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Sénevé Journal des aumôneries Le Temps Carême 2011

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Sénevé

Journal des aumôneries

Le Temps

Carême 2011

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Le Sénevé est le journal des aumôneries de l'Ecole normale

supérieure et de l'Ecole nationales des Chartes

« Le royaume des cieux est semblable à un grain de sénevé qu'un homme a

pris et semé dans son champ. C'est bien la plus petite de toutes les graines,

mais, quand elle a poussé, c'est la plus grande de toutes les plantes

potagères, qui devient même un arbre, au point que les oiseaux du ciel

viennent s'abriter dans ses branches. » (Mt 13, 31-32)

Couverture :

Rhéa offrant une pierre langée à Chronos (le temps)

pour qu'il la dévore à la place de son fils Zeus

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Le Temps

Carême 2011

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Les propos tenus dans les articles du Sénevé le sont sous la

seule responsabilité de leur auteur.

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L'oreille de Sigè

Editorial

« De moment à autre, un homme redresse la tête,renifle, écoute, considère, reconnait sa position :il pense, soupire et, tirant sa montre de la poche

située contre sa côte, regarde l'heure.Où suis-je ? et Quelle heure est-il ?

telle est de nous au monde la question inépuisable ;Où suis-je ? et Où en suis-je1 ? »

P. Claudel, Connaissance du temps

Le précédent volume du Sénevé, en explorant le thème de la Création, s'est intéressé à la première question évoquée par Claudel : Où suis-je ? Il est donc temps d'aborder la seconde, tâche délicate puisque comme l'explique Claudel, la question du temps mène irrésistiblement à cette inquiétante introspection : Où en suis-je ?

« De tout temps, les hommes se sont interrogés sur ce dernier » pourrait-on écrire. Au-delà de l'introduction caricaturale qui fera sourire les khagneux, force est de constater l'omniprésence de cette question du temps, que ce soit à travers l'étude du mouvement et du changement, la prise de conscience de la finitude de la vie humaine ou encore les questions que cette dernière soulève inéluctablement sur l'éternité. C'est de ce point de vue résolument humain que partira notre réflexion. Les changements profonds qu'à connu la physique au cours de l'histoire et particulièrement ce dernier siècle ont rendu très insuffisante la définition que donnait Aristote du temps comme simple mesure du mouvement2. Les autres disciplines ont sans aucun doute suivi des développements plus variés sur la question du temps, mais il s'agit de réponses à une unique question, ou plutôt à un unique constat existentiel, l'irréversibilité du temps, qu'explicite Louis Lavelle :

« C'est elle qui provoque la plainte de tous les poètes, qui fait retentir l'accent funèbre du jamais plus, et qui donne aux choses qu'on ne verra jamais deux fois cette extrême acuité de volupté et de douleur, où l'absolu de l'être et l'absolu du néant semblent se rapprocher jusqu'à se confondre. L'irréversibilité témoigne d'une vie qui vaut une fois pour toutes3. »

L'œuvre d'art est évidemment au premier rang dans cette confrontation avec le temps. Soumise à sa marche inéluctable, ont pourrait pourtant dire qu'il est dans sa nature de ne pas lui être soumise. Certains artistes renversent cette problématique de façon assez radicale, allant jusqu'à déclarer :

« Je dis que l'univers n'est qu'une machine à marquer le temps4. »

1 Connaissance du temps in Art poétique, Gallimard, p. 36.2 Voir par exemple le livre IV de la Physique.3 L. Lavelle, Du temps et de l'éternité, Aubier, Paris, 1945 cité par D. Julia, Dictionnaire de la philosophie, Larousse,

Paris, 1964, art. « Temps », p. 277.4 P. Claudel, op. cit, p. 48.

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D'autres se concentrent sur les aspects plus directement vécus du passage du temps. Tous contemplent ce mystère pour l'homme qu'est la marche vers sa fin. Peut-être est-ce finalement dans cette indépassable contemplation du temps qu'est l'attente qu'il est possible de prendre la pleine mesure de la leçon de Jules Lagneau : « L'espace, signe de notre puissance, le temps, signe de notre impuissance5 »

Toutefois, ce signe plus qu'aucun autre de notre impuissance, cette marque de notre condition déchue, ce lieu au plus profond de l'humanité que l'humanité même ne parvient pas à atteindre, n'est-il pas accessible à Dieu ? Bien plus, l'incompréhensible logique divine a décidé d'en faire le lieu de sa présence à l'homme et de sa rencontre avec lui. Mystère de l'Incarnation, que la raison humaine ne saisit que par des paradoxes :

« Dieu, l'Etre sans devenir, devient au centre du temps ce qu'il n'a jamais été de toute éternité6. »

L'entrée de Dieu dans le temps remet en cause toute notre réflexion. Elle mêle de façon inextricable notre temporalité à cette « éternité » divine que nous ne parvenons pas à saisir. Il nous faut désormais apprendre à vivre autrement notre temps. C'est ce qu'explore Bossuet dans l'oraison funèbre de Yolande de Monterby, dont nous avons reproduit une partie dans ce volume, illustrant comment la venu du Christ et son rachat de l'humanité nous révèlent « un temps vers la mort qui n'est pas un temps pour la mort7 ». Ce temps nouveau, ce n'est qu'en Eglise que nous pouvons le vivre. Cette Eglise qui est elle-même dans une temporalité multiple, cette complexe unité en Dieu que nous appelons communion des saints. L'Eglise nous offre une façon privilégiée de vivre le temps. Ce temps liturgique qui n'est pas une répétition de cycles figés mais un progrès de chaque chrétien vers Dieu qui a déjà une valeur d'éternité, comme l'exprime le Missel romain : « dans cette existence de chaque jour que nous recevons de ta grâce, la vie éternelle a déjà commencé8. »

Une réflexion sur le temps ne saurait s'arrêter là. Si ce n'est pas la curiosité, c'est la foi qui nous pousse au-delà du temps pour tenter d'appréhender l'« après ». En effet, Dieu reste dans une temporalité qui nous échappe et à juste titre. « Et Dieu lui-même jeune ensemble qu'éternel / Regardait ce que c'est que le temps et que l'âge9 » écrivait Péguy. Ces deux vers résument élégamment les questions que nous nous posons : Qu'est-ce que l'éternité ? Que pouvons-nous répondre à la question du temps lorsqu'elle touche Dieu ? La difficulté de ces questions tient presque toute entière dans leur horizon critique qu'est la « fin des temps », ou peut-être plutôt la résolution finale de cette tension que ressent l'homme entre le temps de sa vie et l'inconnu qui s'étend au-delà. Pourquoi alors ne pas balayer la question dans l'inconnaissable en attendant patiemment ce qui arrivera ? On pourrait arguer d'une impossibilité d'ordre ontologique. N'est-ce pas l'irrésistible attrait de l'anticipation de cette fin qui nous fait fuir la chambre dans laquelle Pascal déplore que nous sachions rester en repos et qui fait qu'« Un roi sans divertissement est un homme plein de misère10 » ?

Nous n'oserions nous avancer sur cette question. D'ailleurs, cela n'est pas nécessaire car la réponse est pour le chrétien beaucoup plus radicale. Ces temps derniers et cette éternité sont présents aujourd'hui. Nous y participons, mystérieusement certes, et ne pouvons donc les exclure.

5 J. Lagneau, Célèbres Leçons, cité par D. Julia, op. cit., art. « Temps », p. 277.6 A. Silesius, Le pélerin chérubinique IV, 1.7 J-Y. Lacoste, Dictionnaire critique de théologie, art. « Temps », p. 1372.8 Missel romain, préface du sixième dimanche du temps ordinaire.9 C. Péguy, Eve.10 B. Pascal, Pensées, édition de Léon Brunschvicg (1897), pensée 142, Garnier Flammarion, Paris, 1976.

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Ce n'est qu'en prenant conscience de cette « présence » de l'avenir dans notre présent que s'assemblent enfin les pièces du mystère du temps, comme l'exprime Jean-Yves Lacoste :

« Ainsi, la signification théologique du présent est faite de son investissement par un passé originant et de son extase vers un parachèvement de toutes choses dont le "Royaume de Dieu" fournit le chiffre théologique11. »

Toute cela n'est-il pas trop abstrait ? Que signifie, dans une vie quotidienne, cet « investissement » du passé et cette « extase » vers l'éternité ? De façon peu surprenante, la signification concrète de ces choses est tout simplement l'essence du christianisme, l'Eucharistie. La célébration de l'Eucharistie est cet ensemble, non pas hors du temps et de l'espace mais dans une temporalité et une spatialité déjà pleinement réconciliés (et pourquoi ne pas dire consacrés), qui est à la fois l'unique exécution de l'acte salvateur du Christ et la participation commune à la joie des fils de Dieu enfin réunis. Les images abondent mais demeurent faibles pour exprimer ce phénomène, aussi laisseront-nous encore une fois la parole à Jean-Yves Lacoste :

« [...] tous les présents sont liturgiquements équidistants de la récapitulation finale, comme ils sont équidistants ("contemporains" – Kierkegaard) de l'origine12. »

Comme aimait à le dire François Varillon par un jeu de mot que l'on peut qualifier de spirituel, « l'Eucharistie récapitule tout. »

Ce bref éditorial n'est pas une synthèse du contenu des articles ni une suggestion de grille de lecture. Il tente de montrer la pertinence et l'articulation de l'organisation du présent volume suivant trois parties13, partition ne doit pas être prise pour un cloisonnement, les échos (parfois contradictoires) entre les réfelxions proposées étant nombreux. Peut-être peut-on également voir ce préambule comme une modeste tentative d'exégèse de la conclusion de Connaissance du temps, ce court essai de Paul Claudel que nous avons déjà évoqué et qui achèvera mieux que nous d'ouvrir ce Sénevé :

« Le temps est le moyen offert à tout ce qui sera d'être afin de n'être plus. Il est l'Invitation à mourir, à toute phrase de se décomposer dans l'accord explicatif et total, de consommer la parole d'adoration à l'oreille de Sigè14 l'abîme15. »

11 J-Y. Lacoste, op. cit., p. 1371.12 J-Y. Lacoste, op. cit., p. 1371.13 Les citations accompagnant les titres des parties sont extraites du poème d'Aragon La beauté du diable in Le roman

inachevé, Gallimard, Paris, 1966, p. 18.14 Sigè est, dans certaines cosmologies gnostiques, le Silence, un Aeon de la première génération.15 P. Claudel, op. cit., p. 61.

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Sommaire

L'homme face au mystère du temps

Le temps entre physique et foi : sur les pas de Pierre Duhem Pierre-Yves Bienvenu 7

Le pape, maître du temps : la réforme du calendrier grégorien (1582)Jean-Robert Armogathe 14

L'œuvre d'art face au tempsSundar Ramanadane 20

De l'enfant au vieillard : âges de la vie et conscience du temps chez François MauriacElina Boidron 28

Le temps de l'attenteGraciane Laussucq-Dhiriart 36

L'éternel au cœur du temps

Le mystère de l'Incarnation ; Dieu qui s'incarne dans le tempsCécile Cabantous 40

Quel durée doit-on souhaiter à sa vie ?Jacques-Bénigne Bossuet & Agnès de Ferluc 45

Les Hiéroglyphes de nos fins dernières de Valdès Léal : déclin ou déclinaison de l'espérance ? Le temps à l'aune de la charitéAdrienne Hamy 49

Le temps de la conversionSundar Ramanadane 58

Le temps et la liturgieMaximin Cès 62

Le temps au-delà du temps

L'éternitéSundar Ramanadane 67

Le temps de la louange, prière d'un musicienJoseph Thirouin 72

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L'espéranceEmmanuelle Giry & Marie-Alpais Torchebœuf 78

Consolation de RachelAnne Duguet 84

« Mysterium Fidei » L'Eucharistie, de l'actualisation à l'anticipationEdouard Coquet 88

Opinion

Le modernisme ou le temps des didascalesFrançois Hou 97

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L'homme face au mystère du temps

« Jeunes gens le temps est devant vous comme un cheval échappé »

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Le temps entre physique et foi : sur les pas de Pierre Duhem

Pierre-Yves Bienvenu

Le temps fait régulièrement la une des journaux de vulgarisation ou joue les vedettes dans maints livres adressés au grand public. La seule vraie « star » charismatique de la physique actuelle, Stephen Hawking, charmant vieillard lourdement handicapé, a fait un tabac (10 millions de ventes) avec son ouvrage Une brève histoire du temps16 sorti en 1988. Tout récemment Pour la science17 avait consacré un numéro spécial au temps, aplanissant le chemin pour ce Sénevé. La couverture posait la question « Le temps est-il une illusion ? Condamné par la relativité, sauvé avec la physique statistique, infini dans l'univers vieillissant, distordu par le cerveau ».

Laissant volontiers à cet illustre magazine le soin de déblatérer sur le côté illusoire du temps dans le cerveau et sur le vieillissement de l'univers, nous nous contenterons de rapidement rappeler, sur le mode « café des sciences », la place du temps dans diverses théories physiques, avant de nous plonger dans la pensée de Pierre Duhem.

Les divers avatars du temps en physique

Commençons l'exposé avec le grand Isaac (Newton, pas le fils d'Abraham). Celui-ci bénéfi-cie du travail d'unification du traitement scientifique de l'univers, jusqu'alors sévèrement comparti-menté en mondes sublunaire et supralunaire, travail entrepris par Galilée notamment et qu'il par-achève. Il n'y a plus alors qu'un seul espace, homogène, et qu'un seul temps. Ce temps, Isaac New-ton s'empresse d'en dire deux mots dans une scholie aux premières définitions des Principia Mathe-matica : il distingue le temps, l'espace, le lieu et le mouvement en absolus et relatifs, vrais et appa-rents, mathématiques et vulgaires. « Le temps absolu, vrai et mathématique, sans relation à rien d'extérieur, coule uniformément, et s'appelle durée. Le temps relatif, apparent et vulgaire, est cette mesure sensible et externe d'une partie de durée quelconque (égale ou inégale) prise du mouve-ment : telles sont les mesures d'heures, de jours, de mois etc. dont on se sert ordinairement à la place du temps vrai18. » apprend-on. Le jour par exemple n'est qu'une unité de temps relative car tous les jours n'ont pas la même durée. Plus loin, Newton écrit que « Les temps et les espaces sont les lieux de toutes choses ; ils n'ont pas d'autre lieu qu'eux-mêmes. Tout est dans le temps quant à l'ordre de la succession et tout est dans l'espace dans l'ordre de la situation19. » Chez Newton, le temps et l'espace sont donc analogues mais rigoureusement indépendants. De plus, Newton fait cet avertissement intéressant pour un tala et auquel Duhem applaudirait certainement comme on le ver-ra plus tard :

« On aurait tort si on entendait par les mots de temps, d'espace, de lieu et de mouvement, autre chose que les mesures sensibles de ces quantités, excepté dans le langage purement mathématique. Lorsqu'on trouve donc ces termes dans l'Ecriture, ce serait faire violence au texte sacré, si au lieu de les prendre pour les quantités qui leur servent de mesures sensibles, on les prenait pour les véritales quantités absolues ; ce serait de même aller contre le but de la Philosophie et des Mathématiques, de confondre ces mêmes mesures sensibles ou quantités relatives avec les quantités absolues qu'elles mesurent20. »

16 S.W. Hawking & I. Souriau, Une brève histoire du temps : du big bang aux trous noirs, Flammarion, 1989.17 Pour la science, novembre 2010.18 I. Newton, Principia mathematica des philosophiae naturalis, trad. E. Du Châtelet, Dunod, Paris, 2005, p.7.19 Ibid., p. 9.20 Ibid., p. 11.

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Newton ne découvrant pas la gravitation

Nous constatons donc que Newton, semble dissocier sa foi de ses recherches philosophiques et mathématiques. Dans ces deux domaines, le temps n'a pas le même sens et donc la confrontation de travaux scientifiques et théologiques est impossible21. En particulier il ne peut pas y avoir contra-diction. Mais le temps absolu de Newton a été déboulonné par la physique du 20e siècle, et notam-ment par les théories de la relativité proposées par Albert Einstein22, qui sont toujours en vigueur. Ce qu'il faut retenir de la relativité (même restreinte), c'est qu'il n'y a pas d'horloge universelle et donc pas de temps absolu.

Si je synchronise mon horloge avec vous, que je monte à bord d'une fusée qui file presque à la vitesse de la lumière et que je reviens, nous constaterons avec effroi que nos horloges ne seront pas d'accord, et que nous n'aurons pas le même âge, prédit la théorie. Evidemment c'est choquant sous la forme du paradoxe des jumeaux de Langevin, dont l'un revient d'un voyage interstellaire à grande vitesse plus jeune que son frère ... mais c'est vrai ! Plusieurs expériences le confirment ; bien entendu ce ne sont pas des humains qui ont fait le test mais des grosses particules appelées muons. Ces particules radioactives sont produites dans le ciel à haute altitude et ont une durée de vie nor-malement insuffisante pour atteindre la Terre ; mais on en observe quand même au sol, ce qui confirme que le muon vieillit anormalement lentement quand il fonce à la vitesse de la lumière (un peu moins quand même) ! Conséquence fondamentale de la relativité du temps : il n'est pas possible de parler d'événements simultanés s'ils n'ont pas lieu au même endroit. En effet, ils pourraient alors avoir lieu au même instant pour un observateur et à des instants différents pour un autre. Ainsi, les physiciens sont contraints de réserver le vocable « événements simultanés » à des événements qui ont lieu au même point et au même instant ; cette concomitance-là, elle, ne dépend pas de l'observa-teur.

21 Il s'agit là d'une légère anticipation et extrapolation de Duhem.22 Relativité restreinte en 1905 et relativité générale en 1915.

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Le temps n'est plus dissociable de l'espace dans cette nouvelle physique. Avant, pour décrire des phénomènes du point de vue de deux observateurs distincts, nous considérions juste que les ob-jets étudiés n'avaient pas les mêmes coordonnées spatiales, alors qu'il faut aussi éventuellement considérer que les coordonnées temporelles ne sont pas identiques non plus.

L'autre problème du temps en physique est la directionalité. Nous avons clairement en tête une flèche du temps, et quand nous cassons une tasse, nous ne nous attendons pas à ce qu'elle se re-constitue toute seule : les événements se déroulent dans un sens et pas dans l'autre. La mécanique classique, qui depuis Newton se targuait d'être la science fondamentale, théoriquement capable, à la condition – irréalisable – d'être suffisamment alimentée en conditions initiales, de prédire tout phé-nomène, ne fait nulle part apparaître de l'irréversibilité : le temps t peut être changé en -t sans modi-fier les équations, donc il semblerait que tout phénomène soit réversible. Le développement de la thermodynamique, qui est d'abord l'étude de la chaleur, soulève douloureusement la question de l'origine de l'irréversibilité : si l'on met un corps chaud et un corps froid en contact, ils vont se re-trouver au bout d'un certain temps à la même température, mais si l'on met en contact deux corps à la même température, il n'apparaitra sûrement pas de différence de température. Pourtant, en dernier ressort, la chaleur comme tout se réduit à des phénomènes mécaniques tous réversibles, pense-t-on chez les Mécanistes majoritaires. Nonobstant cette difficulté, l'on formule des lois sur l'irréversibili-té. Pour cela rien de tel que d'introduire une grandeur qui ne peut que croître : ce sera l'entropie, terme inventé par Rudolph Clausius, par analogie avec le terme d'énergie. Ainsi le second principe de la thermodynamique trouve un nouvel énoncé : au lieu des énoncés primitifs comme ceux de Carnot (1824) ou Thomson (1850) « Un système en contact avec une seule source ne peut, au cours d'un cycle, que recevoir du travail et fournir de la chaleur », nous avons un énoncé axiomatique du type « Il existe une fonction d'état appelée entropie telle que l'entropie d'un système fermé ne peut qu'augmenter au cours du temps ». Reste que l'irréversibilité mettait mal à l'aise la communauté physicienne de l'époque ; nous voyons par exemple James Maxwell cherchant à discréditer la ther-modynamique, par son paradoxe dit du démon de Maxwell, paradoxe levé assez rapidement.

La mécanique quantique ne nous aide pas non plus à comprendre l'irréversibilité car ses équations sont aussi réversibles. Elle rajoute un nouveau problème à la question du temps en suggé-rant (dans certaines interprétations) que le temps n'est pas divisible à volonté en instants arbitraire-ment petits, mais qu'il existe une durée minimale en-deçà de laquelle une durée n'a aucun sens phy-sique, le temps de Planck. Nous perdrions alors la continuité du temps. Qu'allons-nous donc faire de ces théories physiques sur le temps ? Nous allons nous appuyer sur Pierre Duhem pour y réfléchir.

Réflexions sur les intéractions entre métaphysique et science avec Duhem

L'archicube Pierre Duhem, né en 1861 et mort en 1916, est un spécialiste de la thermodyna-mique. Marginalisé voire ostracisé de la communauté scientifique pour avoir osé attaquer dès sa thèse en 1882 l'intouchable Marcellin Berthelot23, il mérite pourtant aujourd'hui d'être considéré comme un des personnages clés de la thermodynamique et surtout de l'histoire et de la philosophie des sciences. Duhem sera le grand promoteur de la notion de potentiel thermodynamique, que tout système cherche à minimiser : pour un système fermé, c'est - S l'opposé de l'entropie car celle-ci augmente ; mais pour un système ouvert, ce n'est pas évident ! En chimie, les systèmes étudiés sont généralement au contact de l'atmosphère donc d'une pression constante, et Duhem trouve alors une fonction d'état, l'énergie libre, qui peut jouer le rôle de potentiel thermodynamique.

23 Et aussi pour avoir été anti-républicain et catholique au mauvais moment.

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Déjà dans son œuvre scientifique se dessine la philosophie de Pierre Duhem. En 1900, alors que les notions d'atome et de molécule sont en train de s'imposer, il s'acharne toujours à les refuser, et reste attaché à ses notions préférées, l'énergie et l'entropie, notions très abstraites, intangibles, in-capables de parler à l'imagination. Alors que les physiciens caressent toujours le rêve de tout réduire à la mécanique (la chaleur serait par exemple le résultat de chocs d'atomes), Duhem érige la thermo-dynamique en science fondamentale. Sa philosophie de la physique peut donc se résumer ainsi : la physique n'a pas vocation à parler de la réalité, qui est à l'affaire de la métaphysique (exit donc les atomes et les molécules à prétention réaliste), elle est un ensemble de symboles et de lois mathéma-tiques qui permettent des prédictions qui peuvent être traduites via un dictionnaire (à élaborer) en un énoncé expérimental.

