évident que le mécanisme altruiste existera dans les sociétés que nous trouvons dans le cas 1, c’est-à-dire dans les sociétés caractérisées par une solidarité mécanique. Au contraire nous observe-rons le mécanisme égoïste dans les sociétés citées au cas 4, et qui sont caractérisées par une solidarité organique. Il faut noter à ce sujet que la solidarité organique et les réactions égoïstes n’impliquent pas un manque total de normes, mais seulement que ces dernières règlent les processus d’échange et qu’elles assument souvent une forme de per-mission. Celui qui s’oppose au comportement autorisé est puni. Dans un certain sens, altruisme et égoïsme font partie de la même dimen-sion, celle du collectivisme-individualisme.

Les suicides anomique et fataliste ont de nombreux éléments com-muns. Dans les deux cas, les individus n’ont pas la possibilité d’inté-rioriser les normes sociales. La réaction anomique se produit lorsqu’il n’y a aucune norme importante à suivre, puisque les pressions norma-tives sont faibles et que la division du travail est à peine différenciée ou non fonctionnelle. C’est ce qui se réalise dans le cas 2. La réaction fataliste a lieu lorsque l’individu n’est pas capable d’intérioriser les normes parce que, les sources de ces dernières se trouvant en dehors de son groupe, elles ne sont pas légitimes. C’est ce qui arrive au cas 3, c’est-à-dire lorsque les individus ont des capacités spéciales différen-ciées, mais qu’ils ne peuvent les utiliser librement, du fait de la pré-sence de barrières normatives insurmontables. Le tableau suivant peut résumer le raisonnement que nous venons d’exposer.

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[24]

DIVISION DU TRAVAIL(capacités et ressources)

Non différenciée Différenciée

Forte

Société caractérisée par la solidarité mécanique Satisfaction et attirance vers la société

Société caractérisée par l'aliénation due à la coer-cition

Insatisfaction et faible attirance

Pression vers l'uniformité (qui s’oppose à l'emploi des ressources).

Altruisme Fatalisme

Société caractérisée par l'aliénation, du fait de l'impossibilité de prévoir le comportement.

Société caractérisée par la solidarité organique

Faible

Insatisfaction et faible attirance.

Satisfaction et attirance vers la société

Anomie Égoïsme

Le tableau met en évidence certaines hypothèses relatives à la soli-darité et aux mécanismes d’adaptation, hypothèses obtenues en utili-sant comme variables indépendantes la division du travail et la pres-sion vers l’uniformité. Bien sûr, si l’on emploie des variables dichoto-miques, comme on l’a fait pour le tableau, on perd en « sensibilité » mais il faut considérer qu’il ne s’agit ici que d’un modèle théorique. Avant qu’il ne soit possible de transformer le schéma spéculatif en une série d’hypothèses vérifiables, il faudra trouver des indices adap-tés à la mesure des variations théoriques. Sur le plan de la théorie, il est possible de formuler quelques précisions sur les deux variables indépendantes. Nous avons jusqu’à présent parlé de la division du tra-vail et de la pression vers l’uniformité, parce que ces expressions cor-respondent à la terminologie utilisée par Durkheim lui-même : [25] en réalité, il serait peut-être plus exact de parler de « somme des capaci-

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tés spécifiques et des ressources » et « d’obstacles à leur utilisation ». En effet, ici, l’expression « division du travail » se réfère aux capaci-tés spécifiques et aux ressources possédées par les individus, non à la véritable division du travail. On peut posséder des capacités spéci-fiques et des ressources, tout en étant dans l’incapacité de les utiliser à cause d’un certain nombre d’obstacles. Ceux-ci sont souvent de nature normative, mais ce n’est pas une règle générale, dans la mesure où le contrôle social peut s’exercer grâce à des moyens autres que ces normes. Il existe indiscutablement une forte pression vers l’uniformité lorsqu’il y a des sanctions répressives et rigides appliquées avec sévé-rité. Une pression de ce type naît souvent lorsque règne ce que Dur-kheim appellerait une « forte conscience collective », mais une forte pression normative avec sanctions répressives sévères peut se produire même lorsqu’une faible minorité détient le contrôle des normes, et que les membres de cette minorité sont les seuls à avoir assimilé les normes. En d’autres termes, nous affirmons qu’une forte pression vers l’uniformité peut se produire même dans les cas où il n’existe pas une communauté de valeurs. Toutefois des efforts considérables sont alors entrepris pour imposer les valeurs dominantes. Ces efforts pour exer-cer un contrôle revêtent souvent la forme d’une réglementation nor-mative, mais ils peuvent également être de nature économique, sous forme de sanctions ou de moyens de ce type. Une société dotée d’une structure de classe rigide est donc, par définition, une société dans la-quelle il existe une forte pression vers l’uniformité ; toute tentative de briser les barrières de classes est sévèrement punie.

On a souvent reproché à Durkheim de ne pas avoir tenu compte, dans son schéma théorique, du pouvoir, de la structure de classes et des conditions économiques : j’espère que les précisions précédentes auront, en partie, comblé cette lacune.

[26]La division du travail s’applique au processus de production : si

elle a un haut degré de différenciation, les individus sont en posses-sion de ressources qui leur permettent de participer au processus d’échange. La pression vers l’uniformité concerne au contraire la dis-tribution des produits : de fortes pressions vers l’uniformité em-pêchent les individus de recevoir une rétribution économique. C’est ce qui arrive dans une société dont le système de classes est rigide. L’im-possibilité où l’acteur se trouve de recevoir des récompenses écono-

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miques n’est qu’une des conséquences qui découlent de la pression vers l’uniformité : une société totalitaire peut offrir à ses membres des récompenses économiques mais peut les empêcher de recevoir des récompenses d’un autre type.

Conséquencespour la sociologie politique

Dans les paragraphes qui suivent, nous chercherons à démontrer l’unité du système théorique de Durkheim.

Théories sur la coercition et l’intégration

Quelques spécialistes, comme Ralph Dahrendorf, soutiennent qu’il y a deux théories fondamentales de la société et, ce qui est plus impor-tant, qu’elles ne peuvent être réunies dans un système unifié. L’une d’entre elles, la théorie de la coercition, affirme que les sociétés se maintiennent en vie grâce à l’usage du pouvoir et que seuls les conflits permettent d’introduire des innovations. L’autre, celle de l’intégration, affirme que les sociétés se conservent grâce à l’institutionnalisation de valeurs et de normes communes 17. Lipset [27] adopte lui aussi un clas-sement semblable lorsqu’il parle de théories du clivage et de théories du consensus 18. On considère habituellement Durkheim comme un des partisans de la théorie de l’intégration, mais dans le schéma théo-rique que nous avons précédemment défini, il est possible de trouver au moins le point de départ d’une combinaison des deux théories. Les quatre sortes de sociétés présentées dans le tableau sont naturellement des types idéaux. Si nous les considérons comme tels et si nous envi-sageons les sociétés industrielles, nous pouvons dire que la théorie de la coercition s’applique au troisième cas de notre typologie, tandis que la théorie de l’intégration s’applique au quatrième cas. Toutes les so-ciétés qui survivent en tant que telles pendant une certaine période se 17 Ralph DAHRENDORF, Class and Class Conflict in Industrial Society, Stan-

ford, 1959, pp. 165-175.18 S. M. LIPSET, « Political sociology » in R. K. Merton, L. BROOM, J. Cotrel

(éds), Sociology today, New York, 1959 », p. 112.

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caractérisent aussi bien par l’exercice du pouvoir que par l’institution-nalisation (intégration) des normes et des valeurs communes, mais les proportions des deux facteurs varient. Certaines sociétés stables s’ap-puient d’une façon particulière sur l’usage du pouvoir, d’autres sur le consensus autour des valeurs et des normes. Bien entendu dans les deux cas des innovations sont possibles. Dans le cas 3 peuvent facile-ment se produire des révolutions qui se traduisent par des innovations. Max Weber en donne un bon exemple lorsqu’il affirme que les révo-lutions religieuses dont les effets ne se sont pas limités a ce seul plan ont été menées à bien par des personnes dotées de capacités particu-lières, mais restant en marge de l’ordre en vigueur dans une société où ils n’exerçaient aucun pouvoir (les premiers chrétiens, les calvinistes, les puritains) 19. Dans le quatrième cas, les innovations se réalisent lorsque les individus peuvent se consacrer plus librement à de nou-velles formes d’échange. Une société caractérisée par une [28] solida-rité organique n’est pas sans conflits, mais ces derniers sont soumis à des règles, parce que les individus admettent explicitement l’existence d’intérêts opposés : des normes sont donc créées pour régler les échanges entre les groupes qui ont des intérêts divergents. De toute façon le schéma théorique de Durkheim permet d’analyser aussi bien les luttes de pouvoir que l’intégration des valeurs.

Tendances prédominantesdans les sociétés industrielles

La théorie de Durkheim sur la division du travail n’est pas seule-ment une classification des types de société, c’est aussi une descrip-tion des profondes mutations qui ont lieu lors du passage de la solida-rité mécanique à une solidarité organique. Il n’est pas du tout certain que des sociétés caractérisées par la prédominance de deux types de solidarité soient plus nombreuses que les types 2 et 3 de notre typolo-gie. D’un point de vue théorique, le problème est de toute façon sans importance. Il faut au contraire remarquer que dans la société indus-trielle se répandent de nombreuses caractéristiques propres à la solida-rité organique. À partir du système théorique de Durkheim, on peut

19 Max WEBER, L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Plon, Paris, 1964.

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rendre compte de certaines évolutions actuelles, auxquelles la sociolo-gie politique contemporaine accorde une grande importance. La ten-dance à une croissante « heterodétermination » identifiée par Riesman serait dans notre terminologie une tendance des protagonistes de l’échange social à devenir de plus en plus conscients des espérances des autres protagonistes. Les individus savent ce qui constitue pour leurs partenaires une récompense « juste » et sont donc disposés à se soumettre aux règles institutionnalisées pour conclure des échanges. Dans son analyse des idées de Riesman 20, Lipset va [29] dans ce sens en soulignant que l’égalité accompagne l’hétéro-détermination. La même idée est exprimée directement dans les écrits de Durkheim : les inégalités qui entravent la réalisation d’échanges « justes » tendront à diminuer. Une société caractérisée par un degré élevé de division du travail ne peut pas fonctionner, ou fonctionnera mal, si ses membres ne se considèrent pas les uns les autres comme des protagonistes de valeur égale dans l’échange commercial.

La tendance vers un degré toujours plus élevé de solidarité orga-nique a d’autres conséquences. Au fur et à mesure que la différencia-tion des fonctions augmentera à l’intérieur de la société, il sera néces-saire d’accomplir un effort de plus en plus important afin que les pro-cessus d’échange puissent fonctionner normalement. La prédomi-nance des activités instrumentales s’accroîtra ou, pour employer un terme devenu populaire, on tendra à la « fin des idéologies ». Mais en même temps, se répandront les formes bureaucratiques nécessaires pour régler les conditions d’échange. Une société caractérisée par une solidarité organique tendra donc à la bureaucratisation, ainsi qu’à une orientation pragmatique de l’appareil bureaucratique. Ces idées sont exposées par Max Weber, Michels et Ostrogorski et leur sont généra-lement attribuées 21.

Explication de l’extrémisme

20 S. M. LIPSET, « A changing american character » in S. M. Lipset, L. Lo-wenthal (éds). Culture and Social Character, 1961, pp. 136-171.

21 S. M. LIPSET, « Ostrogorski and the analytical approach to the comparative study of political parties », Berkeley (Cal.), Institute of International Stu-dies, General Series, 1964.

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On tend, surtout chez les sociologues américains, à expliquer la naissance des mouvements extrémistes et les suffrages donnés à des partis politiques de ce type par le manque d’enracinement, de partici-pation à une vie de groupe, l’absence de systèmes de valeurs et de normes différenciées. La meilleure expression de cette conception se [30] trouve dans la théorie de la société de masse 22. D’autres socio-logues américains, qui ne partagent pas ouvertement cette théorie, ont tendance néanmoins à souligner l’importance du manque d’enracine-ment comme une condition favorable à la naissance de l’extré-misme 23. La théorie de la société de masse s’applique de façon plus ou moins évidente au cas 2 de notre typologie. Il s’agit d’un cas d’insatis-faction et de faible attirance envers la société. Mais ces deux éléments se retrouvent aussi dans le cas 3. C’est pourquoi le phénomène de l’extrémisme devrait se produire même dans ces sociétés où l’on trouve une division du travail très différenciée et une forte pression vers l’uniformité. C’est le cas de la Finlande, au moins en ce qui concerne l’extrémisme de gauche. Il semble raisonnable de distinguer deux types différents d’extrémisme : l’un traditionnel, l’autre de déve-loppement récent. Dans les zones développées (c’est-à-dire dotées d’une division du travail très différenciée), l’extrémisme se manifeste avec une vigueur particulière dans les collectivités où les traditions politiques ont un poids considérable, où il y a une remarquable sécuri-té économique, où les mouvements migratoires sont faibles et où la structure de classes est rigide. Tous ces facteurs peuvent être qualifiés d’indices (indirects) d’une forte pression vers l’uniformité. Dans les zones qui ne sont pas développées 24 (dans lesquelles donc la division du travail n’est pas différenciée), l’extrémisme tend à se diffuser dans les communautés où les valeurs traditionnelles, et plus particulière-ment les valeurs religieuses, ont perdu de leur importance, où les mu-tations économiques [31] sont rapides, les conditions sociales in-stables, et où sont fréquentes l’immigration et l’émigration (faible

22 Voir par exemple W. KORNHAUSER, The Politics of Mass Society, Londres, Routledge and Kegan, 1960.

23 Voir par exemple John C. LEGGET, « Uprootedness and working class consciousness », The American Journal of Sociology, LXVIII, 1963 » pp. 682-692.

24 Erik ALLARDT, « Social sources of Finnish communism : traditional and emerging radicalism », International Journal of Comparative Sociology, V, 1964, pp. 49-72.

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pression vers l’uniformité). L’extrémisme y est neuf, par opposition à celui de type traditionnel. En réalité, le schéma dérivé de Durkheim permet de déterminer les origines de l’extrémisme de façon bien plus spécifique et détaillée que ne peut le faire la théorie de la société de masse.

L’exemple de la Finlande s’applique à l’extrémisme de gauche, mais il y a de bonnes raisons de croire que le même type d’analyse peut également être appliqué à l’insatisfaction et à l’extrémisme de droite. Dans la situation exposée au cas 3, il est probable que l’on ren-contre des problèmes d’équilibre entre les diverses dimensions du sta-tut ou d’insatisfaction provoquée par sa non-cristallisation. Malgré leurs capacités spécifiques différenciées (qui leur valent un statut éle-vé selon certains critères), les individus ne peuvent pas effectuer d’échanges : ils en sont empêchés par des règles rigides, normatives ou évaluatives, qui concernent d’autres critères du statut (ils ont donc un statut peu élevé selon d’autres critères).

Pauvreté relative et pauvreté diffuse

Les difficultés relatives à l’équilibre entre les diverses dimensions du statut constituent un obstacle dans l’attribution des récompenses « justes » ; des récompenses injustes créent ce qui est appelé la pau-vreté relative. Un des protagonistes estime que sa récompense n’est pas en rapport avec ses ressources et avec ce qu’il a offert dans l’échange, sans qu’il soit postulé que les récompenses des deux ac-teurs de l’échange doivent être égales. Il est toutefois difficile de pré-ciser comment et dans quelle mesure les récompenses doivent être proportionnées : cependant il semble raisonnable de conclure qu’elles seront justes lorsque, dans un certain sens, elles correspondront à la contribution apportée à l’échange.

[32]La pauvreté relative présuppose un minimum d’interaction sociale,

sinon récompenses et ressources ne pourraient être comparées : elle tend à se réaliser dans le cas 3 de notre typologie. La pauvreté peut également se faire sentir dans le cas 2, c’est-à-dire lorsque n’existe

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pas de différenciation prononcée de la division du travail et des normes. Dans une telle situation, l’individu se sent pauvre parce qu’il est dans l’impossibilité de prévoir le comportement des autres, ou de se comparer à eux : dans ce cas nous pouvons parler de pauvreté dif-fuse.

Théorie de la révolution

Dans une certaine mesure, il est permis d’affirmer qu’il y a sur le thème des révolutions deux théories dominantes et d’ailleurs contra-dictoires. L’une d’entre elles est la théorie de la société de masse, dont nous avons déjà parlé à propos de l’extrémisme. Les théoriciens de la société de masse affirment généralement que les révolutions éclatent lorsqu’il y a une faible différenciation dans la division du travail et lorsque les pressions normatives sont faibles. Les individus ren-contrent des difficultés à donner un fondement à leurs actions, de-viennent aliénés et peuvent donc être facilement mobilisés. Selon l’autre, marxiste, les révolutions peuvent être réalisées seulement par une classe ouvrière consciente de sa force et se trouvant en même temps dans des conditions de vie difficiles. La classe ouvrière, c’est-à-dire le prolétariat, ne reçoit pas les récompenses auxquelles elle pour-rait prétendre en fonction des ressources dont elle dispose. Cependant une telle situation favorable aux révolutions ne se rencontre pas tant qu’il n’y a pas un degré appréciable de différenciation dans la division du travail : jusqu’à ce stade le prolétariat est, selon les propres mots de Marx, une classe par rapport au capitalisme, mais non par rapport à lui-même. La théorie de la société de masse se rapporte donc aux ré-volutions qui se [33] retrouvent dans des situations du type 2 ; tandis que le point de départ, pour la théorie marxiste, est la situation expo-sée au cas 3.

Les deux théories admettent cependant que l’apparition de quelques changements de fond constitue une condition nécessaire à la naissance d’une révolution. Toutes les sociétés de masse et toutes les situations dans lesquelles domine la coercition ne débouchent pas for-cément sur une révolution. La théorie de la société de masse s’ap-plique, nous l’avons déjà vu, aux sociétés caractérisées par une faible différenciation dans la division du travail : c’est-à-dire, par exemple, à

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ces sociétés où l’on trouve de nombreux employés ou ouvriers dont les fonctions ne sont pas différenciées. De même ces sociétés su-bissent une pression vers l’uniformité relativement faible. Si les chan-gements sociaux qui s’y produisent réduisent les possibilités de contrôle social au point que disparaît toute autorité, ces mutations en-traîneront de la part des individus des attentes accrues. Mais, puisque la division du travail a un faible degré de différenciation, les attentes ne pourront être satisfaites. Même d’éventuelles tentatives visant à résoudre la crise en augmentant le degré de différenciation dans la di-vision du travail sont vouées à l’échec, car les effets d’un tel remède ne peuvent être perçus qu’à longue échéance ; la mobilisation des in-dividus sera ainsi rendue plus facile. De toute façon, la théorie de la société de masse considère ces espoirs grandissants comme une condi-tion préalable à l’existence d’une situation révolutionnaire. La théorie marxiste attire l’attention sur d’autres facteurs : elle affirme qu’une situation ne peut être révolutionnaire que si les conditions écono-miques se détériorent rapidement. Parmi ces dernières, il y a l’aug-mentation apparente de la rigidité de la structure des classes sociales. En fait, ce renforcement des barrières de classes se produit souvent à l’occasion de catastrophes, de famines, de défaites militaires, etc. Les désastres à l’échelle nationale ne sont pas préjudiciables à tous de la même façon : ceux [34] qui se trouvent dans les situations écono-miques les plus précaires ont en effet à en souffrir plus que les autres.

La théorie de la société de masse met donc l’accent sur les attentes grandissantes, tandis que la théorie marxiste insiste sur la dégradation des conditions existantes, et en particulier des barrières de classes. Il y a probablement du vrai dans les deux théories ; cependant elles s’ap-pliquent à des cas différents, la première à une situation où une diffé-renciation dans la division du travail est absente, la seconde à une si-tuation où cette différenciation existe.

En réalité, les processus ne sont pas aussi simples ; il existe sans doute de nombreux processus consécutifs. James Davies a proposé la théorie suivante : une révolution présuppose dans un premier temps une montée des attentes — ce qu’avait prévu la théorie de la société de masse —, et dans un second temps une période d’accroissement de la pauvreté, — ce qu’avait prévu la théorie marxiste 25. Certaines rai-25 James C. DAVIES, « Toward a theory of revolution », American Sociologi-

cal Review, XXVI, 1961, pp. 5-18.

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sons laissent toutefois supposer que les deux processus se déroulent dans un ordre différent selon que l’on a ou non affaire à une société caractérisée par une division du travail différenciée. Dans le premier cas, les révolutions éclatent dans cette situation où il y a pauvreté et où les attentes grandissent par la suite alors que s’affaiblissent les pressions vers l’uniformité. Dans une société où la division du travail est différenciée, les attentes commencent vraisemblablement par croître : lorsque les individus prennent possession des ressources, ils en viennent à attendre des récompenses justes, mais lorsque leur at-tente n’est pas satisfaite, et qu’au contraire les conditions s’aggravent du fait de calamités nationales, une situation révolutionnaire se crée.

[35]

Dimensions de basedans les comparaisons entre nations

On posera, en principe, que la sociologie politique comparée exige une théorie systématique lui permettant de choisir les variables néces-saires pour effectuer les comparaisons. De nos jours, les données ne sont pas rares ; il existe tout au contraire une quantité importante de matériel brut et d’indices statistiques. Cependant, pour pouvoir utiliser ces variables d’une façon fructueuse, on a besoin de théories systéma-tiques permettant de réduire les variations des nombreuses dimensions observées à quelques variables théoriques plus fondamentales. Or ce système théorique dérivé de Durkheim offre quelques dimensions fon-damentales : il nous est permis de croire que la division du travail et la pression vers l’uniformité constituent des variables fondamentales de la recherche comparée.

Quelques difficultés théoriques

Le système théorique dérivé de Durkheim permet d’élucider un grand nombre de problèmes. Il est certes très légitime de se méfier des théories qui semblent en apparence tout expliquer. Mais il faut tenir

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compte du fait que toutes les affirmations faites ne sont pas déduites par un processus logique rigoureux. Le système présenté n’est pas une théorie au sens le plus étroit du mot, mais plutôt un schéma de réfé-rence réunissant une série d’éléments différents les uns des autres. C’est précisément le rôle de ce schéma : il est utile dans la mesure où il couvre une vaste gamme de sujets. Cependant, nous pensons qu’on peut le transformer en une véritable théorie en rendant plus précises les règles utilisées pour la déduction et pour les relations logiques entre les concepts. De même une théorie doit nécessairement être [36] exposée dans un langage opératoire ; c’est-à-dire, qu’il faudrait être en mesure d’apporter des précisions sur le degré de division du travail et de pression vers l’uniformité nécessaire à la naissance d’un certain phénomène.

En sociologie politique, les difficultés que l’on rencontre pour ex-poser des théories qui soient à la fois générales et précises tiennent à un obstacle commun à toute la sociologie contemporaine. Le schéma théorique présenté dans cet article contient quelques variables contex-tuelles. L’utilisation de ces variables exige, en effet, d’autres théories relatives, cette fois, aux processus intermédiaires. Ces théories concernent soit les processus d’échange (par exemple chez Homans 26, Blau 27), soit les comparaisons sociales (chez Festinger 28), soit le pou-voir et l’influence dans les relations entre individus (par exemple chez Simon 29 et March 30), soit l’équilibre et le déséquilibre dans les rela-tions sociales (chez Heider 31 Anderson et Zelditch 32). En effet, les élé-ments de ces théories relatifs aux processus et aux mécanismes inter-médiaires ont été utilisés dans tout cet article pour discuter les effets des deux variables fondamentales. Dans une théorie, qui, comme celle qui est présentée ici, se rapporte à la société globale, il faut se référer à de nombreux types de mécanismes intermédiaires ; toutefois, les théo-ries qui concernent ces mécanismes ne sont pas bien intégrées. On

26 George C. Homans, Social Behavior  : its elementary forms, New York, 1961.

27 Peter M. Blau, Exchange and Power in Social Life, New York, 1964.28 Leon FESTINGER, op. cit.29 Herbert A. Simon, Models of Man, Social and Rational, New York, 1957.30 James C. MARCh, « An introduction to the theory and measurement of in-

fluence », in American Political Science Review, 1955, pp. 431-451.31 Fritz Heider, The Psychology of Interpersonal Relations, New York, 1955.32 Bo ANDERSON, Morris ZELDITCH, Jr, op. cit.

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éprouve, par exemple, de grandes difficultés [37] à utiliser à la fois les théories relatives au pouvoir et celles qui se rapportent à l’échange social. De plus, le développement et la formalisation de chacune de ces théories prises séparément font aussi problème. Cette situation ne doit cependant pas trop décourager le chercheur qui voudrait se consa-crer à la sociologie politique comparée d’un point de vue global : on ne peut abandonner la discussion des sujets les plus intéressants et les plus importants sous prétexte qu’il est impossible de formuler à leur sujet des affirmations d’une exactitude absolue.

Peut-être nous reprochera-t-on, tout en reconnaissant que les idées fondamentales de cette étude sont contenues dans les écrits de Dur-kheim, d’avoir cependant altéré sa pensée et de l’avoir diluée dans la masse des auteurs cités. Une réponse raisonnable à une critique de ce type est qu’un théoricien tel que Durkheim est utile précisément lorsque ses idées sont interprétées. Il serait en effet dogmatique de ne pas tenir compte des nombreuses critiques qui lui ont été adressées. Mais Émile Durkheim n’en demeure pas moins un grand maître de la sociologie politique.

Rassegna italiana di sociologia,n° 1, janv.-mars 1967,

Bologne, Il Mulino, pp. 47 à 66.

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[38]

Sociologie politique.Tome 1.

“Le système politique.”Gabriel ALMOND

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Pour que le concept de système politique puisse nous permettre de distinguer analytiquement les structures qui remplissent des fonctions politiques dans toutes les sociétés indépendamment de la dimension, du degré de différenciation et de la culture de ces dernières, nous de-vrons préciser ce que nous entendons par politique et système poli-tique. Sans des définitions précises, nous ne pourrons pas comparer les systèmes politiques modernes différenciés avec les systèmes poli-tiques primitifs relativement indifférenciés, les systèmes modernes laïques avec les systèmes traditionnels et théocratiques. Les défini-tions de la politique qui l’identifient à des fonctions sociales aussi gé-nérales que l’« intégration » et l’« adaptation » ne peuvent nous être utiles de ce point de vue. Il est vrai que les systèmes politiques as-sument de façon spécifique les fonctions suivantes : le maintien de l’intégration de la société, l’adaptation et le changement des éléments des systèmes de parenté, religieux et économique, la protection de l’intégrité du système politique contre les menaces extérieures, ou l’expansion territoriale et l’agression d’autres sociétés. Mais identifier la politique à l’intégration et à l’adaptation sociales est scientifique-ment une démarche régressive. Cela constitue un retour à un concept peu précis plutôt qu’un progrès vers un concept plus affiné car, si dans la recherche du système politique nous retenons les notions très vagues d’intégration [39] et d’adaptation, nous serons amenés à in-

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clure dans le système politique les églises, les structures économiques, les écoles, les groupes de parenté et de lignage, les classes d’âge, etc.

Si nous recherchons dans la littérature actuelle des définitions sa-tisfaisantes de la politique et du système politique, nous en trouvons une très grande variété. La célèbre définition de Weber est plutôt celle de l’« État » que celle du système politique dans notre sens du terme : « Il faut concevoir l’État contemporain comme une communauté hu-maine qui, dans les limites d’un territoire déterminé — la notion de territoire étant une de ses caractéristiques — revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime. Ce qui est en effet le propre de notre époque, c’est qu’elle n’accorde à tous les autres groupements, ou aux individus, le droit de faire appel à la violence que dans la mesure où l’État le tolère 33. » Schapera re-marque à juste titre que la définition de Weber amènerait à exclure des systèmes politiques des sociétés indifférenciées de faible dimension où il n’y a aucun monopole de la violence physique légitime. Mais Schapera rejette simplement la définition de l’État formulée par We-ber sans toutefois en proposer une autre, bien qu’il démontre que les Bergdama et les Bushmen, par exemple, possèdent une organisation politique 34. Il rejette une définition mais ne nous en propose pas une autre. Celle de Lévy ne se limite pas à l’État :

« L’allocation politique a été définie dans le cadre de cette étude comme la répartition du pouvoir et des responsabilités comportant d’une part des sanctions coercitives dont la force est une des formes extrêmes, et d’autre part la responsabilité vis-à-vis des autres membres de la structure, ou des [40] membres d’autres structures concrètes 35. » Mais Lévy ne précise pas ce que sont ces sanctions coercitives, ni quelles sont les structures qui exercent ces sanctions. Par conséquent cette définition est trop générale et ne nous permet pas de dégager un système spécifique que nous pouvons rattacher aux autres systèmes et propriétés d’une société donnée, ni de comparer les systèmes politiques de plusieurs sociétés.

33 Max WEBER, « Le métier et la vocation d’homme politique » dans Le Sa-vant et le politique, Paris, Plon, 1959, pp. 100-101.

34 I. Schapera, Government and Politics in Tribal Societies, Londres, 1956, p. 119.

35 Marion Lévy, Jr., The Structure of Society, Princeton (N.J.), 1952, p. 469.

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Certaines définitions des spécialistes de science politique à ten-dance sociologique sont utiles, mais dans une perspective compara-tive, elles ne sont pas encore tout à fait satisfaisantes. Laswell et Ka-plan définissent le pouvoir politique en ces termes : « Le pouvoir est une forme particulière de l’exercice de l’influence : c’est un processus visant à influencer les programmes politiques des autres au moyen de sanctions sévères (réelles ou supposées) à l’égard des programmes politiques différents de ceux qui sont prescrits 36. » Ici encore, la no-tion de « sanctions rigoureuses » ne permet pas de distinguer le sys-tème politique des autres systèmes sociaux. David Easton 37 nous pro-pose une définition comportant trois éléments :

1. Le système politique répartit des valeurs (au moyen de pro-grammes politiques) ;

2. Ses répartitions sont autoritaires ;3. Ses répartitions autoritaires s’imposent à l’ensemble de la so-

ciété.

À propos de la signification du terme « autoritaire », Easton sou-ligne que : « ... un programme politique est nettement [41] autoritaire quand prévaut le sentiment qu’il faut ou que l’on doit s’y conformer... quand des programmes politiques, qu’ils soient purement formels ou effectifs, sont considérés comme obligatoires 38. » L’inconvénient de cette définition, comme des autres, est que le caractère autoritaire de la répartition, tel qu’il est défini par Easton, ne différencie pas les sys-tèmes politiques des Églises, des entreprises, etc. Mais cette défini-tion, combinant le champ d’application au caractère autoritaire de la répartition, se rapproche du genre de définition dont nous avons be-soin pour comparer des systèmes politiques ayant des dimensions et des degrés de différenciation variables.

36 H. D. LASSWELL and Abraham KAPLAN, Power and Society, New Haven (Conn.), 1950, p. 76.

37 David Easton, The Political System : An Inquiry into the State of Political Science, New York, 1953, pp. 130 et suiv.

38 Ibid., p. 133.

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Nous pouvons affiner la définition de Easton en remplaçant sa conception de l’autorité par celle de « contrainte physique légitime » — autrement dit, en donnant à cette définition la clarté de la formula-tion de Max Weber — tout en élargissant la définition de Weber afin de pouvoir englober des types d’organisation politique autres que l’État. La sociologie politique comparée des temps modernes doit évi-demment tenir compte des systèmes primitifs et traditionnels qui sont de nature politique mais ne constituent pas des États au sens de la dé-finition de Weber, et aussi des systèmes transitoires et révolution-naires où il peut n’y avoir aucun « monopole de la violence physique légitime dans les limites d’un territoire donné ». La définition du sys-tème politique que nous proposons est la suivante : le système poli-tique est le système d’interactions existant dans toutes les sociétés in-dépendantes qui remplit les fonctions d’intégration et d’adaptation (à la fois à l’intérieur et vis-à-vis des autres sociétés) par le recours ou la menace de recours à une contrainte physique plus ou moins légitime. Le système politique est le système légitime chargé de maintenir l’ordre dans la société ou au contraire de le transformer. Nous parlons de légitimité « plus ou moins grande », [42] parce que nous ne vou-lons pas exclure de notre définition des systèmes politiques tels que les systèmes totalitaires dont on peut mettre en doute le caractère légi-time ; des systèmes révolutionnaires dans lesquels le fondement de la légitimité peut être en voie de changement ; ou des systèmes non occi-dentaux où il peut y avoir plus d’un système légitime en vigueur. Nous pensons que la « contrainte physique » est la seule caractéris-tique des systèmes politiques qui permette de les distinguer des autres systèmes sociaux, mais nous ne réduisons nullement la politique à la coercition. La contrainte légitime constitue la trame des inputs et des outputs du système politique, lui conférant son caractère ainsi que sa réalité propre et sa cohérence en tant que système. Les inputs du sys-tème politique sont tous d’une certaine manière rattachés à des de-mandes d’utilisation de la contrainte légitime, qu’il s’agisse de reven-dications en faveur de la guerre ou d’équipements de loisirs. Les out-puts du système politique sont tous aussi, d’une certaine manière, rat-tachés à la contrainte physique légitime, si indirecte que puisse être cette relation.

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Ainsi, les équipements publics de loisirs sont habituellement finan-cés par l’impôt, et toute violation des règlements concernant leur utili-sation constitue une infraction à la loi.

Avec les notions d’input et d’output, nous passons de la définition du « politique » à celle de « système », car, si par « politique » nous voulons désigner un ensemble particulier d’interactions dans une so-ciété afin de le relier à d’autres ensembles d’interactions, avec la no-tion de « système », nous attribuons à ces interactions un ensemble particulier de propriétés. Parmi ces propriétés, nous retiendrons :

1. Le champ d’application ;2. L’interdépendance ;3. L’existence de limites.

[43]Lorsque nous parlons du système politique nous incluons toutes les

interactions — aussi bien les inputs que les outputs — qui impliquent l’utilisation ou la menace d’utilisation de la contrainte physique. Nous ne retenons pas uniquement les structures qui reposent sur la loi, comme les parlements, les exécutifs, les administrations et les tribu-naux, ou uniquement les associations ou les groupes organisés comme les partis, les groupes d’intérêts et les moyens de communication, mais nous retenons toutes les structures dans leurs aspects politiques, y compris des structures indifférenciées comme les groupes de parenté et de lignage, les groupes de statut et les castes, aussi bien que des phénomènes anomiques comme les émeutes, les manifestations de rue, etc.

L’interdépendance signifie qu’un changement dans un sous-en-semble d’interactions (par exemple, les réformes électorales de 1832 en Grande-Bretagne) entraîne des changements dans tous les autres sous-ensembles (par exemple les caractéristiques du système de parti, les fonctions du parlement et du cabinet, etc.). Ou bien, pour re-prendre un commentaire antérieur sur l’interdépendance du système politique : « ...l’apparition des groupes de pression au XXe siècle a provoqué certains changements dans le système de parti et dans les processus administratifs et législatifs. L’expansion rapide de la bu-reaucratie gouvernementale fut l’un des facteurs qui déclencha le dé-

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veloppement de la bureaucratie législative et de la bureaucratie des groupes de pression. Des changements dans les techniques de commu-nication ont transformé les processus électoraux, comme les caracté-ristiques des partis politiques, du corps législatif et de l’exécutif. Les concepts de système et d’interdépendance nous amènent à considérer les changements quand n’importe lequel des rôles spécifiques se mo-difie de façon significative. Il nous semble ainsi plus utile de penser en termes de système et d’interdépendance de ses éléments, plutôt qu’en termes de phénomènes discontinus, ou de relations [44] bilaté-rales limitées, se produisant seulement à l’intérieur de la structure de rôle formelle-légale 39. »

L’existence de frontières du système politique signifie qu’il y a des points où les autres systèmes finissent et où commence le système po-litique. Nous pouvons illustrer cette propriété de la manière suivante. Les murmures et les plaintes dans le marché de Bagdad ne font partie du système politique que s’ils aboutissent, par exemple, à une action violente -— forme anomique d’expression des intérêts — ou qu’à par-tir du moment où Haroun-el-Rashid, déguisé en porteur d’eau, sur-prend les murmures et les traduit en revendications politiques. Quand les plaintes vagues et inarticulées se transforment en une réclamation qui porte sur l’utilisation de l’« autorité publique », elles franchissent la frontière et entrent dans le système politique en tant qu’acte d’« ex-pression des intérêts ».

Prenons un exemple plus actuel : en Union Soviétique, le contrô-leur constate une baisse du rendement dans une usine donnée. Il peut surprendre des conversations et observer certaines attitudes qui l’amènent à conclure que la diminution est due à une pénurie particu-lière de biens de consommation. En elles-mêmes les conversations et les attitudes à partir desquelles est déduit le motif ne font pas partie du système politique. Elles entrent dans le système politique à partir du moment où l’agent les traduit dans son rapport aux autorités supé-rieures en propositions d’interventions politiques ou bureaucratiques.

Bien que nous puissions dire que l’organisation religieuse et la stratification sociale influencent le système politique, nous ne pou-vons pas dire qu’elles en font partie. Ce n’est que dans la mesure où

39 Gabriel A. ALMOND, « Comparative political Systems », Journal of Poli-tics, vol. XVIII, n° 3, août 1956, pp. 395-396.

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un groupe religieux formule des revendications à l’égard du système politique par l’intermédiaire des autorités religieuses, ou des struc-tures [45] religieuses spécialisées — telles que des groupes d’intérêts religieux, des partis politiques religieux ou une presse religieuse — que les interventions politiques intermittentes du clergé, ou l’action régulière des structures politico-religieuses spécialisées entrent dans le système politique. Les types de structure situés aux frontières du sys-tème politique sont de la plus haute importance pour le fonctionne-ment du système politique. Ces structures élaborent les demandes (in-puts), établissent et maintiennent le contact entre le système politique et la société.

Les frontières entre le système politique et la société varient d’un système politique à l’autre. Dans une société primitive, le passage de l’économique au religieux et au politique, peut, dans certains cas, être difficilement perceptible. Il peut se réduire à un simple changement d’insignes ou de localisation. Mais, même dans la tribu primitive « omni-fonctionnelle », il y a une certaine délimitation. De plus, dans les sociétés primitives, les frontières entre le système politique et les autres systèmes sociaux peuvent être très nettement marquées, comme dans les danses guerrières, les sacrifices et les changements de cos-tumes théâtraux. Quand nous voulons évaluer le caractère satisfaisant ou non de la frontière, nous devons utiliser des critères appropriés au système considéré. Dans certains cas, l’imprécision et l’intermittence peuvent être des limites appropriées ; dans d’autres, des structures laïques spécialisées sont requises. Nous reviendrons sur ce concept de frontière lorsque nous examinerons en détail les fonctions du système politique.

Les propriétés communesdes systèmes politiques

L’univers des systèmes politiques

La science politique jusqu’à ces derniers temps n’a étudié [46] qu’un secteur limité de l’expérience politique humaine : essentielle-ment les États occidentaux modernes et complexes. Ainsi, sans tenir

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compte des innombrables expériences politiques du passé et d’aujour-d’hui, la science politique déduit ses généralisations à partir de l’étude d’un nombre relativement réduit de cas. De plus, le politologue ne se rend pas compte — car il ne le peut pas — du caractère très particulier et très spécifique des formes et des processus politiques qu’il étudie, puisqu’il ne connaît ni la composition de l’univers total, ni son degré de complexité, ni les divers types de modèles, avec leur distribution, qu’il pourrait y trouver. L’aptitude à reconnaître les propriétés spéci-fiques d’un type particulier de politique, et les conditions auxquelles il est associé, dépend du nombre de types différents avec lesquels on peut le comparer.

Nous voudrions émettre l’hypothèse selon laquelle tous les sys-tèmes politiques ont en commun quatre caractéristiques qui permettent de les comparer :

- premièrement, tous les systèmes politiques, y compris les plus simples, ont une structure politique. Dans une certaine mesure, on peut affirmer que même les sociétés les plus simples pos-sèdent tous les types de structure politique que l’on doit trouver dans les sociétés les plus complexes. Nous pouvons les compa-rer selon le degré et la forme de leur spécialisation structurelle ;

- deuxièmement, les mêmes fonctions sont remplies dans tous les systèmes politiques, bien que ces fonctions puissent être plus ou moins remplies selon les systèmes et par des types différents de structures. On peut comparer la fréquence de réalisation des fonctions, les genres de structures qui les remplissent, et leur mode de réalisation ;

- troisièmement, toute structure politique, indépendamment de son degré de spécialisation, que ce soit dans les sociétés primi-tives ou les sociétés modernes, est multifonctionnelle. [47] On peut comparer les systèmes politiques selon le degré de spécifi-cité de la fonction remplie par la structure ; mais, même dans une structure très spécialisée, la multifonctionnalité est encore importante  ;

- quatrièmement, tous les systèmes politiques sont, d’un point de vue culturel, des systèmes « mixtes ». Il n’y a pas de cultures et

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de structures « totalement modernes » dans le sens de la ratio-nalité, ni de cultures et de structures « totalement primitives » dans le sens de la tradition. Elles diffèrent selon la prédomi-nance relative de l’une sur l’autre, et selon le mode de combi-naison de ces deux éléments.

L’universalité de la structure politique

Aucune société ne peut maintenir un ordre intérieur et extérieur sans avoir une « structure politique », c’est-à-dire des modèles légi-times d’interaction qui permettent de maintenir cet ordre. De plus, on doit retrouver dans les systèmes non occidentaux et primitifs tous les types de structures politiques que l’on peut dégager dans les systèmes modernes. Les interactions ou les structures peuvent être fortuites ou intermittentes. Elles peuvent ne pas être nettement visibles, mais dire qu’il n’y a pas de structures politiques conduirait à prétendre que la réalisation de la fonction politique est laissée au hasard. Il peut y avoir, par exemple, dans une tribu, des interventions intermittentes de l’homme le plus âgé dans certaines circonstances, ou un consensus exprimé de façon officieuse par le groupe face à une menace sérieuse contre l’ordre intérieur, ou à propos d’un problème de relations exté-rieures. Les fonctions d’expression et d’agrégation des intérêts, de communication, de légifération et d’application de la règle peuvent s’imbriquer étroitement sans qu’il y ait entre elles de séparation for-melle, chacune étant un élément d’un unique processus continu. Il ne s’agit pas, dans ce cas, d’une absence de structures politiques, [48] mais d’un type particulier de structure politique. En d’autres termes, nous pensons que la distinction classique entre les sociétés primitives qui sont des États et celles qui ne le sont pas devrait être remplacée par la distinction entre celles dont la structure politique est nettement différenciée et clairement visible, et celles dont la structure politique est moins apparente et intermittente. Nous avons affaire à un conti-nuum et non à une dichotomie rigide.

Ce rejet de la classification « État et non-État », que l’on retrouve dans toute la littérature anthropologique, sociologique et politique, ne se réduit pas à une simple querelle de mots. Il repose en fait sur d’im-portantes considérations théoriques et opératoires. Cette classification

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dichotomique pourrait n’être due qu’à une conception de la politique qui identifie la politique à l’existence d’une structure spécialisée, vi-sible, et qui tend ainsi à restreindre le processus politique aux fonc-tions remplies par ces structures spécialisées.

À partir de cette conception, une analyse de la politique d’une so-ciété non occidentale ou primitive peut se limiter à une description des propriétés et des fonctions d’un chef de clan particulier ou d’un roi qui, apparemment, peut ne remplir que les fonctions législative et ad-ministrative. Les fonctions d’expression et d’agrégation des intérêts, de communication peuvent être remplies de façon diffuse dans la so-ciété, ou de façon intermittente par la structure de parenté ou de li-gnage.

Une analyse satisfaisante d’un système politique devrait localiser et caractériser toutes ces fonctions et non seulement celles qui sont remplies par la structure politique spécialisée. En effet, c’est l’accent mis sur les structures politiques spécialisées qui a conduit à la concep-tion stéréotypée des systèmes traditionnels et primitifs en tant que sys-tèmes statiques, puisque les structures politiques qui sont le plus sus-ceptibles d’être différenciées sont les structures exécutives, législa-tives et judiciaires. Les mécanismes du choix politique [49] y existent pourtant aussi mais seulement sous la forme de structures politiques intermittentes. La règle à suivre est, selon nous, la suivante : si les fonctions sont présentes, alors les structures doivent exister, même si nous ne pouvons les trouver que reléguées, pourrions-nous dire, dans les coins et recoins des autres systèmes sociaux.

L’universalité des fonctions politiques

Mais, si toutes les structures que l’on peut trouver dans les sys-tèmes occidentaux spécialisés doivent également apparaître dans les systèmes non occidentaux, nous ne pouvons les reconnaître que si nous nous situons dans une véritable perspective fonctionnelle. Certes, on peut comparer les systèmes politiques les uns aux autres d’un point de vue structurel, selon un continuum allant du système politique in-termittent d’une tribu primitive, comme les Bergdama de Schapera et les Eskimos de Hoebel, jusqu’au système de l’État occidental mo-

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derne. Mais la comparaison structurelle n’a qu’une portée restreinte. Cela équivaudrait à une anatomie comparative sans physiologie com-parative. C’est comme si nous ne comparions une amibe à un mammi-fère qu’en termes de structure, c’est-à-dire en soulignant que l’un est multicellulaire et l’autre unicellulaire, que l’un a des organes spéciali-sés et que l’autre en est dépourvue. Nous ne les aurions pas ainsi com-parés en tant qu’organismes vivants. Pour ce faire, nous devrions considérer les fonctions, c’est-à-dire nous demander comment sont remplies la motilité, les fonctions sensorielle, digestive et reproduc-trice.

En d’autres termes, dans la comparaison des systèmes politiques les uns avec les autres, la description des structures spécialisées n’est qu’un point de départ. De plus, une seule comparaison des structures peut nous induire en erreur. Efforçons-nous de comparer, par exemple, les groupes d’intérêts en Indonésie et aux États-Unis. Aux États-Unis, [50] ces groupes d’intérêts sont nombreux, très organisés et comportent de forts effectifs. Au contraire, en Indonésie, ils sont relativement peu nombreux, faiblement organisés et financés, et leurs effectifs sont très fluctuants, etc.

Posons le problème en termes différents, et interrogeons-nous sur les fonctions plutôt que sur les structures. Pour chacun des deux pays demandons-nous : comment les intérêts s’expriment-ils ? quelles sont les structures impliquées ? comment ces structures expriment-elles ces intérêts ? Ces questions nous amènent à considérer tout l’ensemble des phénomènes d’intérêt qui se produisent dans une société. Nous pouvons dépasser le niveau proprement structurel. Ainsi, nous consta-tons qu’en Indonésie les syndicats et les organisations patronales sont rares et faiblement organisés ; de plus, ils ne constituent pas les princi-pales structures d’expression des intérêts ; et pour découvrir comment les intérêts sont exprimés nous devons considérer l’administration bu-reaucratique, les groupes de statut, de parenté et de lignage ainsi que les phénomènes anomiques. La perspective fonctionnelle est la seule qui nous permette ainsi d’avoir une représentation exacte d’un proces-sus continu.

On peut, en effet, utiliser un certain nombre de catégories fonction-nelles pour comparer des systèmes politiques pris dans leur ensemble ; et en premier lieu, pour comparer les systèmes occidentaux modernes avec les systèmes transitoires et traditionnels.

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La méthode utilisée pour dégager ces catégories fut très simple. Le problème essentiel était de nous poser une série de questions sur les activités politiques distinctes existant dans les systèmes occidentaux modernes. Autrement dit, nous avons déduit ces fonctions des sys-tèmes politiques où la spécialisation des structures et la différenciation des fonctions sont devenues très importantes. Ainsi les fonctions rem-plies par les groupes d’intérêt dans les systèmes occidentaux nous amenèrent à nous poser la question suivante : [51] « comment les inté-rêts sont-ils exprimés dans des systèmes politiques différents ? » et à découvrir du même coup la fonction d'expression des intérêts. Les fonctions remplies par les partis politiques dans les systèmes poli-tiques occidentaux nous conduisirent à une autre question :

« Comment les demandes ou les intérêts exprimés sont-ils agrégés ou combinés dans des systèmes politiques différents ? » et donc à la fonction d'agrégation des intérêts.

Les fonctions remplies par les moyens de communication spéciali-sés dans les systèmes politiques occidentaux nous menèrent à cette autre question : « Comment l’information politique est-elle communi-quée dans des systèmes politiques différents ? », c’est-à-dire à la fonc-tion de communication politique. L’existence de méthodes de recrute-ment et de formation dans tous les systèmes politiques nous oblige à nous poser la question suivante : « Comment les gens sont-ils recrutés et de quelle manière intériorisent-ils leurs rôles politiques dans des systèmes politiques différents ? » et à mettre l’accent sur la fonction de recrutement et de socialisation. Enfin les trois fonctions gouverne-mentales à caractère autoritaire, à savoir les fonctions d’élaboration de la « règle », d’exécution de la « règle » et la fonction judiciaire, sont les trois fonctions traditionnelles du système de « séparation des pouvoirs » ; nous nous sommes seulement efforcés d’aller au-delà de leurs implications structurelles et nous avons préféré parler de fonc-tion d’élaboration de la règle plutôt que de « législation », de fonction d’exécution de la règle plutôt « que d’administration ».

En effet, cette reprise intégrale des trois fonctions du système de « séparation des pouvoirs » constitue certainement une distorsion. C’est pourquoi nous pensons que les fonctions politiques plutôt que les fonctions gouvernementales, les inputs plutôt que les outputs, nous permettraient de mieux caractériser les systèmes politiques non occi-

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dentaux, comme de distinguer différents types et phases de développe-ment politique parmi ces derniers.

[52]En définitive, on obtient l’ensemble de catégories que voici :

A. Input :1. Socialisation et recrutement politique ;2. Expression des intérêts ;3. Agrégation des intérêts ;4. Communication politique.

B. Output :5. Élaboration de la « règle » ;6. Exécution de la « règle » ;7. Fonction judiciaire.

La multifonctionnalité de la structure politique

On a souvent exagéré les différences existant entre les systèmes politiques occidentaux et non occidentaux. Cela est dû en partie au fait que les modèles du système occidental d’une part, et des système pri-mitifs et traditionnels d’autre part, ont été très simplifiés. Le modèle du système occidental a accentué la spécificité fonctionnelle de la structure politique, alors que celui du système traditionnel a accentué le caractère indifférencié et diffus de la structure politique et sociale. L’un des principaux apports de la science politique des quarante ou cinquante dernières années a été la mise en lumière de la multifonc-tionnalité des institutions politiques modernes. Ainsi, les recherches ont^ montré que : les tribunaux non seulement jugent mais légifèrent ; l’administration est une des sources les plus importantes de législa-tion ; les corps législatifs influencent à la fois l’administration et le corps judiciaire ; les groupes de pression sont à l’origine de lois et in-terviennent auprès de l’administration ; les moyens de communication représentent des intérêts [53] et sont parfois à l’origine de lois. Dans le système américain, ce multifonctionnalisme est, en partie, voulu (légalement fondé), comme dans la doctrine des « poids et contre-

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poids » des auteurs de la Constitution américaine ; et il est, en partie aussi, une conséquence inévitable de la nature même du système poli-tique. Des structures politiques en relation les unes avec les autres ne peuvent exister sans multifonctionnalisme. Quand nous disons que les systèmes modernes sont des systèmes spécialisés, cela signifie que certaines structures apparaissent, qui assument une fonction spéci-fique, et qui tendent à remplir ce que nous pouvons appeler un rôle régulateur de cette fonction dans l’ensemble du système politique. Ainsi, le développement d’un système moderne de parti implique que les contributions faites à la fonction de recrutement politique par d’autres structures, comme les groupes d’intérêts et les moyens de communication, tendent à passer et à être canalisées par le système de parti avant de se traduire en actes de recrutement politique. Le déve-loppement des groupes d’intérêt spécialisés implique que les expres-sions d’intérêt assumées par des structures comme les corps législa-tifs, les administrations bureaucratiques, les groupes informels de sta-tut et de parenté, et par des institutions comme les églises et les entre-prises, tendent à passer et à être élaborées par les groupes d’intérêts organisés avant de se traduire en actes d’expression des intérêts. Bien que les activités d’agrégation des intérêts accomplies par les partis politiques, les groupes d’intérêts, les moyens de communication et l’administration puissent prendre la forme de projets de loi qui sont votés sans modification par les parlements, ils doivent cependant pas-ser par le corps législatif avant de devenir des actes d’« élaboration de la loi ».

Le développement de ces structures régulatrices spécialisées en-gendre le système politique démocratique moderne et le modèle parti-culier de maintien des frontières qui caractérise les relations internes entre les sous-systèmes du système [54] politique et les relations entre le système politique et la société. Mais cela ne veut pas dire que la relation entre une structure et une fonction dans le système moderne soit univoque. Les systèmes politiques modernes se caractérisent sim-plement par un degré relativement élevé de différenciation structurelle (c’est-à-dire l’apparition de parlements, de gouvernements, d’adminis-trations bureaucratiques, de systèmes électoraux, de partis, de groupes d’intérêts et de moyens de communication), chaque structure tendant à remplir un rôle régulateur pour cette fonction à l’intérieur de l’en-semble du système politique.

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De même, dans nos représentations des systèmes traditionnels et primitifs, nous exagérons leur absence de différenciation. Même les systèmes les plus simples contiennent des systèmes politiques. Il est aussi inexact de considérer la tribu primitive comme un pur système de parente, un pur système religieux, ou un pur système économique, que de la considérer seulement comme un système politique. En fait, il faut considérer tous ces aspects et ne pas privilégier l’un d’entre eux. D’une façon très schématique, les sociétés tendent à être des « structures multifonctionnelles » qui sont par intermittence aussi bien familiales, économiques, religieuses que politiques. Bien qu’il soit vrai que les systèmes primitifs, traditionnels et transitoires aient da-vantage de structures politiques intermittentes, les systèmes modernes n’en sont pas dépourvus pour autant. Nous proposerons ici quelques exemples pour illustrer la relation entre l’intermittence et le degré de différenciation et de spécialisation de la structure politique.

Dans la communauté Eskimo, il semblerait que, à l’exception pos-sible du chef, toutes les structures politiques soient intermittentes 40. À un degré supérieur de différenciation, les structures exécutives, légis-latives et judiciaires [55] peuvent revêtir des formes spécialisées, mais les fonctions politiques de communication, d’expression et d’agréga-tion des intérêts peuvent être remplies de façon intermittente par des groupes de parenté ou de statut, des groupes religieux et d’autres groupes semblables. À un niveau encore plus élevé de différenciation et de spécialisation, comme par exemple dans des systèmes en voie de « modernisation » ou transitoires, nous trouvons des structures gou-vernementales et politiques différenciées à côté des structures tradi-tionnelles et intermittentes. Les structures traditionnelles et intermit-tentes ne sont pas contrôlées par les structures modernes, mais conti-nuent à fonctionner à l’intérieur et à l’extérieur de l’administration bureaucratique, du parlement, des partis, des groupes d’intérêts, et des moyens de communication. Les structures traditionnelles et intermit-tentes ne se fondent pas dans les structures modernes. Elles continuent à fonctionner de façon autonome et légitime. À la différence du sys-tème moderne, les fonctions politiques qu’elles remplissent ne sont pas contrôlées par des structures différenciées et spécialisées. Le sys-tème politique moderne, quant à lui, ne supprime pas l’intermittence

40 E. Adamson HOEBEL, Law of Primitive Man, Cambridge (Mass.), 1954, pp. 67 et suiv.

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et la tradition ; il tend à les contrôler. Ainsi, des structures diffuses et primaires remplissent des fonctions gouvernementales et politiques à l’intérieur des structures modernes. D’autres systèmes et structures de la société — comme la famille, l’église, l’éducation et l’économie — font partie du système politique : ils contribuent de façon intermittente à la socialisation et au recrutement politiques, à l’expression des inté-rêts et à la communication. Aucun système politique, même moderne, n’élimine jamais entièrement l’intermittence et la tradition. Il peut les contrôler et traduire leurs influences particularistes et diffuses en un langage politique moderne, à savoir : expression des intérêts, pro-grammes d’intérêt général et régulation.

[56]

Les systèmes politiques possèdentun caractère culturel « mixte »

Le dernier point de notre étude porte sur l’homogénéité des sys-tèmes politiques et peut être formulé comme suit : certains types de structure politique que nous avons généralement considérés comme particuliers aux systèmes politiques primitifs existent également dans les systèmes politiques modernes et, loin de n’y être que des institu-tions marginales, y sont au contraire d’une grande importance fonc-tionnelle. Le meilleur moyen peut-être de développer cette idée est de se rapporter à un ensemble de recherches récentes qui sont très signifi-catives : la mise en lumière dans The People’s Choice ainsi que dans les études ultérieures 41, de la grande importance du leadership infor-mel de l’opinion et de la communication face à face dans les proces-sus de prise de décision individuelle. Ce qui est très intéressant est la remarque faite par Elihu Katz à propos de l’objet de la première de 41 Paul F. LAZARSFELD, Bernard BERELSON, and Hazel GAUDET The People’s

Choice, New York, 1948 ; Robert K. Merton, « Patterns of Influence : a study of interpersonal influence and communications behavior in a local community », in Paul Lazarsfeld and Frank N. Stanton, ed, Communications Research, 1948-1949, New York, 1949 ; Paul F. Lazarsfeld, Bernard Berel-son, and William N. McPhee, Voting. A Study of Opinion Formation on a Presidential Campaign, Chicago, 1954 ; Elihu Katz and Paul F. Lazarsfeld, Personal Influence : The Part Played by People in the Flow of Mass Com-munications, Glencoe (Ill.), 1955

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ces études, The People’s Choice  : « ... le plan de cette étude ne pré-voyait pas l’importance que les relations interpersonnelles prendraient dans l’analyse des données. Étant donné l’image du public atomisé qui caractérisait les recherches sur les moyens de communication, il est étonnant que l’influence interpersonnelle ait attiré l’attention des chercheurs 42 ». En d’autres termes, l’apparition des [57] moyens mo-dernes d’information collective a tellement frappé l’imagination des universitaires qu’ils ont élaboré un modèle du processus de communi-cations qui opposait une société ou un électorat composé d’individus atomisés à un système de moyens d’information collective qui était supposé monopoliser le processus de communication. Grâce à l’hon-nêteté des chercheurs, les résultats ne confirmèrent pas ce modèle et mirent au contraire en lumière une communication face à face et un système d’expression des intérêts sous-jacents au système des moyens d’information collective et au système des groupes d’intérêts : un sys-tème « particulariste », « diffus », et « ascriptif » très proche de celui dégagé par les études sur la politique dans les sociétés primitives. Le type même du guide d’opinion se trouva être un individu de confiance, dont l’influence politique était souvent une conséquence diffuse d’autres rôles.

Les études ultérieures ont formulé des hypothèses sur la manière dont ces deux systèmes de communication et d’influence sont étroite-ment liés, et sur la façon dont ils s’influencent l’un l’autre. L’hypo-thèse du « courant de communications à deux biefs » est l’une d’entre elles. Selon Katz : « ... la fonction du guide d’opinion est de mettre le groupe en contact avec cette partie précise de l’environnement quels que soient les moyens de communication appropriés. Dans chaque cas, on a constaté que les influents étaient les plus exposés à ces points de contact avec le monde extérieur. Néanmoins, il est vrai aussi que, en dépit de leur plus grande exposition aux moyens d’informa-tion collective, la plupart des guides d’opinion sont moins fondamen-talement influencés par les moyens d’information collective que par les autres personnes 43. » En l’état actuel de nos connaissances, nous pouvons conclure provisoirement que, dans les systèmes politiques

42 Elihu KATZ, « The two-step flow of communication : an up-to-date report on an hypothesis », Public Opinion Quarterly, vol. XXI, n° 1, printemps 1957, pp. 61 et suiv.

43 Ibid., p. 77.

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modernes, les structures spécialisées d’expression des intérêts (groupes d’intérêts), [58] d’agrégation (partis politiques) et de com-munication (moyens d’information collective) sont en relation avec des structures non-spécialisées qui ont été certainement modifiées par l’existence de ces structures spécialisées mais qui ne leur sont nulle-ment assimilées. En d’autres termes, le parti politique moderne, de masse et organisé de façon bureaucratique, n’a pas remplacé les cote-ries officieuses de notables existant avant lui, mais il se combine à ce type de structure « plus primitive » de manière à former un système mixte. De même, les groupes d’intérêts spécifiquement modernes n’ont pas supplanté les groupes informels de statuts ou d’intérêts mais se sont combinés à eux en un système mixte ; les moyens d’informa-tion collective se sont également combinés avec le système interper-sonnel de communication.

Les études sur l’importance du groupe élémentaire et de l’organi-sation informelle dans les bureaucraties gouvernementales et indus-trielles sont trop bien connues pour faire l’objet d’un commentaire détaillé 44. Bien que l’étude de l’organisation informelle des parle-ments et des corps législatifs occidentaux n’en soit qu’à ses débuts, on devrait s’attendre à y trouver aussi un système informel de groupe pri-maire combiné à la structure normative-légale. Cette combinaison de la structure formelle-légale et de la structure primaire diffuse et parti-culariste n’est guère différente de la situation que nous trouvons dans beaucoup de parlements non occidentaux où, à l’intérieur du cadre formel des normes parlementaires, il existe une structure normative et un système de décision reposant sur des groupes de parenté et de sta-tut. Entre les parlements occidentaux et non occidentaux [59] existent, sans aucun doute, des différences significatives, mais tous les deux ont des groupes primaires et informels.

Ce dualisme de la structure politique n’est pas seulement propre aux systèmes politiques occidentaux modernes mais aussi aux sys-tèmes politiques non occidentaux et primitifs ; c’est-à-dire, qu’il y a

44 Pour un résumé des travaux sur le groupe élémentaire, voir E. A. SHILS, « The study of the primary group », in Daniel Lerner et Harold Lasswell, ed., The Policy Sciences, Stanford (Calif.), 1951 ; traduction française, Les Sciences de la politique aux États-Unis, Paris, A. Colin, 1951. Voir aussi Sidney Verba, « The experimental study of politics » (Ph. D dissertation), Department of politics, Princeton University, 1959, pp. 17 et suiv.

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dans les systèmes politiques primitifs et traditionnels des structures primaires et secondaires, et ces structures secondaires possèdent des caractéristiques modernes : spécificité, universalisme et accomplisse-ment.

L’utilité des concepts de multifonctionnalisme, de dualisme cultu-rel et de socialisation politique est d’écarter une fois pour toutes les polarisations géographiques, culturelles et analytiques qui ont nui à nos efforts de comparaison sociale et politique. On a utilisé les concepts de « moderne » et de « pré-moderne », de « développé » et de « sous-développé », d’« industriel » et de « rural », d’« occidental » et de « non-occidental » ou bien les syndromes Parsoniens d’universa-lisme - spécificité - accomplissement - neutralité affective opposés à ceux de particularisme - diffusion - qualité - affectivité. Or, il est plus difficile que nous ne l’avions supposé de réduire l’univers des sys-tèmes politiques à de simples contrastes. Pour mieux comprendre les différences et saisir de façon précise les processus de changement po-litique, nous avons davantage besoin de modèles dualistes que de mo-dèles monistes : et il nous faut tout autant des modèles de développe-ment que des modèles d’équilibre.

G. Almond et J. S. Coleman, éd.,The Politics of the Developing Areas,Princeton, Princeton University Press,pp. 5 à 10, 11 à 13, 16 à 22, 23 à 25.

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[60]

Sociologie politique.Tome 1.

“Le concept de pouvoir.”Tatcott PARSONS

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Le pouvoir est ici conçu comme un intermédiaire analogue à l’ar-gent, circulant au sein de ce qu’on appelle le système politique, mais débordant largement les limites de celui-ci, et pénétrant dans les trois sous-systèmes fonctionnels voisins d’une société (tels que je les conçois), le sous-système économique, le sous-système d’intégration et le sous-système de maintien des modèles culturels. C’est en es-sayant de décrire très brièvement les propriétés adéquates de l’argent en tant qu’instrument de ce type dans l’économie que l’on pourra le mieux spécifier les propriétés du pouvoir.

L’argent, ainsi que le disaient les économistes classiques, est à la fois un moyen d’échange et un « étalon des valeurs ». Il est symbo-lique en ceci que, tout en mesurant, et donc en « exprimant » la valeur économique ou l’utilité, il ne possède pas par lui-même d’utilité au sens premier de consommation. Il n’a pas « valeur d’usage », mais seulement « valeur d’échange », c’est-à-dire qu’il permet de posséder des choses ayant une utilité. L’argent sert donc à transmettre des offres d’achat ou au contraire de vente de biens utiles. Il ne devient un intermédiaire essentiel que lorsque l’échange n’est pas attributif, comme l’échange de dons entre catégories déterminées de parents, ou qu’il n’a pas lieu sur la base du troc, un bien ou un service étant échangé contre un autre.

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En contrepartie de son manque d’utilité directe, l’argent [61] donne à celui qui le reçoit quatre degrés importants de liberté dans sa partici-pation au système total d’échanges :

1. il est libre de dépenser l’argent qu’il détient pour acquérir un bien quelconque ou n’importe quel assortiment de biens dispo-nibles sur le marché dans la mesure de ses moyens ;

2. il est libre de choisir entre plusieurs sources d’offre des biens désirés ;

3. il peut choisir le moment qui lui convient pour cet achat ;4. il est libre d’étudier les conditions qu’en raison de sa liberté

dans le choix du moment et de la source, il peut, suivant les cas, accepter ou refuser. En revanche, dans le cas du troc, le négo-ciateur est lié par ce que son partenaire détient ou désire en échange de ce qu’il avait et cédera au moment donné. En contrepartie du gain en degrés de liberté, il y a naturellement le risque lié au caractère hypothétique de l’acceptation de l’argent par d’autres, comme de la stabilité de sa valeur.

L’argent primitif est un intermédiaire qui est encore très proche d’une marchandise, dans le cas le plus commun, le métal précieux, et beaucoup pensent encore que la valeur de l’argent est « réellement » fondée sur la valeur marchande de la base métallique. Sur cette base, toutefois, dans les systèmes monétaires développés, on a édifié une structure complexe d’instruments de crédit, de telle sorte que seule une infime fraction des transactions réelles s’opère en espèces métal-liques — qui deviennent une « réserve » disponible pour certaines éventualités, et sont en fait utilisées à titre principal pour le règlement des balances internationales. Je traiterai plus longuement de la nature du crédit dans une autre partie de cet article. Pour le moment, il suffit de dire que, si importante que soit, dans certaines éventualités, la dis-ponibilité des réserves métalliques, aucun système monétaire moderne ne fonctionne essentiellement avec le métal comme [62] intermédiaire réel, mais utilise de l’argent « sans valeur ». En outre l’acceptation de cet argent « sans valeur » repose sur une certaine confiance institu-tionnalisée dans le système monétaire. Si la garantie des engagements

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monétaires reposait seulement sur leur convertibilité en espèces métal-liques, alors dans leur écrasante majorité, ils seraient sans valeur pour la simple raison que la quantité totale de métal ne peut en couvrir qu’un petit nombre.

Enfin l’argent n’est « bon », c’est-à-dire ne fonctionne comme un intermédiaire, qu’au sein d’un réseau relativement défini de rapports de marché qui, à coup sûr, a atteint maintenant l’échelle mondiale, mais dont le maintien exige des mesures spéciales pour assurer la convertibilité réciproque des monnaies nationales. Un tel système est un domaine de virtualités d’échange, au sein duquel l’argent peut être dépensé, mais à l’intérieur duquel certaines conditions relatives à la protection et la gestion de l’unité sont maintenues, à la fois par la loi et par les autorités responsables sous le contrôle de la loi.

Le concept d’un système de pouvoir institutionnalise fait d’abord apparaître, de façon analogue, un système relationnel au sein duquel certaines catégories d’engagements et d’obligations, assignés ou vo-lontairement assumés — par exemple par contrat — sont considérés comme exécutoires, c’est-à-dire que, dans des conditions normative-ment définies, les agents appropriés peuvent exiger leur accomplisse-ment. En outre, dans tous les cas de refus réels ou de velléités de refus d’obéissance par lesquels l’acteur tente de se soustraire à de telles obligations, on les « fera respecter » en le menaçant de lui appliquer effectivement des sanctions situationnelles négatives qui ont une fonc-tion de dissuasion dans un cas, de punition dans l’autre. Ce sont des événements dans la situation de l’agent concerné qui changent inten-tionnellement sa situation (ou menacent de le faire) à son désavantage, quel que puisse être le contenu spécifique de ces changements.

[63]Le pouvoir est donc la mise en œuvre d’une capacité généralisée

consistant à obtenir des membres del organisation collective l’accom-plissement d’obligations légitimées par leur importance pour les fins collectives et permettant éventuellement de contraindre le récalcitrant par l’application de sanctions négatives, quel que soit l’agent réel de cette opération.

