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Socialisme collectiviste etsocialisme libéral / A. Naquet

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Naquet, Alfred (1834-1916). Auteur du texte. Socialismecollectiviste et socialisme libéral / A. Naquet. 1890.

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A. NAQUET

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ETSOCIALISME LIBÉRAL

PARIS

E. DENTU, EDITEUR

LIBRAIRE DE LA SOCIETE DES GENS DE LETTRES.J, PLACE DE VALOIS, PALAIS-ROYAL

1890

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SOCIALISME COLLECTIVISTE

ET

SOCIALISME LIBÉRAL

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ÉMULE COLIN. IMPRIMERIE DE LAGNY.

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A. NAQUET

SOCIALISME COLLECTIVISTE

ET

SOCIALISME LIBÉRAL

PARISE. DENTU, ÉDITEUR

LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES

3, PLACE VALOIS, 3

1890(Tous droits^ de traduction et de reproduction réservés)

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INTRODUCTION

Les collectivistes, par l'organe de leurs diversauteurs, en tête desquels il convient de placerKarl Marx, à cause de la vigueur, de la netteté, dela précision de sa critique, se sont livrés à uneattaque violente de la société actuelle, attaque qui,malgré les nombreuses et fondamentales erreursdont elle fourmille, n'en est pas moins très puis-sante et n'en mérite pas moins un sérieux examen.

Leur doctrine se compose naturellement d'unepartie critique et d'une partie organique, d'un plande réorganisation. Relativement à cette dernière,les pères du collectivisme, Lassalle, Marx, sontsobres de détails. Ils se bornent à faire le procèsdu capitalisme moderne, et ce n'est que par échap-pées qu'ils laissent percer leurs sentiments surl'avenir de la société. C'est à leurs commentateurs,

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à Deville, à Schoeffle, qu'il faut recourir pourconnaître l'ensemble des pensées de l'école.

Partie critique et partie organique prêtent leflanc à la réfutation scientifique, et il faut néces-sairement qu'il en soit ainsi, car ces deux partiess'étayent et l'une d'elles ne peut être fausse qu'àla condition que l'autre le soit. Ajoutons toutefoisque c'est le plan de reconstruction qui soulève, debeaucoup, les plus fortes objections.

Un des principaux torts du socialisme collecti-viste est, en effet, sans qu'il s'en doute, et malgréses constantes affirmations matérialistes, de faireœuvre de religiosité et si cela est logique de lapart des socialistes chrétiens, c'est absolumentillogique de la part des autres.

Il est clair que si l'on part de l'idée qu'il existe

une justice immanente si l'on croit que, de parune loi universelle, tout doit finalement aboutir

au bien, il suffit de démontrer le mal pour que l'onsoit en droit de conclure à l'existence d'un remèdeefficace.

Mais lorsqu'on n'admet ni providence ni justiceimmanente, rien ne prouve plus qu'il soit possiblede remédier aux imperfections que l'on découvredans la nature rien ne permet plus d'affirmer quecelles-ci ne sont pas inhérentesaux choses, qu'ellesne sont pas conformes aux lois universelles; rienn'autorise à conclure qu'à l'état social que l'on

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dénonce à juste titre, il soit possible de substituerun état meilleur.

Il est incontestable que la loi générale de l'uni-vers blesse ce sentiment de justice qui, avec lesprogrès de la civilisation, s'est lentement emparéde l'esprit de l'homme, et qui ne paraît répondre àrien de réel en dehors de l'humanité.

Cette loi universelle, elle peut se résumer encette règle terrible autant que fatale Mangez-

vous les uns les autres.Dans la nature, les forts détruisent les faibles,

les gros mangent les petits.Cela est vrai dans tous les règnes, même dans

le règne minéral. Enfermez dans un récipient enverre une solution saturée d'un sel quelconquedans laquelle vous aurez placé un grand nombrede cristaux non dissous du même sel, en ayantsoin que ces cristaux soient de grosseurs variées.Fermez le récipient, exposez-le pendant plusieursannées aux intempéries des. saisons, et vous vousapercevrez, au bout de ce laps de temps, que, parun mécanisme dont il est d'ailleurs facile de serendre compte, les gros cristaux se seront accrus,tandis que les petits auront diminué de volumeou se seront évanouis.

Les plantes se font une concurrence terribleet s'évincent les unes les autres. Les animauxdévorent les plantes et se dévorent entre eux.

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L'homme lui-même, après des siècles d'anthropo-phagie, dévore' encore et dévorera probablementtoujours les animaux. Où donc va-t-on chercherle principe du droit à la vie? Assurément ailleursque dans la nature, qui n'en renferme pas la trace.

Pourquoi cet ordre de choses ?Tuer un mouton pour le manger blesse le sen-

timent que nous nous faisons de la justice etrenverse le principe du droit à la vie, au moins

en ce qui concerne les animaux. Et cependant,nous ne pouvons pas renoncer, sans périr, à nousalimenter, et nous ne pouvons nous alimenterqu'avec des cadavres. Notre vie est inséparable dela destruction de milliers d'êtres vivants, bêtes ouplantes, et rien ne dit que, de même, dans lessociétés humaines, des imperfections qui nousfroissent ne soient pas inévitables.

L'homme, par cela seul qu'il est l'être supé-rieur, s'élève à des conceptions qui, dans leurabsolu, n'ont aucune réalisation objective nullepart, et. la justice peut bien être une de ces con-ceptions subjectives. Il est bien possible que cesoit là une de ces idées qui ne peuvent jamaissortir du domaine de l'imagination pour entrerdans celui des faits. Certes 1 il n'est point démon-tré qu'il en soit ainsi mais la démonstration con-traire n'est pas faite davantage, et l'impossibilitéoù nous sommes certainement de réaliser notre

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idéal dans bien des cas, dans la question notam-ment de l'alimentation, laisse le champ libre à

ceux qui prétendent que la même impuissancelimite également nos efforts en bien d'autres ma-tières.

Il ne suffit donc pas aux collectivistes d'établirque la société actuelle est mauvaise. Il faudraitqu'ils fissent en outre la preuve qu'une .sociétémeilleure est susceptible d'être établie sur lesruines de la première, et que cette société nou-velle serait moins grosse d'abus et d'injustices que

celle à laquelle on l'aurait substituée.S'ils ne font pas cette preuve, toutes leurs cri-

tiques deviennent, par cela même, déclamatoireset demeurent lettre morte.

Il y a donc lieu, pour quiconque entend ne passe prononcer à la légère, non seulement de peserles objections élevées par l'école collectivistecontre ce que cette école appelle la sociétécapitaliste, mais encore de rechercher ce qu'ily a de fondé dans ses espérances de réorgani-sation.

C'est ce que nous nous efforcerons de faire.Notre opuscule sera, par suite, divisé en quatreparties ou quatre livres.

Dans la première partie nous exposerons enrésumé la doctrine de Karl Marx et de ses dis-ciples.

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La seconde partie sera consacrée à la réfutationde l'argumentation critique des collectivistes.

La troisième le sera à la recherche des avan-tages et des inconvénients que présenterait lesystème collectiviste, s'il parvenait jamais à seréaliser et à durer.

Dans la quatrième, enfin, nous examineronsl'avenir de la société selon les vues du socialismelibéral.

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SOCIALISME COLLECTIVISTE

ET

SOCIALISME LIBÉRAL

LIVRE PREMIER

EXPOSITION RAISONNÉE DE LA DOCTRINECOLLECTIVISTE

CHAPITRE UNIQUE

Critique par Karl Marx et par son écolede la société capitaliste.

L'oeuvre fondamentale de Karl Marx est développéed'une manière fort longue et fort méthodique. Ellepeut cependant être assez brièvement résumée. Si,

en effet, l'auteur a jugé utile d'entrer dans une foulede développements presque algébriques pour démon-trer l'exactitude de ses propositions, ceux-ci sontinutiles à qui veut se borner à exposer le systèmedans ses grandes lignes.

Marx, d'accord en cela avec l'économie politique

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classique, admet que les objets, fruit du travail hu-main, ont deux sortes de valeur, leur valeur d'usage,autrement dit l'utilité qu'ils tirent de leurs qualitéspropres et des services qu'ils peuvent rendre, et leurvaleur d'échange, en vertu de laquelle des objetsdont l'usage est différent – et par cela même queleur usage est différent peuvent s'équivaloir ets'échanger les uns contre les autres.

Un habit, une paire de souliers, un chapeau, unelivre de viande sont des valeurs d'usage qui serventà l'homme de vêtements ou d'aliments. A ce pointde vue, ils ne peuvent pas se substituer les uns auxautres. Un habit ne peut pas remplacer une livre deviande, pas plus qu'une paire de bottes ne peut rem-placer un chapeau.

Mais si j'ai deux habits, l'un m'est inutile. Si l'unde mes semblables possède deux livres de viande, il yen a une dont il n'a pas l'emploi. A l'un de nous ilmanque une valeur d'usage, la viande; à l'autre ilmanque une autre valeur d'usage, l'habit. C'est à cemoment qu'intervient l'échange. Je cède l'habit que j'aien trop à celui qui a une livre de viande en plus qu'iln'est nécessaire pour sa consommation, et ce dernierme cède cette viande en retour. Nous gagnons tousdeux à cette opération, chacun ayant abandonné cequi lui était actuellement inutile, et s'étant procuréce dont il avait un immédiat besoin. Avant l'échangel'un n'avait pas de quoi se nourrir, l'autre n'avait pasde quoi se vêtir. Après l'échange chacun de nous pos-sède au contraire ce qui lui est nécessaire tant pourse mettre à l'abri des intempéries des saisons quepour s'alimenter.

Mais dans quelle proportion cet échange peut-il s'o-pérer ? C'est ici qu'intervient la notion de la valeur

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d'échange ou valeur sociale. Celle-ci peut être définie:le rapport suivant lequel les objets échangeables,c'est-à-dire les marchandises, se substituent les unsaux autres sur le marché national ou sur le marchéuniversel.

Comme d'ailleurs il serait difficile, et même impos-sible, d'établir l'équivalent d'une marchandise danstoutes les autres marchandises, on opère ici commeen chimie, où l'on fait choix d'un corps type pour me-surer les équivalents de tous les autres corps onchoisit une marchandise spéciale, la monnaie, commemesure commune des valeurs, comme moyen d'é-change, de circulation, de paiement.

Jusqu'ici Karl Marx est un simple économiste quianalyse avec une très grande profondeur de vue leslois qui régissent nos sociétés. Il en est encore demême lorsqu'il étudie la circulation monétaire, ledéveloppement du crédit. etc.

Mais où commencent ses divergences avec l'éco-nomie politique classique, c'est lorsqu'il prétendavoir trouvé une mesure non plus relative mais abso-lue de la valeur.

La valeur et quand nous ne faisons suivre cemot d'aucun qualificatif, c'est de la valeur d'échangeque nous parlons a pour mesure, d'après l'écolemarxiste, la quantité de travail humain nécessaire àsa production. S'il a fallu six heures pour faire unepaire de souliers et 12 heures pour faire un habit,un habit vaut deux paires de souliers, ou si l'ons'exprime en monnaie, le coût, le prix de l'habit seradouble de celui de la paire de souliers.

L'or, comme toute autre marchanchise, vaut ce qu'ila coûté à produire. Si l'on admet, par hypothèse, quel'extraction d'un gramme d'or ait coûté à l'homme

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un travail de six heures, et si, par convention, onappelle franc la valeur d'un tiers de gramme d'or,dire d'un objet qu'il vaut un franc équivaut à dire quesa fabrication a exigé autant de travail qu'il en a fallupour retirer un tiers de gramme d'or de la mine, soitdeux heures de travail. C'est, d'après Marx, parce quesa production a exigé la même durée de travail qu'untiers de gramme d'or, et exclusivement pour cela,qu'il peut s'échanger contre cette quantité du métalprécieux, qu'il vaut un franc.

Après avoir posé ces prémisses dont nous examine-rons plus loin le bien fondé, Marx étudie la formationde ce qu'il appelle la plus-value.

Un capitaliste emploie une somme déterminée àacquérir des objets qu'il transforme, transporte ouemmagasine. Puis il re vend ces objets après leur avoirfait subir l'une de ces trois opérations, et la sommeprovenant de la vente dépasse celle qui avait été dé-boursée pour l'achat, même additionnée de ce qui a dûêtre dépensé pour la transformation, l'emmagasine-ment ou le transport. Cet excès du prix de vente surle prix d'achat constitue le bénéfice du commerçantou de l'industriel, le profit, la plus-value et cettedernière, si elle n'est pas consommée par le capitalistepour ses besoins personnels, s'ajoutera au capital pri-mitif, l'accroîtra d'autant et deviendra source à sontour d'une plus-value nouvelle.

Cette plus-value, d'où vient-elle?Si, sur le marché, il y a toujours égalité entre les

valeurs échangées, les marchandises vendues par lecapitaliste ne valent que ce que lui-même les apayées et comme il ne peut pas les vendre au-dessusde leur valeur, le prix de vente égale le prix d'achat.Il doit rentrer dans son argent, rien de plus, rien de

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moins. II a déboursé cent louis pour se les procurer;il récupère cent louis en les aliénant, pas un centimede plus.

On ne peut pas, en effet, supposer qu'il existe surle marché une différence soit au profit de l'acheteur,soit au profit du vendeur, que le vendeur ait lecurieux privilège de vendre sa marchandise plus cherqu'elle ne vaut. Existât-il d'ailleurs, ce privilègen'expliquerait en rien le phénomène économiqueanalysé par Marx. Ce qui est achat pour l'un des con-tractants est vente pour l'autre, et chaque contrac-tant est alternativement acheteur et vendeur. Si doncun échangeur vend au-dessus du prix et que ce soitlà une règle générale, il a également acheté au-dessusdu prix lorsqu'il a été acheteur, et en fin de compteles deux différences se compensent. Au lieu d'acheterune marchandise cent louis pour la revendre centlouis, il débourse cent dix louis en l'achetant, et ilen retire cent dix en la revendant. Le rapport d'éga-lité persiste et l'on ne voit apparaître la plus-valuenulle part.

Supposons même qu'un contractant ait réussi àtromper l'autre et à faire payer sa marchandise pluscher qu'elle ne valait, cela n'explique pas davantagela plus-value. Le contractant de mauvaise foi s'en-richit sans doute; il y a un changement dans la dis-tribution des richesses; mais après le contrat dolosifla société n'est ni plus ni moins riche qu'avant. Lasomme des valeurs existantes n'a pas varié; elle n'afait que changer de mains. Il y a eu un vol de com-mis il n'y a pas eu production nouvelle de valeur,c'est-à-dire de plus-value.

Qu'est-ce qui peut donc bien engendrer la plus-value ?

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Après avoir déduit l'impossibilité de faire déri-ver la plus-value de la vente ou de l'achat, c'est-à-dire après avoir éliminé l'hypothèse d'après laquellela plus-value trouverait son origine dans la circula-tion des marchandises, Karl Marx ajoute

« Resté une dernière supposition, à savoir que latransformation procède de la valeur d'usage de lamarchandise, c'est-à-dire de son usage ou sa consom-

mation. Or il s'agit d'un changement dans la valeuréchangeable, de son accroissement. Pour pouvoirtirer une valeur échangeable de la valeur usuelled'une marchandise, il faudrait que l'homme aux écuseût l'heureuse chance de découvrir, au milieu de lacirculation, sur le marché même, une marchandisedont la valeur usuelle possédât la vertu particulièred'être source de valeur échangeable, de sorte que laconsommer serait réaliser du travail et, par consé-quent, créer de la valeur.

» Et notre homme trouve effectivement sur le mar-ché une marchandise douée de cette vertu spéci-fique, elle s'appelle puissance de travail ou force detravail.

» Sous ce nom il faut comprendre l'ensemble desfacultés physiques ou intellectuelles qui existentdans le corps d'un homme, dans sa personnalitévivante, et qu'il doit mettre en mouvement pour pro-duire des choses utiles. (1)

Un pas de plus dans l'analyse et l'idée du grandsocialiste allemand apparaît dans toute sa netteté.

La valeur est la représentation du travail et ne peutêtre engendrée que par le travail.

Mais pour travailler il faut posséder deux choses

(1) Karl Marx, le Captai (édition française), p. 71.

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la force du travail qui est inhérente à l'homme et leséléments, instruments ou matières premières, parlesquels ou sur lesquels le travail s'exercera.

Or, dans la société capitaliste, la force de travail nese rencontre pas chez les mêmes individus que leséléments sur lesquels ou au moyen desquels le travaildoit s'exercer. Celle-là est le lot de l'ouvrier. Ceux-cisont le lot du capitaliste.

Et comme le capitaliste ne peut pas plus produiresans travail que l'ouvrier sans matières premières etsans instruments, un contrat intervient librement surle marché entre ces deux personnes.

L'ouvrier vend pour un temps limité sa puissancede travail au capitaliste. Celui-ci, après l'avoir ache-tée, en use comme on use de toute valeur d'usagequ'on achète, en la consommant. Or consommer laforce de travail, c'est la faire travailler. Il la faitdonc travailler et la valeur créée par elle lui appar-tient.

Il reste à examiner ce que vaut la puissance de tra-vail et ce qu'elle peut produire.

Il est un fait indéniable, c'est que l'homme peutproduire plus qu'il ne consomme. S'il en était autre-ment .aucune accumulation de richesses n'eût été réa-lisable, aucun progrès n'eût été possible.

Or, comme, toujours d'après la théorie marxiste,une chose ne vaut jamais que ce qu'elle a coûté àproduire, cette loi s'applique à la force de travailcomme à toutes les autres marchandises.

Que coûte à produire celle-ci?L'ensemble des objets nécessaires à l'alimentation

de l'ouvrier pendant le temps pour la durée duquelil a aliéné son activité, ensemble augmenté de ce quej'appellerai volontiers l'amortissement de l'ouvrier,

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c'est-à-dire des frais de reproduction, autrement ditd'entretien de la famille pendant le même laps detemps.

Admettons hypothétiquement que la somme jour-nalière nécessaire pour assurer la conservation et lareproduction de l'ouvrier soit de quatre francs, lapuissance de travail ou le salaire qui la paye vautquatre francs. La loi qui régit la valeur ne lui permetpas de s'élever au-dessus de cette somme. Cette limi-tation du salaire à ce qui est strictement indispen-sable au travailleur pour vivre et engendrer, procèded'une loi inéluctable, de ce que Lassale a appeléla loi d'airain.

Continuons notre supposition, et admettons quepour produire les quatre francs, il faille six heuresd'efrorts, d'usure humaine, et que l'ouvrier travailleseulement pendant six heures. Le salaire aura étéjuste reconstitué il ne se sera pas créé un atome devaleur supplémentaire, et aucune plus-value n'aurapris naissance.

Mais si, au lieu de travailler pendant six heures,l'ouvrier travaille pendant douze heures s'il donneau capitaliste, en outre des* six heures de travail né-cessaire ou travail payé, six autres heures d'un travailsupplémentaire, d'un travail non' payé, d'un sw tra-vail, il crée ainsi de toutes pièces une nouvelle valeurde quatre francs qui appartient au capitaliste, quivient accroître son capital, qui constitue la plus-value,le profit.

Karl Marx établit ensuite comment, par suite de laconcurrence, le capitaliste, sans qu'on puisse en faireun reproche aux individus Soumis à la loi qui règleles rapports économiques et qu'il ne peut éluder, estobligé de tendre à la diminution constante du travail

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nécessaire dans sa relation avec le surtravail; com-ment il doit s'efforcer d'obtenir chaque jour une pro-portion plus forte d'efforts non payés comment enfin,il arrive à ses fins, soit en prolongeant la journée detravail quand la loi ne vient pas la limiter, soit enaugmentant l'intensité du travail, soit en en accrois-sant la productivité au moyen de la coopération ou dumachinisme. Mais ce sont là des développements se-condaires qui, indispensables dans un travail com-plet et magistral comme celui de Karl Marx, n'ont pasà nous occuper ici. Ils n'apporteraient aucune clarténouvelle à l'intelligence de la doctrine que nous ana-lysons.

Ainsi, l'homme étant doué d'une puissance produc-tive supérieure aux nécessités de sa consommationpeut créer plus de richesses qu'il n'en fait disparaître.D'autre part, par suite de la distinction qui existe-entre les possesseurs du travail et les détenteurs dela force de travail, ces derniers sont obligés de vendrecelle-ci à sa valeur proprement dite, c'est-à-dire à lareprésentation exacte de la consommation nécessairedu travailleur. L'excédent de la production sur laconsommation appartient dès lors au capitaliste., quivoit ainsi s'accroître chaque jour sa fortune, alors quel'ouvrier ne parvient jamais à s'approprier, en dehorsde ce qui lui est strictement indispensable pour vivreet se reproduire, la moindre miette des valeurs en-gendrées par lui..

Poussant plus avant, Karl Marx établit que la con-séquence du machinisme est de développer chaquejour davantage la grande industrie au détriment dela petite, d'exproprier successivement l'ouvrier dé-tenteur de ses instruments de travail, puis le petitindustriel et finalement l'industriel moyen au profit

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du grand industriel, le nombre des possesseurs decapitaux ayant ainsi une tendance à diminuer rapide-ment, tandis que s'accroît la richesse de ceux qui res-tent, et le chitrre des salariés allant, au contraire,sans cesse en augmentant.

Marx, nous l'avons dit, n'impute pas à crime cetétat de choses aux capitalistes isolés qui subissent leslois fatales de la concurrence. Il reconnaît d'ailleursl'utilité du capital et considère l'ère capitalistique quenous traversons comme une phase nécessaire du dé-veloppement social. Mais il n'en estime pas moinsque, dans son ensemble, le capital se développe aupréjudice du travail et constitue une grande spolia-tion.

Le chef de l'école collectiviste prévoit, il est vrai,une objection. Pour produire une plus-value pre-mière, il fallait une accumulation antérieure- à cetteplus-value, et cette accumulation pourrait avoir été,ainsi que le prétendent les économistes, le fruit dutravail.

Mais cette objection ne le gêne en rien. A. l'aide d'unassemblage de faits, souvent probants, mais toujourspartiels et manquant de généralité, il s'etforce deprouver que l'accumulation primitive est due à laguerre, à la conquête, à la violence, à la confiscationdes biens, à la dilapidation des domaines de l'État, àl'usurpation des communaux. Il ajoute, d'ailleurs, quefût-elle due au travail, cela n'atteindraitpas davantageson système. Le capital étant à ses yeux chose morte,et par conséquent improductive, lorsqu'il n'est pasvivifié par le travail, il est clair que, d'après ces pré-misses, l'accumulation primitive a dû être prompte-ment consommée et remplacée par de la plus-valuepure, c'est-à-dire par du travail non payé.

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Marx conclut à la socialisation, à la mise en com-mun de tous les instruments de travail. Le sol, lesmines, les outils de tout genre, les matières premières,les moyens d'emmagasinement et de transport, toutappartiendrait à la société. Seuls pourraient êtreappropriés les produits destinés à la consommation,et les outils que l'on pourrait manœuvrer soi-mêmeen dehors de toute coopération, de tout machinisme,comme l'aiguille par exemple, encore à la conditionqu'on ne s'en servirait pas pour faire un travailrétribué.

La société se trouverait ainsi substituée à l'indus-trie capitaliste pour la production de la somme detous les objets utiles mis à la disposition des consom-mateurs dans les magasins généraux.

Comment les produits ainsi obtenus arriveraient-ils ensuite aux consommateurs ?

C'est ici que l'école collectiviste moderne se séparede l'ancien communisme sentimental.Pour les ancienscommunistes, la consommation devait être collectivecomme la production. On aurait cessé de fabriquerrdes objets de luxe, c'est-à-dire des objets inutilesselon les vues de l'école; et des objets indispensableschacun aurait pris librement autant qu'il en auraitdésiré. La doctrine était renfermée dans cette deviseque Louis Blanc avait faite sienne « A chacun selonses besoins, de chacun selon ses facultés. » En unmot, on aurait consommé autant qu'on aurait vouluet l'on aurait travaillé aussi peu qu'on l'aurait sou-haité.

Il est clair qu'une doctrine semblable ne pouvaitêtre défendue par des cerveaux puissants et scientifi-quement organisés" comme ceux de Marx et de Las-sale.

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Pour l'admettre, il fallait se lancer dans la chimèredu travail attrayant et de la production illimitée. Dèsqu'on sort de ces données fantaisistes, elle ne sou-tient plus l'examen. Si le travail est un effort au--quel l'homme répugne naturellement bien qu'on neconçoive pas l'existence sans lui; si, d'ailleurs, lesproduits de ce travail ne sont pas, comme l'air, à cepoint illimités que chacun puisse y puiser sans dis-crétion, et sans que cela puisse gêner en rien la con-sommation des autres si, en un mot, le travail estpénible et si les produits en sont limités, l'absurditédu communisme métaphysique de la fin du siècledernier et du commencement de ce siècle-ci sauteaux yeux des moins clairvoyants. Lassale et Marxn'ont eu garde de tomber dans de semblables rêveries.

Pour ces grands penseurs, dont nous ne partageonspas les idées, mais à la haute puissance intellectuelledesquels nous rendons hommage, la consommationdevrait rester ce qu'elle est aujourd'hui, personnelle,libre, limitée par le travail de chacun. La seule diffé-

rence, c'est que le capital n'étant plus là pour préleverà son profit une part de la production, celle-ci seraitplus équitablement répartie.

La monnaie métallique serait supprimée, au moinspour les échanges à l'intérieur. On la remplaceraitpar des bons de travail qui deviendraient la vraie, laseule monnaie de l'avenir. Chaque travailleur rece-vrait une quantité de ces bons proportionnelle à ladurée du travail fourni par lui, durée diminuée, bienentendu, au prorata, jusqu'à concurrence des sommesreprésentant les dépenses d'ulilité_générale,c'est-à-dire les dépenses auxquelles il est aujourd'hui pourvupar l'impôt.

Faisons une supposition pour bien fixer les idées

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admettons qu'un tiers de la production totale dût êtreaffecté à cette catégorie de dépenses, que l'on peutdésigner sous le nom de « consommation collective »,tout ouvrier ayant travaillé trois heures recevrait unbon de deux heures de travail.

Karl Marx, nous l'avons du reste déjà dit, est fortpeu explicite sur ces points et c'est à ses commenta.-teurs, à Deville, à Scheeffle, qu'il faut s'adresser pourconnaître d'une manière à peu près complète les vuesde l'école à cet. égard.

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LIVRE DEUXIÈME

RÉFUTATION DE L'ARGUMENTATION CRITIQUEDES COLLECTIVISTES

CHAPITRE PREMIER

Théorie de la valeur.

La première objection que'l'on puisse élever contrela critique de Karl Marx repose sur sa théorie de lavaleur, qui est totalement antiscientifique.

Suivant Marx, nous l'avons dit, un objet vautrigoureusement ce qu'il a coûté à produire et nevaut rien de plus. Cette conception est absolumenterronée. LJélément coût de production, s'il intervientdans la fixation de la valeur, n'y intervient que sub-sidiairement, par voie de conséquence, et laisse lapremière place, la place fondamentale, à l'utilité.

Prenant à partie les économistes qui disent « lavaleur d'un objet est ce que le consommateur con-sent à payer en échange », Marx prétend que c'est làfaire une tautologie, un cercle vicieux, que c'estcomme si l'on disait « la valeur d'un objet est ce quecet objet vaut. »

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Nous allons voir que, avec une apparence de préci-sion qui éblouit au premier abord, la définition deMarx renferme une tautologie identique à celle qu'ilreproche à l'économie politique courante.

Un objet est fourni gratuitement par la nature unfruit, un gibier, un diamant. Il peut être supposén'avoir coûté aucune peine à recueillir. Il s'est pré-senté par hasard au passant qui ne le cherchait paset qui n'a eu qu'à s'en saisir sans effort. Au point devue où se place l'école collectiviste, et Marx est trèsaffirmatif sur ce point, cet objet est sans valeur.

Et cependant qui ne voit qu'il en aura une, qu'iltrouvera celle-ci dans sa rareté combinée avec sonutilité, dans le désir qu'auront un grand nombred'êtres humains de posséder sa valeur d'usage!

L'école marxiste soutiendra-t-elle que cette valeurest abusive ? Dira-t-elle que recevoir le prix d'undiamant trouvé sans effort équivaut à un vol? Maiss'il en est ainsi, à qui appartiendra le diamant? Quiaura le droit de s'en servir?

S'il n'en existe qu'un et que tout le monde le désire,il faut bien chercher un moyen de déterminerà qui ildevra échoir, à moins que par sentiment d'égalité onn'en prive également tout le monde.

Ce moyen de déterminer à qui le diamant appar-tiendra ne peut se trouver que dans la somme dessacrifices que chacun consentira à faire en échange,autrement dit dans le prix qu'il conviendra aux ache-teurs de payer pour se le procurer. Ce prix constituerala valeur de la gemme, car on ne saurait admettreque le prix, c'est-à-dire une valeur, soit payé enéchange d'une non-valeur.

Il est donc contraire à la science de dire qu'un objetsoit sans valeur s'il n'a rien coûté à produire. Cela est

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vrai, sans doute, s'il est-assez répandu pour être à ladisposition de tous, pour que nous puissions tous enconsommer autant qu'il nous en faut sans en priverautrui, ainsi que c'est le cas pour l'air atmosphériqueou pour l'eau à la rivière. Mais dès que l'objet n'abondeplus assez pour être à la disposition de tous en quan-tité illimitée, il prend une valeur, et celle-ci est pro-.portionnelle à sa rareté et à son utilité.

Ainsi l'eau, qui n'a aucun prix sur les rives duLéman, en acquiert une immense dans certainesrégions de l'Afrique australe où elle fait défaut. Là,le nègre qui connaît un puits, quand bien même ilsoit naturel, met plus de soin à n'en pas révéler l'exis-tence, que nous n'en mettrions certainement à con-server un flacon du plus précieux des vins. Le vin,qui est le produit du travail, vaut certainementbeau-coup moins chez nous que l'eau dans ces contréesdéshéritées.

Telle est la première erreur des collectivistes relati-vement à la valeur. Ils en commettent une.seconded'ordre absolument opposé.

S'il n'est pas vrai que tout objet gratuitementfourni par la nature soit dépourvu de valeur, il n'estpas vrai davantage que tout produit'de l'industriehumaine en soit pourvu. Un produit ne possèdeaucune valeur s'il est inutile à l'humanité.

Un homme qui s'amuserait à casser de la glace surle sommet du Mont-Blanc ou de la Yung-Frau réalise-rait certainement un travail fort pénible. Il ne crée-rait néanmoins aucune valeur, parce qu'il ne trouve-rait personne qui consentît à échanger ce produit deson travail contre le sien propre.

Marx le reconnaît du reste de bonne grâce « Aucunobjet », dit-il, « ne peut être une valeur, s'il n'est une

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chose utile. S'il est inutile, le travail qu'il renfermeest dépensé inutilement, et, conséquemment, ne créepas de valeur (1). »

C'est parfait; mais comment l'auteur ne s'est-il pasaperçu qu'entre l'objet dont l'utilité est considérable,dont il est presque impossible à l'homme de se priver,et celui dont l'utilité est nulle, il existe toute une sériede degrés? Comment n'a-t-il pas vu qu'il est, dès lors,impossible de considérer toute espèce de travailcomme étant productif au même degré à la seulecondition de n'être pas entièrement inutile? Com-ment n'a-t-il pas reconnu qu'entre ces termes extrê-mes le fantaisiste qui casse de la glace sur unglacier et le laboureur qui fait pousser le froment, ily a les travailleurs intermédiaires dont les produitsont une utilité variée, entraînant pour eux une valeurégalement variée?

Karl Marx établit une différence trop marquée entrela valeur d'échange et la valeur d'usage. Les deuxchoses sont, il est vrai, différentes; mais elles sontintimement liées. La valeur d'usage entraîne la de-mande et crée la valeur d'échange.

Sans doute, lorsqu'une marchandise dont l'utilitéest considérable est rare sur le marché et acquiert,par cela même, des prix élevés, il arrive que capitauxet travailleurs se précipitent vers la branche d'indus-trie qui s'occupe de sa production, parce que cetteindustrie leur promet dé gros bénéfices. Sans doute,

'en s'y précipitant, ils amènent l'abondance du pro-duit dont le prix baisse par cela même et s'équilibreavec celui des autres marchandises. Sans doute, il enrésulte que, au bout d'un certain temps, et pour tout

(1) Karl Marx, le capital, édition française, p. 16, ligues» elsuivantes.

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ce dont la rareté n'est pas une fatalité naturelle, lavaleur des divers objets est ramenée à une proportion-nalité avec le travail qu'ils ont coûté. Mais c'est làune simple conséquence. Le temps de travail est de-venu proportionnel à la valeu*, mais il ne constituepas cette valeur. Celle-ci en demeure indépendante.Elle n'a de mesure réelle que dans l'utilité de l'objetet dans le besoin plus ou moins considérable que l'onen a.

Les socialistes,sont bien forcés d'en convenir dansune assez large mesure. Après avoir pris, d'une ma-nière générale, la durée du travail -comme mesurenormale de la valeur, Marx établit la distinctionentrele travail socialement nécessaire à la production d'unobjet et le travail effectivement dépensé par l'ouvrierpour le fabriquer.

« Le temps socialement nécessaire à la productiondes marchandises est celui qu'exige tout travail exé-cuté avec le degré moyen d'habileté et d'intensité, etdans des conditions qui_par rapport au milieu socialdonné, sont normales. Après l'introduction en An-gleterre du tissage à la vapeur, il fallut peut-être moi-tié moins de travail qu'auparavant pour transformeren tissu une certaine quantité de fil. Le tisserand an-glais, lui, eut toujours besoin du même temps pouropérer cette transformation mais, dès lors, le pro-duit de son heure de travail individuelle ne repré-senta plus que la moitié d'une heure sociale de travailet ne donna plus que la moitié de la valeur première. »

Les socialistes vont plus loin ils sont amenés mal-gré eux, par la fatalité des choses, à reconnaîtrel'existence d'un travail compliqué qui n'est qu'unmultiple du travail simple.

Ils admettent même que, par cela seul qu'ils seront

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plus répugnants que d'autres, certains travaux de-vront être cotés au-dessus de la moyenne, et que c'estla loi de l'offre et de la demande qui déterminera cettecôte. Le passage où M. Deville expose cette théoriemérite d'être cité

« C'est également en excitant l'intérêt, qu'on assu-rera l'exécution des travaux tout particulièrementdangereux ou répugnants, grâce à une majoration duprix de l'heure de travail ordinaire. On établira quequatre heures, par exemple, consacres à une de cesspécialités ingrates équivaudront à six ou sept heuresde travail simple. Il n'y aura pas là, du reste, de dé-termination arbitraire; la différence, pour un mêmegain, entre le temps employé à des travaux ordinaireset celui employé à des travaux pénibles, variera d'a-près l'offre et la demande de ces derniers travaux. »

C'est que, en effet, la mesure du travail .humainn'existe pas. Et l'on ne pourrait cependant donnerà la valeur le travail pour base, socialement s'en-tend, que si l'on possédait une mesure du travail.

Pour les machines à vapeur cette mesure existe.Ori sait exactement combien de combustible doit êtrebrûlé pour produire un effet déterminé les effets sontcomparables.

Mais chez l'homme A-t-on jamais découvert uneméthode à l'aide de laquelle il fût possible de mesu-rer le travail intellectuel, et d'en établir l'équivalenten travail musculaire?

Entre le travail musculaire pénible, celui qui sou-lève de grands poids, et celui que l'on peut appelerméticuleux, celui de l'horloger, par exemple, cher-chant minutieusement, sa loupe à la main, à assem-bler les rouages d'une montre, lequel entraîne la plusgrande usure humaine?

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Du travail intellectuel du poète, et de celui du ma-thématicien, du travail de l'homme d'imagination etde celui de l'homme de déduction, lequel consommele plus de matière cérébrale? Est-il même sûr que ladifférence de dépense soit la même chez tous leshommes pour ces diverses catégories de travaux?Est-il impossible d'admettre que celui qui, né poète,fait des vers et d'excellents vers en se jouant, dépensebeaucoup moins pour arriver à ce résultat que telautre qui n'a aucune vocation poétique pour écrireun poème détestable?

C'est là ce qu'il importerait de savoir pour établirune mesure de la valeur par le travail, et c'est là mal-heureusement ce que nous ignorons et ce que, sui-vant toutes les probabilités, nous ignorerons long-temps encore.

N'ayant aucune mesure précise et fixe du travail,si ce n'est sa durée, qui ne signifie rien, les disciplesde Marx et Marx lui-même ont été obligés de recourir,pour sa mensuration, à la loi de l'offre et de lademande, c'est-à-dire à l'utilité.

Mesurer le travail à l'utilité, après avoir donné letravail pour mesure à la valeur des produits, cela re-vient à prendre l'utilité comme mesure de la valeur.

Les socialistes, lorsqu'ils ont parlé de la suppres-sion de la monnaie métallique et de son remplace-ment par des bons de travail, se sont figuré qu'ils ap-portaient ainsi un changement énorme en réalité ilsn'ont changé que les mots.

A l'heure actuelle, un tiers de gramme d'or ou5 grammes d'argent étant la commune mesure, et laloi de l'offre et de la demande faisant connaître contrequelle quantité de l'un de ces métaux précieux leséchangistes consentent à livrer leurs marchandises,

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la valeur de celles-ci s'exprime en un certain nombrede grammes d'or ou d'argent.

Demain, dans l'hypothèse de l'état socialiste réali-sée, elle s'exprimerait en nombre d'heures de travail.Mais ces heures elles-mêmes ayant été déterminées parla loi de l'offre et de la demande, il n'y aurait absolu-ment rien de modifié, si ce n'est le nom de la mesure.

Les économistes font une tautologie en disant « unobjet vaut ce qu'il vaut. » Je le veux bien. Mais KarlMarx en fait une autre lorsque, après avoir dit que lavaleur d'un objet est représentée par le nombre desheures de travail qui ont servi à le produire, il en ar-rive, dans la détermination de ce nombre d'heures detravail, à dire lui aussi « Le travail vaut ce qu'ilvaut. »

C'est qu'il existe beaucoup de notions qui ne sontpas susceptibles de définition précise.

Par exemple, la nature ne nous offre pas la matière.Elle nous offre des corps. Mais dans ces corps si diversnous trouvons des propriétés qui leur sont communesà tous, notamment la pesanteur. Nous faisons alorsune abstraction; nous admettons qu'il y a quelquechose de commun, d'identique en eux tous, et à cequelque chose nous donnons le nom de « matière. »

Nous obtenons ainsi cette succession d'idées

Corps Pesanteur Matière.

Nous allons plus loin nous mesurons la quantitéde matière par la quantité de pesanteur, par le poids,et nous complétons notre série qui devient ainsi

Corps, Pesanteur, Matière, Poids.

Nous ne savons cependant absolument rien de cequ'est la matière en substance.