Nous nous intéressons ici à l'article Physique de croyant24 publié en octobre 1905, en ré-ponse à un article d'Abel Rey de juillet 1904. Celui-ci retrace la pensée de Duhem avec une fidélité qui plaît beaucoup à ce dernier ; sauf que Rey croît reconnaître dans la philosophie de Duhem les marques typiques d'un physicien chrétien :

« dans ses tendances vers une conception qualitative de l'Univers matériel, dans sa défiance vis à vis de l'ex-plication complète de cet Univers par lui-même, telle que le rêve le Mécanisme, dans ses répugnances, plus affirmées que réelles, à l'égard d'un scepticisme scientifique intégral, elle est la philosophie scientifique d'un croyant. »

Cela exaspère au plus haut point le pauvre Duhem, qui se voulait le plus « positif » et le moins métaphysique des physiciens. Il va reprendre en détail sa philosophie exposée dans les ar-ticles incriminés, et qui formeront plus tard le recueil La théorie physique : son objet, sa structure pour s'assurer que rien de spécifiquement chrétien ne s'y est faufilé. « La théorie physique est une construction artificielle, fabriquée au moyen de grandeurs mathématiques ; la relation de ces gran-deurs avec les notions abstraites jaillies de l'expérience est simplement celle que des signes ont avec les choses signifiées » martèle-t-il encore et toujours. Le rejet viscéral du Mécanisme, attitude jugée typiquement métaphysique par Abel Rey, est justifié ainsi par Duhem : il n'a rien contre, mais le Mécanisme n'a rien à voir avec la physique :

«Affirmer, donc, que tous les phénomènes du monde inorganique sont réductibles à la matière et au mouve-ment, c'est faire de la Métaphysique ; nier que cette réduction soit possible, c'est encore faire de la Métaphy-sique ; mais de cette affirmation comme de cette négation, notre critique de la théorie physique s'est égale-ment gardée ; ce qu'elle a affirmé et prouvé, c'est qu'il n'existait actuellement aucune théorie physique accep-table qui fût conforme aux exigences du Mécanisme. »

Pierre Duhem

24 Curieusement publié dans la revue Annales de philosophie chrétienne.

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Cette défense est caractéristique de Pierre Duhem et elle fait déjà penser au positivisme lo-gique à venir dans le cercle de Vienne, qui va même plus loin puisqu'il refuse à la Métaphysique non seulement tout sens dans le cadre de la science, mais tout sens tout court (la métaphysique n'est ni vraie ni fausse, elle ne veut rien dire).

Pierre Duhem est vraiment très intéressant pour qui cherche à être à la foi un bon scienti-fique et un bon chrétien. Il nous signale, en 1905, mais on pourrait encore l'écrire aujourd'hui, qu' « il est de mode, depuis un certain temps, d'opposer les unes aux autres les grandes théories de la Physique et les doctrines fondamentales sur lesquelles reposent la philosophie spiritualiste et la foi catholique ». Il en rit presque : « assurément ces luttes de la Science contre la Foi passionnent sur-tout ceux qui connaissent fort mal les enseignements de la Science et point du tout les dogmes de la Foi. » L'idée clé est que la Foi catholique, comme toute métaphysique, prétend à la réalité objective, alors que la Science est faite d'énoncés purement symboliques, algébriques, et que donc elles ne portent pas sur les mêmes termes et ne sauraient se contredire. Amusant quand on sait que la doxa actuelle est de considérer la Foi comme métaphorique, poétique, symbolique et la Physique comme la réalité. Duhem renvoie l'accusation de contamination métaphysique de la science sur les Carté-siens, les Newtoniens et les Atomistes : ces gens-là

« entendent bien affirmer que la matière est objectivement telle qu'ils le disent, qu'elle possède réellement les propriétés qu'ils lui attribuent. »

Par exemple un Newtonien « pourra, sans illogisme, parler du conflit entre les équations de la Dynamique et la possibilité du libre arbitre, et examiner si ce conflit est soluble ou non ». Et « on peut soutenir que l'essence de la matière cartésienne est inconciliable avec le dogme de la présence réelle ». Mais Duhem se tient bien à l'écart de ces écoles qu'il juge malsaines et incite le lecteur à le suivre. Si par exemple on lui demande si son principe de la conservation de l'énergie est compatible avec le libre arbitre, il répond que ce principe n'a pas de conséquence objective et donc que la ques-tion est vide de sens.

Venons-en en particulier à la question du temps, traitée abondamment au chapitre V de Phy-sique de croyant. Notre thermodynamicien relève que des philosophes croient reconnaître dans les trois principes de la thermodynamique et notamment dans le principe de croissance de l'entropie la preuve qu'il n'est pas éternel : « la création dans le temps, sinon de la matière, au moins de son apti-tude au changement, l'établissement, dans un avenir plus ou moins éloigné, d'un état de repos absolu et de mort universelle étaient, pour ces penseurs, des conséquences forcées des principes ». Que nenni, réplique Duhem. Tout d'abord, une telle thèse repose implicitement sur un présupposé dou-teux : elle considère l'Univers comme un ensemble « limité de corps, isolé dans un espace absolu-ment vide de matière » pour pouvoir lui appliquer le principe. Quand bien même on l'admettrait, qu'est-ce qui empêche l'entropie de croître de -∞ à + ∞ pendant que le temps croît de -∞ à + ∞ ? Rien n'oblige à penser l'entropie et le temps bornés. Ce n'est donc pas comme ça qu'on pourra tirer de la thermodynamique la conclusion que le temps admettra un terme ; pire, on ne peut fondamenta-lement pas le faire du tout. En effet, un principe physique est essentiellement provisoire et appro-ché, il n'a pas vocation à faire des prédictions sur l'éternité. Dans notre cas, aucune donnée expéri-mentale actuelle ne permet de privilégier légitimement le principe « l'entropie croît toujours » sur le principe « l'entropie va croître 10 000 ans puis décroître » ! Or, seules les données expérimentales autorisent à trancher entre deux théories, proclame Duhem, et non des principes métaphysiques du type « permanence des lois ».

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Mais alors, le métaphysicien n'a-t-il aucun compte à tenir des découvertes du physicien ? Le croyant n'a-t-il pas à écouter les enseignements de la physique ? Physique et métaphysique sont-elles condamnées à évoluer séparément chacune dans leur coin ? En particulier, la question philoso-phique du temps, si violemment agitée par la physique moderne, la relativité, la mécanique quan-tique, la cosmologie, n'est-elle pas transformée par ces soubresauts scientifiques ? Rassurez-vous, l'ardent chrétien Duhem s'est aussi posé ces questions et y propose des réponses ébouriffantes.

Tout d'abord, il claironne au chapitre VI que « le Métaphysicien doit connaître la théorie physique afin de n'en point faire, en ses spéculations, un usage illégitime ». Cela dit, notre première question est jugée délicate et ne reçoit pas de réponse systématique. En effet, dans un énoncé scien-tifique complexe, il est difficile de distinguer le jargon symbolique pur du physicien du contenu ob-jectif éventuellement intéressant. En cela, le Métaphysicien doit faire usage de son esprit de finesse – oui, Duhem est un fervent lecteur de Pascal. Plus fort encore, « entre la Cosmologie [comprendre métaphysique] et la Physique, il y a analogie » peut-on lire au chapitre VIII. Nous y trouvons cette métaphore intéressante : le physicien est semblable au prisonnier de la caverne, il voit sur le mur des silhouettes mais il ne sait pas quels corps les ont produites. Il étudie alors longuement les sil-houettes, dans le but jamais complètement réalisable de déterminer les corps réels. De même, le physicien cherche à construire une représentation qui épouse le mieux possible les contours de la réalité, les silhouettes ; et c'est le cosmologiste qui spécule sur les corps solides. De même, la théo-rie physique doit se donner pour un objectif limite une « classification naturelles des lois expéri-mentales » ; or entre cette classification « que serait la théorie physique parvenue à son plus haut degré de perfection », et l'ordre dans lequel une cosmologie achevée se déploierait, « il y aurait une très exacte correspondance », rêve Duhem. Il ne s'arrête pas en si bon chemin : il montre sous nos yeux exorbités que sa thermodynamique ressemble fort à la philosophie péripatéticienne et en conçoit une grande fierté !

Question subsidiaire : comment le temps agit-il sur la physique, comment évolue-t-elle au cours de l'histoire ? Duhem estime que cette évolution est la composition de deux mouvements, un mouvement d'amélioration constant et un mouvement irrégulier de va-et-vient, de sorte que la phy-sique progresse très vite par moment, et lentement voire régresse à d'autres époques. Dans ces va-et-vient, il inclut les divers avatars, les destructions et résurrections de l'atomisme, contre lequel il se bat comme contre un moulin à vent. Globalement l'histoire de la physique révèle beaucoup de des-tructions ; mais des ruines de théories il y a toujours des matériaux sains à extraire pour en bâtir une nouvelle. Les ravages du temps donnent une apparence poussiéreuse à de bonnes vieilles théories, mais il faut savoir les pénétrer sous leurs apparences peu ragoûtantes : c'est le cas de la cosmologie péripatéticienne par exemple. Les similitudes entre son nouvel édifice thermodynamique flambant neuf et le vénérable monument aristotélicien, élevés indépendamment et à 23 siècles d'intervalles, sont forcément de bon augure.

La conclusion triomphale de Physique de croyant est d'une part, la dissolution de toutes les accusations portées contre Duhem, et à la grande surprise du lecteur de cette profession de « laïci-té » en matière scientifique, ce plaidoyer pour la sainte Eglise catholique, enflammé voire mena-çant : « l'Eglise catholique a puissamment contribué, en maintes circonstances, elle contribue encore énergiquement à maintenir la raison humaine sur la bonne voie, même lorsque cette raison s'efforce à la découverte des vérités d'ordre naturel. Or quel esprit impartial et éclairé, fût-il incroyant, oserait s'élever contre cette affirmation ? » D'autre part, Duhem va jusqu'à défendre l'inquisiteur Bellarmin contre Galilée, qui a bafoué la physique en visant à l'explication de la réalité et non à la représenta-tion !

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Quant à notre temps, il est vrai qu'il est bien amoché par la physique. Mais comme nous l'en-seigne Duhem, et comme déjà le faisait remarquer Newton, il faut prendre garde à ne pas faire d'ex-ploitation philosophique abusive des doctrines physiques, car physique et philosophie ne parlent pas de la même chose. Le temps est un bon exemple de notion pour méditer avec Pierre Duhem sur une saine séparation entre foi et science.

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Le pape, maître du temps:

la réforme du calendrier grégorien (1582)

Jean-Robert Armogathe

Introduction

Le 24 février 1582, un acte solennel de l'Eglise catholique, une lettre apostolique du pape Grégoire XIII, introduit une mesure scientifique radicale, sans précédent : la réforme du calendrier. Ce texte, la lettre Inter grauissimas, mérite d'être relu :

« Parmi les plus lourdes tâches de notre charge pastorale, la moindre n'est pas de conduire à bonne fin les mesures que le Concile de Trente a réservées au Siège apostolique. »

Il s'agit explicitement de réformer le Bréviaire (et le Missel), tâche que le Concile, dans sa dernière session (le 4 décembre 1563) avait laissée au Souverain Pontife. Grégoire XIII rappelle que la réforme du Bréviaire comprend deux parties distinctes : celle des prières, qui furent réformées par Pie V en 1548, et celle du calendrier des fêtes, et en particulier la fixation du jour de la fête de Pâques. En effet, selon une tradition médiévale, le concile de Nicée (325), inspiré par l'Esprit Saint, aurait fixé Pâques au dimanche qui suit la pleine lune consécutive à l'équinoxe de printemps. La date de Pâques, on le sait, est déterminante dans le calendrier liturgique pour fixer les autres fêtes mobiles. Or l'année solaire « julienne » (calculée sur l'ordre de Jules César) excédait de 11 minutes 14 secondes l'année astronomique. L'écart s'était donc creusé au long des siècles entre le jour de cette pleine lune dans le calendrier et celui qui était observé, atteignant presque treize jours à la fin du XVIe siècle.

Le bréviaire de Pie V comprenait une première réforme, provisoire, du calendrier : de façon assez maladroite, les indications des nouvelles lunes étaient anticipées de quatre jours, pour les faire coïncider avec la conjonction réelle de la Lune et du Soleil ; on devait corriger de nouveaux écarts en prévoyant un jour additionnel tous les trois cents ans, à partir de 1800. La réforme ne fut pas appliquée, tandis qu'une proposition plus décisive était présentée à Grégoire XIII, au début de son pontificat, sous la forme du petit livre d'un astronome calabrais, qui avait étudié médecine et astronomie à Naples, Luigi (ou Aluise) Lilio25 (ou Giglio). Le travail d'une congregatio permit au pape d'envoyer en janvier 1578 un compendium de vingt pages in-4°, faisant part des propositions au monde scientifique, peritis mathematicis. Les « princes chrétiens » et les Universités devaient leur transmettre l'ouvrage : en fait, la distribution fut restreinte au monde catholique, par le relais des nonciatures.

Les réponses, largement favorables, permirent de passer aux actes : la date de la Pâque ne serait plus déterminée par le nombre d'or, mais par l'épacte, c'est-à-dire l'âge de la Lune au début de l'année et le complément des jours de l'année précédente au terme de la dernière lunaison. Giglio propose un tableau des épactes qui constitue un calendrier universel. Il fallait aussi corriger l'erreur accumulée depuis le Concile de Nicée jusqu'en 1580, où l'équinoxe avait régressé du 21 mars au 11 mars (et où le cycle lunaire avait perdu quatre jours) : il fallait donc gagner dix jours et passer à l'autre ligne d'épactes.

25 1510-1576.

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Le décret Inter grauissimas ordonne donc de passer du 4 au 15 octobre (date retenue en raison du petit nombre de fêtes de saints célébrées en ces jours, et de l'absence de « temps privilégié », Avent ou Carême). Ce fut donc une urgence liturgique qui fit aboutir les travaux de la commission pontificale. Le temps fut réformé dans le besoin d'ajuster la prière des hommes au renouvellement des astres et aux traditions bibliques. Les ressources de la science nouvelle modifièrent le temps des hommes, et précisément le temps liturgique pour l'adapter plus étroitement au temps de la nature. Le monde protestant réagit avec vigueur à ce qui lui apparut comme un double acte d'orgueil de la Babylone moderne : vouloir régir le temps du monde, d'une part26, et prétendre ensuite que le monde devait encore durer longtemps, au point de proposer un calendrier « perpétuel ». Le retour imminent du Christ rendait vaine toute réforme calendaire, cependant que l'origine des déviations dans l'Église remontait au Concile de Nicée, et au changement de date pour la Pâque qui y fut imposé. L'intervention du pape était cependant justifiée, d'abord par la qualité du calcul produit, mais aussi parce qu'il fallait une puissance (quasi) mondiale pour proposer la réforme, le pape s'estimant le successeur de Jules César qui, en tant que pontife, avait réformé le calendrier – enfin, il s'est d'abord agi d'une réforme liturgique, qui relevait bien du pouvoir religieux.

Cet acte de la papauté s'est lentement imposé, d'abord aux puissances protestantes, puis au monde oriental : le calendrier grégorien, énorme machine scientifique, fruit du travail de quelques savants dans l'entourage du pape (dont les Jésuites du Collège romain), est le monument le plus durable de la Réforme catholique. Les interlocuteurs que Galilée rencontrera à Rome ont la conviction d'avoir maîtrisé le calendrier et d'avoir donné au monde la plus exacte mesure du temps.

Le pape Grégoire XIII

P.S. : les pays protestants de l'Europe du Nord adoptèrent le calendrier grégorien assez rapidement, mais la Grande-Bretagne résista plus longtemps, n'adoptant le nouveau calendrier (en Europe et dans leur colonie américaine) que vers le milieu du XVIIIe siècle. Le fait que les années 1700, 1800 et 1900 furent bissextiles dans le calendrier julien accrut de trois jours la différence (d'où l'écart actuel entre le calendrier liturgique latin et celui des orthodoxes). Enfin, le « saut » de dix jours rend le calendrier grégorien inutilisable en astronomie où le calendrier julien est conservé pour calculer

26 Ce qui renforça dans les milieux protestants l'idée de l'Antéchrist romain, à partir de Dn 7, 25, où « changer les jours et les saisons » est le fait de l'Antéchrist (Antiochus Épiphane, visé par l'auteur du livre de Daniel, avait modifié le calendrier religieux juif). Voir à ce sujet l'article utile, bien qu'ancien, de F. Kaltenbrunner, « Die Polemik über die gregorianische Kalender Reform », Sitzungsberichte der … Kais. Akad. Wiss., 87, Vienne, 1877 et R. Poole, Time's alteration : calendar reform in early modern England, 1998.

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les positions anciennes des astres. On trouve sur le site persee.fr le passionnant article de Jérôme Delatour, « Noël le 15 décembre. La réception du calendrier grégorien en France (1582) »27. On peut aussi consulter l'excellente étude de A. Ziggelaar, « The Papal Bull of 1582 promulgating a Reform of the Calendar »28.

P.S. 2 : trois documents complètent la bulle Inter gravissimas .

1 – six canons pour expliquer ce qu'est le nombre d'or et comment le déterminer pour une année quelconque (une table est proposée jusqu'à l'an 800.000.000 !), comment déterminer l'épacte d'une année, ce qu'est le cycle solaire, comment déterminer la lettre dominicale d'une année (c'est à ce canon que se réfère l'article 11 de la bulle), comment déterminer l'indiction d'une année quelconque et comment trouver la date de Pâques et des autres fêtes mobiles.

2 – un motu proprio signé le 7 novembre 1582. Grégoire XIII a voulu profiter d'une circonstance particulière : en 1583, c'est-à-dire la première année où l'on devait utiliser le comput grégorien pour déterminer la date de Pâques, Pâques tombait le même jour avec le comput julien qu'avec le grégorien. Selon le comput julien en effet, Pâques, en 1583, tombait le 31 mars (nombre d'or 7, lettre dominicale F). Selon le comput grégorien, Pâques tombait le 10 avril (épacte 7, lettre dominicale B). Or, à cause du décalage de 10 jours entre les calendriers julien et grégorien, le 31 mars julien et le 10 avril grégorien étaient en réalité le même jour. Les autres fêtes mobiles coïncidaient aussi, forcément. Par exemple, le mercredi des Cendres tombait le 13 février dans le calendrier julien, et le 23 février dans le calendrier grégorien, c'est-à-dire le même jour.

3 – en 1603, l'Explication du calendrier romain restauré par le souverain pontife Grégoire XIII (en latin), du grand mathématicien jésuite Chr. Clavius29 (texte réédité en 1612 dans le tome 5 de ses Opera mathematica), six cents pages, qui est une description détaillée du nouveau calendrier (texte sur le site de l'University of Notre-Dame http://mathematics.library.nd.edu/clavius).

La bulle Inter gravissimas de Grégoire XIII30

Approbation du nouveau calendrier pour la célébration en leur temps des fêtes de la sainte Eglise romaine et pour la récitation en leur temps des offices divins, et abolition de l'ancien calendrier.

Grégoire évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, pour la perpétuelle mémoire de la chose …

Parmi les plus lourdes tâches de notre charge pastorale, la moindre n'est pas de conduire à bonne fin les mesures que le Concile de Trente a réservées au Siège apostolique.

§ 1. Quand les Pères du Concile ont joint au reste de leur réflexion la réforme du Bréviaire, pris par le temps, ils ont judicieusement rapporté la chose tout entière par un décret conciliaire à l'autorité et au jugement du Pontife romain.

27 J. Delatour, « Noël le 15 décembre. La réception du calendrier grégorien en France (1582) », Bibliothèque de l'Ecole des Chartes, 1999, t. 157 (2), pp. 369-416.

28 A. Ziggelaar, « The papal bull of 1582 promulgating a reform of the calendar » in G.V. Coyne, M.A. Hauskin & O. Pedersen, Gregorian Reform of the calendar, Pontificia Academia Scientarum, Vatican, 1993.

29 1538-161230 Bullarium Romanum … pp. 454-455. Le texte intégral (toujours en latin) peut également être trouvé à l'adresse

http://www.thelatinlibrary.com/gravissimas.html . Voir également le beau site de Rodolphe Audette (sur un site miroir néerlandais, mais les textes sont en français !) http://www.henk-reints.nl/cal/audette/calgreg.html

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§ 2. Deux matières sont principalement contenues au bréviaire : l'une embrasse les prières et offices à dire aux jours de fêtes et de féries, l'autre le cycle annuel de Pâques et des fêtes qui en dépendent, qui sont mesurées par le cours du Soleil et de la Lune.

§ 3. La première a fait l'objet des soins et de l'édition de notre prédécesseur d'heureuse mémoire le pape Pie V.

§ 4. La seconde, qui exige certainement une réforme légitime du calendrier, a déjà et à plusieurs reprises été tentée par les pontifes romains nos prédécesseurs, mais n'a pu être achevée et conduite à terme jusqu'à nos jours, parce que, en raison des difficultés considérables et quasiment insolubles que ce type de réforme a toujours soulevées, les moyens de réformer le calendrier qui avaient été proposés par les experts en astronomie n'étaient pas définitifs et ne laissaient pas indemnes les rites antiques de l'Eglise, ce qui doit constituer le premier souci en ces matières.

§ 5. Alors que, confiants dans la gestion que Dieu a confiée à nos mains, bien qu'indignes, nous nous penchions sur ce problème, un livre nous a été donné par notre cher fils Antonio Lilio, docteur ès-arts et en médecine, que son frère Luigi avait jadis écrit, dans lequel il montre, par un nouveau cycle d'épactes pensé par lui et disposé d'après une certaine norme du nombre d'or de ce cycle, et accommodé à toute durée de l'année solaire, que toutes les défaillances du calendrier peuvent être corrigées par une mesure constante et durable pour tous les siècles, de sorte qu'il paraît que ce calendrier ne doive à l'avenir nécessiter aucun changement. Nous avons envoyé il y a quelques années, sous la forme d'un petit volume, cette nouvelle mesure pour réformer le calendrier, à tous les princes chrétiens et aux Universités les plus fameuses, pour qu'une affaire qui concerne tous les hommes soit mise en œuvre avec l'avis de tous31. Lorsque, comme nous l'espérions, ils eurent tous répondu d'un même avis, conduits par cet accord unanime, nous réunîmes à Rome pour la réforme du calendrier les plus grands savants, que nous avions choisis bien auparavant dans les principales nations de la chrétienté. Ils consacrèrent beaucoup de temps et de soins à cet énorme travail, et comparèrent des cycles, recueillis de partout, tant anciens que modernes, et après les avoir scrutés profondément et attentivement pesés, sur leur jugement et celui des savants qui ont traité de ce sujet, ils choisirent ce cycle des épactes, auquel ils ajoutèrent plusieurs choses de qui, selon leur examen approfondi, la perfection du calendrier leur a semblé grandement dépendre.