On notera que j’ai utilisé les notions de généralisation et de légiti-mation pour définir le pouvoir. S’assurer la possession d’un objet d’utilité en l’échangeant contre un autre objet n’est pas une transac-

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tion monétaire. De même, dans ma définition, s’assurer la satisfaction d’un désir, qu’il soit défini comme une obligation de l’objet ou non, par la simple menace d’une force supérieure, ne constitue pas un acte de pouvoir. Je sais bien que la plupart des théoriciens politiques choi-siraient une définition différente, et verraient ici un exemple de pou-voir (conformément par exemple à la définition de Dahl), mais je sou-haite m’en tenir à ma définition et en explorer les conséquences. La capacité d’assurer la satisfaction d’un désir doit être généralisée, pour qu’on puisse l’appeler pouvoir, dans le sens que je donne à ce terme, et ne pas être uniquement fonction d’un acte particulier de sanction qu’une personne est en mesure d’imposer 45 ; enfin l’intermédiaire uti-lisé doit être « symbolique ». En deuxième lieu, j’ai présenté comme une propriété du pouvoir la légitimation. Cela découle nécessairement de ma conception du pouvoir comme « symbolique », qui, s’il est échangé contre quelque chose d’intrinsèquement valable pour l’effica-cité collective, à savoir l’obéissance, ne laisse au bénéficiaire, à savoir la personne qui a satisfait à l’obligation « aucune valeur tangible ». C’est-à-dire qu’il ne lui [64] reste rien d’autre qu’un ensemble d’anti-cipations, à savoir que, dans d’autres contextes et dans d’autres occa-sions il peut faire appel à certaines obligations de la part d’autres uni-tés. La légitimation est donc, dans les systèmes de pouvoir le facteur analogue à la confiance dans l’acceptabilité réciproque et la stabilité de l’unité monétaire dans les systèmes monétaires.

Les deux critères sont liés en ceci que la mise en question de la légitimité de la possession et de l’usage du pouvoir conduit à recourir à des moyens progressivement plus surs d’obtenir la soumission. Ceux-ci doivent être de plus en plus efficaces « intrinsèquement », et donc mieux adaptés aux situations particulières des objets du fait de leur moindre généralité. En outre, dans la mesure ou ils sont intrinsè-quement efficaces, la légitimité devient progressivement un facteur moins important de leur efficacité — au terme de cette escalade se trouve le recours, d’abord a des types varies de coercition, finalement à l’usage de la force comme au plus intrinsèquement efficace de tous les moyens de contrainte.

45 Il y a un certain élément de généralité dans la force physique considérée comme sanction négative, qui lui donne une place spéciale dans les sys-tèmes de pouvoir. Ce point sera repris plus tard dans la discussion.

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J’aimerais maintenant essayer de placer à la fois argent et pouvoir dans le contexte d’un paradigme plus général, qui est une classifica-tion analytique des moyens dont dispose, dans les processus d’interac-tion sociale, une unité d’un système donné pour provoquer intention-nellement, par ses actions, un changement dans ce qu’auraient été au-trement les actions d’une ou plusieurs autres unités — ces moyens seraient donc tous rangés sous la rubrique du pouvoir dans la concep-tion de Dahl. On adoptera ici, pour des raisons de commodité, la convention qui consiste à appeler ego l’unité de référence agissante — individuelle ou collective — et autrui l’objet sur lequel il essaie d’ « agir ». Nous pouvons alors classer les options possibles pour ego a partir de deux variables dichotomiques. D’une part ego peut essayer de parvenir à ses fins aux dépens d’autrui soit en utilisant une certaine forme de contrôle de la situation dans laquelle autrui est placé, pour la modifier réellement ou menacer de [65] le faire afin d’accroître les chances qu’autrui agisse dans le sens souhaité, soit en essayant de mo-difier les intentions d’autrui, c’est-à-dire en manipulant des symboles significatifs pour autrui de manière à lui faire « voir » qu’il est dans son intérêt de faire ce qu’ego souhaite.

La seconde variable se rapporte aux types de sanctions qu’ego peut employer pour essayer de faire faire par autrui ce qu’il attend de lui. La dichotomie s’opère ici entre sanctions positives et négatives. Ainsi, dans le cas où l’on choisit comme terrain la situation, une sanction positive est un changement dans la situation d’autrui que ce dernier a de fortes chances de considérer comme à son avantage, et dont ego se sert pour avoir un effet sur les actions d’autrui. Une sanction négative est en revanche une altération de la situation d’autrui au désavantage de ce dernier. Si l’on choisit le niveau des intentions, la sanction posi-tive est l’expression des « raisons » symboliques pour lesquelles la satisfaction des souhaits d’ego est, indépendamment de toute action ultérieure de la part d’ego, une « bonne chose » pour autrui, et devrait de ce fait être ressentie par lui comme « personnellement avanta-geuse », tandis que la sanction négative consiste à présenter les rai-sons pour lesquelles la non-satisfaction des désirs d’ego serait ressen-tie par autrui comme dommageable à ses intérêts les plus vitaux et devrait donc être évitée. Quatre types de stratégies s’offrent donc à ego, auxquels j’aimerais donner les noms suivants :

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1. dans le cas d’une sanction positive, appliquée au niveau situa-tionnel, on parlera « d’incitation à l’aide d’offres » ;

2. dans le cas d’une sanction négative, appliquée encore au niveau situationnel, de « coercition » ;

3. dans le cas d’une sanction positive, appliquée au niveau inten-tionnel, de « persuasion » ;

4. dans le cas d’une sanction négative, appliquée au niveau inten-tionnel, d’« activation des engagements ».

[66]

Le tableau suivant l’illustre ainsi :

Type de sanction

Terrain d’action

Intention Situation

Positive Persuasion Incitation

Négative Activation des engagements

Coercition

Il est nécessaire d’introduire maintenant une dimension nouvelle. Considérons une sanction comme un acte intentionnel d’ego portant sur l'intention, acte dont il attend qu’il change sa relation à autrui. C’est là où l'imposition réelle d’une sanction dépend d’une décision ultérieure d’autrui qu’elle peut opérer le plus manifestement comme un moyen de l’amener à modifier son action. Un processus d’incita-tion à l’aide d’offres agira donc à deux niveaux : ego promettra d’abord à autrui une « récompense », sous réserve que ce dernier sa-tisfasse ses désirs. Ensuite, si autrui s’exécute effectivement, ego ac-complira l’acte-sanction. Dans le cas de la coercition, le premier ni-veau est constitue par une menace sous réserve, menace d’appliquer la sanction négative à moins qu’autrui ne décide de s’exécuter. Si toute-fois autrui s’exécute, rien d’autre ne se produit alors, mais s’il décide

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de ne pas s’exécuter, ego doit alors mettre sa menace à exécution, ou se trouver en position de faire « comme si ce n’était pas ce qu’il avait vraiment voulu dire ». Dans les cas d’action au niveau de l’intention, le premier acte d’ego est soit de prédire l’événement, soit d’annoncer sa propre intention de faire quelque chose susceptible d’affecter les sentiments ou les intérêts d’autrui. L’élément de contingence inter-vient quand ego « affirme » à autrui que, si l’événement se produit, on attendra de lui [67] qu’il « comprenne » son intérêt, qui est de satis-faire les désirs d’ego — cas positif — ou bien au contraire que, s’il ne le fait pas, il soit conscient des importants coûts subjectifs qui en ré-sulteront pour lui. Dans le cas positif, ego ne se contente pas de prendre acte qu’autrui s’est bien exécuté, mais il est obligé en outre de lui témoigner positivement, par ses attitudes, son approbation. Dans le cas négatif, la sanction correspondante de désapprobation n’est mise à exécution qu’en cas de non-soumission.

A partir de là il est clair qu’il y a une asymétrie fondamentale entre le côté positif et le côté négatif du paradigme envisagé sous l’angle de la sanction. C’est que, dans les cas d’incitation à l’aide d’offres et de persuasion, la soumission d’autrui oblige ego à « accorder » la sanc-tion positive promise, qu’il s’agisse d’avantages situationnels, comme dans le premier cas, ou de l’approbation du « bon sens » d’autrui, comme dans le second. En revanche, dans les cas négatifs, la soumis-sion d’autrui oblige ego, dans le cas d’une action au niveau de la si-tuation, à ne pas mettre sa menace à exécution, et, dans le cas d’une action au niveau de l’intention, à ne pas marquer à autrui de désappro-bation, mais plutôt à l’assurer que sa soumission lui a en fait épargné les conséquences subjectives indésirables qui auraient résulté, sans l’intervention d’ego, de la mise à exécution de ses intentions anté-rieures, à savoir la culpabilité découlant d’une violation de ses enga-gements.

En définitive, la liberté de décision dont dispose autrui est aussi une variable. Cette marge de liberté a une limite inférieure où l’élé-ment conditionnel disparaît. Ego en effet peut très bien ne pas dire : « si vous agissez de telle et telle manière, j’interviendrai, soit par des manœuvres dans le domaine de la situation, soit par des « arguments » en tel ou tel sens », mais il peut simplement accomplir un acte ouver-tement et mettre autrui devant le fait accompli 46. Dans [68] le cas de 46 En français dans le texte.

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l’incitation à l’aide d’offres (inducement), le don qui est un objet de valeur et à l’égard duquel l’autre n’a d’autre possibilité que de l’ac-cepter est le cas limite. En ce qui concerne la coercition, la contrainte, qui revient simplement à imposer à autrui une modification désavanta-geuse de sa situation et ensuite à laisser l’autre « se débrouiller », est le cas limite.

L’asymétrie dont nous avons parlé apparaît ici également. Dans la mesure où elles sont conditionnelles, on peut dire des sanctions néga-tives qu’elles sont d’abord des moyens de prévention. Si elles sont efficaces, on n’a pas besoin d’autre action. Le cas de la contrainte est celui où l’on met autrui dans l’impossibilité d’éviter une punition de la part d’ego. Dans le cas de sanctions positives, ego se prive, par exemple en faisant un don à autrui, du bénéfice qui aurait dû résulter pour lui des seules actions d’autrui présumées à son avantage.

Sanctions positives et sanctions négatives peuvent cependant être choisies les unes et les autres pour leur effet sur l’action d’autrui dans des séquences d’interactions futures. On peut avoir « fait la leçon » à l’objet de la contrainte, et, en conséquence, il peut être moins tenté de ne pas satisfaire les désirs d’ego dans le futur, à partir du moment où il a été empêché d’accomplir un acte indésirable du point de vue d’ego ; il se peut pareillement que le bénéficiaire d’un don ressente un « sentiment d’obligation » qui l’incite à la réciproque sous une forme quelconque dans le futur.

Jusqu’à maintenant dans cette discussion, on a examiné les sanc-tions du point de vue de leur signification « intrinsèque » à la fois pour ego et autrui. Il se peut que l’incitation porte sur la possession d’un objet particulier d’utilité et que la menace de coercition laisse envisager une perte particulièrement redoutée, ou une autre expé-rience ennuyeuse. Mais, de même que, dans la phase initiale d’une séquence, ego transmet symboliquement ses intentions conditionnelles à autrui par le moyen de la communication, de même les [69] sanc-tions impliquées peuvent aussi être symboliques : par exemple, à la place de certains biens intrinsèquement dotés de valeur, ego peut of-frir une somme d’argent. Ce que nous avons appelé les moyens géné-ralisés d’interaction peuvent alors être utilisés comme types de sanc-tion que l’on peut analyser d’après le paradigme susmentionné. Toute-fois, les facteurs de généralisation et de légitimation de l’institutionna-lisation introduisent, comme on l’a vu plus haut, certaines complica-

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tions dont nous devons maintenant tenir compte dans le cas du pou-voir. D’après ce qui vient d’être dit, on peut considérer le pouvoir comme un instrument généralisé de coercition, mais cette formule exige à tout le moins une interprétation très prudente — en fait elle se révélera à elle seule inadéquate.

J’ai parlé plus haut du « fondement » de la valeur de l’argent dans la valeur marchande du métal monétaire, et j’ai suggéré qu’il existe une relation correspondante entre la « valeur », c’est-à-dire l’efficacité du pouvoir, et l’efficacité intrinsèque de la force physique comme moyen de coercition, et dans le cas limite, de contrainte.

En interprétant cette proposition, il faut bien tenir compte de l’asy-métrie précédemment discutée. Le rôle spécial de l’or comme base monétaire repose sur des propriétés telles que sa durabilité, sa valeur élevée sous un faible volume et ses chances élevées d’acceptabilité lors des échanges, c’est-à-dire comme moyen d’incitation, dans un très large éventail de conditions qui ne dépendent pas d’un ordre insti-tutionnalisé. En revanche le but premier d’ego en recourant à la contrainte ou à la coercition est d’écarter une action indésirable de la part d’autrui. La force est donc, dans un premier temps, importante comme moyen « ultime » de dissuasion. C’est le moyen, là encore indépendant de tout système d’ordre institutionnalisé, dont on peut supposer qu’il sera « intrinsèquement » le plus efficace dans le contexte de la dissuasion, quand les instruments d’efficacité qui dé-pendent d’un ordre institutionnalisé ne sont plus sûrs [70] ou échouent. En conséquence, l’unité d’un système d’action qui contrôle une force physique suffisante pour faire reculer toute menace de re-cours à la force proférée par l’adversaire est plus sûre que toute autre dans un état de nature selon Hobbes.

Mais de même qu’un système monétaire qui repose entièrement sur l’or comme intermédiaire réel d’échange est un système très pri-mitif, qui ne peut pas faire fonctionner un système complexe d’échanges de marché, de même un système de pouvoir, dans lequel la seule sanction négative est la menace de la force, est un système très primitif qui ne peut faire fonctionner un système complexe ou une coordination organisationnelle — c’est un instrument beaucoup trop « grossier ». L’argent ne peut être seulement une entité intrinsèque-ment porteuse de valeur d’incitation, s’il doit servir d’instrument gé-néralisé, mais il doit, comme nous l’avons dit, être institutionnalisé en

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tant que symbole, il doit être légitimé et inspirer la « confiance » dans le système, il doit aussi, à l’intérieur de limites, être géré consciem-ment. De façon analogue, le pouvoir ne peut pas être seulement un instrument de dissuasion intrinsèquement efficace, s’il doit être l’ins-trument généralisé de mobilisation des ressources pour une action col-lective efficace et assumer les engagements pris par les collectivités envers leurs éléments constitutifs, il doit être aussi généralisé sous forme de symbole, et légitimé.

Il y a un lien direct entre le concept de caractère exécutoire des obligations, tel que nous l’avons présenté plus haut, et la dissuasion. Considérer un engagement, ou toute autre forme d’anticipation de comportement comme exécutoire, c’est attribuer une importance spé-ciale à son accomplissement Là où il n’est pas simplement question de maintenir une routine établie, mais bien d’entreprendre de nouvelles actions dans des circonstances différentes, là où l’engagement consiste à définir des types d’action en fonction de l’évolution de la situation, il faut réduire au minimum le risque [71] que de tels engage-ments conditionnels ne soient pas exécutés lorsque lesdites circons-tances apparaîtront. Considérer l’anticipation ou l’obligation comme exécutoire, cela revient à dire qu’il faut prendre toutes les dispositions nécessaires pour empêcher, si possible, l’absence d’exécution. La vo-lonté d’imposer des sanctions négatives, vue sous cet angle, revient simplement à tirer les conséquences du fait qu’on considère les enga-gements comme exécutoires et signifie que l’agent qui y fait appel est prêt à insister sur leur accomplissement.

D’autre part, il y a des zones dans les systèmes d’interaction où il y a un éventail d’alternatives parmi lesquelles on peut en choisir une, en fonction du caractère avantageux, situationnel ou « intentionnel », de la promesse, comparée aux autres choix. Les sanctions positives, telles qu’elles sont ici conçues, constituent une augmentation conditionnelle des avantages relatifs, situationnels ou intentionnels, de l’option qu’ego désire voir choisie par autrui.

Si un intermédiaire symbolique et généralisé doit intervenir à la place d’avantages intrinsèques, il doit y avoir un élément d’obligation dans l’institutionnalisation de l’intermédiaire lui-même, reconnais-sable, par exemple, au fait que la monnaie d’une société a un cours légal et doit par conséquent être accepté en règlement de dettes qui ont le statut d’obligations contractuelles d’après la loi. Dans le cas de l’ar-

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gent, je suggère que l’unité type agissant dans un système de marché est libre d’entreprendre telle ou telle action spécifique mais qu’elle est tenue d’accepter l’argent impliqué dans les transactions, et qu’il ne lui appartient pas de juger si cet argent est « bon » ou non. La même chose est fondamentalement vraie des obligations contractuelles qu’elle assume.

J’aimerais maintenant suggérer que c’est en un certain sens l’oppo-sé qui est vrai du pouvoir. Son importance intrinsèque réside dans sa capacité de garantir le caractère exécutoire des obligations et, en cas de nécessité, de les faire respecter au moyen de sanctions négatives. Mais, pour que [72] le pouvoir fonctionne comme un intermédiaire généralisé dans un système complexe, c'est-à-dire qu'il mobilise les ressources en vue de l'action collective, il doit être « légitimé », ce qui dans ce contexte signifie qu'à certains égards la soumission, qui est le facteur commun entre nos divers intermédiaires, n'est ni obligatoire ni imposée par la force mais optionnelle. Le domaine à l'intérieur duquel existe un réseau continu d'obligations exécutoires est essentiellement celui des relations internes d'une collectivité organisée telle que nous la concevons et des obligations contractuelles assumées en son nom à ses frontières.

Les points sur lesquels s'exercent les facteurs optionnels se trouvent dans les relations périphériques de la collectivité, où d'impor-tants facteurs pour le fonctionnement collectif autres que des obliga-tions exécutoires sont échangés contre de tels engagements de la part de la collectivité et réciproquement certains produits de la collectivité, n'entraînant par eux-mêmes aucune obligation, y sont échangés contre des engagements exécutoires envers elle. Ces facteurs « optionnels » consistent d'une part dans le contrôle de la productivité de l'économie et de l'autre dans l'influence exercée à travers les relations entre le « leadership » et les demandes du public.

C'est sur ce point que la dissociation du concept de « système politique » (polity) de celui de gouvernement et le renoncement à cette relation exclusive deviennent particulièrement importants. Dans une société suffisamment différenciée, les relations périphériques de la grande majorité de ses unités importantes d'organisation collec-tive (y compris, dans certains cas, celles du gouvernement) sont carac-térisées par le fait que l'écrasante majorité des décisions d'engagement sont optionnelles au sens défini ci-dessus, bien qu'une fois prises leur

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accomplissement soit exécutoire. Ceci, toutefois, n'est effectivement possible que dans le cadre d'un ordre normatif institutionnalisé suffi-samment stable, destiné à protéger les degrés indispensables de li-berté, notamment dans les domaines de l'emploi et de l'encouragement des [73] revendications liées aux intérêts ainsi que des décisions rela-tives au soutien politique.

Le problème à somme nulle

Nous sommes à même d’aborder maintenant le dernier des pro-blèmes importants que nous avons décidé de traiter dans le cadre de cet article, qui est de savoir si le pouvoir est un phénomène à somme nulle, en ce sens que, dans un système tout gain de pouvoir par une unité A est en l’espèce la cause d’une perte correspondante de pouvoir par les autres unités, B, C, D... Le parallèle avec l’argent sur lequel nous avons insisté depuis le début devrait nous aider à formuler la ré-ponse, qui, nettement affirmative dans certaines circonstances, ne l’est en aucun cas dans toutes.

Dans le cas monétaire, il est clair que dans l’établissement d’un budget destiné à utiliser un revenu donné, toute affectation à l’un quelconque des postes doit se faire aux dépens des autres. La question est de savoir si de semblables limites s’appliquent à l’économie conçue comme un système global. Pendant longtemps, il sembla à beaucoup d’économistes que c’était le cas ; c’était le plus lourd handi-cap de l’ancienne « théorie quantitative de la monnaie ». Le parallèle politique le plus évident est celui de la hiérarchie d’autorité au sein d’une collectivité particulière. Il semble évident que si A, qui a occu-pé une position assortie d’un réel pouvoir, est ramené à un rang infé-rieur, et si B prend sa place, A perd le pouvoir et B le gagne, la somme totale restant inchangée dans le système. Beaucoup de théori-ciens, comme Lasswell et C. Wright Mills, ont cru que cette règle s’appliquait également aux systèmes politiques dans leur ensemble 47.

[74]Le point le plus évident et le plus important sur lequel la théorie de

la somme nulle s’effondre, c’est la création de crédit par les banques 47 LASSWELL et KAPLAN, Power and Society, et Mills, The Power Elite.

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commerciales. Ce cas est si important comme modèle qu’une brève discussion s’impose ici. Lorsque les déposants remettent leurs fonds à une banque, ils ne les mettent pas seulement en sûreté mais les laissent à la disposition de la banque qui peut alors les prêter. En agis-sant ainsi, ils n’abandonnent pourtant aucun droit de propriété sur ces fonds. Les fonds sont remboursables par la banque en totalité sur de-mande, les seules restrictions normales étant fonction des heures d’ou-verture des banques. La banque toutefois utilise une partie des en-caisses en dépôt pour consentir des prêts à intérêt, en vertu desquels elle met non seulement une somme d’argent à la disposition de l’em-prunteur, mais elle assume dans la plupart des cas l’obligation de ne demander le remboursement qu’en pleine conformité avec les accords passés, qui, en général, laissent à l’emprunteur un contrôle que rien ne vient troubler pendant une période convenue — ou l’obligent à des versements stipulés à l’avance en vue de l’amortissement de son em-prunt. En d’autres termes, les mêmes dollars en viennent a avoir « une double fonction » : ils sont considérés comme leur possession par les déposants, qui conservent leurs titres de propriété, et également par le banquier, qui acquiert le droit de les prêter, comme s’ils étaient « siens ». Il y a donc une augmentation correspondante des sommes en circulation, mesurée par la quantité de prêts en cours par rapport au volume des dépôts à vue 48...

48 Que ce fait soit interprété comme une addition nette à la masse en circula-tion ou comme un accroissement de la vitesse de circulation de la masse des dépôts « lents » est sans importance, parce que les conséquences écono-miques sont les mêmes.

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[75]

Le cas du pouvoir : somme nulle ?

Essayons maintenant de développer une analyse parallèle, et tout aussi rigoureuse pour les systèmes de pouvoir. Je suggère qu’il existe un flux circulaire entre la sphère politique et l’économie consistant essentiellement en un échange entre un facteur d’efficacité politique — dans ce cas une participation au contrôle de la productivité de l’économie — et un produit pour l’économie qui consiste en un contrôle des ressources pouvant par exemple prendre la forme d’un prêt à l’investissement. Ce flux circulaire est réglé par l’intermédiaire du pouvoir en ce sens que le facteur constitue par les obligations exé-cutoires, en particulier par l’engagement pris d’exécuter des services, équilibre largement le produit constitué par les chances offertes d’une action efficace.

Ma suggestion est que l’une des conditions de la stabilité de ce sys-tème de circulation réside dans un équilibre des facteurs et des pro-duits du pouvoir de part et d’autre. C’est une autre manière de dire que cette condition de stabilité se formule de manière idéale comme un système à somme nulle, en ce qui concerne le pouvoir, bien que la même chose ne soit pas vraie, à cause du processus d’investissement, des fonds monétaires impliqués dans les échanges. Le système de flux circulaire propre à l’univers politique est alors conçu comme le lieu de la mobilisation habituelle des attentes relatives aux accomplisse-ments ; cette mobilisation peut se faire de deux manières : soit on fait appel à des obligations découlant d’anciennes relations contractuelles et, dans certains cas comme par exemple la citoyenneté, attributives ; soit on assume, dans des proportions stables, de nouvelles obligations contractuelles venant ainsi remplacer les anciennes obligations dont on s’est acquitté. L’équilibré s’applique bien sûr au système et non à des unités particulières...

[76][...] Existe-t-il un équivalent politique du système bancaire, un

moyen qui ouvrirait une brèche dans la circularité du flux de pouvoir, permettant d’apporter des additions nettes à la quantité de pouvoir

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dans le système ? Le sens de l’argumentation tend à montrer qu’il doit en exister un, et que son foyer réside dans le système de soutien, c’est-à-dire dans la zone d’échanges entre pouvoir et influence, entre sys-tème politique et système d’intégration.

En premier lieu, je suggère que, et c’est particulièrement évident dans le cas des systèmes électoraux démocratiques, le soutien poli-tique doit être conçu comme une concession généralisée de pouvoir, qui, si elle conduit à un succès électoral, place les leaders élus dans une position analogue à celle du banquier. Les « dépôts » de pouvoir faits par les électeurs sont révocables, sinon à volonté, du moins à l’élection suivante, par une condition analogue à la régularité des heures de fonctionnement de la banque. Dans certains cas, l’élection est liée à des conditions comparables au troc, plus précisément à l’at-tente de l’exécution de certaines mesures spécifiques défendues par les électeurs stratégiquement décisifs, et par eux seuls. Mais, surtout dans un système qui est pluraliste non seulement quant à la composi-tion du soutien politique, mais aussi quant aux problèmes à résoudre, un tel leadership acquiert la liberté de prendre certains types de déci-sions exécutoires, liant en l’occurrence des éléments de la collectivité autres que ceux dont l’« intérêt » est directement servi. On peut concevoir cette liberté comme restreinte au flux circulaire, ce qui équivaudrait à dire que le facteur de pouvoir passant par le canal du soutien politique serait exactement équilibré par son produit, les déci-sions politiques pour les groupes d’intérêt qui les ont spécifiquement réclamées.

Il existe, toutefois, une autre composante de la liberté des leaders élus qui est décisive ici. C’est la liberté d’utiliser l’influence, — par exemple, grâce au prestige de la fonction, [77] distingué de ses pou-voirs propres — pour se lancer dans de nouvelles entreprises relatives à l’« équation » du pouvoir et de l’influence. C’est l’utilisation de l’in-fluence pour accroître l’offre totale de pouvoir. Comment peut-on s’en représenter le fonctionnement ?

Un point important est que la relation entre les moyens impliqués dans les sanctions positives et négatives est l’inverse du cas de la créa-tion de crédit par les banques. Là, en effet, c’était l’utilisation du pou-voir concrétisé dans le caractère exécutoire des contrats de prêt qui « faisait la différence ». Ici, c’est la capacité optionnelle d’exercer de l’influence par le biais de la persuasion. Ce processus semble jouer

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par l’intermédiaire de la fonction de direction qui, au moyen des rap-ports qu’elle entretient avec différents aspects de la structure du corps électoral de la collectivité, engendre et structure de nouvelles « de-mandes », dans le sens spécifique de demandes de décisions.

On peut alors concevoir que de telles demandes, dans le cas de ceux qui décident, justifient une production accrue de pouvoir qui est précisément rendue possible par la généralité du mandat du soutien politique ; comme ce mandat n’est pas accordé sur une base de troc en échange de décisions spécifiques, mais une fois que 1’« équation » du pouvoir et de l’influence a été établie par l’élection, il constitue un moyen de réaliser dans les limites constitutionnelles ce qui semble, sur le plan gouvernemental, le plus conforme « à l’intérêt général ». On peut alors considérer les dirigeants comme des banquiers ou des « courtiers » qui peuvent mobiliser les engagements de leurs mandants de telle sorte que la totalité des engagements pris par l’ensemble de la collectivité puisse être accrue. Cet accroissement doit toutefois être justifié par la mobilisation d’influence : il faut donc qu’il soit à la fois ressenti comme conforme aux normes en usage et s’appliquant à des situations qui « appellent » une action au niveau des engagements col-lectifs.

Le problème critique de la justification est, en un sens, [78] celui du consensus, de sa portée sur le principe de valeur que constitue la solidarité. Le critère qui correspond donc à ce principe de valeur est le consensus.

Le problème est alors de trouver une base pour briser la stabilité circulaire d’un système de pouvoir à somme nulle. Le point décisif est qu’il peut seulement en être ainsi lorsque la collectivité et ses membres sont prêts à assumer de nouvelles obligations exécutoires au-delà et au-dessus de celles qui étaient préalablement en vigueur. Un besoin impérieux se fait alors jour de justifier cette extension et de transformer le « sentiment » que quelque chose devrait être fait en un engagement d’entreprendre une action effective, comportant des sanc-tions coercitives si nécessaire. Dans ce processus l’agent décisif est constitué par les dirigeants élus, dans la mesure où ils possèdent une caractéristique analytiquement indépendante de la position de pouvoir attaché à la fonction, qui définit le leader comme la personne chargée de proposer les justifications nécessaires pour des programmes poli-tiques qui ne seraient pas entrepris dans l’hypothèse du flux circulaire.

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On peut suggérer que le parallèle avec la création de crédit s’avère, entre autres, exact du point de vue de la dimension temporelle. Le be-soin d’une plus grande efficacité pour exécuter les nouveaux pro-grammes qui constituent une addition à la charge totale de la collecti-vité entraîne des changements au niveau des organisations par la com-binaison nouvelle des facteurs de production, le développement de nouveaux organismes, l’engagement de personnel, la mise au point de nouvelles normes et même des modifications des bases de légitima-tion. Par conséquent, les leaders élus ne peuvent être légitimement tenus pour responsables d’une exécution immédiate et, réciproque-ment, il faut que les sources de soutien politique veuillent bien leur faire confiance, en ce sens qu’elles ne doivent pas demander le « rè-glement » immédiat — à l’époque de l’élection suivante — de la va-leur en pouvoir de leurs [79] votes en décisions dictées par leurs propres intérêts 49.

Il est peut-être légitime d’appeler la responsabilité assumée à ce propos, responsabilité de direction et de la distinguer de la responsabi-lité administrative qui est centrée sur les fonctions quotidiennes. En tout cas, j aimerais concevoir ce processus d’augmentation du pouvoir d’une manière strictement analogue à l’investissement économique, en ce sens que le « remboursement » doit entraîner un accroissement du niveau de succès collectif au sens dégagé ci-dessus, à savoir un accroissement de l’efficacité de l’action collective dans des zones chargées de valeur auquel on n’aurait pu s’attendre si le leader n’avait pas pris de risque, à la manière de l’entrepreneur dans le cas de l’in-vestissement.

Le fonctionnement des collectivités, gouvernementales et non gou-vernementales, fourmille d’illustrations du genre de phénomène au-

49 Peut-être est-ce un cas exceptionnellement clair de la relativité du sens for-mel attaché au caractère exécutoire des engagements. Ainsi l’aspect popu-liste du gouvernement démocratique lie d’une manière assez rigide l’exécu-tif et le législatif dans leurs possibilités de promesses formelles. Toutefois, il existe beaucoup d’obligations de facto assumées par le gouvernement qui sont bien près d’être exécutoires. Ainsi, légalement, le Congrès pourrait retirer la totalité des fonds accordés récemment' aux Universités pour finan-cer la recherche et l’enseignement, les crédits étant affectés chaque année. Les universités, toutefois, établissent leurs plans en comptant sur le maintien de ces crédits, et leur maintien est en quelque sorte une obligation de facto du Congrès.

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quel je pense, bien qu’il soit difficile de les décrire avec exactitude, en raison du caractère inhabituel de ce type d’analyse. On a souvent fait remarquer que la relation entre la responsabilité exécutive et les inté-rêts des électeurs est très différente en politique intérieure et en poli-tique étrangère. Je suggère que l’aspect de « création de crédit poli-tique » est particulièrement important dans le domaine des affaires étrangères et que la sanction d’approbation des décisions politiques, là où elle se produit, ne peut pas infailliblement, et certainement pas à court [80] terme, être traduite par des votes. Des considérations du même ordre valent pour ce qu’on peut appeler des entreprises de « dé-veloppement », dont on ne peut s’attendre à ce qu’elles soient « soute-nues » par des intérêts bien structurés comme le serait le maintien de fonctions courantes. Le cas du soutien de la recherche et de l’ensei-gnement est une bonne illustration puisque « la communauté des uni-versitaires » n’est pas un « groupe de pression » très fort, en ce sens qu’il n’a pas la capacité d’influencer directement d’importantes masses d’électeurs.

Il découle de ces considérations qu’il y a, au sein des régimes poli-tiques développés, un élément relativement « libre et flottant » dans les systèmes de pouvoir qui est analogue à un système de crédit. Cet élément devrait dès lors être sujet à des fluctuations du type inflation-déflation, et nécessiter un contrôle global, à un niveau qui dépasse les activités des unités individuelles.

Le parallèle de l’inflation me semble se rapporter à la crédibilité du caractère exécutoire des obligations assumées. Le pouvoir, en tant qu’instrument symbolique, est analogue à l’argent, en ce sens qu’il est lui-même « sans valeur », mais il est accepté dans l’espoir que, plus tard, il pourra être « monnayé », cette fois contre l’activation d’obliga-tions exécutoires. Si toutefois le « crédit de pouvoir » a été trop éten-du, sans que la base organisationnelle nécessaire à la satisfaction des attentes ait été établie, alors tout essai de recours aux obligations aboutira à un niveau de sous-réalisation dû à différentes sortes de ré-sistance. Dans une collectivité en cours de désintégration, la même fonction formelle peut avoir moins de « valeur » qu’elle n’en aurait eu autrement à cause de l’usure de ses bases d’efficacité. Les mêmes considérations sont valables dans le cas d'extension excessive de nou-velles anticipations de pouvoir sans dispositions adéquates pour les rendre effectives.

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Il va sans dire qu’un système de pouvoir dans lequel cet élément de crédit est développé se trouve dans une situation [81] analogue à celle d’un système monétaire insolvable qui comprend un élément impor-tant de crédit réel, c’est-à-dire que ses engagements ne peuvent être tous exécutés immédiatement, même si ceux à qui ils ont été consentis ont des droits formellement légitimes à une telle exécution. Seul un système de pouvoir à somme strictement nulle pourrait remplir cette condition de « disponibilité ». Peut-être est-ce le conservatisme des idéologies politiques qui rend encore plus difficile que dans le cas économique correspondant d’accepter le caractère légitime d’une telle situation — il est trop facile de la définir comme « malhonnête ».

Il y a, toutefois, une profonde différence entre le leadership poli-tique solidement responsable et constructif qui en fait engage la col-lectivité au-delà de ses capacités d’exécution instantanée de toutes les obligations et l’extension inconsidérée du champ des obligations, tout comme il y a une profonde différence entre l’activité bancaire respon-sable et la spéculation aventureuse.

En outre, sous des pressions inhabituelles, même un leadership très responsable peut être placé dans des situations où une spirale « défla-tionniste » se dessine, selon un modèle analogue à celui de la panique financière. Par exemple, je considère que le maccarthysme constitue une spirale déflationniste de ce type, dans le domaine politique. C’était dans le secteur des relations internationales que la plus grande extension s’était produite : les États-Unis en étaient arrivés rapide-ment à porter la plus grande part de responsabilité dans le maintien de l’ordre politique mondial contre un mouvement communiste en ex-pansion. La « perte de la Chine » fut dans certains milieux une expé-rience particulièrement traumatisante, et la guerre de Corée un sym-bole très lourd des coûts de cette nouvelle gestion.

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Un système politique pluraliste comme le système américain dis-pose toujours d’une grande masse de créances en suspens sur la loyau-té de ses citoyens à l’égard de leur [82] gouvernement, portant non seulement sur leurs « bons sentiments » mais impliquant également des « sacrifices », encore qu’on ne soit censé les demander que dans des circonstances véritablement critiques. McCarthy cependant défi-nissait la situation de telle sorte que pratiquement toute personne oc-cupant un poste de responsabilité véritable devait non seulement re-connaître la priorité occasionnelle de la loyauté nationale — qui n’est pas nécessairement la plus élevée dans la hiérarchie de nos valeurs fondamentales —, mais encore explicitement renoncer à toutes les autres loyautés, y compris celles de l’amitié et du sang, susceptibles d’entrer en compétition avec elle. Cela revenait en effet à demander la liquidation de tous les autres engagements au profit du seul engage-ment national, demande à laquelle, en l’espèce, on ne pouvait faire face sans des conséquences désastreuses dans de nombreux domaines. On allait dans le sens d’une « déflation » du système de pouvoir, puisque étaient sapées les bases fondamentales de confiance sur les-quelles reposait nécessairement l’influence de nombreux éléments dotés des responsabilités formelles et informelles de direction qui bé-néficiaient justement d’un « crédit de pouvoir ». Le cas peut-être le plus frappant fut l’allégation d’infiltration communiste et de « trahi-son », qui s’était de ce fait largement répandue dans l’armée, alléga-tion exploitée pour essayer de forcer le commandement de l’armée à mettre en « disponibilité » les engagements de tout le personnel qui lui était associé, y compris, par exemple, les chercheurs scientifiques. Deux traits marquants du mouvement McCarthy le désignent comme spirale déflationniste : d’abord le cercle vicieux des implications ga-gnant, de proche en proche, et jetant le soupçon sur des cercles de plus en plus larges d’éléments par ailleurs présumés loyaux de la société ; et, en second lieu, la fin étonnamment abrupte de la spirale, une fois que « la bulle fut crevée » et « la confiance restaurée », événements associés en particulier à la réaction du public devant le comportement de McCarthy lors des [83] débats télévisés sur l’Armée et la protesta-tion du sénateur Flanders à la tribune du Sénat 50.

50 J’ai traité de quelques aspects du maccarthysme dans « Social Strains in America », qui constitue le chapitre 7 de Structure and Process in Modem Societies ; Edward Shils, dans The Torment of Secrecy, montre très forte-

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« On the concept of political power »,Sociological Theory and Modern Society,New York, The Free Press of Glencoe,chap. 10, pp. 306-315, 332-333, 337-338. 343.

ment qu’une demande de « sécurité absolue n’a pas de sens dans un système pluraliste. Smelser, présente dans Theory of Collective Behavior, spéciale-ment au chapitre 6, un paradigme général de la manière dont ce type de phé-nomènes entre dans la catégorie du « comportement collectif ».

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[84]

Sociologie politique.Tome 1.

“Catégories pour l’analysesystémique de la politique.” 51

David EASTON

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La question fondamentale dans une analyse rigoureuse de la vie politique considérée comme système de comportement peut être for-mulée de la manière suivante : comment les systèmes réussissent-ils à persister dans un monde où règnent à la fois stabilité et changement ? La recherche d’une réponse à une telle question met en lumière, en fin de compte, ce que nous pouvons appeler les processus vitaux des sys-tèmes politiques, c’est-à-dire les fonctions fondamentales, sans les-quelles aucun système ne pourrait durer, ainsi que les différents types de réponses par lesquels chaque système s’en acquitte. L’analyse de ces processus, de la nature et des conditions des différentes réponses, constitue dans ma perspective le problème majeur de toute théorie po-litique.

[85]

51 Cet essai est une version légèrement remaniée du chapitre 2 de mon livre, A Systems Analysis of Political Life, New York, John Wiley and Sons, Inc., 1965. Il est réimprimé ici avec l’autorisation des éditeurs. En fait, il consti-tue une synthèse de mon livre, A Framework for Political Analysis, Engle-wood Cliffs (N. J.), Prentice Hall, Inc., 1965, et annonce l’analyse plus dé-taillée que l’on peut trouver dans A Systems Analysis of Political Life. Son premier mérite est donc d’offrir un aperçu de la structure analytique exposée dans ces deux ouvrages, mais il a aussi l’intérêt de proposer une théorie gé-nérale.

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La vie politique, système ouvert et adaptable

S’il est utile, ainsi que je serai amené à le soutenir en conclusion, d’interpréter la vie politique comme un ensemble complexe de proces-sus grâce auxquels certains inputs sont transformés en outputs que nous pouvons appeler mesures autoritaires, décisions et actions exécu-toires, il est préférable de partir de remarques plus simples. Nous pou-vons envisager la vie politique comme un système de comportement inclus dans un environnement, exposé ainsi aux influences de ce der-nier, mais avec la possibilité d’y répondre. Des considérations capi-tales sont impliquées dans cette interprétation et il est essentiel que nous en ayons conscience.

Premièrement, un tel point de départ pour une analyse théorique suppose, a priori, que, dans une société, les interactions politiques constituent un système de comportement. Cette proposition est trom-peuse dans sa simplicité. La vérité est que si l’on utilise rigoureuse-ment l’idée de système et si l’on admet toutes les implications habi-tuellement inhérentes à ce concept, ce point de départ se trouve déjà chargé de lourdes conséquences pour l’ensemble du schéma d’ana-lyse.

En second lieu, même si nous réussissons à isoler analytiquement la vie politique comme système, il est évident qu’on ne peut utilement considérer ce système comme existant dans le vide. Il faut le conce-voir comme entouré d’environnements physique, biologique, social et psychologique. Ici encore, le caractère évident de cette affirmation ne doit pas nous détourner de son importante signification théorique. Si nous négligions ce qui paraît si incontestable une fois qu’on l’a admis, il serait impossible de fonder une analyse sur la manière dont les sys-tèmes politiques réussissent à persister dans un monde de stabilité et de changement.

On est ainsi conduit à notre troisième remarque. Ce qui rend l’identification des environnements utile et nécessaire, c’est l’hypo-thèse supplémentaire que la vie politique constitue [86] n système ou-vert. Par sa nature même de système social isolé par l’analyse des autres systèmes sociaux, un tel système doit être considéré comme

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exposé aux influences des autres systèmes dans lesquels il est immer-gé. Ils sont la source d’un flot continu d’événements et d’influences qui créent les conditions dans lesquelles les éléments du système doivent agir.

Enfin, le fait que certains systèmes survivent effectivement malgré les coups reçus de leurs environnements, nous révèle qu’ils doivent avoir l’aptitude et les moyens de répondre aux perturbations et par-là de s’adapter aux conditions dans lesquelles ils se trouvent. Si on veut bien admettre que les systèmes politiques s’adaptent aux influences extérieures, qu’ils ne sont pas nécessairement passifs, on est en me-sure de cerner les complexités de l’analyse théorique. L’organisation interne d’un système politique possède, comme tous les autres sys-tèmes sociaux, une extraordinaire capacité de réponse aux conditions dans lesquelles il fonctionne. En réalité, les systèmes politiques accu-mulent tout un répertoire de mécanismes de réaction à l’environne-ment. Ces mécanismes commandent leur évolution, transforment leurs structures internes et même entraînent une révision de leurs objectifs fondamentaux. Peu de systèmes possèdent cette propriété en dehors des systèmes sociaux. Dans les faits, les chercheurs en science poli-tique ne peuvent l’ignorer, et aucune analyse de simple bon sens ne peut négliger ce fait. Pourtant, cette propriété constitue rarement l’élé-ment central d’une structure théorique et ses implications pour le com-portement interne des systèmes politiques n’ont en fait jamais été mises en lumière et approfondies 52.

52 K. W. Deutsch, dans The Nerves of Government (New York, The Free Press of Glencoe, Inc., 1963) a étudié les conséquences de la capacité de réponse des systèmes politiques dans les affaires internationales, mais en termes très généraux. Des travaux ont été également faits pour des organisations parti-culières : Voir J. W. Forrester, Industrial Dynamics, New York, M.I.T. Press and John Wiley and Sons, Inc., 1961 ; et W. R. Dill, « The Impact of Envi-ronment on Organizational Development », dans S. Mailick et E. H. Van Ness, Concepts and Issues in Administrative Behavior, Englewood Cliffs (N. J.), Prentice-Hall, 1962, pp. 94-109.

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[87]

Le modèle de l’équilibre et ses limites

Une des insuffisances majeures de la forme d’investigation domi-nante, quoique souvent implicite en recherche politique — l’analyse en termes d’équilibre —, consiste à négliger les capacités d’adaptation des systèmes pour répondre aux influences de leurs environnements. Bien que la notion d’équilibre soit rarement approfondie, elle a beau-coup influencé la recherche politique, notamment dans ce que l’on a appelé « group politics 53», et en matière de relations internationales. Une analyse qui conçoit un système politique comme cherchant à se maintenir en état d’équilibre doit postuler la présence d’influences venant de l’environnement : ce sont elles qui dans un système poli-tique modifient les relations de pouvoir en les soustrayant à leur état — présumé — de stabilité. On a coutume alors d’analyser le système (du moins implicitement) comme tendant à revenir à son état — pré-sumé — de stabilité. Si le système n’y parvient pas, on interprète ce fait en disant qu’il se déplace vers un nouvel état d’équilibre ; et c’est ce nouvel état qu’il faut alors identifier et décrire. Une étude attentive du langage montre qu’on donne généralement aux termes d'équilibre et de stabilité la même signification 54.

[88]L’utilisation de la notion d’équilibre pour une analyse de la vie

politique se heurte à de nombreuses difficultés conceptuelles et empi-riques 55. Nous en mentionnerons ici deux qui sont particulièrement importantes pour notre propos.

53 Voir David EASTON, The Political System, New York, Alfred A. Knopf, Inc., 1953, chap. 11.

54 Dans les « Limits of the equilibrium-model in social research », Behavioral Science, I, 1956, pp. 96-104, je parle des difficultés créées par le fait que les sociologues ne font généralement pas de distinction entre stabilité et équi-libre. On considère souvent qu’un état d’équilibre doit toujours se référer à une condition stable, mais en fait il existe au moins deux autres sortes d’équilibre : l’équilibre neutre et l’équilibre instable.

55 D. EASTON, « Limits of the equilibrium model ».

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En premier lieu, une approche fondée sur la notion d’équilibre donne l’impression que les membres d’un système n’ont qu’un seul but fondamental en cherchant à faire face au changement et aux per-turbations, à savoir retrouver l’équilibre antérieur ou chercher à en atteindre un nouveau. C’est ce que l’on appelle la recherche de la sta-bilité, comme si la stabilité était le but primordial. En second lieu, on ne prête que peu d’attention aux voies suivies par le système pour es-sayer de revenir à son point d’équilibre antérieur, ou pour en trouver un nouveau. Tout se passe comme si les voies suivies ne constituaient pas un centre d’intérêt théorique primordial et n’étaient que des as-pects secondaires.

Pourtant, il est impossible de comprendre les processus qui sous-tendent la capacité, pour toute forme de vie politique, de subsister dans une société, si les objectifs ou les formes que prennent les ré-ponses sont supposées données. Un système peut parfaitement avoir un autre objectif que celui d’atteindre tel ou tel point d’équilibre. Même si l’on accepte de ne voir dans l’état d’équilibre qu’une norme théorique jamais atteinte 56, une telle conception se révèle moins utile, comme approximation théorique de la réalité, que des conceptions différentes tenant compte d’autres possibilités. Ainsi, nous trouverions plus féconde une approche conceptuelle qui reconnaîtrait que les membres d’un système peuvent parfois souhaiter prendre des mesures [89] positives pour détruire un équilibre antérieur ou même pour at-teindre un nouvel état de déséquilibre permanent. C’est typiquement le cas lorsque les autorités cherchent à se maintenir au pouvoir en en-tretenant l’agitation à l’intérieur ou des dangers à l’extérieur.

De plus, en ce qui concerne ces différents objectifs, il est une ca-ractéristique première de tous les systèmes : ils sont capables de susci-ter une série d’actions positives, constructives et innovatrices pour résister à toutes les forces de changement ou les absorber. Un système n’a pas nécessairement besoin de répondre à une perturbation par des oscillations autour du point d’équilibre antérieur ou par un déplace-ment vers un autre point d’équilibre. Il peut lui faire face en essayant de modifier son environnement pour que ses échanges avec cet envi-ronnement cessent d’être menaçants ; il lui est également possible de

56 J. A. SCHUMPETER, Business Cycles (New York, McGraw-Hill, 1939), traite surtout dans le chapitre 2 de l’idée d’équilibre comme norme théo-rique.

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chercher à s’isoler de toute influence future de l’environnement ; en-fin, les membres du système peuvent même transformer fondamenta-lement leurs propres relations et modifier leurs objectifs et leurs mé-thodes afin d’augmenter leurs chances de faire convenablement face aux inputs de l’environnement. Grâce à ces moyens et à d’autres en-core, un système est capable d’assumer d’une manière constructive et créatrice les perturbations auxquelles il est soumis.

Il est clair que le choix, si implicite soit-il, d’une approche fondée sur l’idée d’équilibre, masque la présence, dans le système, d’objectifs qui ne peuvent être décrits comme état d’équilibre. Un tel choix tend aussi à masquer l’existence d’autres voies pour réaliser d’autres objec-tifs. Pour n’importe quel système social, y compris le système poli-tique, l’adaptation représente plus qu’un simple ajustement aux événe-ments qui l’atteignent. Elle est faite d’efforts dont la limite est unique-ment fonction de l’habileté, des ressources et de l’ingéniosité hu-maines — pour contrôler, modifier ou changer radicalement l’envi-ronnement, ou le système lui-même, ou les deux simultanément. Le système [90] peut au bout du compte réussir à esquiver ou à assimiler toutes les influences qui le menacent.

Concepts indispensablespour une analyse en termes de système

Une analyse en termes de système permet d’obtenir une structure théorique plus large, plus globale et plus souple qu’une approche, même minutieuse et approfondie, fondée sur la notion d’équilibre. Afin de mener à bien cette tâche, l’analyse systémique doit déterminer ses propres impératifs théoriques. Nous pouvons tout d’abord définir un système comme un ensemble de variables, quel que soit le degré de corrélation qui existe entre elles. La raison qui nous fait préférer cette définition à toute autre est qu’elle nous évite d’avoir à argumenter pour établir si un système politique est réellement un système. La seule question importante à se poser à propos de l’ensemble choisi comme système à analyser est de savoir si cet ensemble constitue un système présentant de l’intérêt et donc s’il nous aide à comprendre et à expliquer les aspects du comportement qui nous intéressent.

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Comme je l’ai montré dans The Political System, un système poli-tique peut être désigné comme l’ensemble des interactions par les-quelles s’effectue, dans une société, l’allocation autoritaire des va-leurs ; c’est là ce qui différencie le système politique des autres sys-tèmes de son environnement. Ce dernier peut être considéré sous deux aspects : l’environnement intrasociétal et l’environnement extrasocié-tal. Le premier comprend les systèmes qui ne sont pas politiques, sui-vant notre définition, mais qui font partie de la même société que le système politique considéré ; les systèmes intrasociétaux comprennent des ensembles de comportements, d’attitudes et d’idées tels que l’éco-nomie, [91] la culture, la structure sociale et les personnalités ce sont des éléments fonctionnels de la société dont le système politique lui-même est une composante. Dans une société donnée, les systèmes autres que le système politique sont la source de nombreuses in-fluences qui créent et déterminent les conditions dans lesquelles le système politique doit fonctionner. Dans un monde où de nombreux systèmes politiques se font jour, il n’est point besoin de s’étendre pour illustrer l’influence qu’un changement d’ordre économique, culturel ou structurel peut avoir sur la vie politique.

La seconde partie de l’environnement comprend tous les systèmes qui existent en dehors de la société elle-même. Ce sont les éléments fonctionnels d’une société internationale qui constituent un suprasys-tème dont font partie toutes les sociétés particulières. Le système culturel international est un exemple de système extra-sociétal.

Pris ensemble, ces deux types de systèmes, intra et extrasociétaux, qui, d’après nous, sont extérieurs au système politique, composent son environnement total 57. Des influences en proviennent qui peuvent être sources de tension pour le système politique. On peut employer le concept de perturbation pour désigner celles qui se font sentir à partir de l’environnement total d’un système, agissent sur ce dernier et, par conséquent, le modifient. Ces perturbations n’impriment pas toutes nécessairement une tension au système : certaines contribuent à le maintenir et d’autres sont tout à fait neutres. Mais il est certain que nombre d’entre elles concourent à exercer une tension sur le système.

57 L’environnement total est présenté dans le tableau I, chapitre 5 de A Fra-mework for Political Analysis. Cet ouvrage comprend en outre une discus-sion complète sur les différentes composantes de l’environnement.

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Quand peut-on parler de tension ? Cette question nous conduit à une réflexion assez complexe car la notion de [92] tension recouvre plusieurs notions subsidiaires. Tous les systèmes politiques se recon-naissent à ce fait qu’ils ne peuvent durer que s’ils remplissent avec succès deux fonctions : ils doivent être en mesure de distribuer les va-leurs dans une société donnée et capables d’amener la plupart de ses membres a accepter cette distribution comme autoritaire, au moins la plupart du temps. Ces deux propriétés distinguent les systèmes poli-tiques des autres systèmes sociaux.

Ces deux propriétés, distribution des valeurs pour une société don-née et leur acceptation relativement fréquente par les membres de la société en question, sont ainsi les variables essentielles de toute vie politique. Sans elles, nous ne saurions dire d’une société qu’elle a une vie politique quelconque. Et nous devons admettre qu’une société ne peut avoir d’existence sans un système politique sous une forme ou une autre, j’ai essayé ailleurs de le montrer en détail 58.

L’une des raisons les plus fortes qui nous poussent à retenir ces variables essentielles est qu’elles nous permettent de savoir quand et comment les perturbations qui agissent sur un système risquent d’être source de tension. On peut dire qu’il y a tension lorsque l’on peut craindre que les variables essentielles dépassent ce que nous pouvons désigner comme leur seuil critique. Cela signifie qu’il se passe quelque chose dans l’environnement : le système essuie une défaite militaire totale, par exemple, ou encore une crise économique sévère engendre une grande désorganisation au sein du système et une désaf-fection à son égard. Supposons que de ce fait les autorités soient inca-pables de prendre des décisions ou que les membres ne se sentent plus liés par elles, ne les reconnaissent plus comme contraignantes ; dans ces conditions, l'allocation autoritaire de valeurs n’est plus possible et la société s’effondre faute d’un système de [93] comportement lui per-mettant de remplir une de ses fonctions vitales.

Dans ce cas, l’interprétation que voici s’impose : le système poli-tique a subi une tension si forte qu’absolument toute possibilité de persistance pour cette société a disparu. Mais il arrive fréquemment que la dislocation d’un système politique ne soit pas aussi complète et 58 Dans David EASTON, A Theoretical Approach to Authority, Office of Naval

Research, Rapport technique n° 17, Stanford (Cal.) Department of Econo-mics, 1955

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que, malgré les tensions qui s’exercent sur lui, le système n’en conti-nue pas moins à persister sous une forme ou sous une autre. Aussi sé-vère que soit la crise, il arrive que les autorités puissent prendre cer-taines décisions et les faire accepter avec une fréquence suffisante pour que quelques-uns des problèmes inhérents à l’existence d’une vie politique puissent être résolus.

En d’autres termes, le problème ne se ramène pas toujours à la simple question de savoir si les variables essentielles sont efficaces ou au contraire inopérantes. Il peut arriver qu’elles soient, en quelque sorte, simplement décalées, ce qui se produit lorsque les autorités sont partiellement incapables de prendre des décisions ou de les faire ac-cepter de façon parfaitement régulière. Dans ces conditions, les va-riables essentielles restent à l’intérieur d’un champ opératoire plus ou moins normal ; elles connaissent un état de tension mais celui-ci n’est pas d’une ampleur suffisante pour que le seuil critique soit atteint. Aussi longtemps que les variables essentielles opèrent en deçà de leur seuil critique, on peut dire que le système persiste, au moins sous une certaine forme. Comme nous l’avons vu, tout système a la possibilité de faire face aux tensions exercées sur ses variables essentielles ; il n’y réussit pas toujours et un système peut s’effondrer précisément parce qu’il n’a pas su prendre les mesures appropriées pour résister à la tension. Mais l’existence de cette capacité de répondre aux tensions est essentielle. Le type de réponse, quand réponse il y a, nous aide à calculer les chances que le système possède de surmonter l’état de tension. Poser la question de la nature [94] de la réponse aux tensions, c’est souligner les objectifs spécifiques et l’intérêt d’une analyse sys-témique de la vie politique. Elle permet tout particulièrement en effet d’analyser le comportement des membres d’un système du point de vue des conséquences que ce comportement a pour diminuer ou ag-graver les tensions exercées sur les variables essentielles.

Les variables de liaison entre les systèmes

Mais un problème fondamental reste posé : comment les sources possibles de tension se communiquent-elles de l’environnement au système politique lui-même ? Après tout, le bon sens nous dit qu’il existe une très grande variété d'influences agissant de l’extérieur sur

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un système. Faut-il considérer chacun des changements qui se produit dans l’environnement comme une perturbation séparée et unique dont les effets spécifiques doivent être étudiés à part ?

Si tel était le cas, les problèmes d’une analyse systémique seraient pratiquement insurmontables. Mais si nous parvenons à trouver une méthode générale pour étudier l’impact de l’environnement sur le sys-tème, nous pouvons espérer ramener la grande diversité d’influences à un nombre réduit d’indicateurs. C’est précisément ce que je cherche à faire en utilisant les concepts d’input et de output.

Mais comment décrire ces inputs et ces outputs ? A cause de la distinction analytique que je me suis appliqué à faire entre le système politique et les systèmes constitutifs de l’environnement, il est utile d’interpréter les influences liées au comportement des personnes fai-sant partie de l’environnement en termes d'échanges et de transac-tions capables de franchir les frontières du système. On parlera d’échanges lorsque l’on voudra se référer à la réciprocité des relations entre le système politique et les autres systèmes de l’environnement [95] et de transactions lorsque l’on voudra insister sur la manière dont joue une influence dans le sens environnement-système politique ou le sens inverse, sans se préoccuper de la réaction correspondante de l’autre système.

Jusque-là, il n’y a pas matière à controverse. Si les systèmes n’étaient pas, en quelque sorte, liés les uns aux autres, tous les aspects analytiquement identifiables du comportement social seraient indé-pendants les uns des autres, ce qui est manifestement démenti par les faits. Cette liaison constitue cependant plus qu’un simple truisme dans la mesure où elle est accompagnée d’une méthode permettant de retra-cer les échanges complexes de manière à réduire leur grande diversité à des proportions théoriquement et expérimentalement exploitables.

Pour ce faire, j’ai proposé que nous ramenions les influences les plus significatives de l’environnement à quelques indicateurs. En étu-diant ces derniers, nous devrions être en mesure d’apprécier et de suivre l’impact potentiel des événements de l’environnement sur le système. Dans cette perspective, j’ai donné aux effets qui sont trans-mis d’un système à un autre le nom d’output du premier système ou inversement d’input du second. Une transaction ou un échange entre

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deux systèmes sera dès lors considéré comme une liaison ayant la forme d’une relation input-output.

Demandes et soutiensconsidérés comme formes d’input

La valeur du concept d’input tient au fait qu’il nous permet de sai-sir les effets de la grande diversité des événements et des conditions de l’environnement sur la durée d’un système politique. Il serait diffi-cile, sans se référer au concept d’input, de décrire, de façon précise et opératoire, la manière [96] dont les comportements dans les différents secteurs de la société affectent la sphère du politique. Les inputs servent de « variables-résumé » conduisant et reflétant tout ce qui, dans l’environnement, concerne les tensions politiques. Le concept d’input devient par-là un puissant instrument d’analyse.

La valeur opératoire des inputs comme « variables-résumé » dé-pendra, cependant, de la manière dont ils sont définis. Si nous les pre-nons dans leur sens le plus large, nous considérons qu’ils recouvrent tout événement extérieur qui altère, modifie ou affecte le système d’une façon ou d’une autre 59. Mais en utilisant le concept dans cette acception large nous ne pourrions jamais épuiser la liste des inputs qui agissent sur un système. Virtuellement, chaque événement et chaque condition de l’environnement pourrait avoir une signification pour le fonctionnement d’un système politique ; un concept défini de telle façon qu’il ne nous aide en aucune manière à organiser et simplifier la réalité, ne répondrait pas à ses propres objectifs.

Mais, comme je l’ai déjà dit, nous pouvons simplifier dans une large mesure l’analyse de l’impact de l’environnement si nous limi-tons notre attention à certaines sortes d'inputs retenus à titre d’indica-teurs résumant les effets les plus importants, dans la constitution des tensions qui s’exercent de l’environnement sur les systèmes poli-tiques. Nous n’aurions plus ainsi à considérer chaque sorte d’événe-ment extérieur et à en rendre compte séparément.

59 Je limite ici mes remarques aux sources externes d'inputs. Dans le cas d’in-puts provenant de sources internes et constituant alors des within-puts, voir A Framework for Political Analysis, chap. 7.

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Il est théoriquement utile de ce point de vue de considérer que les influences les plus importantes de l’environnement peuvent être re-groupées en deux sortes d’inputs : les demandes et les soutiens. À l’aide de ces deux catégories, on peut suivre, refléter, résumer et ratta-cher à la vie politique [97] un large éventail des activités de l’environ-nement. Dès lors ce sont les indicateurs essentiels de la manière dont les influences et les états de l’environnement modifient et façonnent le fonctionnement du système politique. On peut dire, si l’on veut, que c’est à travers les fluctuations des inputs de demandes et de soutien que nous percevons comment les influences des systèmes de l’envi-ronnement agissent sur le système politique.

Outputs et rétroactions

D’une façon comparable, l’idée d’output nous aide à saisir d’une manière synthétique les conséquences qui découlent du comportement des membres du système et non plus des actions de l’environnement. Ce qui nous intéresse avant tout c’est évidemment le fonctionnement du système politique. Pour la compréhension des phénomènes poli-tiques, il n’est pas nécessaire d’étudier les conséquences, en tant que telles, des actions politiques sur les systèmes de l’environnement. C’est un problème qui est beaucoup mieux traité par des théories rela-tives à l’économie, la culture ou tout autre système paramétrique.

Mais les activités des membres du système peuvent avoir de l’im-portance pour leurs propres actions ou conditions ultérieures. Dans la mesure où il en est ainsi, nous n’avons pas le droit de négliger com-plètement les actions qui sont dirigées du système vers son environne-ment. Comme dans le cas des inputs, cependant, il y a une somme énorme d’activités à l’intérieur d’un système politique. Comment peut-on isoler celles qui nous aideront à comprendre les mécanismes de persistance des systèmes ?

On peut utilement, de manière à simplifier et à synthétiser nos ob-servations relatives au comportement des membres du système (com-portement reflété dans leurs demandes et leur soutien) examiner les effets que ces inputs [98] ont sur ce que nous appellerons les outputs politiques, à savoir les actions et les décisions des autorités. Certes les

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processus politiques internes au système, qui ont constitué l’objet pri-vilégié des recherches des sciences politiques depuis de nombreuses décades, ne sont pas le moins du monde étrangers à notre propos : le fait de savoir « qui contrôle qui » dans les différents processus d’éla-boration des décisions continuera à être d’un intérêt capital puisque le mode des relations de pouvoir contribue à déterminer la nature des outputs. Mais la formulation d’une structure conceptuelle permettant l’étude de cet aspect du système politique nous conduirait à un niveau différent d’analyse. Ici, je ne recherche que les voies les plus simples pour résumer — et non explorer — les résultats de ces processus poli-tiques internes, qu’il me paraît utile de définir comme les outputs des autorités. Grâce à eux, nous sommes en mesure de percevoir les conséquences, pour son environnement, des comportements au sein d’un système politique.

Non seulement les outputs influencent les événements dans la so-ciété plus large dont fait partie le système, mais, ce faisant, ils aident à déterminer chacune des vagues suivantes d’inputs cherchant à péné-trer dans le système politique. Il y a une boucle de rétroaction dont l’identification nous permet d’expliquer les processus à l’aide des-quels le système cherche à faire face aux tensions. Grâce à cette rétro-action, le système peut tirer profit de ce qui se passe en essayant d’ajuster son comportement à venir. Quand nous disons que le sys-tème agit, nous devons faire attention cependant à ne pas le reifier. Il nous faut avoir présent à l’esprit que, de manière à permettre une ac-tion collective, tous les systèmes comportent des membres qui s’ex-priment généralement au nom et à la place du système tout entier : nous pouvons les désigner comme les autorités. Lorsque l’on doit en-treprendre une action pour satisfaire les demandes ou créer des condi-tions favorables à cet effet, les autorités doivent au moins disposer d’informations sur les effets des [99] vagues précédentes de « déci-sions ». Sans rétroaction d’information sur ce qui se passe dans le sys-tème, elles seraient forcées d’agir à l’aveuglette.

Si nous prenons comme point de départ de notre analyse la capaci-té de persistance d’un système et si nous considérons comme une source possible de tension une chute du soutien au-dessous d’un mini-mum clairement défini, nous pouvons nous rendre compte de l’impor-tance pour les autorités d’une rétroaction d’information. Il n’est pas forcément nécessaire que les autorités cherchent à accroître l’input de

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soutien pour elles-mêmes ou pour le système dans son ensemble, mais si elles choisissent de le faire, et leur propre survie peut dans certains cas les forcer à agir ainsi, une information sur les effets de chaque vague de « décisions » et sur les changements des conditions dans les-quelles se trouvent les membres du système est essentielle. Cela leur permet d’entreprendre toute action qu’elles jugent nécessaire pour maintenir le soutien à un niveau minimum.

Pour cette raison, un modèle de ce type invite à penser que l’exa-men des processus de rétroaction a une signification vitale. Tout ce qui retarde, fausse ou entrave la bonne information des autorités dimi-nue leur capacité à prendre des mesures, si elles le jugent bon, pour maintenir le soutien à un niveau suffisant.

La boucle de rétroaction elle-même comprend un certain nombre de parties qui valent la peine d’être examinées soigneusement : l’éla-boration des « décisions » par les autorités, la réponse des membres de la société à ces décisions, la communication aux autorités d’informa-tions relatives à cette réponse et, enfin, d’éventuelles mesures prises en conséquence par les autorités. Ainsi, une nouvelle vague de « déci-sions », de réponses, de rétroaction d’information et de réactions de la part des autorités est mise en mouvement et constitue un tissu continu d’activités. Le déroulement des processus de rétroaction a donc une profonde influence sur la capacité d’un système à faire face aux ten-sions et à persister.

[100]

Le système politique comme processus

Il est clair, d’après ce qui a été dit, que ce mode d’analyse nous permet et même nous oblige à analyser un système politique en termes dynamiques. En effet, non seulement nous constatons qu’un système politique obtient des résultats qui prennent la forme d’outputs mais nous sommes également conscients du fait que chaque action du sys-tème influence chaque étape successive de comportement. Nous per-cevons alors l’urgente nécessité d’interpréter les processus politiques comme un flot continu et entrelacé de comportements.

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Si nous devions nous contenter d’une image statique du système politique, nous pourrions être tentés d’en rester là. Et en vérité c’est ce que font la plupart des recherches actuelles de science politique. Leur objet est d’examiner tous les processus secondaires compliqués qui déterminent les décisions et les mettent en œuvre. Par conséquent, dans la mesure où nous nous intéresserions à l’exercice de l’influence dans la formulation et la mise en pratique de différentes sortes de stra-tégies ou de décisions, le modèle se révélerait utile, tout au moins comme première approximation.

Mais le problème essentiel auquel doit faire face la théorie poli-tique n’est pas seulement de concevoir un appareil conceptuel pour analyser les facteurs qui contribuent à expliquer les décisions que prend un système, c’est-à-dire de formuler une théorie des allocations politiques. Comme je l’ai indiqué, la théorie doit découvrir comment tout système peut arriver à durer assez longtemps pour continuer à prendre ces décisions, comment il se comporte face aux tensions aux-quelles il lui arrive d’être, à un moment ou à un autre, soumis. C’est pour cette raison que nous ne pouvons admettre que les « décisions » soient le terme des processus politiques ou celui de l’intérêt que nous leur portons. Aussi [101] est-il important de tenir compte, dans le cadre du modèle, du fait que les « décisions » résultant du processus de conversion ont un effet de rétroaction sur le système et façonnent ainsi son comportement ultérieur. C’est ce trait caractéristique, joint à la capacité du système d’entreprendre des actions constructives, qui le rend capable de tenter de s’adapter ou de faire face aux tensions éven-tuelles.

Ainsi, une analyse systémique de la vie politique repose sur la no-tion d’un système immergé dans un environnement et sujet de la part de ce dernier à des influences sous l’effet desquelles un seuil critique pour les variables essentielles du système peut éventuellement être atteint. Une telle analyse suggère que, pour durer, le système doit être capable de réagir en prenant des mesures qui réduisent les tensions. Les actions des autorités sont particulièrement décisives à cet égard. Mais elles ne sont en mesure de répondre aux tensions que si elles peuvent obtenir des informations sur ce qui se passe et réagir en conséquence quand elles le désirent ou quand elles y sont obligées. Bien informées, elles peuvent maintenir un niveau minimum de sou-tien au système.

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Une analyse systémique pose certaines questions primordiales, dont les réponses permettraient d’étoffer le schéma présenté ici dans toute sa nudité : Quelle est exactement la nature des influences qui agissent sur un système politique ? Comment lui sont-elles trans-mises ?' De quelle manière les systèmes ont-ils généralement cherché à faire face à de telles tensions ? De quels types de processus de rétro-action un système doit-il disposer pour acquérir et exploiter la possibi-lité d’agir dans le sens d’une diminution des tensions ? En quoi les divers types de systèmes modernes ou en voie de développement, dé-mocratiques ou autoritaires, diffèrent-ils quant à leurs types d’input, d’output, de processus de conversion et de rétroaction ? Quels sont les effets de ces différences sur la capacité de résistance du système aux tensions ?