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Il en est de même, dans l'ordre économique, pourla valeur.

Le commerce et l'industrie ne nous offrent qu'unechose des marchandises.

Ces marchandises sont variées à l'infini par leursqualités, leurs utilités; mais parmi leurs propriétés simultiples et si diverses il en est une qui leur est corn--mune à toutes l'échangeabilité.

Nous nous élevons, par suite, à la conception abs-traite de quelque chose qui existe dans toutes, et cequelque chose nous l'appelons « valeur », tout commeen physique nous avons appelé « matière l'abstractiontirée des propriétés communes et générales des corps.

Poursuivons la comparaison. Il s'agit de mesurer laquantité de matière qu'un corps renferme par laquantité de pesanteur qui est en lui. Ne possédantaucun moyen de faire cette détermination d'une ma-nière absolue, nous nous bornons à comparer lescorps les uns aux autres, et nous prenons une unité demesure de pesanteur, une unité de poids, le poidsd'un centimètre cube d'eau pure à 40 centigrades.Nous désignons cette unité pesante sous le nom degramme.

Avec la valeur nous procédons de même. Sur lemarché nous comparons les marchandises par lafaculté qu'elles ont de s'échanger les unes contre lesautres en proportions variées, et pour rendre cetteopération facile, pour que les résultats en soient tou-jours comparables, nous prenons une unité de valeurqui s'appelle le franc et qui détermine les prix, touttcomme nous avions pris une unité pesante qui déter-minait les poids. Le marché, avec la loi de l'offre et dela demande, fait ici l'office de la balance et l'on a ainsiles deux séries parallèles

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Corps Pesanteur Matière Poids

Marchandises Echangeabilité – Valeur PrixAinsi s'écroule la théorie de Marx sur la valeur,

et, avec elle, ainsi que nous le verrons dans unchapitre ultérieur, les conséquences économiquesqu'en tire ce penseur relativement au rôle du capital.

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CHAPITRE II

La loi d'airain.

Nous avons déjà fait connaître ce que Lassale aappelé la « loi d'airain ». C'est la prétendue loi en vertude laquelle le salaire est strictement limité à ce qui estindispensable à l'ouvrier pour vivre et se reproduire,sans pouvoir jamais, d'une manière permanente etgénérale, s'élever au-dessus ou s'abaisser au-dessous.

Je dis d'une manière permanente et générale, parceque, lorsqu'on combat une doctrine, il est juste de la

•présenter telle qu'elle est.Les socialistes ne prétendent aucunement que ja-

mais, à une époque donnée, sur un point donné, lessalaires ne puissent monter au-dessus du nécessaire.Ils admettent qu'ils peuvent transitoirement s'éleverau-dessus, ou même descendre au-dessous. La sura-bondance des bras dans une industrie, jointe à unediminution de la demande, peut, suivant eux, fairetomber le salaire bien au-dessous de ce qu'il faut à l'ou-vrier pour assurer sa subsistance. Mais ils reconnais-sent que, par contre, l'effet inverse se produit souventpar suite de l'augmentation de la demande combinée

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avec une décroissance de l'offre. Seulement, ils pen-sent, – et M. Jules Guesde, qui a publié un fort inté-ressant opuscule sur ce sujet, le dit nettement,que ce ne sont que des effets passagers qui n'enlèventrien à la justesse de la loi appliquée aux phénomènesconsidérés dans le temps et dans l'espace. Il y auraitlà quelque chose comme une d,e ces séries d'oscilla-tions innombrables qui, malgré les mouvements deva-et vient de l'onde lumineuse ou calorifique, n'enconstituent pas moins des rayons très rectilignes delumière et de chaleur.

C'est sur cette donnée qu'il faut se placer pour dis-cuter la loi d'airain, et c'est ce qui fait que je n'attachepas une grande importance aux chiffres statistiquesque l'on m'apporte et qui s'appliquent toujours à despoints limités dans l'espace et à des périodes nonmoins limitées dans le temps.

Ainsi, M. Francis Laur fournissait, il y a quelquetemps, dans le journal la Presse, des chiffres desquelsil résulte très nettement que le salaire des ouvriersmineurs a augmenté depuis une vingtaine d'années,en. Belgique, non seulement d'une manière nominale,en argent, mais encore réellement, par sa puissanced'achat; qu'en un mot, l'ouvrier mineur belge peutaujourd'hui, avec ce qu'il gagne, se procurer beau-coup plus d'objets de consommation qu'il y a vingtans.

Je tiens les chiffres de M. Francis Laur pour exacts,mais je tiens également pour certain qu'ils ne con-vaincront aucun socialiste. Je n'ai pas entendu cequ'en a dit M. Guesde, à supposer qu'il les ait lus,mais je sais ce qu'il dû en dire comme si je l'avalentendu. Il considère, à n'en pas douter, ces faitscomme purement contingents, comme l'un de ces

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mouvements oscillatoires, dont l'effet général n'estque la moyenne. Et il n'y a pas à douter qu'il n'yattache aucune signification.

La question de la loi d'airain est, en effet, une desnotions fondamentales du socialisme.

Si elle est exacte, il faut écrire sur le monde du tra-vail, transformé en bagne social, le fameu x vers deDante

Lasciate ogni speranza voi ch' entrate.

Abandonnez toute espérance de vous enrichir, dit-elle à l'ouvrier. Que vous soyez laborieux ou que letravail vous répugne, que vous soyez intelligents ouignares, que vous soyez économes ou prodigues, lerésultat sera le même pour vous .le capital absorberatoute la plus-value sociale et ne vous laissera que cequi est indispensable pour vous empêcher de mourirde faim. Les capitalistes voudraient-ils faire autre-ment qu'ils ne le pourraient pas. L'.inflexible loi s'im-pose en dehors de toutes les volontés humaines sile corps social n'intervient pas.

Il est clair que, même si ces conclusions étaientrigoureusement établies, il ne serait pas encoreprouvé que le collectivisme dût être supérieur à ceque nous avons. De ce qu'un système est démontrémauvais, il ne s'ensuit pas forcément qu'un autre soitmeilleur, ni même qu'il soit possible d'en découvrirun meilleur.

Il n'en resterait pas moins que l'horreur du salariatserait telle qu'elle légitimerait toutes les recherches etexcuserait toutes les utopies.

Mais la loi d'airain est-elle vraie?Oui, dans une acception limitée et restreinte; non,

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avec le caractère de généralité que Lassale, Karl Marxet Jules Guesde lui attribuent.

A chaque époque, il y a un minimum de consom-mation au-dessous duquel aucun travailleur etpresque aucun assisté ne descend. Si l'on prend pourbase de la loi des salaires ce minimum-là, la loi estvraie, et l'on peut dire que des modifications de détailtendant à élever les salaires ou à abaisser le prix desmarchandises n'exercent point un effet d'ensembleappréciable.

Mais le minimum de consommation n'est point cetantum de nourriture, incompressible et inextensible,nécessaire pour que l'ouvrier puisse vivre et se repro-duire. Le tantum qui représente le salaire est exten-sible et compressible, et Lassale lui-même, pourrendre sa loi acceptable en apparence, avait été obligéde dire le tantum de subsistance nécessaire dansun temps et dans un milieu donnés.

Or ce simple membre de phrase renverse tout l'édi-fice et détruit toute l'économie de la loi.

Il était cependant nécessaire, car si on l'eût sup-primé, l'absurdité de la proposition aurait éclatéaussitôt.

L'ouvrier le plus misérable de nos jours, mêmecelui des workhouses de Londres pendant les- chô-mages, est mieux logé et plus substantiellementnourri que ne l'étaient nos pères alors qu'ils vivaientde chasse, se vêtissaient de peaux d'animaux et s'a-britaient dans les cavernes naturelles.

Sans même remonter aussi loin, nous voyonsde nos jours un ouvrier allemand, un ouvrier belge,un ouvrier italien, se contenter d'un moindre salairequ'un ouvrier français, et, dans une proportion beau-coup plus forte encore, un travailleur chinois vivre

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avec une rétribution infiniment inférieure, à travailégal, à celle qu'exige un yankee. Ces différences entrele minimum de consommation dont les hommes secontentent ou se sont contentés dans l'espace et dansle temps sont la réfutation la plus topique, la plusabsolue, que l'on puisse faire de la proposition deLassale.

M. Jules Guesde, grand défenseur de cette propo-sition, prévoit l'objection et s'efforce de la réfuter.

Si le troglodyte consommait moins que le travail-leur actuel, c'est qu'il travaillait moins travaillantmoins, ilusaitmoins son organisme, etl'usantmoins,il avait moins besoin de le réparer.

L'argument est quelque peu hypothétique. Si letroglodyte n'était point attaché à une usine ni mêmeà un métier, il lui fallait se procurer, par la pêche,la chasse ou la cueillette, le poisson, le gibier ou lesfruits nécessaires à son alimentation. Il devait pourcela parcourir des espaces considérables, faired'énormes efforts de marche, transporter de loin legibier tué ou les fruits cueillis. Rien ne prouve quela combustion organique, l'usure humaine qu'exi-geaient ces efforts, fût inférieure à celle qui se produitchez le métallurgiste ou le mineur de nos jours.C'est possible; mais la preuve n'est pas faite, et c'estune singulière façon de raisonner que de baser sonargumentation sur des faits dont la preuve n'estpas établie.

M. Guesde répliquera peut-être que la preuve con-traire à sa thèse n'est pas faite non plus.

Mais de nos jours 1 peut-il affirmer qu'entre Alle-mands, Belges, Italiens, Anglais ou Français, ilexiste des différences organiques qui justifient les dif-férences de consommation des ouvriers de ces di-

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verses nations? prétendra-t-il qu'il y ait là quelquechose d'analogue à ce qui se passe entre deux ma-chines dont l'une brûle plus de charbon que l'autrepour un même nombre de chevaux-vapeur?

Il le dit en ce qui concerne les Chinois et expliqueainsi les salaires infimes qui suffisent à leur existence.Mais ici encore il affirme sans prouver. Il faudraitmontrer les différences organiques et physiologiquesqui permettent cette meilleure appropriation de laforce. Il faudrait établir que si les Chinois consententàtravailler pour un moindre salaire, c'est parce queleur organisme, machine perfectionnée, leur permetde produire un effort plus grand avec une dépensemoins grande, de combustible humain, de mieuxtransformer l'action chimique en action mécaniqueou intellectuelle, auquel cas ce peuple serait lepeuple supérieur destiné à nous évincer tous; et sice n'est pas, au contraire, purement et simplement,parce qu'étant moins raffinés, ayant des goûts plusmodestes, ils se contentent de beaucoup moins quenos ouvriers européens ou américains si en un motleur moindre consommation est une conséquencede la perfection plus grande de la machine humainechez eux ou n'est qu'un résultat de leur volonté.

Mais M. Gnesde ne s'inquiète pas de toutes ceschoses. Il a besoin d'une loi, il l'affirme. Dans l'exa-men des faits, il trouve des obstacles sur sa route,des phénomènes qui sont en contradiction avec sa loi.Cela ne l'arrête pas une minute. Il fait une hypothèsequelconque pour expliquer la perturbation observée,puis son hypothèsefaite, il tetdonne-e£H»ra& une vérité-démontrée et passe outre. Cependant cette- hypothèsemême, qu'à la rigueur il peut se permettre lorsqu'ils'agit des Chinois, à cause de l'énorme distance qui

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sépare la race chinoise de nos races caucasiques,peut-il se la permettre à propos des peuples quihabitent l'Europe?

Où donc a-t-il aperçu les différences organiquesdont il parle entre le Français, le Belge, l'Allemand,l'Italien et l'Espagnol?

Tout au plus pourrait-il dire que le climat agit,que dans les pays chauds on a besoin de moinsd'aliments respiratoires, que, par suite, l'Italien etl'Espagnol ont moins besoin de boire et de mangerque le Français.

Ceci serait vrai, à la condition unique toutefoisque l'Italien travaillât en Italie et que l'Espagnol tra-vaillât en Espagne. Dès que l'un et l'autre viennent àParis, ils sont placés dans les mêmes conditions cli-malériques que le travailleur parisien et doivent phy-siologiquement consommer autant. S'ils consommentmoins c'est que ce que reçoit l'ouvrier de Paris n'estpas le tantum strictement nécessaire à entretenir sa vie età lui permettre la reproduction. Il reçoit une sommesupérieure à ce minimum puisque l'Espagnol et l'Ita-lien transplantés à Paris se contentent d'un salairemoindre, et vivent.

Avec l'Allemand et le Belge la preuve est bien plusfrappante encore. L'Allemand habite une contrée plusfroide que la nôtre. Il en est de même du Belge.Ayant besoin de la même quantité d'aliments quenous pour reconstituer ses tissus et produire unemême quantité de travail utile, il lui faut plus d'ali-ments respiratoires qu'à nous, puisqu'il a à luttercontre des saisons plus rigoureuses. Comment doncse fait-il que Belges et Allemands se suffisent avec unesomme moindre, si, comme l'affirment Lassale, KarlMarx et Jules Guesde, ce que reçoit l'ouvrier parisien

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est la représentation minima de ce qu'il faut à un êtrehumain pour vivre en fournissant une certainesomme d'efforts ?

M. Guesde, en analysant le phénomène des salaires,reconnaît, nous l'avons déjà dit, qu'il se produit desoscillations, que, à de certains moments, la rétribu-tion de l'ouvrier peut s'élever au-dessus du minimumfixé par la loi d'airain, mais que, par compensation,il peut descendre au-dessous, ce qui rétablit l'équi-libre.

Monter au-dessus, je le conçois, mais descendreau-dessous, la chose me semble difficile à admettre.Affirmer que le salaire représente un minimuminfranchissable et déclarer ensuite qu'il s'affaisseencore, cela me paraît un raisonnement singulière-ment vicieux.

Ce raisonnement me rappelle la vieille histoired'une femme à qui le diable promit un jour, dit-on,d'exaucer complètement les deux souhaits qu'elleferait.

« Montre-moi le plus fidèle de tous les amantsexistant à cette heure, lui dit-elle. »

Le diable obéit et lui amena la perle d'amourqu'elle désirait connaître.

« C'est bien, dit-elle alors, après avoir bien con-templé cet amant idéal. Montre-moi maintenant unamant plus fidèle encore. »

Le diable fut pris et ne put exaucer le secondsouhait.

L'écrivain socialiste s'en tire, il est vrai, d'une ma-nière assez ingénieuse. Le niinimum de consomma-tion nécessaire est une moyenne et ne représente pasune quantité fixe pour tous les individus. Lorsque lessalaires s'avilissentet tombent au-dessous du mini-

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mum moyen, il y a des natures plus robustes, plusfortes, plus aptes à supporter de longues privations.Ceux-là seuls résistent dans ce cas les faibles meu-rent, et la diminution de la population a pour effetde renchérir le salaire et de le ramener au minimumindispensable.

Théoriquement le raisonnement se tient; mais lesfaits lui donnent tort, car on ne remarque pas que lesrelèvements de salaire qui suivent une forte baisse,une baisse analogue à celle qui se produisit pour lesouvriers du coton pendant la guerre de la sécessionaméricaine, soient précédés d'une de ces épidémiesqui déciment les populations, comme l'exigerait l'ex-plication de M. Guesde.

D'ailleurs il y a un argument qui, à mon sens, estsans réplique. Les consommations de luxe, et j'en-tends par ce mot celles qui sont inutiles ou mêmenuisibles, se sont implantées parmi les ouvriers.

Je ne veux pas parler de l'alcool, qui est peut-êtreplus un poison qu'un aliment, mais qui est après toutun aliment et sur lequel on pourait équivoquer. Je neparlerai que du tabac.

On discute sur la question de savoir si le tabac estou n'est pas nuisible. Les uns tiennent pour qu'il soitinoffensif. D'autres en font l'ennemi déclaré du genrehumain et il y a peut-êtreune part d'exagération chezles deux; mais aucun médecin, aucun physiologiste,n'a jamais prétendu que le tabac soit utile, qu'il con-serve la santé, qu'il facilite les fonctions organiques,qu'il accroisse les facultés intellectuelles, qu'il mul-tiplie la puissance musculaire.

Le moins qu'on puisse dire c'est qu'il est inutile,qu'il ne sert à rien, que c'est une consommation donton peut se passer.•

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Et cependant presque tous les ouvriers fument; s'ilsfument, c'est donc qu'ils peuvent économisersur leurconsommation utile, reproductive, de quoi se donnerle luxe de cette consommation somptuaire. Ils pour-raient aussi bien, s'ils le voulaient, mettre dans unetirelire les sous qu'ils emploient à l'achat du tabac.En un mot, ils reçoivent plus que le tantum indis-pensable à la vie.

Les collectivistes répondront que l'usage du tabacest devenu un besoin, que si ce besoin disparaissaitles salaires baisseraient. C'est possible et c'est en celaque la loi d'airain est vraie pourvu qu'on en limite lasignification mais il n'en reste pas moins établi quele minimum de consommation qu'elle permet estindéfiniment extensible et qu'il permet à l'ouvrier dese créer des besoins nouveaux, par conséquent desjouissances nouvelles, et de prendre une part chaquejour plus large à ce.que Malthus appelait le banquetde la vie.

Également probant est le repos que se donnent vo-lontairement bien des ouvriers sans y être forcés.L'ouvrier parisien qui chôme le lundi après avoirchômé le dimanche; l'ancien lazzarone de Naples quichômait toute la semaine après avoir travaillé un seuljour, démontrent que le jour ou les jours où ils onttravaillé l'un et l'autre ont reçu plus que n'exigeaitleur entretien.

On raconte qu'un voyageur de passage à Naplessous le règne des Bourbons, voyant un lazzaroneétendu sur la porte d'un palais'la tête à l'ombre et lespieds au soleil, demanda à celui-ci combien il avaitgagné la dernière fois qu'il-av-ait travaillé.

Le lazzarone indiqua un certain chiffre de tari et debaiocchi.

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« Mais, reprit le voyageur, si tu avais travaillé toutela semaine tu aurais pu te procurer une paire de sou-liers.

« Pas si bête! reprit le Napolitain, je m'y seraishabitué, et il m'aurait fallu travailler toujours pourm'en procurer d'autres quand les premiers auraientété usés. »

Voilà la loi d'airain. Elle est encore battue en brèchepar les innombrables livrets de caisse d'épargne qui,en France, sont pris par la classe ouvrière, par lessommes petites pour chacun; grandespour l'ensemble,que cette classe épargne et place chaque année, et,aussi, comme le fait remarquer M. Paul-Leroy-Beau-lieu, parle « fond de guerre » que réunissent les asso-ciations ouvrières pour subventionner des grèves.Si la loi d'airain était vraie, dans la rigueur que veu-lent lui attribuer Lassale et Karl Marx défigurant unevérité relative formuléepar l'économie politique, toutprogrès aurait été impossible. Les progrès accomplis,quoiqu'on en dise, dans le costume, l'habitation, lanourriture, sont la plus écrasante critique que l'onpuisse faire de la loi d'airain.

Que dans un milieu donné, avec des habitudes don-nées, des besoins déterminés, il s'établisse un mi-.nimum de consommation autour duquel oscillent lessalaires, cela est certain que l'on puisse partir de làpour jeter un certain jour sur des réformes qui pa-raissent importantes au premier abord et qui, éclai-rées à cette lumière, apparaissent de nulle valeurensuite, cela n'est pas douteux. Mais de là à conclureque ce minimum de consommation soit une limiteorganique incompressible et inextensible, il y a unabîme et il faudrait que cet abîme fut comblé pourpermettre aux collectivistes d'échafauder toutes les

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conséquences qu'ils édifient sur ce sol mouvant.En réalité la consommation somptuaire descend

chaque jour davantage dans les couches populaires,pénètre de plus en plus chez l'ouvrier, crée chez lui denouveaux besoins, élève le minimum dit nécessaire,et la condition du travailleur s'améliore. Le travailn'est plus cet enfer sur lequel est écrit « Lasciateogni speranza » c'est tout au plus un purgatoiredont, parle simple jeu des forces naturelles favoriséespar une bonne législation, l'on eut et l'on doit espérerde sortir.

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CHAPITRE III

Productivité du capital. Intérêt et profits.

A côté de leur erreur sur la valeur et sur la loi dessalaires, Marx, Lassale, et avant eux Proudhon, enont commis une autre plus grave peut-être sur laproductivité du capital.

D'après Marx, ce qu'il appelle le capital constant,c'est-à-dire le capital immobilisé en machines, hangars,fourneaux, ou employé en combustibles ou matièrespremières, n'a droit dans la répartition des produitsqu'à un amortissement et nullement à un intérêt, àune part du produit net. Le capital est à ses yeux, etaux yeux des socialistes en général, improductif letravail seul produit, et seul dès lors il doit récolter.

S'il en était ainsi, on se demande pourquoi l'hommese serait ingénié à constituer des capitaux. Il est bienplus simple de se reposer et de jouir que de s'escri-mer à bâtir des maisons, à construire des hangars, àconfectionner des machines, à extraire la houille dusein de la terre et à la transporter là où la réclamel'industrie.

Puisque l'homme exécute ce travail, c'est donc quece travail est utile, c'est que les hangars, les four-

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neaux, les machines, le combustible qui doit les fairefonctionner, l'achat en grand des matières premières,permettent à l'homme d'obtenir une beaucoup plusgrande quantité de valeurs d'usage que s'il n'avait puopérer qu'avec ses dix doigts. Or, s'ils ont une utilité,s'ils augmentent l'importance du produit, il est abso-lument légitime, en bonne justice, qu'ils en prélèventune part.

M. Paul-Leroy-Beaulieu, dans son livre « le Collec-tivisme », fait à cet égard une supposition ingénieuse.Admettez, dit-il, que la machine fût un être animé,intelligent, conscient et libre, personne ne lui contes-terait le droit d'être rémunéré de ses efforts. Or, lasituation est la même, que cette machine vive, rai-sonne, débatte et traite pour elle-même, ou qu'ellesoit le prolongement pour ainsi dire de celui qui l'acréée et à qui elle appartient.

Il est certain cependant que, sur une question pu-rement métaphysique de justice, on peut raisonner àperpétuité et entasser subtilité sur subtilité et so-phisme sur sophisme. Mais dans l'ordre social, on n'apas le droit de faire de la métaphysique.

En toute chose, ce qu'il faut voir c'est l'intérêt gé-néral.

Cela étant, la première question qui se pose estcelle-ci le capital, sous ses diverses formes, est-ilutile ? Augmente-t-il la production, c'est-à-dire larichesse générale ?j'

A cette première question, la réponse est affirma-tive et universelle. Marx lui-même reconnait l'ac-tion bienfaisante du capital. Il veut le socialiser;

'maïs îr'ne veut -pas le détruire, et il considéreraitcomme une épouvantable rétrogradation le retour autravail parcellaire d'autrefois.

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Tout le monde étant d'accord sur ce point, il y alieu de poser une seconde question le capital étantutile, y a-t-il lieu d'en encourager la formation,c'est-à-dire y a-t-il lieu de pousser à l'épargne ?

Si la logique n'est pas un vain mot, l'affirmationsur le premier point en entraîne une autre sur lesecond. On ne saurait concevoir une société qui,jugeant une chose utile, indispensable même, se refu-serait à pousser à sa production.

Cela étant, quel est le meilleur moyen de pousser àla production du capital? Est-ce de le rémunérer oude lui dénier toute rémunération ?

Il serait puéril de s'attarder à discuter un sujetaussi évident par lui-même. C'est de le rémunérer.

Le juste et l'injuste ne résultant plus, pour lephilosophe moderne, de prétendus décrets de je nesais quelle providence hypothétique, mais de l'intérêtgénéral; tout étant juste qui sert la société, tout étantinjuste qui tend à relâcher les liens sociaux et à ra-mener l'homme àla sauvagerie primitive, si le capitalest socialement utile, si dès lors il y a lieu de pousserà sa création, et si le meilleur moyen d'y pousser estde le rémunérer, il est clair que la rémunération ducapital est juste et légitime, parce qu'elle est con-forme à l'intérêt du corps social.

A supposer que le capital ne fût pas rémunéré, quidonc s'ingénierait à le faire naître?

L'homme construirait une maison, sans doute, poury abriter sa famille et lui; mais il ne perdrait pas sapeine à en construire une seconde.

Tout au plus, s'il était plus habile à cet ouvragequ'à tout autre, en construirait-il d'autres pour leséchanger. Mais cet échange ne pourrait avoir lieuqu'entre personnes possédant des valeurs égales. Qui-

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conque ne pourrait acheter une maison serait obligéde coucher à la belle étoile, car pas un homme neconsentirait à perdre son temps à édifier des de-meures, qu'il n'habiterait pas lui-même, qu'il n'échan-gerait pas, et cela pour l'unique plaisir d'y loger autrui.

Si onle faisait, on ne se trouveraitplusdans une caté-gorie économique; on ne se trouverait môme plus obéirl'à la justice. On serait exclusivement guidé par la fra-ternité, par la charité. Or l'exemple de tous les tempset de tous les lieux montre surabondamment que si,exceptionnellement,à des moments donnés, la frater-nité peut accomplir de grandes choses, c'est là unsentiment par trop exceptionnel, par trop intermit-tent, pour qu'on puisse rien fonder là-dessus.

Proudhon prétendait que mise depuis des siècles enface de ce dilemme « La fraternité ou la mort», l'hu-manité n'avait jamais cessé de répondre « la mort. »

Il y avait quelque exagération dans cette image deshommes aimant mieux se suicider que s'entr'aider.Mais il y avait un fond de vérité cependant, et cefond de vérité gît en ceci, que si la fraternité peutêtre un élément d'impulsion considérable dans descirconstances déterminées, elle ne peut jamais deve-nir la base d'un édifice social.

Pour reprendre l'hypothèse dont nous nous sommesun moment écartés, on ne construirait donc plus demaisons que pour soi ou pour ceux qui pourraient lespayer en capital, s'il était interdit d'en retirer unintérêt, et la plus grande partie de la population enserait réduite à vivre en plein air.

Non-seulement la décence, la dignité, le bien-êtrematérielen seraientatteints; mais encore la productionmatérielle. L'homme en proie aux intempéries dessaisons pourrait moins travailler, serait plus souvent

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malade et finalement, quoique ne payant pas deloyer, il serait beaucoup moins riche qu'aujourd'hui.

Proudhon, le grand ennemi de l'intérêt cependant,le reconnaissait dans une certaine mesure. Aussilongtemps, disait-il, que le capitaliste rend un serviceen prêtant son capital, il doit en être rémunéré. Mais,ajoutait-il, si, par une combinaison quelconque, jepuis me passer de ce capital, il n'y a plus lieu pourmoi de payer un service donfj'ai cessé d'avoir besoin.

Rien de plus juste. Seulement Proudhon qui avaitpompeusement pris pour devise destruam et œdifîcabo

.« je détruirai et je reconstruirai » a, en fait, peu dé-truit et n'a rien reconstruit. Nous espérons montrerplus loin que les collectivistes n'ont pas reconstruitdavantage.

Mais nous anticiperions en abordant ici ce côté duproblème qui sera traité à fond dans une autre partiede ce travail.

Chose remarquable Il n'y a pas jusqu'aux loisphysiques qui ne viennent battre en brèche l'hypo-thèse de l'improductivité du capital, hypothèse à la-quelle, malgré d'éternelles protestations, répondl'his-toire tout entière de l'humanité.

Si le capital était improductif, si l'effort personnelseul produisait, toute économie, toute épargne, touteaccumulation serait impossible. Vouloir, en effet, pro-duire un travail égal à 2 avec une force égale à 1, ceserait s'abandonner au sophisme des inventeurs dumouvement perpétuel.

Si donc il n'y avait pas un élément producteur endehors du travail humain, l'ouvrier produirait chaquejour à grand'peine de quoi vivre le lendemain, encorey aurait-il lieu de se demander avec quoi il aurait puvivre le premier jour.

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L'homme conserve, économise, thésaurise ou capi-talise, parce que primitivement la nature lui a offertun capital gratuit: fruits, animaux propres à l'alimen-tation, animaux dont il a utilisé la force. C'est grâceà ce capital gratuitement fourni par la planète que,mis en possession d'un moyen de produire plus qu'ilne consomme, il a pu épargner, augmenter chaquejour par son effort l'étendue de ce capital primitif etavec lui l'importance de sa production.

Ainsi, aussi longtemps qu'on n'aura pas trouvé,comme l'espérait Proudhon, un moyen de se passerdu capital, ou tout au moins du capitaliste, il faudrarémunérer celui-ci.

Mais cette rémunération est-elle aussi excessive quele prétendent les collectivistes ? Est-il vrai que le ca-pital soit une pieuvre qui pompe toute la plus-valued'un pays?7

Il y a là une véritable fantasmagorie qui a égarébien des esprits.

A. proprement parler, le capital est une abstraction.Ce qui a une existence réelle ce sont les capitaux etles capitalistes.

Quelle est la situation de ces derniers ?Est-ce vraiment à eux que va la totalité des pro-

fits dont leurs capitaux ont été le principal élémentproducteur?

Il est certes bien loin d'en être ainsi.La concurrence obligeant tout capitaliste à se con-

tenter du moindre bénéfice possible, celui-ci est forcé,

pour conserversa clientèle et ses débouchés, de dimi-nuer constamment son prix de vente, c'est-à-dired'abandonner au consommateurla plus grande partiede cette plus-value qui est le spectre de Karl Marx etde ses partisans.

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Or, le consommateur c'est tout le monde, et commedans la très-immense majorité des cas (je demandepardon pour cette incorrection de style immense toutseul ne suffirait pas encore à exprimer l'étendue decette majorité) le consommateur est en même tempsproducteur, la plus grande partie des profits revientà l'ouvrier par voie indirecte, sinon sous la forme desalaires plus élevés, du moins sous celle de valeursd'usage plus nombreuses et mieux appropriées à sesbesoins.

M. Paul-Leroy-Beaulieu, dans sa réfutation ducollectivisme, l'a admirablement compris et excel-lemment démontré.

Tout le monde reconnaît que si, pour l'ouvriercomme pour le capitaliste, il yaune habileté moyenne,cette expression même indique que les individus sontgénéralement au-dessous ou au-dessus. de cettemoyenne. Les profits individuels viennent surtouten dehors, du hasard, de la chance, de ce que HenriGeorges et Lassale appellent la conjoncture decette variété dans l'habileté qui différencie les indivi-dus. Et de la conjoncture nous ne parlons pas,parce qu'il y a contradiction entre cette théorie quifait résulter les bénéfices du pur hasard, et la théoriede Karl Marx qui la fait émaner par une loi fatale desfondements mêmes de la société capitaliste.

Un ouvrier employé aux pièces trouve un biais pourproduire mieux et plus vite que ses collègues. Il ob-tient un salaire supérieur aux leurs il y a pour luiprofit individuel.

Un industriel invente soit un nouvelle machine,soit une nouvelle combinaison d'atelier qui diminueles prix de revient. Même en abaissant un peu le prixde sa marchandise pour en augmenter la vente, il

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gagne plus que ses concurrents, il y a profit une for-tune personnelle s'édifie.

Ces profits individuels subsistent pour l'ouvriercomme pour le capitaliste aussi longtemps que lebrevet, si brevet il y a, n'est pas tombé dans ledomaine public ou que le truc n'est pas découvert.

Mais les brevets n'ont jamais une existence bienlongue, les trucs sont vite éventés, et dès lors chaqueconcurrent étant en possession des mêmes procédés,les prix de la marchandise baissent jusqu'au momentoù les bénéfices de chacun sont de nouveau réduits àce qu'ils étaient avant l'invention, au minimum que laconcurrence laisse subsister.

Si donc il y a surtravail, pour employer l'expres-sion du socialiste allemand, la plus grande partie dece surtravail profite non au capitaliste, mais à l'en-semble de la société, revient ainsi à l'ouvrier d'unemanière détournée et cesse par cela même d'être dusurtravail.

D'autre part, si la loi d'airain est exacte et ellel'est dans des limites données et assez étroites dutemps et de l'espace, en se basant sur un minimum deconsommation actuel qui n'est nullement un mini-mum absolu c'est sur le capital que pèse la tota-lité des impôts. Il est juste d'ailleurs de reconnaîtreque les collectivistes le proclament. M. Guesde l'af-firme dans sa loi des salaires et rejette avec le plusprofond dédain toute pensée d'amélioration du sortdes travailleurs par le moyen de réformes fiscales.

Bien des esprits superficiels pourront se récrier de-vant une telle assertion. Ils protesteronten montrantles impôts de consommation qui pèsent plus lourde-ment sur les pauvres que sur les riches.

Un bon collectiviste sourit à ces critiques de notre

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système fiscal. S'il est vrai, en effet, que, à chaqueépoque – et je prends ici la vérité économique au lieude prendre l'affirmation erronée du socialisme lesmœurs, les habitudes, les progrès du bien-être aientcréé un minimum de consommation, au-dessous du-quel quelques individualités consentirontà descendrepour économiser, privation qui sera la source de l'é-pargne, mais en dehors duquel, ou plus exactementdu salaire qui le représente, personne ne consentiraà travailler, il s'en déduit forcément que l'ouvrier nepeut pas participer aux charges publiques. Tout auplus l'étendue de ces charges pèse-t-elle sur lui enempêchant le minimum de consommation de s'éleveraussi vite qu'il le ferait sans elles. Mais c'est là uneffet général que déterminent les impôts, quelles qu'ensoient la forme et l'assiette.

Si l'impôt pèse sur les objets de première nécessité,les salaires s'élèvent d'autant et c'est le capitaliste endernière analyse qui l'acquitte par voie de répercus-sion.

S'il est perçu directement sur le capital ou sur lerevenu, les salaires baissent, et l'ouvrier reçoit enmoins ce qui, dans l'hypothèse contraire, en était lareprésentation. Dans les deux cas, il peut, avec cequ'il reçoit, se procurer la même quantité d"objetsnécessaires, et comme c'est en cela, et non dans lasomme en numéraire qu'on lui remet en paiement deson travail, que consiste son salaire réel, on peutdire que le salarié n'est que très peu touché parl'assiette de l'impôt. L'inégalité de cette assiette esttrès appréciable entre capitalistes. Entre deux rentiersvivant exclusivement de leurs rentes, l'un sera plusaffecté que l'autre par une mauvaise répartition descharges publiques, et pourra légitimement réclamer

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contre les droits qui grèvent les diverses consom-mations. Mais l'ouvrier est protégé à ce point de vuepar ce qu'il y a de vrai dans la loi d'airain.

Sans doute il peut être touché si les charges pu-bliques deviennent assez lourdes pour entraver l'in-dustrie, parce qu'alors la vie sociale est atteinte; maisjusque-là il demeure acquis que, quelque forme qu'ilprenne, l'impôt est intégralement pris sur les profitsdu capital. Dans ce dernier cas lui-même, ce qui peutd'ailleurs affecter l'ouvrier, ce n'est pas la forme del'impôt, c'est uniquement son importance quantita-tive générale.

Et il est bon d'ajouter que, si en reconnaissant cettevérité, nous la considérons cependant comme sujetteà de certaines limitations dans ses etfets, ceux-ci doi-vent être considérés comme absolus et c'est ce quefait M. Jules Guesde pour les socialistes qui pro-fessent que la loi des salaires est une véritable loid'airain.

En France, c'est actuellement12 pour cent de la pro-duction totale qui sont absorbés chaque année parlesdépenses nationales, et viennent de la sorte réduiredans une forte proportion la plus-value du capital.M. Jules Guesde a cherché à déterminer la proportionde ce qu'il appelle le surtravail. Il raisonne ainsi lesmatières premières s'élèvent à 4,941,000,000 de francs,le combustible à 191 millions et la plus-value à1,994 millions. Sur ces 1,994 millions, 980 sont dis-tribués en salaires, et un milliard 14 millions repré-senteraient les profits. Il en conclut que sur une jour-née moyenne de douze heures, il y a 5 h. 44 m.seulement de travail payé et 6 h. 6 in. de surtrâvàil,ce qui donnerait pour chaque ouvrier, en moyenne,691 francs de travail impayé par an.

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11 va de soi que toutecette fantasmagorie de chiffresest toujours appuyée sur l'idée que le capital est im-productif, que le travail seul produit et que, par con-séquent, toute la production devrait lui revenir.

11 esj amplement établi que cette conception estfausse mais fût-elle vraie, il suffirait d'examiner leschiffres de M. Guesde pour en démontrer l'incorrec-tion.

Comment le socialiste français établit-il son chiffrede la plus-value? En différenciant le prix de ventedu prix de revient des objets obtenus par l'industrie.Seulement tandis qu'il prend un prix de vente exact,il prend un prix de revient erroné et rejette ainsisur le compte des profits ce qui devrait figurer dansles frais généraux.

M. Guesde ne fait, en effet, figurer aux frais géné-raux que les matières premières et le combustible.Plus économiste que lui, Karl Marx y faisait figureraussi l'entretien et l'amortissementdes machines, quis'usent en travaillant et qui ne se réparent ni ne seremplacent toutes seules. Et ces frais dont M. Guesdene tient aucun compte ne sont pas les seuls. Il y aceux de commission, de courtage, d'assurances, decorrespondances, de voyages, la part des déchets, desnon-valeurs, desfaillites, toutes choses quide 1,994 mil-lions ramèneraient les profits réels à un chiffre detrois, quatre ou cinq cents millions au plus.

M. Paul-Leroy-Beaulieu, duquel nous empruntonsles chiffres de Jules Guesde et leur réfutation, donned'ailleurs une preuve plus topique que toutes cellesqui peuvent résulter des raisonnements les plus sub-tils. Ce sont les chiffres chaque année obligatoirementrendus publics de la gestion des sociétés anonymes.

A Fives-Lille, par exemple, dans une période de

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grande activité, de 1880 à 1883, la Compagnie a dis

tribué 720,000 francs aux actionnaires, sur lesquels lefisc a prélevé environ 1/10. Il est donc resté aux action-naires, au nombre de 24,000, à peine 660,000 francsà se partager, soit à peu près 27,60 par action.

L'usine a employé au cours des années 1880-1883 de5à 6,000 ouvriers. Si l'on divise le profit, soit-640,000,par le plus petit de ces chiffres 5,000, on trouve quece profit correspond non à 691 francs par tête d'ouvrier,mais à 132 francs il y a loin de compte.

Autre exemple dans l'année 1881 les 20,701 ou-vriers employés aux houillères du département duNord ont reçu 20,529,406 francs en salaires, tandis queles actionnaires avaient à se partager seulement2,751,914 francs, soit encore 133 francs par an et partête d'ouvrier au lieu de 691, et encore sans tenircompte des 100/0 prélevés par le fisc, qui ramèneraientle chiffre à 120. M. Leroy-Beaulieu cite à cet égard lesconsidérations suivantes de M. l'Ingénieur Pernoletque nous lui demandons la permission de citer à notretour.