§ 6. Considérant donc que pour la célébration exacte de la fête pascale, selon les décisions des saints Pères, des anciens pontifes – et surtout Pie I et Victor I – ainsi que du grand Concile de Nicée et d'autres, il fallait réunir et établir trois choses : la date exacte de l'équinoxe de printemps, la date exacte de la quatorzième lune du premier mois qui tombe soit le jour même de l'équinoxe, soit le jour suivant, et enfin le premier dimanche qui suit cette quatorzième lune, nous avons pris soin, non seulement de rétablir l'équinoxe de printemps à son ancienne place, dont elle avait reculé de dix jours depuis le concile de Nicée et de ramener la quatorzième lune pascale à son lieu, dont il s'est aujourd'hui éloigné de plus de quatre jours, mais aussi d'établir le moyen qui puisse empêcher l'équinoxe et la quatorzième lune de jamais s'écarter à l'avenir.

§ 7. Afin donc de ramener à sa place initiale l'équinoxe de printemps qui fut fixée par le concile de Nicée au 12e jour des calendes d'avril, nous décidons et ordonnons que dix jours soient retirés du mois d'octobre 1582 à dater du 3e jour avant les Nones jusqu'à la veille des Ides, que le jour qui suit la fête de saint François célébrée le 4e jour avant les Nones soit nommé les Ides d'Octobre et qu'on célèbre ce jour-là la fête des saints martyrs Denys, Rustique et Éleuthère, avec la mémoire de saint

31 On reconnaît la première règle du Digeste : « quod omnes tangit, omnibus approbatur ».

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Marc, pape et confesseur, et des saints martyrs Serge, Bacchus, Marcel et Apulée ; le 17 des Calendes de novembre, qui sera le jour suivant, on célèbrera la fête de saint Calixte, pape et martyr ; ensuite, le 16 des Calendes de novembre, on dira l'office et la messe du 18 dimanche après Pentecôte, en changeant la lettre dominicale G en C, et enfin le 15 des Calendes de novembre, on célèbrera la fête l'Evangéliste saint Luc, en suite de quoi on observera les jours de fêtes comme ils se trouvent dans le calendrier.

§ 8. Afin que notre soustraction de dix jours ne porte pas préjudice à ce qui donne lieu à des redevances annuelles ou mensuelles, les juges veilleront, dans les contestations qui surgiront à ce propos, à tenir compte de cette soustraction de dix jours en ajoutant dix jour à l'échéance de tout paiement.

§ 9. Ensuite, pour qu'à l'avenir l'équinoxe ne recède pas à partir du 12 des Calendes d'avril, nous décidons que chaque quatre année soit maintenue, comme aujourd'hui, une année bissextile, sauf pour les années séculaires qui, bien qu'elles fussent auparavant bissextiles, comme nous voulons que soit l'année 1600, cependant après elle ne seront pas toutes bissextiles, sur un cycle de quatre cents ans, où les trois premières années séculaires ne seront pas bissextiles, mais la quatrième le sera, de sorte que 1700, 1800 et 1900 ne seront pas bissextile, mais en l'année 2000, un jour bissextile sera, comme de coutume, intercalé, le mois de février comprenant 29 jours, et ensuite le même ordre d'omissions et d'intercalations de bissextes durant chaque période de quatre cents ans sera respecté à jamais.

§ 10. Afin que le quatorzième jour pascal soit établi avec exactitude et que les jours de la Lune soient proposés en vérité selon l'antique usage de l'Eglise en l'annonçant aux fidèles chaque jour au martyrologe, nous décidons que soit retiré le nombre d'or du calendrier et que lui soit substitué le cycle des épactes qui, dirigé (comme nous l'avons dit) vers la norme du nombre d'or, permet que la nouvelle lune et le 14e jour de la lune pascale conservent toujours la même date, ce qui apparaît avec évidence dans l'explication de notre calendrier, où sont décrite aussi les tables pascales selon l'ancien rit de l'Église, afin qu'on puisse trouver plus sûrement et plus facilement la date du très saint jour de Pâques.

§ 11. Enfin, puisque en partie à cause des dix jours retirés du mois d'octobre de l'année 1582 (qui doit être justement nommée année de la réforme), en partie à cause des trois jours qui ne devront plus être intercalés durant chaque période de quatre cents ans, le cycle des lettres dominicales (utilisé par l'Eglise jusqu'à aujourd'hui sur 28 ans) est interrompu, nous voulons qu'il soit remplacé par le même cycle de 28 ans réglé par le même Lilio tant pour la mesure susdite d'intercalation bissextile dans les années séculaires qu'à quelque durée que ce soit de l'année solaire, d'où la lettre dominicale au bénéfice du cycle solaire puisse facilement être retrouvée comme auparavant et de façon perpétuelle, comme cela est expliqué dans le canon concerné.

§ 12. Pour ces raisons, afin d'accomplir ce qu'il est du devoir du Souverain pontife, nous approuvons par le présent décret le calendrier déjà réformé par l'immense bonté de Dieu pour son Eglise, et mené à terme, et nous ordonnons qu'il soit imprimé à Rome avec le Martyrologe et qu'il puisse ensuite être diffusé.

§ 13. Mais afin que l'un et l'autre soient conservés intacts et sans faute sur toute la terre, nous interdisons à tous les imprimeurs établis sur le territoire soumis directement ou indirectement à notre juridiction et à celle de la sainte Eglise romaine d'avoir l'audace ou la présomption d'imprimer

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ou de publier sans notre autorisation le calendrier ou le martyrologe, ensemble ou séparément, ou d'en tirer bénéfice en aucune manière, sous peine de la perte de contrats et d'une amende de cent ducats d'or à payer ipso facto à la Chambre apostolique ; quant aux autres imprimeurs, où qu'ils demeurent sur terre, nous leur faisons la même interdiction, sous peine d'excommunication latæ sententiæ et sous d'autres peines à notre discrétion.

§ 14. Nous supprimons donc et abolissons absolument l'ancien calendrier et nous voulons que tous les patriarches, primats, archevêques, évêques, abbés et autres dirigeants d'Eglises mettent en vigueur pour la lecture de l'office divin et la célébration des fêtes, chacun dans son Eglise, monastère, couvent, ordre, armée ou diocèse, le nouveau calendrier, auquel a été adapté le martyrologe, et ne fassent usage que de celui-ci, tant eux-mêmes que tous les autres prêtres et clercs, séculiers et réguliers, de l'un et l'autre sexes, ainsi que les militaires et tous les chrétiens, calendrier dont l'utilisation commencera après la suppression de dix jours du mois d'octobre 1582. Quant à ceux cependant qui habitent des régions trop éloignées pour prendre à temps connaissance de cette lettre, qu'il leur soit permis de faire un tel changement au mois d'octobre de l'année qui suivra immédiatement, à savoir 1583, ou de la suivante de celle-ci, aussitôt bien sûr que cette lettre leur sera parvenue, de la manière que nous avons indiquée ci-dessus et comme cela sera plus abondamment expliqué dans le calendrier de l'année de la réforme.

§.15. D'autre part, en vertu de l'autorité dont nous avons été investi par Dieu, nous exhortons et prions notre très cher fils en Jésus-Christ Rodolphe, l'illustre roi des romains élu empereur, ainsi que les autres rois et princes, de même que les républiques, et nous leur recommandons, étant donné qu'ils nous ont vivement pressé d'accomplir cette œuvre si admirable, mais aussi, et même surtout, afin de maintenir entre les nations chrétiennes l'harmonie dans la célébration des fêtes, d'adopter eux-mêmes notre calendrier et de veiller à ce que tous leurs sujets l'adoptent respectueusement et s'y conforment scrupuleusement.

§ 16. En raison toutefois de la difficulté pour faire parvenir cette lettre à tous les pays du monde chrétien, nous ordonnons qu'elle soit rendue publique et affichée aux portes de la basilique du prince des apôtres et à celles de la Chancellerie apostolique, ainsi qu'à l'entrée du Campo dei Fiori ; et que, chez tous les peuples et dans tous les pays, on accorde le même crédit absolu à des copies de cette lettre, même imprimées, accompagnées d'exemplaires du calendrier et du martyrologe mentionnés précédemment, à la fois signées de la main d'un notaire public et authentifiées du sceau d'un dignitaire de l'Eglise, que celui qui serait accordé par tous à la lettre originale affichée.

§ 17. Qu'il soit donc interdit à tous sans exception d'enfreindre cet acte de nos prescription, ordonnance, décret, volonté, approbation, interdiction, suppression, abolition, exhortation et prière, ou de s'y opposer avec une audace téméraire. Si toutefois quelqu'un avait cette présomption, qu'il sache qu'il encourrait la colère du Tout-Puissant et de ses bienheureux apôtres Pierre et Paul.

Donné à Tusculum le sixième des calendes de mars de l'an 1581 de l'Incarnation, dixième de notre pontificat.

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L'œuvre d'art face au temps

Sundar Ramanadane

« Homère est nouveau, ce matin,et rien n'est peut-être aussi vieuxque le journal d'aujourd'hui32. »

Ce qu'affirme ici Charles Péguy, c'est ce privilège inouï de l'œuvre d'art, une présence qui nous donne de vivre une expérience hors du temps, universelle, comme mis en suspens l'oubli et la mort au profit de la présence, et affirmée une « énigmatique délivrance du temps33 ». Un texte littéraire, une symphonie, un tableau ou une sculpture nous procurent une émotion esthétique détachée de leur époque, elles nous semblent proches, contemporaines alors même qu'elles ont été réalisées il y a des siècles et que nous ne comprenons plus les codes qui ont prévalu alors pour les apprécier. Les médiévaux ont inventé le terme de sempiternel concernant les anges, terme qui nous semblerait approprié pour qualifier l'œuvre d'art : la sempiternité est un mode d'être face au temps, lequel n'est ni l'éternité immuable de Dieu, ni la précarité des choses humaines. L'œuvre d'art est sempiternelle, dans le sens où elle est marquée par sa « transhistoricité34 », sa résistance au temps, elle lui perdure alors même qu'elle a une histoire, une genèse. En effet l'œuvre d'art est aussi le fruit d'une époque, d'une société marquée par une historicité des goûts, des styles et des techniques, et la tentation est grande de l'ancrer intégralement dans le temps, de vouloir la réduire aux conditions de sa création (comme le sont tentés les sociologues et les anthropologues, voire les psychologues quand ils entreprennent une herméneutique appauvrissante). Cette optique réduirait l'œuvre d'art à n'être qu'un objet historique et social, et la ferait redescendre dans la sphère de l'immanence historique, dans cette même sphère de précarité, entièrement soumise au temps et au devenir. Bien que l'aspect historique de l'œuvre ne doive pas être ignorée, peut on en rester à cet aspect ? Il serait plus raisonnable de dire que l'œuvre d'art porte en elle une dimension excédentaire qui résiste au temps.

Il s'agira de défendre l'idée d'une ontologie de l'œuvre d'art, en interrogeant les liens de celle-ci avec le temps. Il s'agira de contester l'historicité de l'œuvre afin de défendre l'idée d'une « transhistoricité ». L'œuvre d'art possède une dimension historique, notamment due au fait qu'elle est une matière qui prend forme dans un champ historique et social qui est celui de la création. Néanmoins, on pourra soutenir le caractère proprement sempiternel de l'art à l'œuvre dans l'œuvre d'art, comme ce qui permet à l'œuvre de perdurer. Une fois cette idée défendue, nous soutiendrons que le vrai caractère historique de l'œuvre se trouve dans le temps qu'elle ouvre, celui de sa réception.

Soutenir l'idée d'une certaine historicité, d'un ancrage partiel de l'œuvre d'art dans le temps n'a rien d'absurde ; il s'agira ici de s'interroger sur les aspects temporels de l'œuvre en nous demandant ce qui dans l'œuvre relève du temps avant de nous poser la question de la portée d'un tel discours (les conditions de possibilité d'une histoire de l'art, ainsi que ses limites, étant des enjeux de notre propos). Notre point de départ consiste en une définition élémentaire et irréductible de l'œuvre qui est qu'elle est avant tout une production. Cette définition fait consensus : que cela soit

32 C. Péguy, Note sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne.33 A. Malraux, Le musée imaginaire, pléiade, p. 233.34 J-M. Brohm & M. Uhl, Arts, langage et herméneutique esthétique. Entretien avec Paul Ricœur.

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Aristote, Kant, ou encore Heidegger, tous insistent sur un caractère fondamental de l'art qui est d'être le produit d'une activité humaine.

Le premier enjeu qui émerge de l'idée de production concerne l'œuvre d'art elle-même. L'œuvre d'art, si elle est une production, est donc aussi une matière, déployée comme formes et lignes, contours et couleurs, nous la percevons toujours dans le cadre du sensible, ce qui fera dire à Heidegger qu'elle est avant tout une matière35. Aristote a raison de définir le cadre de l'art comme celui du contingent, contingent à la fois matériel et temporel avec lequel l'artiste se débat lorsqu'il essaye de lui imposer une règle pour produire dans le cadre d'une pratique « technicienne » l'œuvre d'art (poiésis)36. Le premier ancrage dans le temps de l'œuvre d'art concerne donc les modalités de la forme par laquelle nous la percevons, des possibilités qui s'offrent à l'artiste à une certaine époque de déployer la matière, ce qui fait émerger un premier ancrage de l'œuvre dans le temps qui dépend de l'historicité technique de l'œuvre d'art. Par exemple, l'arrivée de la cire perdue a offert la possibilité aux artistes de déployer la matière en une multitude d'autres formes que la taille de la pierre ne leur permettait pas d'accomplir, mais aussi de reproduire une œuvre, première étape de la modernité ! Qu'on songe par exemple aux exemplaires nombreux de L'âge d'Airain de Rodin. La forme même d'une œuvre d'art est donc inscrite dans une histoire des techniques. Sous cet angle, nous pouvons justifier de l'ancrage dans le temps de l'œuvre dans le sens où sa forme dépend de l'état des possibilités de la production. Un discours historique sur l'art peut donc se demander quel est l'impact des techniques sur la production de l'œuvre, et à l'inverse, en quoi une œuvre révolutionne les techniques.

Le film de Kubrick 2001, L'odyssée de l'espace peut ainsi être vu comme une œuvre qui révolutionne les techniques, par son apport à l'art de filmer et par son utilisation maximale des possibilités de la caméra. La forme d'une œuvre d'art est dictée par les supports qui s'offrent à l'artiste à l'heure de son exécution, et il serait hasardeux de défendre l'idée selon laquelle l'œuvre n'est pas dans un temps, au moins par sa forme. Songez au XXe siècle et à l'expansion considérable des supports possibles de l'œuvre d'art. En premier lieu, et l'évidence saute aux yeux, tant cet art est de nos jours omniprésent, le cinéma, qui depuis Birth of Nation de Griffith (1916) a conquis une dimension esthétique qui ajoute à son aspect documentaire un aspect réellement artistique. Mais songez aussi à la photographie, voire aux jeux-vidéo qui s'affirment de plus en plus comme un art de l'immersion dans un monde qu'il s'agit pour nous d'appréhender différemment. Au sein des arts traditionnels, tels que la musique, songez à l'apport des techniques du vingtième siècle comme l'enregistrement qui permet une plus grande diffusion, la fixation de la performance sur un support, mais aussi une utilisation du contexte de l'enregistrement, à l'apport considérable du point du vue du son de groupes tels que Pink Floyd qui font entrer une gamme de sons étranges par des procédés techniques nouveaux (comme le sonar dans Echoes des bruits d'hélicoptères dans Another Brick in the wall), et qui utilisent parfaitement le lieu même de l'enregistrement dans leur art. Notre époque voit en fait une réelle inflation des supports de l'art. Ce qui au fond pose problème car comment alors reconnaitre l'art de ce qui ne l'est pas, dans un champ nouveau comme celui du jeux-vidéo (pour prendre un cas un peu extrême), qui offre des potentialités nouvelles et qu'aucun autre art ne peut exploiter ? C'est une question qui demande à être pensée tout au long de notre propos.

L'autre enjeu d'une définition de l'œuvre d'art comme production concerne son origine, l'artiste qui la produit. Si elle est production, elle est donc le produit de l'activité créatrice d'un homme, ce qui l'ancre dans un second rapport historique qui est relatif au temps, à la société, à la

35 M. Heidegger, L'origine de l'œuvre d'art in Holzwege.36 Aristote, Ethique à Nicomaque VI, 4, 1140a-1140b.

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mode, aux codes et aux normes qui prévalent à l'époque de l'artiste. Ainsi, on peut comprendre la réception tardive d'œuvres qui ne sont appréciées dès leur création. C'est dans ce rapport à sa société que l'œuvre d'art parvient à être le témoin des civilisations passés. Pour André Malraux37, c'est une preuve de son immortalité car elle nous rend présentes, comme ressuscitées, les civilisations d'antan.

Stanley Kubrick, 2001, L'odyssée de l'espace

Plus largement, l'artiste, malgré toute la liberté qu'il déploie dans sa facture, est conditionné par des normes, des codes, des milieux qu'il38 traverse et qui l'imprègnent. Le portrait de Ménalque dans les Caractères de La Bruyère, le distrait, qui s'égare dans un imbroglio inextricable de situations saugrenues, qui toutes lui échappent, tourne en ridicule le personnage qui est une synthèse du distrait en montrant qu'il est inadapté à son temps, qu'il enfreint les règles de la société du XVIIIe siècle. Ce qui ressort de ce passage est déjà le genre : il s'agit d'un portrait (qui est au Siècle d'Or un genre qui se répand, ce qui est dû à la lecture publique dans des salons, songez à François de La Rochefoucauld auparavant). Puis, outre le style, l'humour et la dérision dont fait preuve La Bruyère, ce sont aussi des traits politiques, sociaux d'une époque passée qui émergent, traits que l'auteur approuve (les vertus chrétiennes toujours omniprésentes) ou critique (ici un monde abandonné par l'esprit et tourné vers l'ostentation). Le passage ressuscite une époque dont il est imprégné, il fait aussi apparaitre toute l'idéologie qui sous-tend l'organisation sociale. Ainsi, l'autre ancrage dans le temps de l'œuvre d'art concerne la société dont elle est issue. On comprend que l'anthropologie ou la sociologie ou l'histoire s'en servent pour l'étude des sociétés, et la tentation est grande de vouloir réduire l'œuvre d'art à n'être qu'un objet historique. On peut alors se demander qu'elle est la pertinence d'un discours sur l'ancrage de l'œuvre d'art dans le temps.

37 Le musée imaginaire, p .233 : « Pourtant, les œuvres capitales des civilisations disparues […] toutes ces figures qui, hier encore, appartenaient elles aussi, aux royaumes de l'oubli, sont vivantes pour nous, ou portent en elles le germe de leur résurrection.

38 P. Bourdieu, Les règles de l'art. Genèse et structure du champ littéraire.

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Ces considérations nous montrent les enjeux et les apports que peut avoir un discours historique ou social sur l'œuvre d'art, mais ce discours est confronté à sa tentation qui est de réduire l'œuvre à n'être qu'un objet culturel. D'une part, c'est la grandeur d'un discours qui ancre l'œuvre dans le temps que d'insister sur sa fragilité, sa précarité qui est caractéristique de toute chose humaine. L'œuvre est incontestablement issue d'une époque et d'une société, mais Malraux quand il parle de « résurrection » ne parle pas de simple conservation, de vestige au sens de simple reliquat et source historique, mais il insiste bien plus sur la dimension « présente » de la contemplation esthétique. Les choses qui ont disparu revivent pour nous, comme extraites de l'oubli. Et Malraux de préciser ici son point de vue lorsqu'il annonce39 que l'œuvre d'art est marquée par une énigmatique « délivrance du temps ». La tentation d'un discours insistant sur l'historicité de l'œuvre est de prétendre arriver à la vérité dernière qui verrait l'œuvre intégralement absorbée par le temps. Nous ne soutenons pas que ces interprétations avilissent l'œuvre d'art. Ces discours insistent sur les conditions d'éclosion de l'œuvre, mais ne disent rien sur l'œuvre elle-même, et s'en tenir là c'est affirmer un relativisme historique et social inquiétant, puisqu'il signifierait que dans le champ de la pratique, l'homme est incapable d'universel, dans le sens où rien n'excéderait le temps de sa réalisation. Cette position demande donc à être critiquée.

Le discours qui insiste sur l'ancrage de l'œuvre d'art dans le temps n'embrasse pas son essence. Ici nous verrons en quoi l'œuvre d'art est sempiternelle, au sens où elle résiste au temps. Il est étonnant de voir que les œuvres perdurent dans le temps, et s'émancipent de leur condition d'avènement40. Il me souvient d'un séjour à Rome où une amie athée s'est trouvée transportée par la liturgie d'une messe à St Jean de Latran. Ici, si pour le croyant, la liturgie est à la fois l'occasion d'une contemplation artistique et d'un rapprochement vers Dieu, pour l'athée pour lequel la liturgie n'est pas un pont, comme un doigt pointé vers Dieu, mais un objet autotélique, elle garde un coté éminemment esthétique. L'œuvre d'art nous touche, quoique nous ne comprenions plus les codes qui ont conduit à sa compréhension première, et si, comme le dit Malraux, elle ressuscite une époque, c'est qu'elle arrache au temps l'instant et sa charge affective et l'immortalise dans sa forme. Ainsi, le Kyrie Eleison, un psaume sont ils des moments de foi, arrachés de leur époque et par lesquels nous pouvons revivre dans une communion les sentiments des premières communautés chrétiennes, ou du psalmiste, et partager l'universalité du sentiment d'amour du divin. Comme le dit Ricœur41, ce qui se révèle dans le temps long, c'est la permanence de l'œuvre d'art. Le temps passe, l'étrangeté du sourire de la Joconde persiste, tout comme son regard qui nous scrute intérieurement. Une fois engendrée, l'œuvre traverse les époques, et la découverte d'un vestige, comme La Venus de Milo ressuscite une époque, fascine.