[102]Le but d’un schéma théorique ne consiste évidemment pas à propo-

ser sur le fond des réponses à ces questions. Il lui appartient plutôt de poser les questions pertinentes et d’élaborer des modes appropriés de recherche 60.

Varieties of Political Theory,Englewood Cliffs (N.J.), Prentice-Hall, 1966, pp. 143 à 154.

Note : On a cru utile de joindre à ce texte un schéma emprunté à la page 112 de A Framework for Political Analysis et consacré à une présentation du système politique dans ses relations avec l’environne-ment.

60 Ce sont les objectifs que je me suis donnés dans A Framework for Political Analysis et A Systems Analysis of Political life.

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[103]

Modèle simplifié d’un système politique

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[104]

Sociologie politique.Tome 1.

“Le gouvernement en tant quesystème de pilotage : les concepts

de rétroaction, de but et d’intention.”Karl DEUTSCH

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Rappelons d’abord que notre mot « gouvernement » vient d’une racine grecque se référant à l’art de piloter un navire. Le même concept sous-jacent se reflète dans le double sens du mot anglais go-vernor qui signifie à la fois une personne chargée du contrôle admi-nistratif d’une unité politique et un dispositif mécanique contrôlant la marche d’un engin à vapeur ou d’une automobile. A regarder les choses de plus près, nous constatons en effet qu’il existe une certaine similarité sous-jacente entre la façon de « gouverner » un navire ou une machine (soit de main d’homme, soit par pilotage automatique) et, l’art de gouverner les organisations humaines. Piloter un navire revient à guider son comportement futur, à partir d’informations concernant, d’une part, sa marche dans le passé, et d’autre part, la po-sition qu’il occupe dans le présent par rapport à un certain nombre d’éléments qui lui sont extérieurs, notamment route, but ou cible.

Le concept sous-jacent à toutes les opérations de ce genre peut être désigné sous le nom de « rétro-action » (feedback).

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[105]

Quelques applications de la rétroactionnégative : parer au risque de dépasser le but

Les applications de ce principe de rétroaction aux machines mo-dernes nous entourent de toutes parts. Les thermostats dans nos mai-sons, les ascenseurs automatiques des buildings commerciaux, les ap-pareils de visée automatique des batteries anti-aériennes et les missiles téléguidés aujourd’hui en plein développement représentent tous une application de ce principe.

Dans chacun des cas en question, on commence par provoquer dans un système mécanique ou électrique un déséquilibre interne ma-jeur qui fonctionne en tant que tension en ce sens que le système ten-dra vers un état où le déséquilibre interne sera réduit ou, pour parler plus familièrement, le niveau de « tension » interne sera abaissé.

De plus, il faut que ce déséquilibre interne soit d’une espèce parti-culière et tel qu’on puisse le réduire en ramenant tout le système à une situation ou relation particulière vis-à-vis du monde extérieur.

Cette situation du système par rapport au monde extérieur, nous pouvons l’appeler « situation de but » ou plus brièvement, « but » : dès que le système aura atteint un tel but, son déséquilibre interne sera moindre.

Deuxièmement, si l’on veut que le système s'e rapproche utilement du but, il faut réaliser les conditions de rétroaction, c’est-à-dire l’ali-menter en informations concernant la position du but visé et la dis-tance qui l’en sépare ; en outre, il faut lui fournir des informations re-latives aux changements intervenus dans cette distance du fait de sa propre course. Les messages sont souvent négatifs en ce qu’ils sont en opposition avec l’action antérieure du système afin d’éviter un dépas-sement du but.

En troisième lieu, le système doit être en mesure de répondre à cette information en effectuant d’autres changements [106] de ses propres positions et comportements. Ainsi donc, une fois pourvu de

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données utiles et pour peu qu’il jouisse d’une liberté suffisante, le sys-tème tendra à se rapprocher du but.

Enfin, si ces changements sont efficaces et si le système atteint son but, une partie de son énergie ou tension interne sera habituellement réduite.

Il existe une similitude évidente entre ces différents stades du pro-cessus de recherche du but et les concepts d’« incitation », de « sug-gestion », de « réponse », et de « rétribution », devenus familiers avec la psychologie de l’apprentissage.

L’étude du fonctionnement du système nerveux de l’homme et des animaux a permis de découvrir des modèles de fonctionnement simi-laires. Les processus de rétroaction paraissent correspondre au méca-nisme particulier de l’homéostasie, grâce auquel certaines fonctions ou états essentiels d'un organisme, tels que la température du corps ou le rythme de la respiration, sont maintenus à niveau constant.

Ainsi, ce sont des processus semblables qui servent d’une part, à maintenir les états à niveau constant et, d’autre part, à rechercher et à réaliser des buts extérieurs.

Il existe, nous semble-t-il, une ressemblance frappante entre ces processus de pilotage, de recherche du but et de contrôle autonome et certains processus qu’on observe en politique. Les gouvernements peuvent chercher à atteindre des buts de politique intérieure ou exté-rieure. Il leur faut guider leur conduite en fonction d’un faisceau d’in-formations relatives à leur propre position par rapport à ces buts : en fonction de la distance qui les en sépare encore, en fonction des résul-tats réels (par rapport aux résultats envisagés) de leurs plus récentes démarches ou tentatives entreprises pour les atteindre.

Outre la recherche des buts, les gouvernements et les organisations politiques peuvent s’employer à maintenir telles conditions qui leur paraissent souhaitables, comme [107] par exemple la prospérité éco-nomique ou le calme politique. Ce faisant, il leur faut recevoir des in-formations concernant l’étendue ou le degré des troubles qui se mani-festent, faute de quoi rien ne les guiderait sur l’ampleur et l’urgence des contre-mesures à prendre. S’ils réagissent trop faiblement ou trop tard, ils ne mettront pas fin à l’agitation. Par contre, s’ils réagissent trop violemment ou trop vite, ils dépasseront le but cherché et auront

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provoqué, par leur propre faute, une contre-agitation. Pour un homme d’État, l’art de mener à bien un programme peut donc s’assimiler à celui d’un automobiliste capable de conduire une voiture sur une route verglacée et donc de prévoir les dérapages assez à l’avance pour pou-voir les contrôler grâce à de légers mouvements de son volant, alors que trop de lenteur dans le geste ou un coup de volant exagéré ne manqueraient pas d’accentuer le dérapage avec tous les risques d’acci-dent qu’il entraîne.

Une solution pour remplacer l’analyseen termes d’équilibre

Dans ses applications à la politique, le concept de rétroaction per-met une approche plus subtile que la conception mécanique tradition-nelle de l’équilibre et offre un champ bien plus vaste d’analyse et de mesure 61.

Si nous considérons le système politique dans le cadre [108] clas-sique de l’équilibre mécanique, nous sommes forcés de le concevoir comme isolé de son environnement et ne recevant rien d’important du dehors, hormis des facteurs d’agitation. Si cette agitation est faible, l’équilibre se trouvera simplement rétabli par la réaction automatique du système. Si elle est tant soit peu plus importante, on doit s’attendre à ce qu’elle provoque des réactions proportionnellement plus fortes qui tendront vers le rétablissement du statu-quo ante. Mais si l’agita-tion est trop forte, tout ce qu’on peut imaginer c’est que, d’une façon ou d’une autre, le système sera renversé ou détruit : le concept d’équi-libre ne nous fournit alors que peu ou pas d’informations sur l’avenir immédiat si ce n’est de vagues indications de désastre. En bref, le concept d’équilibre est incapable de décrire une gamme importante de phénomènes dynamiques, ni d’indiquer la succession temporelle dans 61 Sur les modèles d’équilibre, voir George LISKA, International Equilibrium,

Cambridge, Harvard University Press, 1957, et comme critique, Stanley HOFFMAN, ed., Contemporary Theory in International Relations, Engle-wood Cliffs, N. J., Prentice Hall, 1960, pp. 50-52. De son côté, Charles P. KINDLEBERGER souligne les limites de l’« analogie entre le marché et l’équi-libre de pouvoirs dans son article « International political theory from out-side » in William Fox, ed., Theoretical Aspects of International Relations, Notre Dame, Ind., Notre Dame University Press, 1959, pp. 69-82.

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le cadre d’un changement substantiel. Ne pouvant tirer du concept d’équilibre une aide quelconque pour l’analyse des processus majeurs de changement social, les hommes d’État en seraient réduits à espérer que « chaque action soit suivie d’une réaction égale mais contraire », ou bien à compter sur une expérience générale et sur l’intuition.

À dire vrai, certaines des théories dynamiques les plus élaborées font aussi allusion à l’« équilibre », mais elles utilisent le mot pour décrire un certain état d’équilibre qui peut être obtenu ou perdu ; contrairement à la théorie mécanique classique, elles ont cessé d’envi-sager l’équilibre en lui-même comme un processus par lequel cet état est maintenu ou restauré. Elles décrivent plutôt ce processus en d’autres termes — à l’aide d’équations différentielles, par exemple — et cherchent à savoir dans quelle condition on pourra aboutir à un état d’équilibre 62.

En résumé, tandis que la mécanique classique envisageait l’équi-libre comme un état permettant la description [109] d’un vaste sys-tème dans son ensemble, les concepts d’équilibre et de déséquilibre sont aujourd’hui éminemment utiles pour décrire des états temporaires d’éléments de tels systèmes ; et quant aux systèmes eux-mêmes, on reconnaît qu’ils participent à des processus dynamiques de change-ment qui vont bien plus loin que l’image classique de l’équilibre. C’est pourtant cette image qui se survit dans le folklore des sciences sociales et politiques et jusque dans l’esprit de certains hommes d’État qui s’évertuent à défendre ou à restaurer quelque image classique de l’équilibre des pouvoirs.

À première vue, le processus de recherche du but, que nous avons décrit plus haut, peut paraître semblable au processus de restauration du simple équilibre. En vérité, il s’en écarte sensiblement sur quatre points au moins. D’abord, dans les processus de rétroaction, le but est situé à l’extérieur, non à l’intérieur du « système chercheur ». Ensuite, le système lui-même n’est pas isolé de son environnement mais, bien au contraire, dépend pour son fonctionnement, tant d’un faisceau d’in-formations permanentes en provenance de cet environnement que d’un faisceau d’informations permanentes relatives à sa propre marche. En troisième lieu, il se peut que le but soit mobile : il peut

62 Voir l’utilisation de ce concept par Anatol Rapoport in Conflits, jeux et négociations, Paris, Dunod, 1967.

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changer à la fois de position, comme un oiseau ou un avion en vol, et même de vitesse ou de direction, comme le lapin qui a un chien à ses trousses. Des systèmes appropriés de rétroaction pourraient, en prin-cipe, rattraper un lapin qui fuit en zigzag, tout comme des machines de tir appropriées peuvent suivre et abattre un avion qui cherche à es-quiver les batteries ennemies. Quatrièmement, on peut atteindre un but par une ou plusieurs voies indirectes contournant une série d’obs-tacles. Ce problème rappelle notre notion d’intention, à savoir un but, une préférence, une valeur d’importance stratégique que l’on se pro-pose d’atteindre en procédant à une série de mouvements en direction de buts intermédiaires, ou en évitant des obstacles [110] intermé-diaires. Dans sa forme simple, ce problème s’est posé pour la concep-tion des torpilles automatiques et des missiles téléguidés. En politique, ce problème consiste essentiellement à maintenir l’intention straté-gique tout au long d’une séquence de buts tactiques changeants.

Une fois posées, ces quatre différences entre la rétroaction et le concept d’équilibre, l’analyse de rétroaction nous permet d’identifier, et en principe de mesurer un certain nombre d’éléments, soit dans le processus de recherche du but, soit dans celui de l’homéostasie. On peut évaluer l’efficacité d’un processus de rétroaction selon le nombre et la dimension de ses erreurs, c’est-à-dire selon les corrections ou trop longues ou trop courtes qu’il effectue avant d’atteindre son but. Si la série de ces fautes devait augmenter et non diminuer en nombre, il est bien évident que le but ne serait jamais atteint. Le système serait soumis à une série d’oscillations d’amplitude croissante jusques et y compris sa propre destruction éventuelle. Il dépendra des rapports mu-tuels entre quatre facteurs quantitatifs que cette éventualité survienne ou qu’au contraire, grâce à un nombre décroissant d’erreurs, le but soit atteint. Ces facteurs sont les suivants :

1. Le poids (load) en matière d’information, autrement dit la me-sure et la vitesse des changements de position de la cible par rapport au « système chercheur » ; dans le cas d’un navire ou d’un avion en mouvement, ou dans le cas d’un lapin qui détale, ce poids peut être considérable.

2. Le retard (lag) de la réponse du système, autrement dit la quanti-té de temps écoulé entre la réception de l’information relative à la po-

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sition de la cible et l’exécution du mouvement approprié par le « sys-tème chercheur » ; c’est la traction de temps qui s’écoule entre la ré-ception de l’information relative à la position d’un avion ennemi et le moment réel où sera effectué le pointage des canons anti-aériens sur le point choisi pour l’interception. Cela pourrait également correspondre au temps qui s’écoule entre la perception [111] visuelle par le chien du changement de direction du lapin et le changement correspondant opéré par le chien dans sa poursuite. Il est clair que ce retard peut être dû à un certain nombre de facteurs, tels que la lenteur dans la récep-tion de l’information en provenance de la cible, ou dans son interpré-tation ou dans la retransmission ; ou bien encore la lenteur de certains éléments du système à rectifier leur course, ou bien enfin l’inertie du système global. Plus le retard est grand par rapport au poids et moins le système aura de chances d’atteindre un objectif ou une cible mobile qui change de direction.

3. Le gain (gain) dans chacune des opérations correctives effec-tuées par le système, c’est-à-dire la somme des changements dans les comportements réels qui en résultent. Par exemple, plus on tourne le volant d’une voiture pendant un temps donné, plus est important d’or-dinaire le gain pour le changement de direction du véhicule. Un taux élevé de gain augmente la probabilité d’un virage excessif ou, en d’autres termes, celle de s’écarter de l’axe de direction désiré.

4. Le décalage (lead), c’est-à-dire la distance entre la position qu’occupera la cible mobile, selon des calculs prévisionnels précis et la position réelle qu’elle occupait au moment de la réception des der-niers signaux émis par elle. C’est ainsi que les chasseurs anticipent des canards en vol ou des pigeons d’argile : ils visent un point prévu sur la trajectoire de la cible mobile au lieu de l’objet lui-même ; à cet effet, ils pointent leur arme vers un point de la trajectoire légèrement avancé par rapport à la position observée de la cible. Plus grand est ce décalage et plus grande est la probabilité de toucher la cible ou d’at-teindre le but. L’importance du décalage, à son tour, dépend de l’effi-cacité des procédés prévisionnels au service du dispositif de visée ain-si que du degré d’imprécision tolérable. C’est pourquoi, pour tirer des canards sauvages, on utilise des plombs spéciaux plutôt que des balles ; c’est pourquoi également les canons [112] anti-aériens en-voient des obus selon un réglage établi par des calculs de probabilité.

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Ainsi donc, dans la recherche du but, les chances de succès sont toujours en rapport inverse de l’importance du poids et du retard. Jus-qu’à un certain point, elles peuvent être liées à l’importance du gain bien que, dans les cas où le taux du gain est élevé, ce rapport puisse se trouver inversé ; mais le rapport avec l’importance du décalage est toujours positif.

Un modèle de rétroaction de ce genre nous permet de poser un cer-tain nombre de questions significatives sur les résultats obtenus par des gouvernements qui, en termes d’analyse traditionnelle, seraient moins susceptibles de retenir notre attention :

1. Quelles sont l’ampleur et la fréquence des changements interve-nant, tant dans la situation internationale qu’intérieure, auxquels le gouvernement a à faire face ? En d’autres termes, de quel poids pèsent-ils sur le système où s’élaborent les décisions des groupes d’in-térêts particuliers, des organisations politiques ou des classes so-ciales ? Quel est leur poids sur les avantages que leur participation assure aux membres du système ?

2. Quel est le retard dans la réponse d’un gouvernement ou d’un parti à une nouvelle urgence ou à un défi de leurs adversaires ? Com-bien de temps faut-il aux responsables politiques pour prendre conscience d’une nouvelle situation, et combien de temps leur faudra-t-il, ensuite, pour parvenir à une décision ? Quel délai supplémentaire leur sera-t-il imposé pour transmettre une série d’ordres ou de contre-ordres aux officiels, aux militaires, aux citoyens chargés de leur exé-cution et combien de temps faudra-t-il à ces différents éléments pour réviser leurs attitudes, habitudes et valeurs antérieures avant de pou-voir exécuter utilement les ordres ? Quel sera le retard correspondant dans la réponse des différents partis, groupes d’intérêts ou individus ? Quel retard subira la réponse à une nouvelle information [113] parve-nue au système de décision, selon qu’elle emprunte telle ou telle voie ? Par exemple, quel sera le retard comparé dans la réaction à une information qui atteint plus ou moins directement l’« instance su-prême » (comme la communication faite à Roosevelt en 1940 de la réalisation possible d’une bombe atomique, et, dans la réponse à une information reçue d’abord par un groupe social ou professionnel dé-terminé ? Quel rapport existe-t-il entre la facilité d’accès à un gouver-

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nement et l’importance du retard observé dans ses réactions ? Si l’on admet que les armées et les gouvernements totalitaires peuvent réduire leur taux de retard en assurant une rapide transmission des ordres du sommet à la base, dans quelle mesure cet avantage n’est-il pas com-promis et le taux de retard accru, du fait des difficultés possibles pour de tels systèmes à acheminer les informations dans l’autre sens, c’est-à-dire de la base au sommet ? Quelles solutions à ce problème a-t-on tenté d’appliquer dans divers pays ? Quelles différences du même ordre peut-on observer dans la structure e.t les réalisations de diverses dictatures ? Quelles différences du même ordre peut-on observer dans diverses démocraties telles que la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis ?

3. Quel est le gain de la réponse, c’est-à-dire la vitesse et l’impor-tance de la réaction d’un système politique aux nouveaux faits dont il a pris connaissance ? Avec quelle rapidité les bureaucraties, les grou-pements d’intérêt, les organisations politiques et les citoyens vont-ils répondre par un apport renouvelé d’importantes ressources ? Dans quelle mesure les régimes totalitaires sont-ils avantagés quand il s’agit d’imposer une réponse massive aux décisions politiques adoptées ? Dans quelle mesure les démocraties peuvent-elles présenter un fort pourcentage de gain ? Par quels facteurs peut-on expliquer l’étendue et la vitesse de la réponse des États-Unis à l’attaque de Pearl Harbour, réponse qui fut une surprise totale pour les pays de l’Axe ?

4. Quelle est l’importance du décalage ou aptitude d’un [114] gou-vernement à prédire et anticiper utilement les nouveaux problèmes qui vont surgir ? Dans quelle mesure les gouvernements s’efforcent-ils d’améliorer leur taux de décalage par la création de services de rensei-gnements spécialisés, de planification, de stratégie appropriée et autres dispositifs ? Quels sont les effets des débats publics et libres, y compris ceux où s’expriment des opinions non orthodoxes, sur l’effi-cacité prévisionnelle d’un système de décision ? Quels sont les rap-ports entre les institutions, les organisations ou les agences d’où émanent les prévisions et les personnes qui les sélectionnent, les éva-luent et les adoptent comme principes d’action ?

Tout ce qui pourra résulter des systèmes de décision dépendra du jeu combiné de tous ces facteurs. Puisque le gain est en rapport direct avec le pouvoir, les gouvernements ou organisations démunis de pou-voir peuvent s’efforcer de compenser leur faible taux de gain en es-

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sayant d’accroître leur efficacité prévisionnelle et leur vitesse de ré-ponse, ou en d’autres termes, en tentant de réduire leur retard et d’augmenter leur décalage. En revanche, les pouvoirs peuvent souvent faire face fort utilement à une situation par la simple dimension de leur réponse même si leurs réactions sont lentes et leur efficacité pré-visionnelle faible. De plus, des gouvernements ou des organisations politiques dont les taux de retard, de gain et de décalage étaient assez bien équilibrés les uns par rapport aux autres pour leur laisser une cer-taine efficacité dans le cas de changements modérés, peuvent se trou-ver dans l’impossibilité d’ajuster leur comportement à un changement rapide qui risque d’alourdir d’un poids excessif leur système de déci-sion.

Des considérations de ce genre peuvent être de quelque utilité pour qui s’engage dans le débat ardu et apparemment vain sur la « supério-rité » de tel ou tel système politique. Dans les fréquents débats qui s’engageaient à ce propos, s’exprimait une vague notion de supériorité d’ensemble où les valeurs culturelles, religieuses, ethniques et poli-tiques [115] étaient inextricablement mêlées : souvent, ces discussions se terminaient par des démonstrations d’ethnocentrisme. A l’extrême opposé, on serait tenté d’évaluer l’efficacité opérationnelle des sys-tèmes politiques par rapport à une fonction unique : auquel cas le ré-sultat dépendra pour une grande part de la sélection de la fonction. Si cependant nous admettons implicitement que tous les gouvernements s’efforcent de maîtriser leur propre comportement, de faire prévaloir aussi longtemps que possible les conditions nécessaires à la survie de leur système politique et de se rapprocher plutôt que de s’éloigner des objectifs qu’ils ont choisis, alors il devient possible d’évaluer les dif-férentes formes d’institutions politiques selon leur aptitude à fonction-ner comme un dispositif de pilotage plus ou moins efficace.

The Nerves of Government,New York, The Free Press of Glencoe,1963, pp. 182 à 191.

[116]

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Sociologie politique.Tome 1.

Deuxième partieSTRUCTURE

ET RÉPARTITIONDU POUVOIR

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La société globale

Le débat qui a si longtemps opposé les théoriciens élitistes aux partisans de la démocratie subsiste encore de nos jours, quoique sous une forme quelque peu différente ; si tous les sociologues se trouvent en effet maintenant dans l’obligation de reconnaître la dichotomie gouvernant-gouverné, certains d’entre eux mettent surtout l’accent sur la diversification croissante de la catégorie des détenteurs du pouvoir, tandis que d’autres soulignent tant la cohésion de ceux qui gouvernent que leur profond éloignement du peuple lui-même.

Raymond Aron n’adopte quant à lui, dans un premier temps, au-cune de ces deux positions, car il s’efforce plutôt, à partir d’un ap-profondissement conceptuel, de dessiner un modèle qui puisse englo-ber une multitude de situations historiques concrètes. Aussi prend-il soin de définir les notions de classe politique, de classe dirigeante et d’élite afin de les situer par rapport au concept de classe sociale. Après avoir exprimé sa réserve à l’égard du terme d’élite au sens où Pareto l’utilisait le plus souvent, il distingue la classe politique qui exerce réellement les fonctions gouvernementales, de la classe diri-geante qui regroupe les personnes pouvant influencer, grâce à leur puissance économique ou sociale, les détenteurs du pouvoir politique. Ce qui intéresse avant tout Raymond Aron, c’est la structure de la classe dirigeante au sein de laquelle la classe politique fait figure de catégorie dirigeante particulière. En dehors de celle-ci, les classes dirigeantes des sociétés industrielles modernes comptent, selon Ray-mond Aron, quatre autres catégories, à savoir : les détenteurs du pouvoir spirituel, les propriétaires ou gestionnaires des moyens de production, les fonctionnaires ou [120] administrateurs et, enfin, les

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meneurs de masse 63. Une fois ce modèle élaboré, il devient possible de l’appliquer à différentes sociétés concrètes, en utilisant pour va-riable la relation qu’entretiennent entre elles les diverses catégories dirigeantes : en France, par exemple, celles-ci seraient désunies et de leur manque d’unité, on pourrait conclure à l’absence d’une véritable classe dirigeante 64. Les États-Unis connaîtraient un pluralisme iden-tique même si les cinq élites ne paraissent guère s’y opposer sur des points essentiels. En U.R.S.S., par contre, le régime politique privilé-gierait à tel point le rôle du parti qu’il en arriverait à déterminer la formation d’une classe dirigeante unie et cohérente.

Le modèle élaboré par Robert Dahl présente certains points com-muns avec l’hypothèse pluraliste décrite par Raymond Aron, même s’il prétend pour sa part l'appliquer au fonctionnement politique de la société globale. Selon Dahl, la polyarchie se caractérise en effet par un profond pluralisme social qui empêche la formation d’une classe dirigeante en suscitant l'apparition d’une grande multiplicité de lea-ders de groupes indépendants qui, pour s’imposer, se trouvent dans l’obligation de composer et de bâtir ensemble des coalitions sans cesse changeantes 65. Nulle élite ou classe dirigeante ne règne dans le modèle polyarchique ni dans les sociétés concrètes qui en approchent le plus comme les États-Unis : on y voit au contraire des leaders re-présentant les intérêts des divers groupes entrer en concurrence sous le contrôle du peuple. Celui-ci exerce ses prérogatives aussi bien par les élections que [121] par sa propre adhésion à ces « règles du jeu » auxquelles doivent également obéir les différentes catégories diri-geantes. Et c’est de cette libre compétition entre groupes rivaux que, dans les limites imposées par le consensus, résulte un équilibre spon-tané qui sera d’autant plus stable que la société elle-même sera plus diversifiée 66.

63 R. ARON, « Note sur la stratification du pouvoir », Revue Française de Science Politique, juillet-sept. 1954, p. 474. Voir aussi, du même auteur, La Lutte des classes, Paris, Gallimard, 1964, pp. 170 et suiv.

64 R. ARON, Social Structure and the Ruling Class, British Journal of Sociolo-gy, juin 1950.

65 Voir François BOURRICAUD, Esquisse d’une théorie de l’autorité, Paris, Plon 1961, chap. 5. Du même auteur « Le modèle polyarchique et les condi-tions de sa survie », Revue française de Science politique, octobre 1970.

66 Robert DAHL, A Preface to Democratic Theory, Chicago, 1956.

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À l’encontre de ces deux premières théories, Wright Mills estime de son côté que les catégories dirigeantes constituent, dans la société américaine, une élite du pouvoir dénuée de tout pluralisme. Celui-ci, qualifié de « romantique » par Mills 67 se trouve en effet relégué aux échelons secondaires du pouvoir alors que dans le modèle polyar-chique il en déterminait à lui seul toute la configuration. Aux États-Unis, l’élite du pouvoir se compose, d’après Mills, des chefs des ar-mées, des dirigeants politiques et, enfin, du monde des affaires : mal-gré les tensions internes qui peuvent surgir, elle n’en possède pas moins une forte cohérence résultant aussi bien de la complète per-méabilité d’une institution à l’autre que d’un commun recrutement social et psychologique. Wright Mills 68 ne manque pourtant pas de distinguer élite du pouvoir et classe dirigeante : dans une note fort importante qui lui permet de préciser sa position vis-à-vis de la pen-sée marxiste, il récuse en effet le concept de classe dirigeante qui lui paraît présupposer un déterminisme économique absolu.

[122]

La collectivité locale

On peut retrouver, au niveau local cette fois, le débat qui opposait précédemment au niveau national les tenants de la polyarchie et du pluralisme des catégories dirigeantes à ceux qui tentaient de démon-trer au contraire l’existence d’une élite du pouvoir unie et toute puis-sante. Robert et Helen Lynd furent probablement les premiers à révé-ler la structure monolithique du pouvoir dans une ville des États-Unis. Proches du courant populiste et utilisant une méthode quasi-ethnologique, ils analysèrent systématiquement tous les aspects de la vie politique et sociale de Middletown 69 pour conclure enfin à la do-mination de la collectivité locale par la famille X, c’est-à-dire par le 67 Il est vrai que Mills reconnaît que la société américaine du début du XIXe

siècle a été en son temps pluraliste.68 Comme critique de la théorie de Mills, voir Robert DAHL, « A critique of

the ruling elite model », American Political Science Quaterly, juin 1958. Sur le débat Mills-Dahl, voir Pierre HASSNER, Le Problème de la classe diri-geante dans l’histoire des doctrines de sociologie politique, Association française de Science Politique, 1963, et Pierre BIRNBAUM, La Structure du pouvoir aux États-Unis, Paris, P.U.F., 1971.

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monde des affaires. Pour certains, les Lynd ont ainsi posé les fonde-ments d’une théorie de la stratification qui fait dépendre étroitement le pouvoir politique du statut socio-économique 70. Mais inversement, on peut considérer que les Lynd mettent d’abord l’accent sur l'ouver-ture de la classe des affaires pour montrer ensuite comment la famille X abandonne peu à peu le pouvoir local, au fur et à mesure que ces mêmes affaires l’entraînent hors de la cité. Loin d’avoir élaboré une théorie unique et définitive, les Lynd sont donc avant tout conscients des changements qui affectent la structure du pouvoir à Middletown : ils marquent ainsi combien l’évolution historique modifie la distribu-tion du pouvoir en conduisant au remplacement des entreprises lo-cales par des sociétés nationales dont les directeurs résident volontai-rement en dehors de la ville. Ce changement peut être plus ou moins rapide : si à Middletown il est freiné par le dynamisme de la famille X, dans d’autres villes par contre, il connaît un développement très rapide. Robert Schulze, [123] par exemple en étudiant la ville de Ci-bola, met au jour la « bifurcation » qui s'opère selon lui dans la structure du pouvoir de certaines collectivités. Pour lui, dès le mo-ment où les entrepreneurs locaux se tournent vers l’extérieur ou, ce qui revient au même, dès que des groupes étrangers à la collectivité dirigent de loin les affaires locales, il se produit comme une désaffec-tion de leur part à l’égard du pouvoir politique ou administratif de la cité. Cette scission provoque une diversification plus grande de la structure du pouvoir grâce à laquelle le politique accède à une cer-taine autonomie. Schulze peut ainsi mettre en évidence les décisions qui traduisent la différence entre pouvoir potentiel et pouvoir réel : les entrepreneurs demeurent en effet silencieux en dépit de leur puis-sance virtuelle. Il refuse ainsi de confondre, à l’instar de F. Hunter 71, la réputation et le pouvoir.

De leur côté, Linton Freeman et ses associés ont été sans doute les seuls à utiliser simultanément tout l’éventail des méthodes possibles pour découvrir la structure réelle du pouvoir dans les collectivités

69 R. et H. LYND, Middletown, ethnologie de l’Américain moyen, Paris, Carre-four, 1931.

70 Voir par exemple, Nelson POLSBY, Community Power and Political Theo-ry, New Haven, Yale University Press, 1963, pp. 14-24.

71 F. HUNTER, Community Power Structure, Chapell Hill, University of North Carolina, 1953.

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locales. Ils recourent aussi bien à la méthode décisionnelle  72 (Dahl) qu’à la technique réputationnelle (Hunter) sans négliger pour autant l’approche positionnelle ou l’examen de l’activité sociale des divers participants. Ces auteurs démontrent de la sorte, au terme d’une ana-lyse très fine, comment ces diverses méthodes aboutissent à des résul-tats qui ne sont que rarement concordants. On voit donc l’importance décisive de la technique particulière mise en œuvre par chaque cher-cheur pour dessiner la structure du pouvoir aussi bien au niveau lo-cal qu’au niveau du pays tout entier.

72 R. DAHL, Qui Gouverne ? Paris, A. Colin, 1971. Voir aussi E. BANFIELD, Political Influence, The Free Press of Glencoe, 1961.

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Sociologie politique.Tome 1.

“Classe sociale, classe politique,classe dirigeante.”

Raymond ARON

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Les sociologues ne s’accordent pas sur la définition du terme de classe, soit qu’ils ne l’emploient pas tous pour désigner la même réali-té, soit qu’ils aient une vision autre que la réalité à laquelle il s’ap-plique. Du moins admettent-ils tous que le concept de classe est légi-time et que des groupes sociaux méritent d’être appelés classes. La légitimité même de concepts comme ceux de « classe politique » ou de « classe dirigeante » ou d’« élite » est mise en question par une fraction des sociologues. La classe dirigeante ou ruling class existe-t-elle ou n’est-elle qu’un mythe ? La power elite ou élite de puissance est-elle créée par l’imagination morose du sociologue ou domine-t-elle effectivement la société américaine ? [...]

Revenons aux premiers théoriciens de la sociologie, au début du XIXe siècle, Saint-Simon et Auguste Comte, Alexis de Tocqueville, Karl Marx. Tous mettent l’accent sur l’opposition entre l’Ancien Ré-gime et la société moderne, postrévolutionnaire. La société pré-révo-lutionnaire était composée d’ordres ou d’états. Avant 1789, les Fran-çais ne naissaient pas libres et égaux, ils n’avaient pas tous les mêmes droits, ils n’étaient pas soumis tous aux mêmes obligations. L’hétéro-généité sociale était tenue pour normale, hétérogénéité de statut juri-dique et non pas seulement de métier, de revenu [125] ou de style de

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vie. Quelle que fût la mobilité sociale, les classes apparaissaient héré-ditaires ; le statut juridique du noble comme celui du non-noble était déterminé à la naissance. La Révolution française fait apparaître une société dont les principes sont fondamentalement autres. Tous les membres de la collectivité deviennent théoriquement soumis à la même législation et bien que la limitation du droit de suffrage, la dis-tinction des citoyens actifs et passifs aient été maintenues en Europe occidentale même durant la plus grande partie du siècle dernier, les doctrinaires avaient reconnu et proclamé l’extension universelle de la citoyenneté. Juridiquement homogène, composée de citoyens égaux en droit, la société moderne n’en était pas moins divisée en groupes (j’emploie intentionnellement le terme le plus vague), qui s’ordon-naient en une hiérarchie plus ou moins nette, les membres de chaque groupe ayant assez de traits en commun pour être discernables des membres des autres groupes. Il s’agissait d’interpréter la différence entre la société d’Ancien Régime et la société moderne, de préciser la relation entre les états d’hier et les groupes sociaux d’aujourd’hui.

Une première interprétation est celle que résume la parabole cé-lèbre de Saint-Simon : que l’on suppose éliminée soudain, par une catastrophe, l’élite 73 des diplomates, des conseillers d’État, des mi-nistres, des parlementaires, des généraux, la société ne sera pas mor-tellement frappée, la même quantité de richesses sera produite, les conditions de vie du grand nombre ne seront pas sensiblement affec-tées. En revanche, que l’on suppose éliminée l’élite des banquiers, industriels, ingénieurs, techniciens, la société sera paralysée parce que la production des richesses s’arrêtera ou sera ralentie. Ce texte fameux a pour thème central l’opposition [126] de la société industrielle et de la société politico-militaire. Celle-là est l’infrastructure, celle-ci n’est plus que la superstructure (si nous traduisons en expressions marxistes la distinction saint-simonienne). Les deux écoles, saint-simonienne et positiviste d’une part, marxiste de l’autre, divergent à partir de l’inter-prétation donnée, par chacune d’elles, aux oppositions à l’intérieur de la société industrielle. Saint-Simon et Auguste Comte, sans nier les conflits d’intérêt entre employeurs et employés, les tiennent pour se-condaires, les intérêts des uns et des autres étant fondamentalement accordés mais opposés à ceux des survivants de l’âge théologique et

73 J’appelle ici élite la minorité qui, en chacune des professions énumérées, a le mieux réussi, occupe les positions les plus élevées.

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militaire. En revanche, selon Karl Marx, l’opposition entre salariés et capitalistes, entre ouvriers et propriétaires des moyens de production est décisive. Les uns et les autres constituent une classe et c’est la lutte entre ces deux classes qui est le ressort du mouvement historique et finalement de la révolution socialiste.

Le marxisme est, pour ainsi dire, une interprétation de la société d’Ancien Régime à la lumière de la société moderne, et de la société moderne à la lumière de la société d’Ancien Régime. Ni l’égalité juri-dique ni même l'égalité politique n’ont sensiblement modifié la condi-tion du peuple. Les ouvriers ne sont pas « libérés » parce qu’ils votent tous les quatre ans. Les groupes sociaux des sociétés modernes ne sont pas moins marqués, ils ne comportent as une hiérarchie moins nette que les ordres pré-révolutionnaires. Mais s’ils sont comparables à ceux-ci, en dépit de l’égalité juridique des individus, ne projettent-ils pas une lumière, rétrospectivement, sur l’origine réelle, sur la base de la structure de l’Ancien Régime ? La classe supérieure (employons désormais ce terme à la place du terme de groupe social) est toujours celle qui possède les moyens de production, la terre hier, la terre ou les fabriques aujourd’hui. Les capitalistes sont, à notre époque, les équivalents des barons féodaux et ceux-ci étaient, en leur temps, les équivalents des capitalistes. Marx ne nie pas l’originalité de la société moderne telle que les [127] saint-simoniens l’avaient dégagée, mais il nie la solidarité essentielle des producteurs qu’affirmaient écono-mistes, saint-simoniens et positivistes. Ce n’est qu’après la révolution socialiste que les classes sociales, aussi bien celles de l’Ancien Ré-gime que celles de la société moderne, s’effaceront et que s’accompli-ront les promesses qu’offre le développement prodigieux des capaci-tés productives.

Cette interprétation des deux sociétés, pré-révolutionnaire et post-révolutionnaire par le même schème, a pour conséquence, entre autres, la comparaison entre l’avènement de la bourgeoisie et l’avène-ment du prolétariat. Comme les rapports de production capitalistes se sont formés au sein de la société féodale, les rapports de production socialistes se formeront au sein de la société capitaliste et la révolu-tion socialiste donnera le pouvoir au prolétariat comme la révolution bourgeoise a donné le pouvoir politique à la bourgeoisie qui détenait déjà la réalité du pouvoir social. Mais ce rapprochement même illustre

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immédiatement le paradoxe ou plutôt la contradiction interne de l’in-terprétation marxiste.

Considérons le monde du travail : à l’intérieur de toutes les socié-tés complexes, on distingue des groupes différents selon le métier exercé (agriculteurs, marchands, artisans) et, à l’intérieur de chacun de ces groupes, une hiérarchie en fonction de la propriété, de la réussite, de la fortune, des revenus. Le seigneur féodal et le capitaliste foncier ou industriel ont en commun la propriété d’un moyen de production. Mais la fonction du seigneur féodal était militaire ; une fois la sécurité des paysans assurée, ceux-ci n’ont plus besoin du seigneur. Ils n’ont besoin de l’équivalent d’un propriétaire foncier que dans les grandes exploitations où le travail collectif requiert des fonctionnaires d’orga-nisation ou de justice. Dans les fabriques ou les usines, ces fonction-naires d’organisation ou de gestion sont évidemment indispensables, encore qu’ils puissent ne pas être propriétaires. En d’autres termes, l'élimination des capitalistes ne peut pas signifier l’élimination des gestionnaires du travail collectif, elle signifie seulement [128] l’élimi-nation des propriétaires, des non-propriétaires exerçant les fonctions d’organisation ou de gestion.

Du coup, la comparaison entre l’avènement du IIIe et celui du IVe

état devient doublement problématique. La bourgeoisie représentait, aux yeux de Saint-Simon et de Karl Marx, la classe du travail par op-position à l’aristocratie, d’origine féodale, qui était une classe mili-taire. L’opposition entre la bourgeoisie et le prolétariat, en revanche, se situe à l’intérieur de la société moderne. L’aristocratie pouvait dis-paraître si l’aristocratie ne remplissait plus de fonction militaire ou si cette fonction était remplie par d’autres. De même, la bourgeoisie peut disparaître dans la mesure où elle est définie par la propriété des moyens de production et où des propriétaires individuels ne sont pas nécessaires. Mais les fonctions remplies par les bourgeois, organisa-tion et gestion du travail collectif, devraient être remplies par d’autres. En quoi les cadres d’une société industrielle sans propriété des instru-ments de production diffèrent-ils de ces mêmes cadres, là où subsiste l’appropriation individuelle des moyens de production ? Telle est la première question qui se pose à propos de l’avènement du prolétariat.

De plus, la bourgeoisie constituait, à l’intérieur de la société pré-ré-volutionnaire, une minorité privilégiée. Elle occupait, avant la Révo-lution, des positions de commandement et de prestige. La Révolution

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a donné à des bourgeois le pouvoir politique qu’exerçaient auparavant le roi et, pour une part, les nobles. Mais, en accédant au pouvoir, les bourgeois demeuraient tels qu’ils étaient. En revanche, le prolétariat peut déléguer des « représentants » à l’exercice du pouvoir politique, les représentants cessent de vivre en prolétaires le jour où ils dirigent une usine, un trust ou un ministère. Des bourgeois au pouvoir sont des bourgeois. Des prolétaires au pouvoir ne sont plus des prolétaires.

Alexis de Tocqueville, dont la pensée n’est pas moins concentrée que celle de Comte ou de Marx sur la comparaison de l’Ancien Ré-gime et de la société moderne, considère, lui [129] aussi, les classes sociales comme les principaux personnages de l’histoire. Il écrit, dans l'Ancien Régime et la Révolution, cette phrase révélatrice : « Je parle des classes, elles seules doivent occuper l’histoire » (livre II, chap. XII, éd. J. P. Mayer, p. 179).

Pas plus que Marx dans Les Luttes de classes en France ou le 18-Brumaire de Louis Bonaparte, il n’énumère systématiquement les classes aux prises. Mais le descendant de la vieille noblesse comme le prophète du socialisme, également bons observateurs, évoquent, au fil de leur récit ou de leur analyse, l’aristocratie (Marx en distingue deux fractions, légitimiste-foncière, orléaniste-bancaire), la grande bour-geoisie d’affaires ou de loi, les paysans (beaucoup propriétaires), la petite bourgeoisie des villes (artisans ou commerçants), les ouvriers, Marx ajoute la pègre ou le sous-prolétariat. Tous ces groupes, dont les uns sont des survivants de l’Ancien Régime et les autres appartiennent à la société moderne, apparaissent en personne sur la scène de l’his-toire. En juin 1848, ce sont les ouvriers eux-mêmes qui combattent, seuls, abandonnés par leurs chefs. La garde nationale, elle aussi, est composée par des petits bourgeois qui ont le sentiment de se battre pour eux-mêmes, pour leur intérêt de classe.

L’existence de l’État, de l’appareil d’État, civil et militaire, ne crée pas moins une difficulté pour cette interprétation de l’histoire sociale et politique en termes de classes. Louis-Napoléon et son entourage originaire de la bohème parisienne s’emparent de l’État français. Quelle est la classe au pouvoir ? Les paysans-propriétaires qui ont vo-té en masse pour le neveu du grand empereur ? La grande bourgeoisie capitaliste dont les intérêts seront sauvegardés, protégés par le régime impérial ? Est-ce le rapport des groupes sociaux qui s’exprime dans le

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régime impérial ? Ce rapport aurait-il permis un autre régime et quelles auraient été les conséquences d’une République bourgeoise ?

À toutes ces questions, Tocqueville n’aurait pas eu de mal [130] à répondre. Bien qu’à ses yeux les classes fussent les principaux person-nages de l’histoire, l’État, le gouvernement ne s’explique pas entière-ment par les classes et leurs luttes. Les gouvernants sont pour ainsi dire les représentants, mais ni le mode de représentation ni les règles constitutionnelles ne sont rigoureusement déterminés par la conjonc-ture sociale. Les sociétés modernes tendent à l’égalité, mais elles peuvent être libérales ou despotiques.

Marx observe l’énorme appareil d’État et la conquête de cet appa-reil par une clique d’aventuriers. Il se refuse à tirer des faits la leçon qu’ils comportent, à savoir la non-correspondance terme à terme des conflits politiques et des luttes sociales, l’efficacité de l’appareil d’État, jamais indépendant des classes sociales mais jamais non plus adéquatement défini par le seul pouvoir d’une classe. Marx ayant af-firmé dogmatiquement que l’État est l’instrument d’exploitation au service de la classe dominante, observe, en historien, la relative auto-nomie de l’ordre politique. Mais il refuse de la reconnaître explicite-ment. Il cherche refuge dans l’utopie quand il envisage la révolution prolétarienne. La vraie révolution consistera à détruire l’appareil d’État et non à le conquérir comme le font toutes les révolutions qui maintiennent la société de classes et la domination-exploitation des masses par la bourgeoisie.

L’utopie d’une révolution qui détruit l’appareil d’État offrait une cible facile aux théoriciens réalistes de la classe dirigeante.

Les théoriciens modernes des élites ou des oligarchies, G. Mosca, V. Pareto, R. Michels sont, pour une part, les descendants légitimes de la philosophie politique classique. Mais ils sont, en même temps, cri-tiques de la démocratie parlementaire et de l’utopie socialiste. Les philosophes de la politique n’ont jamais mis en doute l’inégalité des hommes en capacité intellectuelle, l’inégalité des citoyens en ri-chesses ou en puissance. Le problème, à leurs yeux, n’était pas d’effa-cer ces inégalités, naturelles ou sociales, mais d’assurer [131] l’acces-sion des plus dignes aux postes de responsabilité en même temps que d’établir des relations réciproques, d’autorité et d’obéissance, de bien-veillance et de confiance entre gouvernants et gouvernés. Machiavel

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avait suggéré que ces relations n’étaient pas toujours ce que, d’après les moralistes, elles devraient être et que les moyens les plus couram-ment employés par les gouvernants, la force et la ruse (les lions et les renards), sont blâmables et nécessaires. Mais, abstraction faite du pes-simisme de Machiavel, la conception classique risquait de sembler cynique dès lors qu’elle était utilisée contre l’idéologie démocratique ou socialiste. Dire que tous les partis, y compris ceux qui se réclament de la démocratie et qui se soumettent à une constitution démocratique, sont en fait dirigés par un petit nombre d’hommes, par un état-major plus ou moins permanent, c’est retrouver la loi d’airain de l’oligar-chie, loi qui n’apparaît décevante ou scandaleuse qu’aux démocrates portés à croire que le pouvoir du peuple est exercé par le peuple.

Ce qui est vrai pour un parti est vrai a fortiori pour un régime. Quel que soit le mode de recrutement des gouvernants, quel que soit le fonctionnement, en théorie ou en pratique, de l’État, un régime est toujours entre les mains d’un petit nombre d’hommes. A cet égard, les régimes dits démocratiques ne diffèrent pas des régimes dits despo-tiques ou autoritaires. Les formules changent, c’est-à-dire les idées ou principes au nom desquels les minorités règnent, le fait oligarchique demeure. Durant la première partie de sa vie, G. Mosca infatigable-ment a démasqué les démocraties libérales et bourgeoises en mettant au jour, derrière la lettre des institutions et les appels au peuple, le pouvoir des hommes politiques et, au-delà, les intrigues et les pres-sions des hommes de finances et d’industrie. V. Pareto a poursuivi la même entreprise, sur un ton plus polémique encore, et, tout en se dé-clarant d’accord avec K. Marx, sur la lutte des classes, il a dénoncé, à l’avance, la future révolution dite prolétarienne comme un exemple supplémentaire de révolution [132] faite par une minorité au profit d’une minorité. Marx admettait l’interprétation oligarchique de toutes les révolutions sauf de la révolution socialiste. Il était facile et tentant de refuser cette exception et de remettre à l’alignement du passé la prétendue révolution du grand nombre au profit de tous.

Pour désigner ces oligarchies que Mosca distinguait surtout d’après leur formule respective, que Pareto caractérisait par leur attitude psy-cho-sociale (les violents et les rusés, les syndicalistes révolutionnaires et les ploutocrates), trois termes ont été utilisés, élite, classe politique, classe dirigeante. Le choix entre ces trois termes peut passer pour libre : après tout, les sociologues utilisent légitimement les mots qui

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leur plaisent, pourvu qu’ils les définissent exactement. Mais l’hésita-tion entre les termes reflète une équivoque relative à la réalité.

Pareto commence par définir l’élite de manière objective, c’est-à-dire en se référant à des traits observables de l’extérieur. Considérons les quelques-uns qui, quel que soit leur métier, filles de joie ou sa-vants, ont réussi, sont tenus par leurs pairs et par le public comme les meilleurs : l’ensemble de ceux qui « ont eu du succès » constitue ce que nous appellerons l’élite de la société, les meilleurs (mot grec) non au sens moral mais au sens social et pour ainsi dire neutre. Mais, le plus souvent, Pareto, quand il parle d’élite, vise non l’ensemble de ceux qui ont réussi, mais ceux, en petit nombre, qui exercent les fonc-tions politiques d’administration ou de gouvernement, et aussi ceux qui, sans être fonctionnaires, députés ou ministres, influencent ou dé-terminent la conduite de la minorité gouvernante. Aussi, personnelle-ment, je donne à ces trois mots élite, classe politique, classe diri-geante, trois sens différents, je désigne par chacun d’eux une autre réalité ou, si l’on veut, je pose, à l’aide de chacun d’eux, un autre pro-blème.

J’use du terme élite au sens le plus large : l’ensemble de ceux qui, dans les diverses activités, se sont élevés en haut de la hiérarchie et occupent des positions privilégiées que [133] consacre l’importance soit des revenus soit du prestige. Le terme de classe politique devrait être réservé à la minorité, beaucoup plus étroite, qui exerce effective-ment les fonctions politiques de gouvernement. La classe dirigeante se situerait entre l’élite et la classe politique : elle couvre ceux des privi-légiés qui, sans exercer de fonctions proprement politiques, ne peuvent pas ne pas exercer de l’influence sur ceux qui gouvernent et ceux qui obéissent, soit en raison de l’autorité morale qu’ils dé-tiennent, soit à cause de la puissance économique ou financière qu’ils possèdent.

De ces trois termes, c’est celui d’élite 74 que j’emploie le moins vo-lontiers, parce qu’il a des résonances équivoques. Est-il possible, est-il utile de constituer un ensemble qui englobe tous ceux qui ont réussi, y compris les rois de la pègre ? La réussite dans certains métiers, tels ceux d’artisans, pratiqués dans la solitude, est mal connue en dehors

74 En revanche, je n’ai pas d’objection contre l’emploi du terme élite au plu-riel, comme équivalent de ce que j’appelle plus bas catégories dirigeantes.

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d’un cercle étroit et ne confère ni autorité ni célébrité. Il n’est ni très facile ni très utile de tracer le cercle à l’intérieur duquel les réussites assurent l’entrée dans l’élite. Ce mot, au fond, ne sert à rien d’autre qu’à rappeler la loi d’airain de l’oligarchie, l’inégalité des dons et des succès (sans que les succès soient toujours proportionnels aux dons).

En revanche, les deux mots de classe politique et de classe diri-geante posent un problème important, celui des rapports entre la mi-norité qui exerce effectivement le pouvoir politique et une minorité, moins étroite, qui exerce des fonctions de commandement ou de pres-tige dans la société et non dans l’État. Tout régime comporte une classe politique, que ce régime soit démocratique ou soviétique. Une société ne comporte pas une classe dirigeante, si les dirigeants de l’in-dustrie, ceux des syndicats ouvriers, ceux des partis politiques se [134] considèrent comme ennemis les uns des autres, au point de n’avoir aucune conscience de solidarité.

Le fait, ou la loi d’airain, de l’oligarchie peut être souligné avec une intention agressive à l’égard des idéologies. Les démocrates naïfs s’imaginent que le peuple gouverne à l’Ouest, alors que les électeurs sont effectivement « manipulés » par des politiciens « rusés ». Les communistes, croyants ou cyniques, affirment que le prolétariat est au pouvoir en Union soviétique alors que le Parti, le Comité central, le Praesidium, voire le secrétaire général du Parti, « manipulent » les masses et, au nom du prolétariat, exercent un pouvoir plus absolu que celui des rois ou des empereurs du passé. Cette argumentation, polé-mique et politique, est bon marché. Elle ne nous intéresse pas, bien qu’elle comporte évidemment une part de vérité. Elle est position et non solution du problème. Étant entendu que toujours et partout un petit nombre gouverne, quel est ce petit nombre ? Quels en sont le re-crutement, l’organisation, la formule ? Comment l’autorité est-elle exercée ? Quelles sont les relations de la classe politique avec les autres privilégiés, les autres détenteurs de puissance et de prestige ?

Ces questions sont d’autant plus inévitables que la différenciation sociale, au cours du siècle écoulé depuis les premières doctrines so-ciologiques, a progressé en même temps que s’affirmait la revendica-tion d’égalité. Aujourd’hui l’égalité devant la loi n’est plus guère mise en doute sur le plan théorique et l’universalité de la participation poli-tique par le droit de vote n’est plus enjeu de conflit. Tous les membres de la communauté sont citoyens. Mais les citoyens, sur le plan de ce

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que Hegel appelait « société civile » 75, sur le plan de l’activité écono-mique, ont chacun un métier. Les fonctions d’administration, au ni-veau de la ville, de la région ou de l’État, comme les fonctions poli-tiques (souvent électives) à ces divers niveaux, sont exercées par des hommes qui sont ou deviennent [135] des professionnels. La classe politique n’est héréditaire ni à l’Est ni à l’Ouest. À l’Est comme à l’Ouest, les détenteurs de l’autorité étatique ont des liens (il reste à préciser lesquels) avec les hommes de puissance économique et les hommes de prestige intellectuel ou spirituel. Il nous faut analyser les diverses catégories sociales qui peuvent appartenir à la classe diri-geante — ou encore comme je me suis exprimé ailleurs — les di-verses sortes d’élites, si nous voulons comparer les sociétés au regard de leur classe politique ou de leur classe dirigeante.

Quatre antithèses — pouvoir temporel et pouvoir spirituel, pouvoir civil et pouvoir militaire, pouvoir politique et pouvoir administratif, pouvoir politique et pouvoir économique — illustrent, me semble-t-il, la différenciation moderne des fonctions de commandement, la multi-plication des groupes sociaux capables d’exercer effectivement des fonctions de commandement ou d’influencer substantiellement ceux qui les exercent.

Dans toutes les sociétés, ceux qui établissent la hiérarchie des va-leurs, qui forment les façons de penser et déterminent le contenu des croyances, constituent ceux qu’Auguste Comte appelait le pouvoir spirituel. À notre époque, le pouvoir spirituel est partagé entre ou dis-puté par trois sortes d’hommes, les prêtres, survivants du pouvoir spi-rituel que le fondateur du positivisme appelait théologique, les intel-lectuels, écrivains ou savants, et les idéologues de partis. Un regard sur les régimes, soviétique et occidental, suffit pour apercevoir une différence fondamentale dans les relations structurelles des catégories dirigeantes 76 : selon la formule soviétique, ce sont les idéologues du Parti qui proclament la vérité suprême et enseignent ce qui est sacré. Les prêtres sont tenus officiellement en piètre estime et les intellec-tuels doivent souscrire à la vérité idéologique, plus ou moins étendue selon les moments et les hommes.

[136]

75 Burgerliche Gesellschaft, traduite d’ordinaire par « société civile ».76 Ou des élites si l’on préfère.

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Le pouvoir, dans les sociétés modernes, se veut civil en son origine et sa légitimité puisqu’il invoque une légitimité démocratique. Mais il n’est effectif qu’à la condition d’obtenir l’obéissance des chefs de l’armée et de la police. Aussi, en fait, à notre époque, nombreux sont les régimes qui doivent leur avènement à l’action de l’armée. Nom-breux sont les hommes politiques qui ont d’abord porté l’uniforme et qui doivent tout ou partie de leur autorité morale ou de leur prestige à leur passé militaire.

L’État moderne est d’abord un État administratif. Les citoyens comme les sujets économiques sont en permanence soumis aux com-mandements des fonctionnaires qui fixent les règles de la compétition entre individus et tirent les conséquences des lois, en chaque circons-tance. Ce pouvoir administratif est en un sens « dépersonnalisé » et parfois « dépolitisé » : les fonctionnaires ordonnent en tant que fonc-tionnaires et les citoyens obéissent aux lois et aux représentants ano-nymes de l’État. Mais les grands fonctionnaires n’appartiennent pas moins à la minorité gouvernante, à la fois parce qu’ils influencent les décisions des hommes politiques et parce que le pouvoir administratif influe sur la répartition du produit social, répartition qui constitue un des enjeux de la lutte entre les groupes sociaux.

Les hommes politiques sont différenciés, à l’Ouest, des administra-teurs, bien que, en certains régimes, les ministres soient choisis parmi les fonctionnaires. Ils sont plus ou moins « professionnels » selon que la politique est ou non leur carrière exclusive et la source unique de leurs revenus, mais ils sont toujours « différenciés » en ce sens que leur activité, de représentants ou de ministres, s’insère dans un réseau d’obligations, de droits, d’actions spécifiques.

L’ensemble de ces conduites politiques est lié aux autres en-sembles de conduites sociales, plus étroitement à l’ensemble que l’on peut appeler économique. Deux catégories de privilégiés, détenteurs de deux sortes de pouvoirs, émergent de l’ensemble économique : les gestionnaires du travail collectif, [137] propriétaires des moyens de production, managers, ingénieurs, et les meneurs de masses, dirigeants de syndicats ouvriers et, éventuellement, dirigeants des partis poli-tiques, désireux d’organiser un groupe professionnel (les ouvriers d’industrie) sur la base d’une affiliation de classe.

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Ces catégories dirigeantes sont toutes présentes dans n’importe quelle société moderne, qu’elle soit de régime soviétique ou de régime occidental. J’appelle structure de la classe dirigeante ou des catégories dirigeantes les relations prévues par la formule ou imposées par la loi ou la coutume entre les diverses espèces de privilégiés, détenteurs soit d’autorité morale, soit de pouvoir légal, soit de puissance effective économique ou sociale. Les régimes de type occidental sont définis non par la seule différenciation de ces catégories, mais par le libre dia-logue entre ces catégories. Les régimes de type soviétique sont définis par une moindre différenciation et surtout par une moindre liberté de dialogue ou d’opposition entre les prêtres et les intellectuels, entre les intellectuels et les idéologues, les idéologues et les chefs du parti, les chefs du parti et les gouvernants. Les fonctionnaires du travail collec-tif ne constituent pas une catégorie séparée des fonctionnaires d’État. Les meneurs de masses, au niveau des entreprises, les secrétaires de syndicats ont une fonction d’encadrement plus que de revendication et sont recrutés en conséquence.

Un régime de type soviétique, par rapport à un régime de type oc-cidental, présente deux caractéristiques majeures : il tend à rétablir la confusion de la société et de l’État alors que la modernité créait ou accentuait la distinction, en différenciant les fonctions politiques, en tolérant des organisations professionnelles ou politiques, indépen-dantes les unes des autres et légitimement rivales. À l’Est, les gestion-naires du travail collectif sont, de l’entreprise jusqu’au bureau central du plan, des fonctionnaires, alors qu’à l’Ouest ces gestionnaires se répartissent en catégories multiples (propriétaires, managers non-pro-priétaires, fonctionnaires d’État). À l’Est, les chefs de parti sont à la fois, en permanence, maîtres de [138] l'exécutif, meneurs de masses et idéologues officiels, alors qu’à l’Ouest les gouvernants ont en face d’eux une opposition, des secrétaires de syndicats plus ou moins indé-pendants et des écrivains, savants, idéologues qui ne cessent de discu-ter sur le vrai et le faux, sur le sacré et le scandaleux, sans que la voix des gouvernants temporaires soit capable de dominer le tumulte des débats ou de la propagande.

Ces remarques ne visent pas à développer une théorie de la classe dirigeante, à l’Est ou à l’Ouest, mais seulement à indiquer le genre de problèmes que pose l’étude des oligarchies modernes ou, si l’on pré-fère, l’étude du fait oligarchique dans les sociétés modernes. La diffé-

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renciation sociale n’a pas épargné les oligarques, mais elle a abouti à deux modalités extrêmes : le regroupement des catégories dirigeantes sous l’autorité temporelle et spirituelle des chefs du parti unique, la désintégration de la classe dirigeante en une sorte de guerre froide permanente entre les catégories dirigeantes. La plupart des régimes occidentaux se situent entre ces deux formes extrêmes. La Grande-Bretagne me paraît l’exemple le plus typique d’un pays dont le régime est de type occidental mais qui possède encore une classe dirigeante : les couches supérieures du monde des affaires, de l’université, de la presse, de l’Église, de la politique, se retrouvent dans les mêmes clubs, ils ont souvent des liens de famille, ils ont une conscience de constituer une communauté, ils ont une représentation relativement définie de l’intérêt supérieur de l’Angleterre. Cette classe est ouverte aux talents, elle absorbe les individus d’origine modeste et ne rejette pas ceux des siens qui ont pris la tête des mouvements populaires de protestation. Les catégories dirigeantes constituent une classe diri-geante dans la mesure même où la classe politique et l’élite sociale sont imbriquées l’une dans l’autre.

L’étude empirique d’une catégorie dirigeante comporte essentielle-ment quatre aspects : quelle est l’origine sociale, quel est le recrute-ment des hommes politiques (ou des hauts fonctionnaires ou des intel-lectuels) ? Quelles sont les qualités [139] qui semblent assurer le suc-cès, quelles sont les modalités de la carrière ? Quelle est la manière de penser, quelle est la conception de l’existence, caractéristique de cette catégorie ? Quelle est la cohérence, quelle est la conscience de solida-rité des membres de cette catégorie ?

Quand il s’agit de la classe politique, des rapports entre dirigeants de l’industrie et dirigeants de l’État, ces dernières interrogations de-viennent évidemment décisives et d’autres s’y ajoutent. Les décisions les plus graves sont prises par un ou quelques hommes. C’est parfois un homme qui doit choisir entre la paix et la guerre. En ce sens, la concentration du pouvoir n’est pas une hypothèse, mais un fait. La question est de savoir en quelle mesure les décisions, prises par le pré-sident des États-Unis ou les membres du Cabinet, expriment les inté-rêts, la volonté ou l’idéal d’un petit groupe que l’on baptisera « élite de puissance », ou « monopolistes », ou « capitalistes ».

Nous ferons observer, tout d’abord, que cette question est empi-rique plus que théorique, elle relève de l’enquête non de la doctrine ou

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de l’analyse de concepts. Les remarques suivantes visent donc à cir-conscrire le sujet, non à le traiter. Il va de soi qu’en un régime fondé sur la propriété des instruments de production les mesures prises par les législateurs et les ministres ne seront pas en opposition fondamen-tale avec les intérêts des propriétaires. Les gouvernants ne sont par radicalement hostiles aux intérêts de ceux qui ont réussi sur le plan économique. Les dirigeants des démocraties occidentales ne sont pas, et ne peuvent pas être, ennemis du régime que les soviétiques ap-pellent capitaliste parce qu’il admet une propriété privée des instru-ments de production et n’impose pas une planification totale. Mais cette proposition est trop évidente pour être instructive.

Il faut aller au-delà de cette platitude pour formuler les véritables interrogations. Un régime capitaliste, selon une définition aussi vague, comporte des modalités extrêmement diverses, extension plus ou moins grande de la propriété collective, [140] de la planification, fis-calité plus ou moins progressive, etc. Pour que le pouvoir, dans une démocratie occidentale, pût être décrété celui des capitalistes ou des monopolistes, il faudrait établir que ces capitalistes ou monopolistes ont conscience de leur solidarité, qu’ils ont une idée commune de leur classe et de leur intérêt de classe. Les faits, au premier abord, ne semblent pas suggérer que cette conscience existe ou que cet intérêt de classe soit connu et reconnu par ceux qu’il devrait unir.

Qu’un dirigeant de la Standard Oil ou de la General Motors inter-vienne auprès du State Department pour obtenir des commandes ou le soutien du gouvernement contre une menace de nationalisation, rien de plus normal et de plus vraisemblable. Le State Department cède-t-il à ses pressions ? C’est à voir. Ce qui serait intéressant, ce serait que les dirigeants politiques prissent des décisions parce que celles-ci se-raient conformes aux intérêts soit de telle grande corporation in-fluente, soit des grandes corporations ou des « monopoles » en tant que tels. Or c’est précisément ce fait qui n’est pas démontré et qui pa-raît même improbable.

Les hommes d’affaires républicains qui peuplaient l’administration Eisenhower prêchaient et appliquaient la doctrine de la monnaie saine et de la rigueur financière parce qu’elle donnait satisfaction à leur sys-tème de valeurs et bien qu’elle fût, à beaucoup d’égards, moins pro-pice au gonflement des profits que la doctrine opposée. Ils s’effor-çaient de réduire les dépenses militaires en vue d’équilibrer le budget.

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Ils n’avaient pas d’interprétation commune de la conjoncture interna-tionale et ils auraient été bien en peine de dire quelle diplomatie ré-pondait à l’intérêt de classe du grand capitalisme.

Que les chefs de l’armée et les dirigeants de l’industrie soient en relations étroites, dans les États-Unis d’aujourd’hui, en raison des commandes d’armements, en raison aussi des postes offerts par l’in-dustrie aux généraux après leur retraite, nul ne le discute. La conduite de la politique extérieure serait-elle autre, si ces liens étaient moins étroits ? Les généraux [141] recommandent-ils un programme parce qu’ils songent à leurs appointements futurs ? Quel que soit le régime, chefs de l’armée et chefs de l’industrie, en une société industrielle, seront intimement liés. La diplomatie américaine, le volume des arme-ments sont-ils déterminés par ces liens personnels ou sociaux ? À mon sens, personne n’a encore rendu vraisemblable la réponse positive à une telle interrogation.

Il nous reste à préciser les relations entre ces catégories dirigeantes et les classes sociales. Ces relations sont, de toute évidence, autres selon les types de sociétés et les types de régimes. Nous ne les envisa-gerons que dans le cas de la société moderne industrielle, telle qu’elle s’est épanouie au XXe siècle aux États-Unis, en Union soviétique, en Europe occidentale.

La masse de la population est répartie entre les métiers — exploita-tion agricole, industrie, services — que le progrès économique a mul-tipliés et différenciés. Les revenus de chacun dépendent essentielle-ment de la place occupée dans le processus de production, cette place étant définie soit par le rapport à la propriété des moyens de produc-tion, soit par la qualification du travail fourni, soit par les deux critères à la fois. Une société de type soviétique ne laisse subsister que le se-cond critère puisqu’elle élimine radicalement la propriété des moyens de production. L’organisation sociale qui paraît primordiale aux indi-vidus est le système de production et d’échanges, la communauté fa-miliale n’étant plus une unité de production et les communautés reli-gieuses ou idéologiques ne fournissant plus, dans la majorité des cas, les moyens de vivre. La « société civile » (die burgerliche Gesell-schaft), au sens que Hegel donnait à ce mot, englobe l’ensemble de la collectivité et en constitue pour ainsi dire l’infrastructure. Suscite-t-elle des classes ennemies, dont l’une, la classe exploitée, a pour mis-sion le renversement révolutionnaire du régime établi ? Ni en Union

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soviétique, ni aux États-Unis, la classe ouvrière n’est révolutionnaire, autrement dit, ne semble penser ou agir comme si elle avait [142] pour objectif ou pour ambition de renverser le régime économique ou poli-tique. Elle n’est pas non plus au pouvoir, elle ne s’est pas transformée en « classe universelle » à l’Est ou à l’Ouest. Elle semble révolution-naire, en France et en Italie, dans la mesure où le parti auquel un grand nombre d’ouvriers donnent leur suffrage se réclame d’un ré-gime de type soviétique à l’intérieur d’une société de type occidental.

Les ouvriers d’industrie, russes ou américains, sont intégrés à une certaine organisation, administrative et technique. L’étude empirique établit l’ampleur des différences de revenus à l’intérieur de la classe ouvrière. Quelle est la hiérarchie des salaires, entre le manœuvre et l’ouvrier le plus qualifié ? L’ensemble des ouvriers a-t-il la même fa-çon de vivre, les mêmes convictions, a-t-il conscience de constituer une unité sociale ou historique, avec une mission propre ? En d’autres termes, quand il s’agit des classes — et nous prenons l’exemple de la classe ouvrière parce que c’est elle qui, d’après tous les auteurs, pré-sente, le plus accentués, les caractères d’une classe — on se pose deux types de questions : jusqu’à quel point existe-t-elle objectivement ? Jusqu’à quel point a-t-elle conscience d’elle-même et quel est le contenu, conservateur, réformiste ou révolutionnaire, de cette conscience ?

La première question se pose, de manière identique, à propos de la classe ouvrière soviétique et de la classe ouvrière américaine. La deuxième ne se pose pas ou ne comporte pas de réponse démontrée, à propos de la classe ouvrière soviétique, parce que la structure des ca-tégories dirigeantes interdit et la question et la réponse. Plaçons-nous à l’intérieur d’une entreprise industrielle moderne : les ouvriers sont soumis à une autorité qui n’est démocratique ni en son origine (nomi-nation et non élection) ni en son mode d’exercice (commandement et non discussion). Si les syndicats ouvriers sont libres, ils formuleront, avec plus ou moins de véhémence, des revendications économiques (salaires, partages des bénéfices) ou politiques (participation à l’auto-rité). Si les syndicats [143] ouvriers sont dirigés par des secrétaires nommés par ou soumis au parti, certaines revendications ne seront pas élevées. L’existence même d’un intérêt de classe spécifique, éventuel-lement opposé à celui de la direction de l’entreprise, sera niée.