« Les 20,701 ouvriers dont il s'agit ont dû faire en1881, à raison de trois cents journées au plus par anet par ouvrier, 6,210,300 journées de travail, quiont été payées 20,549,400 francs, c'est-à-dire 3 fr. 306moyennement par journée des différentes catégoriesde travailleurs. D'autre part, les 2,751,914 francs payésaux actionnaires comme rétribution du capital, cor-respondent à 0 fr. 453 par journée d'ouvrier, c'est-à-dire que l'ensemble des exploitations houillèresdu Nord en 1881 peut être considéré comme ayantoccupé- 20,701 ouvriers de toutes sortes, qui, touchantmoyennement 3 fr. 30 par jour de travail, en auraientconsacré 0,443 à la création, à la préparation, à l'en-

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tretien, au renouvellement, à l'administration de toutce qui constitue l'industriedont il s'agit: toutes chosesaléatoires au début, longtemps improductives, quel-quefois ruineuses, mais toujours nécessaires pourassurer aux populations qui vivent de cette industriela régularité et la sécurité de leur existence. »

Ces chiffres sont peut-être optimistes parce que,tenant compte des salaires et des bénéfices distribuéssous forme de dividende, ils ne parlent ni des ré-serves, ni des tantièmes distribués aux administra-teurs, toutes choses qui sont prises également sur leproduit général, et qui laissent au profit proprementdit, sur ce chiffre 14,40, une part plus large que ne lalui attribue M. Pernolet. Il n'en reste pas moins quele profit, même si on le considère comme absorbantla totalité de cette somme, ne représente que 13,40

pour cent au lieu de représenter 103,50 pour cent,proportion qu'il faudrait déduire des calculs deM. Guesde.

Ce n'est point là encore tout: cette plus-value, déjàsi réduite, qui va au capitaliste, subit d'autres réduc-tions encore.

L'une de ces réductions est due à l'aléa.Quoi! l'aléa? diront les collectivistes. Et ils réédi-

teront peut-être les périodes déclamatoires deLassale, sur le hasard, la chance, les conjonctures.

Et cependant l'aléa, en dehors du rôle très légitimequ'il joue dans la société, en tant que stimulant de laproduction et du progrès, rôle sur lequel nous au-rons à revenir, doit être considéré aussi comme l'undes éléments du problème, lorsqu'on calcule le pré-lèvement opéré par le capital sur la production totaled'un pays.

Dans l'idée utopique d'une production socialisée, il

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y aurait, suivant les années, accroissement ou dimi-nution de produits; mais il n'y aurait jamais de béné-fices ni de pertes dans l'acception que nous attachonsactuellement à ces mots. Donc jamais d'aléa.

Mais dans notre mode de production, tous les capi-talistes ne s'enrichissent pas. Le capital social vasans doute sans cesse en s'accroissant mais bien descapitaux particuliers se détruisent et s'annihilent.

Il en résulte que l'on arrive à une appréciationfausse à un point de vue général, quoique exacte surtelle ou telle espèce particulière, lorsque des béné-fices d'un capitaliste, on cherche ainsi que nousvenons d'ailleurs de le faire nous-mêmes à propos deFives-Lille et des houillères du Nord à déduire lapart de la plus-value sociale prélevée annuellementpar le capital.

M. A., en faisant travailler ses ouvriers douzeheures, s'enrichit. C'est parfait. Mais à côté de lui, etquoi qu'imposant la même somme de travail à sonpersonnel, M. X. se ruine.

Si donc à la fin de l'année, on voulait se rendrecompte du degré d'accumulation sociale du capital,il faudrait, après avoir additionné toutes les plus-values produites par Messieurs A, B, C. etc., dimi-nuer ce total de toutes les moins-values résultant deséchecs industriels de Messieurs X, Y, Z. etc.

Si ce travail de statistique pouvait être fait, ons'apercevrait que, par suite de ces aléas dontles collec-tivistes ne parlent jamais, la part totale prélevée parle capital n'approche pas de la proportion qu'elleprend dans les imaginations enflammées des socia-listes.

Sans doute, il y aura inégalité entre le capitalistequi aura sombré et celui qui aura prospéré, sans que

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l'élément chance puisse être jamais éliminé dans ceseffets-là. Sans doute, le capitaliste ruiné sera admis-sible à se plaindre de ce qu'il appellera lui aussi

l'anarchie de la concurrence. Mais lorsqu'onconsidère l'ouvrier et le problème de la répartitiondes richesses entre le travail et le capital, ces inéga-lités individuelles entre les capitalistes deviennentsans intérêt, l'ouvrier n'ayant à se préoccuper rai-sonnablement que d'une chose, de ce qui échoit socia-lement dans l'ensemble au capital social total, etn'ayant à en tenir compte que pour arriver à unecomputation plus exacte de ce quantum.

De ce chef, nous trouvons donc une nouvelle dimi-nution, diminution que nous ne pouvons pas évalueril est vrai, mais qui n'en est pas moins certaine, dela quote-part afférente au capital dans la produc-tion. Si donc tout à l'heure nous avons accuséM. Pernolet de faire la part trop belle au travail ettrop modeste au capital, en ne tenant pas compte desréserves et des tantièmes des administrateurs, noustrouvons par contre à cette erreur une compensationqui la dépasse, lorsqu'au lieu de considérer uneindustrie privée, nous considérons l'ensemble del'industrie nationale. M. Pernolet ne supputait, eneffet, les bénéfices que dans une industrie prospère,et ne parlait pas de celles qui ont sombré dans lemême temps.

Sommes-nous au bout de toutes ces défalcations?Pas encore!En dehors de ce qu'on peut appeler les dépenses de

consommation générales, auxquelles sont consacrésles impôts, une société est tenue de se créer un fondde réserve.

Une société anonyme qui ne réaliserait pas de

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réserves serait rapidement conduite à la déconfitureet à la faillite. Il en serait de même a fortiori de lagrande société. Il faut prévoir les années mauvaises,les récoltes rendues insuffisantes par des circons-tances indépendantes, de l'action humaine. Ces ré-serves incombent aujourd'hui au capital. Karl Marxlui-même le confesse.

« Cependant, dit-il, « il ne faut pas oublierqu'une partie du surtravail actuel, celle qui est con-sacrée à la formation d'un fond de réserve et d'accu-mulation compterait alors (dans un état socialiste)comme travail nécessaire. » (1)

Mais ce fond de réserve peut être plus ou moinsétendu, et l'intérêt du genre humain exige qu'il lesoit beaucoup.

Il peut être borné aux approvisionnements indis-pensables pour amortir le capital existant et pourparer au déficit possible de la production dans lesmauvaises années.

Mais il peut aussi s'étendre aux capitaux nouveauxdestinés à mettre en valeur les champs jusque-làinexploités de l'activité humaine, que ces champsse trouvent dans le génie humain, ou que, commeles terres incultes, les continents inexplorés, ils luisoient étrangers.

Eh bienl à l'heure actuelle, c'est à cette oeuvred'affranchissement universel, d'élargissement de lasphère dans laquelle se meut l'humanité, qu'est em-ployée la plus grande partie de ce qui reste des béné-fices du capital après prélèvement de l'impôt et dufond de prévoyance.

(1) Karl Marx, le Capital Edition française. P. 228,2e colonne, 1" alinéa. –

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Cette dépense, il faudrait bien la faire dans un étatsocialiste sous peine de déchoir, et ce sera même uneedes critiques que nous opposerons à cet état que ladifficulté de l'y faire entrer en ligne de compte dans lamesure voulue. Les marxistes ne peuvent donc pasconsidérer comme l'une des imperfections de lasociété dans laquelle nous nous mouvons l'accumu-lation qui y pourvoit.

Le seul reproche qu'ils puissent formuler aujour-d'hui, et sur lequel la discussion soit vraiment pos-sible, serait donc relatif à cette portion du produitsocial qui sert à la consommation personnelle descapitalistes.

Cette part, nous venons de voir à quel point elle setrouve diminuée par tous les prélèvements auxquelselle est assujetie, et nous avons le droit de nousdemander si elle ne représente pas presque exclusi-vement le travail du capitaliste, car n'en déplaiseaux collectivistes, le capitaliste travaille et son travailn'est certainement pas le moins productif.

Le travail qu'il exerce est un travail d'organisation,de direction, de surveillance, dont l'influence sur lamarche des entreprises confiées à ses soins est tout àfait décisive, décisive à ce point qu'on peut poserl'aphorisme tant vaut l'homme qui dirige, tant vautl'affaire.

Déterminer les conditions les plus avantageuses dutravail, avoir l'esprit toujours aux aguets pour sur-prendre, pour ainsi dire au vol, toutes les nouvelles dé-couvertes, se renseigner assez bien sur l'état des affairespour acheter les matières premières dans de bonnesconditions, savoir se créer des débouchés sans multi-plier outre mesure la réclame et ce qu'elle coûte, cesont là des qualités maîtresses dont le rôle est déci-

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sif dans le succès ou le revers de ce que l'on entre-prend.

Aussi, placez en face l'une de l'autre deux industriessemblables, montées avec des capitaux égaux. Sup-posez les ouvriers, les ingénieurs, les contremaîtreségalement actifs et capablesdans les deux; l'une réus-sira pleinement et donnera des bénéfices tandis quel'autre périra. La seule cause de cette diiférence seradans les directeurs des deux affaires l'un sera à lahauteur de sa tâche et l'autre sera inférieur à lasienne.

S'il en était autrement, d'ailleurs; s'il suffisait, pours'enrichir, de faire travaillerdes ouvriers au-dessus du.temps nécessaire à la reconstitution de ce qui est in-dispensable à leur vie et d'encaisser le produit de sesurtravail, ce serait là une chose facile, à la hauteurde laquelle se trouverait le premier venu, et toutesles industries prospéreraient.

Au moyen âge, à l'époque de la corvée, c'est ainsique se passaient les choses. Le seigneur avait desterres que le serf travaillait gratuitement trois jourspar semaine et dont le produit appartenait au maître.Le seigneur, à cette époque, ne pouvait pas se ruinerou tout au moins ne le pouvait-il pas par l'insuccèsde son industrie. L'industriel actuel non seulement lepeut mais le fait dans un très grand nombre des cas,car les entreprises qui échouent ou qui vivent au jourle jour dépassent de beaucoup en nombre celles aux-quelles une pleine réussite est réservée. C'est là unedes réponses les plus fortes, les plus topiques, àopposer aux prétendues constatations des collecti-vistes sur ce qu'ils appellent le surtravailou la corvéemoderne.

Dans le cas de ruine, où donc est le surtravail? Non

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seulement il n'y a pas eu accumulation grâce auxefforts impayés de l'ouvrier, mais le capital total a étéanéanti par suite d'une direction imparfaite; et dansce cas, c'est le travail du capitaliste qui a été non seu-lement impayé mais ruineux.

Et cependant l'insuccès ne dépend pas toujours dela faute du capitaliste. Si l'on peut, en effet, expliquerbeaucoup de déconfitures par sa maladresse ou sonincapacité, auquel cas son travail ayant été inutile, ilest naturel qu'il n'ait pas été rémunéré, il advientsouvent que l'échec est dû à des causes accidentellesdont il est simplement la victime. Quel est donc celuiqui, malgré ces aléas de perte, apporterait son capi-tal, son temps, son labeur, cet état de tension de l'es-prit qui naît de préoccupations incessantes, s'il n'a-vait pas au moins l'espérance d'un aléa favorable, ets'il n'en résultait pas une stimulation bienfaisante?

Objectera-t-on qu'avec les sociétés par actions, lerôle de travailleur qu'avait le capitaliste, petit patron,disparaît en partie, puisque les simples actionnairesne font rien que toucher le profit de l'entreprise?2

D'abord les actionnaires ont fourni leurs capitauxqui sont productifs ils courent tous les aléas de l'af-faire ils se sont donné la peine d'économiser aulieu de dépenser leur fortune, et, l'ayant épargnée, ilsl'ont exposée à des risques au lieu de la conserver àl'état de trésor improductif. Cela leur donne des droitsincontestables à une part des bénéfices qu'on n'auraitpas pu faire sans eux.

En second lieu, il est juste d'observer que le capita-liste qui dirige, qui exécute un travail actif, est infini-ment mieux rémunéré que le simple actionnaire quis'est borné à engager son argent. Les administra-teurs ont des tantièmes les directeurs ont des doubles

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tantièmes et souvent des appointements, sans comp-ter qu'ils sont le plus souvent les plus forts action-naires.

Il y a aussi à considérer que dans bien des cas lessimples actionnairesd'une entreprise travaillent dansd'autres entreprises dont sont peut-être simples ac-tionnaires soit les directeurs, soit les ouvriers decelle dans laquelle ils se bornent à avoir des actions.Il y a là un chassé-croisé qui, ainsi que nous le ver-rons plus tard, se multiplie à mesure que les sociétéspar actions démocratisent le capital.

Il n'en reste pas moins certain que nombre de capi-talistes, actionnaires ou rentiers, vivent exclusive-ment du produit de leurs dividendes ou de leurs rentes.C'est un mal sans doute, en ce sens que ce sont là desforces inutilisées mais ce n'est point une injusticesociale, parce que leurs capitaux sont créateurs deplus de richesses qu'ils n'en consomment eux-mêmes.

Il est bon d'ajouter que, le statu quo étant à peuprès impossible, ces capitalistes accroissent leur for-tune ou se ruinent. Dans le premiercas, ils épargnent,et cette épargne, essentiellement utile, exige d'eux untravail non point que l'on puisse véritablement ad-mettre le soi-disant travail d'abstinence des écono-mistes, mais parce que le placement, la conservationde l'argent épargné nécessite un effort.

Quant à ceux qui se ruinent, une partie de leurscapitaux passe dans d'autres mains; et si l'autre partieest anéantie, cette perte est largement compensée parl'énorme excès de production que l'on doit à la saine

spéculation.Le nombre des oisifs tend d'ailleurs à s'amoindrir

de jour en jour, par suite de la hausse constante de

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toutes les valeurs et de la baisse de l'intérêt qui s'en-suit. Il résulte de cette baisse qu'il faut aujourd'huides fortunes considérables pour pouvoir vivre sanstravailler, et que les personnes qui possèdent depareilles fortunes sont rares.

Et puis, personne n'a la prétention de présenter lasociété capitaliste comme parfaite. Loin de là. Elle seprête certainement aux critiques les plus justifiées.Mais il s'agit de savoir si l'état que rêvent les dis-ciples de Marx ou de Lassale ne se prêterait pas à descritiques de beaucoup plus graves, s'il ne serait pasplus imparfait Encore.

Car, en ceci comme en tout, par suite de l'imperfec-tion de la nature humaine, nous en sommes réduits àchercher non le bien absolu, qui n'existe pas, mais lemoindre mal.

Mais il est temps de revenir au capitaliste vraimentdigne de ce nom, à celui qui dirige, qui travaille, etqui, par sa direction, son travail, imprime de la va-leur à son industrie.

Celui-ci, même aux yeux des collectivistes les plusabsolus dans leurs doctrines, a le droit de prétendreà une part des profits, représentation exacte au moinsde l'effort par lui dépensé.

Cette part, quelle sera-t-elle ?2

Si l'école marxiste se confinait dans le principeétroit et absolu de l'égalité des salaires si, négligeantla qualité du travail, elle ne tenait compte que dunombre d'heures pendant lesquelles chacun auraittravaillé, ce directeur d'usine ne pourrait légitimementrevendiquer, d'après une telle théorie, un salaireplus élevé que le dernier de ses manœuvres.

Mais la doctrine du socialiste allemand est beaucoupplus large, beaucoup plus humaine, beaucoup plus

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scientifique. Elle tient compte de la qualité comme dela quantité de l'effort; elle admet du travail simple etdu travail compliqué; ne pouvant mesurer l'usure desorganes, elle s'en remet enfin à l'offre et à la demandedu soin de déterminer les rapports des divers genresde travaux entre eux.

S'il en est ainsi, on peut établir que, en règle géné-rale au moins, la part des produits consommés par lecapitaliste ne dépasse pas sensiblement ce que coûte-rait la direction dans un milieu collectiviste.

Je dis des produits consommés et non des produitsencaissés.

Il est évident, en effet, que la partie de la plus-valuequi s'accumule au lieu de se perdre dans la consom-mation, est employée à des travaux généralementutiles, ainsi que nous l'avons démontré, et auxquelsil faudrait pourvoir aussi bien dans un milieu collec-tiviste que dans le milieu actuel.

Ici, elle servira à construire une ligne de chemin defer ou à creuser un canal; là, par des expériences méca-niques et la création de machines nouvelles, elle fécon-dera une découverte; ailleurs, elle mettra en culturedes terrains vierges ou, comme dans Vagro romano,s'efforcera de rendre de nouveau propice à la cultureun sol épuisé; ailleurs encore, elle facilitera des entre-prises de colonisation et ouvrira à la civilisation descontinents nouveaux.

Toutes ces oeuvres sont non seulement utiles maisnécessaires. Aucun état social ne serait digne de fixerune minute l'attention des hommes qui se reconnaî-trait incapable de les produire.

Si donc, par hypothèse, le_capitaiiste_se soumettaitau régime de ses ouvriers, ne dépensait pas plusqu'eux pour sa consommation propre, se bornait à

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accumuler des capitaux en vue de ces travaux d'uti-lité universelle, nul ne pourrait, même parmi lesplus prévenus, lui faire un crime de cette accumula-tion.

On ne peut élever contre lui qu'une accusationcelle de consommer au delà de ce que vaut son tra-vail accusation qui tombe du reste devant le prin-cipe de laproductivité du capital mais il est bon defaire remarquer que la part relative, sinon absolue,

prélevée par le capital, tend chaque jour à décroîtrepar le fait de l'accumulation même qui, rendantcapitalistes et capitaux plus abondants, fait baisserle prix de ces derniers. De ce côté, la société ditecapitaliste porte en elle les éléments de son amen-dement, sans qu'il soit nécessaire de tout bouleverserpour produire un effet qui se produira seul par lesimple jeu des forces économiques.

Ici, il importe de signaler chez les socialistes unecontradiction.

Ils prétendent – nous l'avons vu en analysant leursthéories que l'accumulation des capitaux a pourrésultat de briser les petits capitalistes au profit desgrands, de rejeter chaque jour un plus grand nombred'êtres humains dans le prolétariat, et de n'admettreà la fonction directrice qu'un nombre de têtes cons-tamment décroissant.

Cette vue est fausse, et M. Paul Leroy-Beaulieu l'apéremptoirement établi dans sa réfutation du collec-tivisme, en montrant que le chiffre des petites for-tunes est infiniment supérieur à celui des grandes ettend à s'accroître au lieu d'aller en diminuant.

Mais nous n'entrerons pas ici dans cette discussionqui est épuisée, et nous nous bornerons à poser lecollectivisme devant un dilemme, sans nous arrêter

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plus longtemps aux démonstrations de M. Paul Leroy-Beaulieu.

Ou votre vue est exacte, leur dirons-nous, ou elleest fausse.

Si elle est fausse, comme c'est notre absolue convic-tion, un des arguments les plus puissants sur lesquelsMarx ait étayé son système, tombe par cela seul. Exa-minons maintenant quelles seraient, si elle était vraie,les conclusions qu'il conviendrait d'en tirer.

Plus le chiffre des capitalistes ira en diminuant,plus aussi diminuera la consommationpersonnelle deces derniers.

Bien entendu, il n'est pas question ici de cette con-sommation spéciale qui consiste à faire des collections,à entasser des œuvres d'art, à acheter les produitsdes artistes modernes, consommation qui constitueune dépense d'utilité commune. Si le capitaliste ne lafaisait plus, l'état devrait la faire il la fait mêmedéjà en partie; ce ne serait qu'une modificationdans les écritures sociales.

Quand nous parlons de la consommation propre ducapitaliste, nous entendons parler de la part de laproduction sociale que celui-ci engloutit, fait réel-lement disparaître pour son existence et pour sesplaisirs personnels.

Et nous répétons que, ainsi conçue, la consomma-tion totale des capitalistes est d'autant plus petite quele nombre est moins grand des hommes qui exercentcette fonction sociale.

Deux cents personnes, possédant chacune une for-tune d'un million, dépenseront certainement infini-ment plus qu'une seule personne possédant deuxcents millions.

Si donc il était exact que le capital allât en se con-.

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centrant sur un nombre de têtes continuellementplusfaibles; s'il était vrai qu'il tendît à l'uni té, toute l'argu-mentation socialiste s'effondrerait. Le jour, en elîet,où il aurait atteint sa limite, la consommation du ca-pitaliste sa liste civile pourrait être considéréecomme un grain de sable dans l'océan par rapportà la production commune. Elle n'affecterait plus lessalaires d'une manière sensible, appréciable, suscep-tible d'être traduite en monnaie ayant cours, quelquepetite qu'en fût la coupure. Le capitaliste n'accumule-rait plus que pour remplir la fonction que, s'il cessaitd'exister, l'État devrait remplir en son lieu et place.En fait, et sous une autre forme, l'évolution naturellede la société aurait amené le collectivisme rêvé parl'école marxiste tous salariés sous une seule direc-tion. Seulement cette direction écherrait à un individuau lieu d'échoir à l'État; encore cet individu acquer-rait-il une telle puissance qu'il deviendrait bien vitel'État. Le collectivisme serait réalisé sans révolution.

L'État, il est vrai, serait un État despotique; mais,d'une part, les socialistesne sont pas fixés sur la naturede l'État qui conviendra à leur nouvelle société.Schœffle dit expressément qu'on ne peut pas affirmersi le système représentatif se perpétuera en sociétécollectiviste.

En tous cas, et à supposer que le collectivismevoulût remplacer par une forme représentative laforme de gouvernement autoritaire née de la logiquemême des choses, une simple révolution politique,semblableà toutes celles que nous avons traversées, ysuffirait, et l'on n'aurait à s'inquiéter d'aucun bou-leversement social.

Si donc lé mirage de la concentration permanentetel qu'il se présente aux imaginations socialistes est

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une réalité objective, il n'y a pour la collectivité qu'às'endormir et à laisser faire. Le collectivisme viendratout seul, et l'on ne fera qu'en entraver le développe-ment par les diverses lois protectrices du travail ilfaut défendre, le « laisser-faire, laisser-passerdanstoute sa rigueur.

Si, par contre, ce mirage n'est qu'un mirage; si,grâce aux associations de toutes sortes, à l'égal par-tage des successions, à l'esprit d'économie qui animesouvent les petits et à l'esprit de dissipation qui anime,au contraire, bien des grands, lorsqu'ils n'ont pas étéles artisans de leur fortune; si, grâce à toutes cesconditions diverses que l'on peut aider encore par deslois protectrices du travail, et, dans une certainemesure, par des lois fiscales limitatives de la tropgrande accumulation des richesses dans les mêmesmains; si disons-nous, le capital, loin de se centraliser,manifeste une tendance opposée, une tendance à sedécentraliser, ainsi que nous nous efforcerons, dansla conclusion de ce travail, d'établir que c'est le cas,le sombre tableau que présente Karl Marx de cettesociété capitaliste assimilée presque par lui à unbagne, est un tableau chargé. On n'est sans doute pasen droit d'espérer l'égalité des conditions et le bonheurabsolu ils ne sont pas compatibles avec la naturede l'homme; mais on doit espérer une moralisationchaque jour croissante par l'accroissement constantdu nombre de ceux qui participent aux bienfaits directsde la propriété et par les avantages qui résultent del'augmentation générale des richesses pour les non-propriétaires eux-mêmes, ne fût-ce qu'à cause desutilités que leur procurent les dépenses. communesdont ils jouissent au même titre et au même degréque les possesseurs de capitaux.

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L'on arrive ainsi à cette alternative ou les capitauxs'accumulent de plus en plus dans les mêmes mains, etalors le collectivisme se fonde de lui-même, sansqu'il soit nécessaire de travailler à sa réalisation onne peut même qu'en retarder le mouvement en cher-chant à le précipiter; ou l'amélioration sociale cher-chée se produit par le fait de la diffusion de la pro-priété privée; et, dans ce cas, pousser au collectivisme.serait aller à contre-sens du mouvement naturelauquel l'humanité obéit.

Cette argumentation ne deviendrait réfutable quesi l'on attaquait l'accumulation du capital en soi, aulieu de s'en prendre uniquement à la consommationpropre de ses détenteurs, que si l'on demandait à lasociété de cesser de faire des réserves en vue de pro-ductions et de capitalisations ultérieures, que si l'onexigeait d'elle qu'elle distribuât en totalité, ou, toutau moins, dans une beaucoup plus forte proportion,la fraction aujourd'hui capitalisée' de la plus-valueannuelle.

On arriverait à ce dernier résultat en état socialiste,soit en ne donnant pas de salaires supérieurs à ceuxd'aujourd'hui, mais en diminuant la durée de la jour-née de travail, soit en conservant la durée actuelle dela journée de travail, mais en augmentant le salairejusqu'au prorata de tout ce qui, à notre époque, estannuellement épargné pour servir à une nouvelle pro-duction.

Si l'une ou l'autre de ces pratiques devait prévaloir,ce serait une véritable catastrophe pour les sociétéshumaines.

Or, cette solution risquerait fort d'être celle quiinterviendrait; le système des réserves, on peut rai-sonnablement le supposer, disparaîtrait le jour où, au

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lieu d'être stimulé par l'intérêt personnel, il auraitl'intérêt personnel contre lui.

Nous tirerons plus loin, de cette probabilité dela suppression ou d'une forte diminution de l'épargnedans une société collectiviste, l'une des plus puis-santes objections qu'il soit possible d'invoquer contrele collectivisme celle que, faute d'arguments, les col-lectivistes sont obligés ou de passer sous silence, oude réfuter par des. raisons de sentiment sans valeurscientifique.

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CHAPITRE IV

Le principe de la population.

Tout le monde connaît le fameux principe de popu-lation de Malthus.

Malthus a établi, en se fondant sur l'accroissementde la population aux États-Unis, que l'espèce humainetend à s'accroître beaucoup plus vite que les subsis-tances, et que si un acte de la volonté ne vient pasentraver cette loi naturelle, la misère est fatale parmiles hommes.

Dans un ouvrage déjà ancien, j'ai moi-même déve-loppé cette théorie avec la plupart des commentaireset des combinaisons absurdes ou criminelles qu'ellea fait naître dans certains cerveaux. Je n'y reviendraipas ici.

La loi de Malthus n'est.au fond que la loi plus gé-nérale de sélection naturelle et de lutte pour la vie

sur laquelle Darwin a basé tout son système. Appliquéeaux animaux et aux plantes, elle est rigoureusement.vraie, et c'est la condition unique de transformationet d'évolution pour tous les êtres vivants autres quel'homme.

Un excès d'individus d'une espèce donnée viennent

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au monde. Le sol n'offre pas assez de subsistancespour tous. Il faut que le trop-plein disparaisse. Delà, la mort d'un certain nombre de ces individus. Lesplus robustes, les plus forts, les plus rusés, les mieuxadaptés au milieu demeurent seuls vivants.

Comme, d'ailleurs, ceux-là seuls se reproduisentqui vivent, et comme les enfants ressemblent auxparents, les qualités de ces derniers, ces qualités quiles ont fait échapper à la mort, se fixent dans leur des-cendance, et celle-ci s'en trouve fortifiée, perfection-née, douée d'une adaptation plus parfaite aux condi-tions dans lesquelles elle doit évoluer à son tour.

Voilà bien la loi universelle. Elle s'applique àl'homme comme aux animaux en tant que tendancenaturelle, et elle produit tous ses effets dès que lesconditions sociales sont de nature à éliminer la pré-voyance volontaire.

Si, au contraire, la responsabilité se manifeste, sil'homme réfléchit, un acte de sa volonté vient contre-carrer la tendance aveugle qui est en lui, et la loi dela population cesse de se manifester. Le faible accrois-sement du nombre des habitants de certains pays, aupremier rang desquels il convient de placer le nôtre,est une preuve manifeste de la puissance que donnentà l'homme son intelligence et sa volonté laquellen'est ici qu'une résultante de la première pour en-rayer les conséquences d'une loi qui, abandonnée àelle-même, ferait de la misère une fatalité organiquecontre laquelle tous les projets de réforme viendraientse briser.

Cette loi cependant a une importance capitale, et ilfaut toujours en tenir compte. Ce n'est point, en effet,par des règlements ou même par la persuasion qu'onpeut combattre une tendance naturelle au genre

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humain. C'est par une action individuelle, spontanée,consciente chez chacun de nous, mais inconsciente àla collectivité. Il suffirait, par suite, de modifier lesconditions sociales, de faire disparaître le sentimentde responsabilité d'où résulte ^le « moral et le physicreslrainl, » en parlant le langage du philosopheanglais, pour que ceux-ci cessassent de se produireet pour que la tendance physiologique reprît soncours.

L'exemple de l'Amérique du Nord est probant à cetégard. La facilité de l'existence y a supprimé touteffort de l'individu en vue de limiter sa descendance,et la population, pendant un siècle, y a doublé tousles vingt-cinq ans.

Depuis lors, cette croissance énorme semble avoirsubi un ralentissement et, dans certaines parties del'Union, dans la Nouvelle-Angleterrenotamment, lavieille population ariglo-saxonneest devenue presqueaussi peu prolifique que celle de la France. La causeen est évidemment dans les conditions généralesde lavie, qui ont changé et qui ont fait naître l'effort per-sonnel et volontaire, lequel n'avait pas eu jusque-làl'occasion de se manifester.

La loi de la population n'est pas une loi économique.C'est une loi organique. Mais elle devient loi écono-mique par suite de ce fait que le milieu économiqueréagit sur elle et en atténue ou en précipite les effets.C'est pour cela que les économistes s'en préoccupentplus peut-être que les naturalistes, et que l'on n'a passcientifiquement le droit, lorsqu'on propose des ré-formes sociales, de le faire sans avoir recherché, aupréalable, quelles conséquences ces réformes pour-raient exercer sur le développement de la popula-tion.

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Les socialistes ont toujours été gênés par la loi dela population. Les uns se sont bornés à l'ignorer et àattendre probablement de la providence un décretqui vînt en interrompre l'action.

D'autres, comme Fourier, ont prétendu que le sys-tème d'organisation sociale préconisé par eux auraitpour effet de limiter naturellement la population endehors de toute intervention de la volonté person-nelle. Malheureusement, la preuve de cette affirma-tion n'a pas été faite et l'on s'est contenté d'unehypothèse qui, en une matière aussi grave, ne pouvaitpas suffire à l'humanité.

Mais depuis que, sous la plume de Lassale ou deKarl Marx, le socialisme a adopté une méthode scienti-fique, la loi de Malthus devient pour lui un embarrascroissant.

La loi d'airain de Lassale n'est pas autre chose quele principe de population reproduit sous une autreforme.

11 est clair, en effet, que si l'accroissement de lapopulation n'était entravé que par le défaut des sub-sistances si tout excès de production, dû au travail etau génie humain, devait avoir fatalement pour résultatl'apparition sur la terre d'un nombre d'hommes nou-veaux proportionnel aux nouvelles ressources pro-duites, le salaire ne pourrait jamais s'élever au-dessusde ce qui est strictement nécessaire à l'ouvrier pourvivre. L'espèce humaine serait condamnée à roulerun éternel rocher de Sisyphe, sans espoir de rédemp-tion.

Mais s'il en était ainsi, il serait bien inutile de cher-cher dans le collectivisme ou ailleurs un remède àdes maux dont la fatalité organique serait établie.

Il résulte de-Ià que les socialistes collectivistes se

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trouvent placés dans une alternative redoutable pourleurs idées.

Ou ils abandonnent la loi d'airain, et alors leursystème n'a plus de base, car la principale base ducollectivisme est dans la prétendue démonstrationqu'en dehors de lui aucune amélioration du sort destravailleurs n'est possible, et cette démonstrations'obtient par la loi d'airain.

Ou ils maintiennent la loi d'airain et, dans ce cas,le collectivisme perd encore bien plus complètementsa base, puisque les hommes sont écrasés par une loiuniverselle et inéluctable qui ne fait aucune part àl'action de la volonté.

Marx l'a parfaitementcompris. Aussi s'est-il efforcéde tourner la difficulté en établissant que la loi de lapopulation n'est pas une loi organique, mais bienune loi économique dont la cause première gît dansl'organisation capitaliste de la société.

Les économistes ont répété bien souvent qu'il s'é-tablissait toujours une certaine relation entre la pro-duction nationale et la population, relation qui n'arien d'absolu, non plus que la loi des salaires, maisqui doit se manifester dans des circonstances et desconditions déterminées.

La production augmente-t-elle assez pour que, sansdescendre au-dessous du minimum de consomma-tion individuelle'de l'époque, voire même en suréle-vant ce minimum, le nombre des habitants d'un payspuisse s'accroître, cet accroissement se produit.L'excès de travail qu'occasionne ce développement dela production a, en effet, pour conséquence d'entraînerune demande de bras supérieure à l'offre qui en estfaite sur le marché. Le salaire s'élève et la populationavec lui.

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Mais cette augmentation même de la population dé-termine un mouvement de réaction dans les salairesqui, à son tour, détermine une baisse de la popula-tion ou tout au moins un arrêt dans l'accroissementde cette dernière.

D'après Karl Marx, ce ne sont là qu'erreurs et so-phismes, et la surpopulation est due non à ce que, à decertains moments, les ouvriers deviennent trop proli-fiques, mais aux conditions générales du machi-nisme.

La vérité, suivant lui, résiderait en ceciLorsque les crises sont passées, que les périodes de

prospérité industrielle renaissent, il faut au capitaldes ouvriers en nombre suffisant pour répondre auxbesoins de la production.

Dans ces moments-là, appelés par des offres sédui-santes, les ouvriers abondent ils quittent les champs,d'où, d'ailleurs, le machinisme les expulse, au moinsen Angleterre, pour se précipiter vers les villes manu-facturières où l'abondance de la demande cause unehausse du salaire sur le marché du travail.

Bientôt, toutefois, cette fièvre s'apaise. Les produitssurabondantsde l'industrie occasionnent une pléthoreet se heurtent à un arrêt dans la consommation quirefuse de les absorber. Il faut bien alors que l'indus-trie elle-même fasse halte dans son essor. Les petitsfabricants sont ruinés, les faillites s'amoncèlent, lesgros capitalistes ssuls subsistent en restreignant con-sidérablement leur production. La demande du tra-vail diminue, les salaires s'avilissent et une masseénorme d'ouvriers sont précipités dans le chômage,ne vivant plus que de l'assistance publique, réduits,par conséquent, aux dernières limites de la misère,et souffrant dans leur dignité d'hommes autant peut-

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être que dans l'imparfaite satisfaction de leursbesoins.

Ces ouvriers congédiés et sans ouvrage, c'est ceque Karl Marx appelle l'armée de réserve du capital.

Cette armée de réserve est nécessaire au capital,dit-il. Supprimez-la et toute reprise des affaires de-vient impossible. Aussi le capital s'efforce-t-il de laconserver. Pendant la crise cotonnière qui coïncidaavec la guerre de la sécession aux États-Unis, lescapitalistes anglais firent de grands efforts pouréviter l'émigration de leurs compatriotes ouvriers.Que seraient devenues leurs usines, s'ils avaientlaissé cette émigration se produire, quand la fin deshostilités en Amérique a permis au coton d'affluer denouveau dans les fabriques anglaises et leur a fournil'occasion d'un nouvel et formidable essor?

Et comme, sans même qu'il y ait des guerres, lescrises industrielles sont périodiques en société capi-taliste et se reproduisent tous les dix ans environ,avec une tendance même au raccourcissement de cespériodes, l'existence de l'armée de réserve est néces-saire c'est-à-dire que la surpopulation est intime-ment liée à la forme actuelle de la société, et ne tienten aucune façon au nombre plus ou moins grandd'enfants qui naissent dans les ménages ouvriers.

Les crises sont trop rapprochées, ajoute Marx, pourque les choses puissent se passer ainsi que le supposentles économistes bourgeois. Une période de prospériténe dure pas assez longtemps pour permettre à unegénération supplémentaire de naître et de s'élever, etles fabriques qui ont besoin, quand l'activité reprend,d'une affluence immédiate de bras, ne -sauraientattendre les dix, douze ou vingt ans que nécessite laproductiond'une génération d'ouvriers. La période de

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crise arriverait avant que les hommes eussent eu letemps de voir le jour et de se développer.

Il y a certainementquelque chose d'exact dans cetteanalyse mais elle pêche surtout par la généralisation.Marx a assisté à de grandes crises, à des quasi-cata-clismes industriels, comme celui qui a coïncidé avecla guerre de la sécession en Amérique. Il a écrit etvécu en Angleterre, où la propriété foncière, régie pardes lois aristocratiques et anti-économiques, permetcertains effets qui ne se réalisent pas dans d'autrespays. Enfin il a été contemporain de l'époque la plusanarchique du machinisme; et, des faits transitoires,contingents, qu'il a vus, il a cru pouvoir induire uneloi générale. Là a été son erreur.

Ainsi, il montre les ouvriers affluant vers les villesindustrielles aux moments de reprise. Mais ces ou-vriers, d'où viennent-ils? Des campagnes, nous dit-il.Soit! mais alors les campagnes doivent manquer debras, et les ouvriers y seront les bienvenus s'ils yretournent aux heures des crises manufacturières.Non! répond Marx, parce que, dans l'agriculture, onremplace les bras par des machines lorsqu'on ne vapas plus loin, lorsqu'on ne laisse pas les terresincultes pour assurer de belles chasses aux lords quiles possèdent.

Parfait pour l'Angleterre Mais en France, en Alle-magne, en Ilalie, on n'emploie pas encore sérieuse-ment le machinisme en agriculture. La propriété esttrop divisée pour cela. On y laisse bien moins encoreles terres en friche. Si l'Angleterre se trouve, à cetégard, de par ses lois successorales, dans une situa-tion particulière, exceptionnelle, on peut lui con-seiller de modifier ces lois, sans tirer de ce qui sepasse chez elle des conséquencespour le monde entier.

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Du reste, même en Angleterre, les observations deKarl Marx sont fort exagérées, et l'étude rigoureusedes faits démontre que, au contraire, les chômagesvont de plus en plus en diminuant, un équilibre nor-mal tendant chaque jour davantage à s'établir.

M. Paul Leroy-Beaulieu, dans son livre sur le col-lectivisme, auquel nous avons fait de nombreux em-prunts, en fournit une preuve topique c'est que lenombre des pauvres secourus dans l'Angleterre et lepays de Galles c'est-à-dire l'armée de réserve del'industrie est allé en diminuant dans d'assezfortes proportions de 1849 à 1883, qui était l'année laplus voisine de celle où a paru son livre.

Le tableau fourni par M. Paul Leroy-Beaulieu vautla peine que nous le reproduisions.

NOMBRE DE PAUVRES SECOURUS

Années. Pauvres adultes Autres pauvres. Total. Populationcapables de l'Angleterre

da travailler. et du pays de Galles.