A cet argument de fait, peut être faudrait il rajouter un argument de droit. Il faut se demander pourquoi les œuvres subsistent. La réponse se trouve peut être dans une forme d'universalité. Cet universel peut être une universalité du sentiment transmis, comme le suggère Kant lorsqu'il évoque la communicabilité du sentiment esthétique, qui touche alors à l'universel. D'autres comme Hegel et Heidegger verront un lien avec le concept. L'art est pour Hegel le concept « fait matière », tandis que pour Heidegger, elle est un pont entre l'ordre de la matière et le ciel, elle est « le chemin

39 A. Malraux, Le musée imaginaire.40 J-M. Brohm & M. Uhl, op. cit. : « Ce qui est bouleversant dans l'expérience esthétique, c'est qu'à la différence des

phénomènes économiques et politiques où le résultat est en quelque sorte proportionné à sa production, le résultat est ici en excès sur sa production. On pourrait dire que l'œuvre d'art échappe à l'histoire de sa constitution et c'est cette temporalité de deuxième degré qui constitue la temporalité de la communicabilité. Cette communicabilité transhistorique est l'équivalent rationnel de l'objectivité, tant dans le beau que dans le sublime. Pour continuer dans cette voie-là, il faudrait analyser la temporalité spécifique de l'œuvre d'art, ce que n'a pas fait Kant.»

41 J-M. Brohm & M. Uhl, op. cit.

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emprunté par la vérité » qui nous montre une facette de son objet non encore explorée42, elle est un signe qui nous montre quelque chose.

Le Bernin, Constantin

L'exemple de la statue équestre de Constantin du Bernin le montre assez bien, elle représente l'empereur Constantin au moment même où il reçoit la Grâce, son cheval s'élance, mais aussitôt son élan est brisé, le souverain regarde vers le ciel, chaque mouvement de son corps est porté vers la contemplation. Sa main suggère cet arrêt, son visage est marqué par la stupeur et la réception de sa grâce, comme envouté. Le dispositif esthétique de la basilique Saint Pierre fait qu'on peut voir une lumière plus forte sur ce visage que sur le reste de la statue. Ce que nous montre cette œuvre, en dehors de toute considération technique, c'est ce qui est caché et ce qui se donne à Constantin, en d'autres termes la Grâce. Ce chef d'œuvre nous suggère un imprésentable qui est la Grâce de Dieu, elle nous invite à penser ce qui est la cause de cet élan brisé de Constantin.

L'œuvre est donc un chemin choisi par une vérité pour se faire jour. Mais elle est aussi une invitation, comme le soutient Schiller43, qui est donnée à l'homme de s'élever et d'être pleinement homme. Ce qu'affirme Schiller en traitant du sublime des œuvres d'art, c'est qu'elles nous amènent à penser à notre destination « suprasensible », autrement dit le fait que nous sommes des êtres amenés à nous élever vers l'éternel. On retrouve ici une des problématiques de la liturgie en ce qu'elle est un dispositif qui doit permettre une telle prise de conscience. Ainsi, il parait raisonnable de soutenir que par les processus d'éclosion de la vérité qui sont à l'œuvre dans l'œuvre d'art, qu'il s'agisse d'une vérité conceptuelle ou qu'il s'agisse de réveiller ce qui en nous est proprement humain (débarrassé de toute contingence), il y a dans l'œuvre d'art une substance qui échappe au temps alors même que l'œuvre est matière.

Cela nous amène à penser l'œuvre d'art comme un objet sempiternel. Le concept de sempiternité désigne, nous l'avons dit, un mode d'être face au temps qui n'est ni la précarité des choses humaines ou contingentes qui lui sont totalement soumises, ni l'éternité de Dieu. L'œuvre d'art est donc sempiternelle au sens où elle est bien issue de la contingence, elle est créée, faite de matière, ce qui la soumet à une critique du premier ordre sur les conditions de son avènement que

42 M. Heidegger, op. cit.43 Du sublime et Fragments sur le sublime.

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nous avons traitée précédemment, mais qu'elle parvient à s'en extraire car elle possède une forme de transhistoricité. Elle n'est pas toute entière absorbée par son époque, elle subsiste au temps et atteint une forme d'éternité que seule sa nature matérielle limite. Une œuvre digne de ce titre qu'est l'art s'émancipe des conditions de production, des codes. On pourrait même dire que ce qui subsiste dans le temps, c'est uniquement ce vestige dans l'œuvre, ce vestige qu'on pourrait légitimement qualifier d'art à l'œuvre dans l'œuvre d'art. Cela peut expliquer aussi la réception tardive de certaines œuvres comme celle de Lautréamont : radicalement en décalage avec son époque, l'œuvre a été peu lue au moment de sa création44.

La caractérisation de la sempiternité de l'œuvre d'art repose à nouveau frais la question du temps face à l'œuvre. L'œuvre résiste au temps, mais elle se constitue en événement, id est en un fait du temps qui ne passe pas, qui est irréductible, qui marque et fait époque. Cela nous amène à repenser l'historicité de l'œuvre en montrant que celle-ci consiste dans le temps qu'ouvre l'œuvre.

Conformément à ce qui a été dit, il s'agira de penser une historicité nouvelle de l'œuvre d'art, fondée sur le temps qu'elle ouvre en se constituant comme événement. Dans Crayonné au Théâtre, Mallarmé conte sa rencontre avec une danse étrange interprétée par Loïe Fuller, véritable traumatisme qui l'amène à écrire ces pages45. Cette danse bouleverse les habitudes de penser de Mallarmé, lui fait prendre conscience que la danse déjoue le phénomène, elle reconfigure et l'espace et le temps, instituant un nouveau lieu, où chaque mouvement joue comme un signe. L'œuvre se montre comme événement, et paradoxalement, se constituant comme singularité pure, tellement nouvelle, touche à l'universel46, l'œuvre d'art est événement au sens où elle est surgissement indiscernable de son surgissement. Ce pur événement qu'est la rencontre esthétique nous submerge, nous reconfigure. La temporalité de l'œuvre d'art est alors possible à penser à partir de sa « monstration » (et du choc esthétique qu'il cause), qui ouvre un temps qui est celui de sa réception par un public, voire de son interprétation comme c'est le cas de la musique ou du théâtre. C'est la monstration de l'œuvre qui réconcilie le temps et l'œuvre en tant qu'elle s'ouvre un public indéfini47. C'est de ce temps là qu'il s'agit de traiter quand on veut penser le caractère historique de l'œuvre d'art48.

44 J-M. Brohm & M. Uhl, op. cit. : « Oui, c'est un tournant temporel à introduire, qui est le retard dans la réception ; et il y a sans doute là quelque chose de spécifique à l'œuvre d'art : son caractère prophétique, en ce sens que, faisant rupture avec les valeurs d'utilité et les valeurs marchandes, la transcendance de l'œuvre d'art s'affirme en opposition à cette utilité qui, elle, s'épuise dans l'historique. C'est la capacité de transcender l'utilitaire immédiat qui caractérise l'œuvre d'art dans cette capacité de réinscription multiple et indéfinie. On pourrait dire que dans les arts à deux temps le moment du sempiternel est dans le retrait du livret et du script, mais l'épreuve temporelle est dans la monstration. La capacité d'une monstration sans cesse renouvelée, comme étant toujours autre, quoique du même, constitue le lien entre le sempiternel et l'historique ; c'est peut-être là la marque temporelle la plus prégnante de l'œuvre d'art.»

45 S. Mallarmé, Œuvres complètes, pléiade, t. II, pp. 303 et suivantes.46 S. Mallarmé, op. cit., t. II, p. 307. : « […] alors, par un commerce dont paraît son sourire verser le secret, sans tarder

elle te livre à travers le voile dernier qui toujours reste, la nudité de tes concepts et silencieusement écrira ta vision à la manière d'un Signe, qu'elle est. »

47 J-M. Brohm & M. Uhl, op. cit. : « C'est peut-être là, dans cette capacité indéfinie d'être réincarné, et de façon chaque fois historiquement différente, mais substantiellement et essentiellement fondatrice, que le signifié profond du livret ou de la partition occupe ce statut du sempiternel. »

48 Ibid. : « [Vous admettez par conséquent la notion de transcendance temporelle de l'œuvre d'art ?] Oui, mais alors peut-être faudrait-il introduire une composante qui n'est pas accentuée chez Kant, même si elle est souterrainement présente, à savoir le rapport à un public, le rapport à un amateur, au sens fort du mot ; car c'est du côté du récepteur de l'œuvre d'art que se révèle une autre historicité, celle de la réception. C'est peut-être l'historicité de la réception que nous pouvons le mieux déchiffrer, à la faveur de la constitution des permanences à travers leur historicité: comme si l'œuvre d'art se créait un public temporellement ouvert et indéfini. Mais alors qu'y a-t-il entre les deux? Réponse: la monstration, le fait qu'une œuvre d'art vise, par delà l'intentionnalité de son auteur, et en tant même

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Un discours historique et herméneutique qui ne sera pas appauvrissant devra donc penser cette capacité de monstration et le temps propre qu'elle ouvre, tournée vers le futur plutôt que sur le passé. Cette invitation à passer à un niveau non appauvrissant de l'herméneutique est envisagée par Paul Ricœur49 :

« Vous avez distingué dans vos propres travaux une herméneutique de l'archéologie et une herméneutique de la téléologie, une herméneutique réductrice – par exemple psychanalytique – orientée vers le régressif, l'infantile, l'archaïque, et une herméneutique amplifiante – par exemple phénoménologique – attentive au surplus de sens et orientée vers un telos de complétude signifiante pour reprendre votre expression. Comment situez-vous cette opposition par rapport à une herméneutique de l'œuvre d'art?Je n'ai pas poursuivi cette ligne-là qui relevait d'un débat avec la psychanalyse. Je soutenais, d'une part, que le domaine de la psychanalyse s'était creusé sous, derrière en quelque sorte, remontant toujours vers le plus primitif, le plus archaïque, le plus sauvage, le plus inchoatif et, d'autre part, que le sens n'est complet que lorsque les figures de l'Esprit se dépassent l'une l'autre par une sorte de reprise orientée vers un plus. J'avais pris l'exemple de la Phénoménologie de l'Esprit de Hegel parce qu'on a là le modèle d'une compréhension où le sens d'une figure est dans la figure suivante. Le lien d'une figure à l'autre semble contingent, mais une fois que la figure suivante est apparue elle devient rétroactivement nécessaire. Il apparaît inscrit dans la figure précédente que la suivante sera telle qu'elle est. Cela permet alors certainement de jouer sur une dialectique que j'avais appelée autrefois la dialectique du soupçon et de l'amplification, mais je ne suis pas sûr qu'elle soit universelle. Je l'avais appliquée au cas le plus favorable, celui de l'Œdipe de Sophocle : son sens ne se réduit pas au drame de la sexualité, de l'inceste et du parricide ; mais procède de l'histoire de la reconnaissance : c'est la tragédie de la vérité, donc à la fois la rétrospection vers l'origine, mais aussi la marche en avant vers l'éclaircissement, vers la catharsis, l'illumination (je pense d'ailleurs qu'il faut traduire catharsis par éclaircissement, autant que par purification au sens médical ou mystique du mot). Alors, la compréhension herméneutique consiste peut-être en cette capacité, au cours de l'histoire de la compréhension, d'engendrer du sens nouveau, à la faveur de ce mouvement de l'archéologie vers la téléologie. A son tour ce mouvement viendrait se surmonter dans le transhistorique de la pérennité, de la perdurance. Telle serait la persistance de l'œuvre d'art, capable chaque fois d'engendrer le dépassement de l'archéologique dans le téléologique. »

Ingres, Apothéose d'Homère

Notre propos jusqu'à présent aurait pu être vu comme décrédibilisant une histoire de l'art, or

qu'œuvre d'art, à être partagée, donc d'abord à être montrée. On peut alors reprendre un à un les arts pour montrer de quelle façon chacun exhibe sa monstrativité, sa capacité à être partagé entre le créateur et son public. Il y aurait alors là certainement à distinguer, comme l'a fait Henri Gouhier entre les arts à un temps et les arts à deux temps, ceux où l'existence de l'œuvre coïncide avec sa création, la peinture et la sculpture par exemple, et ceux où l'existence de l'œuvre requiert un second temps, qui est celui de sa re-création. »

49 Ibid.

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il n'en est rien : concernant les rapports entre œuvre d'art et temps, une histoire de l'art devra donc plutôt s'appliquer à prendre le parti de l'œuvre pour apporter un sens nouveau, différent d'un discours sur l'origine matérielle et sociale de l'œuvre d'art. Une histoire de l'art enrichit notre vision de son objet quand elle s'attache à penser la réception des œuvres, les influences qu'elle a pu exercer sur les autres artistes, sur les contemporains, les sens qui lui ont été donnés. On peut dire que Ingres avait vu juste lorsqu'il a peint L'apothéose d'Homère. Dans cette œuvre, c'est cette idée de réception, d'influence immense qu'a eu l'ouvrage d'Homère qui est soulignée.

L'œuvre d'art est donc dans une situation double où elle est, en tant que matière, issue d'un temps, et où elle lui échappe une fois créée, ce qui justifiait qu'on la qualifiât de sempiternelle. Irréductible au temps, elle possède donc une ontologie propre qui vient justement du fait que l'art qui y est à l'œuvre échappe au temps. A une époque où la tentation est grande de vouloir réduire l'œuvre à son origine, à l'époque de sa création, le propos « l'œuvre d'art face au temps » se voulait volontiers polémique, ambitionnant d'une part de justifier d'un caractère historique de l'œuvre, mais aussi d'autre part, de montrer qu'elle était irréductible au temps de sa création et qu'elle ouvrait à un nouveau temps qui était celui de sa réception. On peut justifier le choix d'un tel sujet dans le cadre d'une réflexion chrétienne par le fait qu'à une époque où le mouvement du soupçon, pourtant heuristique dans sa volonté première, entraine la perte de sens quand il porte toujours plus loin, il est essentiel d'accorder qu'il puisse y avoir de l'être, des choses qui résistent au temps, au lieu de ne voir que du devenir précaire, dans lequel le chrétien finalement, perd sa liberté. Montrer qu'il y a des choses qui sont à la portée de l'homme et qui lui font échapper à la plasticité du réel, c'est réhabiliter l'humanité dans sa dignité. La liturgie, en outre, peut être pensée dans sa permanence dans le temps : les Salve Regina, Kyrie Eleison sont des textes vieux de plusieurs siècles, interprétés de nos jours encore et vivants. Il était important de justifier de leur caractère et de leur force propre.

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De l'enfant au vieillard :

âges de la vie et conscience du temps chez François Mauriac

Elina Boidron

« Le beau temps et la pluie suffisentpour que je cède à l'appel de l'enfant que j'ai été.

Il est vrai: je me sers de tout ce qui m'aideà remonter le cours du fleuve dont j'ai atteint l'estuaire,

et à retrouver cette lande sauvaged'où je le regardais sourdre, il y a soixante ans.

Oui, tout m'est bon qui me permet de tremper une dernière foismes mains dans cette source glacée de mes commencements,

entre les racines des aulnes50 »

Ouvrant un roman ou un essai de Mauriac, on n'y trouvera que très rarement des réflexions à caractère philosophique sur le Temps, tant l'auteur répugne à la conceptualisation abstraite. Le temps des horloges, des calendriers, lit-on chez certains critiques, l'intéresse moins que celui des passions, des regrets, de l'espérance, bref, le temps vécu. Mais il est intéressant de constater que la plupart de ses héros sont soit des enfants, soit des personnes d'âge mûr, hantés par la mort d'êtres chers, ou par leur propre mort qui se profile, implacable. Et lorsque par hasard ce sont des adultes, comme Thérèse Desqueyroux, avec sa face de « brûlée vive », ils sont délibérément vieillis. C'est donc peut-être en nous livrant à un exercice qui l'aurait amusé (et non irrité, nous l'espérons) que nous tenterons de dégager les traits caractéristiques des différents « âges de la vie » dans quelques œuvres de Mauriac (ses romans les plus célèbres, certaines œuvres autobiographiques, et quelques passages du Bloc-Notes, chronique tenue entre 1952 et 1970, qui, si elle se donne pour but de relater les évènements politiques majeurs de la IVe ou de la Ve République, n'est pas avare de commentaires plus personnels), et à travers eux, ce qui transparaît de la conception mauriacienne du Temps51.

Du temps de l'innocence à l'attente solitaire de la mort

L'enfant et la Grâce

Ce qui frappe assez rapidement le lecteur, tant dans ses ouvrages romanesques qu'autobiographiques, c'est le lien inextricable, chez Mauriac, entre culte de l'enfance et culte de Dieu.

Du fait de son attachement aux célébrations et rituels religieux tout d'abord : que ce soient les enfants Frontenac, ou la ribambelle de petits-enfants qui gravitent autour de Louis dans le Nœud de vipères, ou même Mauriac et ses frères dans Commencements d'une vie, ces jeunes âmes vivent au rythme de la liturgie catholique, qui impose un temps accordé sur celui des saisons, et dicte

50 F. Mauriac, Bloc-Notes, t. II, p. 114.51 Cet article s'inspire également des divers travaux réunis dans les Cahiers François Mauriac, vol.16, « Le temps dans

l'œuvre de François Mauriac », 1989-1990, Paris, et de l'essai de Bernard Chochon, Le Bloc-Notes de Mauriac, une Poésie du temps, l'Harmattan, 2002.

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même aux jours leur atmosphère, « de deuil, d'espérance, ou de joie52 ». Les scènes de coucher, les prières du soir se répondent, même si ce n'est pas, parfois, sans ironie : les frères de Mauriac se disputent le « coin » entre le prie-Dieu et le lit, place hautement stratégique parce qu'elle leur permet, en enfouissant leur tête dans les rideaux du baldaquin ... de s'endormir en toute discrétion ! Plus acerbe, Louis, dans Le Nœud de vipères persifle : « Ils vivaient dans un monde merveilleux, jalonné de fêtes pieusement célébrées. Tu obtenais tout d'eux en leur parlant de la Première Communion qu'ils venaient de faire, ou à laquelle ils se préparaient. […] Chaque dimanche, le remue-ménage des départs pour la messe m'éveillait. […] un des enfants avait oublié son paroissien. Une voix aiguë criait : « c'est quel dimanche après la Pentecôte53 ? »

Thomas Cole, The Voyage of Life : Childhood (détail), 1840

Mais outre cette piété extérieure, et que Mauriac reconnait parfois comme artificielle, ce que manifeste plus profondément l'enfant mauriacien, c'est la pleine présence en l'homme, du moins à ses débuts, semble-t-il, de la Grâce. Elle ne cesse ainsi de tourmenter Yves54, qui par ses poèmes qualifiés de « mystiques », avoue chercher à distiller une parole, un secret de Dieu dont il est persuadé qu'il a été « déposé » en lui. Si l'enfance n'est certes pas un monde exempt de crainte et de souffrance, il n'en demeure pas moins le temps de la vie qui se rapproche le plus d'un Paradis Perdu (et l'expression revient souvent sous la plume de Mauriac), où l'être, par une faveur singulière, peut vivre en relation directe avec Dieu, en faire sa seule fin, son unique but. Elle devient le symbole d'un regard intérieur, mais aussi extérieur (dans la Pharisienne, le jeune Louis est maintes fois sollicité comme confident et juge des adultes eux-mêmes) empreint d'une pureté que l'homme mûr a perdue. C'est pourquoi, à l'objection maintes fois entendue : « Hé oui ! Vous êtes resté un enfant » Mauriac répond, le Vendredi Saint 1960 : « Je le veux bien : je ne me sens pas humilié d'être mêlé à ce troupeau d'enfants et de femmes. " Si vous ne devenez semblables à l'un de ces petits ... " . Il faut comprendre cette parole du dedans, non pas comme un " abêtissez-vous " ! L'art humain nous y aide, la poésie qui nous renvoie à l'enfance, qui jaillit d'une enfance à jamais perdue55 »

52 F. Mauriac, Œuvres Autobiographiques (O.A.), p. 80.53 F. Mauriac, Œuvres Romanesques et Théâtrales Complètes (O.R.T.C.), t. II, p. 431.54 Le mystère Frontenac.55 F. Mauriac, Bloc-Notes, t. II, p. 416.

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Le fossé des générations

A l'autre extrémité de la pyramide des âges se dresse la figure antithétique du vieillard, dont nous verrons que Mauriac lui réserve également une place de choix. Mais entre les deux, qu'en est-il de l'adolescent, de l'adulte ? Il est assez malaisé de déceler les transitions entre ces étapes intermédiaires, et lorsque Mauriac y fait allusion dans les quelques écrits autobiographiques parcourus (mais sans doute faudrait-il en faire une lecture plus approfondie !), c'est toujours en regard d'une enfance dont elles ne sont que la dégradation, ou d'une vieillesse dont elles sont la préfiguration56.

Thomas Cole, The Voyage of Life : Manhood (détail), 1840

Partant du rapport entre l'enfant et la religion, on peut effectivement déceler une détérioration du rapport au divin : c'est le constat d'Yves, qui se rend compte, en grandissant, que plus rien ne lui revient d'un langage perdu, et qu'il s'est éloigné de l'époque bienheureuse où les gestes rituels (fermer les yeux, joindre les mains) lui suffisait pour trouver un certain apaisement.

Mais comment s'opère la transition ? Peut-être faut-il se fier au jeune Louis dans La Pharisienne, qui observe la bien étrange parade de son camarade Jean de Mirbel devant sa sœur Michèle, et voir dans l'éveil à l'amour (qui n'est alors plus seulement celui des parents, ou de Dieu), le moment décisif qui marque la fin de l'enfance. Devant Louis, Jean et Michèle se battent, elle le griffe, il lui sourit. « Enfants, ils entraient à leur insu dans ce monde où les coups ont la même signification que les caresses, où les injures sont chargées de plus d'amour que les plus tendres paroles. Et le rideau se refermait sur eux : je ne les voyais plus ; je restais seul de l'autre côté de la toile, petit garçon perdu dans un monde peuplé de ces ogres inconsistants : les grandes personnes57 ». Et de fait, contemplant la foule qui occupe cet entre-deux brumeux, pères effacés, maris faibles, épouses criminelles, mères tyranniques, on peut se dire que le terme « d'ogres » n'est pas exagéré …

56 Le thème de la chute est parfois explicite : « J'ai aujourd'hui 36 ans. Si je vis jusqu'à 72 ans, c'est le milieu du chemin de ma vie. Mais que la descente est donc plus rapide ! L'enfance et la prime adolescence dorment derrière moi, océan assoupi ». O.A., p. 263.