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Plaçons-nous maintenant à un niveau supérieur, celui des ouvriers d’industrie pris globalement. La même opposition se retrouve, encore plus nette. La conscience de classe, l’idée d’une vocation commune dépend plus de la propagande et de l’organisation que du degré de communauté objective (jusqu’à quel point les ouvriers sont-ils les mêmes et différents des autres membres de la société globale ?). Les ouvriers ne peuvent accéder à la conscience d’eux-mêmes comme d’une classe, si le régime économique et politique interdit les organi-sations autonomes ou, pour parler un autre langage, si la structure des catégories dirigeantes interdit le dialogue des intellectuels, des me-neurs de masses et des hommes politiques.

Les relations de classes ne sont pas unilatéralement déterminées par les relations des catégories dirigeantes. Si l’on compare les di-verses sociétés occidentales, il serait déraisonnable d’attribuer l’atti-tude révolutionnaire 77 de la classe ouvrière, en France ou en Italie, à la seule action des meneurs. Ces derniers déterminent-ils l’attitude des masses ou celles-ci sont-elles entraînées par eux ? La réponse doit être autre selon les circonstances et elle est rarement catégorique dans un sens ou dans un autre. Nous voulions montrer seulement que les « re-lations de classes » n’apparaissent au jour, en une société industrielle, qu’à la condition que des organisations socio-économiques, exté-rieures à l’appareil du parti unique et de l’État, soient tolérées. Ce que la comparaison entre l’univers soviétique et le monde occidental ré-vèle, c’est que [144] la structure des catégories dirigeantes et non le rapport des classes détermine l’essence des régimes économico-poli-tiques.

Les groupes sociaux, il est vrai, se forment différemment selon que la propriété privée des instruments de production, du sol et des ma-chines, est ou non tolérée. Répartition des revenus, niveau et style de vie des groupes sont influencés par le statut de la propriété et plus en-core par le mode de régulation (marché ou planification). Mais les dif-férences majeures viennent de la structure des catégories dirigeantes, des rapports établis par le régime entre la société et l’État. Il suffit, pour qu’un régime de type soviétique s’instaure, qu’un parti commu-niste, seul ou avec l’aide de l’armée rouge, s’empare du pouvoir. Ce

77 La formule est exagérément simple et l’attitude révolutionnaire comporte maintes nuances. Mais il ne s’agit ici que d’une analyse théorique, non d’une description.

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n’est donc pas l’état des forces productives mais l’état des forces poli-tiques, voire militaires, qui est la cause prédominante, cause des ca-ractères propres à chaque type de société, cause de l’avènement ou de la chute d’un type de société ou d’un autre.

Comparons les résultats de ces analyses avec les doctrines sociolo-giques que nous avons évoquées et avec les interprétations, plus ou moins justificatrices ou polémiques, que chaque régime donne de lui-même et des autres.

La réalité du régime soviétique n’a pas grand-chose de commun avec le mythe de la « classe universelle » et du « pouvoir du proléta-riat ». Le pouvoir est exercé par le Parti qui représente le prolétariat mais qui n’est évidemment plus dirigé par des prolétaires. Certes, la révolution de type communiste élimine radicalement les survivants des anciennes classes privilégiées (nobles et bourgeois-propriétaires), elle fait donc surgir de la masse populaire les catégories dirigeantes de la société nouvelle et, en théorie, elle peut favoriser à chaque généra-tion l’ascension des mieux doués, la transmission des privilèges étant non exclue mais atténuée par la suppression de la propriété privée et des accumulations de richesses familiales 78.

[145]Les mérites d’un tel régime sont, pour une part, ceux qu’il s’attri-

bue à lui-même, pour une part exactement opposés à ceux que reven-dique l’idéologie officielle. La lutte des groupes pour le partage du produit social, le heurt entre ouvriers et propriétaires disparaissent, comme le veut la doctrine, et la société cesse d’être le théâtre d’une guerre froide permanente. Mais la paix est rétablie non en supprimant les occasions ou les enjeux des conflits, mais en prévenant l’organisa-tion des armées et la propagande de guerre. Saint-simoniens et mar-xistes tenaient également pour indispensable la coopération de tous les producteurs, dirigeants et employés ayant, au fond, les mêmes inté-rêts. Mais les saint-simoniens ne croyaient pas qu’il fût nécessaire de supprimer la propriété privée des instruments de production pour que tous les producteurs prissent conscience de leur solidarité. Les mar-xistes, au contraire, croyaient qu’il y aurait une lutte des classes tant qu’il y aurait une distinction entre capitalistes et prolétaires. Ils ont

78 Les enfants d’un membre du Politburo n’en ont pas moins, de toute évi-dence, des avantages à la naissance.

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éliminé la propriété privée des instruments de production, les capita-listes, puis conformément à leur doctrine, ils ont proclamé qu’il n’y avait plus de classes ou que les classes n’étaient plus antagonistes et enfin, pour que la réalité ne pût démentir leur doctrine, ils ont réservé un monopole au Parti et à son idéologie : les représentants de tous les groupes, s’exprimant par l’intermédiaire et avec le vocabulaire du Par-ti, témoignaient à l’envi de la disparition des classes et de leur lutte.

Le régime soviétique est une réaction contre la tendance, caracté-ristique des sociétés occidentales, a la différenciation des fonctions et à la dispersion des catégories dirigeantes. Il rétablit l’unité d’une classe dirigeante, l’unité spirituelle et politique des catégories diri-geantes que compromet, à l’Ouest, le dialogue des hommes politiques, des intellectuels et des meneurs de masses. En ce sens, il est le contraire de ce qu’il prétend être, il accentue le fait oligarchique qu’il nie, il confirme le cynisme de Pareto, il est la victoire d’une minorité qui invoque la voix de l’histoire ou du prolétariat comme [146] d’autres minorités ont invoqué la voix de Dieu ou du peuple. La théo-rie des élites d’un Pareto convient mieux à l’interprétation des révolu-tions se réclamant de Marx que le marxisme. L’efficacité révolution-naire, créatrice, de l’État, a été glorieusement illustrée par ceux qui ne voyaient en celui-ci que l’instrument de la classe économiquement privilégiée. Il est facile à ceux qui détiennent le pouvoir militaire de s’assurer ensuite la possession des moyens économiques et la puis-sance.

Mais l’occidental, « démasquant » la réalité soviétique a l’aide des conceptions d’un Pareto, aurait tort de méconnaître les accomplisse-ments historiques du régime adverse. Car celui-ci a effectivement mis un terme à la lutte des classes, non pas, il est vrai, en substituant une harmonie miraculeuse des intérêts aux contradictions d’hier, mais en proclamant et en interdisant de mettre en doute que cette harmonie désormais existe. Le monopole d’un parti et d’une idéologie, la sou-mission des intellectuels et des meneurs de masses aux ordres des chefs du parti, contribuent à la restauration d’une classe dirigeante. Or les régimes occidentaux sont menacés moins par la toute-puissance des monopolistes que par la désintégration du consensus social, par la rivalité des catégories dirigeantes.

Les polémistes soviétiques, les critiques occidentaux qui croient s’inspirer de Marx « démasquent » la démocratie de type occidental

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en découvrant le rôle sinistre des monopolistes ou des élites de puis-sance. Le fait oligarchique, encore une fois, n’est pas douteux. Mais le trait caractéristique de l’oligarchie, à l’intérieur des sociétés de type occidental, ce n’est pas le despotisme secret d’un groupe d’hommes (les chefs de l’industrie ou de l’armée), c’est l’absence d’une volonté, d’une conception communes à ces groupes dirigeants que la loi de la démocratie met en compétition. Le danger est d’autant plus grand que la compétition des groupes dirigeants ne donne pas nécessairement au simple citoyen un sentiment de liberté. Même si le fonctionnement de l’économie [147] ou la conduite de la diplomatie, aux États-Unis, ne sont maîtrisés, dirigés, pensés par personne, par aucun homme seul ou aucune équipe consciente, le citoyen n’acquiert pas, pour autant, la conviction qu’il est capable d’influer sur le cours des événements ou sur la marche des mécanismes démesurés de l’industrie ou de l’armée. La mythologie des élites souveraines et clandestines aura du succès parce qu’elle exprime l’impuissance ressentie par le grand nombre et désigne des « responsables ». L’impuissance n’est pas moins authen-tique, au cas où ces responsables n’existent pas, ou encore sont tous et personne.

Les théoriciens des élites n’ont pas tort de « démasquer » la démo-cratie. Il n’y a pas de gouvernement du peuple par le peuple. Mais il n’est pas non plus démontré que les désirs ou les velléités du grand nombre soient sans effet sur la conduite des gouvernants. La question — en quelle mesure les gouvernants manipulent-ils les masses ou se bornent-ils à traduire en actes les aspirations des électeurs ? — est, en grande mesure, une fausse question. En tous les régimes, il y a un dia-logue des gouvernés et des gouvernants. La pluralité des partis, la ré-gularité des élections, la liberté des débats renforcent l’opinion et ré-duisent la marge de manœuvre et de manipulation des catégories diri-geantes. Mais la concurrence déchaînée entre ces dernières, qui donne certaines garanties aux gouvernés, ne confère à ceux-ci ni la réalité ni l’illusion du pouvoir.

Que les catégories dirigeantes en viennent à se traiter mutuelle-ment en ennemies, que l’État ne soit plus tenu par une minorité réso-lue, consciente d’une mission : les masses ne goûteront pas, pour au-tant, l’exaltation de la liberté ; au contraire, elles imagineront une élite mystérieuse qui tisse dans l’ombre les fils de leur destin, quelques-uns

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devant être tout-puissants, si tant de millions d’hommes sont impuis-sants.

La controverse, scientifique et politique, autour des concepts de classe sociale et de classe dirigeante a pour origine un trait spécifique des sociétés modernes, la séparation [148] de la puissance sociale et de l’autorité politique, la différenciation des fonctions et, en particu-lier, des fonctions politiques. Les doctrinaires de la sociologie, au siècle dernier, ont tous reconnu cette dissociation de la société et de l’État (pour employer l’antithèse allemande Gesellschaft und Staat), tous admis que le développement de la société industrielle contribue-rait au rétablissement de l’unité, les survivances de la féodalité et de l’Ancien Régime achevant de disparaître et l’État devenant l’expres-sion authentique de la société moderne. Mais aucun des grands doctri-naires de sociologie, sur le continent, n’avait une idée nette de ce que serait l’État moderne, expression fidèle de la société moderne. Les uns le voyaient pris en charge par les producteurs, les autres en annon-çaient le dépérissement après la victoire du prolétariat, d’autres enfin s’interrogeaient sur la probabilité respective du régime représentatif et du despotisme.

Une des causes principales de ces incertitudes était l’équivoque même de la notion de classe, qui s’appliquait à la fois aux minorités privilégiées, noblesse et bourgeoisie, et aux masses, paysans et ou-vriers. Les classes privilégiées de l’Ancien Régime étaient des minori-tés qui détenaient à la fois puissance sociale (par la propriété du sol), force militaire (ils étaient les combattants ou l’encadrement des com-battants) et pouvoir politique (ils exerçaient des fonctions judiciaires et administratives). Avant la Révolution, la classe noble avait perdu une grande part de sa puissance économique et presque toutes ses fonctions judiciaires ou administratives. Des hommes différents exer-çaient ces fonctions et ces hommes dépendaient de plus en plus de l’appareil d’État. Mais la noblesse continuait d’offrir le modèle de la « classe dominante », minorité qui serait socialement privilégiée et qui exercerait effectivement le pouvoir, dans la société et dans l’État. Or cette représentation est inadéquate à la société moderne parce que celle-ci est caractérisée par une différenciation des fonctions qui inter-dit aux propriétaires et managers des moyens de production d’être eux-mêmes chefs [149] de l’armée ou chefs de l’exécutif. Comme cette confusion des puissances et des pouvoirs est, à notre époque,

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impossible, les idéologues ont inventé le mythe des élites clandes-tines, qui détiendraient la toute-puissance par personnes interposées.

La réalité est à la fois plus simple et plus complexe. Les relations de commandement, à l’intérieur des sociétés modernes, sont, par es-sence, multiples parce que le travailleur, le citoyen, le contribuable, l’automobiliste sont soumis chacun à une discipline propre, technique, administrative, légale, politique. Les hommes qui dirigent ces organi-sations, qui président à ces appareils se distinguent inévitablement. Sur le plan des faits, la pluralité des catégories dirigeantes est la don-née première, les relations entre ces catégories dirigeantes ayant, en chaque régime, un caractère spécifique. Les régimes occidentaux to-lèrent le dialogue de ces catégories, les régimes soviétiques confèrent un monopole à un parti ou à une idéologie ; ils rétablissent, au profit des chefs politiques, la suprématie d’un pouvoir temporel et spirituel à la fois. La dissociation entre société et État est réduite, la concurrence entre les élites atténuée.

Toutes les sociétés modernes posent, à la base, l’égalité juridique et politique des individus, ainsi qu’un principe démocratique de légiti-mité. Au sommet, elles possèdent soit un parti unique et une idéologie d’État, soit des partis multiples et des débats incessants. Entre la base et le sommet s’interposent d’abord des groupes sociaux, chacun défini par sa participation au processus de production, son niveau et son genre de vie, ses manières de penser et son système de valeurs ; en-suite les relations entre ces groupes selon l’attitude que les masses et les dirigeants de chacun d’eux adoptent à l’égard des autres. Les rela-tions entre les chefs syndicaux et les entrepreneurs sont déterminées, à l’Ouest à la fois par le régime (qui autorise la libre négociation), par l’état d’esprit des masses et par les conceptions des meneurs de masses et des gestionnaires du travail (propriétaires ou [150] mana-gers). A l’Est, ces relations sont déterminées surtout par le régime qui interdit le conflit ouvert ou l’affirmation d’intérêts opposés, encore que les sentiments des masses puissent, en certaines circonstances, influencer des chefs syndicaux, même fonctionnaires d’État. En d'autres termes, la zone intermédiaire, des relations entre groupes ne peut être comprise que par référence et aux données économico-so-ciales et au régime d’État, parce que le régime commande la structure des catégories dirigeantes et la conscience que les groupes sociaux prennent ou non d’eux-mêmes.

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La pluralité des catégories dirigeantes est inséparable de la nature des sociétés modernes, mais ces catégories peuvent constituer une classe dirigeante soit lorsqu’elle sont mises au pas par un parti unique, soit quand elles gardent, en dépit de la compétition, le sens de l’intérêt commun au régime et à l’État, soit quand elles continuent à se recru-ter, en majorité, dans un milieu étroit et pour ainsi dire aristocratique. Les deux concepts de catégories dirigeantes et de classe dirigeante peuvent et doivent être utilisés en vue d’analyses scientifiques, sans intention partisane. Ils passent, aux yeux de certains, pour politique-ment orientés, mais à tort. Les concepts « démasquent », il est vrai, la confusion mythique du prolétariat et de la classe dirigeante dans les sociétés soviétiques, la confusion supposée de la puissance écono-mique et du pouvoir politique dans les sociétés démocratiques. Mais ils démasquent aussi la naïveté de l’idéologie démocratique à la Lin-coln « par le peuple et pour le peuple ». Par ailleurs, les concepts ne tranchent pas les problèmes réels, à l’Est et à l’Ouest, de l’accord ou du désaccord entre les sentiments et les intérêts du grand nombre d’une part, l’action des minorités dirigeantes de l’autre. Il n’est pas impossible de plaider qu’une classe dirigeante, unifiée par la disci-pline d’un parti, est plus efficace, pour le bien de la société, que la libre compétition entre les minorités.

Enfin, est-ce la faute du sociologue si un régime donne de [151] lui-même une interprétation plus éloignée de la réalité que ne l’est l’interprétation que les autres régimes se plaisent à donner d’eux-mêmes ?

Archives européennes de sociologie,I, Paris, 1960, pp. 260 à 281.

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[152]

Sociologie politique.Tome 1.

“Les conditions préalablesà la polyarchie.”

Robert A. DAHLCharles E. LINDBLOM

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Première condition

L’endoctrinement socialLa polyarchie nécessite un certain type d’endoctrinement social,

d'accoutumance au processus polyarchique et d’attrait pour la démo-cratie.

Deuxième condition

Les points d’accord fondamentauxLa polyarchie nécessite aussi un accord sur les processus fonda-

mentaux et les pratiques politiques essentielles qui facilitent la com-pétition pacifique et la possibilité pour les citoyens de soutenir des leaders rivaux.

Si les citoyens ne s’accordent pas à trouver la polyarchie néces-saire, celle-ci ne peut se perpétuer. S’ils ne la veulent pas tous, elle ne peut leur être imposée autoritairement. L’exemple turc suggère que les

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P. Birnbaum et F. Chazel, Sociologie politique. Tome 1. (1971) 138

citoyens peuvent quelquefois [153] être incités par leurs dirigeants à désirer la polyarchie ; mais tant qu’on ne la désire pas, elle ne peut fonctionner. Si aux États-Unis une écrasante majorité d’électeurs ac-tifs préféraient vraiment la dictature à la polyarchie, il serait impos-sible de maintenir la polyarchie et d’éviter l’élection massive de lea-ders dictatoriaux au Congrès et à la Maison Blanche.

Accord sur quoi ?

L’accord doit s’établir et sur les processus fondamentaux et sur les pratiques politiques essentielles. Un certain type d’endoctrinement social est évidemment nécessaire à la réalisation d’un tel accord.

En ce qui concerne le premier point, l’accord doit créer ce que Mosca appelait un « haut niveau de garantie juridique » pour la com-pétition électorale. Il faut que des normes extrêmement strictes, se ré-férant à un code juridique, fixent en au moins quatre points les condi-tions de validité de l’élection.

Tout d’abord les leaders politiques ne peuvent exercer leurs fonc-tions officielles qu’après avoir remporté la majorité des voix. En cas de défaite, ils doivent abandonner de bon gré leurs fonctions. Cette norme est si profondément admise par les membres des sociétés poly-archiques qu’il est facile d’oublier l’énorme importance de ce mode de dévolution automatique de la légitimité qui consiste à comptabili-ser les bulletins glissés dans les urnes par les citoyens. Les dictatures modernes ont une conscience aiguë de ce processus de légitimation ; elles font de fantastiques efforts pour respecter ce rituel sans lui accor-der les conséquences opérationnelles qui en résultent dans la polyar-chie.

Deuxièmement, la plupart des adultes doivent exercer le droit de vote sans être à la merci de sanctions ou de récompenses résultant de leur comportement électoral. Aux États-Unis, après la Convention constitutionnelle, les limitations du droit de vote entraînèrent la for-mation d’une [154] ploutocratie. Néanmoins, à l’époque où Jackson quittait la Maison Blanche, la tradition était bien ancrée, malgré le mécontentement des fédéralistes puis des Whigs. Finalement elle n’a jamais été sérieusement contestée depuis, sauf dans le Sud bien sûr où

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une oligarchie blanche, bien que déclinante, domine toujours ; même dans le nord, la corruption, les protections et les fraudes sont suffi-samment courantes pour montrer que, si la règle du suffrage universel est admise par tous, il n’en va pas de même de celle qui garantit la possibilité pour chacun de participer aux élections sans en attendre sanction ou récompense. Cependant cette norme est suffisamment an-crée dans les mœurs pour qu’éclatent le scandale et la fureur publique si quelque personnalité nationale tente de la transgresser.

Troisièmement, il faut que les politiciens rivaux aient le droit et la possibilité de s’organiser eux-mêmes pour la bataille électorale, ce qui revient à reconnaître la nécessité des partis politiques. En Angleterre et aux États-Unis, la légitimité des partis politiques semble avoir été publiquement reconnue à la même époque, entre 1800 et 1832. De-puis, les partis ont été légitimisés et institutionnalisés : la suppression d’un parti acceptant les normes dont nous avons parlées équivaudrait à une révolution.

Quatrièmement, les citoyens doivent avoir la possibilité légale de critiquer le gouvernement. Cette garantie est probablement impor-tante, bien moins parce qu’elle permet à une masse de gens d’influen-cer directement leur gouvernement par leurs critiques, que parce qu’elle permet à des groupes restreints et attentifs — qu’un auteur a qualifié « d’élites attentives 79 » — de faire porter leurs critiques plus ou moins fondées sur l’action gouvernementale. Comme beaucoup d’autres aspects de la vie moderne, même la critique publique est sou-vent l’affaire de spécialistes ; critiquer et [155] rendre compte de l’ac-tion gouvernementale incombe aux reporters, éditeurs, commenta-teurs, groupes de pression, comités du Congrès, commissions à la Pré-sidence, organes de partis, groupes spécialisés de citoyens, et autres. Les « élites attentives » sont souvent de plus, hautement spécialisées ; un décret pour l’abaissement des droits sur les importations de laine ne touchera pas les mêmes « élites attentives » qu’une loi sur l’abais-sement des quotas d’immigration.

On pense quelquefois que l’accord sur ces normes, qui formulent les principes de base de la polyarchie, est suffisant. Il faut toutefois prendre garde à ne pas oublier la nécessité d’un autre accord fonda-

79 Gabriel A. ALMOND, The American People and Foreign Policy, Harcourt Brace and Co, New York, 1950.

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mental, sur les pratiques politiques essentielles. Il est malheureuse-ment difficile de dire ce qu’est ce dernier accord. Mais plus les per-sonnes sont en violent désaccord avec ces pratiques politiques fonda-mentales et moins il est probable qu’elles continueront d’accepter les mécanismes de base de la polyarchie. Si une minorité en arrive à pen-ser que la politique de la majorité va définitivement à l’encontre de ses principaux objectifs, il est certain que son accord sur les méthodes de la polyarchie se fera moins volontiers.

« Tous doivent avoir à l’esprit ce principe sacré », disait Jefferson dans son discours inaugural, « que même si la volonté de la majorité doit prévaloir dans tous les cas, elle devra être raisonnable pour être légitime ». Donc, si elle n’est pas « raisonnable » pour une large mi-norité, la « volonté de la majorité » ne peut prévaloir. Il est certain qu’il y a un point au-delà duquel le démocrate le plus convaincu ne peut être d’accord avec la politique des leaders polyarchiques, même s’il concède que les leaders parlent au nom d’une majorité.

Avant la guerre de Sécession, quand les hommes politiques du Sud furent convaincus que la majorité nordiste désirait finalement abolir l’esclavage, Calhoun développa dans sa doctrine des majorités concurrentes, l’idée qu’aucune décision gouvernementale importante ne pourrait être adoptée sans l’accord des principales minorités. Il es-quissait [156] ainsi la proposition suivant laquelle la polyarchie ne peut survivre si les décisions de la majorité provoquent à un point tel le mécontentement de larges minorités qu’elles en arrivent à préférer l’opposition violente plutôt que d’acquiescer. Quand cette doctrine fut rejetée, la Guerre civile devint alors inévitable. Point n’est besoin de chercher à accepter la théorie constitutionnelle ou la stricte application de la doctrine proposée par Calhoun pour être d’accord sur la validité de sa théorie et sur sa valeur prédictive.

Plus un individu est favorable à la polyarchie, plus il en accepte les servitudes. Faute d’idéaux plus élevés, il préférera le maintien de la polyarchie à sa destruction. De tels hommes sont rares ; il est impro-bable qu’il y en ait une écrasante majorité dans chaque pays pour que la polyarchie puisse longtemps subsister en dépit de grandes diver-gences sur les problèmes véritablement cruciaux.

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Qui doit approuver ?

Quelles sont les personnes dont l'accord sur les problèmes fonda-mentaux et les pratiques politiques essentielles est nécessaire pour que la compétition politique et le choix des citoyens entre des leaders ri-vaux soit un système tolérable de prise des décisions ? Tous les lea-ders ? Tous les leaders gouvernementaux ? Quelques non-leaders ? Tous les citoyens ?

Seuls les individus politiquement actifs doivent chercher à s’accor-der quelles que soient les circonstances. L’accord des autres n’est pas nécessaire. C’est là bien sûr une simple tautologie : pour renforcer, défendre, ou attaquer la polyarchie, il faut avoir une quelconque acti-vité politique. Si la réponse à une politique ou à une procédure qui déplaît consiste à l’ignorer ou à s’occuper d’autre chose, ce désaccord ne pourra avoir d’effet sur les méthodes de la polyarchie.

Comme bon nombre de réponses simples, celle-ci implique cer-taines données fondamentales, comme par exemple le fait qu’un « haut » niveau d’activité politique est en soi une [157] condition préalable à la polyarchie et que les individus actuellement inactifs peuvent, par la suite, devenir politiquement actifs.

Mais, pour le moment, remettons à plus tard la discussion de ces derniers points et laissons de côté l’affirmation assez formelle et peu explicite qu’une des conditions préalables à la polyarchie est l’accord entre personnes politiquement et potentiellement actives.

Quelle doit être l’intensité de l’accord ?

Quelle doit être, entre citoyens politiquement actifs ou susceptibles de l’être, l’intensité de l’accord sur les principes de base et les mé-thodes indispensables au maintien de la compétition politique et à la possibilité pour chacun d’accorder ses suffrages à des leaders rivaux ? Il n’y a probablement pas de réponse qui soit vraiment satisfaisante. Il y a en effet au moins deux variables complexes en jeu : le nombre de personnes en désaccord et l’intensité de leur désaccord. Par suite, les difficultés de mesure de l’opinion et l’absence de données historiques

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utilisables vont lourdement hypothéquer la validité de toute réponse à cette question.

Par définition, la Guerre civile américaine indiquait un manque d’accord. En France, l’histoire des guerres civiles, révolutions, coups d’État, montre que l’accord' minimum faisait souvent défaut, et la IVe

République s’est elle aussi périlleusement achevée par manque d’ac-cord. La république de Weimar, ainsi que la révolution démocratique de 1917 en Russie échouèrent pour cette même raison. La stabilité de la Grande-Bretagne et le processus pacifique de changement en Nou-velle-Zélande (au moins jusqu’à présent) sont au contraire souvent cités comme exemple d’un haut niveau de consensus. Depuis la Guerre civile, l’accord a bien évidemment été suffisant pour faire fonctionner la polyarchie américaine, mais certains observateurs pensent que cet [158] accord est cependant moins fort que dans les autres polyarchies anglophones.

Quels sont les critères qui permettent de déterminer si l’accord sur les principes et les méthodes parmi les citoyens politiquement et po-tentiellement actifs est suffisant ? On peut citer entre autres :

1. l’homogénéité des points de vue sur la théorie constitutionnelle formelle. Ainsi, l’accord sur la théorie constitutionnelle — comment fonctionnent les institutions politiques de base et comment elles devraient fonctionner — paraît à beaucoup d’ob-servateurs américains, beaucoup plus important en Grande-Bre-tagne qu’aux États-Unis. Cet accord est néanmoins beaucoup plus grand dans ces deux pays qu’il ne l’est en France, où le spectre politique va des préférences pour la dictature, en pas-sant par l’approbation de la monarchie, le désir d’un système présidentiel, d’un renforcement de l’exécutif, jusqu’au souhait d’établir la toute-puissance du législatif ;

2. la proportion de prisonniers politiques dans la population to-tale, le degré de violence dans les affaires politiques, la mesure de l’usage de la contrainte dans la politique gouvernementale. Cependant, les différences culturelles faussent quelque peu ce critère ;

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3. la diversité dans les propositions et buts implicites des princi-paux partis  ;

4. la continuité ou discontinuité de l’action gouvernementale en dépit des changements d’administrations.

Ce ne sont rien d’autre que des critères « impressionnistes » mais ils sont de simple bon sens. Ils paraissent confirmés si l’on pense à la décade précédant la Guerre civile américaine : de violents désaccords avaient éclaté à propos de la théorie constitutionnelle, et la violence semblait régner en politique (Bloody Kensas, l’attentat brutal de Sum-ner, John Brown), le désaccord sur l’esclavage augmentait visiblement dans les États de l’Ouest (Dred Scott, l’Accord de 1850, celui de 1854, la politique de Lincoln dans l’Ouest). [159] La récente expé-rience britannique, y compris les élections de 1945 qui suivent six an-nées de mobilisation et de gouvernement de coalition, illustre ce que peut être l’homogénéité d’un pays. Peut-être les critères énoncés ci-dessus ont-ils été utilisés par la plupart des observateurs.

Il y a là un domaine largement inexploré et difficilement explo-rable. Néanmoins, pour discuter de certains problèmes d’action so-ciale rationnelle, il sera nécessaire d’avancer des hypothèses sur le degré de consensus et sur ses effets sur la polyarchie. Le mieux que nous puissions faire en pareil cas est de les expliciter autant que faire se peut.

Troisième condition

Le pluralisme social

La polyarchie nécessite un degré considérable de pluralisme so-cial, à savoir, une diversité d’organisations sociales avec une large part d'autonomie de chacune vis-à-vis des autres.

On se heurte ici à de difficiles problèmes de mesure. On ne peut dire avec beaucoup de précision quel doit être le niveau de pluralisme social, le degré d’autonomie et le nombre d’organisations offertes à chacun. Le principe général demeure toutefois clair. On peut parler de

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pluralisme social dans une société, dans la mesure où il existe un cer-tain nombre d’organisations différentes à travers lesquelles s’exerce le contrôle et qui ne sont pas dominées par un ensemble homogène de leaders.

Un pluralisme social très important ne veut pas nécessairement dire qu’il y a un faible niveau de consensus ; c’est une conséquence possible mais non absolument inévitable. Le pluralisme social est pro-bablement plus grand aux États-Unis qu’en France, mais le degré de consensus y est aussi plus fort. La même idéologie est suffisamment partagée par les différents groupes aux États-Unis, pour qu’ils puissent finalement s’accorder sur les principes et les méthodes ; en [160] France, au contraire, il y a un plus petit nombre de groupes dé-fendant des idéaux opposés : il en résulte un degré de consensus beau-coup moins élevé. Les États-Unis entre 1820 et 1850 étaient l’exemple extrême de pluralisme social combiné à un degré d’accord relativement élevé. Les alliances politiques étaient le fait de combinai-sons mouvantes de personnalités liées à une grande diversité d’organi-sations sociales : les grands propriétaires esclavagistes du Sud, les pe-tits propriétaires esclavagistes, les petits fermiers du Sud sans es-claves, les fermiers de la vallée de l’Ohio, les producteurs de grains de l’Ouest, les financiers, les débiteurs, les importateurs et exportateurs, les commerçants de l’Est, les congrégationalistes, les baptistes, mé-thodistes, épiscopaliens, pour n’en citer que quelques-uns. La diversi-té était telle que ces groupes étaient souvent eux-mêmes divisés 80. Le jeu politique consistait à faciliter des alliances assez fortes entre ces groupes pour remporter les élections et prévenir toute mesure contraire à leurs intérêts. La Guerre civile ne résulta pas de ce degré élevé de pluralisme social ; elle éclata, au contraire, après 1850, alors que s’était réalisé un regroupement temporaire et limité de ces groupes en plusieurs larges alliances, ce qui fut finalement bien pire que ce qui existait avant.

80 Voir Frederick J. TURNER, The United States, 1830-1850, Henry Holt and Co, New York, 1935.

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Pourquoi le pluralisme est-il nécessaire ?

Raisonnant à partir de ce qu’ils croyaient être l’expérience des pe-tits groupes et des relations face à face, beaucoup ne se sont pas rendu compte de l’importance du pluralisme social dans les sociétés glo-bales. Les premiers idéologues démocratiques, comme Rousseau, y étaient fondamentalement hostiles ; c’est une des raisons initiales de l’hostilité de bon nombre d’observateurs aux réunions et partis poli-tiques. [161] À partir de ses réflexions sur les groupes restreints, Rousseau pouvait considérer l’individu comme unité ; il pouvait avan-cer qu’appartenir à des sous-groupes était inutile à la protection de l’individu contre la communauté et dangereux pour l’établissement d’un véritable accord. C’est pour cela que l’idée d’une société compo-sée de « factions » est à l’opposé de bon nombre d’utopies 81. Rous-seau, comme la plupart des utopistes, disposait de très peu de données empiriques, ce qui le conduisait à négliger l’importance des phéno-mènes d’appartenance de groupe qui existent même dans les plus pe-tites organisations, par exemple, l’importance des liens de « familles » dans les petites tribus égalitaires 82.

Pourquoi un certain degré de pluralisme social est-il une condition nécessaire de la polyarchie, du moins dans les modernes États-na-tions ? Dans les petites organisations le pluralisme social, au niveau global, limite la possibilité pour les gouvernants d’accroître leur pou-voir sur les simples citoyens :

Premièrement, le pluralisme social implique l’existence d’organi-sations sociales, de groupes, de leaders de groupes ; de leur union ré-sulte leur force. Un citoyen isolé peut être souvent intimidé par les personnalités officielles, un porte-parole d’un groupe l’est beaucoup moins facilement. De même que le dirigeant, le leader de groupe dis-pose de moyens de pression : publicité, votes et même menace de ré-81 « Il n’y a guère de dissidents dans les sociétés utopiennes. Peu ou pas d’op-

positions, de partis qui se combattent », Raymond RUYER, L'Utopie et les Utopies, Paris, P.U.F., 1950.

82 Voir Richard THURNWALD, « Werden und Gestaltung von Staat und Kul-tur », in Die Menschliche Gesellschaft, Vierter Band, Berlin, 1945 », pp. 14 et suiv.

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sistance. En outre, il y a un effet multiplicateur psychologique de l’ap-partenance à une organisation ; le fait de savoir que l’on n’est pas iso-lé renforce souvent le [162] courage et la détermination. (Les réfugiés venants d’États totalitaires rapportent que l’un des aspects les plus pénibles de ces sociétés est le sentiment d’isolement de l’individu qui ne peut vouloir que secrètement s’opposer au régime.) De plus, les leaders d’organisations ont généralement un statut plus élevé que les citoyens ordinaires, ils peuvent se mouvoir plus facilement dans les sphères officielles, bénéficier de respect et de déférence.

Deuxièmement, le pluralisme social facilite la compétition et per-met l’émergence de leaders rivaux bénéficiant d’appartenances et d’appuis différents. La possibilité que les gouvernants échappent à tout contrôle en est donc réduite d’autant ; les officiels deviennent alors seulement un groupe de leaders, ou, plus exactement, ils sont eux-mêmes des leaders en compétition. Pour l’emporter sur les autres leaders, les révolutionnaires doivent d’abord être assurés du soutien de plus de personnes qu’ils n’auraient de chance de gagner dans une so-ciété pluraliste ; les fidélités de groupe diversifiées empêchent ce type de soutien.

Troisièmement, le pluralisme social facilite l’ascension de leaders politiques dont la plus grande habileté est de savoir négocier des ac-cords entre organisations sociales opposées. Ainsi, le pluralisme va modifier toute la caste des élites politiques ; le leader fanatique, mes-sianique, celui dont le but est d’établir la suprématie de quelque petit groupe, ne peut réussir à cause du barrage constitué par les groupes et les fidélités de groupes. Les fédéralistes, désireux de maintenir la do-mination des intérêts financiers et commerciaux de l’Est, ne purent concurrencer l'alliance jeffersonnienne ; ils échouèrent en tant que parti. Tous les hommes politiques américains importants ont été d’ex-cellents négociateurs de ces alliances de groupe, de Jefferson à Jack-son jusqu’à Roosevelt et Truman. La situation n’est pas très différente en Angleterre : Peel, Disraeli, Gladstone, Asquith, Lloyd George, Baldwin, Churchill, Attlee, ont tous fait preuve d’une remarquable aptitude à conduire et constituer [163] de difficiles alliances poli-tiques. Une bonne part de l’énergie des élites politique se dépense simplement à essayer de maintenir la coalition. Toute action impru-dente pour étendre son contrôle dans un sens peut toutefois conduire à des défections dans l’autre sens.

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Quatrièmement, le pluralisme social accroît la probabilité qu’un individu soit simultanément membre de plusieurs organisations so-ciales ; par conséquent l’action d’un leader contre ce qui semble être une organisation rivale peut en fait se retourner contre sa propre al-liance. A l’époque de Jackson ce phénomène existait dans sa plus grande pureté. On pouvait habiter la vallée de l’Ohio et par suite être rattaché au Sud par le souci d’accéder au Mississipi, tout en étant de plus en plus relié au Nord-Est par les chemins de fer et canaux. Un individu originaire du Connecticut pouvait être marié avec une femme dont les parents venaient de Virginie et du Tennessee. Congrégationa-liste, il pouvait avoir quelque sympathie pour le papisme des épisco-paliens du Sud. Producteur de grains, il défendait les intérêts des ca-naux et chemins de fer nécessaires au transport de ses produits vers l’Est. Ses enfants pouvaient s’en être allés chercher fortune vers l’Ouest, ou parfaire leur éducation sur la côte est. Ainsi, durant cette période, jusqu’à ce que le problème de l’esclavage devienne le clivage décisif, après 1850, la diversité des groupes d’appartenance de chacun obligeait les leaders politiques à agir avec précaution, dans un esprit de modération et de compromis. Les puristes peuvent trouver là un enchevêtrement affligeant ; mais il en résulta pour les leaders poli-tiques américains l’obligation de parfaire l’art de trouver un accord non seulement au sein de leurs propres alliances, mais aussi avec l’op-position. Henry Clay et Stephen Douglas sont des exemples extrêmes de l’habileté politique telle qu’elle doit être pratiquée dans une société pluraliste.

Cinquièmement, le pluralisme social a certaines conséquences en ce qui concerne l’information et la communication. [164] Il donne aux citoyens une chance d’utiliser des sources d’information qui ne soient pas sous le contrôle direct du gouvernement. Il est vrai, bien sûr, qu’un bon nombre de citoyens recherchent l’information qui les confirme dans leurs propres normes et dans celles de leur groupe 83. Mais, comme nous le disions plus haut, la critique effective de la poli-tique suivie ou des leaders principaux est une fonction quelque peu spécialisée ; et ceux qui ont ce rôle de critique et d’informateur ont la possibilité d’utiliser une pluralité de sources d’information.

83 De nombreuses études sur la communication ont confirmé ce fait : cf., par exemple, Paul LAZARSFELD, Bernard BERELSON et Hazel GAUDET, The People's Choice, New York, Duell, Sloan and Pearce, 1944.

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La communication d’informations politiques dans une polyarchie importante et hétérogène comme les États-Unis est un domaine extrê-mement complexe, et toute description simplifiée risque d’être inadé-quate. L’un des aspects du processus, néanmoins, est incontestable-ment la façon selon laquelle les leaders de groupes dans une société pluraliste agissent en tant que foyer d’information, de critique et de communication. Le leader de groupe est le point de contact sensible : avec les membres de son propre groupe, avec les leaders situés à son niveau et enfin avec ceux qui sont à un niveau plus élevé. Une variété de leaders sensibles aux désirs des autres membres de leur groupe, aux limites de leur propre contrôle, aux possibilités de coopérations avec les leaders de groupes alliés, et avec les leaders plus puissants, exercent leur influence propre pour défendre les intérêts du groupe auprès des autres leaders et en même temps pour maintenir les exi-gences de leur groupe dans les limites du possible. Ainsi, une grande partie de la communication politique est spécialisée et s’effectue à travers un réseau complexe de leaders différemment situés. De cette façon, le pluralisme social implique une distribution complexe du contrôle. Il n’élimine pas les organisations hiérarchiques [165] mais rend possible un gouvernement polyarchique. Les citoyens ordinaires contrôlent leurs leaders immédiats et sont contrôlés par eux. Ces lea-ders contrôlent à leur tour d’autres leaders et sont aussi contrôlés par eux. Ainsi donc, on a une société avec un ensemble de relations réci-proques permettant de contrôler la politique gouvernementale. Une alliance politique nationale consiste par conséquent en une vaste et assez fragile entreprise, formant non un tout monolithique mais un ensemble de boules de billards tenues entre elles par des élastiques.

Pluralisme social et démocratie de masse

Bon nombre de ceux qui critiquent la démocratie de masse, comme Ortega y Gasset, Wilhelm Röpke, ou Bertrand de Jouvenel, ont avan-cé que celle-ci porte en elle les germes de sa propre destruction parce que son idéal amène inévitablement la destruction du pluralisme so-cial et donc, en laissant les citoyens sans défense devant les gouver-nants, ouvre la voie à la tyrannie. L’argument est généralement suivi d’une critique des « tendances nivellatrices » du contrôle gouverne-

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mental sur la vie économique ; logiquement pour ces auteurs, la dé-mocratie de masse entraîne la destruction de l’autonomie des groupes sociaux, et même la totale suprématie des dirigeants au pouvoir qui oppressent le peuple au nom du peuple. De plus, de Jouvenel soutient que les leaders politiques absolutistes exploitent inévitablement les idéaux égalitaristes pour laminer les strates de leaders afin de faire ainsi triompher l’absolutisme. Les deux exemples les plus impression-nants sont, bien sûr, les bolcheviques et les jacobins qui, en détruisant toutes les puissantes organisations sociales préexistantes pour parvenir à une égalité idéale, ont amené en fait la Terreur, Thermidor, et Napo-léon parce qu’il n’y avait plus aucun leader pour se dresser contre ceux qui contrôlaient le gouvernement.

S’il est vrai que la grande expansion de l’égalité politique, [166] la sensibilité des leaders aux désirs des citoyens ordinaires, et un souci d’égalité subjective était synonyme de destruction du pluralisme so-cial, alors, sans aucun doute, la « démocratie de masse » se détruirait elle-même. Mais le pluralisme social est-il réellement en voie de dis-parition dans les États modernes qui connaissent l’abondance ? Rien n’est moins sûr. Peut-être la peur de la « démocratie de masse » est-elle particulièrement européenne ? Les États-Unis ont été en effet une démocratie de masse depuis l’époque de Jackson, en ce sens que les leaders politiques devaient avoir l’appui de toutes les couches sociales et satisfaire, par conséquent, les goûts de la masse, ses désirs et préfé-rences. Pour les Américains, donc, la « démocratie de masse » est simplement la « démocratie » qu’ils ont connue depuis plus d’un siècle.

De plus, l’étude des sociétés polyarchiques où se sont développés des États modernes ne confirme pas le déclin du pluralisme social. La société suédoise, par exemple, est hautement pluraliste et d’importants groupes sociaux comme les fédérations patronales, les syndicats et coopératives sont maintenant devenus des institutions légales 84.

Le New Deal et le Fair Deal aux États-Unis ont bien sûr fortement renforcé le pluralisme social en aidant et contribuant à la reconnais-sance des grandes organisations ouvrières et paysannes. Il est probable que le nombre des organisations politiques et sociales s’est grande-

84 Gunnar HECKSCHER, « Pluralist Democracy, The Swedish Experience » in Social Research, décembre 1948, pp. 418-461.

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ment multiplié depuis l’époque de Jackson, comprenant par exemple les groupes suivants : Farm, Bureau Fédération, Grange Farmers Union, American Medical Association, American Federation of La-bor, Congress of Industrial Organizations, National Association of Manufacturers, Chamber of Commerce, American Bar Association, National Association of Real Estate Boards, American Legion, Vete-rans of Foreign Wars, National Rivers [167] and Harbor Congress, les régions, les États, les cités et les villes, et des milliers d’autres or-ganisations sociales.

Bien plus, ainsi que nous le verrons, le pluralisme social est tel aux États-Unis que, combiné à la structure constitutionnelle, l’étendue du marchandage entre les divers groupes sociaux pour définir la politique gouvernementale est un trait dominant de ce système politique.

En définitive, concevoir la « société de masse » moderne comme peu pluraliste semble être une vue trop hâtive de la vie urbaine ac-tuelle. Les études systématiques vont à l’encontre de l’affirmation se-lon laquelle les petits groupes se sont désagrégés dans la fournaise de la grande société. Whyte a montré, par exemple, que dans une ban-lieue misérable comme Cornerville qui, pour l’observateur moyen ve-nant de l’extérieur, pourrait sembler totalement désorganisée, amorphe, et sans structure — « on trouve en réalité une organisation complexe et bien établie de ses habitants... dans chaque groupe il y a une structure hiérarchisée de relations sociales rattachant les individus les uns aux autres 85 ». Il n’est pas évident que les personnes vivant dans des faubourgs misérables soient plus solitaires et inorganisées que celles vivant dans des petites villes. De toute façon, les Corner Boys, eux, ne l’étaient pas. Et quelquefois, comme le fait remarquer Homans, « de nombreux taudis caractérisés par un haut degré de cri-minalité... sont hyper-organisés beaucoup plus que sous-organisé 86 ». Peut-être les observateurs comme Röpke ou Ortega y Gasset ont-ils confondu, conflit social avec désorganisation sociale ou anomie.

85 W. F. WHYTE, Street Corner Society, Chicago, University of Chicago Press, 1943, p. 8.

86 George HOMANS, The Human Group, New York, Harcourt, Brace and Co, 1950, pp. 336-337.

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Séparation socialeet constitutionnelle des pouvoirs

Le pluralisme social est ainsi une forme de « séparation [168] so-ciale des pouvoirs ». Comme la plupart des auteurs américains, Röpke, un Européen, intéressé par la « démocratie de masse », ne sou-ligne pas seulement l’importance du pluralisme social mais loue aussi la « sagesse des pères de la Constitution américaine » qui « avaient clairement perçu les dangers de tyrannie démocratique exercée par la majorité » et donc établi « la Constitution américaine avec son sys-tème compliqué de poids et contrepoids » ; Röpke considère qu’il y a là « un excellent exemple de la manière dont on peut, avec intelli-gence, éviter de sauter de la poêle dans le feu » 87. Mais étant donné ce que nous avons dit sur le pluralisme social, si, d’une part il n’existe pas de mécanismes sociaux de poids et contrepoids, alors ceux qui sont prescrits par la Constitution peuvent difficilement suffire à éviter la tyrannie des leaders politiques (et qu’importe que ce soit au nom de la majorité ou de la minorité) ; d’autre part si ces mécanismes sociaux n’existent pas, ceux qui sont inscrits dans la Constitution peuvent ne pas être alors aussi désirables que semble le penser Röpke pour accé-der à la polyarchie. Depuis la fin du XVIIIe siècle, la Grande-Bretagne s’en est parfaitement passé. Et il serait impossible à quiconque de prouver valablement que la polyarchie fonctionne mieux aux États-Unis qu’en Grande-Bretagne.

Pluralisme social et compromis (Bargaining)

Il résulte de ce que nous avons dit que le compromis est l’un des aspects inhérents à la polyarchie. C'est en effet par ce moyen que l’on résout généralement les conflits et que l’on recherche l’accord des groupes.

[169]

87 Wilhelm RÖPKE, The Social Crisis of our Time, Chicago, University of Chi-cago Press, 1950.

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Activité politique

La polyarchie nécessite aussi un degré relativement élevé d’activité politique. Il faut qu’il y ait suffisamment de personnes qui participent au processus gouvernemental pour que les leaders soient obligés de rechercher l’appui de fractions de population importantes et plus ou moins représentatives.

Nous admettons que cette formulation est assez vague ; nous allons essayer, dans ce qui suit, de la préciser quelque peu. Cela est cepen-dant difficile. Les États-Unis et la Nouvelle-Zélande sont toutes deux des polyarchies. Néanmoins, aux États-Unis, à peu près 60 % de l’électorat national participe aux élections alors qu’en Nouvelle-Zé-lande plus de 80 % et quelquefois plus de 90 % y participent réguliè-rement.

En outre, dans un même pays, l’importance de l’activité varie énor-mément d’une situation politique à une autre, allant de l’apathie com-plète à une intense activité. De plus, la notion « d’activité politique » est elle-même difficilement mesurable. Elle comprend un grand nombre de variables : nombre de personnes intéressées, intensité avec laquelle elles poursuivent leurs buts, type d’activité déployée, position politique et situation des « actifs », leur statut, leur degré de contrôle sur les autres, etc.

Le bas niveau d’activité politique

Il serait utile, quoique difficile, d’établir une classification et une nomenclature, même extrêmement simplifiée, des décisions politiques prises aux États-Unis en fonction du degré d’activité politique requis. Une telle classification devrait indiquer le pourcentage approximatif de l’électorat « actif » pour un problème donné ainsi qu’une grossière distribution de leurs préférences, avec des catégories similaires pour les leaders gouvernementaux élus, les leaders gouvernementaux [170] non élus, et les autres leaders. Personne n’a rien entrepris en ce sens, et le travail est trop gigantesque pour que nous l’ayons fait nous-

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mêmes. Faute de l’avoir fait, nous ne pouvons être certains des résul-tats consécutifs à un tel effort. Seule une petite minorité de l’électorat pour un grand nombre d’importantes décisions gouvernementales ex-prime ou semble exprimer une préférence définie entre les diverses options en présence. Et l’on peut également dire qu’une infime partie de la politique nationale est déterminée par le choix d’une forte majo-rité de l’électorat en ce qui concerne un problème précis.

Si, par exemple, l'on rassemblait toutes les personnes ayant réelle-ment pesé sur la décision de fabriquer la bombe H, l’on pourrait diffi-cilement remplir une salle de conférences 88. Pour prendre d’autres dé-cisions récentes, combien de personnes ont-elles indiqué leurs préfé-rences quand les leaders gouvernementaux ont décidé l’installation de bases atomiques ? Combien se sont opposé aux importations de fro-mages et d’autres produits agricoles européens ? ont rejeté le projet d’aménagement du Saint-Laurent ? ont institué le Council of Econo-mie Advisors ? ont approuvé le plan Pick Sloan pour la Vallée du Mis-souri ? Chacune de ces décisions a été le fait d’une minorité très ré-duite.

Combien de personnes sont-elles intervenues quelquefois auprès de leurs représentants au Congrès pour essayer d’agir dans tel ou tel sens ? Dans un échantillon national examiné par Julian Woodwark et Elmo Roper, 13 % seulement avaient écrit ou parlé au moins une fois à un parlementaire ou à un autre personnage politique lors des der-nières années pour leur faire savoir ce qu’elles voulaient à propos d’un problème donné, et 7 % seulement l’avaient fait deux fois ou plus. 11 % seulement des personnes interrogées avaient participé à la campagne électorale dans les quatre dernières [171] années, et 7 % avaient versé des fonds à un parti ou à un candidat durant cette même période 89.

88 Robert A. DAHL et Ralph S. BROWN, Domestic Control of Atomic Energy, New York, Social Science Research, 1951.

89 Julian L-WOODWARK et Elmo ROPER, « Political Activity of American Ci-tizens », American Political Science Review, décembre 1950. Tabl. II, p. 874 : Une enquête précédente effectuée par l’Institut Gallup, indiquait qu’à la question : « Avez-vous quelquefois écrit ou télégraphié à votre député ou sénateur à Washington ? », la réponse était :

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Le niveau d’activité requis

Cette opposition entre polyarchie et démocratie suscite l’anxiété de ceux qui désirent approcher de plus près la vraie démocratie. En disant ceci, nous voulons suggérer quelques données générales pour appré-hender la question du niveau requis d’activité politique comme condi-tion préalable à la polyarchie.

Un manque d’activité politique n’est pas en soi le signe que la po-lyarchie est encore loin de l’idéal démocratique. Par exemple, si la participation électorale diminue après l’introduction d’un système de « city-manager », il se peut que ce soit parce que, pour la plupart des gens, on soit en train de résoudre des problèmes restés jusque-là inso-lubles et que l’action politique n’avait fait que compliquer. (Mais, à l’inverse, il se peut aussi que de nombreux citoyens se rendent compte que le champ politique échappe maintenant à leur contrôle et que, frustres, ils s’efforcent simplement de contrôler leurs leaders.)

Profession Oui

Non

Niveau d’éduc-tion

Oui

Non

Professions libé-rales et hommes d’affaires

33 %

67 %

Supé-rieur

39 %

61 %

Cols blancs 20 %

80 %

Secon-daire

21 %

79 %

Agriculteurs 17 %

83 %

Pri-maire

11 %

89 %

Travailleurs ma-nuels

12 %

88 %

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La question, donc, n’est pas tant de savoir si les citoyens sont ac-tifs, mais plutôt s’ils ont la possibilité d’exercer un [172] contrôle quand ils le désirent. Prenons un exemple, si les citoyens pouvaient voter pour des leaders rivaux à chaque élection et s’ils le faisaient réellement lorsque les leaders en place ne les satisfont pas, si de plus ces leaders en sont conscients, alors un manque d’activité politique pourrait seulement signifier que les leaders en place étaient en fait contrôlés par les citoyens de façons extrêmement variées et subtiles : par un accord essentiel sur les valeurs et techniques, par l’information venant d’un petit nombre de leaders de groupes ou de citoyens repré-sentatifs, et par le fait que les leaders s’attendent à être renversés s’ils ne choisissent pas les options qui ont la préférence de la majorité des citoyens.

Néanmoins, la possibilité d’exercer un contrôle, par l’élection et d’autres formes d’activité politique, n’est jamais également distribuée. Les études sur le vote et l’opinion montrent que les personnes dispo-sant de revenus élevés tendent à être plus actives sur le plan politique ; il en est de même de celles qui ont le plus fort niveau d’instruction 90. De plus, à cause [173] du coût des campagnes électorales, plus une personne est riche et plus elle bénéficie d’une position privilégiée pour faire pression sur les politiciens ; donc, même si au cours d’élec-tions, une minorité de riches ne peut toujours l’emporter sur une masse de personnes moins privilégiées, il n’en reste pas moins qu’un seul homme riche va avoir beaucoup plus d’importance politique qu’un homme qui ne l’est pas.

Par conséquent, le problème n’est pas tant de garantir que chaque citoyen soit politiquement actif dans tous les domaines, que d’assurer pour tous à peu près la même possibilité d’agir, en utilisant le terme « possibilité » dans un sens plus réaliste que juridique. Si tous les ci-toyens ont approximativement la même possibilité d’action, il est très probable que ceux qui agiront seront dans l’ensemble représentatifs de ceux qui n’agiront pas. Dans ce cas, il pourrait y avoir dans les polyar-chies deux étapes de représentation indirecte : les élections officielles aux charges publiques et, en dessous, les « élections » des membres

90 Dans l’étude de Woodwark et Roper (op. cit.), il était montré que 12 % seulement de personnes à faible niveau économique (D) sont politiquement actives, contre 69 % d’individus à niveau économique élevé

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politiquement actifs. C’est probablement quelque chose de semblable qui doit se produire dans les polyarchies. Une même possibilité pour tous d’agir politiquement n’est cependant pas le seul fait de la loi. C’est le fait d’une série de facteurs tenant à des différences de com-préhension des points cruciaux du processus politique, l’accès à ce domaine et les façons d’exploiter cet accès, l’optimisme et la fermeté dans la recherche du succès, l’esprit de décision 91.

[174]

Classesupérieure

Classemoyenne

Classeinférieure

supé

r./su

pér.

infé

r./su

pér.

supé

r./m

oy.

infé

r./m

oy.

supé

r./in

fér.

infé

r./in

fér.

% de population totale 1,44 1,56 10,22 28,12 32,00 25,22

% de votants 1,25 1,61 14,11 34,34 34,19 14,49

Postes officiels de la ville 2,30 3.70 19,10 34,50 35,30 5,10

(1) contrôle fort 6,10 8,20 34,70 36,70 14,30 0

(2) contrôle moyen 0 3,20 25,00 46,80 25,00 0

(3) subordonnés et infé-rieurs

0 0 1,80 25,50 61,80 10,90

(A) ; 36 % des « A » étaient « très actifs » contre 3 % des « d’» ; 34 % de diri-geants et 31 % de membres des professions libérales étaient « très actifs », contre 11 % de paysans, 6 % de travailleurs et 5 % de Noirs ; 24 % d’individus ayant un niveau d’instruction « supérieur » étaient « très actifs », contre 5 % de ceux n’ayant qu’un niveau « primaire ». Voir tableau IV, p. 877.

Le tableau suivant, tiré de l’étude de Warner et Lunt sur « Yankee City », est aussi hautement révélateur (voir William L. WARNER et Paul S. LUNT, The Social Life of a Modern Community, Yankee City, Séries, vol. I, New Haven, Yale University Press, 1941, pp. 88, 369-372).

91 David TRUMAN (The Governmental Process, Alfred Knopf, New York, 1951), a fait de la notion d’accès le centre de son explication de la différence du contrôle de la politique gouvernementale.

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P. Birnbaum et F. Chazel, Sociologie politique. Tome 1. (1971) 157

Dans l’état actuel des connaissances et des techniques, l’on ne peut agir de façon rationnelle sur ces facteurs. On peut le aire toutefois d’une certaine façon pour trois d’entre eux, a savoir le revenu, la ri-chesse et l’éducation. Un quatrième, qui est la personnalité, peut deve-nir important au fur et à mesure qu’augmente le savoir. Nous étudie-rons plus loin le revenu et l’activité politique.

Néanmoins, de nombreuses décisions politiques peuvent ne pas refléter les préférences spécifiques du plus grand nombre. Tout ce que l’on peut dire à propos de la polyarchie est que, si les possibilités d’action politique demeurent ouvertes pour une partie représentative de l’ensemble de la population, les décisions spécifiques iront rare-ment à l’encontre des préférences stables et intenses du plus grand nombre durant une période plus longue que l’intervalle inter-électoral. En effet, une part importante de la politique gouvernementale doit re-fléter plutôt les intérêts spécifiques de petites minorités que ceux de la majorité des citoyens. Mais, lorsque la majorité ne peut intervenir, les décisions politiques vont être prises en tenant compte de l’ensemble souvent mal défini des attentes et normes du plus grand nombre, les politiciens sachant bien ce qu'ils risquent s’ils transgressent, en faisant le jeu d’une minorité, les limites fixées par l’ensemble des préférences et exigences de la majorité.

De façon plus positive, les politiciens briguent certaines fonctions, essaient de résoudre certains problèmes et ont une action critique, lé-gislative et administrative pour essayer de satisfaire leurs électeurs. L’homme politique possède un poste d’écoute sensible car le moindre trouble chez ses administrés se répercute souvent en s’amplifiant jus-qu’à son bureau. La communication est difficile et il est plus aisé de satisfaire certaines exigences que d’autres ; mais le leader politique doit connaître et défendre les aspirations de la majorité de ses suppor-ters politiques actifs et il peut les faire triompher par l’action gouver-nementale. Il n’y a pas d’autre groupe d’individus si totalement voués à cette tâche.

[175]

Activité politique et égalité de revenus

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Ainsi que nous l’avons noté, l’activité et le contrôle politique sont en étroite corrélation avec le revenu, l’éducation et le statut 92. Ils dé-pendent probablement aussi d’autres variables, tels que les facteurs d’intelligence et de personnalité, à propos desquelles nous ne savons presque rien 93. Ces variables peu connues peuvent à leur tour affecter le revenu, l’éducation et, à travers elles, le statut. Il y a certainement peu de raison de supposer qu’une égalité approximative de revenu puisse produire une égalité d’activité et de contrôle politique.

Néanmoins, ainsi qu’il l’a déjà été montré, le revenu est un facteur déterminant. Il influence énormément l’éducation et le statut (particu-lièrement aux États-Unis) et, tant par cette influence que par son im-portance spécifique, il influence le contrôle. Quand on sait qu’une campagne pour un siège au Congrès peut facilement coûter entre 15 000 et 20 000 dollars, qu’une campagne sénatoriale peut revenir à 1/2 million de dollars ou plus, il n’est pas difficile de voir le « poids de l’argent » 94. Il faut donc une forte égalité de revenus pour qu’il y ait forte égalité politique.

[176]

Quatrième condition

La circulation des élites

92 Voir J. WOODWARK et E. ROPER, op. cit., tableau IV, p. 877.93 David RIESMAN et Nathan GLAZER, « Criteria for Public Apathy », in Stu-

dies in Leadership, Gouldner ed„ New York, Harpers and Brothers, 1950 », pp. 505-559.

94 En 1969, « Le New York Times estimait que les deux candidats au Sénat (dans l’État de New York) et leurs organisations devraient dépenser plus de 1 million de dollars pour leur campagne. Il n’est pas possible d’estimer de façon certaine le coût de la ré-élection de Herbert Lehman au poste de séna-teur de l’État de New York en 1950. Sa seule organisation dépensa... 170 805 dollars » (Stephen BAILEY et Howard SAMUEL, Congress at Work, New York, Henry Holt and Co, 1952, p. 23) Sur les coûts d’une campagne pour le Congrès, voir V. O. KEY, Southern Politics in State and Nation, New York, Alfred Knopf, 1949, pp. 467-468.

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La polyarchie implique aussi que l’obstacle principal pour accé-der à la carrière politique soit l’inaptitude à remporter les élections.

Donc le recrutement ne doit pas être fortement limité par le contrôle unilatéral des leaders politiques en place. Vilfredo Pareto et Gaetano Mosca avaient souligné l’importance de la « circulation des élites », leurs propos ne s’appliquant d’ailleurs pas seulement aux élites politiques dans les polyarchies mais à toutes les classes diri-geantes stables. « Circulation » veut dire que les élites politiques se renouvellent constamment elles-mêmes en recrutant de nouveaux membres parmi les individus et les groupes qui jusque-là n’en fai-saient pas partie. Les quatre conditions précédentes ainsi qu’une cin-quième conséquence, stimulent cette circulation. Bien qu’une circula-tion assez aisée d’élites politiques soit probablement une condition nécessaire à la polyarchie, elle est cependant loin d’être une condition suffisante. Le même phénomène a aussi existé dans des dictatures mo-dernes comme l’Allemagne et la Russie et l’on ne peut donc dire que la « circulation des élites » soit un trait caractéristique des seules poly-archies. Mais cette circulation doit remplir trois fonctions vitales pour la polyarchie :

1. elle empêche ceux qui ne détiennent pas le pouvoir de cher-cher à contrôler le gouvernement par des moyens révolution-naires ;

2. elle assure la représentation des intérêts non représentés jusque-là ;

3. elle facilite l’endoctrinement social des leaders politiques.

Un coup d’œil sur l’histoire anglaise et américaine illustrera ces points. Ce qui frappe dans ces deux pays, à l’exception [177] de cer-taines périodes comme la révolution Puritaine, c’est que la circulation des élites, d’une part, y était toujours suffisante pour que le groupe des leaders politiques soit composé de tous les représentants des groupes importants dans le pays, et que, d’autre part, cette circulation se faisait de façon progressive et graduée. Le premier point signifiait qu’il ne pouvait y avoir de grandes divergences entre ceux qui exerçaient un contrôle à l’extérieur du gouvernement mais pas dans le gouverne-

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ment ; il était ainsi peu probable qu’éclatât une révolution. Le second point signifiait que le leadership politique n’était jamais totalement exercé par des nouveaux arrivants, et qu’ainsi les anciens leaders pou-vaient inculquer aux nouveaux des idéaux conformes aux tâches qui étaient les leurs.

Ceux qui étudient la vie politique anglaise ont noté que l’aristocra-tie britannique s’était renouvelée elle-même pendant des siècles 95. On oublie souvent que l’expérience américaine a été quelque peu iden-tique bien que le passage à la polyarchie s’y soit effectué de façon plus brutale — moins brutale cependant qu’en France où les jacobins ont essayé, en vain bien sûr, de faire en trois ans ce qui avait nécessité près de deux siècles aux États-Unis et près de trois en Angleterre. Un siècle et demi avant la révolution américaine, un groupe assez res-treint devait lutter dans chacune des colonies pour arracher au gouver-neur royal une part croissante de pouvoir — à l’exception du Rhode Island et du Connecticut qui obtinrent des chartes qui leur permet-taient d’élire leur gouverneur. Ces franchises étaient étroites et limi-tées aux possédants, mais elles permirent aux élites politiques de s’ini-tier aux règles du self-government  : comment organiser des assem-blées, comment lutter contre les puissantes [178] directions et bureau-craties, comment diviser en fractions si c’est nécessaire sans pour au-tant détruire l’esprit de compromis, comment gouverner par la discus-sion et la négociation. En 1776, un siècle et demi de lutte coloniale avait réduit la plupart des gouverneurs royaux à une impuissance to-tale ; les législatures locales avaient appris à utiliser le pouvoir de l’ar-gent de la même façon que la Chambre des communes.

Les leaders politiques habitués à ces législatures locales domi-naient la Convention constitutionnelle en 1787. Plus tard, dans les États de la nouvelle république, ces franchises furent initialement li-mitées aux minorités dont les leaders avaient dominé la Convention ; et la première génération de leaders à partir de la nouvelle constitution était issue de ces couches dirigeantes déjà anciennes et expérimentées. A l’époque de Jackson, les divers États avaient adopté un suffrage universel accordé aux Blancs, bien que çà et là, comme en Virginie, la

95 Roy LEWIS et Angus MAUDE, The English Middle Class, New York, Alfred Knopf, 1950.K. B. SMELLIE, A Hundred Years of English Government, Londres, Duck-worth, 1937.

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lutte ait continué. Néanmoins il n’y a pas eu de coupure brusque. Les nouveaux leaders ont progressivement remplacé les anciens et le pas-sage au suffrage universel a été dans l’ensemble relativement facile.

Ainsi, toutes les fonctions de la circulation ont été remplies : en dépit de quelques tentatives illustrées par les résolutions de Virginie et du Kentucky, les Alien and Sédition Acts, la Conspiration fédéraliste, et la convention de Hartford — il n’a pas été utile de faire une révolu-tion, car il n’y avait pas de leaders importants qui n’aient été représen-tés au sein de la direction politique. Ceux qui ne l’étaient pas y avaient quand même leurs porte-paroles comme Jackson et Benton, et les plus anciens aidaient les nouveaux à s’initier aux subtilités du self-govern-ment. On ne peut réduire le problème en une proposition quantitative mais la règle générale est claire : la circulation doit être suffisamment rapide pour empêcher l’exclusion de quiconque disposant d’un pou-voir réel de contrôle à l’extérieur du gouvernement, elle doit être assez graduelle pour que le leadership actuel ne soit pas [179] submergé et donc incapable de transmettre les habitudes du contrôle polyarchique.

À l’époque moderne, le suffrage universel signifie que la richesse et la naissance deviennent moins importants, et que l’habileté poli-tique devient au contraire, déterminante. Personne ne peut être exclu du leadership politique faute d’argent et d’appuis familiaux s’il est assez habile pour emporter les suffrages. Même lorsqu’on accède aux sphères politiques par l’administration, les entreprises ou la communi-cation, les avantages conférés par la richesse ou la naissance tendent à devenir moins importants que l’habileté politique. Donc, dans une so-ciété où le recrutement politique s’effectue d’abord sur la base de la compétence individuelle, l’existence d’un enseignement public large-ment répandu facilite une circulation rapide et rend virtuellement im-possible tout blocage de la circulation. Le problème aux États-Unis n’est peut-être pas tant celui d’une circulation insuffisante que celui d’une circulation si rapide que les nouveaux leaders sont insuffisam-ment préparés aux méthodes du contrôle polyarchique.

Cinquième condition

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Un préalable à bon nombre des conditions précédentes est l’exis-tence d’une société caractérisée par un degré élevé de sécurité psy-chologique, de faibles disparités de richesse et de revenu, et peut-être une éducation largement dispensée.

Beaucoup de théoriciens — Rousseau et Jefferson entre autres — avaient déjà indiqué, de façon implicite ou explicite, que c’était là les conditions de la démocratie. Elles sont sûrement aussi nécessaires à la polyarchie.

Néanmoins, ce ne sont pas des conditions facilement transfor-mables en critères opérationnels satisfaisants. Il est clair, [180] cepen-dant, que le manque de sécurité psychologique tend a avoir des consé-quences néfastes pour les phénomènes politiques : il va accroître l’amertume et l’hostilité des campagnes électorales, stimuler la vio-lence à un extrême et l’apathie à l’autre, susciter le ressentiment et la haine entre les opposants, favoriser la venue de leaders dictatoriaux indépendants, altérer l’accord sur les méthodes et pratiques politiques de base et, en général, remettre en cause la règle fondamentale pour la polyarchie de la compétition politique entre leaders rivaux. Des diffé-rences de revenus produisent des différences de contrôle à l’extérieur et par suite, à l’intérieur du gouvernement ; les privilèges de fortune permettent l’acquisition de privilèges dans le domaine de l’éducation, du statut, du savoir, de l’information, de la propagande, des organisa-tions, et donc du contrôle. Cette situation est contraire aux normes juridiques et peut même empêcher le bon fonctionnement de la poly-archie. Il est difficile de nier cette idée, même pour des citoyens amé-ricains républicains quelque peu conservateurs. La question réelle-ment opérationnelle est celle du degré d’inégalité de richesses compa-tible avec la polyarchie. Et, sur ce point, personne ne peut réellement donner de réponse. Dans le passé, de telles différences ont été assez grandes aux États-Unis, mais la polyarchie a cependant survécue.

On a longtemps pensé qu’un haut niveau d’éducation est une condition préalable à la polyarchie car il est difficile à un illettré d’en saisir le processus, de contrôler des leaders qui peuvent utiliser la pro-pagande, et de comprendre les alternatives qui lui sont offertes entre des hommes et des options différentes. L’expérience du suffrage uni-versel aux Indes a jeté le doute sur cette thèse. Il est probable, à l’op-

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posé, que des groupes assez restreints, confrontés à des problèmes simples et familiers pourraient utiliser le processus polyarchique même si ces groupes étaient principalement composés d’illettrés. Mais sans aucun doute, l’analphabétisme et l’ignorance accroissent de fa-çon importante [181] les probabilités d’échec de la polyarchie dans une société moderne, complexe et industrialisée.