1849 201.644 732.775 934.41!) 17.564.0001850 131.159 739.384 920.543 17.773.3241851 154.525 706.368 860.893 17.982.8491852 137.318 697.106 834.424 18.193.2061853 126.220 672.002 798.822 18.404.3681854 136.277 682.060 818.337 18.616.3101855 144.500 706.869 851.369 18.829.0001856 152.174 725.593 877.767 19.042.4121857 139.130 704.G76 843.806 19.250.4161858 166.604 741.582 908.186 19.471.2931859 137.418 723.052 860.470 19.080.7011860 136.761 714.259 851.020 19.902.7131861 150.526 739.897 890.423 20.119.3141862 167.646 778.520 946.166 20.352.1401863 253.499 889.125 1.142.624 20.590.3561864 186.750 822.539 1.109.289 20.834.496

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Années. Pauvres adultes Autres pauvres. Total. Populationcapables de l'Angleterre

de travailler. et du pays de Galles.

1805 170.136 801.297i 971.433 21.085.1381866 149.320 771.024 920.344 21.342.80418G7 158. 308' 799.805 938.173 21.608.2861808 185 030 848.344 1.033 974 21.882 0591809 183.102 830.387 1.309.549 22.104.8471870 194 089 885.302 1.079 391 22.457.7661871 189.839 892.087 1081.920 22.700.3591872ü-) 153.733 823.911 977 004 23.007.8351873 127.097 759.048 887.343 23 330.4141874 114.324 714.957 829.281 23.048.0041875 115.209 700.398 815.587 23.944 4591870 97.065 652.528 749.543 24.244.0101877 92.800 033.544 728.350 24.547.3091878 97.927 644.776 742.703 24.834.3971879 118.933 081.493 800.426 25.105.3361880 126.228 711.712 837.910 25.480.1011881 111.369 091 957 803.126 20.053.4061882 100.280 691.334 797.014 20.406.8201883 105.357 693.939 799.290 26 762.974

Ainsi qu'on le voit à l'inspection de ce curieux docu-ment, si l'on excepte les années qui se sont écouléesde 1803 à 1871, années pendant lesquelles les effets dela guerre d'Amérique, c'est-à-dire d'un phénomèneextra-économique, se sont fait sentir, le nombre despauvres secourus est allé en diminuant de 1849 à1883, à la fois d'une manière relative et d'une manièreabsolue.

Ainsi, tandis qu'en 1&49 le nombre des pauvresassistés, adultes et capables de travailler, était de2ûi»d44,et le, total detous. les pauvres de~834T419 pourune population de 17,564,000 habitants, en 1883 lenombre des pauvres assistés de la première catégorie

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n'est plus que de 105,357, soit une diminution absoluede 95,287; celui du total des assistés est tombé à799,296 pour une population de 26,762,974 habitants,

soit une diminution absolue de 134,123.Au point de vue relatif, le seul qui ait de l'impor-

tance, le décroissement du rapport du chiffre despauvres assistés à la population est bien plus considé-rable encore, étant donné l'accroissement de la popu-lation qui, de 21 millions d'habitants, s'est élevée auchiffre de 27 millions.

En 1849, le rapport entre le chiffre des pauvresassistés adultes et capables de travail et celui de lapopulation atteignait 11 pour 1,000 et celui du totalde tous les pauvres assistés 53 pour 1,000. En 1883,le premier de ces rapports est tombé à 3,9 pour 1,000et le second à 29 pour 1,000, soit une diminutiondes deux tiers pour les pauvres de la première caté-gorie et de près de la moitié pour l'ensemble. Et il estbon d'ajouter que l'année 1883 était une année dedépression, de crise industrielle, une de ces annéespar conséquent où doit se former l'armée de réservedu capital.

A Paris, on a moins de moyens d'information,parceque la loi des pauvres n'existe pas chez nous. Néan-moins les chiffres que fournit l'Assistance publiquedonnent encore de précieuses indications. On évaluaitqu'en 1813 il y avait à Paris 1 indigent sur 5,69 âmes,et, en 1818, 1 sur 8,08. Les résultats beaucoup plusprécis des dénombrements qui,ont eu lieu, depuis,ont donné les résultats suivants

1829 1 indigent sur 13,02 habitants.1841 13,30-1850 19,38

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1856* 1 indigent sur 16,59 habitants.1863 16,94 –186}1 16,16 –1806 – 17,12 –

Mais, dit-on, les machines remplacent un nombreconsidérable de bras et, bien que les capitaux nouveauxdont elles déterminent la formation aient pour consé-quence une demande de travail, elles n'en ont pasmoins des effets déplorables de perturbation. D'unepart, en effet, il est rare que la demande nouvelleatteigne le chiffre des ouvriers inoccupés par suite del'introduction du machinisme dans la branche où ilstravaillaient; de plus, lors même que l'équilibrearrive à se faire, il exige un temps assez long, tandisque la misère n'attend pas.

Ici encore le tableau est chargé; et Karl Marx,disant dans son ouvrage que, sans les machines, ilfaudrait actuellement 200,000,000 d'ouvriers pour suf-fire à la production actuelle de la Grande-Bretagne, secharge lui-même de la réponse à sa propre objection.Les machines ont eu surtout pour effet de mettre à laportée de tous des produits qui n'étaient autrefoisqu'à la portée de quelques-uns; et, si elles ont faitnaître un malaise passager, elles ont engendré desbienfaits durables.

Encore ces effets de malaise passager n'ont-ils pasété toujours aussi subits, aussi absolus qu'on pourraitle supposer à la lecture de Das Kapital. Ainsi M. PaulLeroy-Beaulieu cite, sur la substitution de la naviga-tion à vapeur à la navigation à voiles, des chiffres quidémontrent que, dans cette industrie au moins, le maln'a pas été grand.

Voici ces chiffres

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navires a voilesAnnées. Nombre. Tonnage. Marins occupés.

4877 17.101 4.138.149 123.5031878 16.704 4.076.098 120.0831879 16.449 3.918.070 115.1771880 16.183 3.750.442 108.6681881 15.223 3.309.108 102.498

NAVIRES A VAPEUR

Années. Nombre. Tonnage. Marins occupés.

1877 3.218 1.977.489 72.9991878 3.390 2.100.020 75.5001879 3.580 2.331.157 78.3711880 3.789 2.594.133 84.3041881 4.088 2.921.785 90.403

Ces années représentent celles où, par suite de l'in-vention d'une machine nouvelle permettant unegrande économie de combustible, la navigation àvapeur s'est le plus accrue.

Or, si l'on fait, en 1877 et en 1881, la somme dunombre de marins employés dans les deux espèces denavigation, on trouve

Années. Marins employés Marins employés Totaldans dans des

la navigationà voiles. la navigation à vapour. marins employés.

1877 123.303 72.999 190.5021881 102.498 90.405 192.903

soit, en cinq ans, une diminution de 3,659 marins surun total de 196,562, ou de 1,8 pour 100; c'est évidem-ment presque insensible.

Il est juste d'avouer que la transformation n'a pasété aussi douce dans d'autres industries. Mais il faut

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convenir aussi que les phénomènes auxquels Karl Marx

a assisté ont été ceux de la substitution des machinesaux bras de l'homme. Aujourd'hui cette crise est à peuprès passée, et ce qui se produit, et continuera de seproduire, c'est le remplacement des machines moinsparfaites par des machines plus perfectionnées.

Dans ce dernier cas,. ainsi que le fait justement re-marquer M. Paul Leroy-Beaulieu, le capital, loin demenacer l'ouvrier, exerce en sa faveur une véritableprotection.

Le capital incorporé dans des machines anciennes,en se défendant lui-même contre les machines nou-velles, défend en même temps les ouvriers qu'iloccupe. Un outillage coûte cher. Lorsqu'un industrielen a fait les frais, qu'il est outillé, et qu'une décou-verte nouvelle intervient, à moins de perfectionne-ments tellement considérables qu'à vouloir luttercontre eux il serait ruiné et de tels perfectionne-ments sont rares, ce serait une erreur de croirequ'il va jeter au rebut tout son matériel. Il attendra,pour le remplacer par un nouveau, que ce matérielsoit hors d'usage, qu'il ait été amorti; et pendant cetemps, ordinairement assez long, ses ouvriers auronteu le temps de se retourner. Les transitionsdeviennentainsi infiniment moins sensibles que lorsque la pre-mière machine eut à lutter contre l'ouvrier à la main.

En somme, les machines abaissent le prix de revientdes marchandises, multiplient la consommation; ets'il y a eu des crises terribles au début, à présentque la grande industrie est établie et suit soncours normal, il y a les plus grandes chances pourque, dans l'avenir, l'accroissement de-consommationcorrespondant aux progrès futurs amène l'emploid'un nombre d'ouvriers égal ou même supérieur au

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nombre des bras que le progrès aura économisés.La machine présente même, au point de vue du

chômage, une influence utile, que doit reconnaîtretout esprit non prévenu.

Autrefois, l'ouvrier avait un métier. Ce métier exi-geait un long apprentissage, et il ne pouvait pas enchanger. Que la mode vînt produire l'arrêt de l'indus-trie qui l'employait, il était dénué de toutes ressources,et ne pouvait placer ses espérances que dans un retourdes habitudes qui avaient fui.

Aujourd'hui Karl Marx le reconnaît, et il s'en faitmême un grief contre la grande industrie, grâceaux machines, l'ouvrier peut plus facilement passerd'une profession à une autre. Si la mode l'expulse decelle où il gagnait sa vie, il peut trouver un emploidans celle qui, grâce à la faveur qu'elle rencontreauprès du public, a besoin d'un surcroît de bras.

Cela est si vrai que, lorsqu'on étudie les effets de lamorte-saison, on s'aperçoit que c'est sur les ouvriersde la petite industrie, sur les ouvriers à domicile,qu'elle sévit le plus.

Les grands industriels ont un tel intérêt à ne paslaisser leur outillage se détériorer par l'inaction, quesouvent ils travaillent à perte plutôt que de fermerleurs usines. Dans la plupart des cas, si une crise sur-vient, ils diminuent leur production, mais ne la sup-priment pas; ils font travailler moins longtemps,maisne cessent pas de faire travailler; et si l'ouvrier voitses ressources réduites, du moins n'en est-il pas tota-lement privé.

L'armée de réserve du capital est donc un de cesfantômes qui peuplent l'esprit du socialiste allemand;et s'il est vrai qu'il y a et qu'il y aura toujours descrises et des chômages, il est faux. que la grande in-

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dustrie ait pour conséquencede les multiplier et d'enaccroître l'étendue.

Quoi qu'il en soit, d'ailleurs,il n'en reste pas moinsétabli que le chiffre absolu de la population, à unmoment donné, est intimement lié à celui des subsis-tances. Ainsi que l'a mathématiquement formuléM. Courcelles-Seneuil,« ce chiffre est égal à la sommedes revenus de la société, diminuée de la somme desinégalités de consommation, et divisée par le mini-mum de consommation ». Si l'on appelle P le chiffrenécessaire de la population, r la somme des revenus,i celle des inégalités de consommation individuelle,et c le minimum de cette consommation, il peut êtrereprésenté par la formule algébrique

Cette lot, combinée avec la loi dite de la rente, envertu de laquelle un degré supplémentaire de produc-tion, nécessité par un accroissement du nombre desconsommateurs, coûte plus d'efforts que n'en avaitcoûtés le degré de productionprécédentpour un chiffreégal de produits, amènerait aux conclusions terriblesde Malthus.

Ces conclusions seraient certainement excessives.D'une part, la loi de la rente, telle que Ricardo l'a

formulée, n'est rien moins que démontrée. Le machi-nisme, en multipliant dans une énorme mesure lapuissance de l'effort, en a conjuré les effets. De l'autre,ainsi que nous le disions plus haut, il ne saurait êtredouteux que la volonté n'intervienne et n'agissecomme un levier puissant sur la plus ou moins granderapidité avec laquelle la population s'accroît. Nous enavons déjà trouvé la démonstration dans l'état

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presque stationnaire de la population française, etl'on peut en donner encore pour preuve l'augmenta-tion persistante, en dépit de tous les raisonnements,du minimum de la consommation individuelle.

L'argumentation de Karl Marx a une apparence dejustesse lorsqu'on considère seulement la durée d'unepériode où l'industrie est florissante et qu'on la com-pare avec la crise qui la suit. Mais cela n'empêche enaucune manière les effets constatés par les écono-mistes d'être également vrais.

Il est incontestable que, dans les moments de pros-périté, l'ouvrier est plus incité à engendrer, et que,gagnant largement sa vie, il est plus en état de fairevivre les enfants qu'il engendre. Ces enfants ne de-viendront ouvriers que plus tard; ils ne jouerontaucun rôle dans le mouvement de reprise auquel ilsauront dû leur naissance; mais ils n'en seront pasmoins nés et n'en auront pas moins vécu.

Il est non moins incontestable que, pendant les pé-riodes de chômage et de misère, le travailleur auramoins d'enfants, ou que, s'il en a autant, ceux-cimourront par suite de privations, ce qui conduirafinalement au même résultat.

Il demeure donc parfaitement établi que la popula-tion absolue suit le mouvement industriel, et que lechiffre des habitants d'un pays s'élève quand s'élève,à travers les oscillations de prospérité et de crises, laproduction totale de ce pays.

Les collectivistes commettraient donc une erreurgrossière s'ils s'imaginaient que leur maître a résolul'antinomie de la population; et nous aurons l'occa-sion de voir plus loin que ce redoutable problèmeserait l'une des pierres d'achoppement du collecti-visme, et pas la moindre certainement.

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CHAPITRE V

L'accumulation primitive.

Un des chapitres fondamentaux de Karl Marx estcelui qui est relatif à l'accumulation primitive.

Pour qu'il existe une plus-value, il est de toute né-cessité qu'il existe au préalable un capital qui l'auradéterminée.

Si ce capital existe, on pourra discuter quel droit ilpossède de s'attribuer une portion de la plus-value,ou même la plus-value tout entière; mais encore faut-il qu'il existe, et son détenteur, dans l'hypothèse laplus favorable, n'aura droit, >même si le capital estreconnu producteur, à la part qui lui est afférente desproduits, que s'il est d'ailleurs légitimement posses-seur de l'accumulation première.

Cette accumulation première, d'où vient-elle ?2Du travail de celui qui la possède ou de celui de ses

ancêtres, répondent sans hésiter les économistes.Et ils présentent le tableau du travailleur laborieux

qui travaille et épargne, tandis que d'autres, pares-seux ou prodigues, travaillent peu ou gaspillent lefruit de leur travail.

Karl Marx s'élève avec vigueur contre cette concep-

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tion, qu'il considère comme un simple a priori. Ilprétend que ce sont là des vues purement imagina-tives, et qu'il suffit d'ouvrir un livre d'histoire pourconstater que les choses se sont passées autre-ment.

En fait, suivant lui, l'accumulation remonte forthaut. Les premières accumulations de capitaux, dansl'antiquité, se sont constituées par la guerre, par larapine, par la réduction en esclavage des populationsvaincues, par l'exploitation des esclaves.

Puis les choses ont suivi leur cours; de nouvellesspoliations ont suivi les anciennes, et c'est au milieude ces violences qu'est éclos le monde moderne.

Karl Marx consacre de très longs développementsàla démonstration de cette vérité historique, véritéd'une évidence telle qu'il aurait pu éviter d'en faire lapreuve une affirmation sur ce point aurait ample-ment suffi.

Seulement, la question que l'on doit se poser n'estpoint celle-là c'est celle-ci

A supposer que, sans changer l'organisation sociale,on fît demain table rase de tout ce qui existe que,sans détruire le principe de la propriété privée, maisà seule fin de faire disparaîtrel'injusticequi en marquel'origine, on décrétât un partage général de toutes lesvaleurs actuelles (notons que cette hypothèse n'a abso-lument rien à voir avec la solution collectiviste quiest tout autre) pour permettre à l'évolution humainede recommencer sur la base de la liberté économiqueet de la propriété, en dehors de tout vol et de toutespoliation.

Eh bien si cette hypothèse pouvait être réalisée,la société actuelle, par la voie jusqu'ici purementidéale qui a fait l'objet de l'idylle chantée par les éco-

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nomistes, se reconstituerait avant qu'il se fût écouléun demi-siècle.

L'ardeur au travail, l'intelligence et l'économie des

uns, la paresse, l'inintelligence ou la prodigalité desautres auraient tôt fait de donner lieu à une nou-velle accumulation de capitaux d'un côté, d'engen-drer une classe de pauvres et de salariés de l'autre.Une seule chose se trouverait modifiée, et peut-êtreencore moins qu'on ne le pense à cause des apti-tudes que la fonction a déterminées le personnelcomposant l'une et l'autre catégorie.

Ceci se passe de démonstration, tant l'évidence enest absolue. A ceux qui n'en seraient pas convaincus,cependant, je conseillerais la lecture des livres deM. Paul Leroy-Beaulieu et de M. de Laveleye, ce der-nier très favorable cependant à l'idée collectiviste. Ilsy verront que notre hypothèse s'est vérifiée et sevérifie tous les jours. Il a existé des communautésdans le monde. Il en existe encore le mir russe,l'allmend suisse, la dessa javanaise. Or, dans toutesces communautés, et malgré les précautions que l'onprend pour s'opposer à l'appropriation personnelle,cette appropriation se produit envers et contre tous,en vertu d'une tendance irrésistible de l'humanité,sans que la spoliation et la violence y interviennentpour rien. Que serait-ce si des précautions n'étaientpas prises pour entraver cette évolution naturelle I

Mais s'il en est ainsi et cela ne peut pas plus êtrecontesté que ne peuvent l'être les affirmations deMarx sur l'accumulation primitive, nous pouvonsraisonner comme si l'idylle des économistes étaitexacte en fait.

Puisque, sans spoliation, sans violences,sans exploi-tation dolosive, la société capitaliste se serait consti-

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tuée d'elle-même, les arguments que l'on cherche àéchafauder sur les violences anciennes, perdent touteleur valeur. Elles ne prouvent plus que ces abusaientété la cause essentielle de la forme que la société a priseet que spontanément elle aurait prise sans cela. Ellesne sont plus qu'un accident historique et démontrentseulement que, dans bien des cas peut-être, les posses-seur actuels ne sont pas ceux qui l'auraient été siles choses s'étaient passées naturellement et sansaucune intervention de la force.

Mais si c'est là tout ce qu'on peut conclure del'érudition déployée par Karl Marx à propos del'accumulation primitive, il ne saurait plus venir àl'idée de personne de produire un bouleversementuniversel en vue, non pas de créer une société nou-velle absolument différente de la nôtre, mais bienseulement de réparer des injustice individuelles.

Encore peut-on se demander si l'on ne créerait pasplus d'injustices en agissant de la sorte qu'on n'enréparerait.

Au temps de Jules César, les Romains sont venusen Gaule et se sont emparés d'une terre qui apparte-nait à un Gaulois. Ce fut un acte de conquête regret-table. Mais il y a 2,000 ans de cela. La propriété aprobablementété reprise aux descendants du Romainpar les barbares. Depuis lors, combien de fois a-t-elle changé de mains? Nul re le sait. Que d'acqué-reurs de bonne foi entre le conquérant primitif et lepropriétaire actuel Que d'argent dépensé sur cetteterre par ses possesseurs successifs depuis 20 sièclespour la maintenir en valeur! Il est à parier que si onla vendait à cette heure, son prix de vente ne repré-senterait même pas la somme totale des capitauxqu'elle a engloutis, sa valeur au temps de Jules

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César n'entrant plus pour rien dans sa valeur ac-tuelle, qui est de nouvelle formation. Et l'on dépos-séderait celui qui la détient aujourd'hui, non paspour la restituer au descendant inconnu du Gauloisspolié par les soldats de César, mais pour la faireéchoir par voie de partage à un citoyen quelconquequi aurait sur elle des droits absolument nuls? Celane se discute même pas.

Que l'on bouleverse l'état social si l'on croit, avecles collectivistes, qu'on peut à cet état substituer unétat meilleur Mais si l'on ne croit pas cela possible,il serait criminel de tout bouleverser pour ne rienchanger que les fonctions personnelles exercées parles différents individus.

La société, en effet, n'est aucunement intéressée àce que ce soit un tel qui possède de préférence à untel autre. C'est là chose absolument dénuée d'impor-tance. Ce qui l'intéresse, ce sont les institutions surlesquelles la possession repose, et dans un ordre dechoses fondé sur la propriété, c'est aussi et seulementque l'on sache toujours quel est le véritable posses-seur.

C'est pour cela que, dans le but d'éviter des litigesperpétuels, et pour que tout ne soit pas constammentremis en question au préjudice de tous, on a édictéles lois de prescription.

Destinées à mettre un terme aux réclamations quepourraient susciter même des usurpations récentes,lorsque ces réclamations ne se sont pas produitesdans un délai déterminé, ces lois sont indispensables.A combien plus forte raison n'est-on pas en droitde les invoquer lorsqu'il s'agit de la société toutentière?y

M. Paul Leroy-Beaulieu fait même judicieusement

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observer à, cet égard que si le droit de l'occupantn'était pas reconnu, il n'y aurait plus de sécurité pourles collectivités, communes ou nations.

Telle petite commune de la Champagne ou del'Hérault est riche par le vin qu'elle récolte. Parcontre, telle autre commune de l'Aveyron est pauvreet se nourrit de seigle. De quel droit les habitants dela première détiennent-ils un sol fertile, tandis queceux de la seconde ne possèdent qu'un sol ingrat? Sile fait d'occuper ce sol depuis des siècles ne constituepas un droit, les Aveyronais peuvent légitimementréclamer leur part de la Champagne ou de l'Hérault.

Et ce qui est vrai d'une commune l'est égalementd'un peuple. La France, l'Italie, l'Espagne jouissentde terres fertiles et d'un climat privilégié. Pourquoiles moujiks d'Arkangel en seraient-ils privés etseraient-ilscondamnés à vivre dans des glaces presqueéternelles? Si la possession indéfiniment continuéene vaut pas titre, la France n'a aucun argument légi-time à apposer aux réclamations des Poméraniens,ou même des Persans et des Kurdes.

Il n'y a pas de milieu ou la prescription pour tousou la prescriptionpour personne ou la sécurité pourles individus ou l'insécurité pour les nations ou lemaintien de la civilisation ou le retour à la barbarie.

Certes nul ne peut tirer de ces considérations laconséquence que la société n'ait pas le droit de semodifier si elle le juge utile et possible. Les sociétésont toujours le droit de se soumettre aux modifica-tions, quel qu'en soit le degré d'importance, aux-quelles elles trouvent ou croient trouver des avan-tages.

Mais le droit que possède notre société de se trans-former ne saurait en aucun cas se baser sur la cri-

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tique de l'accumulation primitive. Cette critique est,dans le travail de Karl Marx, un hors-d'œuvre, quin'enlèverait rien à la valeur de ses autres argumentss'ils étaient probants, mais qui n'y ajoute absolumentaucune force nouvelle.

Elle prouve seulement que les hommes ont tra-versé une époque de barbarie avant d'arriver à la pé-riode actuelle de civilisation et ce serait un mauvaismoyen de perfectionner celle-ci que de ramenercelle-là, en détruisant, sous prétexte de justice so-ciale, les résultats acquis pour se borner à recom-mencer l'évolution.

Ou les attaques de Karl Marx contre le capitalismeportent, et le collectivisme est bienfaisant et possible.Il faut dans ce cas aiguiller vers le collectivisme.

Ou bien, ce que nous croyons avoir démontré, lesattaques de Karl Marx sont erronées, et de plus ceque nous allons nous efforcer de démontrer, – le col-lectivisme serait impossible ou à tout le moins désas-treux. S'il en est ainsi il faut tenir pour bonne la si-tuation que les siècles nous ont faite, ne pas cher-cher à recommencer l'évolution parce que des abusde pouvoir ont été commis il y a des milliers d'an-nées, et nous borner à apporter à l'état présent deschoses des améliorations de détail qui en élaguent cequ'il contient encore d'oppressif, pour l'amener à fairechaque jour, à un nombre toujours croissant d'indi-vidus, une part plus large à la liberté, à la dignité, aubonheur.

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Notre examen critique de la doctrine de Karl Marxest terminé. Nous avons montré que la théorie de lavaleur adoptée par le socialiste allemand est erro-née et que sa théorie de surtravail et du « vol » faitpar le capitaliste à l'ouvrier repose sur une série desophismes. Nous avons établi que les considérationssur ce qu'il appelle l'accumulation primitive sont unpur hors-d'oeuvre qui n'apporte aucune force à sonargumentation. Enfin, nous avons mis hors de douteque le problème de la population existe par lui-même,qu'il n'a pas attendu la société dite capitaliste d'au-jourd'hui pour se manifester, qu'il s'est imposé àl'attention des hommes dans tous les temps, et quemême ilélreignaitbien plus dangereusement l'huma-nité aux époques anciennes qu'il ne l'étreint à cetteheure que les hommes lui étaient bien plus étroite-

LIVRE TROISIÈME

CRITIQUE DU COLLECTIVISME

CHAPITRE PREMIER

Vues générales.

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ment soumis quand la loi de la rente existait danstoute sa puissance qu'aujourd'hui où, par la créa-tion d'un machinisme chaque jour perfectionné, legénie humain a posé des bornes devant elle.

Mais tout ceci n'empêche pas la société actuelle,comme d'ailleurs toutes celles qui l'ont précédée,quoique à un degré infiniment moindre, malgréles affirmations fantaisistes des socialistes, d'êtregénératrice d'injustice, de misère et de mort; et lesouci des améliorations à apporter à ces injustices età ces misères n'en demeure pas moins la plus nobledes préoccupations qui puisse absorber l'esprithumain.

Nous venons de poser une affirmation en disantque l'injustice et la misère, pour grandes qu'ellessoient encore, sont moindres que dans les sièclespassés. Karl Marx le conteste énergiquement.Certes!il ne pousse pas à un retour vers ce qui fut. Il consi-dère même ce qui existe à l'heure présente commeune étape nécessaire dans l'évolution de l'humanité.Mais les hommes, l'ouvrier surtout, lui apparaissentcomme ayant été moins exploités, comme ayant étéplus heureux, pendant les époques féodales, sous lagarantie des jurandes et des maîtrises, qu'ils ne lesont de nos jours.

C'est peut être en cela que réside la plus lourde deses erreurs.

Sans doute, les petits patrons des villes, qui avaientle monopole du travail et qui, au-dessous du sei-gneur féodal, constituaient des embryons de capita-listes, étaient plus protégés que les travailleursactuelscontre l'excès de labeur de la veille et contre le chô-mage du lendemain.

Mais pour tirer de là une conclusion générale, il

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faut fermer systématiquement les yeux au tableaud'ensemble qu'offrait l'humanité dans ces tristestemps.

Marx se plaint de ce qu'il appelle l'armée de réservedu capital, c'est-à-dire du chômage qui s'abat sur ungrand nombre d'ouvriers en temps de crise indus-trielle. Et il oublie que, dans le passé, cette arméen'était point une réserve mais une armée perma-nente. Elle se composait de tous les bras auxquelsétait refusé le droit de travailler, et qui tendaientleurs mains décharnées aux portes des couvents,comme aujourd'hui les ouvriers qui chôment lestendent aux administrateurs de l'assistance publiquechez nous, ou aux dispensateurs de la taxe despauvres en Angleterre. Seulement, il y a cette diffé-rence, et elle est grande, qu'aujourd'hui le chômageest temporaire, tandis qu'il était alors perpétuel.

Il faut aussi, pour exalter le passé en dénigrant leprésent, se refuser à envisager le spectacle qu'offraitl'agriculture au milieu des guerres, des incursionsconstantes à main armée et des déprédations de toutgenre; il faut ne tenir aucun compte de l'épouvantablesituation des paysans. On n'a pour s'en convaincre qu'àse reporter aux magnifiques et éloquentes pages qu'aécrites Michelet sur le sort des cultivateurs dans cessiècles de demi-barbarie. On y lira la description deces souterrains dans lesquels les travailleurs deschamps étaient obligés de s ensevelir eux, leurs bêteset leurs récoltes, pour éviter les vols, les assassinats,les violences sans nombre qu'ils avaient sans cesse àsubir de la part des maraudeurs, des grandes com-pagnies, des envahisseurs étrangers et même dessoldats du roi. La corvée leur prenait la moitié deleur temps, et l'insécurité était telle qu'elle ne leur

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permettait jamais de jouir en repos du produit del'autre moitié.

Non! notre temps n'est pas inférieur aux époquespassées et bien plus conforme à la réalité des chosesque les lamentations de Karl Marx ou de M. deLaveleye est le pasagede l'historien anglais Macaulay

« Ceux qui comparent le siècle dans lequel lehasard les a fait naître avec un âge d'or qui n'ad'existence que dans leur imagination peuvent parlerde dégénérescence et de déclin mais aucun hommeayant des connaissances exactes sur le passé ne seradisposé à devenir le contempteur morose ou décou-ragé du présent (1). »

Le fait indéniable que le minimum de consomma-tion personnelle s'est accru est la réponse la pluscatégorique qui puisse être opposée aux vues mo-roses de la plupart des collectivistes sur le présent.

Pour être supérieur au passé le présent n'est pascependant parfait, loin de là! Et l'on ne saurait tropencourager ceux qui sont à la recherche d'améliora-tions fécondes.

Reste à examiner si la socialisation des instrumentsde travail, pour parler le langage marxiste, serait unprogrès ou une rétrogradation si cela améliorerait lesort des hommes ou si, au contraire, cela n'aurait paspour résultat de le rendre pire.

Qu'on le remarquèynoserainsi la question ce n'estpoint dénier à la société le droit d'opérer la transfor-

(1) Those who_ coin pars theage on whtch their lot has fattenwith a golden âge winch exists oui y in their imagination maytalk or degeneracy and decay but no m&n. \tàa is -Correctly-informettas to thé pàst will be disposed to ts'e a morose ordesponding view of the présent (Macaulay, Ilistory of EnglanU,Tauchnitz édition, vol. I, pp. 283.)

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mation rêvée par Karl Marx et par ses disciples, sicette transformation doit élever d:un degré l'espritde justice, faire reculer la misère, augmenter lasomme du bonheur humain. C'est seulement recher-cher si vraimentles moyens proposés sont de natureà conduire au but que l'on vise et ne sont pas plutôtde nature à conduire à un but inverse.

Sur le droit de la société à se transformer mêmeaussi radicalement, nous avons eu déjà l'occasion dele reconnaître, il ne saurait s'élever le moindre doute.

La propriété n'est pas, comme des philosophes etmême des législateurs l'ont prétendu, de droit natu-rel; elle est de droit essentiellement social. La sociétél'a créée, la société aurait le droit de la détruire.

Suivant les lieux, les mœurs et les époques, lesconventions sociales que les hommes ont établies ontété les plus disparates, les plus dissemblables, lesplus opposées.

La loi d'un peuple était chez l'autre peuple un crime,

fait dire Victor Hugo à l'humanité future de l'huma-nité actuelle ou passée. Le communisme a fonctionnéchez les Incas avant la conquête de l'Amérique et auParaguay après la conquête la propriété collectiveexiste encore à Java; elle se retrouve dans le mirrusse et l'on en constate des vestiges jusqu'en Suissedans les Allmends.

Ailleurs, chez les Arabes, chez les peuplesnomades,la propriété, sans pour cela disparaître, sans que lecommunisme s'établisse, acquiert un caractère col-lectif, ne se fixe pas, ne s'individualise pas.

Chez nous, au contraire, elle prend le caractère ab-solument individualiste, et ce caractère est mêmepoussé jusqu'aux limites extrêmes; ce qui n'empêche

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pas les pouvoirs publics, lorsqu'ils le jugent utile,d'intervenir et d'imposer aux propriétaires des loislimitatives de leur liberté, comme c'est le cas, parexemple, dans les expropriations pour cause d'utilitépublique. Quelquefois ces obligations légales parais-sent presque contradictoires avec le principe mêmede la propriété. Nous en avons un exemple chez nosvoisins d'outre-Manche dans le land-act, par lequell'Etat britannique est intervenu entré le landlord etle fermier irlandais, et s'est attribué la faculté d'a-baisser le taux des fermages malgré la volonté dudétenteur du sol.

La propriété individualisée du monde civilisé mo-derne est donc, tout comme les autres formes d'ap-propriation qui ont existé dans le monde, un faitsocial. Si les hommes l'ont établie, bien que cela sesoit fait en vertu d'une évolution naturelle et nulle-ment sous l'empire d'une idée préconçue, les loisn'étant intervenues que plus tard pour fixer la cou-tume, c'est qu'ils y ont trouvé ou ont cru y trouverun avantage. Le jour où leur manière de voir chan-gerait, rien nepourrait mettre juridiquement obstacleaux décisions nouvelles qu'il leur conviendrait deprendre pour changer l'état social.

Tout au plus devraient-ils tenir compte des habi-tudes contractées et procéder avec des ménagementsdans l'acte de la transformation.

Encore cette nécessité ne s'imposerait-elle à euxqu'au point de vue pratique et pour éviter les heurtstrop violents qui risqueraient d'empêcher la réformed'aboutir. Quant au droit, il est absolu, même dans ceque ces mesures pourraient avoir de plus révolution-naire, et l'on prête à rire lorsque, en pareille matière,on parle de spoliation.

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La spoliation existe lorsque, dans, un état de sociétédéterminé, on dépouille un homme de ce qu'il pos-sède au titre des lois qu'on laisse subsister et pourlesquelles on professe le respect. La confiscation, parexemple, est un vol.

Mais lorsqu'on porte la main sur l'édifice, et qu'onchange l'état de choses, il ne saurait plus être ques-tion de spoliation, mais de changement total dans cequi est.

On n'a pas spolié les seigneurs féodaux parce qu'ona supprimé la féodalité on n'a pas spolié l'Église enlui prenant ses biens et en les remplaçant par uneallocation sur le budget, pas plus qu'on ne la spolierale jour où, diminuant les impôts de ce que coûte leservice des cultes, et accordant aux citoyens le droitd'association pour qu'ils puissent subvenir librementaux frais de leur culte, on séparera les Églises del'État on n'a pas spolié les possesseurs d'esclaves ensupprimant l'esclavage, tandis qu'un planteur isolédu sud aurait pu se dire volé si on lui avait confisquéses esclaves tout en laissant subsister l'esclavage ;unroi n'est pas spolié parce qu'un pays proclame la répu-blique, il l'est si l'on confie le pouvoir à un usur-pateur.

La société a le droit incontestable, absolu, dese transformer d'une manière complète. Ce droit,on ne doit donc pas le contester aux collectivistesrévolutionnaires à une double condition pourtantc'est qu'ils apporteront à l'humanité quelque chosede supérieur à ce qu'elle possède et que la grandemajorité des hommes sera convaincue de la justesseda leurs principes et acceptera la transformation ré-clamée par eux. On ne saurait, en effet, accepter àaucun degré qu'une minorité factieuse, s'emparant

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du pouvoir par la force, usât de la violence pourimposer à un pays quelconque un bouleversementsocial dont ce pays ne voudrait pas.

Du reste un tel danger n'est pas à craindre, parceque si un gouvernement de minorité peut s'imposeret durer quand il n'apporte que des modifications àl'état politique, modifications sur lesquelles il n'y apas de parti pris bien absolu, il y aurait contre unerévolution sociale non acceptée -une force de résis-tance qui la rendrait tout à fait impossible. Mais sila majorité l'accepte et la veut, nul n'a aucune pres-cription et aucun droit à invoquer.

Une seule réserve devrait être observée. Elle est re-lative aux individus actuellement vivants qui, nés sousles lois actuelles et ne pouvant en soupçonner l'abro-gation, n'auraieut pas de profession, ayant jusque-làvécu de leurs -rentes. La Société devrait évidemmentles faire vivre, comme le gouvernementitalien, aprèsla suppression des communautés religieuses, a ac-cordé une pension aux moines dispersés. Mais ce sontlà des conditions temporaires d'exécution qui n'ontrien à faire avec le droit.

Le véritable point du débat est donc uniquement,exclusivement, celui-ci Apporte-t-on à l'humanitéquelque chose de supérieur à ce qu'elle possède?

Critiquer la société actuelle est commode; et s'iln'est pas donné à tout le monde de le faire avec laprofondeur scientifique d'un Karl Marx, ou avec l'élo-quence passionnée et la dialectique puissante d'unProudhon, il est, par contre, donné à tout le monded'apercevoir les imperfections de ce qui existe pasn'est besoin pour eela tl'analyser les--salaires et-dechercher les causes de la plus-value. Il y a des richeset des pauvres, des millionnaires oisifs qui dissipent

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leur fortune dans le vice, tandis que des ouvrierslaborieux et honnêtes meurent de faim faute d'ou-vrage ce fait seul accuse la société, tout commel'existence des inégalités naturelles non seulemententre les hommes mais entre les animaux, accuse lacréation cela saute aux yeux du moins clairvoyant.Mais la question n'est pas là. Ce qu'il faudrait établir,c'est que ces imperfections ne sont pas en partie fa-tales ce qu'il faudrait prouver, c'est que l'on peut,non pas, ce que tout le monde espère et ce que l'expé-rience démontre, les atténuer par des améliorationssuccessives, mais les faire disparaître complètementpar une cure radicale.

Aussi ne nous serions-nous pas attardé à réfuter lacritique qu'ont faite de la société capitaliste Karl Marxet ses disciples, si cette réfutation des principes fon-damentaux sur lesquels elle s'est étayée ne fournis-sait des éléments importants pour la discussion dela partie organique de leur doctrine, de celle qui s'ap-plique non plus à la démolition de ce qui est, mais àce qu'on propose d'y substituer.

Il est bon, en effet, qu'on le remarque nous nefaisons porter en aucune façon notre réfutation surles théories de ceux qui, attaquant la société,appellent de leurs vœux une révolution socialesans savoir ce qu'ils feront après avoir révolu-tionné. Ce socialisme anarchique n'est pas dignede fixer, même pendant un instant, l'attention despenseurs ajoutons qu'il ne vaut pas la peine qu'ons'en occupe. Aucune société ne se laissera jamaisconduire à la destruction sans savoir par quoi seraitremplacé ce qu'on abolirait. La révolution n'est pasun but, c'est un moyen; elle ne cesse d'être atten-tatoire aux droits de tous que quand on connaît

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nettement le but que l'on se propose d'atteindre parelle, et lorsque ce but est assez désiré du pays pourqu'elle soit conforme au sentiment général de lapopulation au nom de laquelle on la fait.

Aussi les idées anarchistes n'ont-elles rien d'in-quiétant. Sans doute, dans des circonstances parti-culières impossibles à prévoir, des bouleversementspeuvent avoir lieu, des personnalités peuvent êtrelésées, des fortunes privées peuvent être atteintes;mais ces cyclones passent et laissent, après leurpassage, les rouages sociaux aussi intacts que si rienne s'était produit.

Ceux-là seuls méritent d'être pris au sérieux etdiscutés qui sont les théoriciens d'une société nou-velle nettement définie, qui, en nous conviant à unerévolution destinée à nous débarrasser de ce qui est,nous disent clairement ce qu'ils entendent mettre àla place.