57 F. Mauriac, La Pharisienne, Grasset, 1941, Paris, pp. 73-74.

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Car bien souvent, s'ils ne s'ignorent pas, le rapport de force qui s'établit entre enfants et adultes, ou mêmes entre les jeunes adultes et leurs aînés, emprunte la forme de la rivalité plutôt que celle de l'entente. Comme le montre Helena Shillony58, les plus âgés envient la fraîcheur de leurs descendants59, contrecarrent leurs desseins amoureux, ou vont jusqu'à se mesurer à eux sur le terrain de l'amour même ; et cela qu'ils convoitent des partenaires qui auraient l'âge d'être leurs enfants, ou qu'ils disputent leurs conquêtes à ces enfants mêmes (rivalité mère-fille avec Thérèse et Marie dans La Fin de la Nuit, père-fils dans Le Désert de l'amour) . L'auteur de l'article remarque cependant que les romans dans lesquels la différence d'âge déclenche la souffrance amoureuse appartiennent à une époque bien définie de la vie de Mauriac. Il traiterait ainsi ce thème entre 1926 (Le Mal) et 1941 (La Pharisienne), soit entre sa quarantième et sa cinquante-cinquième année, lorsque devenu père, il devient, potentiellement, le rival de son fils. Face à la jeunesse, les adultes de l'univers mauriacien n'ont d'autres recours que la violence, la ruse, ou la manipulation, telle Thérèse, qui par son charme, parvient à combler ce fossé des générations et à se faire aimer de Georges, même s'il consentira finalement à épouser sa fille. Car si elle a trompé l'homme, elle n'a pu tromper le temps et arrêter sa funeste progression …

Le Vieil Homme et la Mort

Force est de reconnaître que dans ses romans fiévreux, c'est sans ambages que Mauriac exprime sa hantise du vieillissement, et qu'elle marque de son sceau des êtres que nous placerions plutôt dans la fleur de l'âge : Raymond Courrèges dans Le Désert de l'Amour, considéré comme un homme charmant à trente-cinq ans, sait pourtant « que les garçons de vingt ans […] ne le comptaient plus parmi les enfants de leur race éphémère60. » Et que dire d'une femme qui a passé la trentaine … Mauriac s'acharne sur Thérèse Desqueyroux, lorsqu'il évoque ses liaisons avec des hommes plus jeunes qu'elle. Dans Thérèse à l'hôtel, l'héroïne a une trentaine d'années, ce qui n'empêche pas l'auteur de pousser au noir le vieillissement du personnage : « je me vois, dans mon miroir, plus vieille encore que je ne suis réellement, usée, hors d'usage61. »

Thomas Cole, The Voyage of Life : Old Age (détail), 1840

58 « Le temps irréparable : la disproportion des âges dans l'œuvre de Mauriac », dans les Cahiers François Mauriac, vol. 16, 1989-1990, Paris.

59 Tel Louis dans Le Nœud de Vipères, toujours: « c'est la jeunesse de Phili qui m'est odieuse. Comment eût-elle imaginé ce que représente, aux yeux d'un vieillard haï et désespéré, ce garçon triomphant … » O.R.T.C., t. II, p. 420.

60 F. Mauriac, O.R.T.C., t. I, p. 739.61 Ibid., t. III, p. 63.

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L'usure physique se fait la manifestation d'un désespoir plus profond, dont Louis (le Nœud de Vipères) est assez révélateur : la lettre écrite à son épouse, qui se mue en une longue confession, est marquée par la certitude d'une mort dont il sent l'haleine toute proche, mais sans qu'elle soit accompagnée de l'espoir d'un soulagement futur : « ils ne savent pas ce que c'est que la vieillesse. Vous ne pouvez imaginer ce supplice : ne rien avoir eu de la vie et ne rien attendre de la mort62. » « Vieux Faust » qui se dit à jamais séparé de la joie du monde, il prétend n'exister que par ce qu'il possède (et dont il compte bien déposséder ses rapaces descendants), et résister par de frondeurs refus (et l'extrait qui suit est si savoureux que je ne peux m'empêcher de le reproduire en ce temps de Carême) : « C'est aujourd'hui Vendredi Saint […] et puis je tiens à manger ma côtelette, en ce jour de pénitence, non par bravade, mais pour vous signifier que j'ai gardé ma volonté intacte et que je ne céderai sur aucun point. Toutes les positions que j'occupe depuis quarante-cinq ans, et dont tu n'as pu me déloger, tomberaient une à une si je faisais une seule concession. En face de cette famille nourrie de haricots et de sardines à l'huile, ma côtelette du Vendredi Saint sera le signe qu'il ne reste aucune espérance de me dépouiller vivant63. »

La vieillesse des personnages mauriaciens semble donc marquée par la douloureuse conscience de la finitude humaine, de la fragilité des corps, et le regret lancinant d'heures de bonheur attachées à une enfance révolue.

Des âges ambivalents …

L'enfance : un paradis véritable?

Comme rien n'est jamais simple chez Mauriac on trouve, dans ses œuvres autobiographiques notamment, des réflexions qui nous amènent à nuancer l'idée d'une enfance à laquelle il faudrait se référer sans réserve. D'abord, parce que tourner sans cesse ses regards vers le passé, c'est aussi s'exposer à une nostalgie, au sens étymologique du terme, à « la douleur du retour ». Certes, elle est féconde pour l'artiste, dans son mouvement originel et dans le but qu'elle s'est assignée, mais elle est aussi dangereuse lorsqu'elle enferme le moi en lui-même. « J'en conviens, écrit Mauriac dans le Bloc-Notes en août 1959, le monde n'eut guère connu de progrès s'il n'avait été peuplé que d'esprits de ma race. Ils avancent à reculons, les yeux fixés sur le passé qui les charme et les enchaîne, prisonniers de leur enfance dont ils ne se sont jamais délivrés ; prisonniers d'eux-mêmes surtout et de leur propre énigme64. »

Ensuite, il apparaît que la conscience de la mort n'est pas l'apanage du seul vieillard, et que très tôt elle peut atteindre l'enfant Mauriac ou ses avatars romanesques, par le biais de la mort des adultes. Alors qu'il grandit, et au fil de ses lectures, le sentiment que tout passe, que rien ne compte, que tout disparaîtra, n'a jamais cessé d'occuper l'admirateur de l'Ecclésiaste et des moralistes du XVIIe siècle français. Surtout, si la mystique d'un Eden perdu de l'enfance se révèle précieuse dans la quête du moi entreprise par le poète, on ne saurait lui accorder d'existence véritable, et Mauriac ne le sait que trop. Fondant sa foi sur le dogme de la Chute originelle, il reste persuadé qu'un tel paradis ne peut se trouver que dans l'au-delà ; c'est sans doute dans cette difficulté que réside la source profonde du tragique mauriacien. Poète de l'enfance, Mauriac semble nous indiquer que seul un regard vierge sur le monde – regard de l'enfant, regard de l'artiste – peut encore permettre à l'homme de fouler les terres d'un Eden ... pourtant à jamais perdu ici-bas.

62 Ibid., t. II, p. 422.63 Ibid., t. II, p. 407.64 F. Mauriac, Bloc-Notes, t. II, p. 307.

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« Vivre à propos » : la vieillesse sereine

Ce précepte de Montaigne, Mauriac vieillissant a tenté de le faire sien. Si comme on l'a vu, l'anticipation du vieillissement accompagne, tel un exorcisme, les romans de Mauriac quadragénaire, lorsqu'il a atteint la cinquantaine fatidique, le thème s'atténue puis disparait de l'œuvre romanesque. La Pharisienne présente ce stade intermédiaire : dans le personnage de Brigitte Pian sont concentrés les thèmes de la réconciliation avec l'âge (quinquagénaire, elle connaît une passion rédemptrice pour le docteur Gellis qui a dix ans de plus qu'elle) et avec la religion, puisque ce tyran de piété, qui se faisait un devoir sacré de diriger les êtres incapables de deviner les desseins divins, finit par avoir, dans ses dernières années, la révélation de l'amour, divin cette fois, qu'elle « croyait servir et qu'elle ne connaissait pas65. »

Ainsi, quoiqu'elle constitue un temps ralenti, la vieillesse ne signifie pas pour autant glaciation de l'être. Elle se fait période du temps pur, c'est-à-dire du temps goûté, savouré pour lui-même dans ce qu'il a de plus élémentaire, de plus naturel. Dans Le Temps immobile, Claude Mauriac relate des paroles prononcées par son père, qui permettent de mesurer l'écart entre le pessimisme du romancier, et l'épicurisme persistant de l'homme :

« Malagar, samedi 20 octobre 1962. Sous le figuier de la terrasse, mon père murmure :" Si je lis de moins en moins, ce n'est pas ainsi une diminution, non, au contraire, c'est que chaque seconde me paraît si riche, si pleine, chaque instant de vie si gonflé de dons, que je ne me lasse pas de le contempler – de regarder autour de moi, de lire la vie au lieu de livres dont, en comparaison, les histoires m'apparaissent pauvres et médiocres66. " »

Plus audacieux encore, Mauriac nous suggère que grâce à des sensations toujours renouvelées, le temps de la vieillesse devient même le lieu d'un possible reverdissement. Et cette renaissance peut se faire grâce à (et non toujours contre) des êtres plus jeunes : lorsque Mauriac se défend, à propos de la rivalité père-fils dans Le Désert de l'amour, de tout rapprochement autobiographique, il reconnait avoir l'espoir, alors que sa jeunesse l'abandonne, de la retrouver dans un autre lui-même ; ces notes en sont un tendre témoignage : « regarder souvent mon visage vieilli et le clair visage de Claude, mon enfant, mon salut, mon doux juge67 », « mon fils Claude, pour me garder pur68 ».

François Mauriac

65 Ibid., t. II, p. 105.66 F. Mauriac, Le Temps immobile, t. I, p.148.67 F. Mauriac, OA, p.263.68 Ibid., p.245.

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La permanence de l'être malgré les âges

Passé, présent, futur : sur les traces de saint Augustin

Si par le culte de la mémoire qu'il manifeste, Mauriac s'inscrit dans la lignée d'un Chateaubriand ou d'un Proust69, certaines de ses réflexions sur le temps, comme relevant de l'intériorité, ou sur le présent, comme temps suspendu entre passé et futur, permettent de croire qu'il s'inspire également du livre XI des Confessions : « Le présent, s'il était toujours présent, observait saint Augustin, sans se perdre dans le passé, ne serait plus temps, il serait éternité. Donc, si le présent pour être temps, doit se perdre dans le passé, comment pouvons-nous affirmer qu'il est [...], puisque l'unique raison de son être, c'est de n'être plus70 ? »

Et en effet, le présent chez Mauriac sert de base d'envol vers des lieux et des temps passés mais il peut être aussi projection, brusque anticipation de l'avenir, comme dans cette note prise à Megève en 1962 : « Cette villa au-dessus de Megève, je la regarde telle qu'elle sera dans le souvenir de Gérard et Nathalie qui se poursuivent autour de moi. Dans quarante ans, ils verront ce vieil homme, ils entendront ces cloches. Ce présent ne m'enchante que si je l'imagine révolu71 ... » Le présent peut donc être un moment délicieux, on l'a vu, mais il est toujours prêt à basculer et n'est qu'un trait d'union éphémère entre deux temps, passé et futur, qui se complètent et s'appellent. Dès lors, plus que le regard de l'artiste même, c'est le regard du cœur qui embrasse la totalité de la temporalité humaine, et qui peut effectuer sans discontinuité, avec la rapidité de l'éclair, la trajectoire qui relie en un même point du temps et de l'espace, passé, présent et futur72.

Temps et jeunesse intérieure

Il paraît de fait bien banal d'affirmer que tout adulte est déterminé par l'enfant qu'il a été ; que le caractère ténébreux d'un Jean de Mirbel, par exemple, adulte dans L'Agneau, s'explique par l'enfant tourmenté que l'on a connu dans La Pharisienne, maltraité par son oncle et ses maîtres, et déçu par une mère qu'il idolâtrait. Mais nous est suggéré plus profondément qu'un lien vital scelle le moi de l'enfant au moi de l'adulte, dans ce que Mauriac nomme parfois une « nappe secrète » et qu'artificiellement séparés dans le déroulement progressif de la durée humaine, enfant passé, adulte ou vieillard présent et futur convergent naturellement vers cet espace, au point de s'y superposer, de s'y confondre.

Et cela au point parfois que le temps lui-même semble frappé d'illusion. A diverses reprises, Mauriac affirme que l'altération du visage ne concerne en rien l'être lui-même, et qu'une part de jeunesse éternelle subsiste sous un corps peu à peu ravagé. Ainsi, lorsqu'il écrit son essai Le Jeune Homme en 1926, il vient d'avoir quarante ans ; mais il se demande déjà : « qu'attendre d'un homme

69 Certaines très belles évocations de Bordeaux par Mauriac ne sont pas sans rappeler la rêverie proustienne dans Noms de pays : le nom, la troisième partie de Du côté de chez Swann, ainsi : « Bordeaux vit en nous comme notre passé ; il est notre passé même, inévitable, obsédant ; son brouillard m'impose une odeur éternelle et, dans cette ville tintante au fond de moi, les personnes mortes que j'ai connues et aimées sont plus vivantes que les vivants. » ORTC, t. IV, pp. 170-171.

70 St Augustin, Confessions, trad. Pierre de Labriolle, Belles Lettres, Paris, 1926, t. II, p. 308.71 F. Mauriac, Bloc-Notes, t. III, p. 221.72 Il faut cependant noter que Mauriac est prudent sur la question de l'anticipation : c'était un vice de Brigitte Pian, et

un autre avertissement nous est donné à la fin du Pain Vivant, dans la bouche de Valmy, tout juste converti sous l'influence de Thérèse, qu'il aime: « […] Il y a pourtant une chose que je comprends mieux que vous, Thérèse : c'est qu'il ne faut pas décider d'avance de ce que Dieu veut de nous. Nous ne savons pas encore pourquoi il nous a réunis.

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après 50 ans73 ? » et précise : « il est là tout de même, ce jeune cœur tapi dans l'homme de cinquante ans ; elle dort, cette bête sous la neige […] et c'est l'homme mûr, l'homme déclinant, le vieillard, qui dissimulent dans leur chair une jeune bête insatiable74. » Cette « bête », cette indestructible enfance, qui peut à chaque instant ressusciter, c'est presque un devoir de l'adulte, envers lui-même, et envers Dieu, que de tâcher de la retrouver. Et comme souvent, ce sont les paroles de l'Evangile qui sous-tendent et nourrissent la réflexion mauriacienne : « Il arrive que le commandement du Christ : "si vous ne devenez semblables à l'un de ces petits enfants …" retentisse en nous avec ce sens plus étroit : "si vous ne devenez semblables à l'enfant que vous avez été75." »

L'univers mauriacien est donc centré sur un aspect fondamental de la condition humaine : « la fragile et trompeuse beauté des corps » que dénonçait Bossuet, qui engendre la thématique de la jeunesse et du déclin, depuis l'enfance innocente jusqu'à la vieillesse et sa décrépitude. Mais les œuvres autobiographiques de Mauriac, et même certaines œuvres de fiction, nous suggèrent que cette antinomie n'est qu'apparente, et que si l'homme appartient à la terre, et y retournera, une part de lui-même reste inaltérable, et, quelque part, hors du temps. Et pour terminer sur l'image de la barque, qui a peut-être alimenté les premières rêveries de l'enfant Mauriac, élevé aux bords de la Garonne, et qui a en tout cas ouvert cet article, nous nous permettons de reproduire un extrait des Mémoires intérieurs (titre ô combien significatif), où le romancier-poète montre que ce qui unit finalement l'enfant au vieillard, c'est la même quête du bonheur, qui pour le chrétien, se confond avec celle de Dieu :

« [...] Cette enfance [...] nous accompagne jusqu'à la fin, jusqu'au jour, jusqu'au soir où nous lui dirons : "adieu, mon enfance, je vais mourir." Mais même alors il n'y aura pas encore d'adieu. [...] Elle sera là au bord des ténèbres, je la retrouverai, je monterai dans la barque en serrant dans mes bras un poète de sept ans. Nous partirons ensemble pour retrouver la source. Nous l'atteindrons par-delà les pauvres devantures, l'odeur du trottoir, l'estuaire immense, par-delà l'océan qui ronge les dunes. Nous remonterons jusqu'à la cause de notre joie76. »

Peut-être n'est-ce pas pour nous arracher de nouveau l'un à l'autre … Ce n'est peut-être pas cette croix-là qui est notre croix … Laissons-le faire. » O.R.T.C., t. III, p. 656.

73 F. Mauriac, O.R.T.C., t. II, p. 683.74 Ibid., p. 703.75 F. Mauriac, O.A., p. 79.76 Ibid., p. 374.

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Le temps de l'attente

Graciane Laussucq-Dhiriart

Ecrivain et si l'on peut dire « penseur » nourri de la tradition et de la spiritualité chrétienne, détaché cependant du Dieu du christianisme qui n'est pour lui qu'un Dieu muet et privé d'intériorité, Saint-Exupéry, en dépit d'hésitations (car cet éloignement du christianisme est davantage vécu par lui comme un exil que comme un choix et car les concepts qui structurent sa pensée sont souvent assez flous77), assume un certain athéisme qui détache le sacré et la valeur spirituelle de toute transcendance pour ne les lier qu'à l'humain : « Il n'y a qu'un problème, un seul de par le monde. Rendre aux hommes une signification spirituelle. Des inquiétudes spirituelles78. »

La méditation à laquelle il se livre, discrètement mais constamment dans son œuvre, au sujet du temps et de ses différentes modalités est donc radicalement païenne, mais sa spiritualité, par ses résonances chrétiennes à certains égards, peut porter du fruit dans des cœurs chrétiens. Il s'agit non pas d'une méditation philosophique sur la nature ou substance du temps, mais d'une réflexion plus spirituelle sur le temps vécu et le sens plus particulier de l'expérience de l'attente.

L'instant et l'éternité

La notion d'attente imprègne la pensée de Saint-Exupéry. Elle prend place au cœur d'une conception particulière du temps, polarisé entre l'immobilité de l'éternité et le perpétuel mouvement du devenir79 qu'est la vie de l'homme. Les deux sont complémentaires. Il est difficile d'être précis dans la mesure où l'éternité est un concept extrêmement mystérieux et ambigu chez lui, mais il s'agit pour l'homme de devenir sans cesse davantage lui-même et de se rendre, ainsi que le monde qui de toute façon n'a de valeur que comme construction de l'homme, éternel.

Or l'attente est une étape essentielle de cette « éternisation » de l'homme (qu'on nous pardonne le néologisme). Si Saint-Exupéry partage avec les surréalistes la glorification de l'immanence – « l'instant est le cœur de l'éternel » dira Char – il se méfie cependant d'une exaltation trop grande et sa pensée est plus nuancée : ce n'est pas n'importe quel instant qui touche à l'éternité, mais puisque celle-ci est à construire, il faut plutôt comprendre qu'entre dans l'éternité tout instant de ferveur. En d'autres termes, on pourrait dire que la ferveur du cœur est le point de jonction entre la ponctualité de l'instant et une éternité conçue en marge de toute durée.

L'attente et la ferveur

Or l'attente est la propédeutique nécessaire à la ferveur : l'attente, pour celui qui attend, construit le sens de la vie car elle donne leur poids aux choses. Loin d'être passive, elle est construction :

« Mais de même que le paysage découvert du sommet des montagnes s'use vite dans le cœur et qu'il n'a de sens que s'il est une construction de la fatigue, une disposition des muscles et que bientôt, une fois reposé et

77 Ainsi l'image du « Sourire de Dieu » lui sert-elle de concept pour penser l'unité des hommes et leur égale dignité dus à ce que chacun est le reflet de la face de Dieu, sans fondement de foi pour autant.

78 « Lettre de juin 1943 au général X », Ecrits de guerre 1939-1944, Gallimard, 1982, p. 377.79 L'inspiration nietzschéenne de Saint-Exupéry ne fait aucun doute.

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avide de marche, le même paysage te fait bailler et n'a plus rien à te livrer, ainsi du poème qui n'est point né de ton effort80. »

Hors de toute conception de la grâce divine ou même d'un mystérieux hasard qui ferait don aux hommes des choses et où l'attente passive, neutre, serait la seule attitude possible aux hommes, le refus de la transcendance de Saint-Exupéry lui fait faire résider le sens des choses et leur valeur uniquement dans la conscience de l'homme qui en décide et les bâtit ainsi. C'est l'attente de l'eau pour l'aviateur perdu dans le désert, de la moisson pour le paysan, de l'amante pour l'amant. Ne pensons qu'à Vol de nuit qui raconte l'attente par le commandant Rivière et madame Fabien du retour du pilote Fabien parti en mission et, en même temps qu'elle le révèle, construit pour la seconde son amour pour son mari.

L'attente, en ce qu'elle est l'expérience de l'absence, est donc premièrement une souffrance. C'est le désir au sens étymologique du terme (de-sidera : l'éloignement de l'étoile), mais ce vide creusé en l'homme est la condition non seulement de la plénitude quand l'objet de l'attente est là mais aussi de la valeur de l'objet pour le cœur de l'homme qui donne sens au monde entier par les multiples relations qu'il tisse :

« Car l'œuvre qui t'apporte quelque chose est d'abord souffrance et comment saurait retentir en toi le chant des galériens et de l'absence si tu n'as point construit d'abord l'absence en toi par mille déchirements et les galères par l'inexorable de ta destinée ?Celui-là qui longtemps a ramé sans espoir vers l'aube éprouve le chant des galères et celui-là qui eut soif dans le sable éprouve le chant de l'absence. Mais il n'est rien à te donner si tu n'as pas souffert car il n'est personne en toi81. »

Ainsi l'attente est vécue comme un temps de mort par madame Fabien et le commandant Rivière, qui font l'expérience dans la nuit de leur impuissance à aider ou même rejoindre le pilote, mais elle est aussi un temps de mûrissement, de récapitulation et de révélation par la méditation sur la vie, l'amour et la mort, dont elle est l'occasion.