L’interdépendance des pré-conditions

Ces six conditions, au total, semblent être nécessaires à la polyar-chie. Opérant toutes ensemble, elles forment une espèce de tout orga-nique, si l’on peut dire, en faisant abstraction de ce que le mot « orga-nisme » peut avoir de métaphysique ou de mystique. Nous voulons seulement dire qu’elles sont interdépendantes, comme les diverses parties du corps. Elles sont en mutuelle interaction. En les étudiant séparément, pour les besoins de l’analyse, nous avons procédé comme le fait un étudiant en médecine qui étudie l’anatomie humaine par la dissection ; il ne doit pas oublier que disséquer le bras d’un cadavre ne lui dira pas tout ce qu’il cherche à savoir sur le bras d’un homme vi-vant. L’endoctrinement social facilite la circulation politique, le main-tien et la tolérance du pluralisme social, le consensus et l’activité poli-tique. Le consensus facilite l’endoctrinement social et la tolérance du pluralisme social. L’activité politique facilite la circulation et peut renforcer le pluralisme social, le consensus, et l’endoctrinement so-cial. Et ainsi de suite. Ce serait un exercice métaphysique absolument vain que de se demander quelle condition l’emporte sur les autres ou détermine les autres. Toutes sont interdépendantes ; toutes sont vitales pour le processus polyarchique.

Politics, Economics and Welfare,New York, Harper and Row, 1957,pp. 294 à 299 et 302 à 319.

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[182]

Sociologie politique.Tome 1.

“L’élite du pouvoir.”C. Wright MILLS

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Si l’on excepte la Guerre civile, qui fut un échec, les transforma-tions dans le système de pouvoir des États-Unis se sont déroulées sans que l’on remette sérieusement en question ses légitimations fonda-mentales. Même quand ces transformations ont été assez décisives pour mériter le nom de « révolutions », elles n’ont pas entraîné le « re-cours aux baïonnettes, le renvoi d’une assemblée élue par les baïon-nettes, ou le mécanisme d’un État policier » 96. Elles n’ont pas non plus entraîné, de façon décisive, une lutte idéologique visant à s’em-parer des masses. Les transformations de la structure du pouvoir en Amérique ont généralement été provoquées par des modifications ins-titutionnelles survenues dans la position relative des ordres politique, économique et militaire.

Nous étudions l’histoire, dit-on, pour nous en débarrasser, et l’his-toire de l’élite du pouvoir est un exemple qui prouve nettement la vé-racité de cette maxime. Comme le rythme de la vie américaine en gé-néral, l’évolution à long terme de la structure du pouvoir s’est énor-mément accélérée depuis la Deuxième Guerre mondiale, et certaines nouvelles tendances apparues à l’intérieur des institutions dominantes et dans leurs rapports entre elles ont aussi façonné l’élite du pouvoir [183] et donné un sens historique particulier à sa période actuelle.

96 Cf. Elmer DAVIS, But we were born free, Indianapolis, Bobbs-Merrill éd., 1953.

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1. Dans la mesure où l’explication structurale de l’élite actuelle réside dans le domaine politique, cette explication est le déclin de la politique en tant que débat public authentique portant sur le choix entre plusieurs décisions — avec des partis responsables devant la na-tion et suivant une ligne politique cohérente et avec des organisations autonomes reliant les échelons moyen et inférieur du pouvoir aux échelons supérieurs de la décision. L’Amérique est aujourd’hui beau-coup plus une démocratie politique formelle qu’une structure sociale démocratique, et le mécanisme politique formel est lui-même peu so-lide.

La tendance déjà ancienne qui va vers un rapprochement et une interaction complexe des entreprises et du gouvernement a pris, à notre époque, un aspect implicite qu’elle n’avait pas auparavant. On ne peut plus aujourd'hui considérer ces deux mondes comme nette-ment distincts. C’est dans le cadre des organismes exécutifs de l’État que ce rapprochement s’est opéré de la façon la plus décisive. Le dé-veloppement du secteur exécutif du gouvernement, avec ses orga-nismes qui surveillent une économie complexe, ne signifie pas seule-ment « le développement du gouvernement » considéré comme une espèce de bureaucratie autonome ; il a impliqué l’accession du diri-geant d’entreprise à l’éminence politique.

Pendant le New Deal, les patrons des entreprises se sont mêlés au directoire politique ; à partir de la Deuxième Guerre mondiale, ils sont arrivés à le dominer. Liés depuis longtemps au gouvernement, ils sont à présent devenus les maîtres de l’économie nationale pour la mobili-sation industrielle et l’après-guerre. Cette entrée des dirigeants d’en-treprise dans le directoire politique a accéléré la tendance à long terme qui relègue les politiciens professionnels du Congrès aux échelons moyens du pouvoir.

2. Dans la mesure où l’explication structurale de l’élite actuelle réside dans l’état militaire élargi, cette explication [184] apparaît de façon évidente dans l’avènement des militaires. Les seigneurs de la guerre ont acquis une importance politique décisive, et la structure militaire de l’Amérique est à présent dans une très large mesure une structure politique. La menace de guerre, apparemment permanente,

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amène au premier plan les militaires, et le fait qu’ils disposent des hommes, du matériel, de l’argent et du pouvoir ; pratiquement toutes les mesures politiques et économiques sont à présent évaluées en fonction des définitions militaires de la réalité ; les grands seigneurs de la guerre ont accédé à une position solide au sein de l’élite du pou-voir dans notre période.

Cela est dû, au moins en partie, à un fait historique simple, et es-sentiel pour les années qui ont suivi 1939 : le centre d’intérêt de l’élite est passé des problèmes intérieurs, axés sur la crise pendant les années 1930, aux problèmes internationaux, axés sur la guerre pendant les années 1940 et 1950. Comme l’appareil gouvernemental des États-Unis, par suite d’une longue habitude historique, s’est adapté aux conflits et compromis intérieurs, et a été façonné par eux, il n’a créé dans aucun domaine des organismes ni des traditions lui permettant de traiter les problèmes internationaux. Les mécanismes de démocratie formelle qui sont apparus pendant le siècle et demi de développement national antérieur à 1941 n’ont pas pénétré dans le domaine des rela-tions internationales. C’est en grande partie dans ce vide que l’élite du pouvoir a pu se développer.

3. Dans la mesure où l’explication historique de l’élite actuelle du pouvoir réside dans l’ordre économique, cette explication est le fait que notre économie est à la fois une économie de guerre permanente et une économie de l’entreprise privée. Le capitalisme américain est à présent, dans une très grande mesure, un capitalisme militaire, et la plus importante des relations entre les grosses entreprises et l’État re-pose sur la coïncidence d’intérêts qui existe entre les besoins mili-taires et ceux de l’entreprise, tels que les définissent [185] les sei-gneurs de la guerre et les riches de l’entreprise. À l’intérieur de l’élite, prise dans son ensemble, cette coïncidence d’intérêts entre le chef mi-litaire et le patron les renforce tous les deux et diminue encore le rôle des hommes qui ne sont que les politiciens. Ce ne sont pas les politi-ciens, mais les dirigeants des entreprises, qui siègent avec les mili-taires pour préparer la mobilisation industrielle du pays.

On ne peut comprendre la forme et la signification de l’élite ac-tuelle que si l’on voit clairement trois groupes de tendances structu-rales à leur point de coïncidence : le capitalisme militaire des entre-

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prises privées vit dans un système de démocratie formelle et affaiblie, qui renferme un ordre militaire déjà politique dans ses opinions et son comportement. Par conséquent, au sommet de cette structure, l’élite du pouvoir est façonnée par la coïncidence d’intérêts entre ceux qui disposent des principaux moyens de production et ceux qui disposent des moyens de violence récemment accrus ; du fait que le politicien professionnel est en déclin et que les chefs d’entreprise et les sei-gneurs de la guerre professionnelle ont pris un commandement poli-tique explicite ; du fait qu’il n’y a pas en Amérique de véritable corps de fonctionnaires capables et intègres, indépendants des intérêts pri-vés.

L’élite du pouvoir se compose d’hommes politiques, économiques et militaires, mais cette élite instituée est souvent soumise à des ten-sions : elle ne fait bloc que sur certains points de convergence et dans certaines circonstances de « crise ». Dans la longue période de paix du xixe siècle, les militaires ne siégeaient pas dans les grands conseils de l’État ni dans le directoire politique, et il en était de même pour les hommes économiques ; ceux-ci faisaient des incursions dans le do-maine de l’État, mais n’étaient pas admis au sein de son directoire. Pendant les années 1930, l’homme politique a été dominant. Aujour-d’hui, ce sont les militaires et les dirigeants d’entreprise qui occupent les positions clés.

Des trois cercles qui composent l’élite actuelle, c’est le militaire [186] qui a gagné le plus de pouvoir, bien que le cercle des hommes d’affaires se soit lui aussi installé de façon explicite dans les cercles de décision les plus connus du public. C’est le politicien professionnel qui a perdu le plus, à tel point que lorsqu’on examine les événements et les décisions on est tenté de parler d’un vide politique dans lequel les riches de l’entreprise et les grands seigneurs de la guerre règnent dans une communion d’intérêts.

Il ne faut pas dire que les trois ordres prennent l’initiative « chacun à son tour », car le mécanisme de l’élite du pouvoir est rarement aussi prémédité que cette expression semblerait l’impliquer. Bien entendu, il l’est parfois — par exemple quand les hommes politiques, en vou-lant utiliser le prestige des généraux, s’aperçoivent qu’il faut en payer le prix, ou quand, pendant les grandes crises, les hommes écono-miques éprouvent le besoin de trouver un politicien à la fois sûr et ca-pable de gagner la faveur du peuple. Aujourd’hui, les trois ordres sont

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pratiquement impliqués dans toutes les décisions qui ont de profondes ramifications. Lequel des trois semble le chef ? Cela dépend des « tâches urgentes » telles que l'élite elle-même les définit. À l’heure actuelle, ces tâches sont centrées sur la « défense » et les affaires in-ternationales. Par conséquent, comme nous l’avons vu, les militaires sont gagnants à deux points de vue. En tant que personnel et en tant qu’idéologie de justification. C’est pourquoi maintenant il nous est plus facile d’analyser l’unité et la forme de l’élite du pouvoir par rap-port à l’avènement des militaires.

Mais il faut toujours garder la spécificité historique et accepter les phénomènes complexes. Le marxisme simple fait du grand homme économique le véritable détenteur du pouvoir ; le libéralisme simple fait du grand homme politique le chef du système de pouvoir ; et cer-tains autres voudraient considérer les seigneurs de la guerre comme des dictateurs en puissance. Chacun de ces points de vue est une sim-plification excessive. C’est pour les éviter que nous utilisons « élite du [187] pouvoir » au lieu d’un autre terme, par exemple « classe domi-nante » 97.

Dans la mesure où l'élite du pouvoir a attiré l’attention du grand public, elle l’a fait sous la forme de « la clique militaire ». En fait, 97 L’expression « classe dominante » a un contenu trop chargé. « Classe » est

un terme économique ; « dominante », un terme politique. Donc l’expres-sion « classe dominante » renferme l’idée qu’une classe économique est politiquement dominante. Que cette théorie en raccourci soit vraie ou non, nous ne voulons pas transporter cette idée assez simple dans tous les termes que nous utilisons pour définir nos problèmes ; nous cherchons à présenter les théories sous une forme explicite, en utilisant des termes ayant un sens précis et unilatéral. Spécifiquement, l’expression « classe dominante » dans son acception politique habituelle n’accorde pas une autonomie suffisante à l’ordre politique et à ses agents, et elle ne dit rien des militaires en tant que tels. Le lecteur doit s’être rendu compte que nous n’acceptons pas l’idée simpliste selon laquelle les grands hommes économiques prennent unilatéra-lement toutes les décisions d’importance nationale. Nous affirmons qu’à cette idée simple du « déterminisme économique » il faut ajouter le « déter-minisme politique » et le « déterminisme militaire », que les agents supé-rieurs de chacun de ces trois domaines ont souvent aujourd’hui une assez grande autonomie ; et que c’est seulement dans une coalition souvent com-plexe qu’ils prennent et exécutent les décisions les plus importantes. Voilà les raisons essentielles pour lesquelles nous préférons « élite du pouvoir » à « classe dominante » pour désigner les cercles supérieurs quand nous les considérons sous l’angle du pouvoir.

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l’élite du pouvoir doit sa forme actuelle au fait que les militaires y ont fait une entrée décisive. Leur présence et leur idéologie sont les grandes légitimations auxquelles l’élite a recours quand elle éprouve le besoin de se justifier. Mais ce qu’on appelle « la clique militaire de Washington » ne se compose pas seulement de militaires, et elle ne règne pas qu’à Washington. Ses membres sont partout dans le pays, et c’est une coalition de généraux qui jouent les présidents d’entreprise, de politiciens déguisés en amiraux, de dirigeants d’entreprise qui font les politiciens, de fonctionnaires qui deviennent commandants, de vice-amiraux qui sont également assistants d’un ministre, qui lui-même fait vraiment partie de l’élite directoriale.

[188]Ni l’idée d’une « classe dominante » ni celle de la simple ascen-

sion monolithique de « politiciens bureaucrates » ou d’une « clique militaire » ne suffisent. L’élite actuelle du pouvoir implique une coïn-cidence, souvent génératrice de malaise, entre les pouvoirs écono-mique, militaire et politique.

Même si notre analyse se limitait à ces tendances structurales, nous aurions de bonnes raisons de considérer l’élite du pouvoir comme un concept utile, voire indispensable, pour interpréter ce qui se passe au sommet de la société américaine d’aujourd’hui. Mais, bien entendu, nous ne nous limitons pas à ces tendances ; notre conception de l’élite du pouvoir ne repose pas uniquement sur la correspondance existant entre les hiérarchies institutionnelles en question, ou sur les nombreux points où leurs intérêts changeants se trouvent coïncider. L’élite du pouvoir, telle que nous la concevons, repose aussi sur la similitude qui existe entre ses membres, sur les relations personnelles et officielles qu’ils ont les uns avec les autres, et sur leurs affinités psychologiques et sociales. Afin de comprendre la base personnelle et sociale de l’uni-té de l’élite, il faut tout d’abord se rappeler les faits concernant l’ori-gine, la carrière et le style de vie de chacun des cercles dont les membres forment l’élite du pouvoir.

L’élite du pouvoir n’est pas une aristocratie, c’est-à-dire qu’elle n’est pas un groupe politique dominant fondé sur une noblesse hérédi-taire. Elle n’a pas une base solide formée d’un petit cercle de grandes familles dont les membres peuvent occuper et occupent régulièrement les positions de commandement dans les divers cercles supérieurs qui

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s’entrecoupent pour former l’élite du pouvoir. Mais la noblesse n’est que l’une des bases possibles d’une origine commune. Le fait qu’elle n’existe pas dans l’élite américaine ne signifie pas que les membres de cette élite soient socialement originaires de toutes les couches formant la société américaine. Ces membres proviennent, dans une proportion considérable, des classes supérieures, anciennes et nouvelles, de la société locale et des 400 des grandes villes. La masse des richissimes, [189] des dirigeants d’entreprise, des intrus politiques, des grands mi-litaires provient du tiers supérieur de la pyramide des revenus et des professions. Leur père appartenait au minimum aux couches des petits hommes d’affaires et membres de professions libérales, et était sou-vent beaucoup plus haut placé. Ce sont des Américains de naissance, fils d’Américains de naissance, originaires principalement des zones urbaines et, à une majorité écrasante, sauf pour les politiciens, de l’Est. Ils sont généralement protestants, plus particulièrement épisco-paliens ou presbytériens. En général, plus la position est élevée, plus les hommes qui l’occupent sont originaires des classes supérieures et restent liés à elles. Cette similarité générale d’origine entre les membres de l’élite est accentuée et approfondie par le fait que leur éducation se conforme de plus en plus à un même schéma. Une majo-rité écrasante d’entre eux a un diplôme de collège et une proportion importante a fréquenté les collèges de la Ivy League, bien qu’évidem-ment l’éducation des chefs militaires soit différente de celle des autres membres de l’élite.

Mais que signifient vraiment ces faits apparemment simples concernant la composition sociale des cercles supérieurs ? En particu-lier, que signifient-ils pour qui essaie de comprendre le degré d’unité, la coordination des politiques et des intérêts qui règnent dans ces di-vers cercles ? Le mieux est peut-être de poser cette question d’une façon si simple qu’elle ressemble à un piège : du point de vue de l’ori-gine et de la carrière, de qui ou de quoi ces grands sont-ils les repré-sentants ?

Bien entendu, s’il s’agit de politiciens élus, ils sont censés repré-senter leurs électeurs et, s’ils sont nommés, ils sont censés représenter, indirectement, les électeurs de ceux qui les ont nommés. Mais on ad-met que cela est une sorte d’abstraction, une figure de rhétorique par laquelle les puissants justifient leur pouvoir de décision dans presque tous les systèmes de gouvernement actuels. Elle correspond parfois à

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la réalité, à la fois sous l’angle des mobiles des [190] puissants et sous l’angle des groupes qui bénéficient de leurs décisions. Cependant, il ne serait pas prudent, quel que soit le système de pouvoir, de poser pour principe cette représentativité.

Le fait que les membres de l’élite du pouvoir proviennent des échelons supérieurs de classe et de status de la nation ne signifie pas qu’ils sont nécessairement « représentatifs » de ces seuls échelons su-périeurs. Et s’ils étaient, en tant que types sociaux, représentatifs d’une coupe transversale de la population, cela ne voudrait pas dire que la politique actuelle est automatiquement dirigée par une démo-cratie équilibrée des intérêts et des pouvoirs.

Nous ne pouvons pas déduire l’orientation de la politique en par-tant uniquement de l’origine sociale et de la carrière de ceux qui la font. L’arrière-plan social et économique des puissants ne nous ap-prend pas tout ce dont nous avons besoin pour comprendre la réparti-tion du pouvoir social. En effet : 1. les hommes haut placés peuvent très bien être les représentants idéologiques des pauvres et des humbles ; 2. les hommes d’humbles origines, qui se sont faits eux-mêmes à force d’intelligence, peuvent très bien se faire les serviteurs enthousiastes des intérêts les plus matériels et les plus héréditaires ; 3. en outre, pour que des hommes représentent vraiment les intérêts d’une couche sociale, il n’est pas nécessaire qu’ils en fassent tous par-tie ou qu’ils bénéficient personnellement de la politique qui défend les intérêts de cette couche. Bref, il y a parmi les politiciens des agents sympathisants de certains groupes donnés, qu’ils le fassent consciem-ment ou inconsciemment, qu’ils soient payés ou non ; 4. finalement, parmi les grands « décideurs », nous trouvons des hommes qui ont été choisis à cause de leur « qualité d’expert ». Voilà quelques-unes des raisons évidentes pour lesquelles l’origine sociale et la carrière des membres de l’élite ne nous permettent pas d’en déduire un système moderne de pouvoir avec une orientation préméditée de la politique par les intérêts de classe.

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[191]Peut-on dire, alors, que l’origine sociale supérieure et la carrière

privilégiée des grands n’ont aucune importance pour la répartition du pouvoir ? Pas du tout. Elles nous rappellent simplement qu’il faut se garder de déduire le caractère politique et l’orientation politique des individus de leur origine et de leur carrière, et non qu’il faut les tenir comme facteurs négligeables dans notre analyse politique. Elles signi-fient simplement qu’il nous faut analyser la psychologie politique et les décisions réelles du directoire politique, en même temps que sa composition sociale. Elles signifient surtout qu’il faut vérifier, comme nous l’avons fait ici, toute déduction partant de l’origine et de la car-rière des acteurs politiques en étudiant de près le décor institutionnel dans lequel ils jouent leur pièce. Sinon nous tomberions dans la théo-rie biographique, quelque peu simpliste, de la société et de l’histoire.

De même que nous ne pouvons pas fonder la notion de l’élite du pouvoir uniquement sur les mécanismes institutionnels qui entraînent sa formation, de même nous ne pouvons fonder cette notion unique-ment sur les faits concernant l’origine et la carrière des membres de l’élite. Nous avons besoin de ces deux bases, et les deux sont pré-sentes, avec d’autres, parmi lesquelles le phénomène de la mixité de status.

Mais les similitudes d’origine sociale, d’affiliation religieuse, d’américanisation et d’instruction ne sont pas les seuls éléments qui expliquent les affinités psychologiques et sociales des membres de l’élite. Même si leur recrutement et leur formation universitaire étaient plus hétérogènes qu’ils ne le sont en réalité, ces hommes appartien-draient quand même à un type social tout à fait homogène. En effet, les faits les plus importants à propos d’un groupe d’hommes sont les critères d’admission, de louanges, d’honneur, de promotion qui règnent parmi eux ; si ces critères sont similaires dans un cercle don-né, les membres en tant que personnes tendent à devenir similaires. Or les cercles qui composent l’élite du pouvoir ont effectivement ten-dance à [192] partager les mêmes codes et les mêmes critères. La co-optation des types sociaux qu’entraîne cette communauté de valeurs est souvent plus importante que toutes les statistiques sur la commu-nauté d’origine et de carrière dont nous pouvons disposer.

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Il y a dans la confrérie des gens arrivés une sorte d’attirance mu-tuelle — non pas entre chaque membre du cercle des puissants, mais entre un nombre suffisant de ceux-ci pour assurer une certaine unité. Au niveau des contacts superficiels, c’est une sorte d’admiration mu-tuelle et tacite ; dans les alliances les plus solides, elle procède par intermariages. Entre ces deux extrêmes, on trouve toutes les gradua-tions et tous les types de relations. Il se produit certainement des re-coupements par l’intermédiaire des cliques et des clubs, des églises et des écoles.

Si l’origine sociale et l’instruction communes tendent à créer entre les membres de l’élite des liens de compréhension et de confiance mu-tuelles, la continuité de leurs relations vient cimenter encore la com-munauté qu’ils ont conscience de former. Les membres des divers cercles supérieurs ont des relations d’amitié et même de voisinage ; ils se retrouvent au golf, dans les clubs masculins, dans les lieux de villé-giature, dans les avions transcontinentaux et les paquebots transatlan-tiques. Ils se rencontrent chez leurs amis communs, se trouvent face à face devant la caméra de télévision, ou font partie du même comité philanthropique ; beaucoup d’entre eux se croisent dans les potins des journaux, sinon dans les cafés d’où proviennent ces potins. Parmi les « nouveaux 400 » de la café society, un chroniqueur a compté qua-rante et un richissimes, quatre-vingt-treize dirigeants politiques et soixante-dix-neuf dirigeants d’entreprise.

« Je n’aurais pas pu imaginer, même en rêve, a écrit Whittaker Chambers, l’ampleur et le pouvoir immenses des amitiés politiques d’Alger Hiss 98, et de ses relations mondaines, [193] qui franchissaient toutes les démarcations de parti et allaient de la Cour suprême aux quakers, des gouverneurs d’État et assistants enseignant dans les col-lèges aux conseils de rédaction des magazines libéraux. Dans la pé-riode de dix ans pendant laquelle je l’avais perdu de vue, il avait utili-sé sa carrière, et en particulier le fait qu’il s’était identifié à la cause de la paix en contribuant à organiser les Nations unies, pour pousser des racines qui faisaient de lui un arbre dans la jungle de la classe su-périeure américaine, de la classe moyenne intellectuelle, des activités libérales et officielles. On ne pouvait par arracher ses racines sans ar-racher en même temps toutes celles qui l’entouraient. »98 Alger Hiss, fonctionnaire du département d’État, fut accusé en 1948 par

Whittaker Chambers d’espionnage au profit de l’U.R.S.S. (N.d.T.)

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Les périodes de l’élite du pouvoir se sont reflétées dans le domaine du status. Pendant la troisième période, par exemple, qui pouvait riva-liser avec les grosses fortunes ? Et pendant la quatrième, avec les grands politiciens ou même les jeunes Turcs du New Deal ? Actuelle-ment, qui peut rivaliser avec les généraux, les amiraux et les diri-geants d’entreprise que l’on présente aujourd’hui sous un jour si sym-pathique au théâtre, dans les romans et sur les écrans ? Peut-on imagi-ner Executive Suite comme livre à succès en 1935 ? Ou bien Ouragan sur le Caine ?

La multiplicité des organisations prestigieuses auxquelles appar-tiennent les membres de l’élite apparaît quand on jette un coup d’œil aux notices nécrologiques du grand homme d’affaires, de l’homme de loi éminent, du célèbre général ou amiral, du sénateur influent : géné-ralement on y trouve l’église de grand prestige, les associations pro-fessionnelles, plus les clubs prestigieux et souvent le grade dans l’ar-mée. Au cours de leur vie, le président d’université, le président de la Bourse de New York, le directeur de la banque, l’ancien de West Point se mêlent dans le royaume du status, où ils peuvent facilement renouer de vieilles amitiés et les utiliser pour comprendre, grâce à l’expérience d’hommes dignes de confiance, les contextes de pouvoir et de décision qu’ils ne connaissent pas encore.

[194]Dans ces divers contextes, le prestige s’accumule dans chaque

cercle supérieur, et les membres d’un cercle s’empruntent mutuelle-ment leur status. Ces accumulations et ces emprunts alimentent l’image qu’ils se font d’eux-mêmes et par conséquent, même si le rôle d’un individu donné peut paraître fragmentaire, il prend conscience d’être un membre « polyvalent » des sphères supérieures, un homme « d’envergure ». Cette expérience d’initié est peut-être un élément important de ce qu’on appelle « le jugement ».

Les organisations essentielles sont probablement les grandes entre-prises, car dans les conseils d’administration les membres des diverses élites sont intimement mêlés. Sur le plan superficiel, nous retrouvons ce fait dans les villégiatures d’été et d’hiver, sous forme d’une série de cercles qui se recoupent de façon complexe ; peu à peu tout le monde finit par rencontrer tout le monde, ou par connaître quelqu’un qui connaît quelqu’un qui connaît la personne en question.

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Les grands membres des ordres militaire, économique et politique adoptent volontiers le point de vue de leurs égaux, toujours avec sym-pathie, et souvent avec finesse. Ils se définissent réciproquement comme faisant partie des gens qui comptent et dont il faut par consé-quent tenir compte. Chacun d’eux, en tant que membre de l’élite, finit par incorporer à son intégrité, à son honneur et à sa conscience le point de vue, les désirs et les valeurs des autres. S’il n’y a pas entre eux une communauté d’idéaux et de critères moraux fondée sur une culture aristocratique explicite, cela ne veut pas dire qu’ils n’éprouvent aucun sentiment de responsabilité les uns vis-à-vis des autres.

La coïncidence structurale de leurs intérêts, comme les faits psy-chologiques complexes concernant leur origine et leur instruction, leur carrière et leurs fréquentations créent les affinités psychologiques qui existent entre eux, affinités qui leur permettent de dire les uns des autres : « Bien entendu, il est des nôtres. » Et tout cela est la preuve d’une conscience de classe dans son sens psychologique fondamental. Il n’existe [195] nulle part en Amérique de « conscience de classe » aussi claire que celle de l’élite du pouvoir ; nulle part elle n’est orga-nisée de façon aussi efficace. En effet, par conscience de classe en tant que fait psychologique, on entend que l’individu membre d’une « classe » accepte comme personnages significatifs pour l’image de son moi uniquement les hommes que son cercle accepte.

Certes, dans les hautes sphères de l’élite du pouvoir, il existe des factions ; il y a des conflits sur les mesures à prendre, et des heurts d’ambition personnelle. Il existe encore au sein du parti républicain, et même entre les républicains et les démocrates, des divisions suffisam-ment importantes pour engendrer des différences dans les méthodes d’opération. Mais, plus puissantes que ces divisions, il y a la disci-pline interne et la communauté d’intérêts qui unit l’élite du pouvoir, même par-delà les frontières de nations en guerre 99.

** *

99 Pour une excellente introduction à l’unité internationale des intérêts des entreprises, voir James S. MARTIN, All Honorable Men, Boston, Little Brown éd., 1950.

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Cependant nous devons examiner la thèse opposée qui ne met pas en doute les faits, mais l’interprétation que nous en donnons. Il existe un groupe d’objections que l’on fera certainement à l’ensemble de notre conception de l’élite, mais qui porte essentiellement sur la psy-chologie de ses membres. Ces objections, présentées par des libéraux ou des conservateurs, seront à peu de chose près les suivantes : « Par-ler d’une élite du pouvoir, n’est-ce pas caractériser les hommes par leur origine et leurs fréquentations ? Cette caractérisation n’est-elle pas à la fois injuste et inexacte ? Les hommes ne se transforment-ils pas, surtout quand il s’agit d’Américains comme ceux-là, à mesure que leur personnalité s’affirme [196] pour répondre aux exigences de leurs fonctions ? Ne finissent-ils pas par adopter des opinions et une politique qui représentent les intérêts de la nation dans son ensemble, dans la mesure où la faiblesse humaine leur permet d’en juger ? Ne sont-ils pas simplement des hommes honorables qui font leur de-voir ? »

Qu’allons-nous répondre à ces objections ?

1. Nous sommes persuadés que ce sont des hommes honorables. Mais qu’est-ce que l’honneur ? L’honneur ne peut signifier qu’une chose, à savoir se conformer à un code que l’on considère comme ho-norable. Or il n’existe pas de code sur lequel tous les hommes soient d’accord. C’est pourquoi, si nous sommes des gens civilisés, nous ne tuons pas tous ceux avec lesquels nous ne sommes pas d’accord. La question à poser n’est pas : ces gens sont-ils honorables ? Elle est : quels sont leurs codes d’honneur ? La réponse à cette question est que ce sont les codes de leurs cercles, des hommes aux opinions desquels ils se rangent. Comment pourrait-on répondre autrement ? C’est là une signification de l’important truisme selon lequel tous les hommes sont humains et tous les hommes sont des créatures sociales. Quant à la sincérité, on ne peut prouver ni son absence ni sa présence.

2. À la question portant sur leur capacité d’adaptation — c’est-à-dire leur capacité de transcender les codes de comportement qu’ils ont acquis au cours de leur travail et de leur expérience — il nous faut répondre simplement : non, ils ne peuvent pas s’adapter, du moins pas dans le peu d’années qui restent à vivre à la plupart d’entre eux.

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Croire qu’ils le peuvent, ce serait les prendre vraiment pour des hommes extraordinairement maniables ; une telle souplesse implique-rait en fait la violation de ce qu’on peut appeler à juste raison leur ca-ractère et leur intégrité. À propos, n’est-ce pas justement faute de ce caractère et de cette intégrité que les types anciens de politiciens amé-ricains ne représentaient pas une menace aussi grave que ces hommes de caractère ?

Ce serait faire injure à la formation efficace subie par les [197] mi-litaires, et aussi à leur endoctrinement, que de supposer que les hauts personnages militaires perdent leur caractère et leurs opinions mili-taires en se mettant en civil. Cet arrière-plan est peut-être plus impor-tant dans le cas des militaires que dans celui des dirigeants d’entre-prise, car leur carrière donne aux premiers une formation plus pro-fonde et plus totale.

« Il ne faut pas confondre, a écrit Gerald W. Johnson, le manque d’imagination et le manque de principes. Au contraire, un homme sans imagination est souvent un homme aux principes extrêmement élevés. L’ennui, c’est que ses principes se conforment à la fameuse définition de Cornford : « Un principe est une règle d’inaction qui donne de bonnes raisons générales pour ne pas faire dans un cas don-né ce que l’on ferait en suivant son instinct sans principes. »

Peut-on, par exemple, croire sérieusement que, sur le plan psycho-logique, Charles E. Wilson représentait des hommes ou des intérêts autres que ceux de la grande entreprise ? Non qu’il soit malhonnête ; au contraire, c’est parce qu’il est probablement un homme d’une grande intégrité, franc comme un dollar. Il est ce qu’il est, et il lui est difficile d’être autre chose. Il appartient à l’élite professionnelle de l’entreprise, comme ses collègues du gouvernement et du dehors ; il représente la richesse de la grande entreprise ; il représente son pou-voir ; et il croit sincèrement à sa phrase souvent citée : « Ce qui est bon pour les États-Unis est bon pour la General Motors Corporation, et vice versa. »

La chose importante que nous révèlent les pitoyables audiences des commissions chargées d’approuver la nomination de ces hommes à des postes politiques, ce n’est pas le cynisme dont ils font preuve à l’égard de la loi et des législateurs des échelons moyens de pouvoir, ni le fait qu’ils répugnent à se séparer de leur portefeuille d’actions. La

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révélation essentielle, c’est l’impossibilité pour ces hommes de se dé-barrasser de leur engagement vis-à-vis du monde de l’entreprise en général, et vis-à-vis de leur entreprise en [198] particulier. Non seule-ment leur argent, mais aussi leurs amis, leurs intérêts, leur formation — toute leur vie, en un mot — sont solidement enracinés dans ce monde. Vendre ses actions, ce n’est, bien entendu, qu’un rite de puri-fication. L’important, ce n’est pas le montant des intérêts financiers et personnels qu’ils ont dans telle compagnie, c’est leur identification avec le monde de l’entreprise. Demander brusquement à un homme de se débarrasser de ces intérêts et de cette sensibilité, c’est presque de-mander à un homme de se changer en femme.

3. À la question portant sur leur patriotisme, sur leur désir de servir l’ensemble de la nation, il faut répondre d’abord que, comme les codes d’honneur, le sentiment patriotique et l’idée qu’on se fait des intérêts de son pays ne sont pas des faits définitifs, mais des pro-blèmes sur lesquels les opinions divergent énormément. En outre, les opinions patriotiques trouvent aussi leur racine et leur renfort dans le personnage qu’un homme donné est devenu en vertu de la façon dont il a vécu et des gens qu’il a fréquentés. Il ne s’agit pas d’une simple détermination mécanique du caractère individuel par les conditions sociales, mais d’un processus complexe, dont l’étude est solidement établie dans la grande tradition de la science sociale moderne. On peut se demander d’ailleurs pourquoi les sociologues ne l’utilisent pas de façon plus systématique lorsqu’ils réfléchissent sur la politique.

4. On ne peut pas considérer les membres de l’élite comme des hommes qui font simplement leur devoir. Ce sont eux qui déterminent leurs devoirs, en même temps que ceux de leurs inférieurs. Ils ne se contentent pas de suivre les ordres ; ils les donnent ; ce ne sont pas de simples bureaucrates : ils commandent aux bureaucrates. Ils essaient peut-être de dissimuler ces faits aux autres et à eux-mêmes en faisant appel à des traditions dont ils s’imaginent être les instruments, mais il y a beaucoup de traditions, et il leur faut bien choisir celles qu’ils veulent servir. Ils ont à prendre des décisions [199] pour lesquelles il n’existe absolument pas de tradition.

Que déduire de ces diverses réponses ? Elles nous prouvent que nous ne pouvons pas raisonner sur les événements publics et sur les tendances historiques en nous fondant uniquement sur les mobiles et le caractère des hommes ou des petits groupes qui siègent au sein des

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puissants. Cela ne veut pas dire qu’il faille nous laisser intimider par les gens qui nous accusent de mettre en cause, par notre façon d’abor-der le problème, l’honneur, l’intégrité ou la capacité des hommes en place. En effet, au premier stade de notre étude, ce n’est pas une ques-tion de caractère individuel ; et si, dans les stades suivants, nous nous apercevons que cette question est importante, nous n’hésiterons pas à le dire franchement. En attendant, nous devons juger les hommes de pouvoir en fonction des critères de pouvoir, de ce qu’ils font en tant que « décideurs », et non pas en fonction de ce qu’ils sont ou de ce qu’ils peuvent bien faire dans leur vie privée. Nous ne nous intéres-sons pas à cela, mais à leur politique et aux conséquences de leur ma-nière de gouverner. Il ne faut pas oublier que ces hommes de l’élite du pouvoir occupent aujourd’hui les postes stratégiques dans la structure de la société américaine, qu’ils commandent aux institutions domi-nantes d’une nation dominante, qu’ils sont, en tant que groupe, à même de prendre des décisions dont les conséquences seraient épou-vantables pour les populations sous-jacentes du monde entier.

** *

Malgré leur similarité sociale et leurs affinités psychologiques, les membres de l’élite du pouvoir ne constituent pas un club qui aurait un effectif permanent protégé par des frontières fixes et explicites. Étant donné la nature même de l’élite du pouvoir, il se produit en elle un grand remue-ménage, et elle ne se compose donc pas d’un seul petit groupe formé par les mêmes hommes occupant les mêmes positions [200] dans les mêmes hiérarchies. Le fait que les hommes se connaissent personnellement ne veut pas dire qu’ils soient unis sur la politique à suivre ; et le fait qu’ils ne se connaissent pas personnelle-ment ne veut pas dire qu’ils soient désunis. Ma conception de l’élite du pouvoir ne repose pas principalement, comme je l’ai dit à plusieurs reprises, sur les liens d’amitié.

Comme les conditions requises pour obtenir les postes de comman-dement des grandes hiérarchies deviennent similaires, en vertu de la sélection et de la formation acquise dans leur travail. Ce n’est pas une simple déduction partant de la structure pour aboutir aux hommes. C’est un fait démontré par le va-et-vient continuel qui a lieu entre les trois structures, selon des schémas souvent très complexes. Les diri-geants d’entreprise, les seigneurs de la guerre et certains politiciens

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choisis sont entrés en contact intime et actif pendant la Deuxième Guerre mondiale ; après la fin de cette guerre, ils ont continué de se fréquenter à cause de leurs idées communes de leur goût pour les mondanités et de leur coïncidence d’intérêts. Beaucoup de dirigeants du monde militaire, économique et politique ont occupé pendant les quinze dernières années des postes dans un ordre autre que le leur, ou dans deux : entre ces hautes sphères il existe une interchangeabilité des postes, fondée officiellement sur un prétendu transfert des « capa-cités directoriales », et fondée en réalité sur la cooptation d’initiés par les diverses cliques. En tant que membres de l’élite du pouvoir, beau-coup de gens impliqués dans ce va-et-vient en sont venus à considérer « le gouvernement » comme un parapluie à l’abri duquel ils font leur travail.

Comme les relations entre les trois grands augmentent de volume et d’importance, il en est de même pour le va-et-vient du personnel. Les critères mêmes selon lesquels on choisit les hommes d’avenir sont l’incarnation de ce fait. Le commissaire de l’entreprise qui traite avec l’État et avec ses militaires a intérêt à choisir un jeune homme qui a l’expérience [201] de l’État et de ses militaires, de préférence à celui qui ne l’a pas. Le directeur politique, dont la réussite politique dépend souvent des décisions de l’entreprise et des entreprises elles-mêmes, a lui aussi intérêt à choisir un homme qui a une expérience de l’entre-prise. Ainsi, en vertu même du critère de réussite, l’échange de per-sonnel et l’unité augmentent en même temps.

Étant donné la similarité formelle des trois hiérarchies dans les-quelles les divers membres de l’élite passent leur vie active, étant don-né les conséquences pour les deux autres hiérarchies des décisions prises dans la troisième, étant donné la coïncidence d’intérêts qui règne entre elles sur bien des points, étant donné le vide administratif de l’état civil américain face à l’accroissement de ses tâches — étant donné ces tendances structurales, et si l’on y ajoute les affinités psy-chologiques que nous avons notées —, nous serions vraiment étonnés si des hommes dont on vante les talents de contact administratif et la capacité d’organisation devaient se contenter d’entrer en relation les uns avec les autres. Bien entendu, ils ne s’en sont pas contentés : de plus en plus les uns s’installent dans le domaine des autres.

L’unité qui se manifeste par l’interchangeabilité des premiers rôles repose sur le développement parallèle des postes principaux dans les

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trois grands domaines. L’échange de personnel se produit le plus sou-vent aux points où leurs intérêts coïncident, par exemple entre l’agence fédérale de réglementation et l’industrie soumise à réglemen-tation ; entre l’agence qui passe un contrat et le fournisseur. Et, comme nous le verrons, il entraîne des coordinations plus explicites, et même officielles.

Le noyau de l’élite du pouvoir se compose d’abord de ceux qui échangent leur rôle de commandement dans une des institutions domi-nantes contre un rôle équivalent dans une autre : l’amiral qui est en même temps banquier et homme de loi, et qui dirige une importante commission fédérale ; le dirigeant d’entreprise dont la compagnie a été l’un des deux ou trois [202] premiers producteurs de matériel de guerre, et qui est à présent secrétaire à la Défense ; le général qui s’af-fuble de vêtements civils pour siéger dans le directoire politique et qui devient ensuite administrateur d’une des premières entreprises.

Bien que le dirigeant d’entreprise devenu général, le général deve-nu homme d’État, l’homme d’État devenu banquier voient beaucoup plus de choses que les hommes ordinaires dans leur milieu ordinaire, les perspectives de ceux-là, malgré leurs hautes fonctions, restent sou-vent liées à leur principal champ d’activité. Cependant, dans leur car-rière même, ils échangent leurs rôles à l’intérieur des trois grandes institutions et ainsi transcendent aisément les intérêts particuliers de l’un de ces milieux. Pour leur carrière et leurs activités, ils tissent une toile unissant ces trois types de milieux. Ils représentent par consé-quent le noyau de l’élite du pouvoir.

Ces hommes ne sont pas obligatoirement familiarisés avec chacun des grands domaines de pouvoir. Nous parlons d’un homme qui cir-cule à l’intérieur de deux cercles et entre les deux — par exemple l’ordre industriel et l’ordre militaire —, d’un autre qui circule entre l’ordre politique et l’ordre militaire et d’un troisième qui circule dans le milieu politique et dans celui des faiseurs d’opinion. Ces types d’in-termédiaires illustrent fidèlement notre image de la structure de l'élite et de son fonctionnement, même quand elle fonctionne en coulisse. Dans la mesure où il existe une « élite invisible », ces conseillers et agents de liaison en sont le noyau. Même si — et c’est, je le crois, très probable — beaucoup d’entre eux sont, tout au moins dans la pre-mière partie de leur carrière, des « agents » des diverses élites, et non des membres de cette élite, ce sont eux qui travaillent le plus active-

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ment à organiser les différents groupes supérieurs dans une structure de pouvoir et à préserver cette structure.

Le noyau de l’élite comprend également des hommes appartenant à la catégorie supérieure des juristes et des financiers, [203] aux grandes usines juridiques et aux sociétés d’investissement, qui sont pratique-ment les entremetteurs professionnels des affaires économiques, poli-tiques et militaires. Le juriste de la grande entreprise et le directeur de la banque d’investissements accomplissent avec efficacité et énergie les fonctions d’entremetteur. Par la nature de leur métier, ils dépassent le milieu étroit de telle ou telle industrie, et par conséquent sont à même de parler et d’agir au nom du monde de l’entreprise, ou du moins au nom d’importants secteurs de celui-ci. Le juriste de l’entre-prise est un maillon essentiel entre les domaines économique, militaire et politique ; le banquier spécialiste des investissements est un agent essentiel d’organisation et d’unification du monde de l’entreprise, et il est également versé dans l’art de dépenser les énormes sommes d’ar-gent dont l’appareil militaire américain dispose aujourd’hui. Quand nous trouvons un homme de loi qui règle les problèmes juridiques d’une banque d’investissements, nous avons un membre essentiel de l’élite du pouvoir.

Pendant l’ère démocrate, la banque d’investissements Dillon et Read servait de lien entre les entreprises privées et les institutions pu-bliques. C’est d’elle que venaient des gens comme James Forrestal et Charles F. Detmar ; Ferdinand Eberstadt en avait été l’un des associés avant de fonder sa propre firme, qui fournit d’autres hommes aux cercles politiques et militaires. Les administrations républicaines semblent donner la préférence à la firme Kuhn et Loeb, et à l’agence de publicité Batten, Barton, Durstine et Osborn.

Quel que soit le parti au pouvoir, il y a toujours le cabinet juridique de Sullivan et Cromwell. Cyrus Eaton, banquier du Middle West, a dit : « Arthur H. Dean, associé principal de Sullivan et Cromwell, au numéro 48 de Wall Street, est l’un de ceux qui ont participé à la ré-daction de la loi sur les valeurs boursières de 1933, premier d’une sé-rie de textes votés pour réglementer les marchés de capitaux. Lui et sa firme, qui passe pour être la plus importante des États-Unis, sont res-

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tés [204] en relations étroites avec la S.E.C. 100 depuis sa création, et ce sont eux qui ont la plus grande influence sur cette commission. »

Il y a aussi la troisième banque des États-Unis, la Chase National Bank de New York (aujourd’hui Chase Manhattan). Quel que soit le parti au pouvoir, les dirigeants de cette banque et ceux de la Banque internationale pour la reconstruction et le développement échangent leurs postes : John J. McCloy, qui devint président de la Chase Natio-nal en 1953, est un ancien président de la Banque mondiale ; et son successeur à la présidence de la Banque mondiale était un ancien vice-président de la Chase National Bank. Et en 1953, le président de la Chase National. Winthrop W. Aldrich, fut nommé ambassadeur en Grande-Bretagne 101.

La périphérie de l’élite du pouvoir — qui se renouvelle plus sou-vent que le noyau — se compose de « gens qui comptent », bien qu’ils ne soient pas forcément « dans le coup » pour telle ou telle décision importante, et qu’ils ne fassent pas la navette entre les diverses hiérar-chies. Pour être membre de l’élite du pouvoir, il n’est pas nécessaire de prendre personnellement toutes les décisions que l’on peut attribuer à cette élite. Chaque membre, dans les décisions qu’il prend effective-ment, tient grand compte des autres. L’élite n’est pas seulement com-posée de ceux qui prennent les décisions dans les divers grands do-maines de la guerre et de la paix ; elle comprend aussi ceux dont on tient compte même s’ils ne jouent pas un rôle direct dans une déci-sion.

À la périphérie et en dessous, vers les échelons inférieurs, l’élite se perd peu à peu dans les échelons moyens du pouvoir, les membres ordinaires du Congrès, les groupes de pression [205] qui ne sont pas représentés au sein de l’élite, et dans une multiplicité d’intérêts régio-naux et locaux. Si les hommes de ces échelons moyens ne font pas tous partie de gens qui comptent, il faut parfois en tenir compte, les manipuler, les cajoler, les briser, ou les admettre dans les hautes sphères.

100 Securities and Exchange Commission (commission des valeurs et de la Bourse) : organisme fédéral réglementant le marché des valeurs aux États-Unis. (N.d.T.)

101 Ajoutons qu’en 1968 Mac Namara, ancien président de Ford, puis secrétaire à la Défense, est devenu à son tour président de la Banque mondiale. (N.d.T.)

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Quand les membres de l’élite s’aperçoivent que, pour obtenir quelque chose, ils ont besoin de gens situés au-dessous d’eux — par exemple quand il faut faire passer un projet de loi au Congrès —, ils sont obligés de faire eux-mêmes pression. Mais dans le langage de l’élite, ce genre de lobby à l’échelon supérieur s’appelle « travail de liaison ». Il y a des militaires chargés de la « liaison » avec le Congrès, avec certains secteurs capricieux de l’industrie, avec prati-quement tous les éléments importants qui ne sont pas directement im-pliqués dans l’élite du pouvoir. Les deux membres de l’état-major de la Maison-Blanche qui portent le titre officiel d’agents de « liaison » ont tous deux une grande expérience des questions militaires ; l’un d’eux a été directeur d’une banque d’affaires et homme de loi, en même temps que général.

Ce ne sont pas les associations professionnelles mais les cliques supérieures d’hommes de loi et de banquiers qui sont les chefs poli-tiques actifs des riches de l’entreprise et des membres de l’élite. « Bien que l’on croie généralement que les associations profession-nelles ont une énorme influence sur l’opinion publique et sur l’orien-tation de la politique nationale, certains signes prouvent que l’interac-tion de ces associations au niveau officiel n’est pas très étroite. La ten-dance générale des associations semble être de stimuler des activités axées sur les intérêts spécifiques de l’organisation, et l’on fait plus d’efforts pour éduquer les membres de l’association que pour essayer d’influencer les autres associations sur le problème en question. [...] En tant que moyens de définir et de redéfinir la structure générale des valeurs du pays, ces associations jouent un rôle important. [...] Mais quand les problèmes sont nettement tranchés, on demande aux indivi-dus reliés aux grands intérêts des entreprises de faire pression au [206] bon endroit et au moment stratégique. Les associations nationales fonctionnent peut-être comme agents coordinateurs de ces pressions, mais il semble que le facteur décisif des choix politiques soit l’inter-communication très poussée entre les membres qui siègent au sommet des grandes entreprises 102. »

Le système traditionnel du lobby, tel qu’il est appliqué par les asso-ciations professionnelles, existe encore, bien qu’il ait lieu générale-

102 Floyd HUNTER, « Pilot Study of National Power and Policy Structures », University of North Carolina Research Previews, vol. 2, n° 2, Institute for Research in Social Science, mars 1954.

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ment aux échelons moyens du pouvoir, car il vise surtout le Congrès, et aussi, bien entendu, la masse des membres de l’association. La fonction essentielle de la National Association of Manufacturers, par exemple, n’est pas d’influencer directement la politique, mais de révé-ler aux petits industriels que leurs intérêts sont les mêmes que ceux des grandes entreprises. Mais il y a aussi des manœuvres de lobby à l’échelon supérieur. Dans tout le pays les dirigeants d’entreprise sont attirés dans le cercle des chefs militaires et politiques par leurs rela-tions personnelles, par les associations professionnelles et leurs di-verses sous-commissions, par les clubs de grand prestige, par les affi-liations politiques explicites et par les relations avec leurs clients. « Chez ces dirigeants, affirmait un enquêteur qui connaît ces cliques de près, on a pleinement conscience des grands problèmes politiques qui se posent actuellement au pays, comme la lutte contre l’augmenta-tion des impôts, le transfert de toutes les activités productives à l’en-treprise privée, l’augmentation du commerce avec l’étranger, la réduc-tion des mesures sociales et autres interventions intérieures du gouver-nement à un minimum, le renforcement et le maintien de la mainmise exercée sur la nation par le parti actuellement au pouvoir 103. »

En fait, il existe des cliques formées de dirigeants d’entreprise qui jouent un rôle important en tant que meneurs officieux [207] d’opi-nion aux échelons suprêmes du pouvoir économique, politique et mili-taire, et non en tant que membres actifs d’organisations militaires et politiques. Dans les cercles militaires, les cercles politiques et « sur la touche » du domaine économique, ces cercles et ces cliques de diri-geants d’entreprise participent à presque toutes les grandes décisions quel que soit le sujet discuté. Et l’important, dans ces intrigues de cou-loir à l’échelon supérieur, est qu’elles ont lieu à l’intérieur même de l’élite.

** *

La conception de l’élite du pouvoir et de son unité repose sur l’évolution parallèle des organisations économiques, politiques et mi-litaires, et sur la convergence de leurs intérêts respectifs. Elle repose aussi sur la similitude d’origine et d’idées, sur les relations mondaines et personnelles qui unissent les cercles dirigeants de ces trois hiérar-

103 Floyd HUNTER, loc. cit.

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chies dominantes. Cette conjonction de forces institutionnelles et psy-chologiques se manifeste par le grand va-et-vient du personnel à l’in-térieur des trois grands ordres institutionnels et par l’apparition d’en-tremetteurs, par exemple dans les manœuvres de couloir pratiquées à l’échelon supérieur. Par conséquent, notre conception de l’élite du pouvoir ne repose absolument pas sur l’hypothèse selon laquelle l’his-toire de l’Amérique, depuis les origines de la Deuxième Guerre mon-diale, serait le résultat d’un complot, ou d’une grande conspiration ourdie et dirigée par les membres de cette élite. Notre conception se fonde sur des raisons totalement impersonnelles.

Cependant, il n’est guère douteux que l’élite américaine du pouvoir — qui contient, paraît-il, certains des « plus grands organisateurs du monde » — ait ourdi des projets et des complots. L’avènement de l’élite, comme nous l’avons déjà montré, n’a pas pu être le résultat d’un complot, et ne l’a pas été ; la force de notre conception ne repose pas sur l’existence d’une organisation secrète ou connue du public. Mais, une [208] fois que la conjonction de la tendance structurale et de la volonté d’utiliser celle-ci a donné naissance à l’élite du pouvoir, alors ses membres ont établi des projets et des programmes, et de fait beaucoup d’événements et de décisions officielles de la cinquième période sont impossibles à interpréter si l'on ne se réfère pas à l’exis-tence de l’élite. « Il y a une grande différence, comme l’a fait observer Richard Hofstadter, entre le fait de découvrir dans l’histoire certaines conspirations, et le fait de dire que l’histoire est en réalité une conspi-ration... »

Les tendances structurales des institutions apparaissent, à ceux qui en occupent les postes de commandement, comme autant d’occasions. Quand les hommes ont pris conscience de ces occasions, ils essayent d’en profiter. Dans les trois domaines institutionnels principaux, cer-tains types d'hommes plus sagaces que les autres ont travaillé énergi-quement à établir la liaison avant qu’elle n’ait vraiment pris sa forme actuelle. Ils l’ont fait souvent pour des raisons que leurs partenaires ne partageaient pas, mais qu’ils ne repoussaient pas non plus ; souvent le résultat de leur travail de liaison a eu des conséquences qu’aucun d’entre eux n’avait ni prévues ni encore moins voulues, et ces consé-quences n’ont fait l’objet d’une orientation explicite que plus tard, lorsque l’élite eut atteint un stade élevé de développement. C’est seulement au moment où l’élite était déjà bien installée que la plupart

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de ses membres ont pris conscience d’en faire partie, avec plaisir et parfois aussi avec une certaine inquiétude. Mais quand le système de coordination est en marche, d’autres hommes y entrent volontiers, et ils l’acceptent sans la moindre hésitation.

Du point de vue de l’organisation explicite — sous forme de conspiration ou non —, l’élite du pouvoir, par sa nature même, a da-vantage tendance à utiliser les organisations existantes, en les tra-vaillant de l’intérieur ou de l’extérieur, qu’à créer des organisations explicites composées uniquement d’hommes à elle. Mais s’il n’existe pas de mécanisme [209] assurant, par exemple, l’équilibre entre les facteurs politiques et les facteurs militaires dans les décisions prises, elle en inventera un et l’utilisera, comme c’est le cas pour le National Security Council. En outre, dans un système de démocratie formelle, les objectifs et les pouvoirs des divers éléments de l’élite sont encore renforcés par un aspect particulier de l’économie de guerre perma-nente, à savoir l’hypothèse selon laquelle la sécurité du pays repose sur le secret total qu’il garde sur ses projets et ses intentions. Sous ce manteau du secret, on peut soustraire à l’attention du public beaucoup de grands événements qui pourraient lui révéler le fonctionnement de l’élite du pouvoir. Grâce au secret qui recouvre ses opérations et ses décisions, l’élite du pouvoir peut cacher ses intentions, ses activités et son renforcement. Tout secret imposé à ceux que leurs fonctions mettent à même d’observer les grands « décideurs » joue manifeste-ment en faveur de l’élite, et non contre elle.

Par conséquent, nous avons des raisons — mais, pas de preuves, en raison de la nature même de ce cas — de soupçonner que l’élite du pouvoir n’est pas complètement « en surface ». Il n’y a rien de secret en elle, bien que ses activités ne fassent pas l’objet de publicité. En tant qu’élite, elle n’est pas organisée, bien que ses membres se connaissent souvent, qu’ils paraissent collaborer d’une façon tout à fait naturelle, et que de nombreuses organisations, leur soient com-munes. Elle n’a rien d’une conspiration, bien que ses décisions soient souvent inconnues du public, et que son mode d’opération soit plus la manipulation que l’action explicite.

On ne peut pas dire que les hommes de l’élite croient à une élite fermée travaillant en coulisse au-dessus de la masse. Ils ne parlent pas ce langage. Ils disent simplement que le peuple a forcément des idées confuses et qu’il doit, comme un enfant confiant, placer entre les

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mains d’experts le monde nouveau de la politique étrangère, de la stratégie et de l’exécution. Ils disent simplement que chacun sait qu’il faut un chef, et qu’il y en a généralement un. De toute [210] façon, les autres s’en fichent, et en plus ils ne sauraient pas diriger. Ainsi le fos-sé qui sépare les deux types d’hommes va s’élargissant.

Quand on définit les crises comme totales, et apparemment perma-nentes, les conséquences des décisions deviennent totales, et l’on finit par intégrer les décisions dans tous les grands domaines de l’exis-tence, et par les rendre totales. On peut mesurer jusqu’à un certain point les conséquences de ce processus pour les autres ordres institu-tionnels ; une fois ce point dépassé, on prend des risques. C’est alors que le manque de personnes intuitives et imaginatives se fait sentir, et que les dirigeants se plaignent de ne pas avoir de successeurs qualifiés dans le domaine politique, militaire et économique. Ce sentiment les oblige à s’intéresser de plus en plus à la formation de successeurs ca-pables de prendre le commandement quand leurs aînés n’y seront plus. Dans chaque domaine apparaît peu à peu une nouvelle généra-tion, qui a grandi dans une époque où les décisions ont toujours été coordonnées.

Dans chaque cercle de l’élite, nous avons remarqué ce souci de recruter et de former des successeurs considérés comme des « hommes d’envergure », c’est-à-dire capables de prendre des déci-sions qui impliquent des domaines institutionnels autres que le leur. Les cadres supérieurs ont instauré des programmes officiels de recru-tement et de formation afin de peupler le monde de l’entreprise, à peu près comme s’il s’agissait d’un État dans l’État. Le recrutement et la formation de l’élite militaire font depuis longtemps l’objet d’un sys-tème professionnel rigide, mais ils englobent à présent des procédés d’éducation que les derniers généraux et amiraux de l’ancienne école considèrent comme absurdes.

Seul l’ordre politique, en l’absence d’un véritable corps de fonc-tionnaires, est resté à la traîne, créant ainsi un vide administratif qui a attiré les bureaucrates militaires et les intrus de l’entreprise. Mais, même dans ce domaine, depuis [211] la Deuxième Guerre mondiale, il y a eu de nombreuses tentatives, faites par des membres de l’élite aus-si sagaces que feu James Forrestal pour instaurer un corps de fonc-

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tionnaires dont les membres passeraient une partie de leur carrière au service des entreprises 104.

Ce qui fait défaut, c’est un programme de recrutement et de forma-tion qui soit vraiment commun à toute l’élite ; en effet, la filière école préparatoire — collège de la Ivy League — école de droit, suivie par les 400, ne correspond pas à ce qu’on attend aujourd’hui des chefs de l’élite. Des Britanniques, conscients de cette lacune, comme le maré-chal Montgomery, ont récemment réclamé l’adoption d’un système « selon lequel on pourrait séparer des médiocres une minorité de jeunes étudiants d’envergure, et leur donner la meilleure instruction possible pour doter le pays de dirigeants capables ». Cette proposition est reprise, sous des formes diverses, par beaucoup d’Américains, qui acceptent la critique faite par Montgomery de « la théorie américaine de l’enseignement public pour la raison qu’elle est incapable de pro-duire l’élite de dirigeants [...] dont ce pays a besoin pour faire face à ses obligations de première puissance mondiale ».

Ces exigences reflètent en partie le besoin informulé de dépasser le recrutement fondé uniquement sur la réussite économique, système suspect dans la mesure où il entraîne souvent la pratique d’une haute immoralité ; elles reflètent en partie le besoin formulé d’avoir des hommes qui connaissent, comme ledit lord Montgomery, « la signifi-cation de la discipline ». Mais surtout ces exigences reflètent un fait dont les membres de l’élite ont conscience sous une forme plus ou moins nette : l’époque des décisions coordonnées, qui impliquent des conséquences infiniment plus vastes, nécessite une élite du pouvoir d’une envergure nouvelle. [212] Dans la mesure où les problèmes soulevés par une décision sont extrêmement nombreux et dispersés, où l’information nécessaire est complexe et nécessite des connais-sances particulières, les dirigeants ne se contenteront pas de se consul-ter réciproquement ; ils s’efforceront de former leurs successeurs pour les tâches du moment. Ces hommes nouveaux feront l’apprentissage du pouvoir dans un système où les décisions économiques, politiques et militaires sont coordonnées.

** *

104 Cf. MILLS, « The Conscription of America », Common Sense, avril 1945.

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L’idée de l’élite du pouvoir repose sur un certain nombre de faits et nous permet de les comprendre. Ce sont :

1. les tendances institutionnelles décisives qui caractérisent la structure de notre époque, en particulier l’avènement des mili-taires dans une économie de l’entreprise privée et, sur un plan plus général, les diverses coïncidences d’intérêts objectifs qui unissent les institutions économiques, militaires et politiques ;

2. les similitudes sociales et les affinités psychologiques des hommes qui occupent les postes de commandement de ces structures, en particulier le caractère de plus en plus interchan-geable des postes supérieurs dans chacune d’entre elles, et le va-et-vient de plus en plus fréquent des hommes de pouvoir entre ces trois ordres ;

3. la ramification des décisions prises au sommet, qui sont deve-nues à peu près totales, et l’arrivée au pouvoir d’une catégorie d’hommes qui, par leur formation et leur inclination, sont des organisateurs professionnels de première force et ne sont pas freinés par l’apprentissage de la démocratie dans le cadre d’un parti.

Négativement, la formation de l’élite du pouvoir repose sur :

1. la relégation du politicien professionnel de parti aux échelons moyens du pouvoir ;

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[213]

2. l’impasse semi-organisée entre les intérêts des diverses localités souveraines, à laquelle se réduit aujourd’hui la fonction législa-tive ;

3. l’absence à peu près totale d’un corps de fonctionnaires politi-quement neutre mais politiquement responsable, qui constitue-rait un réservoir d’intelligence et de capacités administratives ;

4. le secret officiel derrière lequel on s’abrite de plus en plus pour prendre de grandes décisions sans que le problème soit débattu devant le public, ni même devant le Congrès.

Par suite de ces tendances, le directoire politique, les riches de l’entreprise et les militaires ascendants se sont réunis pour former l’élite du pouvoir, et les hiérarchies élargies et centralisées qu’ils di-rigent ont empiété sur l’ancien système d’équilibre et l’ont désormais relégué aux échelons moyens du pouvoir. À présent, la société d’équi-libre est une conception qui s’applique de façon précise aux niveaux moyens, et à ce niveau l’équilibre est souvent la résultante de forces retranchées dans une province et irresponsables sur le plan national, plutôt qu’un centre de pouvoir et de décision nationale.

Mais la base ? Tandis que ces tendances se manifestaient au som-met et au milieu, qu’est-il arrivé au grand public américain ? Si le sommet est plus puissant que jamais, plus unifié et désireux d’agir, si les zones du milieu sont de plus en plus condamnées à une impasse semi-organisée, dans quel état est la base, dans quelle situation est le peuple en général ? L’apparition de l’élite du pouvoir repose sur la transformation des publics américains en une société de masse, et fait dans une certaine mesure partie de ce processus.

L’Élite du pouvoir, Paris,Maspero, 1969, pp. 281-304.

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[214]

Sociologie politique.Tome 1.

“La famille X :un modèle du pouvoir détenu

par la classe des affaires.”Robert et Helen LYND

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Chaque ville américaine possède son lot d’hommes d’affaires triomphants, mais au cours de ces dernières années l’histoire des réus-sites américaines a présenté un aspect kaléidoscopique. Ces géants locaux, ces jeunes garçons de la ville qui ont grandi avec elle et bien fait leur chemin, ont perdu de leur stature au fur et à mesure que les changements technologiques rapides, l’obligation d’investir de gros capitaux pour répondre aux exigences d’une distribution étendue à tout le pays, le déplacement des centres stratégiques de production qu’imposait la nécessité d’abaisser les prix de revient d’articles inté-ressant un marché à l’échelle nationale ont sapé les avantages qu’ils détenaient du fait de leur implantation régionale, de l’avance qu’ils avaient prise dans leur domaine ou encore de leur énergie person-nelle ; au fur et à mesure aussi que les capitaux venant des États de l’Est les évinçaient de leurs entreprises ou rachetaient ces dernières, les réduisant purement et simplement à la condition de salariés ou de retraités, cependant que s’installaient à leur place des équipes directo-riales venant d’ailleurs. On peut classer les petites villes industrielles américaines en deux groupes : celles où les pionniers de l’industrie ou bien leurs fils continuent d’occuper le devant de la scène locale dans le domaine des affaires et [215] celles dont « un sang nouveau » a pris la suite du leadership : et si l’on effectuait aujourd’hui un recense-ment, il y aurait de fortes chances qu’il fasse apparaître la prédomi-

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nance du second groupe parmi les villes où sont installées les princi-pales industries.

C’est pourquoi, sans doute de ce point de vue, Middletown est une ville qui fait partie d’une minorité. Les deux frères survivants de la famille X, fortement secondés dans leur entreprise par l’appoint d’un contingent de quatre de leurs fils et de deux de leurs gendres, ne se contentent pas de conserver la propriété et le contrôle absolu de leurs vastes intérêts, mais grâce aux ravages subis par la ville du fait de la dépression ils ont encore acquis une influence bien plus grande qu’avant. Le hasard a voulu en effet que leur industrie — la fabrica-tion de bocaux de conserves à fruits — fut de celles qui prospérèrent pendant la dépression ; non seulement leur grande usine ne cessa ja-mais de tourner à plein, embauchant des équipes de nuit pendant les années de vaches maigres, mais elle publia de plus les résultats les plus bénéficiaires jamais obtenus depuis les quarante-cinq années de sa fondation. Et la prééminence des X s’accentuait du fait que, pen-dant la dépression, le niveau général des affaires s’affaissait tout alen-tour. Leur trésorerie était si liquide qu’avec l’esprit civique qui les animait ils réussirent à amortir l’impact de la dépression en de nom-breux points ; et, au milieu de cette faiblesse générale, un sous-produit de leur force consista en l'accroissement marqué de leur pénétration bancaire ou personnelle dans nombre de domaines intéressant la vie économique de la ville. À cause de leur aide généreuse et de l’exten-sion de leur contrôle à des affaires résultant de l’accroissement men-tionné plus haut, à cause aussi de la crainte respectueuse et très propre à l’homme qu’inspire la présence d’un prestidigitateur qui peut tirer de l’argent de la dépression même, la puissance et le prestige de la famille X s’accrurent sans conteste parmi la business class de Middle-town durant [216] la dépression. D’ailleurs un citoyen de la ville a pu déclarer vers la fin de 1934 que « le trait marquant de cette ville » était « que les X dominent toute la ville, et en réalité sont la ville ».

Middletown possède donc aujourd’hui l’équivalent d’une famille royale régnante 105. La puissance acquise par cette famille est telle qu’elle suffit à différencier quelque peu la ville d’autres cités où pré-vaut un type de contrôle plus dispersé. Si, cependant, on regarde Middletown comme un modèle de simple concentration et personnali-105 Seule une famille faisant partie de la classe des affaires demeure en dehors

de la cour qui entoure les X.

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sation du type de contrôle que confère l’hégémonie du capital au busi-ness group à notre stade de civilisation, la situation de Middletown présente, en raccourci, le système de contrôle érigé par la business class américaine. Cette situation nous laisse même préjuger le modèle qui sans doute prévaudra de plus en plus dans l’avenir au fur et à me-sure que la classe des Américains nantis déploiera ses efforts pour maintenir son contrôle.

La business class de Middletown règne sur la ville. Au centre de ce système de contrôle par la business class se trouve la famille X. [...]

** *

La famille X ne cherche pas à exploiter Middletown, politiquement du moins, dans le sens que les spécialistes de l’administration munici-pale américaine ont coutume de donner à cet adverbe ; point non plus n’est besoin de voir une louche combinaison (comme l’a suggéré un commentateur du cru 106), dans la restitution par l’administration Hoo-ver [217] en décembre 1932 d’un trop perçu de 52 000 dollars d’im-pôts sur le revenu au profit d’un membre de la famille X qui siégeait au comité national du Parti républicain et contribuait très largement aux fonds pour la campagne en faveur des candidats dudit parti. Il ap-paraît comme plus probable que ce que nous découvrons ici est une simple situation conflictuelle entre deux jeux d’institutions culturelles nettement séparées mais à vrai dire interdépendantes : d’une part un jeu d’institutions retardataires jouissant d’une douteuse réputation par la faute de la médiocre dimension des personnages qui trouvent leur compte, nos mœurs étant ce qu’elles sont, à présenter leur candidature aux mandats municipaux 107 et par la faute aussi du gâchis évident et de la corruption qui naissent de leur action ; et d’autre part, un jeu d’ins-titutions économiques dirigées de façon plus compétente par les élé-

106 À en croire ce politicien, très en vue sur le plan local : « Pendant de longues années les X ont soutenu la candidature de W... comme sénateur des U.S.A., et W... s’était toujours arrangé pour passer avec la confortable majorité qui est normalement celle du Lake County et du Middletown County. En au-tomne 1932, les X fournirent une contribution financière très substantielle à la campagne de W... et quand ce dernier fut battu il se rendit à Washington et obtint une forte restitution fiscale au profit d’un des X avant que l’Admi-nistration Hoover quittât la place.