L'ancien socialisme métaphysique, celui qui a euFourier, Saint-Simon, Cabet pour pontifes, a disparu.Il ne reste plus à cette heure qu'un seul socialismeméthodique, le collectivisme fondé sur les prétendueslois économiques qu'aurait découvertes Karl Marx.

Par l'étude, par la discussion, ce qu'il y avait devague dans la pensée a disparu, ou est demeuré lelot de la catgéorie de socialistes dont nous disionsplus haut qu'il n'y a pas lieu de se préoccuper. Lesidées se sont mûries, précisées, et nous savons nette-ment à cette heure ce que le collectivisme nous ap-porte. Cela nous permet, saisissant les linéamentsprincipaux de la société projetée, d'en présenter, toutcomme si elle existait en fait, une critique raisonnéeet scientifique.

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CHAPITRE II

De la répartition des richesses en collectivisme.

Les collectivistes sont surtout frappés de l'inégalitéqui existe dans la répartition des richesses. C'est là cequ'ils veulent atteindre. Ils ne se proposent pas uneproduction plus intense, mais une meilleure réparti-tion.

Nous croyons fermement, pour notre part, qu'ilss'égarent et que, s'ils réussissaient dans leurs projets,ils s'apercevraient qu'ils ne font pas une répartitionplus équitable qu'aujourd'hui, mais qu'ils ont beau-coup moins à répartir.

Pour que la répartition collectiviste fût supérieureà la nôtre, il faudrait qu'elle eût une base, une -règleabsolument différente de celle qui prévaut de nosjours.

Cette règle, le communisme brutal et autoritairede Babœuf la possédait. Il supprimait la liberté de laconsommation comme il supprimait la liberté de laproduction. On consommait en commun, comme onproduisait en commun; à proprement parler, on sup-primait la répartition. On faisait de l'humanité ungrand couvent ou une grande caserne, mais uncouvent

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qui n'avait pas pour subsister le levier de la religion,une caserne que ne soutenait pas l'amour de la pa-trie et qui ne se maintenait que par la discipline. Oninvoquait, il est vrai, la fraternité. Mais nous savonscequ'il faut en penser comme moyen d'organisation so-ciale. Ce communisme faisait horreur à l'espèce hu-maine il lui était odieuxparce qu'il faisait disparaîtrea liberté qui est, de beaucoup, le premier et le plus

grand des biens. 11 a disparu. C'est une doctrinemorte. Il a fait place au collectivisme moderne.

Le collectivisme n'entend pas détruire la liberté deconsommation. Il veut laisser celle-ci intacte (nousexaminerons plus loin si ces prétentions peuvent êtrejustifiées) et n'atteindre que la liberté de production.Dès lors, il est obligé de faire une répartition des pro-duits et il lui faut une règle d'après laquelle cette ré-partition se fasse.

Cette règle, Karl Marx a cru l'avoir trouvée dans sathéorie de la valeur et dans la substitution des bonsde travail à la monnaie métallique mais il suffit dese rappeler notre chapitre sur la valeur pour recon-naître qu'il ne l'a pas trouvée le moins du monde.

Marx, en effet, et ses disciples sur ce point ont étéplus explicites que lui, n'admet pas l'égalité des sa-laires. Il reconnaît qu'il existe des travaux qui doiventêtre payés plus que d'autres. Son commentateurSchaeffle va même jusqu'à admettre que, en dehors del'effort plus grand auquel ils pourront donner lieu,et qui justifierait une rétribution supérieure, l'utilitéseule devra intervenir pour fixer la valeur de l'heurede travail.

Nous ne voulons pas nous demander ici si l'égalitéfarouche d'une majorité collectiviste s'accommode-rait aisément de cette différence de traitement fondée

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sur l'utilité seule, et certainement sur une utilité queles masses ne comprendraientpas.

Nous croyons que les masses ne la comprendraientpas, cette utilité, parce que celle-ci résulterait unique-ment de la nécessité de pourvoir certaines industriesde travailleurs, mais qu'en fait le travail n'y seraitpeut-être pas plus pénible qu'ailleurs, les circons-tances seules en ayant momentanément détourné lesbras. Il est clair que cette nécessité sociale, baséesur les statistiques, n'apparaîtrait pas à qui n'auraitpas fait de celles-ci une étude particulière, et que lesouvriers moins payés se récrieraient et refuseraientd'accepter cette disparité de traitement.

Mais cette inégalité même dans l'appréciation de lavaleur sociale des différentes heures de travail, com-ment donc se fera-t-elle? A qui incombera la tâche dedire à un ouvrier qui aura travaillé six heures « Voilàun bon de trois heures de travail, » et de dire à unautre ouvrier qui aura travaillé pendant le mêmetemps « Voici un bon de six heures? »

Seront-ce les fonctionnaires de l'État, les surveil-lants du travail? Y aura-t-il une fixation arbitraire?

Alors, que de faveurs imméritées qui rendraient lasociété inhabitable! On se plaint du népotisme denotre époque, nécessairement limité par la limitationmême des objets auxquels il s'applique. Que serait-ceen comparaison de ce népotisme universel? On nesoutiendra pas, en effet, que le collectivisme est ap-pelé à changer le cœur de l'homme, et que le jour oùles ateliers sociaux auront été établis, les affections,les haines, les jalousies, et toutes les passions élevéesou basses, qui viennent de nos jours interférer avecle sentiment abstrait de la justice, auraient cesséd'exister.

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Dira-t-on que le système électif serait une garantiesuffisante contre les passions subversives?

Mais, d'une part, rien ne prouve que la société con-serverait le système électif. Schoeffle fait sur ce pointles réserves les plus précises.

Et, d'autre part, l'expérience nous démontre depuisvingt années que le système électif, loin d'être unegarantie contre le favoristisme, tend, au contraire, àexagérer celui-ci. Un despote pourrait à la rigueurfaire taire ses amitiés, ses haines, ne s'inspirer quede la vérité et être juste, bien que ce soit bien difficileet qu'il soit rare de rencontrer des despotes placés àcette hauteur. Mais un élu ne le peut pas. Il lui estcommandé d'être partial en faveur de ses électeurs etcontre ses adversaires. S'il ne le fait pas, il est brisé.Ici l'injustice 's'impose presque comme une nécessité

Enfin, si même on suppose un pouvoir jouissantd'une grande autorité, foncièrement honnête et fon-cièrement intelligent, un pouvoir qui ne s'inspire quedes nécessités, sociales, de l'intérêt général, commentarrivera-t-il, avec la meilleure volonté du monde, àévaluer à quel taux il est juste de rétribuer l'heure detravail d'un maçon, d'un cordonnier, d'un portefaixou d'un vidangeur? Comment parviendra-t-il à mo-difier chaque jour son évaluation d'après les circons-tances ? C'est là un problème au-dessus des forceshumaines. Si le favoritisme disparaissait, ce seraitpour faire exclusivement place à la chance, au hasard,qui ne sont pas davantage la représentation de l'éga-lité et de l'équité.

Aussi avons-nous vu que les collectivistes ont sentile défaut de la cuirasse, et qu'ils se sont bien gardésde tomber dans l'erreur de la taxation. M. Devilledéclare nettement que c'est l'offre et la demande,

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l'offre et la demande seules, qui, comme aujourd'hui,détermineront la valeur du travail. Mais s'il en estainsi, qu'y aura-t-il de changé avec l'état-actuel, etpourquoi cette malheureuse offre et cette non moinsmalheureuse demande, aujourd'hui chargées de tousles péchés d'Israël, deviendront-elles tout d'un couppures de tout reproche, lorsque la socialisation desinstruments de travail aura été opérée?

Aujourd'hui, l'ouvrier qui est mécontent peutaller ailleurs. Le champ est large. Des milliers d'ate-liers appellent ses bras. Malgré cela, il peut être vic-time de la force écrasante du capital, bien que cetteforce soit disséminée entre les mains de capitalistesqui ne se connaissent pas, ne s'aiment pas et ne s'en-tendent pas.

Demain, il aurait en face de lui un seul produc-teur, un seul capitaliste l'État. Il serait bien obligéd'accepter ses conditions quelles qu'elles fussent. Il

se trouverait dans la situation des producteurs actuelsde tabac courbés sous le joug de la régie. Non seule-ment la loi de l'offre et de la demande ne serait pasaffranchie de ses défauts, mais ceux-ci seraientcentuplés par l'unité du capitaliste.

Les socialistes ne manqueront pas d'objecter que legrand mal de la société actuelle n'est pas dans lesdifférences, en somme modiques, qui peuvent existerentre le traitement de tel ou tel ouvrier. Ils dirontque le vice de la répartition capitaliste est dans cefait que les capitalistes reçoivent sans travailler etprélèvent ainsi une part indue sur le travail.

Nous nous sommes déjà expliqué sur ce point etnous avons démontré que le prélèvement du capitalest infiniment moins considérable qu'on ne le sup-pose, et qu'il est légitime.

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Mais, légitime ou non, il est clair que la sociétéaurait le droit de se priver d'un service qu'elle paie-rait trop cher. Et elle le paierait trop cher si, quelquebon marché qu'il fût, elle pouvait l'obtenir à un prixmoindre encore.

Voyons donc ce que donnerait à cet égard la so-ciété collectiviste, et si, sous ce rapport, elle seprésente à nous avec un avantage sur ce qui existeaujourd'hui.

Par la mise en commun des instruments de travail,on aura supprimé, dit-on, les rentes, les intérêts, lesprofits, par conséquent les oisifs. Tout le monde seraforcé de travailler, à l'exception des infirmes et de&vieillards.

Ici, déjà, un temps d'arrêt est nécessaire. Lesinfirmes et les vieillards seront affranchis du travail.C'est parfait; et pour les vieillards il n'y a rien à dire,l'âge étant toujours facile à déterminer; mais pourles infirmes ?

Tous les paresseux, tous les fainéants se dirontinfirmes; comment constatera-t-on s'ils le sont ou nonréellement? On verra se reproduire là, sur l'échelle laplus gigantesque, ce qui se produit actuellement dansl'armée.

Les infirmités matérielles, aisément constatables, nedonnent lieu dans l'armée, et ne donneraientlieu dansla société collectiviste, à. aucune espèce de difficulté.

Par contre, les affections si nombreuses, si mul-tiples, du système nerveux, plus pénibles cent foispour qui en est atteint que les infirmités maté-rielles, mais qui ne se voient pas, qui ne sont pasperceptibles -au dehors, comment-les eoaslatef, comb-ment contrôler le dire de ceux qui s'en prétendentatteints?

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Croira-t-on sur parole les personnes qui diront enêtre frappées? Dans ce cas, que d'oisifs vivant au dé-triment des autres!- Le prélèvement actuel du ca-pital n'est rien en comparaison de la consommationfainéante qui se produirait demain.

Refusera-t-on systématiquement de croire les inté-ressés ? Alors que de victimes innocentes! Qne demalades, que d'impuissants à qui l'on dira « Ou tra-vaillez ou mourez de faim »»

Aujourd'hui, le riche malade se prive de tout tra-vail sans, avoir rien à demander à personne. Quantau pauvre dont la maladie n'est pas perceptible, iln'a pas en face de lui les rigueurs d'une administra-tion. Il trouve, dans la multiplicité des personnesauxquelles il peut s'adresser, et dans les variétés deleurs caractères, le moyen de se procurer des secoursqui le mettent, sinon en état de vivre, du moins enétat de ne pas mourir. La charité publique est mêmeexploitée par beaucoup d'indignes qui parviennent àmasquer leur paresse sous d'apparentes infirmités.

Demain tout se passerait avec la rigueur militaire

« Travaillez ou mourez » il serait impossible desortir de là.

A côté des invalides du travail, il y a les moins ca-pables, les faibles, ceux dont le travail est moinsintense et moins productif.

Aujourd'hui, les ouvriers sont tous réunis dansl'usine. Tous, pour une même profession, sauf le casde salaire aux pièces, reçoivent un salaire égal. Lepatron sait qu'il se produit une moyenne. C'est surelle qu'il calcule; sans se préoccuper des différencesindividuelles.

L'ouvrier, lui, ne reçoit ni plus ni moins'- mêmelorsqu'il est aux pièces que son voisin'travaille

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moins ou travaille davantage. Le capital seul est inté-ressé à ce que le travail acquière son maximum d'in-tensité. Aussi aucune surveillance ne s'exerce-t-ellede travailleur à travailleur.

Demain, tout serait renversé. Les capitalistes pro-priétaires seraient remplacés par des fonctionnaires,directeurs ou surveillants, et ceux-là n'auraient qu'unintérêt secondaire à exercer une surveillance.

Les ouvriers, au contraire, auraient un intérêt depremier ordra à faire valoir leur heure de travail et àdéprécier l'heure de travail des autres. Il s'ensuivrait,dans l'atelier, une concurrence vitale qui engendre-rait l'universelle délation.

Ce n'est pas la fraternité qui corrigerait ces abus,pas plus qu'elle ne corrige ceux qui se manifestent denos jours. Quiconque connaît la dureté qu'apporte letravailleur devenu capitaliste, ouvrier ou paysan, àsurveiller ses salariés et à exiger d'eux le plus grandeffort possible, peut se rendre compte du peu quel'.on doit attendre du sentimentalisme humain.

A cet égard, les tentatives de 1848 ont été probantes.A cette époque, de nombreusesassociations ouvrièresse constituèrent, subventionnées par l'Etat, qui portaau budget national, pour cet objet, un crédit de troismillions de francs. La fraternité était la base surlaquelle s'établissaient toutes ces coopérations. L'uned'elles, celle des tailleurs, s'inspira plus encore queles autres des idées de Louis Blanc et substituale travail à la journée au travail à la tâche. On espé-rait que le contrôle naturel des intéressés suffirait àmaintenir leur zèle, et que la fraternité empêcheraitce contrôle de dégénérer en espionnage et en oppres-sion. Il n'en fut rien, et d'après M. Feugueray, qui aécrit l'histoire des associations ouvrières de ce temps,

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la surveillance dégénéra en récriminations si vio-lentes, si acrimonieuses, que l'atelier devint un enfer,et qu'il fallut rétablir le travail à la tâche. Ce moyenseul permit aux associés de se rendre leur compagniesupportable et de faire renaître la concorde parmieux.

Et cependant, en 1848, la fraternité débordait detoutes les âmes. On peut juger par là de ce que de-viendrait le contrôle mutuel dans le collectivisme.

Ainsi, difficulté de déterminer la valeur des heuresde travail difficulté de tenir compte des infirmités,des maladies ou des incapacités relatives difficultéd'organiser une surveillance qui ne dégénérât pas enespionnage: tels sont les premiers obstacles auxquelsse heurterait la répartition dans une société collecti-viste et qui feraient renaître d'un côté les oisifs sup-primés de l'autre.

Il y aurait une autre cause autrement importanted'inégalité de répartition.

Dans le collectivisme, comme dans la société ca-pitaliste, il faudrait un travail de direction et derépartition.

Ce travail-là, à qui incomberait-il ?Aujourd'hui il est le lot du capitaliste libre. Demain

il appartiendrait à l'État.Mais l'État est un être impersonnel qui ne'peut agir

que par des personnes interposées, c'est-à-dire parles fonctionnaires. On verrait donc une foule chaquejour croissante d'employés de tous ordres. Les chosesse passeraient seulement sur une échelle gigan-tesque comme elles se passent de nos jours dansles administrations publiques, et le spectacle que lesadministrations nous offrent n'est pas fait pour nousinspirer le désir de les généraliser.

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Que voyons-nous aujourd'hui?Un fonctionnaire n'est dominé que par une crainte,

celle d'être considéré comme inutile et de voir safonction supprimée.

Toute son intelligence est perpétuellement tenduevers cet écueil à éviter; et le meilleur moyen pourconjurer le péril, consiste à enfler continuellementson service.

Si un bureau se compose de deux employés, on peutêtre tenté d'en éliminer un et de transférer le seconddans un autre bureau, fusionnant ainsi deux servicesen un seul et réalisant de la sorte l'économie d'un chefet d'un sous-chef.

Mais le chef et le sous-chef estiment qu'une telleéconomie serait déplorable et ne visent qu'à la rendreimpossible.

Il leur suffit, pour cela, d'avoir dix à douze employésau lieu de deux. Ceux-ci ne feront pisplus de besogneproductive. On se bornera, pour paraître les utiliser,à augmenter les formalités oiseuses. Mais ils serontdix et comment l'idée pourrait-elle se présenter àl'esprit de qui que ce soit de supprimer un serviced'une importance aussi considérable Aussi aucuneffort n'est-il négligé pour obtenir ce résultat, etcomme rien ne résiste à l'action patiente, persis-tante, d'un chef de service qui fait tout convergervers le même but, son désir ne manque jamais de seréaliser tôt ou tard. C'est ainsi que le nombre desfonctionnaires, c'est-à-dire des improductifs parexcellence, s'accroît d'année en année.

Ce fait se produit continuellement. C'est une loiinéluctable que la bureaucratie engendre la bureau-cratie, comme autrefois, en Amérique, les Élats àesclaves engendraient les États à esclaves. C'est là

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une plaie de nos budgets actuels contre laquelletoutes nos commissions des finances sont impuis-santes comme tous nos ministres, et à laquelle iln'existe qu'un seul remède enlever le plus possibleau gouvernement ce qui n'est pas rigoureusement deson ressort, retirer le plus qu'on peut à l'État enfaveur de l'initiative privée.

Or, c'est juste le contraire que proposent les collec-tivistes. Ils veulent généraliser le système de régie

en soumettant la production tout entière à l'adminis-tration publique, et multiplier de la sorte bien audelà du centuple les abus de tous ordres que ce sys-tème, là où il est pratiqué, engendre de nos jours.

Le capitalisme en tant que propriété privée seraitsupprimé. Il n'existerait plus ni rentiers, ni action-naires, ni heureux mortels, touchant des dividendesil est vrai, mais intéressés par l'appât même de cesdividendes, à favoriser la production générale.

Mais il y aurait, par contre, des employés sansnombre, des fonctionnaires vaniteux, insolents etdoctrinaires, qui sauraient évaluer avantageusementpour eux, on peut en être convaincu, la valeur deleur heure de travail inutile, et qui vivraient gras-sement sans rien faire, ou tout au moins sans rienfaire de véritablement utile, de véritablement pro-ductif.

L'ouvrier n'aurait plus le crève-cœur de se dire queM. Lebaudy accumule des capitaux; mais il donneraittout autant de surtravail, pour employer le langagede l'école marxiste, et peut-être même en donnerait-ildavantage, pour obtenir une même part ou une partmoindre de la production totale.

On peut même se demanders'il réussirait à éteindreles intérêts et les profits de toutes sortes ou si, plutôt,

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il ne conserverait pas ceux-ci en les ajoutant au gas-pillage gouvernemental, et en les rendant eux-mêmesstériles.

Du moment où le collectivisme entend respecter laliberté de consommation; du moment où il permet lapossession pourvu qu'elle se borne à la faculté deconsommer et à la condition qu'elle n'aille pas jus-qu'à produire; du moment où il autorise et Schseffleest formel sur ce point le don et même l'héritage,il va de soi qu'il autoriserait aussi le prêt gratuit.

Or, leprêt gratuit autorisé peutreconstituerl'épargneusuraire, cette épargne improductive et nuisible quise produit comme une larve malfaisante partout oùn'existe pas la liberté de l'industrie.

Dès qu'on repousse le communisme simpliste deBabœufou de Cabet, et on le repousse pour cause,l'humanité ne voulant pas même tolérer qu'on lui enparle, les différences que l'on observe aujourd'huientre les hommes se reproduiraient en collectivisme. 11

y aurait des ouvriers auxquels l'heure de travailcotée très bas rendrait l'économie difficile; il y enaurait d'autres auxquels, au contraire, cette épargneserait rendue facile par l'évaluation élevée de leurheure de travail.

Il y aurait des jouisseurs qui dépenseraientchaquejour leur salaire de la veille, et des économes, desavares même, qui accumuleraient bons de travail surbons de travail.

Qui empêcherait un de ces prodigues de venir faireun emprunt à l'un de cesavares, et qui pourrait inter-dire à l'avare de lui consentir un prêt ?2

Oui, mais sans intérêt, diront les collectivistes.Sans doute sans intérêt légal. Mais aujourd'huiaussi la loi proscrit sinon l'intérêt, du moins un

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taux usuraire d'intérêt. Ces lois ont-elles jamais em-pêché l'usure? On condamne bien, par ci, par là, unusurier lorsque la preuve du délit est palpable, évi-dente. Mais pour un qui est pris, dix mille échappent.Je prête cent francs à un besoigneux. Je ne stipule pasd'intérêt mais pendant que je lui fais souscrire unengagement de cent francs, je ne lui en donne quequatre-vingt-quinze. L'intérêt se trouve compris dansle principal et échappe à toute inquisition, à touteenquête. Aussi l'usure n'a-t-elle jamais été tuée parles lois édictées contre elle, mais uniquement parla possibilité, pour les capitalistes, de trouver à leurscapitaux un emploi digne, honorableet utile. Ce n'estpas la limitation légale du taux de l'intérêt qui, denos jours, a fait à peu près disparaître l'usure. C'estle développement et la sécurité du commerce et del'industrie.

En société collectiviste, le capital ne pouvant plusservir aux individus, mais seulement à l'État, demoyen de production, l'épargne reprendrait son ca-ractère désastreux des temps barbares thésaurisa-tion et usure. Elle ne cesserait pas, sous cette forme,d'être productive pour l'individu, mais elle cesse-rait d'être productive pour la nation et serait même,pour celle-ci, un véritable chancre rongeur.

Le fait confirme sur ce point la déduction théo-rique. Nous avons déjà parlé des communautés agri-coles qui existent en Russie, sous le nom de « mir. »Or, de l'aveu de tous les auteurs qui s'en sont occu-pés, quelque sympathique qu'ils aient été à l'institu-tion, l'usure s'y est développée, et cela avec assez deforce pour que les usuriers y aient reçu un nomspécial on les appelle les « mangeurs du mir ».

Pourrait-on même empêcher complètement la ca-

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pitalisation productive ? La chose ne semble pasaisée.

Voilà, par exemple, un travailleur qui aura mis decôté pour l'avenir, en bons de travail, une sommeconsidérable, capable de lui permettre, soit de vivresans travailler, soit de faire vivre quelqu'un autrependant un temps plus ou moins long.

D'autre part, un homme à imagination féconde,auteur d'une découverte que l'État a repoussée, vientle trouver. Désireux de s'employer exclusivement à laconstruction de sa machine et de déserter pour untemps l'atelier général, afin de s'employer avec plusde liberté d'esprit à ses essais particuliers, mais nepossédant aucunes réserves, il demande à l'hommeaux réserves s'il ne lui céderait pas une portion de samonnaie d'un nouveau genre en échange de la pro-messe à lui faite d'une part des bénéfices qui doiventrevenir à l'inventeur si sa machine réussit, L'autreaccepte. Voilà une petite association formée dans lagrande. Voilà un petit capital privé qui fonctionne.Voilà l'intérêt ou le profit car c'est au fond tout un

reconstitué au profit de ce capitaliste en minia-ture. Et comme le capital sait faire rapidement despetits, on verra bien vite des entreprises privées sefonder à la barbe des régies nationales facilementbattues dans cette concurrence.

Ce contrat sera-t-il déclaré illicite? On ne l'empê-chera pas plus d'être par toutes les inhibitions que,pendant des siècles, à la bourse et dans le commerce,on n'a supprimé les marchés à terme en refusant deleur accorder la sanction de la loi ou même en édic-tant des pénalités contre eux.

Les seuls moyens de s'opposer à cette forme de lacapitalisation seraient de supprimer les bénéfices

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dé l'inventeur en refusant de rémunérer sa décou-verte, ou de s'opposer à l'accumulation en décrétantl'égalité de salaire et en réduisant toujours celui--ci auminimum.

Mais le premier de ces moyens, en même temps qu'ilserait la suppression fatale de tout progrès, auraitpour effet unique de favoriser l'accumulation pure-ment usuraire par l'élimination de toutes les autresformes possibles d'accumulation, et le second irait àl'encontre des idées de l'école qui poursuit non l'éga-lisation des salaires mais leur élévation.

Et qu'on le note bien, nous ne citons là que desexemples pour montrer comment l'intérêt et les profitsarriveraient à s'introduire dans la société collectiviste.Mais le nombre de ces procédés est illimité, commeillimitées sont les ressources de l'intelligence humaineet des combinaisons qu'elle peut engendrer.

Nous pouvons citer un autre exemple aussi frappantque les précédents.

Les marchandises n'auront pas une valeur uniformeen collectivisme. Si même on s'en tenait à la théoriede Marx sur la valeur, il est clair que, à la suite d'unemauvaise récolte, la valeur du froment ou du vin haus-serait, puisqu'une même quantité de ces produitsreprésenterait une moyenne plus considérable detravail social, le travail total ayant été le même et larécolte moindre.

Qui empêcherait, dès lors, un citoyen piévoyant dese servir, puisque l'achat serait libre, de son épargnepour acheter du blé et du vin avant la récolte qu'ilprévoit mauvaise, et'de revendre ensuite, après lahausse, ces denrées à ses voisins, en leur bonifiantsur les prix (je me sers de ce mot car ce serait encoreun prix, quoi que l'on dise, et cette expression m'est

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commode) des magasins généraux, une certaine dimi-nution pour les attirer? Ce commerce serait interdit,illicite, sans nul doute. Mais aujourd'hui aussi lacontrebande du tabac est interdite et illicite, ce quine l'empêche pas d'avoir lieu.

Les professions libérales seraient une autre caused'inégalité de répartition. Fourier avait supprimé lesprocès et les maladies, mais le collectivismemodernene va pas aussi loin dans ses espérances. Dans lasociété qu'il veut édifier, il y aura des procès civilspuisqu'on conserve la propriété des objets de con-sommation et même l'héritage. Il y aura des procèscriminels, car on ne supprime ni les vices, ni les mau-vais penchants, ni les passions des hommes. Il yaura des maladies. Il y aura donc encore des juges,des avocats et des médecins.

Ces avocats et ces médecins seront-ils des fonction-naires rétribués par l'État? Les un disent oui; lesautres disent non. En fait, il est difficile qu'ils lesoient. Un grand médecin ou un grand avocat gratuitserait demandé partout à la fois, et comme il ne pour-rait suffire à sa tâche, force serait de limiter sa cir-conscription. Chaque avocat aurait donc son cercle etchaque médecin le sien dans lequel et exclusivementdans lequel il devrait se mouvoir. Dès lors les citoyensn'auraient plus le droit de se faire défendre ou dese faire soigner par qui bon leur semblerait. Ce seraitlà une chose tout à fait inadmissible, et l'on seraitdès lors conduit, comme le propose Schœffle, à laisserlibres ces professionsoù le travail s'exerce sans capital.

Mais s'il en est ainsi et il est diffleile qu'il en soitautrement, comment cmpôchera-t-pn le médecincouru, l'avocat recherché, de se faire payer très cheren bons de travail et de prélever sur le revenu social

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une part incomparablement supérieure à celle de lamasse des travailleurs ?

Fît-on des" avocats et des médecins des fonction-naires, voulût-on leur limiter une circonscription etleur interdire de recevoir des appointements, onn'avancerait pas davantage. On aurait porté atteinteà la liberté sans résultat. On ne saurait en effet s'in-troduire au chevet des malades ou dans le cabinet del'homme affligé d'un procès, et l'on ne pourrait empê-cher soit l'un, soit l'autre, dans l'espoir d'être l'objetde soins plus empressés,d'ajouter une rétribution per-sonnelle à la rétribution du gouvernement.

Le collectivisme ne supprimerait ni l'intérêt ni leprofit mais d'utiles qu'ils sont presque toujoursaujourd'hui, il les transformerait, dans un grandnombre de cas au moins, en un prélèvement inutileetmême nuisible sur la production générale.

Il donnerait naissance, sur une échelle gigantesque,au luxe d'abus que nous offrent déjà les administra-tions de l'État.

Il engendrerait une foule incalculable de fonction-naires de tous ordres qui vivraient grassement sur lepays et remplaceraient avec avantage pour euxbien entendu la quote-part du produit nationalretenue aujourd'hui pour leur consommation par lescapitalistes.

Il laisserait subsister les inégalités de rétributiondes divers travaux et créerait aux professions libé-rales des situations aussi belles que sous la plus capi-taliste des sociétés.

En un mot, dans la société vers laquelle s'efforcentde nous pousser les disciples de Marx, la répartitiondes richesses ne serait ni plus égalitaire ni plus justequ'elle ne l'est dans la nôtre. La corvée puisque

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corvée il y a le surtravail, y tiendrait une aussigrande place, peut-être une place plus grande. E t comme

la raison d'être du collectivisme est de mieux répar-tir l'avoir social, qu'il n'a en somme aucun autreobjectif, il est clair que s'il échoue dans cette tâche ilmanque absolument de base. Il reste à se demandersi, échouant dans la répartition, il n'entrave pas enmême temps la production et le progrès; s'il peutrespecter comme il l'espère la liberté matérielle etmorale de l'individu; s'il ne crée pas des difficultés detous ordres au commerce et aux relations interna-tionales si, en un mot, impuissant à atteindre lebut utile qui l'a fait imaginer, il n'engendre pasd'autre part une foule de conséquences désastreuses,dont aucune société ne saurait ne pas s'émouvoir.

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CHAPITRE III

De la production des richesses et du progrèsen collectivisme.

Nous avons montré, dans le chapitre précédent, ladirection de l'industrie, de la science, du progrèshumain, abandonnée à une hiérarchie de fonction-naires, à laquelle elle ne pourrait se soustraire enpartie qu'en rompant, par ci par là, les mailles du filetcollectif. Nous avons établi que ces mailles seraientsouvent rompues et nous en avons tiré argumentcontre le collectivisme, qui aurait toujours en lui desgermes de dissolution. Mais il est clair que les collec-tivistes ne peuvent nous opposer ces infractions ausystème comme des moyens de le corriger et d'enéliminer les imperfections. Nous avons donc le droit,lorsque nous étudions l'effet du collectivisme sur laproduction des richesses et sur le progrès, de rai-sonner comme si, le collectivisme s'étant implantédans toute sa rigueur, aucune des infractions que nousavons reconnues fatales ne devait avoir lieu. Si ellesse produisent, il est clair que les mauvais effets ducollectivisme pourront être diminués; mais alors lecollectivisme sera imparfait, et ce serait une défense

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inadmissible d'un système que celle qui consisterait àcompter sur ses imperfections pour le perfectionner.

Ainsi donc, nous raisonnerons ici comme si le col-lectivisme fonctionnait dans toute la rigueur de sonprincipe, et nous pouvons dire, dès lors, que toutedirection de l'industrie, tout progrès scientifique,seraient abandonnés à cet immense mandarinat, pro-bablement nommé au concours comme en Chine, etqui, quel que fût d'ailleurs son mode de recrutement,écraserait l'humanité tout entière.

En outre, le collectivisme, il ne faut pas l'oublier,est imaginé pour supprimer la plus-value que s'ap-proprie aujourd'hui le capitaliste et pour en faire béné-ficier le travailleur.

Il est difficile d'apercevoir, dans ces conditions, leséléments d'une production toujours croissante et lesinstruments de ces progrès scientifiques et industrielsqui font la grandeur du monde moderne.

Aujourd'hui, une colonie s'ouvre à la civilisation.Tout de suite des capitalistes aventureux prennentsur leur plus-value, sur cette part de leur plus-valuequ'ils ne consomment pas, un capital suffisant pourféconder cette entreprise coloniale, pourvu que,.comme cela se passe presque toujours malheureu-sement en France, l'État ne les entrave pas par samanie de réglementation.

Un inventeur conçoit une idée nouvelle. Il fait unedécouverte féconde. Comment celle-ci passera-t-elledes lobes de son cerveau dans l'application? C'est trèssimple.

S'il est riche, il consacrera une partie de sa fortuneà conduire à bien son invention. S'il est pauvre et queson idée soit bonne, il finira presque toujours par ren-contrer un capitaliste hasardeux qui, désireux d'ac-

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croître ses profits par une entreprise aléatoire, luifournira les sommes nécessaires pour l'amener à per-formance. L'amour de ce qu'on appelle improprementle jeu à cause du rôle qu'y joue le hasard, et de cequ'on doit appeler la spéculation, jouera ici son rôlesalutaire. Ce capitaliste rognera peut-être à l'inven-teur une portion un peu trop forte des bénéfices qu'ildevrait légitimement avoir peut-être se taillera-t-ilà lui une part trop considérable mais en somme,si la découverte est féconde, elle verra le jour, l'hu-manité tout entière en bénéficiera, et l'inventeur,même après la cession au capital d'une partie dufruit de son génie, en recueillera encore des profitsconsidérables.

Avec le socialisme collectiviste, rien de tout celan'existe plus.

D'abord, l'accumulation des capitaux cesse et lors-qu'un continent s'ouvre à la civilisation, les ressourcesmanquent pour en entreprendre la colonisation.

De même que, dans une société anonyme, les action-naires, lorsqu'ils ne sont pas retenus par une directionénergique et intéressée, répugnent aux réserves ettendent à l'intégrale distribution des bénéfices, demême le travailleur socialisé éprouvera une répu-gnance invincible à l'accumulation des capitaux etexigera que tous les produits de l'année soient distri-bués. Il atteindra ce but soit par une augmentationgraduelle des salaires, soit par la diminution progres-sive de la journée de travail, soit même par ces deuxméthodes combinées.

La capitalisation s'arrêtera devant cet obstacleinsurmontable, et avec elle les entreprises nouvelles,génératrices de richesse.

Quant aux découvertes, ce sera bien pis encore.

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L'inventeur aura à lutter ici non seulement contre lapénurie du capital, mais contre ce facteur combinéavec la routine et l'inertie administratives.

Qu'on songe à Fulton offrant son bateau à vapeur àNapoléon Ier, et au dédain avec lequel l'Institut rejetason idée comme contraire aux lois de la science.

Je me rappelle moi-même un savant illustre qui medémontrait l'impossibilité d'établir un télégraphetransocéanique, huit ou dix jours avant que la pre-mière dépêche ne fût transmise de New-York àValentia. A l'entendre, les courants d'induction em-pêcheraient la transmission de s'opérer, et les capi-taux qui s'étaient associés pour, la construction et lapose du câble étaient des capitaux sacrifiés.

Supposons ce savant consulté par un État collec-tiviste sur l'opportunité de construire le premiercâble et de le jeter à travers l'Océan, et dites quel con-seil aurait été donné, et ce qu'aurait pu faire le comitédu budget devant un avis pareil

Il ne saurait d'ailleurs en être différemment. Lenombre des inventeurs est démesuré; tous les fousinventent. Le chiffre des propositions qui se pro-duisent de ce chef est incalculable. Un gouvernementne se croirait pas le droit, et ne l'aurait pas en effet,de gaspiller la richesse publique dans des expériencespleines d'incertitudeet d'aléa. Sauf des cas tout à faitexceptionnels, il repousserait tout.

L'administration, du reste, est de sa nature résistanteau changement. Lorsqu'un employé a acquis l'habituded'un genre de travail donné, pourquoi ferait-il effortpour en changer? Le capitaliste individuel fait ceteffort parce qu'il y est incité par le bénéfice qu'ilentrevoit au bout. Mais le fonctionnaire collectiviste?

Le succès de la machine qu'on lui apporte n'ac-

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croîtra ni ne diminuera la valeur de son heure detravail. Pourquoi se dérangerait-il? Il trouvera infi-niment plus commode de décréter l'excommunicationmajeure contre l'inventeur au nom des principesd'une science toujours facile, et le progrès seraentravé même avant d'avoir vu le jour.

Du reste, pourquoi l'invention elle-même se pro-duirait-elle

Dans l'état actuel, le penseur qui conçoit une idée,qui découvre un instrument nouveau, y est poussépar l'appât du gain. Il va construire une machine àvapeur qui diminuera d'un tiers ou de moitié la con-sommation du combustible quel magnifique champde profit offert à son activité Il travaillera, il décou-vrira, et avec l'ardeur que donne l'espérance du profit,il imposera sa convictionaux capitalistes les plus rétifs.

Mais lorsque les instruments de travail seront socia-lisés lorsque le temps consacré à une découverte nevaudra pas plus que le temps consacré à un travailordinaire, pourquoi l'inventeur se fatiguerait-il àinventer? En vue d'une décoration, d'une récompensehonorifique? La valeur qui s'attache à ces hochets nepeut aller qu'en diminuant à mesure que s'élève l'in-telligence des hommes; et si les distinctions flattentencore les vanités, elles ne sont pas suffisantes pourdéterminer .les grands efforts. On les réclame avecinsistance une fois l'effort fait; mais elles ne l'en-gendrent pas.

Les socialistes nous diront-ils qu'ils encouragerontles découvertes en accordant des récompenses consi-dérables, des bons de travail à profusion, c'est-à-dired'énormes moyens de jouissance, aux inventeurs,ainsi qu'aux ingénieurs qui auraient remarqué ladécouverte et en auraient facilité l'éclosion?°

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Ou bien ces subventions, comme aujourd'hui lesprix de l'Institut, seront décernées à l'auteur d'untravail préconçu dont on aura fixé le but. Ou bien lesrécompenses s'appliqueront à toute découverte quel-conque.

Dans le premier cas on est en droit de se demander,en voyant le peu d'efforts féconds qu'ont jamais en-gendrés les prix de l'Institut, si les prix de la sociétécollectiviste seront doués de plus d'attraits et donne-ront des résultats supérieurs. C'est peu probable,parce que le but que l'on aura fixé ne sera jamais at-teint. Ce sera quelque chose d'analogue aux troiscent mille francs promis à qui découvrira un remèdecontre le phylloxéra. Le remède est découvert. Il y ena même plusieurs l'immersion, le sulfure de car-bone et les sulfocarbonates, l'a plantation des vignesaméricaines. Mais comme ces résultats n'ont riend'absolu, qu'ils ont été obtenus par une extrêmemultiplicité d'expériences, que l'un des moyens deparer au mal, la plantation des vignes américainesqui est peut-être ce qu'il y a de mieux, n'est pas àproprement parler un remède; comme en somme per-sonne ne peut dire C'est moi qui ai arrêté le fléau,personne n'a eu et personne n'aura les trois cent millefrancs.

Si, par contre, on votait un fonds pour récompensertous les inventeurs et les fonctionnaires qui auraientremarqué la découverte sans en préciser d'avance lanature et l'objet, on tomberait dans le défaut con-traire du précédent. Tout le monde apporterait uneidée nouvelle. Cette idée serait presque toujours ac-cueillie, et les fonds de l'état seraient dilapidés àl'étude d'une foule d'entreprises saugrenues.