Antoine de Saint-Exupéry

L'exercice du cœur

Ce qui fait que l'attente n'est pas immobilité stérile ou dessèchement mais construction, c'est qu'elle est un apprentissage de l'amour car elle apprend la concentration, l'attention et la gratuité. Elle est construction de la qualité du cœur. Ainsi en est-il de la prière, conçue par Saint-Exupéry

80 Citadelle, Gallimard, 1948, p. 143.81 Ibid., p. 207.

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non comme une relation à Dieu, mais, grâce au silence de Dieu, comme un pur exercice d'amour pour le cœur où l'absence de réponse est essentielle parce que c'est elle qui fait de la prière un exercice d'ascèse et de gratuité :

« Et, certes, tu peux t'y méprendre et plaindre celui-là qui jette son appel dans la nuit vaine, et croit que le temps coule inutile en lui dérobant ses trésors. Tu peux t'inquiéter de cette soif d'amour sans amour, ayant oublié que l'amour n'est par essence que soif de l'amour, comme le savent les danseurs et les danseuses qui font leur poème de l'approche alors qu'ils pourraient d'abord se joindre. […] La prière est fertile autant que Dieu ne répond pas82. »

L'attente fait grandir le cœur et c'est ainsi qu'elle prépare à l'amour car selon une phrase de Montherlant que pourtant Saint-Exupéry n'aimait guère : « Qui aime, attend ». Toute la vie de l'homme n'est qu'attente. En ce sens, l'attente vaut en elle-même, et non par le but que représente l'objet de l'attente car celui-ci est dépassé dans l'éducation du cœur dont il n'est que l'occasion : l'attente n'enseigne pas à aimer les choses elles-mêmes mais à travers les choses. Nulle déception possible quand l'objet attendu arrive enfin.

L'attente ainsi fonde le présent car elle le prépare : la « parabole » de l'eau du puits l'illustre bien :

« Regardez l'eau dans le réservoir. Elle s'appuie contre les parois et attend les occasions. Car vient le jour où les occasions se montrent. Et l'eau nuit et jour inlassablement pèse. Elle est sommeil en apparence et cependant vivante. Car à la moindre craquelure la voilà qui se met en marche, s'insinue, rencontre l'obstacle, tourne l'obstacle si c'est possible, et rentre en apparence dans son sommeil, si le chemin n'aboutit pas, jusqu'à la nouvelle craquelure qui ouvrira une autre route. Elle ne manque point l'occasion nouvelle. Et, par des voies indéchiffrables, que nul calculateur n'eût calculées, une simple pesée aura vidé le réservoir de vos provisions d'eau »83.

La veille de la sentinelle

Parce qu'elle connaît cette réalité ultime de l'amour, l'attente se fait plutôt veille : elle sait quel est son sens. Elle est active, vigilance de l'esprit qui doit lutter contre toutes les formes de désagrégation comme la sentinelle veille contre la nuit et l'ennemi, mais surtout vigilance du cœur qui construit le sens des choses sans cesse. En ce sens, l'attente est l'attitude qui correspond à la nature profonde de l'homme : la vérité de son cœur est d'être une sentinelle et l'on connaît la fécondité de l'image dans toute l'œuvre de Saint-Exupéry.

Cela ne va pas sans difficulté, mais l'ennui et la routine eux-mêmes qui viennent gangréner l'attente et la rendre pénible ont leur place légitime et la constituent :

« Sentinelle, sentinelle, c'est en marchant le long des remparts dans l'ennui du doute qui vient des nuits chaudes, c'est en écoutant les bruits de la ville quand la ville ne te parle pas, c'est en surveillant les demeures des hommes quand elles sont morne assemblage, c'est en respirant le désert autour quand il n'est que vide, c'est en t'efforçant d'aimer sans aimer, de croire sans croire, et d'être fidèle quand il n'est plus à qui être fidèle, que tu prépares en toi l'illumination de la sentinelle, qui te viendra parfois comme récompense et don de l'amour », « car il n'est point de don que tu n'aies préparé84 »

82 Ibid., p. 179.83 Ibid., p. 81.84 Ibid., p. 309.

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L'éternel au cœur du temps

« Jeunes gens le temps est devant vous comme un apétit précoce »

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Le mystère de l'Incarnation

Dieu qui s'incarne dans le temps

Cécile Cabantous

« Et habitavit in nobisEt il a habité parmi nous85 »

On voit d'ordinaire dans la naissance le commencement de « l'existence personnelle » d'un être humain. Or nous, nous savons que la naissance du Christ dans le temps n'a fait que rendre visible sous des traits humains une Personne divine qui existait de toute éternité dans le sein du Père86. Et nous connaissons les termes des quatre évangélistes qui, dès les premiers mots de leurs livres, révèlent au monde le Mystère de l'Incarnation.

« La Vierge concevra et enfantera un Fils, et on le nommera Emmanuel, c'est-à-dire Dieu avec nous ... »« Evangile de Jésus-Christ, Fils de Dieu. »« L'Ange dit à Marie : vous concevrez et enfanterez un Fils auquel vous donnerez le nom de Jésus ; Il sera grand, on l'appellera le Fils du Très-Haut. »« Au commencement était le Verbe ; et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu [...] ; et le Verbe s'est fait chair, et il a habité parmi nous87. »

« Mais je pensais autrement, écrit saint Augustin en relatant les étapes de sa conversion. Je ne voyais dans le Christ, mon Seigneur, qu'un homme d'une éminente sagesse, à qui nul ne pourrait être égalé. Sa miraculeuse naissance d'une vierge – symbole du mépris que l'on doit avoir pour les biens temporels, au prix de l'immortalité, notre but – me semblait lui avoir mérité, par un effet de la Providence, une exceptionnelle autorité de magistère. Mais quel mystère était enclos dans ces mots "le Verbe s'est fait chair", je ne pouvais même pas le soupçonner88. »

Or ce mystère nous concerne directement. Toute notre sainteté ne consiste-t-elle pas à approfondir, à la lumière de la foi, l'idée intime de Dieu, à entrer dans la pensée divine qui veut que nous trouvions notre sainteté dans notre conformité au Christ Jésus ? Nous ne serons agréables au Père que s'il reconnaît en nous les traits de son Fils incarné. Voyons en quels termes l'Eglise, le jour de Noël, nous associe intimement à la joie de la naissance du Christ : « Voici que se dissipe la crainte attachée à notre nature mortelle et que la joie nous inonde à la promesse de l'éternité. Nul n'est exclu de cette commune allégresse. […] Car voici que le Fils de Dieu, à l'heure suprême inscrite dans les plans ineffables de la sagesse divine, a pris sur Lui tout le poids de la nature humaine pour la réconcilier avec son créateur89. » Si nous n'avons pas conscience de la manière dont Dieu est venu vers nous, comment pourrions-nous désirer aller à Lui ?

Il est nécessaire qu'il y ait des hérésies

Ce qui fait que « le Dieu des chrétiens » n'est pas le même que les autres, c'est qu'Il s'est « incarné », qu'il a pris notre chair et a subi notre condition humaine jusqu'à la mort. « Scandale

85 Jn 1, 13.86 Jn 1, 1 ; Ph 2, 6. 87 Mt 1, 23 d'après Is 7, 14 ; Mc 1, 1 ; Lc 1, 31 ; Jn 1, 14. 88 St Augustin, Confessions VII, 19, 25. 89 Matines de Noêl, quatrième leçon, premier sermon du pape saint Léon pour Noël.

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pour les Juifs et folie pour les païens » dit saint Paul. C'est pourquoi, à peine délivrée des persécutions sanglantes, l'Eglise eut à soutenir une lutte terrible contre les attaques de ses enfants révoltés : donatistes, ariens, macédoniens, pélagiens, nestoriens, eutychéens, monothélistes. Certaines de ces hérésies, d'ordre disciplinaire et moral, furent, pour ainsi dire, limitées. Mais d'autres, plus dogmatiques et contraires au mystère de la Sainte Trinité, réapparaissent continuellement tout au long de l'histoire de l'Eglise, parce qu'elles touchent au plus important mystères de notre foi : l'Incarnation ; si bien que « l'Eglise eût autant de peine à montrer que Jésus-Christ était homme, contre ceux qui le niaient, qu'à montrer qu'il était Dieu, et les apparences étaient aussi grandes90. » Rappelons rapidement quelques-unes des principales objections :

• Les ariens, disciples d'Arius d'Alexandrie, niaient la divinité du Christ et enseignaient que le Fils de Dieu n'est ni éternel, ni égal au Père. Tous rejetaient le mot consubstantiel, adopté par le concile de Nicée (325), mais les ariens purs soutenaient que le Verbe est dissemblable du Père, et d'autres, appelés semi-ariens, admettaient que le Verbe est semblable au Père.• D'après les pélagiens, disciples du moine Pélage qui enseignait à Rome au début du Ve siècle, nos premiers parents ne nuisirent qu'à eux seuls par leur désobéissance, la grâce de la rédemption n'était donc pas nécessaire, et l'homme opérait son salut par ses propres forces.• Les nestoriens, disciples de Nestorius, patriarche de Constantinople, enseignaient qu'il y avait deux personnes en Jésus-Christ : une personne divine et une personne humaine, unies seulement par un lien moral (ce qui impliquait que Notre-Dame, n'étant mère que de la personne humaine du Christ, n'était pas la mère de Dieu).• Enfin, en combattant les nestoriens, Eutychès, abbé d'un monastère de Constantinople, tomba dans l'erreur opposée. Il n'admettait qu'une nature en Jésus-Christ, la nature divine, d'où le nom de monphysisme (du grec monos, seul, et phusis, nature) donné à cette hérésie.

Au temps où ces questions se posèrent, comment l'Eglise y répondit-elle?

Trois Conciles furent particulièrement importants pour le sujet qui nous préoccupe : Nicée, Ephèse et Chalcédoine. Le Concile de Nicée (325), convoqué par le pape saint Silvestre Ier et l'empereur Constantin, et présidé par le légat du pape Osius, évêque de Cordoue, définit que Jésus-Christ est consubstantiel au Père, et rédigea la célèbre profession de foi connue sous le nom de Symbole de Nicée. C'est le Credo de la messe, que nous disons tous les jours, et dont la plus grande partie, si l'on remarque bien, repose sur la définition de ce qu'il faut croire sur le Christ :

« Le Fils unique de Dieu, né du Père avant tous les siècles : Dieu né de Dieu, lumière née de la lumière, vrai Dieu né du vrai Dieu, engendré non pas créé, consubstantiel au Père, et par qui tout a été créé. C'est lui qui, pour nous les hommes, et pour notre salut, est descendu des cieux ; il a pris chair de la Vierge Marie par l'action du Saint Esprit, et Il s'est fait homme91 ... »

Le Concile d'Ephèse en 431, troisième concile œcuménique, présidé par saint Cyrille d'Alexandrie, définit que Jésus-Christ possède deux natures en une seule personne, et que la Vierge,

90 B. Pascal, Pensées, XII, 764. 91 En latin : Filium Dei unigenitum. Et ex Patre natum ante omnia saecula. Deum de Deo, lumen de lumine. Deum

verum de Deo vero. Genitum non factum, consubstantialem Patri : per quem omnia facta sunt. Qui propter nos homines et propter nostram salutem descendit de caelis. Et incarnatus est de spiritu sancto ex Maria Virgine, et homo factus est.

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mère de cette personne, est mère de Dieu. Il fut appuyé par le Concile de Chalcédoine en 451 sur la question des deux natures du Christ. Aujourd'hui il existe encore une église nestorienne, à l'endroit de l'ancienne Mésopotamie et de la Perse, qui compte environ 80 000 adhérents : les chaldéens dissidents. Quant aux monophysites, ils en comptent encore sept ou huit millions et forment des Eglises séparées : en Arménie, en Syrie, en Mésopotamie, où ils portent le nom de jacobites à cause de Jacques Baradaï qui les organisa ; en Egypte où ils abandonnèrent le grec pour la langue nationale, le copte, d'où leur nom de coptes (qui est le nom grec des Egyptiens) ; et en Abyssinie, où les chrétiens passèrent au monophysisme sous l'influence de l'Egypte92. Tout ceci pour dire que ce qui est mystère de foi, c'est-à-dire fait réel mais inexplicable, demeure en partie caché, non au sens janséniste, mais dans la mesure où la raison humaine peut « sonder les richesses du Christ ». C'est pourquoi l'exégèse des Pères de l'Eglise, établie en réponse aux éternelles questions que ces mystères soulèvent, demeure le meilleur guide pour empêcher les fidèles d'errer dans la foi.

W. Blake, L'annonce aux bergers.

Les motifs de l'Incarnation

Convenance de l'époque

« Lorsqu'est survenue la plénitude du temps, Dieu a envoyé son Fils ... », écrit saint Paul dans la seconde épître aux Galates. Parole bien mystérieuse pour désigner une époque. Il convenait qu'un événement aussi important fût préparé et que la venue d'un Etre aussi parfait fût précédée de signes prédisposant le monde à le reconnaître et à l'accueillir. Mais pourquoi attendre si longtemps après la chute ? Et sinon, pourquoi n'avoir pas attendu la toute fin des temps afin que le Sauveur puisse réparer en bloc tous les péchés accumulés dans le cours de l'existence humaine ? L'homme, n'ayant pas fait l'expérience de la misère, au soir de la chute n'aurait pas reconnu son Sauveur, ni sans doute mesuré la gravité de sa faute. Au contraire, après de longs siècles d'indigence, l'humanité

92 Histoire de l'Eglise, exposition de l'histoire du salut, Paris, Fideliter, 1994.

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prenait conscience que Dieu lui manquait et aspirait à le retrouver. Et pourtant, il ne convenait pas non plus de retarder la mission du Sauveur jusqu'à la fin des temps, de peur que l'humanité entière qui l'attendait ne sombre dans le désespoir et n'oublie jusqu'au nom même de Dieu. Ainsi le Christ, qui devait aider l'humanité à se parfaire, devait venir avant une portion notable du genre humain dont il s'est fait le modèle et l'entraîneur, et c'est pourquoi il convenait que le Christ vint se placer au milieu des temps comme au centre des mondes. Et parce que cette époque a été déterminée par la Science et la Sagesse divine, elle mérite d'être appelée plénitude des temps.

Exprimée de façon certes moins doctrinale mais plus imagée et poétique que ne le fait le Père Sineux93, l'Eve de Péguy repose entièrement sur cette vision d'un certain « sens de l'histoire », et je ne résiste pas au plaisir de vous en livrer quelques vers, qui remettent en perspective toute l'histoire antique :

Et les pas d'Annibal avaient marché pour LuiDu fin fonds des déserts sous la porte Colline.

Jusqu'au fonds des frimats les Parthes avaient fuiSous le redoublement de la force latine.

Les éléphants d'Afrique avaient marché pour LuiDu fin fonds des déserts jusqu'aux portes de Rome,

Et pour Lui les soleils d'Israël avaient luiDu haut du Sinaï jusqu'au fin fonds de l'homme.

Et les pas de César avaient marché pour LuiDu fin fonds de la Gaule aux rives de Memphis.

Tout homme aboutissait auprès du divin Fils.Et Il était venu comme un voleur de nuit94.

Convenance de nature

Du côté de Dieu, « ce qu'Il avait constitué merveilleusement, Il sait le réparer plus merveilleusement encore95. » Seule l'Incarnation de son Verbe pouvait apporter à Dieu une compensation proportionnée à ses exigences. Et le bien est porté à se répandre. Avec la création, avait-Il fait le maximum ? Comment sa puissance et sa bonté seraient-elles jamais épuisées ? La preuve suprême de l'amour n'est-elle pas de vivre ensemble et ne faire qu'un ? Aux traits si nombreux et délicats qui ont déjà marqué sa prédilection pour la créature « faite à son image et à sa ressemblance », Dieu ajoute celui de « faire ses délices d'habiter parmi les enfants des hommes96. » En donnant son Fils, Il réalise l'union la plus étroite dont pourraient rêver les amis les plus attachés. Car lorsque les hommes déclarent ne faire plus qu'un, cela ne reste qu'une métaphore. Mais le Christ a réellement épousé notre nature dans l'unité de sa Personne, et par là il en a exclu toute possibilité de séparation.

Mais du côté de l'homme, l'Incarnation du Verbe n'était pas absolument nécessaire. Dieu pouvait se contenter de le remettre dans un état purement naturel, sans lui restituer les faveurs surnaturelles qu'il avait perdues par sa faute. Mais de par sa nature parfaite, il convenait que Dieu choisît la méthode la plus excellente. Et s'il est vrai que pour être aimé il faut aimer le premier,

93 (Référence principale pour cette partie). Initiation à la théologie de Saint Thomas, Paris, Téqui, 2005.94 Charles Péguy, Eve, Paris, Editions Sainte Madeleine, 2001, p. 166. 95 « Mirabiliter condidisti, et mirabilius reformasti », sentence liturgique. 96 Pr 8, 31.

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qu'est-ce qui serait le plus capable de regagner le cœur des hommes détournés de leur créateur sinon ce signe du plus grand amour concevable : « Dieu a tant aimé le monde qu'Il a donné son Fils unique97 » ? A sa présence, à son enseignement, le Dieu-Homme ajoute la leçon surprenante d'une vie exemplaire, d'une sanctification concrète, sur laquelle il est possible de prendre exemple. Cette « humanisation » du Verbe de Dieu n'est-elle pas la meilleure manière de promouvoir la « divinisation » du genre humain98 ?

Et nous aujourd'hui, en quoi ce mystère nous touche-t-il ?

La pensée divine est de constituer le Christ chef de tous les rachetés, de « tout ce qui a un nom dans ce monde et dans les siècles à venir99 », afin que par Lui, avec Lui et en Lui nous arrivions tous à l'union avec Dieu qui est la sainteté surnaturelle que Dieu réclame de nous.

Comment cela se réalise-t-il ? Le Verbe dont nous adorons la génération éternelle dans le sein du Père s'est fait chair. La Trinité a créé une humanité semblable à la notre, et dès le premier instant de sa création, l'a unie à la personne du Verbe, du Fils, de la deuxième personne de la Sainte Trinité. Ce Dieu-Homme est Jésus-Christ. Cette union est tellement étroite qu'il n'y a plus qu'une seule personne, celle du Verbe. Dieu parfait par sa nature divine, le Verbe devient, par son Incarnation, homme parfait. Mais se faisant homme, Il reste Dieu. Le fait d'avoir pris, pour se l'unir, une nature humaine, n'a pas amoindri la divinité. Le Verbe fait chair est donc adorable en son humanité comme en sa divinité, parce que sous cette humanité se voile la divinité.

Mais – et c'est ici une admirable révélation – cette plénitude de vie divine qui est en Jésus-Christ doit déborder de Lui jusqu'à nous, jusqu'au genre humain tout entier. La filiation divine qui est dans le Christ par nature et fait de Lui le propre Fils de Dieu doit s'étendre jusqu'à nous, de sorte que « le Christ n'est, dans la pensée divine, que le premier-né d'une multitude de frères » qui sont par la grâce, comme il l'est par nature, fils de Dieu : « c'est pour nous conférer l'adoption que Dieu a envoyé son Fils, dit saint Paul100, et voici qu'en Lui vous avez tout pleinement, parce qu'il est votre chef. » Et saint Jean dit de même : « Et tous nous avons reçu de sa plénitude101. »

Et nous, nous sommes concernés parce que le Dieu fait homme, né et mort dans le temps, a manifesté son désir et son pouvoir de demeurer parmi nous jusqu'à la consommation des siècles : « Je te suis présent par ma parole dans l'Ecriture, par mon Esprit dans l'Eglise et par les inspirations, par ma puissance dans les prêtres, par ma prière dans les fidèles102. » Noël, c'était la première communion du monde ...

97 Jn 3, 16. 98 St Augustin : Deus factus est homo, ut homo fieret deus.99 Ep 1, 21 : Quod nominatur non solum in hoc saeculo sed in futuro. 100 Ga 4, 5. 101 Jn 1, 16. Don Marmion, Le Christ, vie de l'âme, Paris, éd. De Maredsous, 1944. 102 B. Pascal, Pensées, 553.

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Quelle durée doit-on souhaiter à sa vie ?

Jacques-Bénigne Bossuet(texte proposé et présenté par Agnès de Ferluc)

Introduction

Ce discours fut prononcé au mois de décembre 1655 à Metz, au monastère des Bernardines du Petit-Clairvaux, à l'occasion des obsèques de l'abbesse, Yolande de Monterby. Bossuet était alors âgé de vingt-huit ans. Il s'agit sans doute de sa première oraison funèbre, alors qu'il jouissait déjà d'une grande réputation dans la région. On y retrouve des thèmes chers à saint Augustin, qu'il considérait comme l'un des plus grands Pères de l'Eglise, fidèle en cela à l'esprit de son siècle103.

L'oraison funèbre de Yolande de Monterby par Bossuet

« Ubi est, mors, victoria tua ? »« O mort, où est ta victoire ? »

I Cor., XV, 5

[L'oraison funèbre commence par l'exorde où Bossuet se propose de saisir cette occasion pour méditer sur la mort : il s'agira de montrer comment on peut la faire servir à l'immortalité. Voici le premier point (nous soulignons).]

C'est un fameux problème qui a été souvent agité dans les écoles des philosophes, lequel est le plus désirable à l'homme, ou de vivre jusqu'à l'extrême vieillesse, ou d'être promptement délivré des misères de cette vie. Je n'ignore pas, Chrétiens, ce que pensent là-dessus la plupart des hommes. Mais, comme je vois tant d'erreurs reçues dans le monde avec un tel applaudissement104, je ne veux pas ici consulter les sentiments de la multitude, mais la raison et la vérité, qui seules doivent gouverner les esprits des hommes.

Et certes il pourrait sembler au premier abord que la voix commune de la nature, qui désire toujours ardemment la vie, devrait décider cette question. Car si la vie est un don de Dieu, n'est-ce pas un désir très juste de vouloir conserver longtemps les bienfaits de son souverain ? Et d'ailleurs, étant certain que la longue vie approche de plus près l'immortalité, ne devons-nous pas souhaiter de retenir, si nous pouvons, quelque image de ce glorieux privilège dont notre nature est déchue?