107 Voir Middletown in Transition, p. 421.

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ments les plus doués de la population masculine, éléments en quelque sorte plus efficaces et mieux centrés sur les intérêts primordiaux d’une communauté industrielle. Ceux qui sont aux commandes des institu-tions économiques n’ont que faire de s’inquiéter des institutions poli-tiques ; mais par ailleurs ils ne tiennent pas à voir les institutions poli-tiques se mêler de trop près de leurs intérêts économiques primor-diaux. C’est pourquoi ils prennent soin d’injecter juste ce qu’il faut de contrôle dans la confusion des affaires politiques locales afin de s’as-surer que le taux des impôts sera maintenu dans des limites tolérables, juste ce qu’il faut de soutien à la municipalité pour promouvoir la « saine » coopération de cette dernière au maintien de la politique d’une ville où les syndicats ne règlent pas l’embauche, juste ce qu’il faut de contrôle sur une classe ouvrière numériquement supérieure et enfin juste ce qu’il faut d’orientations [218] politiques générales du même genre calculées pour leur permettre d’aller plus avant dans leur tâche essentielle — gagner de l’argent —-sans trop d’ingérence exté-rieure. Et tout cela, ce sont des gens comme les X qui le font, et ils le font avec la très vive conviction d’agir dans « l’intérêt public ». [...]

** *

Il n’est guère aisé de deviner ce que l’avenir réserve à ce système de contrôle exercé par la famille X. On peut prévoir que d’ici une dé-cennie les deux géants actuels de la première génération se seront reti-rés de la vie active. Pour l’instant, il apparaît que la politique de la famille consiste à opter pour la distribution d’une part généreuse de son revenu qui autrement irait d’ailleurs au fisc. Il n’en reste pas moins que le riche patrimoine familial passera intégralement ou presque aux mains des quatre fils et des deux gendres qui n’ont, les uns et les autres, guère plus de trente et de quarante ans. La seconde génération témoigne de moins d’unité dans les motivations et l’on per-çoit déjà que l’acharnement aux affaires qui était le trait dominant de la première génération subit, chez la seconde, la concurrence d’autres aspirations : l’ambition politique, l’existence attrayante de gentleman-farmer et autres distractions. Loin de nous l’idée que les hommes de cette seconde génération sont des « fils à papa » ou des « bons à pas grand-chose ». Ils ont l’esprit alerte, la compétence, et le sens de leurs responsabilités. Le fait qu’ils ne se soient pas transférés avec leur in-dustrie dans des villes plus importantes, mais qu’ils soient au contraire

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restés attelés au timon du char familial inclinerait à penser qu’ils sont en train de reconduire l’« Ancien Régime » 108. Un ministre du culte d’une paroisse locale exprimait le sentiment que la jeune génération des X valait « mieux encore que l’ancienne », [219] mais deux busi-nessmen par contre s’accordaient pour déclarer que « la jeune généra-tion des X ne cumule pas les qualités de l’ancienne ». La puissance qui étaye leur fortune subsistera, mais on peut craindre que le dévoue-ment intense aux intérêts locaux dont faisaient preuve les parents s’amenuisera inévitablement chez ces jeunes de la famille qui n’ont pas eu à lutter coude à coude avec les pionniers des affaires qui, de-puis le boom des années 1880, ont fait de la cité ce qu’elle est aujour-d’hui. Entre-temps, la fortune maintenant héréditaire, à l’encontre de ce qu’elle était à la première génération, offre à Middletown la possi-bilité d’accentuer la stratification des classes et d’édulcorer ce chauvi-nisme local qui tend à perdre de sa vigueur quand la richesse, née de la première génération, assure maintenant le pouvoir de la seconde 109.

Middletown in Transition, New York,Harcourt, Brace and Jovanovich, 1937,pp. 76-77, 89, 100.

108 En français dans le texte.109 À ce chapitre, on devrait ajouter une note méthodologique indiquant que

cette façon impressionniste de traiter la question ne constitue que les prolé-gomènes introduisant un type de recherches auxquelles la science sociale américaine s’est trop rarement essayée. Le besoin se fait nettement sentir d’une exploration plus fouillée du contrôle du système économique de ce type ; il consisterait à dresser un tableau systématique des individus concer-nés en spécifiant la nature de leurs rapports personnels et institutionnels avec ces contrôles. J.-L. MORENO dans son livre Who shall Survive ? (Wa-shington, Nervous and Mental Disease Publishing Co, 1934), propose un type de recherches dont il faudrait faire l’épreuve à partir d’un type de situa-tion sociale semblable à celle que nous avons décrite dans ce chapitre.

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[220]

Sociologie politique.Tome 1.

“Le rôle des dirigeants économiquesdans la structure du pouvoir

de la collectivité locale.”Robert O. SCHULZE

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L'une des hypothèses les plus courantes des sociologues améri-cains a été pendant longtemps que les individus occupant de hautes fonctions économiques font partie des personnages clés de l’influence et du contrôle local ; la plupart des enquêtes sur les collectivités lo-cales américaines et leur structure du pouvoir ont nettement vérifié le bien-fondé de cette hypothèse. Cependant, à de rares exceptions près, la plupart des études sur le rôle des dirigeants économiques dans les structures de contrôle de la collectivité locale ont porté sur les confi-gurations actuelles du pouvoir 110. [221] Jusqu’à présent, relativement peu d’enquêtes se sont préoccupées des changements historiques in-tervenus dans les structures locales du pouvoir, changements liés aux

110 En plus des travaux célèbres de Lynd, Warner, Holingshead, Mills et Hun-ter, voir : Roland J. PELLEGRIN and Charles H. COATES, « Absentee-Owned Corporations and Community Power Structure », American Journal of So-ciology, LXI, 5 (mars 1956), pp. 413-419 ; George BELKNAP and Ralph SMUCKLER, « Political Power Relations in a Mid-West City », Public Opi-nion Quaterly, XX, I (printemps 1956), pp. 73-81 ; A. Alexander FANELLI, « A Typology of Community Leadership Based on Influence and Interaction Within the Leader Subsystem », Social Forces, 34, 4 (mai 1956), pp. 332-338 ; Robert E. AGGER, « Power Attributions in the Local Community », ibid., pp. 322-331 ; Peter ROSSI, « Historical Trends in the Politics of an Industrial Community », article présenté au 51e Congrès de l’American So-ciological Society, septembre 1956.

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processus d’urbanisation et de bureaucratisation de la vie améri-caine 111. De même, alors que la plupart des enquêtes dans ce domaine ont montré qu’un grand nombre des personnes ayant une influence prédominante au niveau local sont des dirigeants du monde écono-mique, elles n’ont pas mis en lumière le modèle de participation à la vie de la collectivité (ni les changements dans ce modèle) de la caté-gorie des gens les plus puissants du point de vue économique. Ainsi, nous avons appris beaucoup de choses sur les activités et l’influence de la famille « X » de même que sur ses semblables dans les collecti-vités locales américaines, mais assez peu sur les familles « Y » et presque rien sur la proportion des « X » par rapport aux « Y ».

Cet article rend compte de quelques résultats d’une enquête portant sur la structure du pouvoir d’une collectivité locale américaine de taille moyenne — résultats se rapportant essentiellement à l’évolution historique du rôle des dirigeants économiques dans cette structure du pouvoir 112. Bien que cette enquête soit limitée car elle ne concerne qu’une communauté, nous souhaitons qu’elle puisse être utile, tant d’un point de vue théorique que méthodologique, aux recherches por-tant sur d’autres collectivités, surtout pour celles qui — comme la nôtre — ont perdu leur autonomie dans une société de plus en plus dominée par de gigantesques métropoles et de grosses sociétés natio-nales.

Nous pouvons brièvement exposer les idées directrices de notre enquête. Notre hypothèse fondamentale était que, [222] lorsque la re-lation fonctionnelle entre la collectivité locale et la société globale se modifie, la nature et la forme de sa structure de contrôle changent ain-si que le rôle des dirigeants économiques qui en font partie.

Nous avons émis l’hypothèse que dans une collectivité relative-ment autonome et indépendante du système économique et social glo-bal — qui n’a donc que peu de relations avec l’extérieur — le pouvoir local tendrait à prendre la forme d’une pyramide et serait fortement concentré à son sommet. Plus précisément, nous avons supposé que les personnes qui contrôlaient le système économique de la collectivi-111 L’étude de Rossi est la seule exception importante.112 Robert O. SCHULZE, Economic Dominance and Public Leadership : A Stu-

dy of the Structure and Process of Power in an Urban Community, microfil-med Ph. D. dissertation, University of Michigan, 1956 (University Micro-films, Publication No. 21, 359.

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té tendraient aussi à contrôler son système socio-politique ; et il de-vrait ainsi en résulter un rôle dirigeant de ces personnes ainsi qu’une participation active de celles-ci à la vie politique et sociale de la col-lectivité.

Cependant, avec l’urbanisation croissante et le dépassement de ce que Lloyd Warner a appelé « la période de capitalisme local » 113, on a pu penser que les dirigeants économiques commenceraient à se désin-téresser du système socio-politique local. Bien que les principales en-treprises se soient développées et aient accru leur influence poten-tielle, nous avons pensé que plusieurs facteurs empêcheraient l’exer-cice effectif, la « réalisation » de leur pouvoir dans la collectivité. Il semble surtout que la collectivité locale soit devenue moins vitale pour la survie et la prospérité des principales unités économiques. À partir du moment où leurs activités s’orientent vers des groupes exté-rieurs à la collectivité et qu’elles se trouvent de plus en plus dirigées par des personnes et des groupes qui lui sont étrangers, l’importance des entreprises locales ainsi que l’impact de l’influence locale sur celles-ci diminueront d’autant. Lorsque c’est le cas, la structure locale du pouvoir devrait se scinder en deux parties : les [223] personnes qui contrôlent le système socio-politique ne sont dès lors plus les mêmes que celles qui dirigent le système économique.

Nous avons testé cette théorie générale à Cibola, ville industrielle du Middle West d’environ 20 000 habitants, située à environ 30 mille de Metro-City, l’une des plus grandes métropoles des États-Unis. Fon-dée en 1823, Cibola se développa assez lentement jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale. Cependant, entre 1940 et 1950 sa popula-tion s’accrut de 50 %, augmentation révélatrice de nombreux autres changements intervenus dans la collectivité à la même époque. Un des principaux changements a été l’absorption progressive de ses princi-pales entreprises industrielles par de grosses sociétés étrangères à la collectivité, processus qui s’accéléra brusquement au cours de la Deuxième Guerre mondiale.

Dans notre enquête, nous nous sommes efforcés de dresser la liste des dirigeants économiques de Cibola, de 1823 à 1955, et de détermi-

113 W. Lloyd WARNER et J. O. LOW, « The factory in the Community », in In-dustry and Society, William Foote Whyte ed., New York, Mc Graw-Hill, 1946, p. 35.

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ner le caractère et l’étendue de leur participation officielle à la vie po-litique et sociale de la collectivité.

Nous avons considéré, pour les différentes périodes historiques, les dirigeants économiques comme étant les personnes qui (a) occupaient les postes officiels de direction des plus grandes entreprises et banques de la communauté ; ou (b) qui étaient membres du conseil d’administration de deux ou plus de ces mêmes entreprises et banques, « reliant » ainsi entre elles les unités économiques princi-pales ; ou (c) celles qui enfin étaient les plus riches propriétaires de la collectivité 114.

[224]Dans la mesure où l’enracinement dans la collectivité se traduit par

l’occupation de fonctions officielles dans les organisations politiques et civiques de la collectivité, notre enquête a nettement tendu à confir-mer notre hypothèse fondamentale. La période 1823-1955 s’est en effet caractérisée par le retrait des dirigeants économiques de la par-ticipation active et officielle à la vie publique de Cibola. Les tableaux 1, 3 et 4 illustrent ce retrait.

114 Les critères retenus pour chaque période sont : le nombre d’employés (en-treprises), le capital (banques), et le taux d’imposition (propriétés). Pour construire ces indices nous avons utilisé plusieurs types de données, tels que les rôles des impôts du comté, des récits historiques et des annuaires de la ville, des journaux, les registres de la Chambre de commerce, et les Collec-tions historiques de l’État, ainsi que le Poor’s Register of Direcdors and Executives et le Polk's Bank Directory.

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TABLEAU 1

Nombre et pourcentage de dirigeants économiquesoccupant des emplois publics. Entre 1823 et 1955

Périodes Nbre de dirigeants économiques

Nbre de dirigeants éco-nomiques occupant des

charges publiques

Pourcentage des diri-geants économiques occupant des charges

publiques

1823-1860 12 10 83

1860-1900 21 17 81

1900-1940 43 12 28

1940-1954 31 7 23

Le tableau 1 montre qu’avant 1900 les quatre cinquièmes des diri-geants économiques de Cibola détenaient des fonctions publiques dans la collectivité, alors que depuis 1900 le pourcentage est passé à environ un quart 115.

115 On pourrait penser que la diminution croissante des dirigeants économiques dans les emplois publics est due à ce que le nombre de dirigeants augmente plus rapidement que le nombre de charges disponibles, et que, par consé-quent, ces pourcentages ne seraient pas significatifs. En fait, il n’en est rien. Au cours des quatre périodes, les changements dans le nombre des diri-geants économiques et des postes disponibles ont varié en gros dans le même sens (voir le tableau 2).

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[225]

TABLEAU 2

CHANGEMENTS DANS LE NOMBRE DE DIRIGEANTSÉCONOMIQUES ET LE NOMBRE DES EMPLOIS PUBLICS

DISPONIBLES, ENTRE 1823 ET 1955

Périodes Changement en% du nombre de diri-geants économiques

Changement en% du nombre

de postes dans leConseil municipal

De 1823-1860 à 1860-1900 Plus de 75 Plus de 80

De 1860-1900 à 1900-1940 Plus de 105 Plus de 183

De 1900-1940 à 1940-1954 Moins de 28 Moins de 30

De même, comme le montre le tableau 3, le pourcentage de diri-geants économiques ayant détenu des fonctions politiques officielles à Cibola a fortement baissé. Aucun de ces deux tableaux ne signale le fait qu’aucun représentant du type le plus récent de dirigeants écono-miques — c’est-à-dire les directeurs des sociétés dont le siège social était extérieur à Cibola — n’a détenu un emploi public (par élection ou nomination) dans la collectivité.

Nous avons constaté que dans les premières décennies de ce siècle la participation active des dirigeants économiques passa du domaine politique à celui des principales associations volontaires. Cependant, même dans ce dernier domaine la participation active, par la suite, a fortement baissé. Le meilleur indice de cette chute est peut-être le nombre décroissant de dirigeants économiques détenant des postes de responsabilités dans l’association la plus importante de la collectivité, à savoir la Chambre de commerce locale.

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[226]

TABLEAU 3

NOMBRE ET POURCENTAGE DES DIRIGEANTS ÉCONOMIQUESAYANT ÉTÉ PRÉSIDENT DE VILLAGE OU MAIRE

ENTRE 1823 ET 1954

Périodes Nombre %Pourcentage des dirigeants économiques « politiquement actifs » parmi les prési-

dents de village ou les maires*

1823-1860 5 42 50

1860-1900 7 33 41

1900-1940 2 5 17

1940-1954 1 3 14

* « Politiquement actifs » : tous les dirigeants économiques ayant détenu un em-ploi public.

Il semble que le retrait des dirigeants économiques soit essentielle-ment dû au changement survenu dans les rapports entre le système économique local et la société dans son ensemble. Avant 1900, la vie économique de Cibola se caractérisait de trois manières : a) tous ses dirigeants économiques y résidaient ; b) toutes les principales entre-prises étaient détenues localement ; c) de vastes réseaux économiques à l’intérieur de la collectivité liaient la majorité de ses dirigeants.

Notre enquête a montré que, avant 1900, presque 70 % des diri-geants économiques avaient des liens professionnels ou financiers — en tant qu’associés, membres du même conseil d’administration ou codirecteurs — avec d’autres dirigeants de la communauté. Ainsi, pendant assez longtemps, le dirigeant économique « moyen » à Cibola n’était pas seulement un leader local ou le patron d’une seule entre-prise importante, [227] il était aussi relié directement ou indirecte-ment, à un grand nombre de dirigeants économiques importants de la collectivité ; d’où son enracinement. Les liens professionnels et finan-ciers, notamment, créaient un intérêt commun envers la collectivité locale. Les réseaux économiques servaient à unir des groupes de diri-geants en leur fournissant des occasions fréquentes et particulières de

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relation interpersonnelle. De même, la diversité des participations éco-nomiques du dirigeant « moyen » au niveau local faisait qu’il y avait toujours un très grand nombre de domaines et de décisions pour les-quels des considérations locales pouvaient aller à l’encontre de ses intérêts financiers et autres. Il est vraisemblable que ces considéra-tions étaient étroitement liées au degré élevé de participation des diri-geants économiques au système socio-politique de la collectivité.

TABLEAU 4

NOMBRE DE DIRIGEANTS ÉCONOMIQUES QUI DÉTIENNENTUNE FONCTION A LA CHAMBRE DE COMMERCE,

ENTRE 1920 ET 1955*

Périodes

Nombre moyen par annéede dirigeants économiques

faisant partie du conseild'administration

Nombre de dirigeants économiques

ayant été président

1920-1927 6 3

1927-1934 3 2

1934-1941 3 0

1941-1948 2 1

1948-1955 1 0

* La Chambre de commerce de Cibola fut fondée en 1920. De sa création à 1955, le conseil d'administration comportait 15 membres ; l’année suivante il passa à 18. Ses membres étaient élus pour 2 ans et rééligibles.

[228]À partir de 1900, et surtout en 1930, on constate une absorption

croissante du système économique local par le complexe industriel plus vaste, principalement celui de Metro-City. Bien que de nombreux facteurs sociaux complexes soient intervenus, les trois suivants semblent plus directement liés au retrait définitif des dirigeants écono-miques de la participation active à la vie politique et sociale de Cibo-la : a) la création par un nombre croissant d’entreprises industrielles locales de relations directes d’approvisionnement avec un petit nombre de grandes entreprises, extérieures à la collectivité ; b) l’intro-

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duction ultérieure dans le système économique local d’un nombre croissant d’entreprises importantes dont le siège social est extérieur à Cibola ; et c) la dissolution parallèle des vastes réseaux reliant les di-recteurs et les fonctionnaires, qui servaient auparavant à réunir un grand nombre des dirigeants économiques au sein de la collectivité.

En même temps, la direction officielle de la vie politique et sociale de Cibola est presque totalement passée aux mains d’un groupe d’hommes d'affaires et de représentants des professions libérales qui appartiennent tous à la classe moyenne. Presque aucun d’entre eux n’occupe une fonction économique importante dans la collectivité. Ce changement est confirmé par un autre élément de notre analyse, à sa-voir, que deux seulement des dix-sept dirigeants économiques actuels de Cibola étaient considérés par les présidents des associations volon-taires locales comme faisant partie des dix-huit leaders les plus in-fluents de la collectivité 116. Or ces deux dirigeants [229] étaient des directeurs d’entreprises locales relativement petites.

Il est évident que ces données ne révèlent que les changements in-tervenus dans le degré de participation visible et officielle des diri-geants économiques à la structure locale du pouvoir. Évidemment, on peut penser qu’ils continuent secrètement — « dans les coulisses » — à diriger et contrôler fortement la vie de la collectivité. Cependant un autre aspect de notre recherche semble confirmer que ce retrait est réel et total.

Pour étudier la structure du pouvoir local « en action », nous avons cherché à déterminer les modèles et les processus de prise de décision à propos d’un certain nombre d’événements locaux récents (notam-ment une campagne — réussie — pour changer la structure du conseil municipal, ainsi qu’une tentative ambitieuse, mais avortée d’an-nexion  117). Nous constatons alors que les dirigeants économiques ac-116 Nous avons posé aux présidents des 143 associations volontaires de Cibola,

cinq questions destinées à découvrir quelle image ils se faisaient des leaders les plus influents de la communauté. Sur la base de la somme de leurs choix, nous avons considéré les dix-huit personnes les plus fréquemment citées comme étant les leaders publics de Cibola. Voir Robert O. SCHULZE et Leo-nard BLUMBERG, « The determination of local power elites », American Journal of Sociology, 63, 3 (novembre 1957), pp. 290-296.

117 Nous avons utilisé un grand nombre de matériaux : les interviews approfon-dies des dix-sept dirigeants économiques actuels, des dix-huit personnes perçues par les présidents des 143 associations volontaires comme étant les

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tuels — et notamment les représentants des grandes compagnies étrangères à la collectivité — semblent vraiment se refuser à participer activement à la structure du pouvoir de Cibola.

Ces épisodes montrèrent que les grandes compagnies dont les pro-priétaires ne résident pas à Cibola intervenaient de moins en moins dans les décisions politiques locales. Et nous pouvons illustrer cette attitude de retrait par des extraits des entretiens que nous avons eus avec plusieurs directeurs des plus grandes entreprises.

Le directeur général de la seconde des plus grandes usines de Ci-bola, commentant le fait que deux seulement des dix [230] cadres su-périeurs de son usine résidaient à l’heure actuelle à Cibola, déclara :

« Je le regrette. J’ai toujours pensé que si je vais travailler dans une ville, je dois y vivre aussi. Mais cette opinion est loin de faire l’unani-mité. Elle a été discutée aux plus hauts niveaux de notre société — je fais partie du comité des relations publiques avec les collectivités lo-cales, institué par la compagnie depuis sa création. La compagnie a décidé de ne pas encourager ses directeurs à habiter dans les collecti-vités où ils travaillent, s’ils ne l’ont déjà fait ou s’ils ne le veulent pas... Elle ne pense pas que son personnel — tout au moins ses direc-teurs — doivent vivre dans la ville pour établir de bonnes relations avec la collectivité locale. En fait, elle pense tout le contraire. Si vous habitez où vous travaillez, vous êtes toujours soumis à toutes sortes de pressions locales. Si on sait où vous habitez, vous êtes toujours une cible. Aussi vaut-il mieux ne pas se mettre dans une situation où vous serez sollicité plutôt que de devoir dire “Non” ».

À propos de la rareté des contacts officiels et officieux entre les dirigeants des compagnies et les leaders locaux, le directeur général adjoint de la plus grande usine de Cibola a déclaré :

« Eh bien, non, je ne suis presque jamais allé en ville déjeuner avec mes assistants ». De temps en temps je vais chez le coiffeur à Cibola, mais à part ça je ne m'y montre que si j’estime que je dois absolument le faire... Les membres de la Chambre de commerce semblent rivaliser entre eux pour faire tout ce que nous voulons, mais le problème est

leaders les plus influents de la communauté, et d’un certain nombre d’infor-mateurs. En outre, nous avons analysé les articles de journaux concernant ces événements, les procès-verbaux des débats de la Chambre de commerce, et les procès-verbaux des séances du conseil municipal.

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que, à vrai dire, nous ne voulons réellement rien d’eux, si ce n’est qu’ils aient une bonne opinion de nous. Mais, en grande partie à cause de cette attitude conciliante des leaders de la ville, j’ai peur d’en dire trop. »

Certes, les compagnies s’efforçaient (comme le montre le titre d’une brochure adressée par une compagnie à ses « chefs de service ») de « se faire des amis » (il s’agit ici de l’U.S. Motors) dans la collecti-vité locale, mais un nombre croissant [231] d’entre elles en venaient à considérer que « se faire des amis » et « participer » étaient deux choses différentes. Le directeur général d’une autre grande entreprise a résumé son attitude de la manière suivante :

« Le meilleur moyen de faire mal voir notre société serait de me mêler tellement des problèmes locaux que, quoique je fasse, je finisse par mécontenter un grand nombre de personnes. »

Et un autre : « N’oubliez pas que ce que je fais n’a pas que des ré-percussions locales. La personne qui représente notre compagnie ici pourrait tout aussi bien nuire à notre réputation dans beaucoup d’autres villes... C’est pourquoi, si je sortais et participais à la vie poli-tique locale, je serais dans une situation très embarrassante. »

Les compagnies estimaient qu’une participation délibérée aux pro-cessus de prise de décision d’une collectivité locale comme Cibola risquait d’entraîner des inconvénients pour leurs activités et leur situa-tion dans l’ensemble du système social — inconvénients que ne pou-vaient compenser les avantages tangibles qu’ils pourraient obtenir s’ils jouaient un rôle prépondérant dans la structure locale du pouvoir. Elles reconnaissaient que la participation de leurs cadres dirigeants pourrait provoquer des conflits de loyauté. De même, ceux-ci recon-naissaient qu’une participation décisive aux décisions essentielles de la collectivité risquait de mécontenter leurs supérieurs hiérarchiques ainsi que des hommes politiques importants en dehors de la collectivi-té, compromettant ainsi leurs objectifs professionnels de même que leurs relations publiques. Il semble que ce soit la sensibilité même des grandes sociétés aux décisions socio-politiques tant au niveau régional que national qui les poussaient à ne pas intervenir à celui de la collec-tivité.

Le principal résultat de notre enquête — à savoir la cassure inter-venue dans la structure locale du pouvoir, c’est-à-dire le retrait des

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dirigeants économiques de la direction effective de la vie politique et sociale de la communauté — [232] semble pour l’essentiel conforme aux recherches de Peter Rossi et de ses associés sur le changement de modèle de participation politique dans une collectivité locale indus-trielle de moyenne importance de la Nouvelle-Angleterre 118. De même, nos observations concordent avec les remarques de C. Wright Mills sur la diminution de la place des grandes entreprises dans la structure du pouvoir des collectivités locales 119. En revanche, nos ré-sultats sont différents de ceux de Hunter à Régional City, et surtout ceux de Pellegrin et Coates à Bigtown 120.

Les différences de dimensions des collectivités expliquent peut-être les résultats divergents ; mais il faut noter aussi que Hunter, de même que Pellegrin et Coates, a étudié les structures et la dynamique du pouvoir local dans des collectivités du Sud, alors que Rossi et nous-mêmes, avons retenu respectivement une ville de la Nouvelle-Angleterre et du Middle West. Pour Pellegrin de même que pour le présent auteur, ces résultats divergents peuvent être en grande partie expliqués par des différences régionales : la tradition paternaliste est peut-être plus forte dans le Sud que dans le Nord. Une autre explica-tion possible est que des dirigeants économiques peuvent intervenir dans les structures du pouvoir de la collectivité indépendamment de l’intention explicite de leur propre société. Ainsi, par exemple, dans la mesure où les dirigeants économiques représentent les plus grandes richesses de la collectivité et sont une source importante de donations pour les organisations charitables et autres de la collectivité, les admi-nistrateurs de celles-ci peuvent faire entrer les dirigeants économiques — par cooptation — dans les organes directeurs, afin de renforcer leur propre position et s’assurer de plus une source permanente de sub-sides. De même, dans la [233] mesure où les dirigeants économiques sont ceux qui détiennent le plus de prestige dans la collectivité locale, les leaders actifs de la collectivité peuvent les faire entrer dans la structure de contrôle afin de légitimer leur propre statut social.

Quelles que soient les raisons des différences évidentes quant à la nature et au degré de participation des dirigeants économiques aux

118 P. ROSSI, op. cit.119 C. WRIGHT MILLS, L'Élite du pouvoir, Paris, Maspero, 1969.120 Floyd HUNTER, Community Power Structure, Chapel Hill, University of

North Carolina Press, 1953 ; R. J. PELLEGRIN et C. H. COATES, op. cit.

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structures locales du pouvoir, il faudrait pousser plus avant leur exa-men. Notre enquête à Cibola semble confirmer l’absence d’une rela-tion nette, constante et directe entre le pouvoir en tant que potentiel d’action décisive et le pouvoir lui-même en tant qu’action décisive. De même, il faut semble-t-il réexaminer le rôle de la puissance écono-mique dans les structures locales du pouvoir en tenant compte de deux processus qui caractérisent la société américaine actuelle : d’une part, la concentration de la population dans des collectivités suburbaines et satellites, et d’autre part, le développement constant de gigantesques bureaucraties économiques.

Political Sociology,Lewis Coser ed., New York,Harper and Row, 1966, pp. 168-180.

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[234]

Sociologie politique.Tome 1.

“Recherche des leadersdans des collectivités locales :

Comparaisonde différentes approches.”Linton FREEMAN, Thomas FERERO,

Werner BLOOMBERG, Morris SUNSHINE

Approche décisionnelle

Retour à la table des matières

L’étude de la participation au processus décisionnel était au centre de nos préoccupations dans notre enquête à Syracuse. La première tâche importante de l’équipe travaillant sur ce projet consistait à sélec-tionner un ensemble de problèmes ou d’affaires qui fournisse un moyen de pénétrer dans une (ou des) équipe (s) de participants au pro-cessus décisionnel. Des interviews furent menées avec 20 spécialistes locaux de l’étude de la collectivité et avec 50 informateurs représen-tants divers segments de la population de la ville. On prit soin d’y in-clure des représentants de chacune des diverses institutions ainsi que des multiples groupes d’intérêt. Les 70 interviews fournirent une liste d’environ 250 affaires communautaires. Les critères suivants per-mirent de ramener cette liste à un ensemble de 39 questions :

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[235]

1. Chaque question doit avoir trouvé, au moins temporairement, une solution par le biais d’une décision.

2. La décision doit être perçue comme importante par des infor-mateurs représentant des segments différents de la collectivité.

3. La décision doit être du domaine du développement, de la dis-tribution et de l’utilisation de ressources et de moyens ayant un impact sur un segment important de la population.

4. La décision doit impliquer différentes conduites possibles. Elle doit comporter un certain degré de choix de la part des partici-pants ; et le résultat ne doit pas être prédéterminé.

5. La décision doit être rendue par voie d’autorité plutôt qu’élabo-rée par les intéressés. Pour les besoins de cette étude, on a défi-ni une décision rendue par voie d’autorité comme celle prise par des individus occupant une position élevée dans les struc-tures organisationnelles, et de ce fait habilités à prendre des dé-cisions qui concernent un grand nombre de gens.

6. Les individus et les groupes impliqués dans la décision doivent résider dans la zone métropolitaine de Syracuse. Des décisions prises en dehors de la zone métropolitaine (par exemple, par le gouvernement de l’État) furent exclues quand bien même elles affectaient les résidents de la zone métropolitaine.

7. La décision doit se situer à l’intérieur dé la période 1955-1960.8. L’ensemble des décisions doit toucher la sérié complété des

secteurs institutionnels importants, tels que l’administration, les secteurs économique, politique, scolaire, religieux, ethnique, etc. 121.

L’étape suivante de notre recherche nécessitait que l’on identifia des leaders positionnels ou des autorités officielles [236] pour cha-cune des 39 affaires. L’étude commença par ceux qui, officiellement, avaient une responsabilité dans les décisions. On écarta ainsi la part de 121 La description de l’ensemble des 39 affaires a été faite dans des publica-

tions antérieures du groupe d’étude.

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jugement arbitraire que comporte habituellement l’approche position-nelle. Pour nous, l’importance d’une position était fonction de son rôle dans la détermination d’un choix entre plusieurs options possibles, plutôt que la conséquence d’une hypothèse arbitraire. On détermina les autorités officiellement responsables sur la base de documents ayant trait aux 39 décisions. On consulta en outre plusieurs conseillers pour s’assurer de l’exactitude des identifications. Le nombre des auto-rités responsables de chacune des décisions allait de 2 à 57.

On commença par interviewer les autorités. On donna aux inter-viewés un ensemble de 39 cartes, correspondant chacune à une déci-sion. On leur demanda de classer ces cartes en deux tas :

1. « décisions auxquelles vous avez participé ; c’est-à-dire celles ou d’autres personnes impliquées dans cette même décision re-connaîtraient que vous êtes vous-même impliqué », et

2. « celles auxquelles vous n’avez pas participé ».

On demanda ensuite à chacun de nommer tous ceux qui étaient impliqués dans les décisions auxquelles ils s’attribuaient eux-mêmes une participation ; ceci devait être signalé sur la base d’une connais-sance directe plutôt que sur simple ouï-dire. On donna également aux interviewés un questionnaire portant sur leurs coordonnées sociales.

Quand on eut achevé les interviews des autorités, on fit un tableau de leurs réponses concernant les décisions sur lesquelles ils détenaient un certain pouvoir. Puis toute personne ayant été nommément dési-gnée par deux autorités comme ayant participé à une affaire détermi-née fut qualifiée d’« influent au premier degré ». Deux désignations furent jugées nécessaires pour écarter les erreurs dues aux contacts accidentels, aux défaillances de mémoire, ou à une tendance [237] à mentionner des amis personnels. Dans le classement final, on appliqua également aux autorités la même règle des deux désignations. Par conséquent, personne n’est retenu comme participant à moins de n’avoir été deux fois cité par des personnes qualifiées.

Notre étape suivante consista à interviewer tous les « influents au premier degré » selon les mêmes procédés que ceux utilisés pour les autorités. On classa leurs réponses concernant les décisions dans les-

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quelles ils avaient été impliqués ; toute personne nommément dési-gnée par une autorité et un « influent au premier degré » fut également classée comme « influent au premier degré » et, par suite, interviewée. Puis toute personne citée par deux « influents au premier degré » fut qualifiée d’ « influent au second degré » — éloignée de deux échelons de l’autorité officielle, mais toujours impliquée dans l’affaire. Nous ne fîmes aucune interview au-delà de ces « influents au second degré ». Nous aurions pu continuer avec le troisième et le quatrième degré et ainsi de suite. Mais, sur la base des données qualitatives rassemblées pendant les interviews, nous nous doutâmes que nous entrions bien dans la zone périphérique de la prise de décision.

Au total, 628 interviews furent effectuées. 550 personnes furent qualifiées de participants. Ces participants sont donc les leaders que l’aspect décisionnel de notre étude de Syracuse permit d’identifier. Ils furent classés selon le nombre de décisions dans lesquelles ils étaient impliqués. Dans la présente analyse, seuls sont pris en considération les 32 participants les plus actifs.

Approche par l’activité sociale

On demanda à chacun des 550 participants découverts par l’étude décisionnelle de remplir un questionnaire portant sur sa situation so-ciale et ses différentes activités ; [238] 506 informateurs renvoyèrent les questionnaires. Ces questionnaires comprenaient des réponses à un ensemble de questions destinées à obtenir autant d’informations que possible sur les adhésions à des associations volontaires. Y étaient incluses des questions précises pour délimiter les adhésions dans les domaines suivants :

1. Comités créés pour s’occuper des affaires de la collectivité.2. Organisations de services communautaires.3. Organisations d’hommes d’affaires.4. Organisations professionnelles.5. Organisations syndicales.6. Clubs et organisations sociales.7. Organisations culturelles.

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P. Birnbaum et F. Chazel, Sociologie politique. Tome 1. (1971) 214

8. Organisations religieuses.9. Partis politiques, organisations et clubs politiques.10. Organisations d’Anciens combattants et organisations patrio-

tiques.11. Autres clubs et organisations.

On classa les résultats concernant ces adhésions à des organisa-tions, et on fixa un indice global brut de l’activité volontaire en addi-tionnant simplement pour chaque personne le nombre de ses adhé-sions. Les interviewés furent classés selon le nombre de leurs adhé-sions, et les 32 membres d’organisations les plus actifs furent retenus pour la présente analyse.

Approche réputationnelle

Chaque questionnaire invitait également celui qui y répondait à établir une liste des leaders les plus influents dans la collectivité. Huit cases étaient prévues pour les réponses. Les désignations furent clas-sées et, selon les procédés traditionnels, on fit la liste des 41 leaders réputés [239] les plus importants. Les réponses au questionnaire de ces 41 interviewés furent alors classées à part. On retint les 32 pre-miers noms donnés par leurs classements. Nous adoptâmes ce procédé pour avoir le maximum de chances que nos identificateurs soient ef-fectivement informés. En l’occurrence, toutefois, les 32 premiers noms fournis par le groupe tout entier coïncidèrent exactement et dans le même ordre avec les 32 noms fournis par le groupe des 41 leaders réputés les plus importants. Dans le cas de Syracuse, ces désignations montraient une remarquable cohérence.

Approche positionnelle

Dans la détermination des leaders positionnels les plus importants, il semblait souhaitable d’éviter autant que possible de faire les hypo-thèses arbitraires habituelles. L’usage traditionnel de l’approche posi-tionnelle conduisait à l’identification des dirigeants en titre des princi-

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P. Birnbaum et F. Chazel, Sociologie politique. Tome 1. (1971) 215

pales organisations dans le monde des affaires, l’administration locale, les professions, etc. À l’intérieur de chacune de ces zones institution-nelles, le choix pouvait être fait selon la taille, mais il était difficile de déterminer combien d’organisations devraient être choisies dans chaque zone.

Une solution empirique de ce problème a été proposée dans un rap-port récent de d’Antonio et autres 122. Ces auteurs fournissent des don-nées sur la proportion de leaders réputés comme tels et représentant chacune des sept zones institutionnelles concernées dans dix études antérieures. Puisque ces proportions relatives faisaient l’objet d’un accord assez [240] profond dans les six communautés américaines de taille moyenne, objet du rapport, elles furent utilisées pour fixer les proportions à l’intérieur de chaque zone institutionnelle dans la pré-sente étude. Les proportions tirées de d’Antonio et celles utilisées dans la présente étude sont présentées dans le tableau 1. Dans ce cas, les leaders positionnels sont les dirigeants en titre des organisations les plus grandes dans chacune de ces zones institutionnelles, et chaque zone est représentée conformément aux proportions répertoriées dans le tableau 1.

122 William D’ANTONIO, William FORM, Charles LOOMIS et Eugène ERICKSON, « Institutional and occupational representatives in eleven community in-fluence Systems », American Sociological Review, 26 (juin 1961), pp. 440 à 446.

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TABLEAU 1

POURCENTAGE DE LEADERS DANS CHAQUE ZONEINSTITUTIONNELLE

Institution 6 villes Syracuse

Monde des affaires 57 59

Administration 8 9

Professions libérales 12 13

Éducation 5 6

Communication 8 6

Travail 4 3

Religion 5 3

Total 99 99

On choisit 32 organisations au total. Pour contrôler sa validité, la liste des organisations fut soumise à plusieurs experts locaux des af-faires communautaires. Ils s’accordèrent assez pour déclarer que les organisations énumérées semblaient concorder avec celles qu’ils per-cevaient comme étant les organisations principales de Syracuse. On pouvait ainsi s’attendre à ce que les dirigeants de ces organisations aient un contrôle formel sur une grande partie du système institution-nel de la communauté.

[241]Voici donc la matière première de notre étude. On essaya aussi de

déterminer dans quelle mesure ces divers procédés reconnaîtraient aux mêmes personnes l’appartenance à la catégorie des leaders principaux.

Résultats

Les divers procédés servant à identifier les leaders ne présentaient pas de résultats convergents pour un seul ensemble d’individus. Les leaders principaux découverts selon tel ou tel procédé n’étaient pas nécessairement les mêmes. Un indice de concordance entre chaque

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couple de données fut construit en calculant le rapport du nombre ef-fectif d’accord au nombre total d’accords possibles. Les résultats sont présentés dans le tableau 2.

TABLEAU 2

POURCENTAGE DE CONCORDANCE DANS LA DÉTERMINATION DES LEADERS PAR LES QUATRE PROCÉDÉS TRADITIONNELS

Participation

25 Activité sociale

33 25 Réputation

39 22 74 Position

Il est possible que chaque méthode employée, à condition qu’elle soit suffisamment modifiée, ait pu donner des résultats significative-ment différents 123. Les procédés que nous avons adoptés semblent tou-tefois, pour l’essentiel, être [242] semblables à ceux utilisés dans la plupart des études publiées à ce jour. (Il reste à ceux qui croient avoir changé la manière d’utiliser les positions, les désignations, les adhé-sions ou les autres indices pour obtenir une différence importante dans les résultats de ces techniques, à le démontrer par des comparaisons empiriques.) Notre impression est que la plupart des tentatives de cha-cune des diverses approches, représentent seulement des ajustements infimes du même système et ne peuvent donc aboutir qu’à des résul-tats marginalement différents.

Le tableau 2 suggère que l’on est loin de la concordance parfaite dans l’identification des leaders au moyen de ces quatre méthodes. Dans un seul cas, deux de ces méthodes concordent sur plus de 50 % de leurs désignations. Les approches réputationnelles et positionnelles semblent présenter une concordance réelle dans la localisation des leaders. Dans une large mesure, par conséquent, les leaders réputés comme tels sont les dirigeants en titre des organisations les plus im-

123 Le choix de 32 leaders principaux dans chaque catégorie, par exemple, est quelque peu arbitraire. Si on utilise un autre nombre, les pourcentages de concordance en valeur absolue varient, mais leurs positions relatives restent stables.

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portantes de la communauté. Toutefois, ils ne sont pas eux-mêmes actifs et ne participent pas véritablement à la prise de décision.

Il semble que la réputation de leadership soit fonction principale-ment de la position et non de la participation. Mais il apparaît peu pro-bable que la position elle-même constitue à elle seule une base suffi-sante pour la réputation. D’ailleurs les réputations peuvent être celles des organisations et non celles des individus. Si l’on prend, par exemple, le cas de John Smith, qu’un informateur désigna comme lea-der, il est possible que cet informateur ait voulu dire en fait que la Compagnie Smith Snippel (dont John Smith était président) avait un rôle influent sur les décisions communautaires. Smith n’aurait été dé-signé que parce que nous avions demandé le nom d’une personne. Notre hypothèse est alors que la réputation devrait correspondre au taux de participation des organisations plutôt qu’au taux de participa-tion des individus.

[243]Sur la base de cette hypothèse, les données sur la participation

furent de nouveau classées. Chaque participant fut classé d’après son organisation ou son lieu d’emploi. Puis le chef de chaque organisation fut crédité non seulement de sa propre participation, mais aussi de la somme des participations de ses employés. De cette manière, un in-dice de participation par organisation fut établi, et on identifia les 30 premiers leaders organisationnels... On compara les individus ainsi désignés à ceux obtenus par les procédés antérieurement utilisés. Les résultats sont présentés dans le tableau 3.

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TABLEAU 3

POURCENTAGE DE CONCORDANCEENTRE LA PARTICIPATION ORGANISATIONNELLE

ET LES QUATRE PROCÉDÉS TRADITIONNELS

Procédé traditionnel Pourcentage de concordance

Participation 33

Activité sociale 35

Réputation 67

Position 80

Les proportions présentées dans le tableau 3 corroborent notre hy-pothèse. Il semble que le critère de la participation organisationnelle permette de découvrir à peu près les mêmes leaders que ceux de la réputation et de la position. Par conséquent les leaders principaux ré-putés comme tels, quoique n’étant pas eux-mêmes participants actifs, se trouvent à la tête des organisations les plus grandes, et le personnel de ces organisations détient les taux les plus élevés de participation.

Ce résultat rend assez bien compte de la participation à [244] la prise de décision communautaire. Puisque la participation organisa-tionnelle fournit un indice opérationnel, beaucoup de participants doivent être employés dans les grandes organisations de la commu-nauté. Mais ceci ne fournit pas d’explication en ce qui concerne la classe la plus active des participants individuels, ceux qui ont été trou-vés grâce à l’indice de participation individuelle. Ces gens semblent être pratiquement des participants à plein temps aux affaires de la col-lectivité. Nous savons qu’ils ne sont pas des chefs d’organisations, mais nous ne les avons toujours pas identifiés.

Si l’on considère l’importance véritable de leur participation, les participants les plus importants doivent être en quelque sorte des parti-cipants professionnels. Et, en tant que classe, les participants profes-sionnels aux affaires de la collectivité seraient des dirigeants de l’ad-ministration gouvernementale, des employés, ou des dirigeants à plein temps d’administrations privées engagés à titre officiel et principal dans les affaires de la collectivité. En partant de cette hypothèse, les

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individus désignés comme leaders par les quatre indices traditionnels furent tous classés selon ces catégories : personnel de l’administration gouvernementale et participants [245] professionnels ou non profes-sionnels. Puis les pourcentages de personnels de l’administration gou-vernementale et de professionnels furent calculés pour tous les résul-tats obtenus grâce aux quatre indices, les nouveaux résultats étant donnés dans le tableau 4. De nouveau, les résultats corroborent notre hypothèse : les participants individuels les plus actifs sont typique-ment des personnes faisant partie de l’administration gouvernemen-tale.

TABLEAU 4

POURCENTAGE DE LEADERS, DÉFINIS SELONLES QUATRE PROCÉDÉS TRADITIONNELS

(FONCTIONNAIRES OU PARTICIPANTS PROFESSIONNELS)

Procédé traditionnel Pourcentage de fonctionnairesou de participants professionnels

Participation 66

Activité sociale 20

Réputation 20

Position 28

L’indice de participation atteint de cette façon un personnel tout à fait différent de celui sélectionné par les indices réputationnels ou po-sitionnels, ou par l’indice d’activité sociale. Il semble que les diffé-rentes catégories de gens représentent des types différents de compor-tement de leadership vis-à-vis de la collectivité locale.

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Récapitulation et discussion des résultats

Ces résultats indiquent qu’au moins à Syracuse le leadership n’est pas le fait d’une catégorie homogène. La découverte de tel ou tel lea-der semble être en grande partie fonction du mode d’étude. Les divers indices traditionnels nous permettent de repérer l’un ou l’autre des trois types fondamentaux de leaders.

Il y a en premier lieu ceux qui jouissent de la réputation de leader-ship supérieur. Ce sont très fréquemment les mêmes qui sont les chefs des organisations commerciales, industrielles, administratives, poli-tiques, professionnelles, scolaires, ouvrières, religieuses les plus grandes et qui font preuve de la participation la plus active à Syracuse. Ce sont les études réputationnelles ou positionnelles, ou les études de participation à des organisations qui les découvrent. Si l’on considère leur maîtrise formelle de la structure institutionnelle et la valeur sym-bolique de leur statut social telle qu’elle ressort de l’approche réputa-tionnelle, on pourrait [246] appeler ces individus les leaders institu-tionnels de Syracuse.

Ces leaders institutionnels, toutefois, ne sont pas, pour la plupart, des participants actifs aux affaires de la collectivité. Il n’existe pas de preuve qu’ils aient un quelconque impact direct sur la plupart des dé-cisions qui sont prises. Il se pourrait que leur activité se limite au fait de conférer du prestige ou d’apporter une légitimité aux solutions fournies par d’autres. Il est concevable qu’ils soient, secrètement, des auteurs actifs de la décision, mais il est plus vraisemblable qu’ils servent principalement à fournir un accès à la structure décisionnelle à leurs subordonnés : les « artisans de la décisions ».

On localise ces « artisans » en étudiant la participation. Ce sont eux qui travaillent activement au processus réel de prise de décision communautaire. Beaucoup des « artisans » les plus actifs sont des fonctionnaires et des participants professionnels, et les autres sont les employés de grandes sociétés privées dirigées par les leaders institu-tionnels. Dans certains cas, les « artisans de la décision » sont en contact étroit avec leurs employeurs et il semble vraisemblable que leur activité soit fréquemment guidée par ce qu’ils considèrent être la politique de leur société ; mais, si nous jugeons d’après nos données,

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ils travaillent assez souvent pour leur propre compte. Dans tous les cas, ces hommes portent la plus grosse part du poids de la réalisation du changement communautaire.

On pourrait dénommer « activistes » le troisième type de leader. Ces gens sont actifs — et souvent occupent un poste — dans les orga-nisations volontaires, les organisations de services communautaires, et les clubs. Quoiqu’ils ne soient pas impliqués aussi souvent que les « artisans », les « activistes » participent assurément à la prise de déci-sion. Pour la plupart, ils semblent manquer de stature positionnelle pour être des leaders institutionnels. De plus, les organisations pour lesquelles ils travaillent ou qu’ils dirigent sont souvent les organisa-tions les plus petites de la communauté. [247] Il leur manque la base de pouvoir fournie par la relation étroite avec l’administration ou l’une des firmes industrielles ou commerciales les plus importantes. Cependant, apparemment, par le temps et les efforts qu’ils consacrent aux affaires communautaires, ces « activistes » aident à façonner l’avenir de la collectivité.

En conclusion, les diverses approches destinées à permettre l’étude du leadership communautaire semblent découvrir des types différents de leaders. L’étude de la réputation, de la position ou de la participa-tion organisationnelle semble mener aux leaders institutionnels. Les études de participation au processus décisionnel, d’un autre côté, captent les « artisans » de l’action communautaire. Et les études d’ac-tivité sociale semblent dévoiler les « activistes » qui forcent l’accès au prix d’un véritable engagement, de leur temps et de leur énergie.

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Nos résultats dépendent partiellement de la situation existant à Sy-racuse. Il est vraisemblable que vingt-cinq ans auparavant, quand Sy-racuse était une ville plus petite et moins diversifiée, les leaders insti-tutionnels et les « artisans » étaient les mêmes personnes 124. Et dans vingt-cinq ans cette description ne sera probablement plus exacte. D’autres communautés, à d’autres stades de développement et de di-versification, présenteront probablement des modèles différents. Mais tant que l’on n’aura pas fait davantage d’études comparatives, des conclusions de cet ordre restent pure conjecture.

Extrait de l’American Sociological Re-view, octobre 1963, pp. 794-798.

[248]

124 Pour une discussion intéressante du développement d’une structure de lea-dership dans une collectivité, voir Robert O. SCHULZE, « The bifurcation of power in a satellite town » in Community Political Systems, Morris Janowitz ed., The Free Press of Glencoe, 1961.

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[249]

Sociologie politique.Tome 1.

Troisième partieLA BUREAUCRATIEET LES PROBLÈMES

DE SON ADAPTATIONÀ L’ENVIRONNEMENTSOCIO-ÉCONOMIQUE.

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[250]

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[251]

Alors que dans l'optique d'un auteur comme Wright Mills les ad-ministrateurs ne participent en rien au pouvoir de l’élite, dans les théories pluralistes précédemment exposées, ils forment au contraire une catégorie dirigeante particulière. Dans les années 1950, certains auteurs les ont même accusés de vouloir s’emparer du pouvoir tout entier. Aujourd’hui on s’efforce plus simplement de déceler la plus ou moins rapide bureaucratisation de certaines institutions particulières dans lesquelles une minorité d'individus imposeraient un contrôle unilatéral. C’est pourquoi l’on se tourne à nouveau vers les écrits de Max Weber qui, le premier, a remarqué combien la rationalisation croissante du monde contemporain se traduit par une recherche de l’efficacité qui se révèle avant tout dans l’organisation bureaucra-tique inégalitaire. Pour être fonctionnelle, celle-ci doit pousser très avant la spécialisation des tâches et la distribution des rôles qui donne une autorité considérable à ceux qui détiennent les postes de direction. La hiérarchie des fonctions entraîne ainsi, pour être effi-cace, une subordination permanente des inférieurs aux supérieurs. comme le remarque Weber dans son étude du type idéal de la bureau-cratie, une telle organisation ne saurait se concilier avec le principe de la collégialité et les nombreuses discussions qu’il [252] instaure. L’auteur de Wirtschaft und Gesellschaft a donc souligné les multiples aspects qui semblent différencier la bureaucratie de la démocratie  125. Cette opposition se retrouvera d’ailleurs jusqu’au sein des partis so-cialistes dont Roberto Michels a analysé le processus de bureaucrati-sation. Là aussi on adopte des procédures non démocratiques pour rendre l’organisation plus rationnelle et plus efficace 126. Ainsi s’ex-125 Weber n'a pas pour autant manqué de souligner le parallèle existant dans

certains cas entre la montée de la bureaucratie et celle de la démocratie. Sur ce point, voir Peter BLAU, Bureaucracy in Modern Society, New York, Ran-dom House, 1956, chap. 6. R. BENDIX analyse également cette opposition dans « Bureaucracy and the Problem of Power », R. Merton ed., Reader in Bureaucracy, New York, The Free Press of Glencoe, 1952.

126 R. MICHELS, Les Partis politiques, Paris, Flammarion, 1914.

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plique le désenchantement ressenti devant les conséquences apparem-ment inéluctables de la rationalisation du monde.

Aujourd’hui pourtant on remet en cause ce pessimisme foncier en tenant compte, plus que ne l’avait fait Weber, des dysfonctions qui persistent dans la bureaucratie la plus rationnelle. On a tendance à insister davantage sur les tensions et les causes de changement qui se font jour en dépit de toutes les réglés impersonnelles et impératives régissant le fonctionnement de l’organisation : la bureaucratie n’est plus considérée comme un système neutre. Ainsi, Michel Crozier en-tend aller au-delà du type idéal wébérien de la bureaucratie pour mettre en lumière les dysfonctions engendrées par la conduite des acteurs eux-mêmes : dans cette perspective, le changement est moins provoqué par l’environnement que par les sentiments et les actions des membres de l’organisation qui se développent indépendamment des règles rigides régissant le fonctionnement du système. L’auteur souligne de la sorte le « déplacement des buts » qui risque de se pro-duire sous l’impulsion des relations humaines internes 127. Ainsi, dans les deux organisations qu’il [253] étudie, Michel Crozier explique les nouvelles relations de pouvoir qui s’y établissent peu à peu à partir des motivations propres des acteurs.

Les institutions bureaucratiques se trouvent aussi plongées dans un milieu social dont les diverses demandes exigent souvent certaines adaptations de son mode de fonctionnement. S. N. Eisenstadt a souli-gné l'un des premiers qu’une organisation bureaucratique douée de toutes les caractéristiques décrites par Weber peut, grâce aux liens étroits qu’elle entretient avec son environnement (clients, détenteurs du pouvoir politique...) aller dans le sens d’une bureaucratisation ou d’une débureaucratisation croissante. Le premier changement sur-vient lorsque, à la suite d’une modification de ses objectifs, résultant par exemple d’une pression du pouvoir, une organisation bureaucra-tique tend à élargir son contrôle à d’autres sphères de la vie sociale. Dans le second cas, on assiste également à un détournement des ob-jectifs de l'organisation au point que ses propres fonctions se voient entamées et presque ruinées après que certains groupes extérieurs en

127 Michel CROZIER, Le Phénomène bureaucratique, Paris, Le Seuil, 1963, pp. 237 et suiv. A. GOULDNER analyse lui aussi ce même type de dysfonction dans Patterns of Industrial Bureaucracy, New York, The Free Press of Glencoe, 1954.

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P. Birnbaum et F. Chazel, Sociologie politique. Tome 1. (1971) 227

ont modifié la vocation. Dans chacune des deux hypothèses, l’organi-sation ne demeure nullement statique et neutre : grâce à ses relations constantes avec l’environnement, elle peut évoluer constamment. Ei-senstadt affirme ainsi l’interdépendance fondamentale de l’organisa-tion bureaucratique et de son cadre social.

C’est une relation semblable qu’examine à son tour Philip Selz-nick dans son étude devenue classique du fonctionnement de la Ten-nessee Valley Authority. Cet organisme fut créé en 1933, au lende-main de la Grande Dépression et dans le cadre du New Deal, pour améliorer la fertilisation des terres, renforcer l’irrigation et accélérer la rénovation rurale. Créé par l’État Fédéral, cet organisme devait être le premier instrument de planification démocratique et d’admi-nistration décentralisée 128. Pour assurer un mode d’action démocra-tique, on permit aux [254] intérêts locaux, et en particulier aux repré-sentants de l’organisation conservatrice toute puissante, le Farm Bu-reau, de s’intégrer aux structures de l’Autorité. C’est sur les consé-quences de cette ouverture que Philip Selznick met l’accent dans cette étude où il la qualifie de « cooptation ». Il montre comment /’« ajus-tement » de l’autorité aux forces sociales locales entraîne nécessaire-ment un changement des buts de l’organisation administrative. Sié-geant dans la division la plus importante de la T.V.A., les fermiers vont en effet pouvoir limiter l’intervention fédérale et faire obstacle, entre autres, à l’achat de terres par la puissance publique. L’auteur souligne de la sorte comment l’environnement social empêche une institution de fonctionner selon un principe de neutralité.

On peut trouver un autre exemple des rapports entre l’Administra-tion publique et l’environnement social dans l’étude que Jean-Pierre Worms a consacrée aux relations qu’entretiennent en France le préfet et les notables. À un niveau local, s’instaure là aussi un jeu complexe de rivalités et de négociations au sein duquel le pouvoir central de-meure toujours un partenaire virtuel pour les différents acteurs. Ces marchandages constants entre le préfet et les notables départemen-taux n’en reposent pas moins sur une profonde solidarité et une dé-pendance mutuelle ; pour leur prestige comme pour leurs actions, le représentant de l’État comme le notable local restent sans cesse tri-

128 David LILIENTHAL, T.V.A. : Democracy on the March, New York, Pocket-Books, 1945.

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butaires l'un de l'autre et se voient par conséquent dans l’obligation de respecter les règles du jeu qui les unit.

Si Lester Milbrath se propose à son tour d’analyser les rapports entre les institutions gouvernementales et leur environnement, il s’ef-force de plus d’élaborer une théorie générale à partir de la notion de communication 129. Comme il considère que les gouvernants orientent leurs actions d’après les informations qui leur sont communiquées, il accorde une importance décisive au contenu des demandes que les lobbyists leur [255] adressent  130. Ceux-ci, attachés à défendre leurs intérêts spécifiques, font parvenir aux gouvernants des données qui leur sont favorables. Ils ont coutume de s’adresser tout spécialement à un membre du Congrès qui, tel un juge 131, pourra seul trancher entre des informations contradictoires. Par-delà l’aspect formel des institutions gouvernementales, Lester Milbrath met ainsi en lumière les multiples réseaux de communication qui lient les gouvernants à leur environnement social.

129 Sur ce concept, voir Karl DEUTSCH, Nationalism and Social Communica-tion, Cambridge, The M.I.T. Press, 1953, pp. 90 à 133.

130 Voir Jean MEYNAUD, Nouvelles études sur les groupes de pression en France, Paris, A. Colin, 1962, chap. 5.

131 Sur ce point, voir David TRUMAN, The Governmental Process, New York, Alfred Knopf, 1951, pp. 321 et suiv. De même, Ester KEFAUVER et Jack LEVIN, « Letters that really count », in Daniel Katz ed., Public Opinion and Propaganda, New York, Holt, Rinehart and Winston, 1964.

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[256]

Sociologie politique.Tome 1.

“Caractéristiquesde la bureaucratie.”

Max WEBER

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La bureaucratie moderne fonctionne de la façon spécifique sui-vante :

I. D’abord, le principe des compétences de l’autorité, ordonné gé-néralement par des règles fixes, c’est-à-dire par des lois et des règle-ments administratifs.

a) Les activités régulières nécessaires aux fins d’une structure bu-reaucratiquement dirigée sont réparties sous forme de fonctions offi-cielles.

b) L’autorité nécessaire pour donner les ordres qu’exige l’exécu-tion de ces obligations est répartie de manière stable et strictement régie par des règles concernant les moyens de coercition — phy-siques, religieux ou autres — qui peuvent être mis à la disposition des fonctionnaires.

c) Une préfiguration méthodique est instituée pour permettre l’exé-cution régulière et continue de ces obligations et l’exécution des droits correspondants ; sont seules utilisées les personnes disposant des qua-lités généralement requises.

Dans tout gouvernement légal, ces trois éléments constituent l’au-torité bureaucratique et, dans le cadre de l’activité économique privée, forment la direction bureaucratique.

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La bureaucratie ainsi comprise ne s’est pleinement développée [257] que dans les communautés politiques et religieuses de l’État moderne et, pour ce qui est de l’économie privée, seulement dans les institutions les plus élaborées du capitalisme. L’autorité permanente et institutionalisée, dotée d’une compétence précise, n’est pas la règle mais plutôt l’exception dans les grandes structures politiques telles que celles de l’ancien Orient, des Empires conquis par les Germains et les Mongols et de nombreuses structures étatiques féodales. Dans tous ces cas, le souverain fait exécuter les mesures les plus importantes par l’intermédiaire de ses hommes de confiance, de ses compagnons de table et des fidèles de sa cour. Leurs missions et leur autorité ne sont pas délimitées de façon précise et sont créées temporairement pour chaque cas particulier.

II. Les principes de la hiérarchie des fonctions et des différents niveaux d’autorité impliquent un système bien ordonné de domination et de subordination dans lequel s’exerce un contrôle des grades infé-rieurs par les supérieurs. Un tel système permet aux sujets d’en appe-ler éventuellement contre une décision d’une autorité inférieure auprès de son autorité hiérarchique selon une procédure définitivement éta-blie. Le plein développement de cette hiérarchie des fonctions déter-mine une organisation monocratique. Le principe de l’autorité hiérar-chisée se retrouve dans toutes les structures bureaucratiques : dans les structures étatiques et ecclésiastiques comme dans les grands partis politiques et les entreprises privées. Le caractère bureaucratique ne dépend en rien du fait que son autorité soit appelée privée ou pu-blique.

Quand le principe de compétence juridictionnelle est pleinement rempli, la subordination hiérarchique — du moins dans l’administra-tion publique — ne signifie pas que l’autorité supérieure est simple-ment autorisée à assumer le travail des échelons inférieurs. En fait, c’est le contraire qui est la règle. Une fois établie, et son objectif at-teint, une organisation [258] tend à persévérer dans son être avec d’autres motivations.

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III. La gestion de l’organisation moderne repose sur des docu-ments écrits (dossiers ou archives) qui sont conservés en leur forme originale ; d’où la flopée de fonctionnaires subalternes et de gratte-pa-piers de toute sorte. Le corps des fonctionnaires d’active de l’adminis-tration publique joint à l’appareil du matériel et des dossiers forment un bureau. Dans l’entreprise privée, le bureau est souvent appelé la Direction.

L’organisation moderne des services publics sépare par principe le bureau du domicile particulier : la bureaucratisation sépare radicale-ment l’activité officielle du domaine de la vie privée. Les fonds et l’équipement public sont nettement distincts du patrimoine particulier du fonctionnaire. Cette condition est partout le fruit d’un long déve-loppement. De nos jours, cette séparation se retrouve aussi bien dans les entreprises publiques que privées : dans ces dernières, le principe est étendu jusqu’au chef d’entreprise : la vie professionnelle est cou-pée de la vie domestique, la correspondance administrative de la cor-respondance privée, les intérêts d’affaire de la fortune personnelle. Le type moderne de gestion qui, très logiquement, a été le plus souvent adopté est celui qui utilise ce cloisonnement dont les origines re-montent jusqu’au Moyen Âge.

C’est la particularité de l’entrepreneur moderne que de se considé-rer comme le premier employé de son entreprise, de même le dirigeant de l’État moderne spécifiquement bureaucratique se présente comme le premier serviteur de cet État. La notion d’une séparation entre vie professionnelle et vie personnelle au sein des administrations pu-bliques comme de l’économie privée est européenne et totalement étrangère, par contre, aux Américains.

IV. La fonction administrative, ou du moins toute fonction admi-nistrative spécialisée — ce qui est spécifiquement moderne —, pré-suppose normalement une formation professionnelle [259] poussée. Ceci est valable aussi bien pour les dirigeants et les employés des en-treprises privées que pour la fonction publique.

V. Quand l’administration est pleinement développée, cette activité exige des fonctionnaires le plein emploi de leur force de travail, en

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dépit du fait que les heures de présence au bureau peuvent être étroite-ment délimitées. Ceci est le produit d’un long développement dans le secteur public comme dans le secteur privé. Jadis, en tout cas, c’est l’inverse qui était la règle : le travail administratif était accompli comme une activité secondaire.

VI. Le fonctionnement d’une administration obéit à des règles gé-nérales qui sont plus ou moins stables, plus ou moins complètes, et qui peuvent être apprises. La connaissance de ces règles représente un ap-prentissage technique spécialisé (comportant l’étude de la jurispru-dence de la gestion administrative ou privée).

La codification de la fonction administrative moderne est profon-dément impliquée par sa nature propre. La théorie de l’administration publique moderne, par exemple, tient pour établi que l’autorité délé-guée pour réglementer certaines matières par décret, — après en avoir reçu légalement permission des autorités publiques — ne donne pas titre aux bureaux pour réglementer la matière par directives dans chaque cas mais seulement pour la réglementer abstraitement. Ceci contraste fortement avec la réglementation des rapports interperson-nels par l’intermédiaire de privilèges individuels et d’octroi de fa-veurs, réglementation qui domine entièrement dans le système patri-monial — du moins aussi longtemps que de tels rapports ne sont pas régis par une tradition sacrée.

[260]

Avantages techniquesde l’organisation bureaucratique

La raison décisive du développement de l’organisation bureaucra-tique était depuis toujours sa supériorité purement technique sur toute autre forme d’organisation. Un mécanisme bureaucratique pleinement développé est exactement dans le même rapport avec les autres types d’organisation qu'une machine avec des moyens non mécaniques de production. La précision, la rapidité, la non-ambiguïté, le maniement des documents, la continuité, la discrétion, l’unité, la subordination stricte, la réduction des conflits, les frais en personnel et en matériel,

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tout cela est nettement amélioré dans l’administration bureaucratique par des fonctionnaires individuellement instruits — ceci par opposi-tion à des formes collégiales fondées sur des charges honorifiques ex-térieures à l’Administration. Tant qu’il s’agit de tâches compliquées, le travail bureaucratique rémunéré est non seulement plus précis mais finalement moins coûteux que le travail effectué par ceux qui en ont charge honorifique et non rémunérée formellement.

L’activité relative à une charge honorifique se trouve extérieure à la profession et donc progresse généralement plus lentement, étant moins liée aux schémas et moins formelle ; de ce fait, elle est moins précise et moins uniforme car elle est moins dépendante et plus dis-continuelle, et le plus souvent plus coûteuse à cause de sa qualité presque nécessairement non rentable ainsi que de l’exploitation d’un appareil de subalternes et de chancelleries. Ceci est valable si l’on ne pense pas seulement aux dépenses du Trésor public qui s’accroissent lorsqu’une administration bureaucratique succède à une administra-tion par les notables mais aussi aux pertes économiques fréquentes des administrés en temps et manque de précision. L’administration par les notables n’a sa raison d’être que dans le cas où les affaires peuvent [261] être suffisamment bien traitées en dehors des bureaux. Cette administration atteint ses limites même en Angleterre avec l’accrois-sement qualitatif des tâches auquel l’administration a à faire face. D’autre part, un travail collégial non organisé implique des frictions, des retards, des compromis d’intérêt et de points de vue contradic-toires et se déroule nécessairement avec moins de précision et de dé-pendance, c’est-à-dire moins uniformément et plus lentement. Tous les progrès de l’organisation administrative prussienne ont été atteints et le seront au moyen des progrès des principes bureaucratiques et plus spécialement monocratiques. Une exécution des affaires si pos-sible accélérée et néanmoins précise, claire et continue, est aujour-d’hui exigée de l’administration par l’économie capitaliste de marché. L’entreprise capitaliste extrêmement vaste est elle-même le modèle de l’organisation bureaucratique rigide. Sa manière de conduire les af-faires repose généralement sur une précision accrue, sur une continui-té et surtout sur la rapidité des opérations. Ceci encore est conditionné par les caractéristiques des moyens de communication modernes, par-mi lesquels l’information par la presse.

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L’accélération extraordinaire de la transmission des informations officielles, des faits économiques ou purement politiques, exerce en elle-même une forte pression continue tendant à accélérer la vitesse de réaction de l’administration dans les situations données et le maxi-mum ne peut être atteint qu’au moyen d’une organisation bureaucra-tique rigide. (Nous ne discuterons pas ici du fait que l’appareil bureau-cratique peut aussi créer, et il le fait, certains obstacles à une exécu-tion adaptée à un cas individuel.)

Avant tout, la bureaucratisation offre le maximum de possibilités par la division du travail dans l’administration en fonction de points de vue purement objectifs, en répartissant les différentes tâches entre des fonctionnaires spécialement formés, qui s’y adaptent de plus en plus par un exercice continu. Dans ce cas, l’exécution objective signi-fie exécution [262] selon des « règles calculables » (berenchenbare Regeln) sans rapport avec les individus.

« Sans égard pour l’homme » est également le mot d’ordre du mar-ché et en général de toute poursuite d’intérêts économiques explicites. Une exécution logique de la fonction bureaucratique implique le ni-vellement du statut « Honneur ». De là, si le principe du libre marché n’est pas corrélativement restreint, la domination universelle de la si-tuation de classe. Si cette conséquence du règne bureaucratique n’est pas absolument généralisée comme un corollaire de la bureaucratisa-tion, ceci est dû, au fond, à la pluralité des principes possibles par les-quels les partis politiques peuvent faire coïncider leurs exigences.

Le second élément mentionné, c’est-à-dire les « règles calculables », est d’une importance capitale pour la bureaucratie moderne. La spé-cificité de la culture moderne, et plus spécialement de ses fondements technico-économiques, exige cette extrême « calculabilité » des résul-tats. Dans son plein développement, la bureaucratie est régie en quelque sorte par le principe : sine ira ac studio. Sa nature spécifique, qui est bien accueillie par le capitaliste, se développe d’autant plus parfaitement que la bureaucratie est déshumanisée, qu’elle réussit complètement à éliminer de l’activité officielle l’amour, la haine et tout ce qui, étant purement personnel, irrationnel et émotionnel, échappe au calcul.