Actuellement, si le capitaliste est poussé par l'ap-

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pât du gain, il est retenu par la crainte de la perteet ces deux sentiments opposés établissent un sageéquilibre qui permet aux idées fécondes de voir lejour et qui empêche la société d'engloutir inutile-ment des capitaux à la recherche d'une pierre philo-sonhale ou d'un mouvement perpétuel quelconques.Avec l'état socialiste, au contraire, cet équilibre estimpossible. Ou l'absence de tout appât fera tout re-jeter, ou l'absence de toute crainte fera tout accepter.La stagnation absolue ou la dilapidation nous nevoyons guère comment les marxistes peuvent s'éva-der de ce dilemme.

D'ailleurs, à quoi bon encourager par des promessesde subventions des efforts que la forme sociale nonseulement ne pourrait pas stimuler, mais auxquelselle mettrait même matériellement obstacle ?2

Pour découvrir il faut réfléchir, il faut penser, ilfaut avoir la liberté de soi-même, il faut vivre d'unevie très active au fond, souvent fainéante à la surface.L'inventeur doit souvent déserter l'atelier ou le labo-ratoire pour s'abandonner aux combinaisons de soncerveau.

Aujourd'hui il en trouve le moyen dans son capi-tal, s'il en possède un, et, s'il n'en possède pas, danscelui qu'on lui prête, car pour peu que son idée soitbonne, il est rare qu'il ne parvienne pas à convaincrequelqu'un. Mais demain Il n'aura pas de capitalpuisque personne n'en aura. L'État ne lui en fournirapas pour une idée à laquelle personne ne croira, quetous mettront sur le compte de la paresse et à sup-poser même, ce qui sera rare, que, malgré ce manquede stimulant, il soit poussé par une force exception-nelle à chercher et à découvrir, le milieu social lui enrefusera les moyens matériels.

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Faut-il parler des professions intellectuelles, desartistes, des poètes, des littérateurs ?

M. Schœffle, en ce qui le concerne, serait tenté toutcomme pour les avocats et les médecins, de laisseragirici encore le «laisser-faire, laissez-passer» actuel.

C'est facile à dire c'est moins aisé à faire.Même dans l'art, même dans la littérature, il y a

un côté matériel. Un sculpteur a besoin d'outils, deterre glaise, de marbre, de fonte, d'un atelier dans le-quel il puisse s'abandonner à son inspiration.

Un peintre ne peut se passer de pinceaux, de cou-leurs et de toile.

A un littérateur, à un poète, à l'auteur d'une parti-tion musicale, il faut une imprimerie pour répandreleurs oeuvres, pour leur donner la publicité sans la-quelle elles sont comme inexistantes.j

A la rigueur, sculpteur et peintre pourront, avecleurs bons de travail, se procurer couleurs, pinceaux,terre glaise et outils divers mais l'homme de lettresn'aura à sa disposition d'autre imprimerie que cellede l'État, et il sera à la discrétion de ce dernier quiaura dès lors la faculté de supprimer toute productionlittéraire en opposition avec les idées du moment.

Nous reviendrons plus loin sur cette atteinte épou-vantable à la liberté dont n'a jamais approché mêmele système du premier empire. Mais sans même nousoccuper actuellement de ce point si important, sigrave, en admettant un état libéral qui consente àlivrer à la publicité les satires les plus violentes di-rigées contre lui, il y aurait, toujours le double écueilque nous avons signalé à propos des découvertes.

Ou l'État imprimerait tout ee qu'en lui apporterait,ou il ferait un choix. Dans le premier cas, il impri-merait toutes les inepties, toutes les rapsodies que

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l'on peut imaginer. Quiconque a une situation un peuen relief a eu l'occasion de voir combien de chosesabsurdes, aussi sottement pensées que mal écrites,verraient le jour si cela ne dépendait que de leursauteurs, lesquels croient toujours avoir enfanté unchef-d'œuvre.

Imprimer tout ce qui se présente est impossiblece serait une dilapidation dont personne ne peut sefaire une idée.

Il faudrait donc nécessairementfaire un choix entreles diverses productions de l'esprit, admettre celles-ci,rejeter celles-là.

Quelarhitraire 1 Malheur àqui n'aura pas le goût dumoment! VictorHugose serait certainement vu fermerles imprimeries par les classiques de 1830, et Zola, denos jours, aurait éprouvé bien des difficultés à vaincreles obstacles dressés devant lui.

Il se passerait là quelque chose d'analogue à ce quia lieu dans les théâtres auxquels un auteur nouveaupropose une pièce. On connaît toutes les difficultésqu'il faut surmonter. Mais ce serait bien plus graveencore. Il existe aujourd'hui dilférents théâtres, dif-férents directeurs, et ce qui est rejeté par l'un estaccepté par l'autre. Dans la société nouvelle, il yaurait un comité des arts, des sciences ou deslettres. Quand on n'aurait pas l'heur de lui plaire, ilne resterait qu'à s'incliner, il n'existerait aucuneautre porte où frapper.

Est-il possible de concevoir un régime plus opposéà l'éclosion du talent et du génie, plus enclin à l'uni-formité écrasante ?

Le collectivisme tuerait le progrès artistique, leprogrès littéraire, le progrès scientifique, le progrèsindustriel. Il dirait à l'humanité «Tu n'iras pas plus

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loin », et par cet éteignoir placé sur tous les espritsd'élite, en tuant l'invention, en supprimant l'émula-tion, en faisant disparaître la spéculation bienfaisante,en empêchantl'accumulation des capitaux, il porteraitun coup fatal à la production.

Nous avons déjà vu' qu'il répartirait aussi mal,peut-êtreplus mal que la société actuelle. Nous venonsde voir maintenant qu'il produirait avec beaucoupmoins d'abondance et que, par conséquent, n'ayantpas une meilleure règle de répartition, il aurait moinsà répartir.

Ces considérations seules devraient suffire à lefaire rejeter par tout esprit sensé mais ce ne sontpas les seules qui plaident contre cette chimère mal-faisante.

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CHAPITRE IV

Du luxe.

Nous venons d'énumérer diverses causes qui, encollectivisme, auraient pour effet d'entraver le déve-loppement social.

Nous en trouvons une encore dans l'arrêt fatal qui,par le fait de l'égalisation des fortunes,et alors mêmeque ce ne serait pas un but cherché, viendrait frapperla consommation et, par voie de conséquence, la pro-duction des objets de luxe.

Nous étonnerons peut-être, en parlant de la sorte, lescollectivistes qui voient, dans la suppression des in-dustries de luxe, un moyen de supprimer des travauxinutiles et de rejeter ainsi sur des travaux d'une uti-lité générale une foule de bras qui en sont actuelle-ment détournés. Ils considèrent la disparitiondu luxecomme devant augmenter l'abondance des objets depremière nécessité, ou, ce qui revient au même,comme pouvant diminuer la durée du travail destinéà les produire.

Il y a là une erreur d'optique, que, en dehors des

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socialistes, bien des économistes ont commise, et quine résiste pas à l'analyse philosophique.

Avec le collectivisme, il est bien vrai qu'on arri-verait peut-être à déployer un grand luxe dans lesparcs, les jardins, les monuments, les écoles, dans toutce qui serait public. Mais il y a un luxe qui ne pourraitjamais devenir collectif; c'est celui de l'habitation,du vêtement, de la table. Celui-là serait condamné.

Ce serait un malheur social.

Qu'appelle-t-on objets de luxe ? Les objets qui sontd'un prix très élevé et qui, par suite, ne sont qu'àla portée des gens riches.

Mais la cherté ou le bon marché d'un objet est af-faire de milieu et de circonstances. Un objet est chersoit parce qu'il est naturellement rare, comme le dia-mant, soit parce qu'il est rare industriellement.

On doit appeler rare industriellement une marchan-dise dont la fabrication coûte beaucoup de temps etde peine.

Faisons abstraction des raretés naturelles, tellesque pierres précieuses et métaux précieux, et nousdevrons reconnaître qu'une marchandise rare aujour-d'hui peut cesser de l'être demain, si les moyens defabrication se perfectionnefit. Il en résulte que ce quiétait consommation somptuaire hier ne l'est plus au-jourd'hui, et que ce qui l'est aujourd'hui cessera del'être demain.

Consommation somptuaire, à l'époque des troglo-dytes, la première case construite. Elle a été certaine-ment un objet de luxe entre tous, et quelque infé-rieure qu'elle fût au plus infect de -nos bouges actuels,elle a dû paraitre un palais.

Consommation somptuaire, également, le premier

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tissu qui permit à l'homme de substituer aux peauxde bêtes des vêtements plus commodes et plus aptesà s'approprier aux saisons.

Consommation somptuaire, encore, la chemisequ'Isabeau de Bavière porta pour la première foisdans le monde, et dont le prix devait être hors de pro-portion avec tout ce que nous pouvons imaginer au-jourd'huiquand nous nous représentons une chemise.

Consommation somptuaire, toujours, le premierlivre imprimé, la première horloge, la premièremontre portative, le premier cahier de papier.

Consommations somptuaires le sucre, le café, lethé, le poivre, et tous ces nombreuxproduits alimen-taires que, pour raffinés qu'ils fussent ou crussentêtre, les Romains et les Grecs n'ont jamais connus.

Consommation somptuaire le tabac, lorsqu'il futintroduit en Europe par Nicot.

Consommationsomptuaire, enfin, la modestepommede terre elle-même, ce légume égalitaire par excel-lence, qui orne la table du riche comme celle dupauvre, le jour où, apportée par Parmentier, elle pa-rut pour la première fois à la table royale deLouis XVI.

Or, si l'on considère ces divers exemples pris auhasard entre mille, on remarquera qu'il n'est pas unseul des produits que nous venons de citer qui nesoit entré dans l'usage général.

Personne aujourd'hui ne vit plus dans les caverne's.Tout le monde possède au moins l'usage sinon la pro-priété d'une hutte.

Personne ne se couvre plus de peaux de bêtes.Celles-ci sont même devenues consommation de luxe;et le plus pauvre, le plus mal vêtu d'entre nous a unvêtement taillé dans un tissu artificiel.

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Tout le monde, sans exception, porte des chemises;tout le monde lit un journal ou un livre; tout lemonde possède une feuille de papier pour écrire unelettre; les montres se sont à ce point généralisées,qu'on en rencontre dans la poche du moins fortuné,des ouvriers le sucre, le café, le thé, le poivre sontsur toutes les tables il n'est pas de travailleur, pasplus dans les champs que dans les villes, qui ne fumesa pipe, et la pomme de terre est devenue le plusuniversel peut-être de tous les mets.

En un mot, ce qui hier n'était à la portée que dequelques bourses bien garnies est maintenant à laportée de tous, et est entré dans ce minimum de con-sommation individuelle sur lequel se limite la popu-lation et qui sert de base aux salaires.

Mais pour que maisons, tissus, chemises, papiers.imprimés, montres, sucre, café, thé, poivre, tabac etpomme de terre soient devenus des objets de con-sommation courante, il a fallu qu'ils commençassentpar être objets de luxe d'abord.

Il n'était pas possible, par exemple, qu'un livre nerevînt pas à un prix infiniment plus élevé au lende-main de la découverte de Gutenberg qu'à l'heureprésente. Il n'était pas possible que la chemise d'Isa-beau de Bavière ne fût pas d'une fabrication plusdifficile, et ne coûtât pas par conséquent beaucoupplus cher, que ne coûte une chemise fabriquée denos jours.

Si, sous le prétexte que c'étaient là des objets deluxe utiles seulement à quelques-uns, on en avait in-terdit la fabrication ou si, ce qui revient au même,l'absence de grandes fortunes avait rendu impossibleleur achat par quelques-uns, on n'en aurait jamaisfabriqué.

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Pourquoi un tisseur se serait-il ingénié à perdre autissage d'une chemise un temps que nul n'auraitjamais pu rémunérer?

Pourquoi un navigateur serait-il allé exposer sa vie,son temps, ses capitaux, pour rapporter des Indes,d'Amérique, de Chine, d'Arabie, le sucre, le tabac, lecafé ou la pomme de terre, s'il n'avait senti dans sonpays toute une catégorie de citoyens assez riches pourlui acheter sa cargaison et pour lui procurer ainsi unbénéfice? Évidemment, il aurait préféré demeurerchez lui à cultiver ce qu'avant lui avaient cultivé sesancêtres.

Or, une fois la première maison bâtie, chacun avoulu avoir une maison une fois-la première étoffetissée, le premier vêtement coupé et cousu, la pre-mière chemise faite, chacun a désiré un vêtement enétoffe et une chemise une fois le premier morceaude sucre, la première tasse de thé ou de café, la pre-mière pincée de poivre goûtée, chacun a tenu à sucrerou à poivrer ses aliments et à se réconforter par desinfusions de café ou de thé une fois le tabac importé,la pipe, le cigare, le tabac à priser sont devenus uneaspiration presque commune à tous les hommes unefois la pomme de terre connue, il n'est pas de table oùl'on n'ait voulu en avoir.

L'industrie, dès lors, s'est ingéniée et elle a faitmerveille. Poussés par le désir de vendre en plusgrande quantité et de s'enrichir ainsi, les producteursse sont efforcés de perfectionner leurs moyens de pro-duction et de transport. La grande navigation s'estétablie, la culture a permis d'acclimater chez nousdes végétaux exotiques, la mécanique a découvert desprocédés permettant d'obtenir en une heure ce quicoûtait antérieuremènt des mois de travail, et ainsi

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les objets de luxe sont devenus objets courants maisils ne sont devenus objets courants que parce qu'ilsont commencé par être objets de luxe.

Si donc, il y a dix mille ans, la société avait étéorganisée de façon telle que le luxe y fût imprati-cable, aucune des améliorations qui se sont introduitesparmi les hommes ne s'y serait introduite. Nous ha-biterions encore des cavernes, et nous nous vêtirionsencore de peaux d'animaux non tannées.

Il est certainement préférable que l'égalité ait étéviolée dans ces temps reculés et que quelques-unsaient pu se procurer alors ce qui n'était pas encoreaccessible à tous, puisque c'est grâce à cela et seule-ment à cela que ces objets, luxe au moment de leurcréation, sont accessibles à la masse aujourd'hui.

Proudhon, que l'on n'accusera pas de n'avoir pasété socialiste Proudhon qui, le premier, a prononcéces mots « La propriété c'est le vol, » Proudhon, qui afait comme Karl i\Iarx, dont il a été sous ce rapport leprécurseur, la critique de l'intérêt et des profits ducapital, Proudhon, avec sa vaste intelligence, avec sonamour de la liberté, avec son haut sentiment de la di-gnité humaine, avait compris le rôle du luxe commeil avait compris celui de la spéculation. Les lignesqu'il a écrites sur le luxe méritent d'autant plusd'être citées qu'elles ne viennent pas d'un écono-miste bourgeois, mais d'un contempteur résolu denotre société.

« Nos lois, dit-il, n'ont pas le caractère de lois somp-tuaires. c'est précisémentce qu'il ya de mieux dansnos lois d'impôt. Vous voulez frapper les objets deluxe vous prenez la civilisation à rebours. Quelssont, en langage économique, les produits de luxe ?

.Ceux dont la proportion dans la richesse totale est la

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plus faible, ceux qui viennent les derniers dans lasérie industrielle, et dont la création suppose la pré-existence de tous les autres. A ce point de vue, tousles objets du travail humain ont été, et tour à tour ontcessé d'être, des objets de luxe, puisque, par le luxe,nous n'entendons autre chose qu'un rapport de pos-tériorité, soit chronologique, soit commercial, dansles éléménts de la richesse. Luxe, en un mot, estsynonyme de progrès c'est, à chaque instant de lavie sociale, l'expression du maximum de bien-êtreréalisé par le travail, et auquel il est du droit commede la destinée de tous de parvenir. Quoi donclprenez-vousau sérieux la ville de Salente et la pros-périté de Fabricius?.

» Le luxe humanise, élève et ennoblit leshabitudes;,la première et la plus efficace éducation pour lepeuple, le stimulant de l'idéal, chez la plupart deshommes, est le luxe. C'est le goût du luxe qui, de nosjours, à défaut de principes religieux, entretient lemouvement social et révèle aux classes inférieuresleur dignité. Le luxe est plus qu'un droit dans notresociété, c'est un besoin; et celui-là est vraiment àplaindre qui ne se donne jamais un peu de luxe. Etc'est quand l'effort universel tend à populariser deplus en plus les choses de luxe, que vous voulez res-treindre la jouissance du peuple aux objets qu'il vousplaît de qualifier objets de nécessité

» L'ouvrier sue et se prive et se pressure, pouracheter une parure à sa fiancée, un collier à sa petitefille, une montre à son fils, et vous lui ôtez ce bon-heur. Mais avez-vous réfléchi que taxer les objets deluxe, c'est interdire les arts de luxe (1) » ?2

(1) Proudhon. Les contradictionséconomiques, 4" édition, t. I",p. 284-286.

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Interdire les arts de luxe Proudhon amis là le doigtsur l'un des dangers nationaux de la suppression duluxe.

Jusqu'ici nous ne nous sommes pas occupés, en par-lant du luxe, de la division des hommes en nationalitésdistinctes. Ce que nous avons dit est vrai pour tousles hommes, sous toutes les latitudes, sous tous lesclimats. L'humanité tout entière ne formerait plusqu'une seule agglomération humaine que ce seraitencore vrai.

Mais enfin, il serait possible dans ce cas, et en envi-sageant les choses superficiellement, que les travauxde luxe, malgré leur immense utilité pour l'avenir,fussent considérés comme nuisant dans le présent àla production des objets de première nécessité.

Cela même n'est plus vrai lorsque, descendant deces hauteurs, et cessant d'envisager l'humanité dansson ensemble, nous la considérons dans les différentesnations qui la constituent, et lorsque, parmi elles,nous arrêtons nos regards sur celle qui nous inté-resse le plus, la France.

La France ne se suffit pas à elle-même. Elle estobligée d'importer des marchandises de l'extérieur, etces marchandises, c'est avec celles qu'elle exportequ'elle les paie.

Or, ses principales exportations portent sur lesobjets de luxe.

Au point de vue de ce que l'on est convenu d'ap-peler des objets de première nécessité, elle présentesur les peuples concurrents une infériorité notoire.Quelle qu'en soit la cause, elle produit plus cher quel'Angleterre, que l'Allemagne, que l'Inde, que l'Amé-rique, que la Chine. Ses cocons ne peuvent pas luttercontre les cocons japonais ou chinois; ses fers, s'ils

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n'étaient protégés par des tarifs de douane, ne pour-raient soutenir la concurrence des fers anglais, alle-mands ou suédois. Ses blés ne peuvent pas .se me-surer, pour le prix, avec ceux de la Bessarabie, del'Inde ou de l'Amérique.

Mais elle produit les objets du luxe mieux qu'au-cune de ses rivales. Parmi ces dernières, il en est quis'y essaient à peine. D'autres font des efforts, tellel'Allemagne, pour établir cette production. Elles yparviennent quelquefois pour les objets de demi-luxe, pour ce qu'on appelle la camelotte; mais pour cequi constitue le luxe véritable, elles n'y parviennentpas, et c'est toujours à la France qu'il faut s'adresser.Elles n'arrivent à donner ni le fini, ni le goût quesavent si bien donner nos ouvriers parisiens.

C'est avec ses produits de luxe universellement re-cherchés que notre pays tient sa place sur le marchéinternational, qu'il peut exporter de quoi payer les pro-duits dont il a besoin et qu'il importe.

Quand un ouvrier parisien fait un meuble incrusté,une imitation parfaite de l'ancien; quand un ouvrierde Beauvais fait une tapisserie qui rivalise par labeauté avec les tapisseries anciennes; quand une ou-vrière de Valenciennes tisse ses magnifiques dentellessi universellement prisées; pour le monde, ce sont desmeubles sculptés, des tapisseries et des dentellesqu'ils fabriquent; pour la France, c'est du blé, du vin,de la viande et de la pomme de terre qu'ils produi-sent, et cela en quantité supérieure à celle qu'ils pro-duiraient certainement dans un temps de travail égals'ils s'employaient à la culture directe de la pomme deterre, de la vigne et du blé, ou à l'élevage du bétail.

La suppression des industries somptuaires, ailleursqu'en France, aurait les inconvénients généraux que

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nous avons signalés. En France, elle aurait en outrecet inconvénient énorme, en supprimant les échangesqui nous sont avantageux, de nous appauvrir enobjets de consommation courante, et d'aller ainsià l'encontre du but que l'on se propose, puisquece butn'est autre que d'accroître la production et d'abaisserles prix de ces objets.

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CHAPITRE V

Le collectivisme et la liberté.

Sclueffle, qui s'est efforcé de décrire le socialismetel qu'il est dans la pensée de ses auteurs, dans lebut d'éliminer toutes les critiques qui portent àfaux; Schaeffle, qui a présenté des doctrines socialistesune analyse succinte mais complète, et qui, tout enétant incontestablement sympathique au collecti-visme, ne se dissimule pas les points faibles du sys-tème et consent souvent à les faire ressortir, s'exprimeainsi (1):

« En somme, il n'ya aucune raison de conclure que,la production étant socialement réglée et unitaire, ladétermination des besoins doive l'être aussi et que,dans cette matière aussi, l'État doive procéder d'office.Nous insistons énergiquement là-dessus, car si le so-cialisme voulait abolir la liberté des besoins individuels,il devrait être regardé comme l'ennemi mortel de touteliberté, de toute civilisation, de tout bien-être intellec-tuel et matériel. Tous les avantages qu'apporte avec

(i) Sehseffle, la Quintessence du socialisme, traduction fran-çaise par Malon, p. 47.

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lui le socialisme ne compenseraient pas la perte decette liberté fondamentale.

» C'est pourquoi, en abordant le socialisme, il fautd'abord l'examiner à ce point de vue. S'il donne inu-tilement à son principe de production un corollairepratique de nature à mettre en danger la liberté demaintenir un ménage individuel, il est inacceptable,quoi qu'il puisse promettre et nous offrir. En effet,l'ordre des choses actuel, malgré ses difformités, estencore dix fois plus libre et dix fois plus favorable à lacivilisation. »

Voilà la question bien posée et posée par l'un deshommes qui exaltent le plus le socialisme. Il est seu-lement extraordinaire qu'avec ses qualités indubita-bles d'analyste, Schœlfle n'ait pas vu qu'en posant laquestion de cette manière, il condamnait le collecti-visme irrévocablement.

Son traducteur, Malon, lui, s'en est aperçu. Aussis'est-il empressé, au-dessous du passage que nousvenons de citer, de placer la note suivante

« J. Stuart-Mill, dans ses principes d'économiepoli-tique, après avoir vivement critiqué le communismeautoritaire, ajoutait « Si cependant il fallait choisir» entre ce communisme avec ses chances et le main-» tien indéfini de la société actuelle, je préférerais en-» core le communisme. » J. Stuart-Mill avait raisonune organisation égalitaire, quelle qu'elle-soit, seraitsupérieure au brigandage social régnant, qu'illustrenttant d'oppressions, tant d'iniquités et tant de souf-frances. »

Plus imaginatif que logique, il croit à la possi-bilité d'une organisation égalitaire, et il opte entrel'égalité et la liberté. 11 ne voit pas que cette organi-sation égalitaire est un leurre, que le fonctionnarisme

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serait appelé, sous le régime de son choix, à rempla-cer le capitalisme. Il ne voit pas que si, se- décidantmême pour le communisme pur,pour celui qui socialiseaussi bien la consommation que la production, il fai-sait disparaître les causes d'inégalité que.nous. avonssignalées dans le collectivisme de Marx et de Schœffle,il augmenterait dans une proportion gigantesquecelle qui serait le fait du fonctionnarisme, parce qu'ilporterait un tel coup à la production que celle-ci nepourrait être maintenue cahin-caha que par une auto-rité absolument despotique, et qu'une pareille auto-rité ne va pas sans un grand luxe de fonctionnaires,sans armée, sans dépenses improductives.

Au surplus, l'affirmation de M. Malon et de JohnStuart-Mill ne nous paraît pas de celles qui méritentune longue réfutation. Si le socialisme se présentaitsous la forme de communisme autoritairesupprimanttou.te liberté, il aurait tôt fait de perdre la presquetotalité de ses adhérents, et sa doctrine, devenue sim-plement académique, ne présenterait plus aucunintérêt social.

C'est ce que Schœffle a admirablement compris, etc'est ce qui lui a fait écrire le passage que nousavons cité plus haut.

Il reste à savoir si la liberté de consommation,qu'il considère comme le bien suprême, comme unbien tel que devant sa suppression tous les avantagesdu collectivisme disparaîtraient, si cette liberté, di-sons-nous, est compatible avec la socialisation de laproduction il reste à examiner si, la liberté de pro-duction évanouie, la liberté de la consommation ma-térielle, et même ce qu'on nous permettra d'appelerla liberté de la consommation intellectuelleet morale,ne s'évanouissentpas du même coup.

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Eh bien 1 la réponse à cette question, c'est Schaefflequi se charge lui-même de la faire. Quelques lignesavant celles que nous avons reproduites plus haut, ildit en effet

« II est vrai que l'Etat pourrait radicalement élimi-ner les besoins qui lui paraîtraient nuisibles, en neproduisant plus pour eux c'est pourquoi les végéta-riens, Baltzer entre autres, tendent vers le socialisme.Mais ce n'est pas une chose mauvaise (schattenseite)que d'éloigner du corps social les produits falsifiés etnuisibles. Pour éviter l'abus de cette œuvre d'épure-ment (et les fous sectaires ternpéranciers), il n'y auraitqu'à s'en rapporter au sens puissant et généralementsi développé de la liberté individuelle. »

Ce passage, avec son apparence de tranquillité, esttout bonnement effrayant.

L'État, maître de la production, pourra supprimertoute consommation qui ne lui conviendra pas. Quel-ques sectaires, devenus maîtres du pouvoir par unerévolution, sinon par le consentement général, pour-ront du jour au lendemain imposer à une nation levégétarisme en cessant l'élevage du bétail. Sans mêmealler jusque-là, tel gouvernementdécidera de suppri-mer l'alcool, tel autre ira jusqu'au vin. Ce ne sontpas là des suppositions fantaisistes. Qu'on voie ce quise passe de nos jours dans certains États de l'Unionaméricaine, qu'on songe à ces lois draconiennescontre la vente des spiritueux, et que l'on dise s'ilserait bien difficile de franchir un pas de plus, lorsquel'État aurait, par la généralisation de la productionentre ses mains, la toute-puissance sur la consom-mation.

Les révolutions sociales ne seraient pas terminées.On se battrait en vue d'une consommation à sup-

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primer ou d'une consommation à faire renaître.Mais à supposer que, dans l'ordre matériel, les

choses n'allassent pas aussi loin, que le bon senspublic fît justice des « sectaires tempéranciers, » etque l'autorité se bornât à empêcher certaines consom-mations manifestement nuisibles, resterait le côtéintellectuel et moral.

Ici, le despotisme serait absolu et tel qu'on ne l'ajamais rêvé sous les monarchies les plus autocra-tiques.

Que deviendrait, par exemple, la liberté de lapresse, le jour où l'État serait le seul et uniqueimprimeur, le seul et unique éditeur?

Se représente-on le ministère actuel imprimantl'Intransigeant, ou le parti boulangiste vainqueuréditant le Radical, la République française et le Partiouvrier ?

Aujourd'hui, même là où les lois sont sévères, cha-cun publie sous sa responsabilité ce qui lui convient,et l'on trouve toujours assez d'esprits aventureuxpourque l'idée ne puisse jamais être complètementétoufFée.

Même quand la censure intervient avec ses ciseauxcomme une arme préventive contre la liberté, desimprimeries clandestines s'organisent grâce à l'indi-vidualisation de l'industrie et du commerce qui per-mettent de s'en procurer les éléments et les outils.La décentralisation de la production matérielle metles gouvernements les plus absolutistes dans l'impos-sibilité de tuer complètement la liberté, parce qu'ilsmanquent des moyens d'empêcher toujours et par-tout les infractions à leurs règlements et à leurs lois.

Ces moyens d'oppression qui ont manqué aux des-potes les plus terribles dont l'histoire ait gardé le sou-venir, le collectivisme nous les apporte.

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L'État unique imprimeur, unique fondeur de carac-tères, unique fabricant de papier, unique fabricantd'encre grasse, quelle censure vaut cela? Ce n'étaitpas la peine de faire la révolution de Juillet au nomde la liberté de la presse; et l'on ne conçoit guèreles collectivistes qui, récemment, à la Chambre desdéputés, se félicitaient d'avoir réussi à repousser laloi Reinach. Qu'est-ce que la loi Reinach en compa-raison de ce que le collectivisme nous promet?

Et ce n'est pas seulement en matière de presse, c'esten matière de réunion, c'est en matière d'association,c'est en matière d'instruction publique surtout quela liberté sera menacée.

En matière de réunion, il suffira de refuser auxcitoyens dont les idées déplaisent les salles dont seull'État sera propriétaire.

En matière d'association, on ne sera pas-long àprofesser que les associations constituent de petitsÉtats dans le grand, et qu'elles nuisent à l'associa-tion générale.

En matière d'instruction, ce sont les doctrines del'État régnant qui seules pourront être enseignées.

De nos jours, on a créé l'enseignement d'État etl'on a bien fait, une institution aussi nécessaire etaussi peu rémunératrice ne pouvant être abandonnéeau hasard de l'initiative privée.

Mais si l'État a son enseignement à lui, enseigne-ment qui doit être neutre pour ne blesser aucuneconviction, il laisse intacte la liberté privée d'ensei-gner.

Cette liberté d'enseigner est une soupape de sûretécontre la toute-puissance^étataire. Si les écoles d'Étatsortaient de la neutralité qui leur est imposée, l'onverrait bien vite s'élever des écoles libres où se réfu-

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gieraient les enfants de ceux dont les croyances pa-raîtraient menacées.

Les écoles libres, les catholiques nous ont apprisdepuis quelques années l'usage que l'on peut enfaire, et ce n'est pas nous, libres-penseurs, qui vou-drions renoncer aux droits dont ils usent à cetteheure, mais dont nous pourrions avoir à user à notretour.

Avec le collectivisme, cette liberté disparaît. Com-ment organiserait-on une école libre alors qu'iln'existeraitplus de capital individuel? L'enseignementest une industrie comme une autre, et à toute indus-trie il faut un capital. Pour établir une école, il fautavoir un local, des livres; il faut pouvoir payer desprofesseurs; il faut, en un mot, comme partout ail-leurs, une mise de fonds, et plus qu'ailleurs même sil'on veut pouvoir lutter contre la gratuité de l'Étal.

L'enseignement libre devient donc radicalementimpossible en collectivisme. L'enseignement d'Étatet rien que l'enseignement d'État, voilà ce que nouspromet la société de Karl Marx, de Lassale, deSchœlfle, de M. Guesde et de M. Malon.

Les catholiques comme M. de Mun s'en accommo-dent peut-être, parce qu'ils espèrent que l'Étatécherra aux catholiques, et que la doctrine catho-lique n'a jamais professé qu'un faible enthousiasmepour la liberté.

Les libres-penseurs sectaires, qui ne sont que descatholiques retournés, et qui n'hésitent pas plus queles fanatiques religieux à étouffer par la force uneidée déplaisante, sourient aussi au collectivismeparce qu'ils se flattent que c'est eux qui auront lepouvoir.

Les uns ou les autres se trompent, et ceux-là dont

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l'événement aurait déçu les espérances regretteraientamèrement un jour d'avoir cédé à de pareilles illu-sions.

Pour nous, qui considérons la liberté comme lepremier et le plus grand des biens, nous ne nousassocierons jamais à un système dont le triompheaurait pour effet d'étouffer, toute liberté et de nelaisser à l'humanité que la perspective de révolu-tions continues et d'oppressions successives.

Schaeffle a condamné le collectivisme irrévocable-ment lorsqu'il a reconnu l'impossibilité de renoncerà la liberté.

C'est en effet en vain que, par une analyse subtile,par une abstraction pure, les marxistes ont séparé laproduction de la consommation et ont prétendu con-server la liberté de l'une en faisant disparaître laliberté de l'autre.

La socialisation de la production tue la liberté dela consommation, et quels que soient son but et sesespérances, le collectivisme aboutirait rapidement,soit, si l'on relâchait les mailles du filet, à lareconsti-tulion de la société capitaliste, soit au communismeabsolu, autoritaire et étroit.

Dans le premier cas, il serait à tout le moins bizarrede dépenser des forces considérables pour modifierun état de choses auquel, à travers des secousses sansnombre, on devrait nécessairement revenir.

Dans le second cas, la servitude serait définitive-ment établie dans le monde.

Ces deux solutions ne valent pas mieux l'une quel'autre. Le collectivisme n'est décidément pas l'étoilepolaire de l'humanité.

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CHAPITRE VI

Le collectivisme entraînerait la stagnationet même la rétrogradation du genre .humain.

En supprimant le luxe pour les uns, l'émulationpour les autres, cette émulation qui naît de l'espé-rance du profit en faisant disparaître la spéculationqui, ainsi que l'avait si bien vu Proudhon, est le géniede toute invention, de toute découverte en substi-tuant le fonctionnarisme lourd et improductif à l'ini-tiative privée si active et si féconde en remplaçant lemouvement, non pas anarchique, comme on le pré-tend, mais automatique et naturel, de la société parles paperasseries et les statistiques, le collectivisme,s'il n'allait pas jusqu'à déterminer une rétrograda-tion de notre espèce et l'on va voir qu'il en entraî-nerait fatalement une, aurait au moins pour effetnécessaire et immédiat d'enrayer tout progrès, d'arrê-ter le mouvement social au moment précis où lemécanisme de la société aurait été transformé telleune pendule qui s'arrête sur l'heure actuelle dès quel'on casse le ressort qui lui servait de propulseur.

Peut-être pensera-t-on que cette suppression de

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tout progrès, de toute nouvelle grande manifestationdu génie humain, n'a pas lieu de nous inquiéter. Lasociété actuelle permet à ses membres de vivre. Sonseul défaut, dira-t-on, est de mal répartir ce qu'elleproduit; mais elle produit en abondance. Qu'on fixecet état de choses industriel en assurant une répar-tition équitable, et tant pis si l'on cesse ensuite deréaliser des progrès. On vivra. La masse sera plusheureuse qu'aujourd'hui; et mieux vaut vivre et êtreheureux que de progresser.

Ce raisonnement, les collectivistes ne le font pas.D'une part, en effet, enthousiastes, aveuglés par lebut de péréquation de la fortune qu'ils poursuiventet qui leur masque les obstacles, ils n'aperçoiventpas les conséquences inévitables de leur système.D'autre part, s'il en est parmi eux qui soient capablesde s'avouer ces conséquences et de les accepter, ceux-là n'auraient garde de les confesser publiquement.Ils comprennent trop bien ce qu'une affirmation destagnation éternelle aurait de répugnant aux yeuxde tous, et combien elle éloignerait les hommes durégime qui devrait y conduire.

Mais si, par aveuglement ou par calcul, les collec-tivistes évitent de se livrer au raisonnement que nousvenons d'esquisser, celui-ci n'en forme pas moins labase consciente ou inconsciente de leur théorie.En effet, si l'on ne s'accommode pas de cet arrêt uni-versel, il faut renoncer au collectivisme et chercherailleurs que dans la socialisation des instruments detravail les fondements des améliorations sociales quenous poursuivons tous.

Eh bien! ce raisonnement, admettons-le pour uninstant comme acceptable et voyons s'il est solide 1

Est-il vrai qu'en renonçant à toute émulation, à

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toute liberté, à tout progrès industriel futur, à toutedécouverte nouvelle, la société puisse du moins vivredésormais à perpétuité dans une médiocrité égalitaireen fixant à la fois la production et la populationactuelle?

Ce n'est là, malheureusement, qu'un leurre ajoutéà tous ceux que nous réserverait le collectivisme si,pour le malheur du genre humain, il arrivait às'établir.

Et d'abord, personne n'admet que le collectivismepuisse triompher en même temps sur tous les pointsdu globe. Il faut s'attendre à ce qu'il rencontre ici desrésistances plus fortes que là. Après un siècle, lesconquêtes politiques de la Révolution française ne sesont point encore étendues à toute l'Europe et l'on esten droit de supposer qu'une transformation aussiconsidérable que celle poursuivie par l'école marxistemettrait, à se généraliser, un temps au moins aussilong qu'en ont mis les principes de 1789.

Il y aurait donc simultanément, à un momentdonné, des nations collectivistes et des nations capi-talistes.

Les premières, aussi longtemps que la généralisa-tion du collectivisme ne serait pas complète, seraientobligées de lutter sur le marché universel avec lesarmes naturelles de la concurrence. La nation collec-tiviste appliquerait son système à l'intérieur; mais àl'extérieur, elle serait bien forcée de reprendre lamonnaie métallique, de rentrer dans le cercle de lacirculation des produits, de rendre à ceux-ci le rôle etle caractère de marchandises.

Il n'y a pas lieu, en effet, de s'arrêter même un ins-tant quoiqu'elle soit absolument dans la logiquecollectiviste à l'hypothèse suivant laquelle un

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peuple, le peuple allemand ou le peuple français,voudrait se fermer au monde par des tarifs prohibitifs.

Un mur de Chine est possible dans une civilisationassez primitive pour que le peuple qui le construitn'ait que des besoins très restreints, ou chez unenation qui dispose d'un territoire assez étendu pourpouvoir produire au moins tout ce qui est nécessaireà la satisfaction des besoins quelle a.

Mais les besoins de l'humanité sont aujourd'huitrop considérables, et le territoire des diverses nationseuropéennes est trop petit, pour que les hommes quiles habitent puissent se procurer, sans recourir àl'importation, tous les objets qui leur sont nécessaires.

Prenons la France à titre d'exemple.Une fois fermée au monde, où puiserait-elle, je ne

dis pas les métaux précieux, dont, le luxe et la mon-naie étant supprimés, elle pourrait à la rigueur sepasser, mais les métaux indispensables à l'industrie,tels que le cuivre, le plomb, le mercure, l'étain?

Où se procurerait-elle le café, le thé, le poivre,le quinquina, le coca, et tous les produits agricolesdes pays tropicaux qu'elle emploie soit commealiments, soit comme médicaments?

Où prendrait-elle le coton qu'elle ne produit pas?Où, la laine qu'elle ne produit qu'en proportion infé-

rieure à sa consommation?Où, dans les années de récoltes moyennes ou infé-

rieures, le blé ou le bétail nécessaires pour combler ledéficit de sa production et assurer son alimentation?

Évidemment elle, devrait s'en passer ou aller leschercher où ils sont; et si elle allait les chercher il luifaudrait les payer. Comme, d'ailleurs, l'or et l'argentne sont que des moyens de circulation; comme on nepaie des produits qu'avec des produits, ceux importés

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qu'avec ceux exportés, le pays arrivé le premier aucollectivisme devrait forcément continuer de com-mercer avec ceux qui se seraient attardés dans le sys-tème capitaliste.

Cela étant, il y a lieu de se demander lequel despeuples serait le mieux armé pour la concurrence surle marché universel, de celui qui aurait adopté le col-lectivisme ou de celui qui aurait persévéré dans l'an-cien système lequel, par conséquent, évinceraitl'autre ou serait évincé par lui.