En effet nous voyons que les premiers hommes, lorsque le monde plus innocent était encore dans son enfance, remplissaient des neuf cents ans par leur vie, et que, lorsque la malice s'est accrue, la vie en même temps s'est diminuée. Dieu même, dont la vérité infaillible doit être la règle souveraine de nos sentiments, étant irrité contre nous, nous menace en sa colère d'abréger nos jours, et au contraire il promet une longue vie à ceux qui observeront ses commandements. Enfin, si cette vie est le champ fécond dans lequel nous devons semer pour la glorieuse immortalité, ne devons-

103 Le texte dans son intégralité se trouve sur Internet. On le trouve aussi dans l'édition par Jacques Truchet des Oraisons funèbres de Bossuet, Paris Garnier, 1961, rééd. Folio Gallimard, 2004. Dans l'édition de référence, celle des Œuvres oratoires de Bossuet, de Charles Urbain et Eugène Levesque, Paris, Hachette, 1914, elle se trouve t. II, pp .266-273. Mes notes en sont largement tirées.104 Applaudissement : approbation.

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nous pas désirer que le champ soit ample et spacieux, afin que la moisson soit plus abondante ? Et ainsi l'on ne peut nier que la bonne vie ne soit souhaitable.

Ces raisons, qui flattent nos sens, gagneront aisément le dessus. Mais on leur oppose d'autres maximes, qui sont plus dures à la vérité, et aussi plus fortes et plus vigoureuses. Et premièrement je dénie105 que la vie de l'homme puisse être longue ; de sorte que souhaiter une longue vie, c'est n'entendre pas ses propres désirs. Je me fonde sur ce principe de saint Augustin : « Nihil est longum quod aliquando finitur106: Tout ce qui a fin ne peut être long. » Et la raison en est évidente ; car tout ce qui est sujet à finir s'efface nécessairement au dernier moment, et on ne peut compter de longueur en ce qui est entièrement effacé. Car de même qu'il ne sert de rien de remplir [des pages] lorsque j'efface tout par un dernier trait, ainsi la longue et la courte vie sont toutes égalées par la mort, parce qu'elle les efface toutes également.

Je vous ai représenté, Chrétiens, deux opinions différentes qui partagent les sentiments107 de tous les mortels. Les uns, en petit nombre, méprisent la vie ; les autres estiment que leur plus grand bien c'est de la pouvoir longtemps conserver. Mais peut-être que nous accorderons aisément ces deux propositions si contraires par une troisième maxime qui nous apprendra d'estimer la vie non par sa longueur mais par son usage, et qui nous fera confesser qu'il n'est rien plus dangereux108 qu'une longue vie quand elle n'est remplie que de vaines entreprises ou même d'actions criminelles, comme aussi il n'est rien plus précieux quand elle est utilement ménagée109 pour l'éternité. Et c'est pour cette seule raison que je bénirai mille et mille fois la sage et honorable vieillesse d'Yolande de Monterby ; puisque, dès ses années les plus tendres jusqu'à l'extrémité de sa vie qu'elle a finie en Jésus-Christ après un grand âge, la crainte de Dieu a été son guide, la prière son occupation, la pénitence son exercice, la charité sa pratique la plus ordinaire, le ciel tout son amour et son espérance.

Jacques-Bénigne Bossuet

Désabusons-nous, Chrétiens, des vaines et téméraires préoccupations dont notre raison est tout obscurcie par l'illusion de nos sens ; apprenons à juger des choses par les véritables principes ; nous avouerons franchement, à l'exemple de cette abbesse, que nous devons dorénavant mesurer la vie par les actions, non par les années. C'est ce que vous comprendrez sans difficulté par ce raisonnement invincible.

105 Dénier : contester.106 St Augustin, In Joan. (Sur l'évangile de Jean) XXXII, 9. Le texte original dit Quid est longum ...107 Sentiment : opinion, pensée.108 Latinisme pour "rien de plus dangereux".109 Ménager : utiliser judicieusement.

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Nous pouvons regarder le temps de deux manières différentes : nous le pouvons considérer premièrement en tant qu'il se mesure en lui-même par heures, par jours, par mois, par années, et dans cette considération je soutiens que le temps n'est rien, parce qu'il n'a ni forme ni subsistance ; que tout son être n'est que de couler, c'est-à-dire que tout son être n'est que de périr, et partant que tout son être n'est rien.

C'est ce qui fait dire au Psalmiste retiré profondément en lui-même dans la considération du néant de l'homme : Ecce mensurabiles posuisti dies110 : Vous avez, dit-il, établi le cours de ma vie pour être mesuré par le temps ; et c'est ce qui lui fait dire aussitôt après : "et substantia mea tanquam nihilum ante te, et ma substance est comme rien devant vous" ; parce que, tout mon être dépendant du temps, dont la nature est de n'être jamais que dans un moment qui s'enfuit d'une course précipitée et irrévocable, il s'ensuit que ma substance n'est rien, étant inséparablement attachée à cette vapeur légère et volage, qui ne se forme qu'en se dissipant, et qui entraîne perpétuellement mon être avec elle d'une manière si étrange et si nécessaire que, si je ne suis le temps, je me perds, parce que ma vie demeure arrêtée, et d'autre part, si je suis le temps, qui se perd et coule toujours, je me perds nécessairement avec lui : Ecce mensurabiles posuisti dies meos ; d'où, passant plus outre, il conclut : "In imagine pertransit homo, l'homme passe comme les vaines images" que la fantaisie111 forme en elle-même dans l'illusion de nos songes, sans solidité et sans consistance112.

Mais élevons plus haut nos esprits ; et, après avoir regardé le temps dans cette perpétuelle dissipation, considérons-le maintenant en un autre sens, en tant qu'il aboutit à l'éternité. Car cette présence immuable de l'éternité, toujours fixe, toujours permanente, enfermant en l'infinité de son étendue toutes les différences des temps, il s'ensuit manifestement que le temps peut entrer en

quelque sorte dans l'éternité : et il a plu à notre grand Dieu, pour consoler les misérables mortels de la perte continuelle qu'ils font de leur être par le vol irréparable du temps, que ce même temps, qui se perd, fût un passage à l'éternité, qui demeure. Et, de cette distinction importante du temps considéré en lui-même et du temps par rapport à l'éternité, je tire cette conséquence infaillible : si le temps n'est rien par lui-même, il s'ensuit que tout le temps est perdu auquel nous n'aurons point attaché quelque chose de plus immuable que lui, quelque chose qui puisse passer à l'éternité bienheureuse. Ce principe étant supposé, arrêtons un peu notre vue sur un vieillard qui aurait blanchi dans les vanités de la terre. Quoique l'on me montre ses cheveux gris, quoique l'on me compte ses longues années, je soutiens que sa vie ne peut être longue, j'ose même assurer qu'il n'a pas vécu. Que sont devenues toutes ses années ? Elles sont passées, elles sont perdues. Il ne lui en reste pas la moindre parcelle en ses mains, parce qu'il n'y a rien attaché de fixe ni de permanent. Que si toutes ses années sont perdues, elles ne sont pas capables de faire nombre. Je ne vois rien à compter dans cette vie si longue, parce que tout y est inutilement dissipé. Par conséquent tout est mort en lui ; et sa vie étant vide de toutes parts, c'est erreur de s'imaginer qu'elle puisse jamais être estimée longue.

Que si je viens maintenant à jeter les yeux sur la dame113 si vertueuse qui a gouverné si longtemps cette noble et religieuse abbaye, c'est là où je remarque, fidèles, une vieillesse vraiment vénérable. Certes, quand elle n'aurait vécu que fort peu d'années, les ayant fait profiter si utilement pour la bienheureuse immortalité, sa vie me paraîtrait toujours assez longue. Je ne puis jamais croire qu'une vie soit courte, lorsque j'y vois une éternité tout entière.

110 Ps 39 (38), 6.111 Fantaisie : imagination.112 Consistance : cohésion, solidité.113 Les Bernardines étaient chanoinesses, s'appelaient dames, ne recevaient que des filles nobles.

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Mais quand je considère quatre-vingt-dix ans si soigneusement ménagés, quand je regarde des années si pleines et si bien marquées par les bonnes œuvres, quand je vois, dans une vie si réglée114, tant de jours, tant d'heures et tant de moments comptés et alloués pour l'éternité, c'est là que je ne puis m'empêcher de dire : Ô temps utilement employé, ô vieillesse vraiment précieuse ! Ubi est, mors, victoria ? « Ô mort, où est ta victoire ? » Ta main avare n'a rien enlevé à cette vertueuse abbesse, parce que ton domaine n'est que sur le temps, et que la sage dame dont nous parlons, désirant conserver le sien, l'a fait heureusement passer dans l'éternité.[...]

Conclusion

Pour compléter cette lecture, on pourra apprécier les accents personnels de la très belle Méditation sur la brièveté de la vie, rédigée par Bossuet lorsqu'il avait 21 ans, et réutilisée à plusieurs reprises (Panégyrique de saint Bernard (1653), Sermon sur la Mort (1662), et enfin, dans la célèbre Oraison funèbre d'Henriette d'Angleterre (1670)). Elle a été récemment publiée par Constance Cagnat-Debœuf, dans son édition des Sermons. Le Carême du Louvre, folio classique, 2001. Il y médite ainsi : « Ma vie est de quatre-vingt ans tout au plus », et cela est bien peu de chose si on en ôte le sommeil, les maladies, les moments que l'on voudrait bannir de sa vie. Cependant, « ce que je fais dans le temps, passe par le temps à l'éternité [...] et si cette vie est si peu de chose, parce qu'elle passe, qu'est-ce que les plaisirs qui ne tiennent pas toute la vie, et qui passent en un moment ? Cela vaut-il bien la peine de se damner ? Cela vaut-il donc la peine de se donner tant de peine, d'avoir tant de vanité ? » Le temps est ce qui nous est donné pour réajuster notre désir.

La méditation sur la mort a pour seule fonction de souligner l'enjeu de la vie. La mort est ce dénouement où l'homme se fixera pour l'éternité sur ce qu'aura cherché son désir durant sa vie, il sera trop tard pour le changer – un peu comme la conclusion d'un sermon ou d'une dissertation où il est trop tard pour improviser de nouveaux développements et où il s'agit de ramasser ce qui a été avancé ! Bossuet, au siècle du théâtre, prend l'image de la pièce de théâtre : au dénouement, il n'y a pas vraiment de nouveau personnage qui surgisse (« Sermon du Mauvais Riche », 1662). Si ce désir s'est volontairement fixé sur le néant, ou s'est dispersé en une mulitude d'objets sensibles, il est peu probable qu'il ait pris forme de Dieu, même s'il faut faire la place à la miséricorde divine dont personne ne peut mesurer l'immensité (Bossuet, il est vrai, insiste plus sur le jugement que sur le pardon). Si à l'inverse l'homme a cherché Dieu, malgré d'inévitables chutes et péchés, il sera pour toujours uni à Celui que son désir a poursuivi.

Une bernardine

114 Réglé : soumis à des règles, d'où régulier, sage, édifiant.

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Les Hiéroglyphes de nos fins dernières de Valdés Leal :

déclin ou déclinaison de l'Espérance ?

Le Temps à l'aune de la Charité

Adrienne Hamy

« Au soir,C'est sur l'amour qu'on t'examinera

Apprends à aimerComme Dieu veut être aimé,Et laisse-là ta condition115. »

saint Jean de la Croix, Les dits de lumière et d'amour

Vanité des vanités, tout est vanité : le vrai temps est ailleurs

Les deux tableaux du Sévillan Valdés Leal116 dits des postrimerias s'insèrent dans toute une vague des héritiers et illustrateurs de l'Ecclésiaste, des Ubi sunt, et Contemptus mundi, et forment une représentation particulièrement frappante de la théologie des quatre fins dernières, les postrimerias : la mort, le jugement, l'enfer et le paradis. Ce sentiment de la vanité des choses de ce monde est complémentaire d'un autre : la peur de la mort, dont le souvenir ne doit pas obséder mais convertir le juste.

L'époque voit en effet naître la nécessité de l'expérience de l'horreur du macabre, citons par exemple le traité spirituel Audi, filia écrit par Jean d'Avila et tant médité par sainte Thérèse d'Avila117 : « Représentez-vous très nettement et posément votre corps étendu dans sa sépulture […] imaginez votre corps qui, après avoir été la nourriture des vers, se convertira en cendre et poussière […] Pensez donc comment, dans ce moment critique, vous paraîtrez devant le tribunal de Dieu, complètement nue et démunie, avec pour toute compagnie le bien ou le mal que vous aurez fait […] » Ainsi, l'insistance sur la décomposition relaie les descriptions horribles de la peur dans cette pastorale qui présente le cadavre comme le lieu privilégié de la conscience de soi.

C'est qu'au XVIIe le spectacle de la mort était monnaie courante : meurtres, épidémies (Séville voit sa population diminuer de moitié au cours du XVIIe, à la suite de cruelles pestes, en 1649 notamment) … et cette violence offrait une intense réalité du macabre, favorisant le développement d'une philanthropie particulière et d'une véritable ars moriendi. Or, la Confrérie de la Charité qui commanda les tableaux vers 1670 pour la décoration de l'église de son hôpital, était traditionnellement dévouée à l'enterrement du corps des exécutés. Nos deux toiles forment donc des pièces essentielles de la doctrine post-tridentine d'une nouvelle rhétorique pieuse, populaire et imagée, destinée à frapper les sens et l'imagination du plus grand nombre.

115 Saint Jean de la Croix, Les Dits de lumière et d'amour, José Corti, Paris, 1997, 59.116 1622-1690.117 Exemple cité et traduit par D. de Courcelles dans « Les fictions de la mort ou le prix de la légitimité du Discours

dans le Livre de la vie de Thérèse d'Avila » dans le recueil coordonné par A. Redondo, « La peur de la mort au siècle d'or en Espagne et en France », Paris, 1993.

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Des Discours de la Vérité : « Qui saura mourir à tout / Aura vie en tout118 »

Les messages allégoriques de Valdés Leal dépendent des intentions d'une personnalité complexe : Don Miguel de Mañara119, souvent identifié comme le modèle du Don Juan Tenorio de José Zorrilla, et qui, après une vie qu'il décrit lui-même sujette du « règne de Babylone », entre en 1662 dans la Confrérie de la Charité, en devient le bienfaiteur et en accélère et consolide l'expansion, et qui exprima son obsession pour la fragilité de la vie à travers la littérature, l'art et sa propre vie. Il signe l'apogée de la résurrection du thème et de son durcissement, obnubilé par l'angoisse de la mort et instigateur du programme iconographique de la chapelle de l'hôpital de la Confrérie ; et, si nos deux toiles correspondent à merveille à la morbidité des pensées de leur inspirateur, en mettant en image le discours dans la littéralité même de ses figures de style et de répugnance, elles n'offrent pas moins une lecture plus profonde encore et une technique éminemment expressive qui n'en font pas un commentaire servile.

Les avis convergent pour affirmer que Mañara et Valdés ont atteint là les extrémités de l'ascétisme120, les sommets du baroque dans la représentation du Memento mori. Le deuxième a su trouver chez le premier l'expression plastique de cet accompagnement sonore, lui-même sermon si pictural. Le lecteur-auditeur-spectateur, ému et impressionné, se sent constamment pris à parti, dans ses sens, son cœur et son âme, comme vive fin de la double et unique entreprise du peintre et de l'artiste.

Le Hiéroglyphe121, symbole choisi pour nos deux tableaux, dans son usage du Siècle d'Or est désigné comme un genre de peinture que les Egyptiens employaient pour les choses secrètes et très vénérables. Mais l'on peut déceler dans le cas qui nous concerne un léger décrochement par rapport à cette jouissance de l'ésotérisme réservée à un petit nombre, car il s'agit bien, pour les toiles qui nous occupent, de s'adresser au plus grand nombre, celui qui pénètre dans la chapelle de l'hôpital, et de l'impressionner durablement. Ici donc se rencontrent deux traits saillants de la culture de l'époque : d'une part la volonté du Concile de Trente de s'adresser y compris au plus humble, de manière imagée, d'où le développement d'une imagerie spécifique, le succès de la composition de lieu dans les Exercices spirituels ignatiens, l'expansion d'une rhétorique sacrée spécifique et renouvelée, et de l'impressionner. D'autre part la culture du symbole qui réclame une attention au détail.

Les thèmes macabres de l'église de la Charité répondent au programme iconographique conçu par Miguel de Mañara et constituent également une interprétation du Discours122 de ce dernier, dont les premiers mots sont : « Memento, homo, quia puluis es et in puluerem reuerteris123. Cette vérité est la première qui doit régner dans nos cœurs : poussière et cendre, corruption et vers, sépulcre et oubli. » et qui développe ensuite en vingt-sept brefs chapitres ce thème. Cette œuvre obéit à une ligne ascétique et populaire, la mort doit être le thème central de la vie de l'homme et de

118 St Jean de la Croix, op. cit., 170.119 1627-1679.120 Le titre du chapitre correspondant dans l'ouvrage de E. Orozco Diaz Manierismo e Barroco, Madrid, 1975, est

éloquent : « La Tendencia realista desbordante de la meditación ascética y su realización extremada en el estilo Barroco » (p. 125).

121 Voir J. Gallego, Vision et symbole dans la peinture du Siècle d'Or, Paris, 1968 ou encore S. Sebastian, Emblemática e historia del arte, Madrid, 1995.

122 M. de Mañara Discurso de la Verdad, quarta impression (sic), Madrid, Herederos de Antonio Gonçalez de Reyes, 1671. Nous utilisons la traduction de A. de Latour dans Don Miguel de Mañara. Sa vie, son Discours sur la Vérité, son Testament, sa profession de foi, Séville, 1857.

123 Souviens-toi que tu es poussière et que tu retourneras à la poussière.

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ses méditations. S'appuyant sur un grand nombre de citations bibliques et d'exemples, elle traite de la fugacité, du moment de la mort et de la précarité des gloires terrestres. Son auteur y sollicite en permanence, à la deuxième personne, l'attention visuelle de son lecteur et son imagination en des images mentales héritées de la méthode jésuite des Exercices spirituels ignatiens, ainsi lorsqu'il lui demande de contempler les deux montagnes de la Félicité de Babylone et celle de Notre-Seigneur :

« Vois sur deux champs de bataille […] deux armées en présence […] Regarde maintenant au pied de la montagne, vois ces martyrs ; admire leur foi […] ; écoute leurs gémissements […]. Jette ensuite les yeux sur toi-même »

En un clin d'œil … tu ressuciteras incorruptible.

J. de Valdés Leal, « In ictu oculi » , vers 1671, Hospital de la Caridad, Séville.

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La première toile: « In ictu oculi », « Hiéroglyphe de l'instant », est impressionnante de verticalité descendante et de dynamisme. Elle représente un squelette surgissant de l'ombre qui d'une main éteint la bougie de la vie, de l'autre tient une faux dont l'extrémité s'avance en agressant le spectateur et un imposant cercueil couvert d'un suaire, et de ses pieds foule un fouillis d'objets précieux : la sphère terrestre d'un univers réduit à un microcosme matériel, la pourpre, l'épée, l'armure, la palme et la plume des vaines victoires, les couronnes des inutiles ambitions, les mitres, crosse et croix des hauts postes ecclésiaux temporels et temporaires, les livres enfin du savoir flétri. Ces éléments forment un direct écho visuel aux déclarations de Miguel de Mañara : « Cherche les joyaux du palais des morts, que trouves-tu ? quelques toiles d'araignées. Et la mitre, et la couronne ? c'est encore là [dans le caveau funéraire] qu'ils [les amis et parents] l'ont laissée ! Remarque, ô mon frère, qu'il te faut aussi en passer par là124. »

Le processus de détachement se poursuit jusque dans les allusions cryptées contenues dans la représentation des ouvrages du premier plan inférieur. Le squelette foule dédaigneusement un ramassis de livres anciens (Pline, le savoir encyclopédique) et modernes (entre autres Suarez, éminent théologien jésuite de la deuxième moitié du XVIe, connu pour son esprit de mortification, son immense savoir patristique et scholastique et sollicité par les papes pour les plus importants débats ; les Commentaires de León de Castro sur le Prophète Isaïe, expression d'une culture humaniste extrêmement érudite : connaissance d'exégèses rabbiniques, des langues latines et grecques ; une histoire de Charles-Quint, parangon de la domination et de la gloire terrestres ; et un album de gravures représentant pour la congédier la vanité et l'importance de l'une de ces entrées urbaines triomphales des grands de ce monde dont les attributs jonchent le sol de l'espace pictural mis en scène). Tout cela est convoqué pour être foulé au pied. Et plus les œuvres sont irréprochables, plus l'impact est grand sur l'esprit du spectateur : même les théologiens les plus saints, même les plus grands souverains, même toute l'autorité de l'Antiquité sont futiles et doivent se flétrir face à la mort.

La portée en est donc éthique, il s'agit de faire un choix, entre Babylone et la Nouvelle Jérusalem, de se dépouiller du superflu pour gagner le paradis, le corps et le cœur libéré, ainsi que le dit le chapitre XVIII : les saints « vont se dépouillant de tout ce qui les empêche d'atteindre le faîte. Regarde ce roi jetant sa couronne, ce riche ses trésors, ce lettré ses livres, ce soldat ses armes. […] Comme ils vont en montant, […] tel qui, au départ, pouvait encore supporter la toge et les insignes de sa dignité, s'en dépouille dès les premiers pas, dès le second laisse son manteau, et aux derniers sa chemise même lui pèse125. » Royauté, richesse, savoir, vaillance, tout est sacrifié sur l'autel de la sainteté, au feu de la mort qui menace l'âme non préparée. Cette mort personnifiée et représentée est donc instrument de conversion entre les mains de Dieu, par la plume de Mañara et le pinceau de Valdés.

Ce squelette serait un nouveau Miguel de Mañara qui, juché sur les attributs des passions humaines dont l'amoncellement et l'opulence sont rendus dérisoires par leur simple cohabitation avec le crâne menaçant, s'adresserait à chaque fidèle entrant dans l'église ainsi décorée : « Que te servira d'être riche, puissant, grand ou petit ? […] Malheur à toi qui sillonnes la mer et la terre pour amasser des richesses que tu laisseras à d'autres, et qui, à l'heure où tu y penseras le moins, entreras tout nu dans un sépulcre rempli d'ossements et de têtes décharnées, et qui sera ton obscure demeure jusqu'à la fin des siècles126. » Suivent les exemples de Mathusalem, David, Alexandre, des pontifes

124 Ibid. chap. IV.125 Ibid. chap. XVIII.126 Ibid. chap. V.

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et des rois, dont les attributs sont bien présents dans la composition picturale, puis au chapitre VI d'un grand soudan d'Egypte faisant proclamer à l'article de la mort que le haillon de son suaire serait la seule richesse qu'il emporterait de son immense empire : ainsi Valdés montre le suaire trônant au-dessus des riches étoffes de pourpre, d'or et de soie foulées au pied, et enfin de Balthasar entouré de ses brocards et de son or et qui d'un seul coup voit s'écrouler à terre, ici littéralement, son rêve lorsque sur le mur la main mystérieuse trace : « Demain tu mourras127 ».