Telle est la vertu spécifique de la bureaucratie. La complexité et la spécialisation croissante de la culture moderne exigent pour son appa-

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reil extérieur un fonctionnaire personnellement désintéressé et rigou-reusement objectif, en place du seigneur des structures sociales d’au-trefois mû par la sympathie, la faveur, la grâce et la gratitude person-nelle. Or tout ceci est offert par la structure bureaucratique en une constellation harmonieuse.

En règle générale, seule la bureaucratie a établi le fondement pour l’administration d’une loi systématiquement conceptualisée et ration-nelle sur la base de ces règles qui ont [263] été portées au plus haut degré de perfection technique dès les premiers jours de l’Empire ro-main. Au Moyen Âge, cette règle fut acceptée tout au long du proces-sus de bureaucratisation des fonctions juridiques, c’est-à-dire du trans-fert de l’antique procédure de preuves liée à la tradition et aux présup-positions irrationnelles à un spécialiste rationnellement formé.

Traduit de Grundriss der Sozialökonomik,Tübingen, J. C. B. Mohr, 3e d., pp. 650-652,

660-662.Une traduction intégrale en français de cet ou-

vrage est par ailleurs en cours aux éditions Plon sous le titre :

Caractéristiques de la bureaucratie.

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[264]

Sociologie politique.Tome 1.

“Les relations de pouvoirdans un système d’organisation

bureaucratique.”Michel CROZIER

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Le grand essor des recherches empiriques dans les sciences hu-maines avait négligé jusqu’à ces dernières années les problèmes du pouvoir et des relations de pouvoir. Entre l’étude macroscopique des régularités et des modèles de comportement individuel et de compor-tement de groupe en fonction des déterminants généraux d’ordre tech-nique, économique et culturel, domaine du sociologue, et l’étude mi-croscopique mais tout aussi abstraite des régularités et des modèles de relations psychologiques entre individus et entre groupes, domaine du psychologue social, l’analyse des systèmes de relations existant dans les organisations vivantes de nos sociétés était abandonnée au raison-nement déductif ou à la réflexion humaniste traditionnelle.

Les enquêtes de plus en plus nombreuses sur le fonctionnement d’organisations en activité, les premiers essais d’expérimentation et toutes les discussions auxquelles ils ont donné lieu ont heureusement ramené au premier plan des problèmes que leur complexité méthodo-logique avait temporairement écarté du champ d’action de la re-cherche, mais qui restent d’une grande importance stratégique, puisque c’est [265] surtout dans ce domaine intermédiaire privilégié pour l’action sociale que les résultats acquis dans les autres domaines prennent tout leur sens en trouvant leur application.

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Une telle orientation était particulièrement bienvenue dans l’étude d’un phénomène comme celui de la bureaucratie qui risquait sans elle de s’enliser dans les querelles de définition. Tout le monde certes avait reconnu l’importance de la tendance générale de nos sociétés modernes à la bureaucratisation. Mais l’effet stimulant des schémas d’interprétation macroscopique de Max Weber avait depuis longtemps disparu. Seule la discussion sur les systèmes de relations possibles à l’intérieur d’une organisation et surtout sur le système des relations de pouvoir devait permettre de reprendre efficacement le sujet.

Si l’on considère en effet que chaque organisation doit trouver une solution au problème du contrôle et de l’intégration des relations de pouvoir entre les individus et les groupes qui la composent, le modèle d’organisation qu’on appelle « bureaucratique » constitue un certain type de solution, ou plutôt chacune des solutions possibles, dans notre contexte actuel au moins, comporte, à un degré variable mais toujours considérable, des traits « bureaucratiques ». L’analyse de ces types de solution, de leurs possibilités d’apparition et de leurs conséquences, devrait permettre de donner un contenu plus concret à la notion de bureaucratie et en tout cas de comprendre un peu mieux la fonction véritable des bureaucraties existantes, et de prédire grossièrement leur force de résistance, leurs capacités d’adaptation et les possibilités de transformation qu’elles recèlent.

Les réflexions que nous présentons participent de cette nouvelle orientation de la sociologie et de la psychologie sociale. Mais leur am-bition est bien sûr beaucoup plus limitée. Nous nous proposons de ti-rer la leçon de deux enquêtes effectuées dans les administrations pu-bliques françaises et qui nous ont donné l’occasion d’analyser plus profondément qu’il [266] n’est coutume au moins dans notre pays un système de relations de pouvoir.

Ces organisations, il importe de le souligner, ne sont absolument pas représentatives, ni de la moyenne des organisations industrielles et administratives françaises, ni même de la fonction publique. Mais elles offraient l’avantage de présenter un type de solution bureaucra-tique à ces problèmes de contrôle des relations de pouvoir, que l’on peut considérer comme une sorte de cas limite. Leur étude de ce point de vue nous semble particulièrement suggestive. Certes les hypothèses qu’elles nous permettent d’élaborer restent fragiles mais, comme ces cas pathologiques de la médecine clinique traditionnelle, elles de-

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vraient nous aider assez efficacement, étant donné le développement relativement faible de nos connaissances, à mieux poser le problème du fonctionnement des organisations dites « normales ».

Le pouvoir hiérarchique dans un systèmed’organisation bureaucratique

Notre première enquête portait sur une grande administration pu-blique parisienne qui emploie à peu près 5 000 employés, en très grande majorité des femmes, à des tâches très standardisées de comp-tabilité. Le personnel y est réparti de façon extrêmement simple en sections (à peu près 100 personnes) et en divisions (à peu près 1 000 personnes) et les cadres comprennent deux échelons principaux, un échelon de cadres supérieurs au niveau de la division et un échelon de cadres subalternes au niveau de la section. Il n’existe pour ainsi dire pas de services fonctionnels ou de services d’état-major ; toutes les tâches qui dans une organisation de cette taille leur seraient dévolues (organisation et méthodes, personnel et formation, services sociaux, relations avec le public, [267] etc. sont réservées aux directions com-pétentes du ministère dont dépend ce « service d’exécution ».

Quels sont les faits ? Nous constatons qu’il y a très peu d’antago-nisme entre cadres subalternes et employées. Les employées sont gé-néralement satisfaites de leurs relations avec leurs chefs et les jugent cordiales. Certes il y a des plaintes et des jugements défavorables mais il s’agit d’opinions fortement minoritaires. On relève cependant que les employées n’ont pas une très grande confiance dans leurs chefs. Seule une minorité pense qu’ils les défendent devant leurs supérieurs ; la grande majorité demeurant incertaine ou sceptique.

A côté de ces relations peut-être un peu méfiantes, mais générale-ment cordiales, les rapports entre employées et cadres supérieurs ap-paraissent tendus. Seule une minorité des employées les juge favora-blement, la moitié d’entre elles se refusent à porter un jugement cir-constancié car elles n’ont jamais eu affaire à ces grands personnages, mais laissent entendre qu’elles n’éprouvent pas de sympathie pour eux, une forte minorité enfin leur est assez violemment hostile 132.

132 Les pourcentages exacts sont les suivants :

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Les plaintes des employées ne mettent donc pas en cause l’échelon hiérarchique dont elles dépendent directement mais l’échelon supé-rieur. Les tensions dues à la relation de dépendance semblent donc sauter un échelon. Ce modèle curieux d’antagonisme est reproduit au niveau supérieur puisque les cadres subalternes ne se plaignent pas des cadres supérieurs auxquels ils sont directement subordonnés mais des directions ministérielles qui les coiffent.

Comment expliquer un tel paradoxe ? Les interviews des [268] cadres subalternes et des cadres supérieurs et l’analyse du rôle réci-proque de chacun de ces échelons nous permettent de suggérer une première interprétation.

Ont une opinion plutôt favorable des cadres supérieurs 19 %

N’ont jamais eu de rapports avec eux mais leur sont plutôt défavorables

44 %

Font des distinctions de personne 9 %

Violemment hostiles 28 %

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Les cadres subalternes disposent d’une grande liberté et d’une grande autonomie personnelle du fait des garanties de statut de la fonction publique et du fait de l’importance prépondérante de l’an-cienneté dans leurs perspectives de carrière ; le « favoritisme » ne peut exercer sur eux qu’une influence réduite et ils n’ont aucune raison de modifier leur [269] comportement pour répondre aux désirs de leurs supérieurs. Par contre, sur le plan du travail lui-même et des responsa-bilités professionnelles, ils se trouvent totalement impuissants. Ils n’ont aucune influence dans la répartition du travail et dans son orga-nisation car la charge de travail de chaque employée dépend directe-ment de la pression du public, chaque groupe d’employées étant res-ponsable directement de tous les travaux demandés par une fraction bien délimitée de la clientèle ; les allégements possibles et les renforts en cas de crise, les changements de répartition des fractions de clien-tèle dépendent du chef de division ; l’organisation et les méthodes de

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travail du ministère. Enfin toutes les questions de personnel sont tran-chées par le chef de division ; bien sûr celui-ci se repose sur les avis de ses cadres subalternes, mais ceux-ci ne sont jamais responsables et on peut dire que toutes les décisions qui peuvent affecter de façon sen-sible la vie quotidienne des employées sont prises à l’échelon des cadres supérieurs.

La réaction des cadres subalternes à une telle situation est tout à fait naturelle. Ils ont tendance d’une part à se solidariser avec leur per-sonnel et d’autre part à entrer en compétition les uns avec les autres pour obtenir le traitement le plus favorable pour leur service. Leur so-lidarité avec le personnel est très partielle, elle vise avant tout au maintien de bonnes relations avec des gens avec qui ils sont toute la journée en contact ; mais il est important de noter qu’ils font passer cette cordialité d’atmosphère avant les exigences de coopération avec les cadres supérieurs et qu’ils conçoivent leur rôle beaucoup plus comme un rôle d’avocat du personnel que comme un rôle de chef hié-rarchique. La compétition entre cadres subalternes ne s’explique, elle, que si l’on fait intervenir un autre élément, la pénurie générale de res-sources de l’organisation. Les différents services ne sont pas complé-mentaires mais parallèles, et leurs chefs sont naturellement amenés à lutter pour que la répartition des ressources et des charges ne leur soit pas désavantageuse. Il s’agit pour eux [270] d’une question fonda-mentale. S’ils veulent éviter les difficultés et maintenir un climat fa-vorable au sein de leur personnel, ils doivent se faire les avocats de leur service devant le chef de division, ce qui aboutit en pratique, cha-cun d’eux craignant de se laisser distancer par ses collègues, à une distorsion systématique de toutes les informations.

Ce comportement des cadres subalternes place les cadres supé-rieurs dans une situation difficile. Ceux-ci en effet ne disposent que d’un embryon d’état-major et ne peuvent connaître la réalité des faits qu’à travers les informations données par des subordonnés qui, nous venons de le voir, ont intérêt à les fausser. Il leur est donc pratique-ment impossible de prendre des décisions adéquates ou du moins fon-dées sur une analyse précise des faits. Deux voies leur restent finale-ment ouvertes, la voie traditionnelle de la routine et du précédent et la voie très exceptionnelle de l’intuition vite taxée d’arbitraire et de fa-voritisme. Les deux méthodes suscitent forcément l’hostilité d’une

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bonne partie des employées qui se trouvent lésées par des décisions dont elles ne peuvent pas comprendre par ailleurs la nécessité.

Il semble donc que l’hostilité manifestée par les employées à l’égard des cadres supérieurs ne constitue pas un paradoxe à côté de la cordialité des relations entre employées et cadres subalternes mais que les deux relations sont interdépendantes. Très indirectement bien sûr, mais de façon logique, la tension que nous trouvons dans le premier rapport n’est possible qu’à cause de l’absence de tension dans le se-cond. Nous avons là l’exemple d’un système de relations entre indivi-dus et groupes très simple encore mais où la relation psychologique de dépendance se trouve conditionnée par le système de relations de pou-voir.

À la lumière de cette première analyse il apparaît que certains traits bureaucratiques essentiels comme la routine ne doivent pas seulement être considérés comme les attributs d’un certain milieu — des normes que les individus adopteraient au fur et à mesure de leur assimilation à ce milieu — [271] mais aussi et surtout comme des comportements rationnels, les réponses les plus raisonnables aux problèmes posés par le système d’organisation. Ce ne sont pas les individus ou le milieu qui en sont responsables mais les situations auxquelles ils sont sou-mis, situations qui dépendent de la structure de l’organisation et du système de relations qui en découle.

Mais, à moins de faire du système d’organisation un nouveau fé-tiche, il nous faut, si nous voulons comprendre le phénomène bureau-cratique, pousser plus loin l’analyse et nous poser le problème du dé-veloppement et du maintien de cet arrangement des rôles et des fonc-tions que nous avons appelé système d’organisation.

L’interprétation la plus facile est celle qui, se plaçant tout de suite au niveau global, verrait dans la constitution d’un système d’organisa-tion créant des situations bureaucratiques une orientation, un choix de valeurs conscient ou inconscient de la part des dirigeants. Si l’on attri-bue plus d’importance à la standardisation des décisions et à la régula-rité du fonctionnement interne de l’organisation qu’à l’adaptation aux exigences du monde extérieur, alors ce qu’on appelle du terme péjora-tif de routine peut devenir une des valeurs profondes de l’organisa-tion. On peut assouplir cette interprétation dans le cas de la fonction publique en remarquant que l’absence de compétition peut permettre

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de survivre à une organisation qui ne tient pas compte de la pression du monde extérieur. Le choix de valeurs bureaucratiques est rendu possible du fait de l’absence de pression. Mais nous sommes seule-ment renvoyés un peu plus loin. Quelle est la nature de la pression qui s’exerce en sens contraire en faveur de la routine ?

Reprenons notre analyse. Les employées se plaignent de l’inadé-quation des décisions prises, les cadres subalternes revendiquent plus de responsabilité et les cadres supérieurs voudraient de meilleures in-formations. Essayons d’imaginer les réactions de chacun de ces groupes si l’on transformait les situations de telle sorte que les déci-sions puissent correspondre [272] mieux aux besoins en donnant satis-faction soit aux cadres subalternes soit aux cadres supérieurs.

Si l’on donnait satisfaction aux cadres supérieurs en leur donnant les moyens de contrôler les informations qu’ils reçoivent, on consti-tuerait certainement un système d’organisation beaucoup plus efficace mais on se heurterait à une opposition difficilement surmontable des cadres subalternes. Ceux-ci se verraient en effet menacés dans leur sécurité. Nous avons vu que leur impuissance sur le plan du travail est compensée par une liberté personnelle très grande qui vient de l’im-possibilité pour les échelons supérieurs d’intervenir dans les affaires de leur groupe. Centraliser les informations au niveau des cadres su-périeurs permettrait à ceux-ci d’intervenir ; l’égalité entre cadres su-balternes serait rompue puisque les cadres supérieurs pourraient porter des jugements pertinents sur eux. Les cadres supérieurs eux-mêmes reculeraient devant cette responsabilité car eux aussi deviendraient à leur tour vulnérables devant leurs propres supérieurs.

Si on décentralise, c’est-à-dire si on donne plus d’autorité aux cadres subalternes, on rapproche le pouvoir de décision des employées et l’on suscite au niveau des employées le même type d’opposition que nous venons de décrire au niveau des cadres subalternes. Les em-ployées en fait se trouvent protégées par l’impersonnalité des déci-sions prises par des personnes qui sont trop loin d’elles pour qu’elles les connaissent. Certes elles peuvent en souffrir individuellement, mais en tant que groupes elles peuvent opposer aux autorités dont elles dépendent une parfaite solidarité. L’erreur, l’injustice sont pos-sibles mais non pas le favoritisme. L’égalité entre employées est sau-vegardée et cette égalité paralyse l’échelon supérieur qui ne peut inter-venir dans les affaires du groupe inférieur. On peut se demander si le

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personnel ne préfère pas finalement un tel système. En tout cas, c’est dans cette direction qu’il fait constamment pression par l’intermé-diaire de ses organisations syndicales. La décision impersonnelle est critiquée mais on fait pression pour l’établissement de règles [273] impératives qui empêchent le renouvellement de tels cas c’est-à-dire qu’on s’efforce d’éloigner encore le pouvoir de décision.

Essayons de généraliser encore. Derrière toutes ces oppositions il semble qu’on retrouve les mêmes motivations. Ce contre quoi chaque individu cherche à se protéger en acceptant la contrainte du groupe, c’est la difficulté du rapport d’autorité face à face. C’est dans la me-sure ou ce rapport leur apparaît insupportable que les employées font pression pour l’établissement d’un pouvoir impersonnel. On pourrait donc proposer l’hypothèse suivante : le niveau auquel le pouvoir de décision se stabilise à l’intérieur d’une organisation dépend à la fois de la difficulté des rapports d’autorité face à face et des exigences des rapports avec le monde extérieur ; il se fixe au plus haut niveau com-patible avec une efficacité raisonnable de l’organisation.

Le système de relations de pouvoir d’une organisation devrait donc être considère de ce point de vue comme dépendant tout d’abord d’un fait culturel, le modèle de relations d’autorité existant dans une société donnée ; ce cadre culturel général trace les limites à l’intérieur des-quelles le facteur d’efficacité pourra déterminer des relations de pou-voir et ces relations de pouvoir à leur tour tracent le cadre à l’intérieur duquel on pourra retrouver les différences entre telle ou telle méthode de commandement et enfin entre les possibilités de succès de telle ou telle personnalité.

Les conséquences de l’affaiblissementdu pouvoir hiérarchique

L’analyse que nous venons de faire à partir des résultats de notre première enquête nous a permis de proposer un schéma très simple de la poussée vers l’impersonnalité des décisions et l’affaiblissement du pouvoir hiérarchique.

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[274]L’étude des résultats de notre deuxième enquête va nous permettre

maintenant d’examiner les conséquences de cette « bureaucratisa-tion » et comme il est habituel dans le type de raisonnement circulaire propre à ces analyses de reprendre et d’approfondir le schéma initial.

L’organisation étudiée dans cette deuxième enquête était un en-semble industriel important — une vingtaine de 400 à 500 salariés chacune — géré par l’État français avec le statut et les méthodes de la fonction publique. Si la limite 'à l’affaiblissement du pouvoir hiérar-chique est fonction comme nous en avons fait l’hypothèse, de la né-cessité d’adaptation au monde extérieur, cette organisation constitue un cas particulièrement intéressant car la pression de l’efficacité y est réduite au minimum. La situation de monopole qui est la sienne sup-prime en effet toute pression économique des concurrents et des consommateurs tandis que l’orientation industrielle de son activité la soustrait au système de pressions politico-sociales auquel sont habi-tuellement soumises les administrations publiques traditionnelles.

Conformément à notre hypothèse, la solution donnée par cette or-ganisation au problème des relations hiérarchiques est très « bureau-cratique ». Chaque usine comprend une série de groupes profession-nels différents : ouvriers de production, ouvriers d’entretien, contre-maîtres, chefs d’atelier, ingénieurs d’exploitation 133, ingénieurs de di-rection 134. Ces groupes se trouvent subordonnés hiérarchiquement l’un ou les uns à l’autre, mais cette subordination signifie seulement que le membre du groupe supérieur qui a la [275] charge du groupe subor-donné se comporte comme une sorte de surveillant ou de juge contrô-lant l’application des règles qui gouvernent l’activité du groupe subor-donné, mais jamais comme un chef ayant un pouvoir personnel de dé-cision. Objectifs à atteindre, méthodes à utiliser et droits réciproques de chaque membre de chacun des groupes font partie des règles mêmes et les seules difficultés possibles sont des difficultés d’inter-

133 Il s’agit d’ingénieurs sortis d’une école équivalent aux Arts et Métiers char-gés de tous les problèmes d’entretien, de réparations et de marchés de tra-vaux de l’usine ; il y en a un ou deux par usine.

134 Il s’agit d’ingénieurs anciens élèves de Polytechnique, ils sont deux par usine, le directeur qui a au minimum 12 ans d’ancienneté et l’ingénieur chef des fabrications qui passera automatiquement directeur après 12 à 15 ans d’ancienneté.

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prétation. Non seulement le pouvoir se trouve repoussé vers le haut mais de pouvoir d’initiative il devient pouvoir juridique. En même temps règne à l’intérieur de chaque groupe l’égalité la plus complète, l’attribution des postes de travail et tout changement pouvant affecter l’égalité des chances se fait strictement à l’ancienneté 135. En contre-partie aucun passage n’est possible d’un groupe à l’autre et le recrute-ment de chaque catégorie professionnelle se fait à l’extérieur, par concours 136. Chaque individu, quel que soit son groupe, se trouve à la fois privé de toute chance de promotion et en même temps assuré de la sécurité la plus complète et protégé par cette sécurité même contre toute intervention de l’échelon supérieur. Le pouvoir hiérarchique per-sonnel a donc presque complètement disparu. Cependant, remar-quons-le, la stratification ne s’est pas affaiblie, bien au contraire : chaque groupe dispose d’un statut avec des fonctions, des récom-penses et des privilèges particuliers et de groupe à groupe les pré-séances conservent leur importance. Quelles sont les conséquences d’un tel système d’organisation sur les possibilités d’adaptation des individus à leur situation et sur les relations entre groupes ?

L’analyse des résultats de notre enquête usine par usine [276] et catégorie par catégorie 137 a permis de dégager finalement les trois traits caractéristiques suivants : 1) l’importance de la contrainte du groupe sur l’individu ; 2.) le développement considérable de l’affecti-vité dans les relations interpersonnelles ; 3) l’apparition de nouvelles relations de pouvoir entre les groupes tout à fait différentes du schéma officiel.

135 Ceci naturellement n’est complètement vrai que pour les catégories infé-rieures, mais même les ingénieurs de direction sont fortement marqués par ce système.

136 Des efforts ont été faits dans le passé et sont actuellement tentés à nouveau pour rendre les passages possibles. Ils ont été jusqu’à présent toujours in-fructueux.

137 Nous avions fait passer oralement des questionnaires standardisés à un échantillon représentatif des membres des trois catégories inférieures ; ces questionnaires comportaient une majorité de questions communes (adapta-tion personnelle, jugement sur l’usine, la direction, l’administration, etc.) et une série de questions particulières sur les relations de chaque groupe avec les deux autres. Nous avions fait passer par ailleurs des interviews beaucoup plus libres aux trois quarts des directeurs, ingénieurs et ingénieurs d’exploi-tation de toutes les usines.

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L’importance de la contrainte du groupe

Les résultats de la contrainte du groupe sur l’individu sont très ap-parents quand on compare les opinions des divers groupes, usine par usine. La position de chaque groupe se retrouve semblable à cinq ou dix pour cent près dans chacune des usines et, chaque fois que l’opi-nion exprimée touche au statut du groupe, le groupe réagit en bloc avec un pourcentage de déviants relativement faible. Bien plus, ces déviants sont des gens mal assimilés à la vie de l’usine en général du fait de leur très faible ancienneté 138. La contrainte elle-même apparaît dans certaines situations privilégiées. Nous avons pu en étudier plu-sieurs exemples au cours d’expériences de communication des résul-tats de l’enquête que nous avons poursuivies dans les trois usines étu-diées. Les discussions de groupe consacraient le point [277] de vue officiel, même dans les cas où ce point de vue se trouvait minoritaire parmi les participants. Il faudrait évidemment pouvoir faire des obser-vations systématiques sur l’intensité de la contrainte du groupe sur l’individu selon le degré d’affaiblissement du pouvoir hiérarchique dans l’organisation à laquelle ils appartiennent pour prouver ce point. Mais on peut émettre déjà l’hypothèse que la contrainte du groupe sur l’individu se développe d’autant plus que les membres du groupe se trouvent soumis à là règle de l’égalité et de l’ancienneté et en même temps, de ce fait même, délivrés du pouvoir hiérarchique.

138 Par exemple pour une des opinions très fermement exprimées par le groupe ouvrier, l’opposition à la mécanisation, les deux tiers des ouvriers et ou-vrières ayant plus de deux ans d’ancienneté y sont violemment hostiles contre un tiers seulement des ouvriers et ouvrières entrées depuis moins de deux ans dans l’organisation.

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Le développement de l’affectivité

Si la contrainte du groupe introduit une très grande standardisation dans la majeure partie des opinions et des attitudes des individus, on constate par contre que tous les problèmes de relations interperson-nelles donnent lieu à des variations extrêmement considérables, beau-coup plus considérables que celles que l’on a coutume d’observer dans des organisations moins rigides 139. Le domaine de l’affectivité semble d’autant plus sujet aux sautes d’humeur que le reste du com-portement apparaît plus déterminé. D’un autre point de vue, on pour-rait dire que l’ensemble du climat humain de cette organisation est resté profondément affectif, émotionnel, bien que ce soit seulement dans les marges de liberté laissées aux individus que cette affectivité se manifeste ; ces marges ont beau être étroites et les questions soule-vées souvent des vétilles, il n’empêche que ces vétilles ont plus d’im-portance pour l’équilibre du climat humain que tout le reste du com-portement. Cependant l’on notera que les zones sensibles ignorent cer-taines relations [278] devenues complètement conventionnelles et en particulier le rapport hiérarchique traditionnellement le plus simple, contremaître-ouvrier. C’est autour de relations impliquant une in-fluence, une pression d’un individu ou d’un groupe sur un autre qu’un climat affectif se développe.

De toute manière on peut affirmer que l’organisation bureaucrati-sée, loin de supprimer les difficultés de relations humaines, en crée de nouvelles à mesure que les anciennes — en particulier les difficultés tenant aux relations de dépendance hiérarchique — s’affaiblissent ou disparaissent. C’est donc une idée un peu simpliste de certains prati-ciens des « relations humaines » de croire que le seul problème des organisations modernes c’est la transformation du commandement autoritaire traditionnel en commandement démocratique.

139 Nos seuls éléments de comparaison précis pour le moment sont trois en-quêtes menées ces dernières années, la première dans une compagnie d’as-surances, la seconde dans six compagnies d’assurances et la troisième dans une grande banque nationalisée.

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L’apparition de nouvelles relations de pouvoir

Mais les nouveaux problèmes ne consistent pas seulement dans le développement de l’affectivité à l’intérieur de la marge d’initiative restant à l’intérieur des relations hiérarchiques officielles ; ils se posent surtout avec l’apparition de nouvelles relations de dépendance qui tendent à se substituer à elles. Ces relations sont chaque fois sin-gulières, mais, si la description de l’exemple que nous allons étudier peut paraître à juste titre anecdotique, son analyse va nous permettre de mieux comprendre le développement des relations de pouvoir entre groupes.

Dans nos trois usines les relations entre ouvriers et contremaîtres nous apparaissent, conformément à l’exemple de notre première en-quête et à notre hypothèse de départ, cordiales, conventionnelles et absolument sans importance 140 ; [279] mais on remarque par contre l’existence d’une tension profonde entre ouvriers de production et ou-vriers d’entretien. Si cette tension est généralement étouffée, ses ma-nifestations indirectes sont d’autant plus significatives ; elle comporte enfin une grande charge affective et elle entraîne des conséquences personnelles considérables pour les individus ; on peut la considérer comme un des facteurs éventuels de la mauvaise adaptation des ou-vrières de production à leur milieu. Les ouvriers et surtout les ou-vrières de production se comportent comme s’ils souffraient d’une situation de dépendance à l’égard des ouvriers d’entretien. Ceux-ci tendent à minimiser le malaise mais ils le perçoivent et leurs réponses témoignent des préjugés habituels à un personnel d’encadrement. Comment interpréter le développement d’une telle relation qui n’est absolument pas prévue dans la hiérarchie puisque l’ouvrier d’entretien n’a théoriquement même pas le droit de donner des consignes sur l’entretien des machines à l’ouvrier de production sans passer par le contremaître ? L’analyse des thèmes clefs des interviews montre que le problème des pannes de machines revêt une importance véritable-ment démesurée dans les ateliers et que les ouvriers de production se sentent dépendants des ouvriers d’entretien dans la mesure où ceux-ci 140 Le peu d’importance de la relation hiérarchique traditionnelle contremaître-

ouvrier est encore beaucoup plus marqué en fait que dans notre première enquête, ce qui correspond bien au caractère plus impersonnel encore du système d’organisation.

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sont les seuls responsables des réparations grandes ou petites. Mais pourquoi le problème des pannes prend-il une telle importance ? Des comparaisons faites avec des usines étrangères fabriquant les mêmes produits dans des conditions techniques semblables montrent que les pannes de machine n’y entraînent à peu près aucune conséquence dans la marche de l’atelier et dans les rapports humains. On peut, pour ré-pondre à la question, tenter l’interprétation suivante : dans un système d’organisation où tout est prévu et déterminé à l’avance par des règles impératives de telle sorte qu’aucun choix ne soit laissé aux ouvriers, aux contremaîtres ou aux cadres, les événements imprévisibles ou plu-tôt les événements qui échappent aux règles prennent une importance [280] exceptionnelle ; dans un tel système le pouvoir appartient aux individus ou aux groupes d’individus qui contrôlent les seuls éléments d’incertitude subsistants. Si les ouvriers de production dépendent des ouvriers d’entretien, c’est que ceux-ci contrôlent la seule source d’ar-bitraire qui peut troubler la régularité de leur travail.

On peut se demander toutefois comment une relation aussi contraire à la règle peut subsister dans une organisation que l’on décrit par ailleurs comme très formaliste. Certes les contremaîtres s’in-surgent contre elle mais ils sont en état d’infériorité car, quelles que soient par ailleurs leurs qualités et leurs qualifications personnelles, ils sont incompétents devant le seul problème stratégique pour la marche de l’atelier. Le résultat c’est d’une part une tension considérable entre contremaîtres et ouvriers d’entretien et d’autre part un désarroi com-plet des contremaîtres qui ne réussissent à s’adapter à leur situation que dans la mesure où ils apparaissent résignés 141. Mais pourquoi la direction n’intervient-elle pas ? L’analyse des interviews des membres de la direction nous montre qu’il existe une lutte pour le pouvoir entre l’ingénieur et le directeur polytechnicien d’un côté et l’ingénieur d’ex-ploitation de l’autre. L’ingénieur d’exploitation se trouve condamné pour toute sa carrière à une situation subordonnée, il n’a absolument aucune chance de promotion et il voit passer devant lui une série de jeunes ingénieurs qui ont droit de commandement sur lui et qui seront automatiquement promus directeurs, quelles que soient leurs qualités personnelles. En revanche, dans le domaine pratique, il a une très grande supériorité, car il contrôle un certain nombre de problèmes

141 Les ouvriers d’entretien par contre sont passionnés de leur métier et d’au-tant plus satisfaits qu’ils sont plus agressifs à l’égard des autres groupes.

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stratégiques qui conditionnent la bonne marche de l’usine et en parti-culier le plus important peut-être, le problème [281] des pannes de machine. On conçoit que pour conserver son avantage il soutienne et couvre systématiquement les ouvriers d’entretien paralysant ainsi tout effort d’intervention de la direction.

Nous retrouvons donc à l’échelon direction le même type de rela-tions qu’à l’échelon exécution : un groupe agressif et satisfait, les in-génieurs d’exploitation, violemment hostile au groupe hiérarchique-ment supérieur mais pratiquement en état d’infériorité et dont l’adap-tation est en conséquence beaucoup moins bonne. Tout le système de relations de pouvoir se trouve donc finalement dépendre du contrôle des événements pouvant échapper à la détermination bureaucratique et différer ainsi complètement du système hiérarchique théorique.

Pouvoir et bureaucratie

Essayons maintenant de revenir à notre premier schéma. Le sys-tème d’organisation que nous avons décrit se caractérise par la pri-mauté des règles impersonnelles, c’est-à-dire par la prévision dans les moindres détails de toutes les conduites de tous les membres de l’or-ganisation et par l’égalité complète de tous les membres de chacune des différentes catégories professionnelles, ce qui a pour conséquence le choix à l’ancienneté à l’intérieur de la catégorie, l’absence totale de promotions d’une catégorie à l’autre et le recrutement à l’extérieur de chaque catégorie.

Un tel système a pour motivation psychologique le désir d’éviter les tensions du rapport hiérarchique face à face, ce que les intéressés appellent l’arbitraire et le favoritisme mais qui est essentiellement la situation de dépendance de personne à personne. Il n’est possible que dans la mesure où la pression extérieure n’est pas trop forte et où l’or-ganisation peut en conséquence adopter un comportement relative-ment rigide.

[282]Mais nous constatons qu’un tel système finalement se détruit lui-

même ou plutôt reconstitue sous une autre forme les problèmes aux-quels il aurait dû permettre d’échapper. La relation de dépendance

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personnelle disparaît sur le plan hiérarchique mais le développement général de l’affectivité indique que l’équilibre humain n’est pas deve-nu meilleur ; de fait l’individu se voit contrôlé de façon plus étroite par son propre groupe et la lutte pour le pouvoir entre groupes crée des tensions et recrée finalement des situations de dépendance person-nelle aussi difficilement supportables que les rapports hiérarchiques traditionnels.

Il semble donc que l’on ne puisse pas échapper aux difficultés des rapports d’autorité et des problèmes de pouvoir ou du moins que des solutions « bureaucratiques » ne peuvent en aucun cas remplacer la transformation nécessaire des rapports sociaux et des attitudes à l’égard de l’autorité.

Si le pouvoir d’un individu ou d’un groupe au sein d’une organisa-tion vient du contrôle qu’il exerce sur les éléments d’incertitude affec-tant la marche de cette organisation, nous devons reconnaître que le développement général des procédés modernes d’administration avec toutes les possibilités de prévision et de contrôle qu’ils comportent permet déjà et permettra de plus en plus de réduire ces éléments d’in-certitude. Il est donc naturel que les relations de pouvoir s’affai-blissent. L’évolution technique concorde avec l’évolution des mœurs.

Les phénomènes que nous avons étudiés sont donc d’un certain côté conformes aux tendances générales de nos sociétés industrielles. Mais nous sentons bien cependant qu’ils sont aussi, d’un autre côté, des phénomènes aberrants. Pour eux la bureaucratisation au sens neutre, weberien du terme, s’y double d’une bureaucratisation au sens péjoratif tel que l’entend le grand public. Comment peuvent-ils s’in-terpréter par rapport aux tendances générales ?

Nous aimerions en conclusion aventurer l’hypothèse suivante : la tendance générale à l’impersonnalité des décisions [283] et à l’affai-blissement du pouvoir hiérarchique ne se développe pas selon un pro-cessus linéaire simple ; chaque progrès dans ce sens constitue un nou-vel équilibre et dépend du développement possible des systèmes de relations techniques, économiques et sociales dans la société en cause ; surtout, en même temps que la bureaucratisation progresse, la marge laissée libre prend une importance plus considérable dans le système de relations de pouvoir. Les situations que nous avons exami-nées échappent à cet équilibre du fait de l’absence de régulation exté-

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rieure ; elles reproduisent cependant le modèle général mais de façon artificielle et finalement inadéquat ; la prévision et l’impersonnalité y sont poussées plus loin que les conditions techniques et surtout cultu-relles ne le permettraient s’il y avait pression du monde extérieur et le jeu des relations personnelles dans les marges d’incertitude du sys-tème de prévision n’est absolument pas reconnu ce qui a pour consé-quence un surcroît de tensions et de difficultés.

Sociologie du travail, janvier-mars 1960,Paris, Le Seuil, pp. 61 à 75.

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[284]

Sociologie politique.Tome 1.

“Conditions propicesau développement des organisations

bureaucratiques.”S.N. EISENSTADT

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Commençons par analyser les conditions dans lesquelles se déve-loppent les organisations bureaucratiques et examinons dans quelle mesure ces conditions peuvent expliquer l’existence de différentes tendances inhérentes à leur développement et à leur type d’activité...

D’après les matériaux dont on dispose, on peut penser que les or-ganisations bureaucratiques tendent à se développer au sein des socié-tés lorsque :

1. des différenciations considérables apparaissent entre les diffé-rents types de rôles et de sphères institutionnelles (économiques, poli-tiques, religieuses, etc.) ;

2. les rôles sociaux les plus importants sont attribués non selon des critères d’appartenance à des groupes fondés sur un certain particula-risme (familial ou territorial) mais, de préférence, sur des critères de compétence générale et de talents ou bien encore sur des critères d’ap-partenance à des groupes de constitution moins rigide comme des groupes professionnels, confessionnels, corporatifs ou « nationaux » ;

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3. il se crée un grand nombre de groupes spécifiques fonctionnels (économiques, culturels, confessionnels, d’intégration sociale) qui ne sont pas enracinés dans des groupes [285] foncièrement particula-ristes, comme par exemple, des organisations économiques et profes-sionnelles, différents types d’associations volontaires, clubs et autres ;

4. la définition d’une communauté prise dans son ensemble ne s’identifie pas à tel ou tel groupe fondé sur un particularisme, elle le déborde : c’est le cas par exemple pour la définition de la culture hel-lénique à Byzance, ou pour l’ordre culturel du confucianisme ;

5. les principaux groupes et strates d’une société s’efforcent de procurer et d’entretenir les instruments qui leur permettront d’at-teindre des objectifs nombreux et discrets d’ordre politique, écono-mique et social grâce à des services dont les groupes fondés sur des particularismes ne sauraient, dans leur cadre trop étroit, fournir les instruments ;

6. les différenciations grandissantes qui se manifestent dans la structure sociale sont cause de complexité dans de nombreuses sphères de la société : interdépendance croissante de groupes éloignés et difficultés sans cesse accrues de fournir ressources et services ;

7. de cette évolution naît une certaine quantité de ressources « flot-tantes », c’est-à-dire de ressources en main-d’œuvre et éléments éco-nomiques aussi bien que de soutiens politiques qui ne s’insèrent dans aucun des groupes primaires à base particulariste et attributive et ne leur sont pas non plus assurés, comme par exemple les ressources en argent, une main-d’œuvre relativement libre et un voté politique sans entrave. Il en résulte que les différentes unités institutionnelles de la société doivent se disputer les ressources, la main-d’œuvre et le sou-tien nécessaire à la poursuite de leurs objectifs et à l’entretien de leurs services ; les principales unités sociales se trouvent par suite affron-tées à des problèmes nombreux d’organisation et d’administration.

Les matériaux dont nous disposons nous portent à croire que les organisations bureaucratiques se développent en raison de ces diffé-renciations dans le système social. Ces organisations peuvent aider à faire face à certains des problêmes [286] qui naissent de ces différen-ciations et elles remplissent diverses fonctions dans l’organisation des

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services appropriés, dans la coordination entre de très nombreuses ac-tivités, dans la mise en œuvre des moyens nécessaires pour atteindre des objectifs divers, dans l’approvisionnement en ressources des diffé-rents groupes ; elles ont aussi pour fonction de prescrire des règles régissant les rapports intergroupes et instituant les procédures de conciliation en cas de conflit. De telles organisations bureaucratiques sont, le plus souvent, l’œuvre de certaines élites (dirigeants, entrepre-neurs du monde économique, etc.) qui désirent trouver une solution aux problèmes qui se présentent à eux et veulent s’assurer à la fois la fourniture de tels services et des positions stratégiques de pouvoir au sein de la société.

C’est ainsi que furent créées, au cours de l’histoire, dans de nom-breuses sociétés, des administrations bureaucratiques installées par des rois qui voulaient imposer leurs lois à des forces aristocratiques et féodales et en même temps, grâce à leur administration, contrôler les ressources provenant des différents groupes économiques et sociaux ; leur objectif était encore de fournir à ces groupes des services poli-tiques, économiques et administratifs qui les soumettraient à la dépen-dance des souverains.

Dans de nombreuses sociétés modernes, il se crée des organisa-tions bureaucratiques lorsque les détenteurs du pouvoir politique ou économique se trouvent devant des problèmes qui surgissent à la suite d’événements extérieurs (guerre, etc.) ou intérieurs (développement économique, exigences politiques, etc.). Pour résoudre de pareils pro-blèmes, ces dirigeants doivent mobiliser des ressources suffisantes dans différents groupes et sphères de la société.

[287]

Bureaucratisation et débureaucratisation

C’est par un échange continu avec son environnement qu’une or-ganisation bureaucratique peut réussir à maintenir les caractéristiques qui la différencient d’autres groupes sociaux. Les plus importantes d’entre elles sont communes à presque toutes les organisations bu-reaucratiques ; la littérature consacrée à ce sujet les mentionne sou-vent : la spécialisation des tâches et des rôles, la prédominance de

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P. Birnbaum et F. Chazel, Sociologie politique. Tome 1. (1971) 257

règles autonomes, traditionnelles et impersonnelles, enfin une orienta-tion rationnelle et efficace de l’ensemble des moyens mis en œuvre pour atteindre des objectifs spécifiques 142.

Ces caractéristiques structurelles, toutefois, ne se développent pas dans un état de vide social, mais sont étroitement liées aux fonctions et activités de l’organisation bureaucratique dans son environnement. La mesure dans laquelle elles peuvent se développer et se maintenir dans toute organisation bureaucratique dépend du type d’équilibre dy-namique que suscite l’organisation en relation avec son environne-ment. Fondamentalement, il est possible de distinguer trois résultats principaux produits par de semblables interactions ou trois types d’équilibres dynamiques, bien que, sans doute, chacun d’entre eux puisse se subdiviser à son tour ou même en chevaucher un autre.

Le premier type d’équilibre est celui où une organisation bureau-cratique donnée maintient son autonomie et son caractère spécifique. Les caractéristiques structurelles essentielles qui la différencient des autres groupes sociaux et lui offrent les moyens d’atteindre son ou ses objectifs — qu’il s’agisse de ceux qu’elle s’est fixés dès le début ou d’autres qui se sont ajoutés plus tard — se sont maintenues et restent [288] sous contrôle de ceux qui assument légitimement ce rôle (les détenteurs du pouvoir politique, les « propriétaires » ou les membres des conseils d’administration).

La seconde possibilité est celle de la bureaucratisation. Elle repré-sente l’extension des sphères d’activité et du pouvoir de la bureaucra-tie, soit en vue de son intérêt propre, soit en vue de celui de certaines élites. Elle tend à enrégimenter progressivement un certain nombre de domaines de la vie sociale et, dans une certaine mesure, à réorienter les objectifs de ses services en faveur de différents intérêts au pouvoir. Par exemple, les organisations militaires qui tendent à imposer leur loi à la sphère civile ou les partis politiques qui exercent une pression sur leurs partisans potentiels dans leur effort de monopoliser leur exis-tence privée et professionnelle afin de les rendre totalement dépen-dants sont autant d’exemples de ce second type.

142 Voir par exemple, P. M. BLAU, Bureaucracy in Modern Society, New York, 1956. Blau résume une partie importante de la littérature que l’on peut trou-ver sur ce sujet.

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La troisième possibilité est celle de la débureaucratisation. On as-siste là à un détournement des objectifs et des activités de la bureau-cratie dans l’intérêt des différents groupes avec lesquels se sont établis des rapports réciproques intimes (clients, dispensateurs des emplois et bénéfices, parties intéressées). Dans la débureaucratisation, les carac-téristiques spécifiques de la bureaucratie exprimées à la fois en termes de son autonomie, de ses lois et objectifs spécifiques sont minimisées au point que ses propres fonctions et activités sont reprises en main par d’autres groupes et organisations. Par exemple, lorsque certaines organisations (associations de parents d’élèves ou groupements confessionnels ou politiques) tentent de détourner les règles ou la vo-cation d’une organisation bureaucratique (école, agence économique, etc.) pour leur usage particulier et selon des critères de valeur et de buts qui leur sont propres, elles formulent des exigences à l’égard des organisations bureaucratiques et leur imposent d’accomplir des tâches qui sortent notoirement du cadre spécifique desdites organisations. [...]

Il est évident que bien des chevauchements se produisent [289] souvent entre ces diverses tendances et possibilités. Les tendances vers la bureaucratisation ou la débureaucratisation peuvent se déve-lopper parallèlement. C’est ainsi par exemple, qu’une utilisation crois-sante de l’organisation bureaucratique ainsi que l’extension de son champ d’action à des fins de contrôle politique peuvent, à l’occasion, s’accompagner, pour raison d’opportunisme politique, d’une déviation de ses règles. La possibilité que ces différentes tendances se pré-sentent pour un même cas peut s’expliquer par le fait qu’une bureau-cratie stable orientée vers les services (le type idéal de la bureaucratie décrite par Weber) est fondée sur l’existence d’un certain équilibre ou modus vivendi entre l’autonomie professionnelle et le contrôle sociétal (ou politique). Une fois cet équilibre gravement rompu, il peut en ré-sulter, pour l’organisation et les activités de la bureaucratie, un déve-loppement simultané de la bureaucratisation et de la débureaucratisa-tion dans différentes sphères d’activités ; le plus souvent, cependant, une de ces tendances est plus prononcée que l’autre.

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P. Birnbaum et F. Chazel, Sociologie politique. Tome 1. (1971) 259

Quelques variablesdans l’étude de la bureaucratie

Jusqu’à ce jour, il est très difficile de proposer ; une hypothèse pré-cise et systématique concernant ce problème ; il y a eu, en effet, peu de recherches spécifiques sur la question 143. Ce qu’on peut tenter à ce stade, c’est d’abord faire ressortir [290] certaines variables qui, en partant du matériel disponible et de l’étude qui précède, paraissent se situer au centre du problème pour émettre ensuite quelques hypo-thèses préliminaires qui pourraient suggérer une direction à suivre pour celui qui serait tenté d’effectuer des recherches sur ce problème.

Sur la base de ces études nous serions enclins à avancer que : a) les objectifs principaux de l’organisation bureaucratique, b) la place qu’oc-cupent ces objectifs dans la structure de la société, c) le type de rela-tions de dépendance de la bureaucratie avec les forces extérieures (clients, détenteurs du pouvoir politique ou autres groupes dominants) revêtent une grande importance par l’influence qu’ils exercent à la fois sur la structure interne de la bureaucratie et sur ses rapports avec l’environnement. Ces différentes variables, bien qu’interdépendantes dans une certaine mesure, ne sont pas cependant identiques. Chacune, d’un point de vue différent, met en relief l’interdépendance de l'orga-nisation bureaucratique et de son cadre social. Les objectifs de la bu-reaucratie tels que Parsons 144 les a récemment décrits avec une grande richesse de détails, ont une grande importance stratégique en ce qu’ils constituent un des principaux chaînons reliant une organisation don-née à l’entière structure sociale dans laquelle elle est placée. Ce qui, du point de vue de l’organisation, constitue l’objectif principal, est

143 Ainsi, par exemple, dans la littérature existante, il est fait peu de distinc-tions entre les conditions qui commandent l’extension de la bureaucratie et celles qui conduisent à un accroissement de la débureaucratisation. La polé-mique entretenue par Gouldner contre ceux qui prédisent le caractère inévi-table de la bureaucratisation est due, pour une part, au défaut de distinction dont souffre la littérature dont nous disposons, entre ces deux termes. Voir son « Metaphysical Pathos and the Theory of Bureaucracy », American Po-litical Science Review, 49, 1955, pp. 496-507.

144 Voir Parsons, « Suggestions for a sociological approach to the theory of organization », I et II, Administrative Science Quarterly, juin et septembre 1956, pp. 63-85, 225-239.

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très souvent, pour la société prise dans son ensemble, la fonction de l’organisation. Il s’ensuit que les relations mutuelles et d’ordre divers entre l’organisation bureaucratique, les autres groupes et l’ensemble de la société sont soumises, dans une large mesure, à l’effet médiateur de la nature même de ses objectifs. Cela est valable aussi bien pour les ressources dont [291] l’organisation a besoin que pour les services qu’elle fournit à la société 145.

Notons que ce n’est pas seulement le contenu des objectifs, qu’ils soient avant tout de nature politique, économique, culturelle ou autre qui influe sur les rapports de l’organisation et de son environnement, mais également la place qu’occupent ces objectifs dans la structure institutionnelle de la société. Par position relative des objectifs spéci-fiques de toute organisation bureaucratique donnée au sein de la socié-té, nous entendons la « centralité » (ou la « marginalité ») qu’occupent ces objectifs au regard du système de valeurs et de pouvoir de la so-ciété et aussi en fonction du degré de légitimation qu’elle leur ac-corde. Ainsi et de toute évidence, il existerait bien des différences entre une importante société produisant des biens de première nécessi-té et une entreprise de petite envergure fabriquant des produits margi-naux ; entre un parti politique proche du gouvernement et qui joue un rôle dans « une loyale opposition » et un groupement révolutionnaire ; entre les églises établies et une minorité de sectes militantes ; entre des institutions d’enseignement pleinement reconnues et des groupes d’études sectaires et de propagande.

Une troisième variable qui paraît influer sur les activités et les ca-ractéristiques structurelles de la bureaucratie, est le degré et la nature de sa dépendance à l’égard des ressources extérieures et du pouvoir. Cette dépendance ou relation peut se définir par rapport à :

1. la fonction maîtresse de l’organisation, c’est-à-dire le fait qu’elle soit ou non un service, un marché ou une agence de recrutement. (Cette définition est en rapport étroit avec ses objectifs, sans leur être nécessairement identique) ;

2. la mesure dans laquelle sa clientèle est entièrement dépendante de ses produits ou, au contraire, le type et le [292] degré de concur-rence qui existe entre elle et des agences parallèles ;145 Voir : « Trend Report », Current Sociology, vol. 7, 1938, pp. 99-163.

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P. Birnbaum et F. Chazel, Sociologie politique. Tome 1. (1971) 261

3. la nature et le degré de contrôle interne (propriété) et de contrôle externe ;

4. les critères utilisés pour mesurer le succès de l’organisation en tant que telle et les résultats obtenus par ses membres ; en particulier, les changements de comportement et le degré de fidélité à l’organisa-tion de ses clients (comme, par exemple, dans le cas d’un parti poli-tique) ;

5. les domaines d’activité du personnel englobés par une organisa-tion bureaucratique donnée.

Nous n’avons pas la prétention de dresser une liste exhaustive, mais celle que nous avons donnée semble fournir quelques indications préliminaires sur la direction qu’il est possible de suivre pour pousser plus avant l’étude de ce problème. Toutes ces variables nous donnent une idée de la grande interdépendance existant entre une organisation bureaucratique et son environnement social. Chaque variable nous indique quelques moyens par lesquels une organisation bureaucratique tente de contrôler différentes parties de son environnement et d’adap-ter ses objectifs à des environnements changeants ; elle révèle de plus divers moyens par lesquels les groupes extérieurs à la bureaucratie la contrôlent et dirigent ses activités. Les résultats de cette interaction continue varient sans cesse en fonction de la configuration de ces dif-férentes variables.

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[293]

Conditions de la bureaucratisationet de la débureaucratisation

En se fondant sur les considérations qui vont suivre et sur les re-cherches en cours comme celles de Janowitz 146, en utilisant aussi les recherches historiques dont nous avons déjà parlé et celles qui se font actuellement sur les rapports entre l’organisation bureaucratique et les nouveaux immigrants en Israël 147, nous pouvons avancer plusieurs hy-pothèses générales sur les conditions qui tendent à promouvoir l’auto-nomie ou, au contraire, la bureaucratisation ou la débureaucratisation. [...]

La première de ces hypothèses suggère que le développement d’une organisation bureaucratique donnée agissant en tant qu’agence de service relativement autonome dépend des conditions qui prévalent dans son cadre social. Ce sont :

1. une prédominance relative d’éléments à caractère universel dans les objectifs et l’orientation des groupes les plus étroite-ment liés à la bureaucratie ;

2. une distribution relativement large du pouvoir et des valeurs dans les sphères économiques, culturelles et politiques de nom-breux groupes et le maintien de luttes concurrentielles perma-

146 Voir M. Janowitz, D. WRIGHT et W. DELANY, Public Administration and the Public - Perspective towards Government in a Metropolitan Community, Ann Arbor, 1958, l’un des rares ouvrages dont nous disposions qui traitent de ce problème. Nous voudrions également mentionner les travaux de J. A. Slesinger qui a collaboré avec Janowitz et formulé plusieurs hypothèses relatives à un certain nombre de facteurs susceptibles d’influer sur les as-pects du développement de la bureaucratie qui ne sont pas sans intérêt pour nous. Voir J. A. SLESINGER : « A model for the comparative study of Public Bureaucracies », Institute of Public Administration, University of Michigan, 1957 (Mimeo).

147 Voir B. KATZ et S. N. EISENSTADT, « Some Sociological Observations on the response of Israeli organizations to New Immigrants », Administrative Science Quarterly, Vol. 5, 1960, pp. 113-133.

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nentes entre elles, ou en d’autres termes, l’absence [294] de monopole des principales positions de pouvoir au profit d’au-cun des groupes particuliers ;

3. une gamme très étendue de différenciations parmi tous les types d’objectifs ;

4. la continuité dans la spécialisation et la compétition entre, d’une part, un certain nombre d’organisations bureaucratiques elles-mêmes et, d’autre part, ces mêmes organisations et d’autres types de groupes à propos de leurs places relatives sur le plan des moyens à mettre en œuvre pour atteindre différents objectifs ;

5. l’existence de groupes politiques solidement articulés et la per-manence du contrôle exercé par les détenteurs légitimes des pouvoirs politiques et économiques sur les moyens mis en œuvre pour atteindre les objectifs.

Ainsi donc, une bureaucratie de services, de celles qui main-tiennent à la fois une certaine mesure d’autonomie et d’orientation de ses services, tend à se développer au sein d’une société telle que la Chine « classique » de l’Empire, ou encore l’Empire byzantin du VIe

au Xe siècle où existait une forte direction politique ainsi qu’un certain nombre de groupes politiquement actifs, tels que les groupes urbains, l’aristocratie et l’Église à Byzance, ou enfin les lettrés et la petite no-blesse dont les aspirations étaient prises en considération par les diri-geants 148 (en Chine par exemple).

Pareille bureaucratie tend aussi à se développer dans une société démocratique où le pouvoir politique réel est entre les mains d’un pouvoir exécutif représentatif, à la fois fort et efficace. Dans un cas comme dans l’autre, c’est la combinaison d’un leadership politique relativement fort et d’un certain degré d’articulation et d’activité poli-tique de différents groupes ou strates (articulation qui tend nécessaire-ment à être d’expression totalement différente selon qu’il s’agisse d’empires du passé ou de démocraties modernes), c’est cette [295]

148 Pour une analyse plus complète de certains des problèmes que posent ces sociétés, se reporter aux références de la note p. 291.

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combinaison, disons-nous, qui facilite le maintien d’une bureaucratie de services.

Dans certaines sociétés, un groupe peut établir un pouvoir mono-polistique sur des secteurs de son environnement ainsi que sur la défi-nition et la détermination des objectifs de la société aussi bien que sur l’affectation de ses ressources. Ce groupe peut utiliser la bureaucratie comme instrument de pouvoir et de manœuvre, provoquer la distor-sion de ses fonctions autonomes comme celle de l’orientation de ses services et pratiquer enfin la subversion à ses différents échelons soit par diverses menaces, soit par l’attrait d’avantages personnels. Histo-riquement, les exemples extrêmes de pareils développements se ren-contrent dans les sociétés où les gouvernants s’étaient fixé des objec-tifs politiques suscitant une vive opposition chez différents groupes d’individus actifs qu’ils s’efforçaient de supprimer : c’est le cas de la Prusse des XVIIe et XVIIIe siècles ou encore de nombreux empires conquérants tels que l’Empire ottoman ou l’Empire byzantin pendant sa période d’aristocratisation 149. On trouvera des exemples modernes de cette tendance dans les sociétés ou mouvements totalitaires. D’autres sociétés peuvent nous fournir des exemples moins extrêmes et ce serait un des objectifs majeurs de travaux de recherches compa-rées que de spécifier les différentes combinaisons possibles des condi-tions énumérées plus haut ainsi que celles de leur influence sur le dé-veloppement possible des organisations bureaucratiques.

L’évolution d’une organisation bureaucratique dans le sens de la débureaucratisation semble liée principalement à l’apparition de diffé-rents types de dépendance directe de l’organisation bureaucratique à l’égard de certains secteurs de [296] sa clientèle. À ce stade nous pou-vons suggérer les hypothèses préliminaires suivantes quant à l’in-fluence qu’exercent ces types de dépendance sur le schéma d’activité des organisations concernées. D’abord, plus est grande cette dépen-dance à l’égard de sa clientèle, c’est-à-dire plus la clientèle est apte à s’adresser à une agence concurrente, plus l’organisation sera conduite à perfectionner ses techniques de communication et à installer des ser-vices supplémentaires pour retenir sa clientèle, plus enfin elle aura à

149 Hans ROSENBERG, Bureaucracy, Aristocracy and Autocracy : the Prussian Experience, 1660-1815, Cambridge (Mass.), 1958 ; A. LYBYER, The Go-vernment of the Ottoman Empire in the time of Suleiman the Magnificient, Cambridge (Mass.), 1913 et S. N. EISENSTADT, Internal Contradictions.

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subir l’influence d’exigences de tous genres de la part d’une clientèle demandant des services n’ayant, avec les principaux objectifs de l’or-ganisation, que des rapports lointains. En second lieu, dans la mesure où sa dépendance à l’égard de ses clients provient du fait que ses cri-tères de rendement sur le plan organisationnel se fondent sur le nombre et le type de comportement de ses membres ou de ses clients (comme c’est souvent le cas pour des mouvements semi-politiques, des organisations scolaires ou universitaires, etc.), l’organisation aura alors à participer à de nombreux domaines d’activité de ses clients et dans ce cas, de deux choses l’une : ou bien il lui faudra établir son contrôle sur ces derniers ou bien elle se soumettra à leur influence et à leurs directives. Enfin, plus grande est sa dépendance directe à l’égard de différents participants du monde politique, plus faibles sont les fa-cilités économiques essentielles et les assurances d’ordre politique qui leur sont consenties par les détenteurs du pouvoir politique (comme c’est le cas pour un certain nombre d’organisations publiques aux États-Unis ainsi que, dans une certaine mesure, pour diverses organi-sations en Israël 150) et plus grande sera par conséquent la tendance qu’auront ces organisations à succomber sous le coup des exigences des groupes de pression tant politiques qu’économiques qui visent à diriger ses activités et, selon les besoins, à transgresser ses règles.

[297]Ainsi que nous l’avons fait remarquer précédemment, il peut arri-

ver que, dans des cas concrets, on assiste à un chevauchement des ten-dances à la bureaucratisation et à la débureaucratisation ; par exemple, notamment, lorsqu’un groupement politique à caractère monopolis-tique contrôle une organisation bureaucratique, il peut faire une en-torse aux règles de l’organisation pour accorder un avantage particu-lier aux détenteurs du pouvoir politique ou pour maintenir son emprise sur différents segments de la population. Par ailleurs, lorsque du fait de la pression croissante exercée par différents groupes sur la bureau-cratie, s’instaure un processus de débureaucratisation, il peut naître et mûrir à l’intérieur même de l’organisation bureaucratique et comme une sorte de défense contre ces pressions, une tendance vers le forma-lisme et la bureaucratisation. Cela montre que les caractéristiques d’une organisation bureaucratique ainsi que son rôle ont subi des em-150 Voir JANOWITZ et al., op. cit., pp. 107-114, ainsi que KATZ et EISENSTADT,

op. cit.

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piétements de différentes parts ; et le plus souvent il est possible de discerner, parmi ces différentes tendances, celles qui sont dominantes dans les différentes sphères de l’activité bureaucratique. Il appartien-dra aux recherches à venir d’analyser de façon plus détaillée ces di-verses constellations.

« Bureaucracy, bureaucratisation and de-bureaucratisation », Administrative Science Quaterly, n° 4, décembre 1959, pp. 302 à 320.

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[298]

Sociologie politique.Tome 1.

“La cooptation : un mécanismede stabilité organisationnelle.”

Philip SELZNICK

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Le cadre de référence que l’on a adopté ici implique que la conduite d’une organisation soit analysée en termes de réponse orga-nisationnelle à un besoin de même nature. On peut définir un besoin de ce type comme « la sécurité de l’organisation prise comme un tout face aux forces sociales qui l’environnent ». De plus, les réponses sont elles-mêmes répétitives : on peut les analyser comme des mécanismes, selon la terminologie psychologique de l’analyse du moi et de ses mé-canismes de défense. L’idéologie forme un processus organisationnel de ce type ; il en existe d’autres, en particulier celui qui constitue l’ob-jet principal de cette étude et auquel nous avons donné le nom de co-optation... Nous avons d’abord défini ce concept comme « le proces-sus d’absorption d’éléments nouveaux dans l’équipe dirigeante d’une organisation ou dans sa structure décisionnelle de façon à écarter les menaces qui pourraient peser sur la stabilité ou l’existence de l’orga-nisation ». Ce mécanisme général peut prendre deux formes princi-pales : la cooptation formelle, lorsque se fait sentir le besoin d’établir la légitimité de l’autorité ou les moyens de l’exercer sur les catégories de personnes qui relèvent de celle-ci, et la cooptation informelle, lorsque se fait sentir un besoin d’ajustement à la pression des sources de pouvoir spécifiques à l’intérieur de la communauté.

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[299]Dans l’Administration, la cooptation est un processus par lequel le

pouvoir ou ses charges ou les deux sont partagés. Le centre réel de l’autorité et de la décision peut se déplacer ou s’étendre avec ou sans reconnaissance publique du changement ; ou bien la responsabilité publique de l’autorité et la participation à son exercice peuvent être partagées avec de nouveaux éléments, qu’il y ait ou non une redistri-bution réelle de ce même pouvoir. Les impératifs d’organisation qui déterminent la nécessité d’une cooptation naissent d’une situation dans laquelle l’autorité formelle est effectivement ou potentiellement en déséquilibre par rapport à l’environnement institutionnel. L’autori-té formelle peut ne pas représenter la répartition réelle du pouvoir à l’intérieur de la communauté ; elle peut aussi ne pas posséder le sens d’une légitimité historique ou être incapable de mobiliser la commu-nauté pour l’action. Si la répartition réelle du pouvoir n’est pas repré-sentée, il faudra procéder à un ajustement réaliste en fonction des centres du pouvoir institutionnels qui sont en position de force pour satisfaire les exigences concrètes. Ce but peut être atteint au moyen d’un type de cooptation qui a pour résultat un partage effectif du pou-voir. La satisfaction du besoin de légitimité peut exiger cependant une adaptation à l’ensemble du public concerne dans ce qu’il a de com-mun de manière que puisse se former un sentiment d’acceptation gé-nérale. Pour ce faire, il peut ne pas être réellement nécessaire de parta-ger le pouvoir : la création d’un « front » ou l’incorporation ouverte d’éléments acceptés dans la structure de l’organisation peuvent suf-fire. De cette façon, on transférera graduellement une auréole de res-pectabilité des éléments cooptés à l’organisation dans son ensemble et on pourra établir en même temps un moyen de contrôle administratif.

Nous pouvons suggérer cette hypothèse. La cooptation qui a pour conséquence le partage réel du pouvoir a tendance à opérer de ma-nière informelle et corrélativement, la cooptation orientée vers la légi-timation du pouvoir ou les moyens [300] de l’exercer s’effectuera pro-bablement au moyen de schémas formels. Par exemple, un parti d’op-position peut être formellement coopté dans une administration poli-tique par un procédé tel que la nomination de chefs de l’opposition à des postes ministériels. On peut recourir à ce moyen quand on envi-sage un partage effectif du pouvoir, mais il est particulièrement utile quand on cherche à créer une solidarité publique, ou à légitimer la re-

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présentativité du gouvernement. Dans de telles circonstances, les chefs de l’opposition peuvent devenir les prisonniers du gouverne-ment, ils échangent leur esprit de conquête ultérieure du pouvoir (qu’ils peuvent se voir confier en temps de crise) contre un partage actuel des responsabilités. Le caractère formel et public de la coopta-tion est essentiel au but que l’on s’est proposé. En revanche quand la cooptation doit remplir une fonction d’ajustement à des centres orga-nisés de pouvoir institutionnel à l’intérieur de la communauté, il peut être nécessaire de maintenir des relations qui resteront informelles et cachées bien que leurs conséquences soient effectives. Si cet ajuste-ment à des centres spécifiques de pouvoir venait à être connu, alors la légitimité de l’autorité formelle pourrait être attaquée puisqu’elle est en principe la représentante d’une communauté théoriquement indiffé-renciée (« le peuple en tant que tel »). Il est donc utile et souvent es-sentiel qu’un tel type de cooptation demeure dans l’obscurité des in-teractions informelles.

La cooptation informelle de centres de pouvoir existants dans la structure décisionnelle totale (formelle ou informelle) d’une organisa-tion, est symptomatique de courants sous-jacents ; ce type de coopta-tion est un mécanisme d’ajustement à des forces concrètes. À ce ni-veau, l’interaction se produit entre ceux qui sont capables de rassem-bler des forces et de les jeter dans la balance, ce qui veut dire que l’en-jeu est une redistribution substantielle de l’autorité plutôt qu’un ré-ajustement seulement verbal. La cooptation formelle est encore plus ambiguë en ce qui concerne les redistributions de facto du pouvoir. Le sentiment d’insécurité [301] dans lequel l’équipe dirigeante voit le signe qu’il faut élargir la base de légitimité dans la communauté constitue une réponse à quelque chose de généralisé et de diffus. Il n’y a pas d’exigence positive de partage du pouvoir de la part d’institu-tions conscientes d’elles-mêmes qui seraient en position de défier l’autorité formelle elle-même. Dans ce contexte, l’apparence des choses devient plus importante que leur réalité. Aussi les formules verbales (qui dégénèrent rapidement en propagande) et les expédients formels semblent-ils suffire à satisfaire le besoin. Le problème est ra-mené à une simple question de manipulation de l’opinion, ce qui est nécessairement inadéquat quand on a affaire à un groupe d’intérêt or-ganisé ayant à sa tête une équipe consciente de ses moyens.

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La cooptation formelle partage ostensiblement l’autorité, mais im-plique du même coup une alternative. La question réelle est la sui-vante : partager les symboles publics ou les charges administratives de l’autorité, et donc la responsabilité publique, sans opérer de transfert du pouvoir réel ; il devient donc nécessaire de s’assurer que les élé-ments cooptés sont bien tenus en main, qu’ils ne prennent pas avan-tage de leur position formelle pour empiéter sur les centres réels de décision. En conséquence, la cooptation formelle exige un contrôle informel sur les éléments cooptés si l’on ne veut pas que soit remise en question l’unité du commandement et de la décision. Ce paradoxe est une des sources de tension persistante entre la théorie et la pratique de la vie des organisations. La direction par sa nature même doit assu-mer deux buts contradictoires : si elle ignore le besoin de participa-tion, c’est la continuité de la direction et de la politique qui peut être menacée.