A cette question la réponse s'impose le peuple lemieux armé serait, de très loin, le peuple capitaliste.

Chez lui, les choses continuant de fonctionnercomme elles fonctionnent à notre époque, les salairesse maintiendraient relativement bas les capitaux nondistribués, c'est-à-direaccumulés, constitueraient desréserves considérables, permettant le renouvellementfacile de l'outillage tenu, par suite, constamment auniveau des progrès que l'émulation et l'espoir du gainchez les individus ne manqueraient pas d'engendrer.La productivité du travail y subirait un accroisse-ment constant, et le prix des marchandisesy auraitpar conséquentune tendance permanente à la décrois-sance.

Au contraire, là où le collectivisme fonctionnerait,les choses se passeraient d'une manière inverse. D'unepart on n'y ferait plus ou presque plus d'inventions,et les moyens industriels existant au moment de larévolution sociale demeureraient désormais sans chan-gement. De ce côté donc aucune espérance de voirs'accroître la productivité du travail, et de voir le prixdes objets de consommation ou d'échange décroître.

En second lieu, par la voie de la réduction excessivede la journée de travail, ou par celle de la surélévation

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des salaires, le surtravail disparaissant, chaquehomme consommant plus qu'aujourd'hui et s'ingé-

niant à ne pas produire plus qu'il ne consomme, il estévident que, de ce chef encore, les prix des marchan-dises auraient une tendance forcée à la hausse.

Nous avons vu, en effet, que, de nos jours, le capi-taliste abandonne au consommateur, par l'abaisse-ment du prix de sa marchandise, une très grandepartie de sa plus-value. Quant à sa consommationpersonnelle, que l'on considère comme devant êtrediminuée dans le nouvel ordre de choses, elle ne sau-rait procurer une économie comparable à la destruc-tion de richesses que déterminerait un accroissementde la consommation générale.

Dans une armée, le traitement des officiers frappea priori l'imagination lorsqu'on le compare au mo-dique prêt du soldat. Mais lorsqu'on compulse unbudget de la guerre, on s'aperçoit vite que le prêt dessoldats, vu le grand nombre de ces derniers, coûteincomparablement plus à l'État que le traitement desofficiers. On reconnaît que, supprimât-on la solde detous les gradés, la moindre augmentation de la sommequotidiennement perçue par le soldat dépasserait debeaucoup l'économie réalisée par cette suppression.

Il en est de même dans l'ordre social, et cela dansune proportion infiniment plus forte, à cause desmasses plus considérables sur lesquelles porte lephénomène.

Les capitalistes représentent ici les officiers lesouvriers représententles soldats. Même en admettantqu'on pût retrancher de la consommation totale ceque les capitalistes consomment aujourd'hui au-dessus de la moyenne, il suffirait de relever en mêmetemps cette moyenne pour que le déficit fût énorme.

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Que serait-ce si l'on ne diminuait même pas la con-sommation somptuairedu capitaliste?Et nous croyonsavoir établi qu'elle ne serait pas diminuée, que lesfonctionnaires directeurs préléveraient certainementautant sur Je travail social, et peut-être plus, que neprélèvent les détenteurs actuels du capital.

Par suite de toutes ces conditions, désavantageusesau point de vue de la lutte pour la vie, le peuple col-lectiviste produirait à des prix infiniment plus élevésque le peuple économiste et bourgeois.

Dès lors, quand il se présenterait surle marché uni-versel, il se verrait repoussé de partout. Et cependantil serait forcé d'aller acheter les matières dont il nepourrait se passer chez ceux qui se refuseraient obs-tinément à lui rien acheter en retour. Avec quoi paie-rait-il ? avec ses réserves métalliques d'abord; puis,quand ces réserves seraient épuisées et ce seraitrapide avec des produits qu'il serait obligé de livrerau-dessous du prix de revient, c'est-à-dire a perte. Ceserait la ruine, et il faudrait bien vite se remettre àfournir du surtravail, non plus pour accumuler ducapital national, mais pour enrichir les échangistesétrangers.

Ces derniers trouveraient à cet état de choses un telavantage que, très vraisemblablement, le collec-tivisme ne se généraliserait pas, les nations qui n'yseraient pas entrées d'abord se gardant bien d'y veniraprès cette expérience. Quant à celles qui auraientadopté ce nouvel état social, elles seraient condam-nées à en sortir au plus vite ou à disparaître.

Faisons maintenant une supposition inadmissiblepour ne rien laisser sans réponse de l'argumentationcollectiviste. Admettons que la révolution sociale fûtsi soudaine, si générale, que le collectivisme s'établît

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partout à la fois. On n'aurait plus à redouter certaine-ment la concurrence des nations demeurées capita-listes, mais on se trouverait, au point de vue interna-tional, en présence d'autres embarras.

On aurait encore besoin des produits étrangers etcomme, dans tous les pays, l'État serait le seul pro-ducteur, c'est à lui seul qu'on pourrait s'adresserpour acheter. La concurrence serait détruite ou à peuprès, car, au lieu de se faire entre individus, elle nepourrait avoir lieu qu'entre nations, et le peupleacheteur se trouvant en face d'un seul peuple ven-deur, ou d'un très petit nombre de peuples vendeursqui pourraient se syndiquer, rien ne serait plus facileà ceux-ci que de l'étrangler toutes les fois qu'il s'agi-rait d'un article dont la production est limitée à derares contrées. Ainsi, il est certain qu'il suffirait auxÉtats-Unis et à la Russie de s'entendre pour obteniren échange de leur pétrole ce qu'il leur plairaitd'exiger.

Il est vrai que les peuples consommateurs auraientla ressource d'en revenir à l'huile de colza et que celarétablirait un certain équilibre. Mais outre ce que ceprocédé aurait de pénible à employer, il ne serait ap-plicable que lorsqu'il s'agirait de produits dont laconsommation n'est pas indispensable. Si par contre,par suite d'épizootie ou de mauvaise récolte, unpeuple subissait une disette soit sur le bétail, soitsur les céréales, comme il lui serait impossible de nepas consommer, il serait forcé de subir les conditionsdes possesseurs de bêtes à cornes ou de blé. Aujour-d'hui la multiplicité des vendeurs et des acheteurset l'acuité de la concurrence donnent au commerceune élasticité qui rend de tels accidents impossibles.Ils deviendraient la règle lorsque le moindre achat

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devrait se faire de gouvernement à gouvernement, etplus d'une fois la guerre sortirait de ces négociationséconomiques, comme elle sort aujourd'hui de négo-ciations politiques, autrement moins passionnantesque celles dont dépendrait l'alimentation immédiatede toute une population.

Ces inconvénients ne disparaîtraient que si l'huma-nité entière formait une seule agglomération, ou toutau moins, si plusieurs peuples, après avoir accomplileur révolution, se fusionnaient de manière à pos-séder un territoire assez vaste pour que les hommesqui l'habiteraient, possédant toutes les latitudes, tousles climats, toutes les catégories de terrains, desmines de tous les métaux et de tous les combustibles,et pouvant se procurer chez eux, sans recourir audehors, tout ce dont ils auraient besoin, eussent laressource de s'enfermer et de constituer une petitehumanité décidée à se suffire à elle-même.

La première de ces hypothèses, celle de l'humanitéréunie en une seule agglomération, est impraticable.La seconde l'est moins, bien qu'elle ne soit pas par-tout d'une application facile. Mais elle pourrait êtreréalisée sur certains points du globe, aux États-Unisnotamment.

Eh bien supposons-la réalisée. Supposons que lecollectivisme se soit établi dans ce pays si exception-nellement disposé pour le recevoir et qu'il n'ait plusà lutter contre l'élément, mortel pour lui, des échangesinternationaux; il n'en conduira pas moins, par lesimple jeu des forces naturelles au dedans, à une ré-trogradation fatale, à une* décadence rapide.

La plus-value actuelle perdrait en grande p'artieson caractère de capital elle serait presque entière-ment distribuée soit sous la forme de salaires, soit

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sous la forme de dépenses générales. On renonceraità entreprendre des exploitations nouvelles et n'ayantplus besoin, dès lors, des instruments ou des subsis-tances destinées à ces nouvelles mises en valeur derichesses dormantes, on consommerait à peu prèstout ce que l'on produirait.

Mais aussitôt, le bien être augmentant, la populations'accroîtrait, car le problème de la population s'im-pose, et il ne suffit pas de le nier pour qu'il dispa-raisse.

Or, comme on n'aurait accumulé aucun capitalpour utiliser les bras des nouveaux venus sur deschamps d'exploitation également nouveaux, on nepourrait leur procurer du travail à tous qu'en abais-sant de nouveau les limites de la journée de travailet celle-ci tomberait bientôt au-dessous du strict né-cessaire.Il est vrai qu'à ce moment la loi de la populationcommencerait à agir en sens inverse; le chiffre deshabitants subirait un mouvement de recul qui per-mettrait de relever la durée de la journée de tra-vail au nombre d'heures nécessaires. Mais cettedurée serait naturellement proportionnelle au salaireminimum imposé par la loi d'airain qui, toute pré-voyance individuelle ayant disparu, reprendrait saforce primitive. Et, tandis que, dans notre sociétéindividualiste, le quantum du minimum de con-sommation suit une échelle progressive et tendtoujours à augmenter, il suivrait une échelle régres-sive dans la société collectiviste et manifesterait unetendance constante à diminuer.

Aujourd'hui, de l'aveu même des socialistes, l'ac-cumulation des capitaux, l'augmentation de produc-tivité du travail, la création de machines qui abaissent

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constamment les prix des marchandises, ont ce ré-sultat que si le salaire diminue quelquefois d'une ma-nière relative lorsqu'on le compare à la totalitéde la plus-value, en chiffres. absolus il s'élève tou-jours.

Demain, en supposant que demain réalisât le collec-tivisme, l'interruption brusque de l'accumulation desrichesses, des inventions, du perfectionnement dumachinisme, rendrait impossible cette élévation dusalaire absolu quoiqu'il pût se produire de la haussesur le salaire relatif; et il ne faut pas oublier que lesalaire absolu est le seul qui permette à l'homme desatisfaire ses besoins. L'augmentation du salairerelatif consiste seulement dans ce fait qu'on ne par-'tage plus avec .personne, ou qu'on partage à un de-gré moindre, le produit de l'industrie dans laquelleon travaille. Elle n'accroît pas le bonheur de qui quece soit et elle le diminue même si la part qui revientà chacun, lorsque tout échoit au travail, est infé-rieure à celle qui lui revenait lorsqu'il n'échéait direc-tement au travail que la moitié, le tiers ou le quartde la production.

Comme le statu quo n'existe nulle part dans la na-ture comme c'est une loi universelle que tout ce quine progresse pas rétrograde, que tout ce qui n'avancepas recule, il est certain que le salaire absolu ne pou-vant plus augmenter diminuerait.

Il est, d'ailleurs, aisé de se rendre compte du méca-nisme de cette diminution.

Quand la population s'élèverait, on abaisserait ladurée du travail, c'est-à-dire, pour parler notre lan-gage actuel, le salaire. Puis, quand la misère devien-drait pressante la population diminuerait à son tour.Toutefois, comme ce mouvement rétrograde durerait

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ce que dure une génération à élever, il faudrait bien,pendant cette période, que tout le monde prit deshabitudes de moindre consommation.

C'est sur ces habitudes que se règlerait alors lapopulation pour se limiter. Mais lorsqu'elle auraitatteint la limite adéquate à ses nouvelles habitudes,le même effet se reproduirait, entraînant les mômesconséquences.

Il ne faut, en effet, jamais perdre de vue que laloi d'airain n'abaisse pas les salaires à ce qui eststrictement nécessaire à la vie matérielle, mais àce qui est nécessaire à la vie basée sur les habitudesdu jour.

Il s'ensuit que les sataires réglés par ladite loi sontsusceptiblesde compression et d'extension, sans quoi,nous l'avons déjà établi, tout progrès et toute rétro-gradation seraient impossibles, et l'humanité n'auraitqu'à se mouvoir dans une situation toujours pareilleavec une monotonie effroyable.

La loi d'airain et la loi de population ne font qu'une.Ce sont les deux côtés d'un seul et même phéno-mène.

Si la population ne se limitait pas, la vie serait im-possible. Aussi se limite-t-elle, malgré la tendanceorganique contraire du genre humain.

Le mécanisme de cette limitation est double. C'estd'une part la misère, le défaut de subsistances quifauche les générations ce procédé est le seul quiagisse sur les espèces animales sauvages. C'est d'autrepart la prévoyance personnelle voulue, qui est propreà l'humanité.

La première forme, que j'appellerai la forme ani-male, conduit à la loi des salaires absolue, telle quel'avait conçue Lassalle.

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La seconde forme, la forme humaine, conduit au.contraire à l'accroissement permanent du bien-être.

Dans le premier cas, la population prend le passur les subsistances, et la misère s'impose dans lesecond, ce sont les subsistances qui prennent le passur la population, et la condition de l'homme s'amé-liore.

Cette loi n'est pas une loi économique, c'est une loiorganique qui agit avec la fatalité des lois naturelles,et l'on n'a à se poser qu'une seule question Quelleest la forme de société qui développe la prévoyanceindividuelle? Quelle est celle qui l'annihile? La pre-mière sera nécessairement la forme de société supé-rieure et la seconde devra être soigneusement évitée.

Or il est un point sur lequel tout le monde estd'accord, sur lequel pas un socialiste n'élèvera lamoindre critique la responsabilité personnelleengendre la prévoyance personnelle; l'irresponsabi-lité engendre l'imprévoyance.

Eh bien est-il contestable que la société libérale etindividualiste actuelle ne développe la responsabilitéde chacun? Est-il contestable que le collectivisme nela supprime ?

Aujourd'hui, avant d'augmenter à la légère sa fa-mille, on se dit qu'il faudra la nourrir, tant que lesenfants seront en bas-âge que plus tard il faudra leurprocurer du travail, une position. La difficulté s'ac-croît avec le nombre des enfants à élever. 11 s'établitune balance entre le plaisir naturel que l'on a àaccroître sa famille, et les inconvénients que cettenouvelle charge imposerait. De là, une limitationvolontaire qui est en proportion avec les habitudesprises et le minimum de consommation au-dessousduquel on ne consent pas à descendre.

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Demain, pourquoi s'infligerait-on l'ennui d'unelimitation, alors que ce serait à la société qu'incom-beraient les charges familiales, alors qu'on seraittoujours sûr d'avoir du travail pour les nouveauxvenus? Il faudrait y être amené par la considérationdu devoir social, et l'action de chaque homme surl'ensemble de la société est trop faible, trop petite,trop inappréciable, pour que cette considérationpuisse peser d'un poids quelconque sur les individus.

Il résulte de là que la loi des salaires, dont les socia-listes collectivistes ont fait la pierre angulaire de leursystème, est justement la loi suprême qui condamneleur théorie irrévocablement.

Ainsi, le développement individualiste a pour effetd'accroître chaque jour le minimum de la consom-mation individuelle, en permettant à l'individu desatisfaire à un chiffre croissant de besoins

Le développement de la société collectiviste auraitpour effet d'abaisser ce minimum de la consomma-tion et de ramener l'individu à la satisfaction d'unchiffre de besoins moindre de jour en jour.

La société individualiste actuelle crée la richesseLa société collectiviste engendrerait la misère.La société individualiste ne répartit pas toujours

bien, mais elle produit beaucoup;La société collectiviste ne répartirait certainement

pas mieux; mais, poussée par la chimère d'une répar-tion meilleure, elle porterait un coup fatal à la pro-duction et en arriverait à n'avoir plus rien à ré-partir.

La théorie collectiviste est donc une utopie pure.Elle est irréalisable parce qu'elle se heurte à l'un dessentiments les plus enracinés dans le cœur humain,celui de l'initiative individuelle et si, par hypothèse,

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on parvenait à la réaliser dans les faits, ce serait leplus épouvantable malheur qui pût fondre sur l'hu-manité.

Pour que le collectivisme devînt possible et dénuéde dangers, il faudrait que, comme l'avait supposéFourier, les travaux, même les plus répugnants, fus-sent aussi attrayants que le jeu, et qu'il se produisît,de par les goûts naturels de chacun, une divisionspontanée du travail, la société, en vertu d'une loi su-périeure, renfermant de chaque aptitude la propor-tion exactement nécessaire.

Mais c'est malheureusement là une conceptionartificielle que les savants socialistes de notre époquerepoussent non moins que nous, comme ne reposantsur rien de réel.

Le collectivisme, par conséquent, ne s'adapte pasà la nature humaine. •

S'y adaptera-t-il un jour, si des modifications orga-niques considérables se produisent dans l'homme etsi l'espèce humaine se transforme en une espèce dif-férente ?

De ceci personne ne peut répondre.Il est probable que l'hypothèse darwinienne est

vraie, que les espèces qui peuplent le globe dériventd'anciennes espèces disparues; et il est parfaitementconforme à cette hypothèse que les espèces actuellesse convertissent à leur tour en espèces nouvelles des-tinées à les remplacer.

Mais ceci est le secret de l'avenir et d'un avenirexcessivement lointain, assez lointain, en tous cas,pour qu'il ne soit d'aucun intérêt pour nous de l'en-visager.

Tout ce qu'il nous est permis d'affirmer et celanous suffit, c'est qu'aussi longtemps que l'homme

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sera l'homme, aussi longtemps qu'une espèce nou-velle n'aura pas supplanté celle à laquelle nousappartenons, l'idée collectiviste sera l'une de cellesdont il importera le plus de se garder et de se dé-fendre.

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LIVRE QUATRIÈME

LES RÉFORMES PRATIQUES

CHAPITRE PREMIER

Le double caractère de l'humanité.

De ce que nous nous sommes efforcés d'établir jus-qu'ici que le collectivisme, dans ce qu'il a d'absolu,répugne à la nature humaine, devons-nous conclureà l'anarchie et réclamer la suppression de tous lesservices publics ?

Nullement 1

Chaque espèce vivante, dans la nature, a ses quali-tés, ses instincts propres, et ne peut se développerqu'en y obéissant.

Il existe des êtres absolument individualistes.Tels sont les fauves.Les mâles ne se rapprochent des femelles que pour

les féconder, puis retournent à leur solitude, ne pre-nant aucune part à l'éducation des jeunes les fe-melles, de leur côté, ne connaissent de la famille que

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juste ce qu'il en faut pour que les petits parviennentà l'âge qui leur permettra de se séparer d'elles et devivre isolément pour leur propre compte dans le dé-sert.

Là aucune espèce de société pas même la plusélémentaire.

D'autres animaux, au contraire, ont des instinctscomplètement communistes. Cet oiseau de l'Afriqueaustrale que l'on appelle « le républicain » et, bienmieux encore, l'abeille et la fourmi nous en fournis-sent des exemples.

Chez ces dernières espèces le sentiment de la per-sonnalité a disparu à ce point que la nature semblene tenir compte que de la communauté. Parmi lesabeilles, tous les individus qui ne sont pas affectés àla reproduction sont faits neutres par l'hygiène à la-quelle ils sont soumis; les mâles sont mis à mortcomme bouches inutiles dès que leur fonction est ac-complie, et chaque soldat engagé dans une lutte estun soldat mort. L'abeille ne pique pas pour se dé-fendre. En piquant elle se suicide. Elle pique pourdéfendre l'être collectif.

L'homme n'est ni entièrement individualistecomme les fauves, ni complètement communistecomme la fourmi ou l'abeille. C'est là ce qui voue àun échec fatal tout système absolu collectiviste ouindividualiste le communisme et l'anarchie.

L'homme possède à la fois des instincts sociauxpuissants et des instincts individuels indomptables.

Qu'on ne lui demande pas de vivre dans la soli-tude 1 Non seulement on se heurterait à une profonderépugnance de sa part; mais encore à une impossi-bilité matérielle.

L'homme qui, en société, devient le maître de la

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création, n'est plus, une fois isolé, que le plus malarmé des animaux. Il n'a ni la force musculaire, niles griffes et les dents des grands fauves, ni la peti-tesse qui permet à l'insecte de se dissimuler, ni larapidité du daim et de la gazelle, ni les facultés pro-lifiques excessives qui, si elles ne sont pas une garan-tie de vie pour l'individu, assurent du moins la con-servation de l'espèce.

Qu'on ne vienne donc pas lui parler d'isolement!mais qu'on ne lui parle pas non plus de renoncer à saliberté propre, à son initiativepersonnelle, aux aven-tures et aux aléas qui naissent de sa liberté! Son hor-reur.pour l'assujettissement complet de l'individu aucorps social est égale à son horreur pour l'état soli-taire.

Il faut donc que l'homme trouve, dans le milieu oùil vit, la satisfaction de ces deux catégories d'instincts,qu'il puisse satisfaire ses besoins individualistes etses besoins sociaux. Tout système qui néglige les unsou les autres est un système condamné.

Il y a même une remarque à faire. Ces deux aspectsde la nature humaine se développent naturellementde pair. L'évolution se manifeste toujours dans lesdeux sens à la fois.

Lorsqu'on étudie les sociétés antiques, on s'aper-çoit que la liberté individuelley était bien moins res-pectée que de nos jours, que l'enfant y était beau-coup plus soumis la famille, que le citoyen y étaitbeaucoup plus sacrifié à la société. La raison d'Etatavait alors une puissance, exerçait un empire qu'ellea heureusement perdu. L'exil d'Aristide paraissait lachose la plus naturelle du monde.

Aujourd'hui l'on exile encore Aristide lorsqu'il gênemais on n'avoue pas que c'est parce qu'il gêne on

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prend bien soin d'inventer un crime imaginaire pourjustifier l'exil.

C'est encore la raison d'Etat qui agit mais elle atellement perdu de son action sur les âmes qu'on estforcé de la renier en lui obéissant. en attendantqu'on ne puisse même plus lui obéir. On est con-damné à l'hypocrisie et l'on a dit avec justesse quel'hypocrisie est un hommage rendu par le vice à lavertu.

Mais en même temps que les sociétés modernes sedistinguent des sociétés antiques par la plus grandeextension donnée à l'essor individuel, à l'initiativeprivée, elles s'en distinguent aussi par de nombreusesconquêtes de l'Etat sur l'individu, c'est-à-dire par desconquêtes inverses.

C'est ainsi qu'un nombre considérable de servicespublics ont été établis dont les anciens ne soupçon-naient même pas la création possible, et que l'on enétablit chaque jour de nouveaux.

Les attributs individualisteset collectifs de l'hommesont à ce point irréductibles que malgré ce qu'il peuty avoir à cela de contradictoire, en apparence aumoins, tout progrès se manifeste il. la fois par des con-quêtes de l'individu sur la société et par des con-quêtes inverses de la société sur l'individu. Il s'opèreun départ chaque jour plus parfait entre ce qui doitnormalement appartenir à l'individu et ce qui doitappartenir à la commune ou à l'Etat.

C'est sur ce partage d'attributionsque portent toutesnos luttes. C'est en lui que se résument tous les pro-grès et toutes les réactions.

C'est ce double caractère do l'humanitéqui est causequ'il y a des points profondément saisissants danstoute critique collectiviste comme dans toute défense

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économiste libérale, et qu'un esprit impartial et éclairépeut éprouver un égal enthousiasme pour les admi-rables travaux de Marx, pour les pages éloquentes deProudhon et de Lassale, et pour les œuvres d'AdamSmith et de Jean-Baptiste Say.

La règle est donc toute tracée pour le philosopheetpour l'homme d'Etat. Il cherche ce qui doit raisonna-blement être abandonné à l'initiative privée, et ceque la collectivité peut revendiquer par ses diverséléments, Commune ou État.

Mais ce travail serait irréalisable si l'on voulaitl'aborder par le détail et aboutir immédiatement à unsystème complet, à un ensemble. Il est l'œuvre dechaque jour et il se poursuit par l'évolution naturelledes société humaines sans que les délimitations éta-blies par les penseurs jouent dans ce départ le rôleque l'on pourrait croire. Le désir de se débarrasser delisières devenues inutiles, et celui de pourvoir à lasatisfaction de nouveaux besoins qui se manifestent,sont presque les uniques moteurs de cet immenseorganisme dont le fonctionnementne s'arrête jamais.

La science peut cependant et doit dès aujourd'huis'efforcer de trouver un principe recteur qui permettede concilier ces deux côtés, en apparence si opposés,de l'homme.

Nous croyons que ce principe recteur peut être for-muté ainsi:

L'action collective peut et doit s'exercer toutes les fois

que le passage d'une fonction de l'individu à la collectivité

a pour effet, non de diminuer la liberté individuelle, maisde protéger, de garantir, de développer cette même liberté.

En un mot, le but serait la plénitude de la liberté del'individu, et la société, même dans ses réglementa-tions les plus étroites, même lorsqu'elle paraîtrait

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porter atteinte à cette liberté, n'interviendrait en réa-lité que pour développer celle-ci ou tout au moinspour la défendre contre une atteinte plus grave.

Tels sont, croyons-nous, les principes à la lumièredesquels il faut examiner les diverses catégories éco-nomiques, si l'on veut demeurer conforme auxdonnéesde la science, de l'expérience et de la raison.

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CHAPITRE II

Antinomies diverses. Leur solution.

Dans nos sociétés modernes, la libre concurrence estla base de tout commerce et de toute industrie. C'estd'elle que découlent, dans chaque section de l'activitéhumaine, les règles de la production. Elle est bien-faisante au premier chef, parce qu'elle tend à amé-liorer les produits et à en abaisser constamment leprix de revient.

Mais il y a plusieurs antinomies dans la concur-rence, ainsi qu'il en existe dans beaucoup d'autresordres de phénomènes.

Il arrive, par exemple, que, par suite de son exagé-ration, la concurrence cesse d'améliorer le produit,l'altère au contraire par la fraude, et place l'individudans l'impossibilité de se procurer les objets non adul-térés qu'il réclame pour sa consommation.

Voilà une première antinomie.Il arrive aussi, dans les grandes entreprises exigeant

l'emploi de capitaux très considérables, telles que leschemins de fer, les compagnies de navigation mari-time, les campagnies de câbles transcontinentaux, ouencore dans les entreprises dont l'objet d'exploitation

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est limité et ne peut pas être créé par la main del'homme, ainsi que c'est le cas pour les mines, que laconcurrence aboutit au monopole, c'est-à-dire à soncontraire.

Une compagnie de chemins de fer se fonde. Elleconstruit un réseau et cette construction entraîne unedépense de deux, trois, quatre ou cinq cents millions.Si aucune exploitation concurrente ne vient s'établirà côté de la sienne, il est bien évident qu'elle est maî-tresse absolue des transports et qu'elle peut abuserde cette situation pour fausser les conditions écono-miques naturelles et imposer au public des tarifs horsde proportion avec la valeur réelle de ses services.

La concurrence intervient-elle par l'organisationd'une nouvelle compagnie et la construction d'un se-cond réseau parallèle? C'est possible. C'est même pro-bable si le champ de l'exploitation, et par cela mêmedes bénéfices, est étendu. Mais il faut pour cela unenouvelle mise de fonds de deux, trois, quatre ou cinqcents millions.

Dès que le nouveau réseau est ouvert, les tarifs s'a-baissent et le public respire, chaque compagnie ten-dant à détourner le trafic à son profit les transportsse trouvent ainsi ramenés par la loi de l'offre et dela demande à leur valeur normale.

Malheureusement, les deux Compagnies ne tardentpas à s'apercevoir qu'elles se nuisent l'une à l'autre,que leur lutte a pour effet un abaissement du prix destransports préjudiciable à leurs intérêts; elles fusion-nent ou se coalisent, et l'on retombe aussitôt dans lesinconvénients du monopole.

Pour que ces inconvénients fussent évités, il fau-drait qu'un troisième réseau fût construit. Mais lescapitalistes qui se livreraientà celte besogne devraient

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y consacrer encore un demi-milliard, ce qui porteraità un milliard et demi les dépenses faites pour établirles voies de communication entre les points en ques-tion.

Or, il se peut que le trafic, suffisant pour rémunérerun demi-milliard ou un milliard, soit insuffisant pourrémunérer un milliard et demi. Comme le capitalisten'apporte ses capitaux que là où il rencontre deschances de bénéfices, qu'il n'entreprend rien pour lagloire seule ou en vue d'un intérêt général (quoiquecependant l'intérêt général profite de son action), qu'iln'est guidé et ne peut l'être que par l'intérêt privé, sile trafic n'est pas assez considérable pour rémunérerun milliard et demi, le troisième réseau ne sera pasconstruit, et le monopole des compagnies fusionnéesou coalisées subsistera dans son intégralité.

D'ailleurs, fût-il possible de créer utilement untroisième réseau, le monopole ne serait que retardé,car les faits que nous avons décrits comme devantfatalement se produire entre les deux premières com-pagnies, se produiraient infailliblement, par la mêmefatalité économique, entre les compagnies fusionnéeset la nouvelle société concurrente.

Voici donc un cas où la liberté économique absolueconduit au monopole; et l'on peut facilement, enappliquant le même raisonnementà des données ana-logues, reconnaître que ce cas n'est pas isolé.

Dans les mines, par exemple, le monopole est bienplus commode à établir encore, au moins dans biendes circonstances. En effet, le champ sur lequels'exerce l'exploitation est ici limité non par la volontéhumaine, mais par la nature. On découvre une mine,on ne la crée pas; et lorsqu'un capitaliste ou une com-pagnie s'est emparée de toutes les valeurs minières

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d'une espèce donnée, on peut défier tout autre capita-liste de lui faire concurrence.

Or, cette réunion des mines d'une même natureentre les mains d'un même capitaliste, ou d'un nombreassez restreint de capitalistes pour permettre à cesderniers de se connaître, de s'unir, de se coaliser, estla conséquence logique de l'accumulation normale ducapital.

S'il est faux que, au point de vue des personnes, lecapital tende de plus en plus à se concentrer dansquelques mains au détriment du plus grand nombre

ce qui constitue l'une des erreurs fondamentalesde Karl Marx et de son école, il est, par contre,absolument vrai et sur ce point l'analyse deMarx est exacte que les petites entreprises ont unetendance constante à s'effacer et à disparaître de-vant les grandes.

L'unité des compagnies minières ou leur ententes'impose, et ce ne sera pas en criant à l'accaparement,en appliquant de temp? à autre l'article 419 du Codepénal, en frappant par-ci par-là quelques financiers ouquelques industriels sacrifiés en holocauste aux pas-sions populaires, qu'on empêchera ce résultat de seproduire, car il découle des lois inéluctables qui régis-sent la société capitaliste.

Ce monopole, amené par l'effet même d'une loinaturelle qui semble entièrement dirigée contre lui,est la seconde contradiction,la seconde antinomie quenous offre l'étude de la concurrence.

Nous allons en découvrir d'autres encore.L'économie politique classique nous montre le tra-

vailleur et le capitaliste se rencontrant sur le marchécomme deux échangistes libres, et arrivant par labalance des demandes et des otfres à établir non seu-

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lement le taux juste et normal du salaire, mais encoreles conditions générales du travail.

Or, s'il est vrai que le travail puisse lutter contre lecapital s'il est vrai même que la centralisation desouvriers, conséquence de la centralisation de l'indus-trie, rende cette lutte de jour en jour plus facile et plusefficace, il n'en reste pas moins, il n'en restera pasmoins toujours au capital une force contre laquelle sebriseront les efforts des ouvriers, parce qu'elle découlede la nature même des choses.

Sur ce point, Karl Marx nous paraît avoir établi sadémonstration sur du granit. Nous ne reproduironspas l'ensemble des arguments qu'il donne. Mais il enest un tout théorique, tout d'a priori, que Marx neformule pas et qui cependant nous semble difficile àréfuter.

Aussi longtemps que l'industrie est morcelée etelle le sera longtemps, nous devons l'espérer, endehors des branches où le monopole s'impose, uncapitaliste ne peut consentir à une réforme, ne peutdiminuer les heures de travail de ses ouvriers, ne peutaméliorer les conditions sanitaires de son usine, nepeut élever les salaires qu'en surélevant par cela même.etimmédiatementleprixde revient de samarchandise.

Or, ainsi que nous l'avons établi plus haut, l'in-dustriel ne conserve pour lui-même que la part debeaucoup la plus faible de la plus-value produite, lapart principale de celle-ci étant distribuée aux con-sommateurs sous la forme d'abaissement du prix desobjets de consommation.

Sur cette part conservée par l'industriel, la frac-tion la plus importante est destinée à l'accumulationnécessaire sans laquelle le capital périt infaillible-ment.

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Comme les nécessités du marché forcent le capi-taliste à se contenter du moindre bénéfice possible, s'ilsurélève le prix de revient de sa marchandise, il estréduit à en demander un prix supérieur à celui qu'endemandent ses concurrents. Dès lors les consomma-teurs, qui ne voient que les prix et n'en scrutent pasles causes, se détournent naturellement de lui pouraller à qui leur offre les mêmes choses à meilleurmarché. L'industriel réformateur se trouve ainsiruiné par celui qui s'est refusé à rien réformer.

S'il est ruiné, ses ouvriers tombent dans le chô-mage, arrivent sur le marché général du travail, y fontbaisser les salaires et ont, par conséquent, un telintérêt à ce que ces malheurs ne se produisent pas,qu'ils ne peuvent pas plus logiquement insister enfaveur des réformes que l'usinier n'est en situation deles accomplir.

Pour que des progrès de cette nature fussent réa-lisés par le simple jeu des forces naturelles, il faudraitou l'unanimité des patrons d'une industrie donnéedans un pays, ou, à tout le moins, l'unanimité de tousles ouvriers employés dans cette industrie à les récla-mer en même temps et avec une égale vigueur.

Si même cet accord universel, et par cela même siimprobable, se produisait, il resterait la concurrenceinternationale qui est là pour faire avorter les meil-leures volontés.

La liberté absolue du commerce et de l'industrie estdonc incapable d'engendrer les réformes sociales que letravailleur est en droit d'exiger.

Autre antinomie encoreL'industrie privée ne manifeste ses effets utiles que

là où le bénéfice immédiat est le mobile qui la déter-mine et lui sert d'impulsion.

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Mais il est des services où l'intérêt matériel du mo-ment n'est rien pour la société, où l'intérêt de l'avenirest tout pour elle et où, au point de vue du bénéfice,il y a conflit entre ces deux intérêts.

A ces services-là, l'industrie privée est totalementimpropre.

L'enseignement, – l'enseignement secondaire etsupérieur surtout, est de cet ordre.

Le maître qui ouvre une école ne se préoccupe nul-lement d'élever le niveau intellectuel et moral de lanation. Il n'a qu.'un but attirer à lui le plus grandnombre possible d'élèves, et encaisser le plus possiblede gros sous.

Si le moyen d'atteindre ce but est dans l'excellencede l'enseignementdonné par lui, on peut s'en reposerde tout souci sur son intérêt l'enseignement sera àl'abri de tout reproche.

Mais si, au contraire, c'est par un enseignement re-lâché et inférieur qu'il parvient à faire affluer lespièces de vingt francs dans ses caisses, on verra leniveau de son enseignements'abaisser de jour en jour.

Cette seconde hypothèse est malheureusementcelle.

qui se réalise le plus généralement.L'abandon de l'enseignement à l'initiative privée

entraîne la concurrence des écoles, des lycées, descollèges entre eux.

Malheureusement, les jeunes gens qui cherchent,dans l'enseignement auquel ils se soumettent, uneinstruction solide, le développement de leurs con-naissances, le perfectionnement de leur esprit, sontla grande, la très grande exception.

L'immense majorité des humains travaillent pourse créer une position, ne voient dans les études qu'ilssont forcés de faire que le diplôme ou le certificat

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final et ne cherchent qu'à acquérir ce diplôme ou cecertificat au prix du moindre effort.

On peut être dès lors assuré que l'établissement oùles maîtres seront supérieurs, où les diplômes ne se-ront conférés qu'à bon escient, recevra le nombrelimité des élèves qui recherchent l'instruction pourelle-même, mais que le grand nombre accourra, aucontraire, dans les établissements rivaux. Ceux-ciprospéreront, tandis que celui-là, pour peu qu'il n'aitpas un absolu monopole, pour peu qu'une concur-rence s'élève contre lui, ne fera pas ses frais et seracondamné à périr.

Les choses se passent si bien ainsi que, même ac-tuellement, la multiplicité des facultés d'État produit,dans une certaine mesure, des effets de cet ordre, etque le conseil supérieur de l'Instruction publiqueest obligé de se préoccuper de la tendance des élèvesd'une faculté à aller passer leurs examens dans uneautre faculté, lorsqu'ils ont quelques motifs d'y sup-poser les juges plus indulgents.

Ainsi, en matière d'enseignement, la concurrencetend exclusivement à abaisser la valeur du produit; etcomme l'excellence du produit est ici fondamentalepour la société, il est évident qu'il y a là un servicequi ne peut être utilement abandonné à l'initiativedes individus.

Il serait facile, mais il est inutile, de multiplier cetteénumération que chacun peut compléter, les exemplesfournis étant largement suffisants pour que l'idée quenous en voulons déduire s'en dégage nettement.

En résumé, la concurrence, dans certaines indus-tries, conduit au monopole de fait.

Presque partout elle rend impossibles les réformeslorsque ces dernières ont pour conséquence non

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l'abaissement, mais l'élévation du prix de revient.Elle stérilise, dans ce cas, les bonnes volontés indivi-duelles des capitalistes, et rend même inféconde, aupoint de vue réformiste, la lutte entre le travail et lecapital.

La concurrence enfin entraîne souvent des fraudes,des falsifications ou, tout au moins, l'abaissement dela qualité du produit.

Ce résultat dernier se réalise presque toujours dansles industries où l'excellence du produit est tout, oùle bénéfice immédiat à encaisser n'est rien, où l'intérêtprésent doit céder le pas à l'intérêt futur. Ces indus-tries-là sont vouées à une infériorité fatale si ellessont livrées à l'action individuelle, et les services quileur sont échus demeurent en souffrance.

Voilà des antinomies bien établies et bien nettes.La règle de l'antinomie est que toutes les fois

qu'un ordre donné de phénomènes développe ses con-séquences en deux séries opposées et contradictoires,il y a lieu de prévoir un principe supérieur, unesynthèse, qui fera disparaître la contradiction et ré-soudra l'antinomie.

Ce principe supérieur, dans les exemples cités parnous, c'est l'action de l'État s'exerçant soit par des loiset règlements imposés à toutes les industries simi-laires, soit même par la substitution du service publicà la libre concurrence des individus.

C'est en cela qu'apparaît toute l'importance du côtécollectif de l'humanité.

L'action industrielle privée entraîne-t-elle la fabri-cation de marchandises de mauvaise qualité et porte-t-elle ainsi atteinte à la liberté, aux intérêts, à la santéde l'acheteur ? Il y a lieu à une surveillance de l'État,en vue de réprimer les fraudes.