Reformulation des thèmes majeursde l’analyse empirique

En dehors de son intérêt pour l’analyse théorique, l’argumentation [302] à laquelle nous venons de procéder explique l’orientation parti-culière de cette enquête et les raisons qui nous ont conduit à examiner sous cet angle évidemment sélectif l’expérience de la Tenessee Valley Authority. Ce cadre de référence a guidé l’analyse empirique dont nous allons brièvement reprendre les grandes lignes.

a) La théorie de l'enracinement est devenue une idéologie protec-trice. On a essayé d’expliquer la haute idée que la T.V.A. s’est faite d’elle-même, telle qu’elle s’exprime dans la doctrine de l’enracine-ment, en partant de la fonction que cette doctrine a jouée pour faciliter l’acceptation de l’Autorité dans son aire d’opération et satisfaire le besoin d’une justification globale de son existence comme type unique d’organisme gouvernemental. La T.V.A. était révolutionnaire par rapport aux attitudes du public local et par rapport au système de gouvernement fédéral. En adoptant la doctrine de l’enracinement l’Autorité pouvait se présenter comme champion des institutions lo-

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cales et créer en même temps une façon de voir les choses qui pouvait servir de justification générale à sa direction autonome à l’intérieur du système fédéral. Néanmoins, la fidélité à cette doctrine et la traduction en programme d’action ont créé de sérieux problèmes entre la T.V.A. et d’autres branches de gouvernement fédéral, notamment le ministère de l’Agriculture et celui de l’Intérieur. De ce fait, à partir de l'expé-rience de la T.V.A., ces ministères en sont venus à s’opposer à l’exten-sion de la forme d’organisation de la T.V.A. à d’autres secteurs, oppo-sition qui a eu une grosse influence sur le développement ultérieur de la T.V.A.

b) Le programme agricole a été confié à un collège administratif organisé. La principale application à l’intérieur de la T.V.A. de la doc-trine de l’enracinement fut le programme de distribution d’engrais. On établit dans ce sens, au niveau de la circonscription, des relations sui-vies entre le système collégial de distribution des terres et le départe-ment des Relations agricoles de la T. Ce genre de relation peut [303] être considéré comme un cas de cooptation informelle à l’intérieur duquel des centres d’influence importants de la vallée du Tenessee étaient absorbés de manière voilée dans la structure décisionnelle de la T.V.A. Le département des relations agricoles de la T.V.A. prit ainsi un caractère défini, avec notamment tout un ensemble d’idées valorisant le système collégial de distribution des terres en tant que tel et se don-na pour mission de défendre ce système dans le cadre de l’Autorité. Grâce à cette représentation, les agriculteurs de la T.V.A. ont pu tirer avantage des prérogatives spéciales qui leur revenaient de par leur sta-tut formel de membres à part entière de l’Autorité. Ils ont également pu tirer avantage d’une liberté d’action effective dans le cadre juri-dique propre qui leur était assigné ainsi que de moyens de pression sur l’évolution de la politique générale de l’Autorité dans son ensemble. Le rôle spécial et le caractère du groupe agricole de la T.V.A. adopta une perspective particulière en ce qui concerne la participation des institutions noires comme moyens d’implantation et créa un type spé-cial de relation avec la Fédération des agriculteurs américains. La réa-lisation de ce processus de cooptation n’en a pas moins eu pour effet de renforcer considérablement la stabilité de la T.V.A. à l’intérieur de sa zone d’action : tout particulièrement, elle a rendu possible, en cas de besoin, la mobilisation des secours en une heure seulement. Dans

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P. Birnbaum et F. Chazel, Sociologie politique. Tome 1. (1971) 272

ce sens, on ne peut pas considérer les décisions initiales qui ont conduit à cette situation comme des erreurs.

c) En cas de controverse, les engagements de la T.V.A. envers les « électeurs » agricoles ont eu pour résultat son alignement factionnel et du même coup des conséquences inattendues pour son rôle sur la scène nationale. Dans le cadre de cette liberté d’action dévolue à l’agriculture, la T.V.A. se trouvait en face d’une situation obscurcie par un conflit organisationnel et politique. Les bureaux agricoles du New Deal, l’administration de la Sécurité agricole et le service de Conservation des sols par exemple étaient soumis aux attaques de [304] la puissante Fédération des agriculteurs américains qui les considérait comme une menace à ses moyens de communication spé-cifiques avec la population agricole, à savoir l’extension des collèges de distribution de terres. Sous la pression des agriculteurs liés à la T.V.A., celle-ci ne reconnaissait pas l’administration de la Sécurité agricole et pensait à exclure le service de Conservation des sols des opérations intérieures à la vallée du Tenessee. Il en résulta une situa-tion politique paradoxale : la T.V.A., création du New Deal, ne soutint pas les administrations qui partageaient ses idéaux politiques et se ran-gea du côté des ennemis de ces administrations.

d) Sous la pression des agriculteurs liés à la T.V.A., celle-ci a mo-difié peu à peu un aspect significatif de son caractère en tant que bu-reau de conservation des sols. Le groupe agricole de la T.V.A. repré-sentait des attitudes et des intérêts locaux ; il a lutté contre la politique qui consistait à utiliser la propriété publique comme mesure de conservation des sols. Il a ainsi fortement contribué à modifier le pro-jet que l’Autorité avait conçu initialement à cet égard. Le problème de la propriété publique est ici retenu comme illustration privilégiée parce qu’il est d’ordinaire un point de controverse et de division et qu’il l’a été pendant longtemps à l’intérieur de la T.V.A. Dans sa pour-suite à sens unique de ses intérêts idéologiques et locaux, le groupe des agriculteurs a réussi à faire entrer l’Autorité en conflit avec le mi-nistère de l’Intérieur à propos de l’organisation des terres possédées par la T.V.A.

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e) L'utilisation à la base d’associations volontaires représente un partage des fardeaux et des responsabilités du pouvoir, plutôt qu’un partage du pouvoir lui-même. Plus particulièrement, le procédé de l’association volontaire, dans le programme agricole, a été interprété comme un cas de cooptation formelle destiné d’abord à organiser les moyens de communication avec le public et aussi à renforcer la légiti-mité du programme de la T.V.A. De façon précise, cela [305] signifiait que l’autorité réelle et, à un large degré, la machine organisationnelle étaient restées dans les mains du bureau d’administration. Après neuf ans de fonctionnement, les associations agricoles de comté qui gé-raient les engrais mis à leur disposition par la T.V.A. étaient encore des instruments aux mains des agents de comté auxquels le pro-gramme de démonstrations et de tests de la T.V.A. était confié.

T.V.A. and the Grass Roots,Berkeley, University of California Press,1949, pp. 259 à 264.

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[306]

Sociologie politique.Tome 1.

“Éléments d'une analyse sociologiquede la relation du préfet

et des notables départementaux.”Jean-Pierre WORMS

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L’impression se dégage d’un système d’une grande cohésion, très fortement intégré, traduisant une profonde solidarité du préfet et des notables. Ce système est fondé sur nombre d’intérêts convergents ou complémentaires qui donnent naissance à un ensemble de stratégies de pouvoir, lui aussi fortement structuré, qui constitue la dynamique de l’organisation politique locale française.

Première convergence d’intérêts :la suppression des conflits et l’établissementd’un pouvoir supra-politique

Pour le préfet, il ne s’agit pas seulement d’une certaine conception de l’État unitaire et de son rôle personnel de rassembler en tant que représentant de l’État, mais aussi, plus prosaïquement, d’un intérêt de carrière. Cette conception de la fonction préfectorale étant celle de l’ensemble du corps préfectoral et de l’administration dont il dépend, le maintien de l’harmonie dans son département est la [307] mesure de son succès de préfet. Que le conflit éclaté, quelles que soient les

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raisons et la part de responsabilité du préfet, celui-ci se trouvant, par sa fonction même, au centre du conflit risque fort d’être sacrifié au rétablissement de l’harmonie. En définitive, un préfet qui « réussit » est souvent un préfet dont on n’entend jamais parler.

De même pour le notable, sa représentation de son rôle, son idéolo-gie expriment bien, de toute évidence, son intérêt : nous avons vu que, en se présentant comme le représentant de tous les intérêts de la com-mune et comme le symbole de son unité, il s’assurait du même coup la possibilité de taxer toute contestation de son pouvoir d’entreprise de division et donc d’illégitimité. Le maintien de l’harmonie dans sa commune est ainsi pour le maire la condition et l’assurance de son maintien au pouvoir.

Or il est frappant que ces objectifs, le préfet, comme le notable, ne peuvent les réaliser l’un sans l’autre, que le succès de chacun dépend de l’aide que l’autre peut lui apporter. La dépendance du notable à l’égard du préfet est évidente 151. En matière financière tout d’abord : la faiblesse du budget communal, notamment pour les petites com-munes, lui interdit d’entreprendre quoi que ce soit sans obtenir de sub-ventions de l’État, et la préfecture est alors un intermédiaire indispen-sable. Le maire se trouve ainsi, vis-à-vis du préfet, en position perma-nente de solliciteur, et cela d’autant plus qu’en fonction de son mode de représentativité il s’interdit de faire un choix entre les besoins de sa commune et est condamné à établir et à tenir à jour, en permanence, une sorte de cahier de doléances [308] exhaustif et maximaliste. En outre, pour pouvoir tirer profit de quelques demandes qui seront satis-faites, le notable a besoin que le préfet joue le jeu et accepte de lui en accorder publiquement le mérite. Inversement, comme toutes ces de-mandes, parfois contradictoires, ne peuvent être satisfaites à la fois, il a besoin, vis-à-vis de ses électeurs, de pouvoir rejeter sur d’autres (l’Administration, Paris, mais aussi le préfet) la responsabilité des es-poirs déçus, des promesses non tenues. Bref, en ce domaine, le no-

151 Cette situation de dépendance vient d’ailleurs s’ajouter à celle qui découle des fonctions d’agent de l’État, remplies par le maire en sus de son mandat électif : pour toute une série de tâches administratives (tenue de l’état civil, établissement des listes électorales, des listes pour le conseil de révision, renseignements statistiques divers), le maire est soumis à l’autorité hiérar-chique directe du préfet et, inversement, échappe à tout contrôle de son conseil municipal.

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table a besoin du préfet à la fois pour tirer profit de ce qui se fait et ne pas être blâmé pour ce qui ne se fait pas.

Mais le notable ne dépend pas seulement du préfet pour faire fi-gure de défenseur efficace de sa commune. Toute aussi importante est sa dépendance en matière de prestige social dont nous avons vu qu’il constituait la dimension proprement « notable » de l’élu. C’est en effet de l’accès au préfet, de la familiarité qu’il peut établir avec lui, que dépend l’accès à toute une série d’autres personnalités influentes du département. Le préfet se trouvant au centre des réseaux d’influence du département est donc particulièrement bien placé pour introduire un notable auprès d’un autre. Or c’est bien l’extension de ses relations personnelles qui constitue la surface sociale du notable et lui donne la possibilité d’échapper à l’emprise exclusive des plus puissants de ses électeurs, de dominer les intrigues locales et de jouer à leur niveau un rôle d’arbitre au nom d’une sagesse supérieure, d’une connaissance plus large. C’est bien ainsi que le père établit son autorité sur ses en-fants et fait régner l’harmonie dans sa famille.

Enfin, le notable dépend du préfet pour pouvoir contrecarrer les projets d’un rival potentiel, les intrigues qui pourraient se nouer contre lui, bref toute contestation de son pouvoir. En dehors des atouts parti-culiers que la fréquentation du préfet peut lui fournir pour se « faire valoir », atouts que nous avons cités dans les deux paragraphes précé-dents, il en est un autre non négligeable : le bénéfice [309] du réseau d’information du préfet. En effet, par sa situation au centre des ré-seaux administratifs, le contrôle ou le simple enregistrement par ses services de tout ce qui se fait dans le département, comme par sa si-tuation au centre des réseaux d’influence 152, le préfet a toute chance d’être parmi les premiers informés de toutes ces petites intrigues de politique locale qui se trament dans le département. La transmission de ces renseignements au notable représente un soutien préfectoral extrêmement important comme nous avons eu plusieurs fois l’occa-sion de le constater.

Si la dépendance du notable à l’égard du préfet nous semble nette-ment établie, celle du préfet à l’égard du notable n’est pas moins im-portante, bien que moins souvent reconnue.

152 Sans compter les informations que lui apporte le service des renseignements généraux qui est directement rattaché à son cabinet.

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Tout d’abord, le préfet a besoin de la collaboration du notable pour réaliser quoi que ce soit dans les départements. Si les pouvoirs du pré-fet sont grands pour empêcher, ils sont pratiquement nuis pour accom-plir ; les collectivités locales sont les intermédiaires obligés du préfet pour toute réalisation. Pour environ les deux tiers des dépenses civiles en capital (dépenses d’équipement) de l’État, ce sont les communes qui sont les « maîtres d’œuvre » : c’est dire que le préfet ne peut agir que par l’intermédiaire des notables locaux, qu’il a besoin qu’ils se laissent persuader. Mais, pour cela, le préfet a également besoin que les notables le reconnaissent effectivement comme le représentant du bien commun, de l’intérêt général, comme le mieux placé pour dire le vrai. Ce n’est qu’à cet ensemble de conditions que le préfet pourra se présenter avec quelque crédibilité comme « le meilleur défenseur des intérêts départementaux », rhétorique dont nous avons vu qu’elle était un des fondements de son pouvoir et de son acceptation. Seul capable de connaître et de définir le bien, mais incapable de le réaliser [310] par lui-même, le préfet ne peut remplir ce rôle difficile et contradic-toire sans la collaboration des notables.

De même, et d’une façon générale, le préfet a besoin de la collabo-ration des notables pour pouvoir exercer son arbitrage. Le rôle d’ar-bitre repose en effet avant tout sur la reconnaissance par toutes les parties en cause de la vocation de l’arbitre à arbitrer. Il suffit que l’une d’elles n’accepte plus les règles du jeu ou remette en question la légi-timité de l’autorité de celui qui en est le garant pour que « le gouver-nement par l’arbitrage » qui est le mode de gouvernement privilégié du préfet ne puisse plus fonctionner. Enfin, toujours au sujet de la convergence d’objectifs du préfet et des notables pour étouffer les conflits et faire régner l’harmonie, le préfet a besoin du notable pour le renforcement de son image, de son autorité solennelle et mysté-rieuse. Du fait même que le notable utilise l’accès au préfet comme preuve de l’étendue de son influence, l’omnipotence préfectorale se trouve accréditée aux yeux de l’opinion publique : le préfet a besoin du notable pour multiplier auprès du public l’image qu’il souhaite donner de lui-même, image publique qui, elle aussi, conditionne le succès de son mode de gouvernement.

Bien entendu, cette étroite dépendance du préfet et des notables pour la réalisation d’objectifs convergents donne lieu de part et d'autre à toute une série de marchandages, où chacun négocie l’aide qu’il peut

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apporter à l’autre en échange de l’aide qu’il en attend. C’est cet en-semble de stratégies, de négociations, voire de chantages 153 réci-proques, [311] qui constitue ce que nous avons appelé la dynamique du système.

Sur les problèmes que nous venons d’examiner, nous citerons deux types de jeu assez caractéristiques.

Le premier a trait à cette répartition du pouvoir entre le préfet et les notables, selon laquelle les notables acceptent de laisser au préfet le soin de proposer la solution qu’il juge la meilleure, à condition qu’il leur en attribue toute la gloire et qu’il satisfasse à certaines demandes particulières dont ils ont besoin quant à eux pour satisfaire les attentes de leurs électeurs ou pour désarmer une éventuelle opposition. Un exemple fera mieux saisir la réalité de ce jeu : celui du conseil géné-ral. Nous avons déjà dit que, bien que la Constitution de 1946 eût pré-vu que « l’exécution des décisions (des conseils généraux) est assurée par... leur président », cette clause ne fut jamais appliquée et que le préfet demeura l’exécutif départemental faute du vote d’une loi d’ap-plication. Or tout le monde a semblé d’accord pour laisser les choses en l’état, à commencer par les conseillers généraux eux-mêmes. C’est là un premier indice. Le déroulement d’une séance de conseil général laisse bien apparaître la complicité profonde entre le préfet et les no-tables et la négociation implicite qu’elle recouvre. Prenons par exemple une séance consacrée au vote du budget où, en deux jours, le conseil général doit discuter et voter un budget préparé en plusieurs mois par les services de la préfecture, en liaison avec les services ex-térieurs des ministères techniques et la Trésorerie générale. Il est évident que la grande majorité des conseillers généraux n’ont pas la

153 Le terme peut paraître violent pour une relation dont on cherche à montrer l’élément de complicité qu’elle implique, mais c’est bien le fondement de toute négociation,, chacun menaçant implicitement de se réserver la possibi-lité de ne plus jouer le jeu, de ne plus répondre aux attentes du partenaire dans la négociation, bref, pour reprendre une autre expression ludique, de « retirer ses billes ». Ainsi, pour les exemples cités, le préfet comme les no-tables s’appuie à tout moment sur la possibilité de ne pas apporter l’aide que l’on attend. Par exemple, le préfet jouera de sa possibilité de ne pas faciliter l’obtention d’une subvention, voire d’aider un rival dangereux ; le notable quant à lui, de sa possibilité de faire éclater le conflit au grand jour, de ne pas accepter la légitimité de l’arbitrage préfectoral, voire de ternir l’image publique du préfet.

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compétence technique nécessaire pour remettre en cause [312] ce bud-get, et cela d’autant plus qu’étant donné les délais qui leur sont impar-tis ils se trouvent dans la quasi-impossibilité de transformer un projet de budget équilibré et cohérent, notamment à cause de l’obligation qui leur est faite par la loi de prévoir le mode de financement de toute nouvelle dépense. Tout projet tant soit peu important émanant d’un conseiller l’obligerait donc soit à prévoir de nouveaux impôts (opéra-tion fort délicate pour un élu), soit à remanier l’ensemble du budget afin de lui trouver un nouvel équilibre et une nouvelle cohérence. Il y a donc là une politique du « fait accompli » de la part de l’administra-tion. Mais c’est là un autoritarisme qui s’exerce avant la réunion du conseil général, au moment de la préparation du projet du budget par l’administration. Il y a un autre autoritarisme qui s’exerce pendant la réunion même du conseil général et qui consiste à bloquer, par une action de couloir (diplomatie) et par une conduite autoritaire des dé-bats, toute question émanant des conseillers qui risquerait de mettre l’administration dans une position embarrassante.

Cependant cet autoritarisme du préfet n’est acceptable qu’à condi-tion que certaines règles du jeu soient respectées. La première consiste à obtenir l’accord des principaux leaders du conseil général (qui sont précisément des notables) par une négociation préalable ou même concomitante à la séance du conseil général. On retrouve d’ailleurs généralement ces notables en la personne du président du conseil gé-néral et des présidents des différentes commissions qui, à ce titre, sont consultés au cours de la préparation du budget. C’est au cours de cette consultation préalable, privée, que s’effectue l’essentiel des marchan-dages. Ceux-ci continuent néanmoins en séance comme le prouve le fait que si des opérations de plusieurs millions sont votées sans dis-cussions, en revanche, tel ou tel notable interviendra sur un point de détail et obtiendra sans difficulté satisfaction, ce qui lui permettra de s’en attribuer le mérite auprès de [313] ses électeurs. En outre, plus que leurs collègues, ces notables sont capables de suivre la grosse ma-jorité des affaires ; mais il semble qu’il existe comme un contrat tacite entre eux et l’Administration selon lequel ils laissent au préfet une grande marge de liberté tant que celui-ci ne leur donne pas l’impres-sion de tricher. Ils restent néanmoins vigilants et tiennent à le lui faire savoir. Ainsi un notable « s’amuse » à relever une erreur de calcul par-ci, une incohérence de pensée par-là. Il s’amuse, mais c’est un

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avertissement. Il est d’ailleurs particulièrement accaparé dans les cou-loirs par les fonctionnaires qui lui expliquent quelques détails. Il est « dans le coup » et, dans la mesure où il approuve, il est complice.

La deuxième règle du jeu est celle selon laquelle un préfet se doit de toujours s’effacer, et inversement, de mettre en avant le conseil gé-néral. Il s’agit pour lui de masquer son autorité de fait, derrière un style de retrait et d’humilité. Ainsi, il ne manquera pas d’exalter le courage des conseillers, le rôle moteur du conseil général, la valeur de la participation, la haute tenue des débats, la qualité des interven-tions... comme une distribution incessante de bons points à des élèves modèles. Ainsi, l’insistance du préfet sur la transparence de ses inten-tions : « La préfecture est une maison de verre »... « je vais vous don-ner toute précision à ce sujet, car je ne veux pas que vous puissiez penser que l’on cherche à vous cacher quelque chose », etc.

Les conseillers généraux ne sont d’ailleurs pas dupes. Mais cela fait aussi partie des règles du jeu. Toutes ces flatteries d’amour-propre, ils les acceptent comme une juste compensation de la diffé-rence entre leur pouvoir de contrôle théorique et leur passivité de fait.

De leur côté, il y a donc un comportement de confiance ; ils savent qu’ils n’ont pas les compétences suffisantes pour mettre en cause les propositions de l’administration, ils acceptent donc son autoritarisme, mais à condition non seulement qu’elle leur donne des compensations d’amour-propre, [314] mais aussi qu’elle leur inspire confiance. La personnalité des fonctionnaires et leur « style » de comportement sont donc des facteurs essentiels : il leur faut faire preuve de qualités « hu-maines » qui participent de l’art de la séduction. Il faut s’exprimer avec aisance, avec courtoisie, donner l’impression que... etc. L’appa-rence est reine. Certes, il est important, pour un haut fonctionnaire d’être compétent, travailleur, efficace, énergique, etc. Mais il est en-core plus important de faire compétent, énergique, etc. Le conseil gé-néral est pour la préfecture l’occasion principale de mettre en pratique sa politique de public-relations.

Un deuxième type de jeu entre le préfet et les notables, qui se ré-vèle lorsqu’on cherche à comprendre les moyens utilisés par le préfet pour faire régner l’harmonie dans son département, c’est ce que j’ap-pellerai le jeu de la distance. Un premier indice de la grande marge de jeu qui existe en la matière nous est fourni par le paradoxe précédem-

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ment relevé, selon lequel le préfet était perçu par l’opinion publique comme un personnage lointain et mystérieux, distance qui lui donnait le prestige et l’autorité nécessaires pour rendre ses arbitrages, alors que lui-même se veut et se dit « proche » de ses administrés. C’est qu’il est effectivement proche de certains de ses administrés, les no-tables, pour qui la proximité du préfet prend de ce fait valeur de pou-voir. Ainsi le préfet dose-t-il souverainement la reconnaissance offi-cielle, le brevet de notabilité qu’il confère à ceux qu’il reçoit, négo-ciant en permanence ce privilège accordé à quelques « élus », pour obtenir l’accord de ceux par qui pourrait naître le conflit. Loin d’être contradictoires, le « gouvernement par la distance » d’un préfet presti-gieux et solitaire et l’intimité de quelques notables qui « ont l’oreille du préfet » sont deux formes complémentaires d’une même stratégie, l’une servant à valoriser l’autre comme atout dans la négociation. Ain-si le préfet demeure-t-il nécessairement profondément attaché à tout ce qui contribue à maintenir la distance sociale entre lui et ses admi-nistrés, non seulement à la pompe et à l’apparat dont il s’entoure et [315] qu’on retrouve jusque dans la disposition de son bureau 154, mais aussi et surtout à l’appareil organisationnel de cette distance, aux ser-vices de la préfecture dont les différents échelons (du simple employé de bureau au chef de cabinet et au secrétaire général en passant par le chef de bureau, et le chef de division) constituent autant de barrages protecteurs, qu’il faut franchir avant de pouvoir frapper à la porte du préfet.

154 Le rite d’une « audience » préfectorale présente des caractéristiques d’une valeur symbolique particulièrement significative : l’huissier, l’attente néces-saire, la double porte calfeutrée et les dimensions du sanctuaire où l’on finit par pénétrer, la taille du bureau « Empire » derrière lequel siège le préfet et la distance qui le sépare des chaises réservées aux visiteurs, etc.

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Deuxième convergence d’intérêts :l’assouplissement du règlement

Théoriquement, le préfet est chargé d’appliquer le règlement et le notable doit s’y soumettre. En fait, nous avons vu que le préfet se concevait moins comme le serviteur de la loi que comme le représen-tant d’un intérêt général qui lui est supérieur. Il est clair que cette défi-nition de son rôle est plus qu’une simple traduction de sa vision de l’État et représente pour lui un intérêt stratégique important. Non seulement cela renforce l’image de son omnipotence, mais surtout cette vocation qu’il se donne, et qui lui est reconnue, d’interpréter l’esprit de la loi (l’intérêt général, le bon sens) et, ce faisant, de la dé-passer, lui assure la possibilité même d’exercer un rôle d’arbitre. En effet, ses possibilités d’arbitrage seraient singulièrement plus réduites et, paradoxalement, plus sujettes à contestation, s’il ne devait les justi-fier que par la lettre de la loi que chacun a vocation de connaître à égalité avec lui. Mais, [316] dès lors qu’il se réfère à un bien supérieur dont il est « fonctionnellement » l’unique représentant dans le départe-ment, son jugement, sa sagesse ne sont plus contraints par aucun rè-glement. La loi et les règlements ne sont en définitive entre ses mains que les instruments de son pouvoir et non sa finalité. En outre, la li-berté de « violer la loi » lui assure la possibilité d’apaiser une situation conflictuelle que son application rigoureuse ne ferait qu’exacerber.

À ce niveau, l’intérêt du préfet rencontre celui du notable. Car si la loi est la même pour tous, il n’y a que des cas particuliers, que des situations singulières. Or c’est précisément cette singularité de sa cir-conscription que le notable a vocation de représenter. Nous avons vu en effet que la conception que le notable se faisait de sa représentativi-té le conduisait tout naturellement à définir les intérêts de sa commune ou de son canton concurrentiellement à ceux des voisins. Une large part de sa rhétorique revendicative consiste à démontrer que sa com-mune n’est pas comme les autres et mérite une attention particulière. Les notables sont les premiers à réclamer que l’on ne cherche pas à couler une réalité humaine dans le monde rigide d’un règlement uni-forme, mais au contraire que l’on s’efforce, que le préfet s’efforce, d’adapter la loi et les règlements aux réalités spécifiques des situations locales. Ainsi se renforce dans l’entorse au règlement la complicité du

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préfet et des notables. En outre, la possibilité reconnue au préfet de prendre certaines libertés avec le règlement présente un autre avantage pour le notable : celui de pouvoir « faire une intervention » en faveur de tel ou tel de ses électeurs dont il importe de s’assurer les faveurs. Là aussi, chaque fois qu’un notable demande au préfet de « faciliter » une procédure, d’« accélérer l’examen d’un dossier », il rencontre le souci du préfet de s’élever au-dessus de la loi.

On voit bien dès lors la profonde solidarité qui lie le préfet et les notables dans cet « assouplissement » du règlement, pour reprendre l’euphémisme en usage, solidarité qui repose également sur une dé-pendance mutuelle. La dépendance du [317] notable apparaît claire-ment dans la mesure où seul le préfet peut opérer une entorse au règle-ment, ou tout au moins l’autoriser : une des caractéristiques du sys-tème administratif français étant d’avoir élaboré une réglementation extrêmement complexe qui vise à tout prévoir et à tout régenter, il s’ensuit que cela représente en puissance une situation de blocage quasi universel. Pour y échapper, les notables ont besoin du préfet, non seulement parce qu’ils ne peuvent espérer connaître comme lui tous les détours de la réglementation, mais aussi parce que son inter-vention est sans cesse nécessaire pour éviter que les services adminis-tratifs sous sa dépendance, qui ont pour tâche d’appliquer rigoureuse-ment le règlement en vigueur, n’interviennent à tout instant et ne fi-nissent par paralyser leur liberté d’action. En un mot, l’accès au préfet et sa liberté d’assouplir le règlement conditionnent l’efficacité de l’ac-cès des notables à l’organisation administrative dont il a la charge.

La dépendance du préfet vis-à-vis du notable est, dans ce domaine, également évidente. Sans la tolérance des notables, sans leur compli-cité, le préfet ne pourrait pas ainsi se placer au-dessus de la loi sans être immédiatement taxé de favoritisme et d’arbitraire. Ce sont, en définitive, les notables qui permettent au préfet d’échapper lui-même à la tyrannie du règlement, c’est leur tolérance qui circonscrit sa liber-té d’action.

Dans cette deuxième zone où convergent les intérêts du préfet et des notables dans la complicité et la dépendance mutuelle apparaît un nouveau type de jeu. Le jeu du règlement, pour le préfet, consiste à valoriser l’atout que représente pour lui, dans toute négociation, la liberté qu’il peut prendre vis-à-vis des règlements, par un rappel im-plicite du fait qu’il peut au contraire, à tout moment, se retrancher der-

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rière la rigueur de la loi, que tout dépend donc de sa bonne volonté. L’enquête menée auprès du personnel d’une préfecture avait fait res-sortir de manière frappante le refus généralisé de tout « passe-droit », de toute ingérence du domaine [318] politique dans le travail de l’ad-ministration *. Bien que le personnel de préfecture soit relativement à l’abri des relations de pouvoir qui s’établissent entre le préfet et les notables, celles-ci étaient apparues comme profondément perturba-trices et créatrices de malaise chaque fois qu’elles se traduisaient par une mesure administrative répercutée par le préfet dans ses bureaux (accélération d’une procédure, acceptation d’un dossier incomplet, etc.). Ce hiatus entre l’action du pré-

* * Voir l’encadré à la page suivante. JMT.

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Voici, à titre d'exemples, les réponses fournies à quatre questions portant sur ce sujet :

— Que pensez-vous de ce jugement :

« Il est parfois bon de faire quelques pe-tites faveurs aux gens importants, cela ne tire pas à conséquence, et ça permet d'avancer. »

D'accord 5%

Pas d'accord 70%

Ne répondent pas 25%

— Que pensez-vous de ce jugement :

« Il vaut mieux ne pas trop voir ces gens-là (les gens importants) car l’Administration ne doit pas faire de différences entre les administrés. »

D'accord 53%

Pas d'accord 22%

Ne répondent pas 25%

— Quelle est la conception du rôle préfectoral avec laquelle vous seriez le plus facilement d'accord ?

Un bon préfet doit se situer au-dessus du règlement. Le règle-ment est aveugle, mais le préfet doit agir avec discrimination, même si cela peut entraîner certains passe-droits

21%

ou :

Il ne doit pas y avoir deux catégories de citoyen : ceux qui peuvent prendre certaines libertés avec le règlement et ceux qui doivent le respecter. Le préfet doit imposer à tous le respect de la loi

58%

Ne répondent pas 21%

— Il peut arriver que l'Administration préfectorale favorise plus parti-culièrement certaines affaires ou certaines personnalités pour des raisons politiques ; pensez-vous que :

C'est tout à fait normal car cela fait partie de son rôle 3%

C'est légitime seulement lorsque cela sert l'intérêt général 38%

C'est toujours regrettable parce qu'il ne faut pas que la poli-tique intervienne dans le travail de l’Administration

42%

Ne répondent pas 17%

[319]

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fet, sa conception de son rôle, et la conception qu’en ont ses em-ployés, n’est pas aussi dysfonctionnel qu’on pourrait le penser. Le ri-gorisme et l’égalitarisme aveugles (comme la justice) prônés par son administration lui servent à renforcer sa main dans la négociation en faisant valoir tout l’intérêt qu’a le notable à rester « dans les bons pa-piers » du préfet s’il ne veut pas tomber victime de la paperasserie tracassière de son administration. Inversement, le notable qui serait menacé de perdre la faveur du préfet dispose à son égard d’une arme de chantage implicite importante : la possibilité de se retirer du jeu en révélant au grand jour le « dessous des cartes », tout ce qu’il y a « d’impur » dans l’action du préfet au vu de la stricte orthodoxie ad-ministrative comme des valeurs les plus profondes de la culture fran-çaise. Bien entendu, il s’agit pour le préfet, comme pour le notable, de cartes qui ne peuvent être utilisées qu’une fois, qui perdent leur valeur dès l’instant où on les utilise. C’est dire tout l’intérêt qu’ont les deux partenaires de ce « jeu du règlement » au respect des règles du jeu...

Troisième convergence d’intérêts :la manipulation des services techniques

Nous avons déjà dit que le préfet ne pourrait établir sa vocation à l’administration de synthèse, son rôle d’unificateur, qu’à condition que soit nettement reconnue sa prééminence sur les services extérieurs des différents ministères, et notamment des ministères dits techniques. Il sera donc prêt à rechercher dans ses relations avec les notables du département l’occasion de renforcer son autorité hiérarchique sur ces services.

L'intérêt du notable à limiter l’emprise des services techniques est non moins évident quand on sait que tout projet émanant d’une com-mune est soumis au contrôle d’au moins un de ces services (notam-ment, de l'Agriculture et des Ponts [320] et Chaussées) sans compter le contrôle financier des services de la Trésorerie générale. Ainsi se crée cette troisième zone d’intérêts convergents qui, elle aussi, se ren-force dans la complicité et dans des stratégies complémentaires, com-plicité qui vise à exclure « l’expert » de la relation du préfet et du no-table.

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La façon dont le notable utilise la relation privilégiée qu’il a su éta-blir avec le préfet est extrêmement simple : dès qu’un service tech-nique menace de bloquer le développement d’un projet au nom de normes jugées trop sévères, d’exigences techniques jugées trop rigou-reuses, le notable en appelle à l’arbitrage préfectoral en mettant en avant le mécontentement de la population et les risques de crise ou de conflit qu’il implique. Ce faisant, il offre au préfet d’une part l’occa-sion d’affirmer son autorité sur le service technique en question, mais aussi et surtout l’arme dont il peut se servir contre lui : la peur du mar-chandage politique qu’éprouve la grande majorité des « techniciens ». Dans un tel marchandage, le technicien ne dispose essentiellement que d’une seule carte : celle de la compétence et se sent relativement dé-pourvu dans un jeu où les « influences » de tous ordres jouent un si grand rôle. Il sera donc tout disposé dès que le désordre menace d’éclater à s’en remettre au préfet pour rétablir l’harmonie. Cepen-dant, le jeu se complique du fait qu’il s’agit d’une relation à trois : chacun des deux partenaires de la relation privilégiée préfet- notable peut, à tout moment, menacer de rompre le contrat tacite qui les lie au profit des services techniques, de privilégier, au contraire, cette autre relation, le préfet s’entendant avec les services techniques sur la base d’un compromis dont le notable est exclu et dont il peut faire les frais, ou au contraire le notable favorisant les relations qu’il entretient avec les services techniques à l’exclusion de toute autre et contribuant ainsi à ce « court-circuit » de l’autorité préfectorale qui inquiète tant le pré-fet. Il semble que ce type de renversement des alliances soit assez rare, mais il est clair que sa seule possibilité et les risques qu’elle im-plique contribuent à resserrer encore la solidarité du préfet et des no-tables.

[321]

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Quatrième convergence d’intérêts :le rapport avec Paris

La relation avec le gouvernement central fournit une autre zone de convergence importante du préfet et des notables. Pour ces derniers, nous avons vu que Paris représentait en quelque sorte l’ennemi privi-légié. Dans un système administratif aussi centralisé que le nôtre, où la moindre décision remonte jusqu’à Paris, notamment en matière de subvention, toute revendication des communes se définit nécessaire-ment contre Paris. Le notable local a donc besoin du préfet comme intermédiaire entre sa circonscription et le gouvernement central, mais il a également et inversement besoin de Paris comme bouc émissaire pour cristalliser sur l’échelon de pouvoir le plus lointain les méconten-tements qui naissent d’attentes insatisfaites et du même coup pour jus-tifier la solidarité qui le lie au préfet et les abandons d’autonomie et de pouvoir qu’il fait à son profit 155.

Les intérêts du préfet qui sont en jeu dans la relation qu’il entre-tient avec le gouvernement ne sont pas aussi différents de ceux des notables que le laisserait croire son rôle de représentant de ce gouver-nement. D’une part, le préfet s’accommode fort bien de l’hostilité gé-nérale qui caractérise l’attitude des notables locaux vis-à-vis de Paris, car elle lui sert à obtenir l'accord dans son département. Il utilise pour cela l’argument bien connu selon lequel personne n’obtiendra rien si on se présente en ordre dispersé, le « tous unis contre Paris » devenant ainsi la clef de voûte de son exhortation à l’harmonie. D’autre part, le préfet utilise cette hostilité généralisée des notables envers Paris pour accroître sa marge de liberté vis-à-vis du gouvernement. Nous avons vu que le préfet se voulait, plus que le simple représentant du gouver-nement, l’incarnation [322] de la permanence de l’État et que c’était là un des fondements de son pouvoir. Il est évident que s’il veut que son autorité dans le département ne soit pas soumise aux aléas des change-ments de majorité, de politique, de gouvernement ou de régime, il se doit de se réserver une marge d’autonomie importante vis-à-vis du 155 On retrouve ici la stratégie des relations de pouvoir, fondement de la centra-

lisation à la française, qu’a analysé Michel CROZIER dans Le Phénomène bureaucratique, Paris, Éd. du Seuil, 1963.

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gouvernement. La nécessité de calmer les passions de ses administrés, d’empêcher qu’elles ne fassent « éclater la France » est alors un argu-ment particulièrement efficace pour négocier cette marge de liberté.

Ainsi se renforce, à cet autre niveau encore, ce réseau de solidari-tés et de complicités qui lie les préfets aux notables départementaux. Cela étant, cette complicité est une fois encore renforcée par la possi-bilité de chacun des deux partenaires de semer le désordre en ne res-pectant plus les règles du jeu. Si le préfet décide de jouer sans réserves le jeu du gouvernement, il perd certes une grande partie de ses possi-bilités d’influence dans le département, tout en aliénant totalement sa liberté, mais il gêne également considérablement le notable local dont la permanence du pouvoir repose sur une certaine continuité de la po-litique gouvernementale telle qu’elle est traduite à l’échelon local par le préfet. Inversement, en cherchant à nouer des relations directes avec Paris, notamment par le canal des organisations politiques, le notable certes perd tous les avantages qu’il tire de sa collaboration avec le pré-fet, mais place également celui-ci dans une situation où ses moyens d’arbitrage sont singulièrement diminués. C’est donc, comme dans les autres domaines de convergences, de la reconnaissance mutuelle des risques que chacun encourrait et ferait encourir à l’autre s’il ne respec-tait plus les règles du jeu, que naît la solidité des liens qui unissent, dans les départements, le préfet et ses notables.

« Le préfet et ses notables »,Sociologie du travail, juil.-sept. 1966,Paris, Le Seuil, pp. 261-271.

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[323]

Sociologie politique.Tome 1.

“Le gouvernement comme réseaude communications.” *

Lester W. MILBRAITH

Retour à la table des matières

Toutes les sociétés civiles satisfont à plusieurs fonctions. Deux de ces fonctions, selon Gabriel Almond, sont l’« expression des intérêts » et l’« agrégation des intérêts » 156. Dans chaque société, certaines per-sonnes s’efforcent d’influencer les décisions des gouvernants ; le lob-bying est donc un phénomène normal. Le mode de transmission de l’influence et de conduite du lobbying varie pourtant selon le contexte et les institutions d’une société donnée.

Comprendre son influence et les concepts qui lui sont apparentés comme ceux d’autorité, de contrôle et de pouvoir a toujours été d’une importance capitale pour la science politique. Il est ainsi probable que si l’on avait une connaissance complète de l’influence on pourrait ex-pliquer le mode d’élaboration des décisions gouvernementales 157. Dans cette perspective, les spécialistes de la science politique ont ré-cemment

* * Les références données ci-dessous sont complétées par la bibliographie qui se trouve p. 340.

156 ALMOND (1958, pp. 270-282) ; les concepts d’Almond font l’objet d’un examen plus approfondi chez ALMOND et COLEMAN (1960, chap. 1).

157 ROBINSON (1962, p. 4) suggère que dans certains cas on peut remplacer le terme « influence » par celui d’« explication ».

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[324]Fig 1.

le gouvernement en tant que réseau de communications

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[325]utilisé plusieurs approches et construit différents modèles 158. Mais l’approche ou le modèle employé dépend avant tout du type d’in-fluence qu’on veut expliquer et de la façon dont on pose la question. Par exemple, certains cherchent à déceler quels sont les acteurs les plus influents dans un groupe ou une institution donnée 159. Ils ont gé-néralement constaté qu’aucune catégorie d’individus n’a une in-fluence prédominante, mais que l’influence varie avec le problème en question, le rôle des acteurs, la tactique utilisée et la diligence avec laquelle les buts sont poursuivis. D’autres ont essayé de dégager les facteurs déterminants de telle ou telle décision politique. D’autres en-core ont tenté de mesurer l’influence relative des différents organes du gouvernement ou des différents groupes.

L’orientation de cette recherche conduit à une série de questions quelque peu distinctes. Nous voulons connaître les buts et les objectifs des lobbyists ainsi que les moyens ou la tactique utilisés pour atteindre ces objectifs ; nous voulons aussi évaluer l’efficacité des tactiques de lobbying pour, en dernier lieu, porter une appréciation générale sur l’influence du lobbying dans le processus d’élaboration de la poli-tique. Un modèle de communications nous semble être le moyen le plus commode pour clarifier les relations et pour fournir une base à l’évaluation.

158 Chez LASSWELL et KAPLAN (1950), on peut trouver une bonne orientation théorique. Voir aussi MARCH (1955). HUNIER (1953) a élaboré un modèle sociométrique pour étudier l’influence au sein d’une communauté et a par la suite étendu son modèle à la nation (1959). MILLS (1956) et LUNDBERG (1937) vont dans le même sens. On a sévèrement critiqué l’approche du problème par le biais de l’élite ; voir DAHL (1958), POLSBY (1959 a, 1959 b, 1960) et WOLFINGER (1960). LONG (1958) a proposé un modèle fondé sur la théorie des jeux. BANFIELD (1961) a construit un nouveau modèle pour l’étude de l’influence dans une communauté qu’il est difficile de caractériser brièvement. Voir aussi DAHL (1961)

159 Pour un résumé commode de ce type d’études, voir MATTHEWS (1960 a et 1960 b, chap. 5), DAHL, MARCH et NASATIR (1956), MCRAE, Jr et PRICE (1959).

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[326]

Un modèle de communicationsapplicable au gouvernement

Le diagramme de la figure I illustre un modèle permettant d’exa-miner les relations entre les acteurs politiques lorsqu’ils interviennent dans le réseau gouvernemental d’élaboration des décisions 160. Une constitution spécifie habituellement les relations de pouvoir formelles qui lient les acteurs dans un système politique ou au sein du gouverne-ment 161. Les résultats d’un tel système sont les décisions gouverne-mentales autoritaires (lois, décrets-lois, décisions judiciaires, etc.) qui sont prises par des individus élus ou nommés, exerçant ces fonctions (directement ou indirectement) en vertu des suffrages du corps poli-tique. Les relations de pouvoir entre ces acteurs à l’intérieur du sys-tème sont indiquées par les larges flèches noires de la figure I. Le lec-teur remarquera que ces flèches vont dans une seule direction (comme il convient à une relation de pouvoir), tandis que les flèches corres-pondant aux messages traduisent un courant de communications à double sens.

Les relations formelles de pouvoir, telles qu’elles sont spécifiées par la constitution, ne suffisent pas, pour autant, à expliquer le fonc-tionnement du gouvernement. Tous les systèmes de ce type im-pliquent des catégories d’acteurs auxiliaires qui sont reliés au système formel par un réseau subtil de communications. La figure I montre les types d’acteurs auxiliaires, leurs assises institutionnelles et les princi-pales voies de communication qui les réunissent en un système : on peut les considérer comme des intermédiaires car ils transmettent et interprètent les messages des gouvernants [327] adressés au corps po-litique. Inversement, ils transmettent et interprètent les messages du corps politique adressés aux gouvernants. Ces auxiliaires, naturelle-ment, sont plus que des intermédiaires : très souvent ils suscitent des communications porteuses d’informations et de tentatives d’influence.160 BAILEY (1950), ARMINE (1959) » RIGGS (1950), LATHAM (1952). Voir aus-

si BANFIELD (1961) pour plusieurs études de cas de l’influence dans les dé-cisions politiques.

161 CHAMBERLAIN (1946) et KENDALL (1960). Cf. aussi ROBINSON (1962).

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La figure I montre qu’à chaque niveau du système (gouvernemen-tal, intermédiaire et populaire) il y a un échange important de mes-sages. Ainsi les gouvernants communiquent entre eux autant qu’avec les citoyens et les intermédiaires. De même les acteurs intermédiaires (lobbyists, dirigeants de parti, journalistes, commentateurs, etc.) entre-tiennent de nombreuses communications. Enfin au niveau du corps politique, on trouve un immense réseau de transmission de messages de citoyen à citoyen. Ce vaste ensemble de messages aboutit à une stabilisation suffisante de l’information pour que les gouvernants puissent prendre les décisions qui leur incombent avec l’intuition plus ou moins adéquate qu’ils seront soutenus dans leur action.

Bien que tous les acteurs du système aient une certaine influence dans la formation des décisions, nous n’en retiendrons que deux caté-gories : les gouvernants et les lobbyists. Ces derniers sont les auxi-liaires dont la fonction première est de chercher à influencer les déci-sions des gouvernants. Pour comprendre les objectifs spécifiques des lobbyists et les moyens qu’ils utilisent, il est nécessaire d’examiner plus attentivement la position et le rôle des gouvernants qu’ils essaient d’influencer.

Le terme même de gouvernant implique la reconnaissance formelle par tous les membres d’une société civile du droit et du pouvoir pour un individu ou une catégorie d’individus bien déterminée de prendre ou de faire appliquer des décisions autoritaires engageant la société entière. Même si un gouvernant donné ne peut prendre à lui seul une décision, son accord ou son refus peut être une condition préalable à la mise en œuvre de la décision (gouvernement de la majorité). [328] Mais le droit de prendre des décisions autoritaires est d’ordinaire oc-troyé seulement pour une période déterminée ; en conséquence tous les gouvernants sont plus ou moins vulnérables. Cette vulnérabilité est la clé permettant de comprendre leur comportement lors des prises de décisions.

Ce n’est pas toujours vrai de tous les gouvernants, mais le plus souvent leur motivation la plus tenace et la plus constante est de main-tenir ou d’améliorer leurs positions. Les gouvernants qui ne s’ef-forcent pas, consciemment ou inconsciemment, de maintenir ou d’améliorer leurs positions seront généralement rejetés du système.

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Les gouvernants ont donc de l’autorité mais ils ne sont pas auto-nomes 162. Les gouvernants élus veulent en général être réélus ; cela signifie habituellement qu’ils doivent plaire à leurs électeurs et satis-faire les personnes qui pourraient les soutenir ou les contrecarrer lors des campagnes électorales (collègues, fonctionnaires du parti et bailleurs de fonds). Les gouvernants nommés veulent, en ce qui les concerne, éviter d’être destitués et souhaitent généralement avoir aussi de l’avancement. Ils doivent non seulement plaire au gouvernant qui les a nommés et à ceux qui les rétribuent mais encore éviter les situa-tions ou les actes qui rendraient leurs « parrains » plus vulnérables (c’est-à-dire un scandale causé par la corruption ou par une grave er-reur de jugement). Par une motivation commune à tous les gouver-nants, ceux-ci souhaitent obtenir de bons états de services. Un bon « rapport » non seulement permet le maintien et l’avancement dans le système mais satisfait aussi les désirs personnels du gouvernant.

En règle générale, la nécessité de garder sa place ne paralyse pas complètement le gouvernant dans son action (ne réduit pas entière-ment sa liberté de décision). Sur certains [329] points sa liberté de dé-cision peut être très grande et sur d’autres plus étroite. À l’intérieur de cette liberté de décision octroyée par ceux qui le soutiennent, d’autres motifs peuvent intervenir. Les interviews des membres du Congrès montrent par exemple que le plus important de ces motifs secondaires est le désir de voir la société organisée de la manière qu’ils croient la meilleure. Presque tous les gouvernants ont, pour ainsi dire, une philo-sophie politique qu’ils aimeraient voir réalisée, ce qui n’est pas tou-jours compatible avec leur désir de garder et d’améliorer leur position. D’autres motifs, aussi, peuvent affecter la décision d’un gouvernant. Il peut, par exemple, désirer entretenir de bonnes relations avec ses col-lègues ou céder aux arguments d’un ami. Certains peuvent aimer une vie facile ou s’enrichir et se plier aux désirs de ceux qui sont en me-sure de les satisfaire. La combinaison des motifs particuliers détermi-nant la décision d’un gouvernant variera d’une question à l’autre. Elle variera aussi selon les individus et selon les rôles.

On ne saurait comprendre la nature de l’enjeu pour l’acteur qui essaie d’influencer une décision officielle si l’on n’a pas compris préalablement le rôle et les motifs des gouvernants (dont nous venons 162 BANFIELD (1961, p. 130) entend par acteurs autonomes ceux qui ne peuvent

être contrôlés.

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de proposer une légère esquisse). Cette connaissance est importante aussi pour évaluer le succès des tentatives d’influence et pour com-prendre le rôle des actions officieuses dans le processus gouverne-mental de décision. Il est évident qu’on ne peut affecter les décisions produites par le système qu’en influençant le processus de décisions des gouvernants.

Il n’y a pas de liaisons objectives (ou réelles) réunissant les hommes en un système politique 163. Elles doivent toutes être perçues par l’esprit. Le monde politique d’un gouvernant est le monde qu’il perçoit. La décision prise par un gouvernant à un moment donné sera conforme à la perception [330] qu’il a de son monde politique 164. Sa perception peut être objectivement fausse ; en fait, la plupart, si ce n’est tous, agissent sur la base d’une information imparfaite. Il faut donc noter que tous les gouvernants élaborent une décision à partir de ce qu’ils perçoivent et non de ce qui est objectivement vrai ou réel 165. Par conséquent, la seule manière d’influencer une décision est d’agir sur les perceptions de ceux qui la prennent. La communication sera donc le seul moyen de changer ou d’influencer une perception : le processus de lobbying est entièrement un processus de communica-tion 166. Les décisions gouvernementales peuvent être aussi modifiées ou influencées par la substitution d’un gouvernant à un autre, mais ceci est, par définition, un processus différent du lobbying.

Emmanuel Celler, membre du Congrès, considère lui aussi le lob-bying comme étant un processus de communication : « Nous pouvons définir le lobbying comme la somme de toutes les influences exercées sur le législateur à propos de la confection des lois. Étant depuis trente-six ans la cible de ces messages, je les considère comme le mouvement vital du processus démocratique et la condition sine qua non de toute législation efficace. Il est vrai que ces messages nous parviennent sous toutes les formes possibles et imaginables... Mais je 163 Les termes «objectifs» et « réels » sont employés dans un sens physique

plutôt que métaphysique.164 La « perception » peut être ici consciente ou inconsciente ; le terme est em-

ployé dans un sens large, de façon à inclure un système de croyances et de valeurs.

165 Il n’est pas nécessaire dans le cas présent de déterminer le degré de confor-mité entre la perception et la réalité, ni même de définir soigneusement ce que l’on entend par la réalité.

166 MILBRATH (1960 a).

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crois que pour nous tous la différence entre le bon lobbying et le mau-vais lobbying ne réside pas dans le fait que les buts de la persuasion sont personnels ou altruistes, libéraux ou conservateurs, favorables au travail ou au capital, mais seulement et simplement dans le fait que le message transmis est intelligible, exact, instructif ou confus, [331] trompeur et obscur. La tâche du « Congressiste » est suffisamment ardue pour ne pas être compliquée de surcroît par des messages apo-cryphes ou falsifiés. »

Si toutes les influences sur la perception des gouvernants sont vé-hiculées par les communications, il s’ensuit que toute communication reçue est potentiellement influente. Un gouvernement peut être in-fluencé par un message même si l’émetteur n’en a pas l’intention. Les gouvernants recherchent aussi de l’information et, du même coup, s’influencent eux-mêmes. Nous ne nous intéresserons à ces deux der-niers types que comme catégories résiduelles car notre analyse porte avant tout sur les tentatives délibérées d’influencer les perceptions des gouvernants. Celles-ci ne se réduisent pas toutes à l’envoi d’un mes-sage à un gouvernant. Il est aussi possible de changer la perception de ce dernier en modifiant la réalité objective à laquelle il s’attend : par exemple, un lobbyist pourra convaincre un rival sérieux de se présen-ter contre un gouvernant dans une élection primaire dans l’espoir d’in-fluencer la perception que celui-ci possède du monde politique. Dans une telle suite d’événements, toute l’influence se trouve transmise par les communications mais le procédé paraît beaucoup plus détourné que le simple envoi d’un message direct. Les considérations anté-rieures devraient nous permettre de déterminer avec plus de précision l’enjeu auquel doit faire face un lobbyist ou tout autre « influenceur » éventuel. La plus forte influence d’un individu ou d’un groupe sur un gouvernant résulterait de la perception par ce dernier du fait que la sauvegarde ou la perte de sa position dépend de personnes qui cherchent à l’influencer. Une influence sérieuse s’exercerait égale-ment si le gouvernant estimait que le lobbyist ou le groupe de pression a le pouvoir de le faire bien ou mal voir des autres acteurs du système ou du public en général. Par conséquent, une bonne renommée semble aussi importante pour la personnalité du gouvernant que ses efforts pour maintenir ou améliorer sa position. Mais la réalité montrera que les « influenceurs » [332] ont du mal à conquérir de semblables posi-tions.

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Les lobbyists pourraient aussi tenter de convaincre un gouvernant de changer sa philosophie politique mais pareille tentative n’a prati-quement aucune chance de succès. Puisque tous les gouvernants agissent avec une information plus on moins incomplète, le meilleur moyen pour le lobbyist de les influencer consiste à s’efforcer de modi-fier le contenu de l’information. Il peut, par exemple, contester l’exac-titude de l’information que le gouvernant a tendance à accepter pour la remplacer par une information nouvelle ou plus favorable ; il peut également essayer de structurer la manière dont le gouvernant re-cueille et assimile l’information rivale ou formuler encore de nou-velles alternatives politiques qui auront plus de chances d’être accep-tées. Le lobbyist, de plus, est toujours prêt à accorder des récompenses personnelles aux gouvernants mais, pour ces derniers, la sauvegarde de leur position comme celle de leur réputation paraît plus importante que la qualité de leur plaisir propre.

Le processus gouvernementaldans les démocraties occidentales

Le modèle de processus gouvernemental exposé dans la figure I est suffisamment abstrait et général pour s’appliquer à tout système dont les gouvernants sont élus démocratiquement et dont le mode de com-munication est relativement ouvert. Toutes les catégories d’acteurs du modèle devraient jouer plus ou moins les mêmes rôles généraux dans un tel système. Cependant, les variations dans les caractéristiques structurelles et les héritages nationaux conduisent à une accentuation différente de tel ou tel aspect. Il peut être intéressant d’examiner, dans cette perspective, certaines ressemblances et certaines différences d’accentuation dans [333] l’exercice de l’influence — ou du moins de ce que nous en connaissons — ou des fonctions d’expression et d’agrégation des intérêts.

Mise en œuvre et directionde la politique par l’exécutif

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Tout écolier américain apprend qu’il y a une division du travail dans le gouvernement, en vertu de laquelle le pouvoir législatif éla-bore les lois, le pouvoir exécutif les met en vigueur et le pouvoir judi-ciaire les interprète. On pourrait en conclure hâtivement que le corps législatif détient la plus grande influence sur la mise en œuvre et l’évolution de la politique. Cependant, dans le monde moderne, l’exé-cutif semble plus que jamais prendre la direction de l’évolution poli-tique. Cette tendance est très prononcée dans les pays où le Premier ministre domine le Parlement, mais elle se fait jour également dans le système présidentiel américain 167. Les membres du Congrès et les lob-byists confirment eux-mêmes la prééminence de l’exécutif dans l’éla-boration de la politique.

L’une des raisons de cette tendance semble être que les problèmes principaux du gouvernement trouvent, à l’heure actuelle, leurs racines dans la politique étrangère et les relations internationales 168. L’exécutif se voit en effet chargé constitutionnellement de la direction de la poli-tique étrangère et il est aussi le mieux équipé pour l’assumer 169. L’ap-titude de l’exécutif à prendre des initiatives paraît liée également au fait que les membres de l’Administration centrale se spécialisent da-vantage et examinent plus attentivement [334] les problèmes. L’exé-cutif, par conséquent, est dans une meilleure position pour profiter de « la révolution de l’information » que connaît le XXe siècle 170. Il peut accumuler, rassembler et recueillir un nombre important de données, alors que les corps législatifs, à cause de leur organisation actuelle, ne paraissent pas équipés pour cette tâche. Un leader avisé du Congrès se plaignait de l’incapacité du Congrès à rivaliser avec l’exécutif sur le plan de la créativité et en rendait principalement responsable l’organi-sation du Congrès : « L’aptitude du Congrès à prendre en charge une part de la direction est liée à la création d’une organisation administra-tive. Il nous faut égaler l’exécutif pour les propositions constructives, ce qui signifie la possibilité de faire des recherches. Nous avons be-soin de temps pour juger les idées, ce qui implique une organisation

167 TRUMAN (1959, pp. 1-7) et ACHESON (1957, p. 26). Pour la Grande-Bre-tagne, voir ECKSTEIN (1960, pp. 16-18).

168 L’intervention de l’État pour empêcher les compagnies sidérurgiques de hausser leurs prix s’explique par le souci de l’intérêt national au moment de la guerre froide et compte tenu du commerce international.

169 ROBINSON (1962, chap. 7).170 BOULDING (1960).

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plus importante et plus compétente. » En revanche, certains membres pensaient que le Congrès ne devrait pas essayer de rivaliser avec l’exécutif en engageant du personnel et en dirigeant des recherches.

Les corps législatifs se posent en juge

À partir du moment où l’exécutif s’est arrogé de plus en plus l’ini-tiative politique, les corps législatifs ont adopté un rôle qui se rap-proche beaucoup de celui d’un juge. Bien que l’on ne doive pas pous-ser trop loin l’analogie, on peut dire avec juste raison que pour beau-coup de questions le Congrès fonctionne comme un tribunal. Couram-ment, des litiges entre deux ou plusieurs intérêts opposés lui sont pré-sentés pour être tranchés. Le Congrès entend les témoins des deux parties et rend un jugement (vote une loi). La décision peut être favo-rable à l’une [335] des deux parties, mais elle sera vraisemblablement un compromis entre les points de vue opposés. De même les intérêts qui ne réussissent pas à obtenir satisfaction par le biais des décisions administratives ou judiciaires portent souvent leur cause devant le « tribunal » du Congrès. Beaucoup de membres du Congrès sont des hommes de loi et trouvent naturel de se poser en juge ; ils parlent sou-vent « d’exercer leur jugement » ou de « décider du bien-fondé d’une cause »171.

Le Congrès naturellement applique des règles différentes de celles des tribunaux judiciaires : les cas de recevabilité sont plus larges, les « Congressistes » (contrairement aux juges) peuvent participer à l’ins-truction et modifier totalement la nature de la cause ; le Congrès peut ajourner indéfiniment sa décision ou décider de n’en prendre aucune ; il n’a pas besoin de statuer pour ou contre l’une des parties ; il peut juger en tenant compte de l’opinion publique plutôt qu’en se limitant au bien-fondé de la question ; il n’est pas lié par le précédent. Malgré ces différences il est exact que le Congrès se pose en juge ; ceci s’ap-plique surtout à son rôle vis-à-vis des groupes d’intérêts mais aussi à son rôle sur toute question politique. Le rôle principal du Congrès est de légitimer la politique. Ainsi, juger et légitimer semblent être les 171 La comparaison du Congrès à un tribunal dans son rôle vis-à-vis des

groupes d’intérêts est aussi utilisée par TRUMAN (1961, p. 394) et KEY (1961, pp. 192-193).

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rôles premiers des parlements et des autres corps législatifs occiden-taux. Cependant, les parlements étrangers sont moins fréquemment appelés que le Congrès à trancher les querelles d’intérêts privés ; dans d’autres pays, la solution des conflits entre les intérêts opposés semble se faire de façon plus routinière par l’intermédiaire de l’administration ou des partis politiques 172. Cette différence s’expliquera peut-être si l’on recherche pourquoi la pratique du [336] lobbying est plus soi-gneusement organisée aux États-Unis que dans les autres démocraties occidentales.

Pourquoi y a-t-il plus de lobbyistsaux États-Unis

C’est seulement aux États-Unis que l’on trouve un nombre impor-tant d’acteurs politiques dont la profession spécifique est de jouer à plein temps le rôle de lobbyist. Il est difficile d’en donner une explica-tion satisfaisante, car le sujet n’a pas été suffisamment étudié. Ceci ne veut pas du tout dire que les groupes de pression en Europe n’ont pas été analysés ; en fait, on a conduit de nombreuses études sur les groupes de pression européens pendant ces dernières années 173. L’existence d’un plus grand nombre de lobbyists aux États-Unis ne signifie pas qu’il y a un plus grand nombre de groupes de pression ; ni que ces derniers ont un impact plus grand sur l’élaboration de la poli-tique. Les données comparées dont nous disposons sur l’impact des groupes de pression dans plusieurs pays ne permettent pas de tirer des conclusions nettes ou du moins de les généraliser. La question ici est de savoir comment le système politique américain a développé si soi-

172 ECKSTEIN (1960, pp. 17-18).173 Ces derniers temps, on constate en Grande-Bretagne un regain de l’intérêt

universitaire à l’égard des groupes de pression : ECKSTEIN (1960), FINER (1958), STEWART (1958) et POTTER (1961). Potter cite de nombreux articles récents sur le sujet (p. 15). Les groupes de pression, dans les autres pays, ne sont pas étudiés aussi à fond mais un important travail est en cours. Le meilleur résumé du travail accompli jusqu’à maintenant est celui de Ehr-mann (1958 a). Voir aussi Ehrmann (1958 b, 1961). Le Christien Michelson Institute of Bergen, Norvège, a entrepris une étude de grande envergure sur la représentation des intérêts dans les gouvernements occidentaux.

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gneusement le rôle du lobbyist. [337] Nous allons proposer mainte-nant quelques éléments d’explication.

C’est l’intérêt de chaque groupe que de chercher à participer à l’élaboration de la décision gouvernementale ; à défaut d’une repré-sentation valable par les voies formelles gouvernementales ou semi-gouvernementales, on en cherche d’autres. Dans la plupart des gou-vernements de l’Europe occidentale, la prise de décision se trouve for-tement concentrée au sein du gouvernement central et les groupes d’intérêts sont plus ou moins directement associés à l’élaboration des décisions. Ainsi les groupes d’intérêts sont représentés dans les com-missions consultatives et se voient généralement consultés par les mi-nistres et les chefs de service 174. II est aussi plus courant en Europe qu’aux États-Unis de voir les groupes d’intérêts réussir à faire élire un ou plusieurs de leurs membres au corps législatif. Au contraire, la re-présentation des intérêts n’est pas aussi clairement organisée dans le système américain, bien que le pouvoir exécutif fasse un grand usage des comités consultatifs. Les groupes doivent le plus souvent prendre l’initiative s’ils veulent être entendus au moment de la décision d’où l’engagement d’envoyés spéciaux pour repérer les occasions et les enjeux et s’assurer de la sorte que le groupe sera entendu.

174 Par exemple, en Grande-Bretagne, voir la description par ECKSTEIN (1961, pp. 78-91) des relations entre l’Association médicale anglaise et le ministère de la Santé.

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Aux États-Unis, les décisions sont réparties plus largement entre les différents pouvoirs du gouvernement national et aussi, jusqu’à un certain point, entre le gouvernement national, celui de l’État fédéré et les autorités locales. Le processus gouvernemental de décision aux États-Unis paraît si complexe que les groupes doivent engager des lobbyists pour avoir ainsi des yeux et des oreilles au siège du gouver-nement — c’est une assurance nécessaire.

Des différences dans le système politique des partis [338] semblent aussi affecter le lobbying. Les partis européens sont plus étroitement unis aux groupes d’intérêts et ils paraissent reposer sur eux (spéciale-ment dans les cas de multipartisme). Généralement, ils sont aussi plus « responsables » (capables et obligés d’exécuter leur programme quand ils sont au pouvoir) que les partis américains. Par conséquent, les groupes d’intérêts européens sont un peu plus enclins à trouver dans les partis politiques un moyen efficace de représentation 175. De leur côté, les partis américains sont si hétérogènes qu’ils doivent éta-blir un compromis entre les intérêts des groupes plutôt que de parler clairement en leur nom propre 176. De plus, on ne peut pas compter sur les partis américains pour assurer une direction politique ferme. Cette étude montre que les groupes d’intérêts aux États-Unis ont quasiment abandonné l’action par l’intermédiaire des partis et ont donc engagé des lobbyists pour s’assurer une représentation politique.

On a souvent émis l’idée qu’un système où le parti serait plus res-ponsable diminuerait l’influence des groupes de pression aux États-Unis. Cette proposition semble douteuse ; tout au plus une telle modi-fication transporterait le conflit d’intérêts du Congrès aux partis et ne modifierait presque pas l’impact des groupes de pression. Il est fort peu probable que nous ayons un jour aux États-Unis des partis réelle-ment plus responsables ; de plus, selon Harry Eckstein, les intérêts ne pourront jamais être représentés suffisamment par les partis : « Dans les systèmes démocratiques, les partis doivent remplir deux fonctions qui sont manifestement inconciliables : fournir des gouvernants effi-

175 BEER (1958, p. 138).176 ECKSTEIN (1961, p. 162) à propos du rôle des partis dans un système bipar-

tisan, déclare : « Ils ne doivent pas tant réunir les opinions que les réduire à leur dénominateur le plus bas et le plus vague en dénaturant parfois les pers-pectives et les buts qu’ils cherchent à équilibrer jusqu’à les rendre mécon-naissables. »

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caces et représenter des opinions avec exactitude. La [339] meilleure manière de concilier ces deux fonctions en pratique est de placer à côté des partis un ensemble d’organisations représentatives qui peuvent influer sur les décisions sans mettre en question la position des gouvernants. Voilà en quoi consiste la fonction essentielle des groupes de pression dans les systèmes démocratiques efficaces, tandis que la fonction essentielle des partis est la lutte pour le pouvoir. »

The Washington Lobbyists,Chicago, Rand McNally and Co, 1963,pp. 179-186 et 196-201.

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[340]

Sociologie politique.Tome 1.

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P. Birnbaum et F. Chazel, Sociologie politique. Tome 1. (1971) 308

[343]

Table des matières

Avant-propos [5]

PREMIÈRE PARTIEORIENTATIONS THÉORIQUES

ET APPAREIL CONCEPTUEL [7]

Erik Allardt, “Émile Durkheim et la sociologie politique.” [15]Gabriel Almond, “Le système politique.” [38]Talcott Parsons, “Le concept de pouvoir.” [60]David Easton, “Catégories pour l'analyse systémique de la poli-

tique.” [84]Karl Deutsch, “Le gouvernement en tant que système de pilotage :

les concepts de rétroaction, de but et d'intention.” [104]

DEUXIÈME PARTIESTRUCTURE ET RÉPARTITION DU POUVOIR []

Raymond Aron, “Classe sociale, classe politique, classe diri-geante.” [124]

Robert Dahl, Charles, “Les conditions préalables de la polyar-chie.” [152]

C. Wright Mills, “L'élite du pouvoir.” [182]Robert et Helen Lynd, “La famille X : un modèle du pouvoir déte-

nu par la classe des affaires.” [214]Robert O. Schulze, “Le rôle des dirigeants économiques dans la

structure du pouvoir de la collectivité locale.” [220]

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P. Birnbaum et F. Chazel, Sociologie politique. Tome 1. (1971) 309

Linton Freeman, Thomas Ferero, Werner Bloomberg, Morris Sun-shine, “Recherche des leaders : comparaison de différentes ap-proches.” [234]

[344]

TROISIÈME PARTIELA BUREAUCRATIE ET LES PROBLÈMES

DE SON ADAPTATION À L’ENVIRONNEMENTSOCIO-ÉCONOMIQUE []

Max Weber, “Caractéristiques de la bureaucratie.” [256]Michel Crozier, “Les relations de pouvoir dans un système d’orga-

nisation bureaucratique.” [264]S. N. Eisenstadt, “Conditions propices au développement des or-

ganisations bureaucratiques.” [284]Philip Selznick, “La cooptation : un mécanisme de stabilité orga-

nisationnelle.” 298]Jean-Pierre Worms, “Éléments d’analyse sociologique de la rela-

tion du préfet et des notables départementaux.” [306]Lester W. Milbrath, “Le gouvernement comme réseau de commu-

nications.” [323]

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[345]

Sommaire du tome 2de

SOCIOLOGIE POLITIQUE

ÉLECTIONS : FACTEURS SOCIAUXET IDÉOLOGIQUES DU VOTE

ANDRÉ SIEGFRIED, Influence du régime de la propriété foncière sur la formation de l’opinion politique.

François Goguel, Le référendum d’octobre 1962.Paul Lazarsfeld, Bernard Berelson et Hazel Gaudet. L’homogénéi-

té politique des groupes sociaux.V. O. Key Jr et FRANK MUNGER, Déterminisme social et décision

électorale : le cas de l’Indiana.ALAIN GIRARD et Jean STOETZEL, Le comportement électoral et le

mécanisme de la décision.PHILIP CONVERSE et GEORGES DUPEUX, Eisenhower et de

Gaulle : les généraux devant l’opinion.MATTÉI DOGAN, Comportement politique et condition sociale en

Italie.

ORGANISATION INTERNEET FONCTIONS DES PARTIS POLITIQUES

ROBERTO MICHELS, Impossibilité mécanique et technique du gou-vernement direct des masses.

MAURICE DUVERGER, La structure des partis.ZYGMUNT BAUMAN, Les membres et les « activistes » du Parti

dans l’entreprise de production.

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P. Birnbaum et F. Chazel, Sociologie politique. Tome 1. (1971) 311

[346]GEORGES LAVAU, Partis et systèmes politiques : interactions et

fonction.SEYMOUR M. LIPSET et STEIN ROKKAN, Le parti politique : agent

de conflit et instrument d’intégration.

IDÉOLOGIE, MOUVEMENTS SOCIAUXET RÉVOLUTIONS

HERBERT MCCLOSKY, Consensus et idéologie dans la politique américaine.

FRANZ NEUMANN, National-socialisme et classe dirigeante.WILLIAM KORNHAUSER, La société de masse.STANLEY HOFFMANN, Le Mouvement Poujade.JAMES DAVIES, Vers une théorie de la révolution.CHARLES TILLY, La Vendée : Révolution et Contre-Révolution.ALAIN TOURAINE, Lutte des classes et crise sociale.

COHÉSION ET CONFLITS DANS LES SOCIÉTÉS« PRIMITIVES » OU EN VOIE DE MODERNISATION

DAVID APTER, Types de développement et systèmes politiques.GEORGES BALANDIER, Dynamique du traditionnalisme et de la

modernité.MAX GLUCKMAN, La paix dans la guerre privée.E. R. LEACH, Variabilité structurale : Gumlao et Gumsa. JACQUES-J. MAQUET, La participation de la classe paysanne au

mouvement d’indépendance du Rwanda. FRANÇOIS BOURRICAUD, Les problèmes de la mobilisation au Pé-

rou.SAMUEL HUNTINGTON, Les sources du prétorianisme.

Fin du texte