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L'intérêt de l'ouvrier, la conservation de la santé dutravailleur, son bien-être, qui sont les éléments pri-mordiaux de la force sociale, sont-ils lésés par la con-currence, impuissanteà les protéger? Il faut que l'Étatinterviennepour égaliser les situationsentre les indus-triels en édictant des lois sur les heures de travail,sur les établissements insalubres, sur le travail desenfants et des femmes, sur le repos hebdomadaire.

L'action individuelle privée aboutit-elle au mono-pole et tend-elle ainsi à supprimer la liberté duconsommateur au profit du monopoleur? La justiceexige que ce monopole, organisé en service public,soit géré par l'État, ou que l'État limite par des règle-ments sévères et une surveillance continue les droitsdes individus et des compagnies auxquels le monopoleest échu.

Enfin, l'excellence du produit prime-t-elle le béné-fice comme dans l'enseignement? Le service publics'impose comme la seule solution.

Ainsi, pour les chemins de fer ou pour les mines,service public ou, tout au moins, limitation par deslois précises et par une action administrative continuedes droits des compagnies

Service public pour l'enseignementEnfin, lois protectrices de l'ouvrier limitant la durée

de la journée de travail pour les femmes, les enfantsou même les adultes, assurant un jour de repos par se-maine, veillant à la suppression des travaux destruc-teurs de la santé de ceux qui les exécutent tel est lechamp sur lequel l'action de l'État doit légitimements'exercer, non point pour contraindre l'individu, maispour favoriser, au contraire, la liberté, en faisant dis-paraître les obstacles accumulés par la liberté contrela liberté.

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II est un autre service encore qui légitime l'actionde l'État, soit que celle-ci s'exerce par la surveillance,soit qu'elle s'exerce par l'exploitationdirecte en mono-pole. C'est le service devenu de nos jours entière-ment indispensable des banques d'émission.

Dans les banques d'émission, le monopole ne naîtpas, comme dans les chemins de fer ou les mines, de laforce même des choses. Mais si ces grands établisse-ments, véritables régulateurs de la circulation moné-taire, étaient abandonnés sans direction à l'initiativeprivée, il yen aurait d'excellents; mais il yen auraitaussi de très peu sûrs. La dépréciation des billetsserait la conséquence de cette situation. S'il est vrai,en effet, que les hommes d'affaires arriveraient le plussouventà distinguer les banques de tout repos de cellesqui ne le seraient pas, qu'ils prendraient le papierdespremières en refusant celui des secondes, il n'en seraitpas de même de la masse des citoyens.

Ici chacun serait dans la nuit. On n'aurait qu'unelumière pour s'éclairer le cours du change; mais quede causes peuvent influer sur ce cours en dehors dela solidité de l'établissement dont les billets émanent!La presse stipendiée ne manquerait pas d'induire lepublic en erreur; on falsifierait par des manœuvresadroites le cours normal du change, et après despertes inévitables et répétées, le gros public se refuse-rait à recevoir la monnaie fiduciaire et n'accepteraitplus que les paiements en espèces. La circulation enserait entravée et la production atteinte.

Il faut donc de toute nécessité que l'État interviennesoit, comme chez nous actuellement, pour conférerle monopole de l'émission à une banque unique for-cée de justifier d'un capital de garantie; soit, commeaux États-Unis, en laissant les banques libres de se

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constituer, mais en fixant les conditions en dehorsdesquelles aucune émission de billets n'est permise;soit enfin en établissant une banque d'État; en faisantde la banque d'émission un service public.

On peut hésiter entre ces diverses solutions; maisquelle que soit celle que l'on adopte, l'action étataire,l'action collective s'impose. Selon nous, d'ailleurs,deux seulement sont acceptables entre les trois solu-tions celle à laquelle on s'est arrêté aux États-Uniset qui, en garantissant le public contre les excès de laconcurrence, lui en a cependant conservé tous lesavantages; ou encore le système de la banque d'État.Le monopole entreJes mains d'une compagnie estpresque toujours mauvais, parce qu'il prélève unimpôt sur tous les citoyens au profit de quelques-unsseulement. Là où il y a monopole, le bon sens indiquequ'il doit être exercé par la société à prix de revient,sauf les cas où il serait établi, ce qui peut parfaite-ment arriver, que l'exploitation gratuite en servicepublie est encore plus chère que l'exploitation oné-reuse par des particuliers.

Mais il est dès à présent une remarque qu'il im-porte de faire, è'est que là même où il agit en tantque service public, l'État est soumis aux lois géné-rales du marché. Son action n'entraîne pas, au pointde vue de la distribution des richesses, les consé-quences qu'attendent les socialistes de l'école deMarx de la socialisation des instruments de travail.C'est ce qui fait que nous pouvons accepter cetteforme de l'action collective, et que, dans l'introduc-tion de son analyse de la doctrine de Karl Marx,M. Deville la repousse.

C'est qu'en effet la société, nous l'avons surabon-damment établi, ne saurait être chargée de la pro-

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duction et de la distribution des richesses elle nepeut assumer qu'une charge, celle de remédier auxdéfauts d'équilibre qui naîtraient d'une concurrenceentièrement anarchique et qui fausseraient le méca-nisme social.

Quant à ce que l'on est convenu d'appeler« la ques-

tion sociale », on peut la résumer ainsi II faut arri-ver à ce que les fonctions actuellement séparées decapitaliste et d'ouvrier se réunissent dans les mêmespersonnes. Il est à souhaiter que, directement ouindirectement, l'outil soit la propriété de celui qui lefait valoir. Il faut que l'action sociale s'exerce sansrelâche en vue d'aider à la formation de cet état dechoses, qui doit être de nature non seulement à satis-faire le sentiment de la justice, mais encore à béné-ficier grandement aux intérêts généraux. Mais s'ilimporte d'aiguiller vers ce but social, il faut bien segarder de l'utopie qui consiste croire qu'il est pos-sible de l'atteindre d'une manière absolue, utopie qui,dans cette espérance, conclut à la chimère collecti-viste.

La juxtaposition absolue, complète, des fonctionscapitalistes et ouvrières est un de ces buts-limitesdont les assymptôtes offrent un exemple en mathé-matiques et qui sont plus nombreux encore dans lasociété, buts vers lesquels on s'achemine sans cesse,mais dont on ne se rapproche toujours qu'à la condi-tion de ne les atteindre jamais.

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CHAPITRE fIl

Solution.

Nous avons jusqu'ici renversé la théorie collecti-viste pure, montré dans quelles circonstances l'actioncollective a le droit et le devoir de s'exercer, et indi-qué le but vers lequel il est nécessaire d'aiguiller. Mais

par quelle méthode devons-nousnous acheminer versce but?. C'est là ce qu'il nous reste maintenant àexaminer.

La Révolution française nous a fourni sous ce rap-port un exemple bon à méditer.

La Révolution de 1789 a été bien plus une révolu-tion sociale qu'une révolution politique.

Nos grandes assemblées de 1789, de 1792 et de 1793

se trouvaient en face d'une vieille société féodale,déjà profondément entamée, mais qu'il fallait acheverde détruire et au remplacement de laquelle il fallaitprocéder.

Dans cette société, la terre était possédée par le sei-gneur terrien. La propriété seigneuriale était grevéede substitution et la division en devenait dès lors im-possible. Les lois étaient telles que le seigneur féodal

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ne pouvait pas perdre et que, par suite, le paysan nepouvait que difficilement acquérir.

Quant à l'industrie, elle existait à peine. On com-mençait seulement à sortir du métier pour entrerdans ce que Karl Marx appelle la période manufactu-rière, et la manufacture, déjà en plein développementdans la Grande-Bretagne qui nous a précédés sur leterrain industriel, ne faisait que de commencer chez

nous. Le métier régnait encore avec ses maîtrises etses jurandes, assurant la vie à un certain nombre deprivilégiés, et rejetant impitoyablement les autresdans la mendicité.

La Révolution aurait pu procéder par expropriationviolente, arracher la terre à ses détenteurs et ladonner aux paysans.

Elle employa un tout autre moyen. Elle s'emparasans doute des biens de l'Église; mais ces biens nepouvaient pas être assimilés à une propriété indivi-duelle. C'était un moyen d'assurer un service publicpar un domaine spécial. Ce domaine pouvait dispa-raître, soit si le service était désormais jugé inutile,soit encore, ce qui a été le cas, s'il était assuré d'uneautre manière, par le budget de l'État par exemple,ou encore par le droit d'association accordé aux fidèleset leur permettant d'avoir un budget à eux.

Pour ce qui est des nobles, la Révolution ne leurarracha leurs biens que lorsqu'ils conspirèrent contrela République, lorsqu'ils émigrèrent, lorsqu'ils allè-rent à Coblentz porter les armes contre la patrie. On

prononça contre eux, dans ce cas, la peine de la con-fiscation, qui était dans la législation de l'époque;mais ce fut là une simple pénalité et non une mesurede rénovation sociale. Les familles aristocratiques quidemeurèrent en France, comme la famille de Mont-

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morency, et qui ne s'insurgèrent pas contre le nouvelordre de choses, ne furent pas inquiétées dans leursdroits de propriétaires et conservèrent tous leursbiens.

Du reste, les dépossessions violentes qui eurent lieudu fait de guerre ne déterminèrent presque aucuneffet social. Souvent même elles allèrent contre leurbut. Ce fut temporairementle cas pour les biens ecclé-siastiques, dont la vente produisit simplement lasubstitution d'un propriétairenouveau,beaucoupplusrapace, à l'ancien détenteur débonnaire qui se conten-tait d'un fermage insignifiant. Les terres confisquées etvendues devinrent le lot de propriétaires bourgeoisqui les achetèrent à vil prix et se taillèrent des do-maines sur la ruine des anciens possesseurs. Le peupledes campagnes n'y gagna rien ou presque rien, et sila Révolution s'était bornée à ces actes de déposses-sion et n'avait pas modifié la législation, elle auraitcomplètement échoué son œuvre aurait été nulle.

Mais en même temps qu'elle procédait à des confis-cations et à des reventes, qui étaient des faits deguerre, nous l'avons déjà dit et il ne faut jamais leperdre de vue, dont le seul but était de briser auplus vite les partisans de l'ancien régime, elle eutsoin de faire des lois qui empêchaient cet ancienrégime de se reconstituer, et en rendaient la des-truction totale à la fois nécessaire et définitive.

Dans l'ordre industriel, elle abolit les jurandes et lesmaîtrises. Craignant que les traditions, les habitudesn'amenassent la reconstitution de celles-ci, elle portamême atteinte au droit d'association, afin de donner àdes traditions nouvelles le temps de se former et derendre son œuvre impérissable. Ce n'est que dans laseconde moitié de ce siècle que l'on a commencé

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à réagir contre cette espèce de protectionnisme poli-tique désormais inutile.

Dans l'ordre agricole, elle supprima le droit d'aî-nesse et les substitutions. Elle alla plus loin. Là aussi,craignant l'empire des vieilles habitudes, elle voulutempêcher les pères de famille de reconstituer indivi-duellement ces institutions surannées, et elle portaatteinte au droit de tester. Sauf pour une quotité dis-ponible, soigneusement limitée et laissée à la dispo-sition du testateur, elle décréta le partage égal desbiens dans la famille.

Ces lois ont suffi pour amener très rapidement unetransformation radicale de la société. Les riches oisifs,n'ayant plus l'indivisibilité de la propriété pour per-pétuer leurs fortunes, atteints par leurs goûts de dé-pense et par le partage des successions, ont été bienvite acculés à la nécessité de vendre.

Les paysans, par contre, toujours laborieux et d'au-tant plus' économes qu'ils voyaient maintenant poureux dans l'épargne la possibilitéd'arriver à la posses-sion du sol, se sont amassé sou à soudes pécules aveclesquels ils ont acheté par lopins les terres desseigneurs et des bourgeois ruinés.

C'est ainsi que, à cette heure, la moitié du solnational est possédé par les ouvriers agricoles et quelà l'outil est pour une bonne partie entre les mainsde ceux qui le font valoir.

Cette œuvre démocratique se poursuit, et il n'y apas jusqu'à la baisse survenue dans le revenu agricole,qui, en faisant des terres un placement fort désavan-tageux pour les bourgeois, ne tende à faire passer deplus en plus l'instrument agricole aux mains des tra-vailleurs des champs.

Disons en passant que les lois dites de protection

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agricole, que l'on vote avec passion.depuis quelquetemps pour relever le revenu des propriétaires fon-ciers, vont à contre-sens de ce mouvement et ont pourrésultat d'entraver l'œuvre révolutionnaire.

Sans doute, cette solution de la question agrairepar la division du sol à l'infini présente des inconvé-nients considérables. Elle empêche l'emploi des ma-chines qui, en diminuant les frais de culture, fourni-raient le moyen de lutter plus efficacement contre lesimportations de l'étranger. Elle rend difficile l'emploides procédés de Georges Ville qui permettraient sur-tout cette lutte en surélevant considérablement lesrevenus terriens. Mais, sous ce rapport, l'associationcomplètera ce que le morcellement a commencé, etl'associationse fera, malgré la répugnance extrême dupaysan à se dessaisir de la propriété matérielle. Ellese fera, parce qu'elle devient une condition de vie oude mort pour notre agriculture et que rien ne prévautcontre les nécessités économiques.

Si donc la grande industrie ne s'était pas crééedepuis 1789, et ne s'était pas développée avec une ra-pidité extraordinaire, la question sociale n'existeraitpas.

Pour la terre, en effet, grâce aux lois de la Révolu-tion, elle s'est, pour ainsi dire, résolue d'elle-même,par l'évolution normale, par le jeu naturel des forcessociales, au moins dans la limite où peut être résolueune question aussi complexe, et elle continue, elleachève de se résoudre de jour en jour.

Dans l'industrie, le morcellement matériel ne peutpas être un élément de solution comme il l'a été dansl'agriculture.

La raison en est simple.La terre est de bonne ou de mauvaise qualité. Elle

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est grande ou petite. Mais dans tous les cas, quelleque soit sa force productive, quelle que soit son éten-due, elle est par elle-même un instrument complet.

Que l'on prenne une terre de dix mille hectares,c'est un vaste et puissant élément de production.Qu'on la morcelle en dix mille lots d'un hectare ou envingt mille lots d'un demi-hectare, chacun de ces lotssera un instrument aussi complet, aussi parfait,quoique plus petit, que l'était avant cette division leterrain morcelé.

Rien de tel dans l'industrie.Une usine est un assemblage d'outils variés, fonc-

tionnant sous l'actïon d'un moteur central et concou-rant à un but unique, formant un tout, un ensemblecompliqué et supérieur.

Pour demeurer propre à son but, cet outil doit tou-jours renfermer toutes les pièces dont il se compose.Qu'on le divise, qu'on sépare les uns des autres les-ssous-outils dont il est formé, d'un capital considérable on aura fait une série d'objets presque dénuésde valeur, et certainementtout à fait dénués de puis-sance productive.

Il n'est donc pas possible que l'ouvrier arrive à pos-séder des fractions d'usine comme le paysan arrive àposséder des lopins de terre. La solution du problèmen'est point dans le morcellement.

Mais comme si, dans les sociétés humaines, leschoses portaient en elles-mêmes les éléments de leurpropre.transformation, l'excès du capitalisme a faitsurgir le remède, et ce remède gît dans les sociétéspar actions et dans l'extrême division qui peut en ré-sulter pour le capital industriel.

Tant que le capital était individuel, que l'usineappartenait à un propriétaire unique, l'accumulation

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du capital aboutissait toujours à la même bourse etle pauvre n'y pouvait rien acquérir.

Mais le machinisme, en se développant comme il l'afait au cours du dix-neuvièmesiècle, a exigé des capi-taux si considérables que l'accumulationnormale ivysuffisait pas. Il a fallu alors associer des capitauxd'origines différentes, les unir, les grouper, les fusion-ner en un capital unique, former des compagnies enun mot. C'est seulement dans ces conditions que lacréation des chemins de fer était possible, qu'elle apu être réalisée.

Puis, le mouvement se continuant, on a créé dessociétés de moindre importance, et, depuis que lespouvoirs législatifs dans les divers pays ont rendul'association des capitaux relativement libre, la fon-dation de ces sortes de sociétés a pris un immensedéveloppement.

Or, les sociétés par actions ne sont pas autre choseque le moyen indirect de morcellement de l'usine onne peut pas diviser matériellement celle-ci, mais onpeut en diviser à l'infini la valeur, le capital, et parcela même les profits.

Et comme l'actionnaire est soumis aux conditionsde l'état social créé en 1789; comme lorsqu'il ne tra-vaille pas par lui-même, les valeurs se divisant àchaque succession, il est promptementruiné; comme,par contre, les petits économisent, épargnentet achè-tent les valeurs qui abondent sur le marché, ceux-ciparviennent à la possession de la propriété mobilièrecomme le paysan est arrivé à l'accession de la pro-priété foncière.

Demandez à la compagnie de Panama combien ily avait de gros capitaux et combien de petits dans son

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entreprise et vous serez édifiés sur la diffusion de lapropriétémobilière.

On objectera peut-être que l'exemple est mal choisiparce que les économies placées dans l'entreprise dePanama ont été anéanties mais cet exemple n'est làque pour montrer à quelles accumulations gigantes-ques de capitaux peut s'élever la petite épargne, et àce point de vue l'exemple ne saurait être plustopique.

Quant au mauvais emploi qui peut être fait de celle-ci, c'est une question tout autre. Il y aurait là quelquechose à chercher.

Les valeurs industrielles présentent, en effet, sur laterre, cette infériorité grave qu'elles se prêtent davan-tage aux combinaisons de la spéculation malsaine.

Le paysan qui se rend possesseur d'un morceau deterrain sait ce qu'il achète et se trouve ainsi à l'abridu vol.

L'ouvrier qui achète une obligation industriellesait rarement ce qu'on lui vend. Il est forcé d'ajouterfoi aux journaux qui prônent indistinctement lesbonnes valeurs et les mauvaises. Et comme les mau-vaises valeurs se cotent à un intérêt plus élevé,comme ceux qui les lancent font autour d'elles uneréclame plus grande, c'est le plus souvent sur cesvaleurs-là que se portent les économies du pauvrepour s'engloutir en fin de compte dans les caissesd'une classe d'écumeurs financiers.

Sans cette piraterie qui vient quotidiennementdrainer l'épargne de l'ouvrier, le mouvement de dé-mocratisation du capital industriel se ferait aussi rapi-dement que s'est faite la démocratisation du capitalfoncier.

C'est donc du côté des garanties à trouver contre

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ces spoliations, contre cette exploitation scandaleusede l'ignorance, que les pouvoir publics doivent tournerleurs regards. Là est l'un des grands moyens de solu-tion du problème qui, à juste titre, passionne aujour-d'hui les esprits.

Les pouvoirs publics doivent aussi assurer au tra-vailleur toutes les facilités imaginables pour défendreleurs intérêts contre les seigneurs du capital. Ils sontentrés dans cette voie lorsqu'ils ont proclamé le droitde coalition et lorsqu'ils ont accordé aux travailleursla liberté, que leur avaient refusée les lois de 1791, dese former en associations professionnelles.

Ces premiers essais sont encore timides et doiventêtre courageusementpoursuivis.

Nous disions plus haut, dans un chapitre consacréà la loi d'airain, que cette loi est très relative, qu'ellene se vérifie que dans un milieu donné, dans unespace de temps limité, et sur la base du minimumde consommation actuel qu'elle n'est pas vraie dansle temps et dans l'espace, sans quoi, aucune amélio-ration sociale n'étant réalisable, nous en serionsencore à l'époque des troglodytes.

Le minimum de consommation, dès que la popula-tion se limite, présente une tendance constante às'élever. Autrement dit le salaire réel et il faut en-tendre par là la puissance d'achat du salaire en argent

tend sans cesse à augmenter.Il est incontestable que le groupement naturel de

l'ouvrier tel qu'il résulte, par la force même deschoses, de la centralisation industrielle, ainsi que legroupement voulu que les lois rendent libre et queles initiatives individuelles réalisent, jouent un. rôleconsidérable dans cet accroissement du minimum deconsommation et par conséquent du salaire.

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S'il en est ainsi, si la loi dite d'airain n'est pluscoulée que dans un métal malléable; si le salaire dutravailleur n'est pas strictement limité à ce sans quoila vie serait impossible; s'il obtient, soit sous la formede diminution de la valeur des produits, soit autre-ment, qu'une partie de la plus-value sociale lui re-vienne, il devient comme le cultivateur apte à écono-miser. Il peut, avec ses économies, acheter des valeursindustrielles, des actions il devient capitaliste.

Faut-il, pour la solution du problème, pousser auxassociations coopératives de consommation et de pro-duction ?

La réponse à cette question doit être positive ounégative, suivant le but que l'on vise en cherchant àdévelopper la coopération.

Si le but visé consiste, en cela comme dans la parti-cipation aux bénéfices, à mettre entre les mains dutravailleur un instrumentde production et d'épargnesupérieur à ceux qu'il possède déjà, la réponse doitêtre affirmative. La coopération combine des etfortsqui, sans elle, seraient demeurés isolés, accroît l'in-tensité du travail et permet à des hommes intelligents,laborieux et actifs d'arriver plus vite par cette voieque par d'autres à la possession du capital.

Mais si l'on recherche, dans les sociétés coopéra-tives, un moyen de rendre l'ouvrier propriétaire del'outil même avec lequel il travaille, on doit répondreparla négative à la question posée plus haut. Il fau-drait, en effet, pour cela, faire de ces sociétés desespèces de sociétés de main-morte et déposséder dela part de capital créé par lui l'ouvrier qui cesseraitde travailler. On tomberait ainsi bien vite en détaildans tous les vices du collectivisme, sans même enavoir les avantages généraux.

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Par contre, si l'un ou plusieurs des associés peuvent,à un moment quelconque, se retirer de la société entant que travailleurs, mais ne renoncent en le faisantqu'à la part des bénéfices afférents à leur travail etnon à la part des profits afférents à leur capital, lasociété, coopérative à ses débuts, cesse assez rapide-mentde l'être et se transforme en une société ordinairepar actions, la coopération du début n'ayant été pourles associés qu'un moyen d'atteindre au capital, etn'ayant pu être rien de plus. La coopération ne peutdonc jamais être une institution sociale ce ne peutêtre qu'une des mille voies qui permettent auxclasses inférieures de monter et de jouir à leur tourdes bienfaits directs de la propriété.

Mais l'importance que l'on attache aux sociétéscoopératives, considérées comme moyen de placerl'outil entre les mains de l'ouvrier, naît d'une fausseconception et même d'une conception étroite.

Sans doute, il faut tendre à ce que les fonctions decapitaliste et de travailleur se réunissent de plus enplus dans les mêmes personnes. Il faut tendre à la sup-pression des simples oisifs et des simples journaliers.

Mais il n'est nullement nécessaire que les fonctionsde travailleur et de capitaliste se confondent dans lesmêmes individus et cela sur le terrain étroit d'uneproduction déterminée, comme c'est le cas pour lespaysans actuellement propriétaires du sol.

Il n'est pas nécessaire, par exemple, que, dans uneusine métallurgique où l'on traite le minerai de fer,tout le monde soit à la fois ouvrier employé à l'usineet actionnaire de celle-ci.

Il suffit que les qualités de capitaliste et d'ouvrierse réunissent sur les mêmes têtes dans l'ensemble dela production universelle.

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Un individu peut être simple salarié dans une in-dustrie dans laquelle il travaille sans y posséder lamoindre parcelle de capital, et il peut être en mômetemps actionnaire d'une autre société dans laquelle,ne donnant aucun travail, il intervient comme simplecapitaliste.

Bien des cochers de fiacre de Paris étaient action-naires ou obligataires de la compagnie de Panama. Ilsne travaillaient certainement pas au peçcement del'isthme ils n'étaient d'autre part possesseurs d'au-cune action de la compagnie des petites voitures. Etpourtant, au point de vue général de la société consi-dérée dans son ensemble, ils n'en étaient pas moinscapitalistes et ouvriers, ouvriers salariés à la compa-gnie des petites voitures, capitalistes à Panama. Ilsdonnaient du surtravail et versaient à la plus-valued'un côlé ils puisaient ou espéraient puiser à celle-ci de l'autre.

Que maintenant l'ouvrier soit actionnaire de l'en-treprise même à laquelle il est attaché, c'est un casparticulier, un incident fortuit qui n'ajoute rien àla confusion d'attributions vers laquelle les sociétéshumaines doivent tendre et tendent en effet.

Peut-être ce cas particulier est-il digne d'appelerl'attention. Peut-être y a-t-il lieu d'y pousser l'ouvrierle plus qu'on peut par la participation aux bénéfices,parce que, lorsqu'il place ses économies dans l'entre-prise à laquelle il est employé, il sait ce qu'il fait etest moins exposé à être trompé. Mais répétonsje, cecin'a rien à voir avec la théorie générale.

Ce que celle-ci veut, c'est que le nombre des capita-listes oisifs aille sans cesse en diminuant.

Ce qu'elle veut encore, c'est que le nombre des sim-ples salariés aille aussi en décroissant.

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Ce qu'elle veut enfin, c'est qu'un nombre d'hommeschaque jour plus grand participent comme ouvriersaux produits du travail nécessaire et, comme capita-listes, aux bénéfices résultant de ce que Karl Maxappelle le surtravail.

Si l'on instruit l'ouvrier si on le met à même dese défendre contre les entreprises monstrueuses de laspéculation de mauvais aloi si on lui confère desdroits qui lui permettent de protéger ses intérêts etde faire fléchir chaque jour davantage la loi d'airain;la question sociale, le perpétuel devenir, ainsi qu'au-rait dit Hegel, disparaîtra de nos préoccupations,parce qu'elle ira se résolvant graduellement.

Les lois sur la limitation de la journée de travail,sur les industries insalubres, sur le travail des enfantset des femmes pourront également précipiter la solu-tion.

Il en serait probablementde même d'un impôt pro-gressif sur les successions et de tout ce qui est de na-ture à s'opposer aux grandes accumulations dans lesmêmes mains.

En un mot, une des erreurs, l'erreur fondamentalepeut-être de l'école marxiste, a été de croire que le ca-pital s'accumule dans un nombre de mains chaquejour plus restreint, tandis qu'au contraire il a unetendance marquée à se démocratiser, à se répandre.

Marx a vu cet être de raison qui s'appelle la fabri-que, et cet autre être de raison, le capital accumulé,unique en apparence, destiné à la faire marcher, et ila parlé de l'évincement des petits parce que, en effet,les grandes usines tuent les petites et les grands capi-taux les petits.

Mais ce qu'il n'a pas vu, c'est qu'il n'y a là qu'unemodification dans le mode de production, que l'indivi-

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dualisation du capital n'en est pas affectée, et que, aucontraire, elle est facilitée par cette concentration.

Qu'importe, en effet, que deux mille petits négo-ciants soient supprimés par le Bon Marché, le Louvre,le Printemps ou la Place Clichy, si un nombre égal ousupérieur de producteurs ont pu placer leurs écono-mies dans les actionsde la Place Clichy, du Printemps,du Bon Marché ou du Louvre ?

Qu'importe que dix entreprises incohérentes dechemins de fer locaux soient remplacées par unegrande entreprise plus générale, si la compagnie nou-velle qui se forme réunit en elle autant d'actionnairesque toutes les sociétés qui l'avaient précédée?

Le résultat final est le même; la propriété est toutaussi divisée qu'auparavant; elle est seulement plussolide, parce que les grandes et puissantes compagniesdont nous parlons offrent des garanties que n'offrentpas, à beaucoup près, de petites entreprises sans con-sistance, et permettent ainsi à l'épargne de se placerà coup sûr sans courir le risque de disparaître dansun petit commerce personnel, ou dans une petitesociété sans avenir.

Non seulement, contrairement à ce que supposentles marxistes trompés par la vue des immenses capi-taux mis en œuvre de nos jours, la propriété est toutaussi divisée aujourd'hui qu'autrefois mais elle l'estmême infiniment plus.

Le mouvement qui s'est produit relativement au solaprès 1789 se reproduit aujourd'hui d'une façon ma-nifeste dans l'industrie proprement dite et de mêmeque ce mouvement a résolu là le problème fondamen-tal de notre temps, il le résoudra ici.

l'our hâter cette solution, que faut-il? Nous ve-nons de le dire faciliter les entreprises privées; ga-

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rantir les petits contre le dol et la fraude outillerchaque jour de mieux en mieux l'ouvrier par l'ins-truction pour le mettre à même de sauvegarder plusefficacement ses intérêts; faire intervenir l'Etat pourprotéger la liberté du faible, pour s'opposer à ce quinuit à la santé publique, pour agir par l'impôt d'unemanière coercitive en vue d'empêcher la formationdes trop grandes fortunes individuelles, et en vued'empêcher aussi que le sol ne se morcelle tous lesjours davantage; faire disparaître les obstacles quedes séries de mauvais gouvernementsont accumulés,et que l'insolidarité actuelle des nations force lesgouvernements d'accumuler encore.

Le principal de ces obstacles gît dans les dépensesde guerre et dans les dettes nationales qui en sont laconséquence.

Les dépenses de guerre ont cet inconvénient im-mense d'être improductiveset d'enrayer l'accumula-tion du capital général d'un pays.

De ce qu'elles sont improductives, on ne saurait con-clure cependant qu'elles soient inutiles.

Lorsqu'un pays est menacé et tous en Europe lesont ou peuvent raisonnablement se le croire, il estbien obligé de se mettre en état de défense coûte quecoûte. Il vaut mieux dépenser sans profit des sommesconsidérables que de périr. Le premier bien est la vie.A quoi servirait la richesse nationale quand la nationaurait disparu?2

Mais si les dépenses de guerre sont utiles si ellesengendrent une sécurité relative qui rend possibles letravail et la production dans les diverses branches del'activité humaine; si, à ce point de vue, il est permisde les appeler indirectement productives, il n'en estpas moins certain que, par elles-mêmes, elles ne dé-

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terminent la production d'aucune richesse. Le travailqu'elles absorbent n'est pas, à proprement parler,créateur de valeur. Que demain une fédération despeuples intervienne et tous les canons, tous les fusils,toutes les poudres, avec ou sans fumée, seront rejetéscomme hors d'usage, comme ne présentant plus au-cune utilité, comme ne pouvant être échangés contrerien.

Et ces dépenses improductives sont considérables.Elles drainent des capitaux immenses qui, demeuréslibres, eussent fécondé le sol, multiplié les moyensde transport, fondé de nouvelles entreprises indus-trielles, toutes choses qui, en accroissant la produc-tivité du travail, en surélevant d'une manière absolue,si même il était vrai qu'elles l'abaissassent d'une ma-nière relative, la quantité de richesse que reçoit l'ou-vrier, en faisant, en un mot, fléchir davantage la loid'airain et en amenant une hausse réelle des salaires,auraient pour résultat de faciliter la formation des pé-cules et l'accession continuelle de nouvelles couchessociales à la propriété.

Au lieu de cela, ces sommes sont aujourd'hui, àproprement parler, jetées dans un gouffre. Et commeelles ne peuvent pas toujours être prises sur cettepartie du revenu national régulièrement affecté auxdépenses publiques, comme on est obligé de les de-mander au fond social de réserve, lequel se trouve di-minué d'autant, ce n'est pas à l'impôt, c'est à l'em-prunt que l'on est forcé de s'adresser pour lesobtenir.

Il en résulte la formation graduelle de dettesénormes, dont les intérêts viennent grossir tous lesbudgets, de telle sorte que chaque jour les obstaclesà l'accumulation des capitaux grandissent, entraînant

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comme résultat un renchérissementde toutes choses,un ralentissement dans l'industrie et une diminutionprogressive des salaires provenant du marasme in-dustriel combiné avec l'élévation du prix des denrées.La loi d'airain reprend sa puissance sous l'empire deces circonstances détestables, et l'épargne indivi-duelle rencontre des obstacles toujours accrus.

En outre, il se produit dans les divers pays un pré-jugé funeste. On en arrive à considérer la rente d'Étatcomme la valeur sûre entre toutes. C'est elle qui de-vient le régulateur du marché; c'est sur elle que seporte la petite épargne et presque toute l'épargnemoyenne.

Heureux encore si, en s'enflant toujours davantage,les budgets n'arrivent pas à l'un de ces états que lesentreprises particulières ne connaissent que trop, etqui se terminent par une banqueroute fatale, entraî-nant dans le désastre tous ceux qui auront eu uneconfiance exagérée dans le crédit de l'État, et mêmeindirectement beaucoup de ceux qui auront créé desindustries.

Aussi longtemps qu'il faudra entretenir des armées,bâlir des forteresses, fondre des canons, forer desfusils, fabriquer de la mélinite ou autres explosifsdivers à destination de la guerre; tant qu'il faudra,à peine un armement terminé, le mettre au rebut pourlui en substituer un autre plus en harmonie avec lesprogrès de la science de destruction; tant qu'il seraimpossible d'amortir les dettes d'État et même d'enempêcher l'accroissement tant que la crainte desconflits internationaux continuera de s'ajouter à tousces maux en créant-une atmosphère d'insécurité quiempêche toutes les entreprises à longue échéance;tant que la lutte pour la vie entre les nations forcera

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celles-ci àse combattrepar des tarifs de douane commepar des coups de canon, et entravera ainsi rechangeet la production tant que ces obstacles de to.utessortes demeureront là en travers du chemin de l'hu-manité, qu'on ne parle pas de progrès, de réformessociales sérieuses, d'évolution bienfaisante Aucuneréforme véritable n'est possible,,aucune évolution so-ciale ne peut s'opérer. Tout au plus est-il permis auxsociétés de se retourner sur leurs lits de douleur, enopérant dans leurs lois des modifications qu'ellesprennent pour des réformes et qui sont à peine deschangements.

La question sociale, oui! Elle tend à se résoudre parla marche naturelle des choses, et la solution seraitpeut-être beaucoup plus hâtive qu'on ne pense si l'onpouvait pousser dans le sens du mouvement. Mais ellesera fatalement entravée, s'arrêtant dans son déve-loppement," rétrogradant ensuite, aussi longtemps quen'aura pas disparu de l'Europe ce monument de lafolie humaine qui s'appelle la paix armée.

Ce n'est pas contre les grandes sociétés, ce n'est pascontre les patrons que les socialistes doivent concen-trer leurs efforts c'est contre la paix armée.

Cette paix armée, comment y mettre un terme?Par la guerre, disent d'aucuns. Le remède est au

moins héroïque. Serait-il efficace?Je vois bien ce qu'on y perdrait des hommes jeunes

et vaillants, des travailleurs dans la force de l'âge, descapitaux immenses que ne compenserait pas mêmepour la nation victorieuse l'indemnité de guerre, unarrêt prolongé dans le travail européen, le tout agré-menté, du côté des vaincus, de banqueroutes natio-nales et de misères sans nombre.

Sans compter que, au lendemain de la guerre, les

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mêmes rivalités que la veille, ou tout au moins desrivalités de même nature, forceraient les co-parta-geants du butin à recommencer de plus belle le sys-tème ruineux auquel justement par la guerre onaurait vainement essayé de mettre un terme.

Ce n'est donc ni par la guerre qu'on supprimera lapaix armée, ni par les armements qu'on supprimerala guerre. Au vieil adage latin si vis pacem para bellum(si tu veux la paix prépare la guerre) que ressassentdepuis vingt ans les Bismark, les Crispi et autres po-litiques de la même école, il y a lieu de préférer l'a-dage d'Enfantin si vis pacem para pacem (si tu veux lapaix prépare la paix).

Il faut toutefois reconnaître qu'il ne dépend de per-sonne en ce moment d'enrayer le mouvement de foliefurieuse qui entraîne l'Europe, que la paix ne peutêtre féconde que si elle est digne, que la nation quis'avilirait pour éviter la guerre, n'éviterait probable-ment rien du tout et en serait pour subir la guerredans des conditions plus désavantageuses.

Ce n'est pas moins là-dessus, et presque exclusive-ment là-dessus, que repose le problème social.

Si les socialistes abandonnaient les billevesées col-lectivistes qui éloignent d'eux les esprits sensés etnuisent ainsi à leur expansion; s'ils faisaient porterpartout simultanément et exclusivement leurs elfortscontre les armements et la guerre, leur triomphe poli-tique serait rapide, et rapide aussi l'évolution socialenaturelle qui succéderait au désarmement général.

Ces efforts, ils les font sans doute mais ils sontpour eux l'accessoire alors qu'ils devraient être leprincipal et en outre, par les erreurs qui consti-tuent le fond de leur doctrine, ils éloignent l'heure dusuccès.

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Je suis, pour ma part, profondément socialiste.L'injustice, l'inégalité sociale me révoltent. Je suisfroissé autant et plus que qui que ce soit par le con-traste de l'excessive richesse et de l'extrême misère.Mais j'ai la certitude non moins profonde que le col-lectivisme aggraverait, au lieu de les apaiser, lesmaux dont nous souffrons, que la solution, condam-née à demeurer éternellement imparfaite tout en serapprochant éternellement de la perfection, ne doitêtre recherchée que dans le simple jeu des lois natu-relles, des rouages normaux de la société, les ré-formes législatives n'intervenant guère qu'à la ma-nière des corps gras destinés à lubréfier la machine.

Je suis certain surtout que les menaces de guerre,les dépenses qu'elles déterminent et les dettes natio-nales qu'elles occasionnent, sont le véritable obstacleà saper.

Ma conviction est enfin que les haines et les préjugésnationaux qui rendent ces maux nécessaires doiventdisparaître pour que le socialisme soit; ma convic-tion est que le socialisme a pour mission principalede lutter contre cette erreur malfaisante et de laterrasser.

Il l'essaie mais il ne se concentre pas assez sur cepoint unique. Qu'il le fasse et son triomphesera aussirapide que grande sera son oeuvre.

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TABLE

Introduction v

LIVRE PREMIER

EXPOSITION DE LA DOCTRINE collectiviste 1

Chapitre unique. Critique par Karl Marx et par sonécole de la société capitaliste. l

LIVRE DEUXIÈME

Réfutation DE L'ARGUMENTATION CRITIQUE DES COLLECTIVISTES. 15

Chapitre premier. Théorie de la valeur. 15

Chapitre Il. La loi d'airain 25

Chapitre III. Productivité du capital. Intérèt et profits. 37

Chapitre IV. – Le principe de la population 65

Chapitre V. L'accumulation primitive 83

LIVRE TROISIÈME

CRITIQUE DU Collectivisme 91

Chapitre premier. Vues générales 91Chapitre Il. De la répartition des richesses en collecti-visme 101

Chapitre III. De la production des richesses et du pro-• grès en collectivisme 119

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C~ap~)-f/r.–Du)uxe. 129Chapitre V. Le collectivisme et la liberté. 139Chapitre F/. – Le collectivisme entraînerait la stagnation

et même la rétrogradation du genrehumain 147

LIVRE QUATRIÈME

LES RÉFORMES PRATIQUES 163

Chapitre premtet'. Le double caractère de l'humanité 163

Chapitre Il. Antinomies diverses. Leur solution. 169C/tapt<r<'7/–So!ution. 183

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