Et l'on pourrait encore citer le chapitre V : « Ces considérations, cher frère, te feront oublier le monde et son ivresse. Déjà le jour approche où la mort t'appellera128. » : il s'agit dans cette page et sur cette toile de trouver l'artifice technique qui permet d'illustrer l'instant, l'imminence, la fugacité : la position instable du squelette, installé de biais sur une sphère et un monceau d'objets tranchants ou fragiles disposés pêle-mêle aide à cette restitution, ainsi que la brutalité du geste de l'éteignoir, la main osseuse écrasant la flamme dans un jet de cire. Ces mitres et ces couronnes sont mises en scène dans la comédie de l'instant : « On a vu des gens qui n'ont été mariés que trois jours, des rois qui n'ont pas même essayé la couronne, des pontifes qui n'ont pas eu le temps de poser la tiare sur leur tête129. »

Le squelette qui remplit le tableau résume dans la nudité de son ossature le destin identique réservé à tout homme : « en nous retirant de la scène, nous nous retrouvons tous égaux, une même poussière, une même terre. Nous représentons ce que nous n'avons pas été, et nous ne sommes pas ce que nous représentons130. », de même au chapitre XIV : « Qu'importe, frère, que tu sois grand dans le monde si la mort te fait l'égal des petits ? Arrête-toi devant un ossuaire, rempli d'os de morts, et distingue dans le monde le riche du pauvre, le sage de l'insensé, le grand du petit, ce ne sont que des os, des têtes décharnées ; tous ont une même figure131 ».

« In ictu oculi », se détachant en lettres d'or sur le sombre fond, signifie que dans un clin d'œil les morts ressusciteront incorruptibles. L'œil du spectateur précisément est attiré par la position stratégique de ces quelques mots énigmatiques et dont il s'agit d'identifier la source, ici scripturaire, pour ensuite en extraire tout le suc moral, et ce, en regard de l'image dont il donne la clé de lecture. Il est tiré de la première épître de saint Paul aux Corinthiens132, l'épître de l'éloge de la Charité : « En un instant, en un clin d'œil, au son de la trompette finale, car elle sonnera, la trompette, et les morts ressusciteront incorruptibles, et nous, nous serons transformés133. » Il semble donc que cette annonce de la résurrection se trouve quelque peu en dissonance avec la vision très sombre et terrifiante à laquelle nous convie le redoutable squelette mouchant le cierge. Cette rencontre est féconde et procure un approfondissement et une transcendance à cette peinture de vanité dès son déchiffrement et le constat du sens ainsi donné : il ne s'agit pas de se lamenter sur notre condition mortelle mais de gagner notre immortalité.

A la recherche de la glorification vraie

Le parallèle est plus frappant encore pour « Finis gloriae mundi ». Le texte de Mañara projette les images mentales dispensatrices de l'atmosphère macabre qui auréole le ballet de

127 Ibid. chap. V.128 Ibid. chap. V.129 Ibid. chap. VII.130 Ibid. chap. VI.131 Ibid. chap. XIV.132 1 Co 15 52.133 La traduction utilisée est celle de l'édition de 2000 de la Bible de Jérusalem.

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cadavres de Valdés, toute action, toute piété doit s'accompagner de l'intime certitude de la mort :

« Si nous avions devant les yeux la vérité, c'est-à-dire, il n'y en a pas de plus grande, si le linceul de la mort que nous devons revêtir était sans cesse envisagé par nous (…) tu oublierais les honneurs et les vains états du siècle134. »

J. de Valdés Leal, « Finis gloriae mundi », vers 1671, Hospital de la Caridad, Séville.

« O moment où tout se gagne ou se perd135 ! »

134 M. de Mañara, op. cit., chap. IV.135 Ibid. chap. XIV.

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Ce deuxième tableau en effet constitue la suite du premier, l'instant y faisant place à l'éternité. Deux personnages y incarnent la mort dans leur cercueil ouvert : un évêque dévoré par les vers grouillants le rendant ainsi presque plus vif que mort, et un chevalier de Calatrava, qui pourrait être Miguel de Mañara lui-même. Le trajet à emprunter par l'œil docile est dicté par le pinceau de l'artiste : du plan horizontal des cercueils aux chairs corrompues vers l'arrière-plan des fouillis d'ossements oubliés et anonymes de la crypte et des oiseaux de l'obscurité, chauve-souris et chouette, pour aboutir dans un mouvement d'ascension sur une main christique et percée tenant deux plateaux en équilibre d'un balance mettant en jeu les péchés capitaux symbolisés par divers animaux (chien de la colère, chèvre de l'avarice, singe de la luxure, paon de l'orgueil, chauve-souris de l'envie, porc de la gourmandise, paresseux de la paresse …) et la vertu, l'oraison et la pénitence (Sacré-Cœur couronné du I-H-S jésuite, livres, disciplines …) : « O justice de Dieu ! comme tu égales dans la mort l'inégalité de la vie136 ! »

Dans certains passages, l'écrit spirituel semble presque dicter au pinceau les éléments iconographiques à placer dans la composition et en même temps inviter le spectateur à pénétrer dans la toile, à se pénétrer de sa leçon morale : « si tu considérais les vers immondes qui devront dévorer ce corps, et combien il sera laid et abominable dans la sépulture, et comment les yeux qui lisent maintenant cette page devront être dévorés par la terre, et comment ses mains seront aussi dévorées et se dessécheront, et comment cette soie et tout ce luxe qui te pare aujourd'hui seront changés en un suaire pourri, l'ambre en puanteur, ta beauté, ta grâce, en vers de terre, ta famille et ta noblesse en la plus grande solitude qui se puisse imaginer, entre dans un caveau funéraire […] toute ta machine doit se décomposer en ossements arides, horribles, effrayants ; à ce point que celui ou celle de qui tu te crois à présent le mieux aimé, fût-ce ta femme, ton fils, ou ton mari, à l'instant même où tu cesseras d'être, éprouvera de l'horreur à te voir. »

Les mots « Finis gloriae mundi » se trouvent écrits, eux, sur une banderole représentée au bas du tableau, au premier plan, et en rendent manifeste l'intention morale : les plus grandes gloires du monde finissent rongées par les vers. Il faut cette fois penser à lire les deux hiéroglyphes à la suite : ils présentent en effet les deux aspects de la mort comme fin et comme début. La mort (dans « In ictu oculi ») rend l'existence terrestre futile et la prive de sens mais simultanément permet la libération de l'âme pour un jugement qui va précisément porter sur la manière dont cette dernière a dirigé ou non sa vie mondaine selon la pensée de la mort (« Finis gloriae mundi »).

Enfin, la double inscription sur les plateaux de la balance tenue par la main stigmatisée du Christ juge dans le tableau de la « Finis gloriae mundi » : « NI MAS » et « NI MENOS », « ni plus » et « ni moins ». Comment le fidèle doit-il les interpréter ? Dans le mouvement ascendant qu'emprunte le regard dans la contemplation du tableau, l'œil rencontre alors la conclusion qui s'impose, essentielle : sur cette balance s'équilibrent les péchés capitaux « ni mas » et les instruments de la prière et de la pénitence « ni menos » selon l'interprétation de P. Civil137, ou encore, selon celle de J. Brown138, rien de plus (« ni mas ») n'est nécessaire pour la damnation que le péché, et rien de moins (« ni menos ») pour la salvation que la prière et la pénitence. Quelle est alors la fin de ce véritable sermon iconographique ? La prière et la pénitence sont-elles suffisantes pour assurer le Salut ? Quelque chose de plus semble implicitement requis pour faire pencher la balance en faveur du paradis.

136 Ibid. chap. XIV.137 In A. Redondo, op. cit., p. 48.138 Voir sa thèse révisée : Hieroglyphs of Death and Salvation : The Decoration of the Church of the Hermandad de la

Caridad, Seville. in The Art Bulletin, Vol.52, N°3, Sept. 1970, pp 256-277.

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La Charité, antidote contre l'impasse temporelle du désespoir

Considérés seuls, en eux-mêmes, ces tableaux ne seraient qu'une illustration de plus, mais inspirée, d'une utilisation moralisatrice du macabre et de son interprétation néo-stoïcienne. Si l'on s'arrête en effet à une interprétation purement humaine, ou romantique, de ces toiles, à cette condamnation du néant terrestre et à ce lancinant questionnement sur la salvation, ne resterait plus que désespoir stérile. C'est que l'on n'a pas envisagé l'ensemble du programme élaboré par Miguel de Mañara, rendant la méditation du fidèle sur les quatre fins dernières à la fois plus humaine et plus spirituelle, c'est qu'il manque quelque chose de plus, et ce petit quelque chose c'est la plus haute vertu théologale sans laquelle le reste n'est que cymbale qui retentit : c'est la charité, à l'exercice de laquelle se dévoue la Confrérie, la charité qui vient racheter l'homme.

Car ces deux tableaux font pendant à six toiles qui forment une antithèse stylistique et un complément mystique : ce que l'on pourrait nommer les « Hiéroglyphes de la miséricorde » de Murillo. Le deuxième Hiéroglyphe de Valdés est le maillon dans la chaîne de la miséricorde et dans le système de pensée qui a présidé à la conception de tout le cycle décoratif de l'église de l'hôpital. Sans les six « hiéroglyphes de la charité » que sont les six toiles commandées par Mañara à Murillo, parfaite antithèse stylistique de Valdés Leal, la lecture est incomplète139 et le désespoir peut alors surgir. Mais la charité est la route royale vers le salut, la lumière qui éclaire les pèlerins gravissant avec effort le Mont de Notre-Seigneur, du fidèle frappé d'entrée par la vision terrifiante des hiéroglyphes des postrimerías accrochés dans l'ombre derrière le chœur et amené par étapes au scintillant autel.

Elle se décline en six actes charitables dont la représentation était à l'origine répartie à droite et à gauche sur le mur menant de l'entrée à l'autel : nourrir les affamés dans l'Episode des cinq pains et deux poissons140, donner à boire aux assoiffés dans Moïse et les eaux de Mara141, vêtir celui qui est nu dans le Retour du fils prodigue142, accueillir l'étranger dans Abraham et les trois anges143, visiter les malades dans le Christ et le paralytique144, assister les prisonniers dans la Libération de saint Pierre145, et enfin, apothéose finale qui résume la vocation originelle de la confrérie elle-même récapitulée dans la personne du Christ : enterrer les morts, le retable par Francisco de Rivas et Bernardo Simon de Pineda, sur le maître autel : La mise au tombeau du Christ146, couronnée d'une personnification sculptée de la Charité entourée elle-même d'une mandorle et de deux anges portant les instruments de la Passion. Ils correspondent à une quadruple extension de la vocation de la confrérie selon la volonté de Mañara à son arrivée à la tête comme hermano mayor : un hospice pour soigner et nourrir les plus démunis, un service d'ambulance pour recueillir les malades et les abandonnés, une infirmerie, une éducation chrétienne.

Deux tableaux supplémentaires, cette fois non rectilignes mais incurvés, de Murillo viennent enrichir le cycle et boucler le programme : La Charité de saint Jean de Dieu147, fondateur de

139 Voir J. Brown, op. cit.140 B. Murillo, Eglise de la Charité, Séville.141 B. Murillo, Eglise de la Charité, Séville.142 B. Murillo,National Gallery of Art, Washington D.C.143 B. Murillo, National Gallery of Canada, Ottawa.144 B. Murillo, National Gallery of Art, Londres.145 B. Murillo, Musée de l'Hermitage, Saint-Pétersbourg.146 Pineda, Roldan, Valdés Leal, Murillo, maître-autel, Eglise de la Charité, Séville.147 B. Murillo, Eglise de la Charité, Séville.

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l'hospice proche de Grenade, et Sainte Elizabeth de Hongrie soignant les malades148, de part et d'autre de la première baie de la nef. Ces deux saints plus récents et de noble origine sont offerts comme exemples aux membres de la confrérie afin que ces derniers exercent vraiment la charité de manière personnelle et effective, pour atteindre la sainteté et le salut.

Il s'agit d'une véritable mise en scène baroque orchestrée par Mañara, l'entrée étant encadrée par les deux œuvres du ténébreux Valdés Leal, l'allée ceinte de part et d'autre par six tableaux du tendre Murillo, l'imposant et somptueux groupe sculpté par Pineda qui figure la Mise au Tombeau du Christ. Les quatre postrimerías : mort, jugement, ciel et enfer sont donc bien présentes. La mort et le jugement ont été dépeints dans les deux Hiéroglyphes de Valdés, le ciel et l'enfer attendaient le résultat de la pesée divine. Et c'est la vertu de charité qui vient triompher de la mort, et s'exprime dans tout le corps de l'église, élément unificateur et revivificateur.

Conclusion

Les œuvres de Valdés Leal ont en quelque sorte été déjà lues avant que d'être composées : elles illustrent une thématique résolument baroque, celle de la tension permanente, de la dialectique féconde entre la parole et l'image, dans une société angoissée par les fins dernières et accoutumée à la lecture des symboles et à l'exercice de l'énigme. Il s'agit pour l'artiste, sur la lancée du Concile de Trente149 et notamment de sa vingt-cinquième session, d'instruire le peuple des fidèles, mais également de pousser par tous les recours de l'expressivité, de la séduction, de l'allégorie à adorer Dieu. Véritables sermons iconographiques et cryptés de l'intérieur, inspirés de la tradition scripturaire des vanités portée à son expression la plus aigüe et terrible par le Discours de leur inspirateur, leur contenu serait faussé s'il n'était mis en rapport avec le reste du cycle qu'il faut parcourir en le déchiffrant selon le chemin scénographié, terrible et sublime mis en place dans le corps même de l'église. La clé en est la charité, vainqueur du désespoir et du péché qui y mène, lumière pour éclairer les œuvres des membres de la Confrérie et des fidèles de tous les temps. Magistrale école de l'âme, ils procèdent à la sollicitation des émotions, sentiments et appel des sens par le jeu des couleurs et des mouvements, et se font entendre tout autant que voir.

148 B. Murillo, Eglise de la Charité, Séville.149 Voir E. Mâle, L'Art religieux après le Concile de Trente, Paris, 1932.

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Le temps de la conversion

Sundar Ramanadane

L'article que le lecteur découvre n'a pas été planifié de longue date, il n'a pas reçu le soin et l'attention de mes autres articles, la volonté de discuter des positions diverses relativement à un objet fixé il y a des mois. D'ailleurs, sa rédaction n'a pris à l'auteur qu'une nuit, bien que le propos ait été médité quelques heures il y a quelques jours. Qu'il le lise plutôt comme une réaction, brève, qui suit une lecture passionnée de Christ, Seigneur et fils de Dieu150 de Bernard Seboüé. Ce livre exceptionnel sur l'historicité de la réception de Jésus comme fils de Dieu par un processus long d'inculturation de l'Empire romain, qui est passé par la tenue d'un grand nombre de conciles qui ont eu pour tache de définir la foi chrétienne d'origine orientale dans des concepts gréco-romains et la répression de plusieurs hérésies, croise mon propre itinéraire de catéchumène et fait écho à des questions que nous nous sommes posés lors des rencontres du catéchuménat sur la compréhension progressive que nous avons de Jésus. On n'insistera jamais assez sur la notion de devenir qui est au cœur de la conversion, qu'on entendra autant comme entrée dans l'Eglise que comme renouvellement de l'adhésion à la doctrine, et on pourra alors se souvenir ici des très belles pages de Pascal dans Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies151 sur la conversion durant une épreuve de souffrance ; par ailleurs et comme dit Irénée de Lyon, il faut dissocier la foi, qui est donnée, de la compréhension que nous avons de celle-ci, qui est un devenir et qui se déploie dans le temps. J'aimerais ici, surtout, parler de l'ouvrage de Sesboüé à l'angle du thème de ce Sénevé, en me posant la question de l'historicité de la conversion, qui est un devenir qui part d'une foi qui, elle, est donnée.

L'ouvrage de Sesboüé est une réponse, une réponse au Comment Jésus est devenu Dieu152 de Frédéric Lenoir. Ce dernier soutient la thèse que Jésus était considéré à ses débuts comme un homme exceptionnel, certes, mais non de nature divine. Dans son argumentation, Jésus est devenu Dieu à la suite de propositions politiques des empereurs romains qui auraient voulu définir un dogme unique, dogme renforcé par le choix de textes qui lui font écho. Sesboüé contredit cette thèse, assurément : il montre que les premiers chrétiens, dont saint Paul, croyaient à la divinité du Christ, il montre par ailleurs que le rôle des empereurs était d'être des arbitres qui favorisaient toujours les mouvements majoritaires de l'Eglise, qui étaient assez éloignés de la théologie et qui voulaient surtout conserver une paix sociale. Reste alors à expliquer pourquoi tant de conciles, pourquoi des hérésies telles que l'arienne et la nestorienne.

La lecture de Sesboüé est enrichissante, à l'interprétation politique qui devient assez appauvrissante – car elle fait de l'adoption de la divinité du christ le fruit d'un processus de décision motivé par les intérêts des empereurs – l'auteur propose une autre lecture par le terme d'inculturation. L'inculturation est un terme utilisé en missiologie chrétienne pour désigner la manière d'adapter l'annonce de l'Evangile dans une culture donnée153. Elle désigne la manière dont

150 B. Sesboüé, Christ, Seigneur et fils de Dieu, Lethielleu, Paris, 2010.151 Ce texte peut par exemple être trouvé à l'adresse http://www.biblisem.net/meditat/pascprie.htm .152 F. Lenoir, Comment Jésus est devenu Dieu, Fayard, Paris, 2010.153 Cette notion est proche, mais sensiblement différente, de l'acculturation en sociologie. En effet, l'acculturation concerne le contact et la relation entre deux cultures, tandis que l'inculturation concerne la rencontre de l'Evangile avec les différentes cultures. L'acculturation est un concept anthropologique et l'inculturation, un concept théologique qui trouve son origine dès le XVIIIe siècle avec la querelle des rites qui avait interpellé les autorités catholiques sur la liturgie utilisée par les jésuites de Chine.

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les peuples, par leurs concepts, s'approprient le message de l'Evangile et l'assimilent. Ayant montré la croyance originelle en la divinité du Christ, par Paul de Tarse et les Evangiles, mais aussi par des textes romains extrêmement critiques vis-à-vis de la religion pratiquée par les chrétiens, Sesboüé part de ces mêmes critiques pour montrer comment, à l'aune de ce concept d'inculturation, l'Empire romain a assimilé le christianisme. Les romains sont tout d'abord en face d'un culte qui est, relativement à leur paganisme, l'altérité même. Ils ne comprennent pas pourquoi on peut vénérer un homme, dire qu'il est tout à fait homme et tout à fait Dieu. Le rôle de Paul est d'ailleurs fondateur, car celui qui franchit le Bosphore est un des agents de cette inculturation, en tentant de traduire dans l'Empire romain, de culture grecque et latine, la croyance chrétienne qui vient d'orient. Pourtant, le message de l'Evangile, l'unique Dieu qui s'est manifesté, rencontre un succès relativement rapide, il conquiert des minorités (élites ou diasporas) et se diffuse rapidement au point d'être adopté par Constantin154.

Toutefois, devenue majoritaire, la croyance originelle en la divinité du Christ est vivement critiquée au point de provoquer deux hérésie majeures qui sont la l'hérésie arienne et l'hérésie nestorienne. Alors que Frédéric Lenoir affirme que ces hérésies auraient eu pour mérite de faciliter l'œcuménisme avec les autres monothéismes, quitte à perdre l'essence même de la foi chrétienne qui est d'être en communion par le Christ avec Dieu, et qu'elle n'ont pas subsisté à cause de la seule volonté politique, Bernard Sesboüé, lui, montre que ces hérésies révèlent la résistance de la pensée traditionnelle de Rome à la nouveauté chrétienne. Il montre que les conciles de Nicée et Chalcédoine, loin de juger partialement les hérétiques, ont eu pour tâche d'expliciter la doctrine, non pas en donnant une vision officielle, mais en traduisant dans une langue, puis dans des cadres conceptuels greco-romains des concepts qui venaient d'une tradition biblique. Ce qui donne dans le crédo :

Cyrille d'Alexandrie terrassant Nestorius (Eglise saint Nicolas de Mala Strana, Prague)

154 Selon un processus qui rappelle Norbert Elias, bien qu'elle ne parte pas que des élites, cf. La Civilisation des mœurs.

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« genitum, non factum, consubstantialem patri, per quem omnia facta sunt. Qui propter nos homines et propter nostram salutem, descendit des cœlis. Et incarnatus est de spirito sancto ex maria virgine et homo factus est…155 »

Le genitum, non factum corrigeant l'hérésie arienne, et le consubstantialem etc. rectifiant la spéculation nestorienne. C'est à force de crises, surmontées, que le christianisme s'est trouvé assimilé à la pensée de Rome par un processus d'inculturation. Loin de se limiter à une critique de la position adverse, Sesboüé propose une nouvelle lecture de la conversion de l'Empire, il insiste sur l'historicité de la compréhension de la foi, qui dissocie la foi, une et donnée dans son entièreté mais aussi dans son altérité, de la compréhension théologique qui se place dans un temps long de conversion des cultures qui doivent traduire dans leur tradition conceptuelle le message de l'Evangile.

La conversion se joue à plusieurs échelles, il y a l'échelle de la société, mais aussi l'échelle des personnes ; et c'est tout l'intérêt de l'ouvrage que de nous inviter à sa toute fin à opérer ce passage de l'échelle la plus grande, à l'échelle la plus fine, en nous invitant à penser que le processus de réception de la foi dans l'Empire est analogue à notre propre conversion, que l'on soit catéchumène ou encore croyant dans la foi depuis un certain temps. Les Evangiles sont des dispositifs complexes, qui nous placent tout d'abord dans une extériorité par rapport à la figure de Jésus, et en cela nous sommes comparables à la foule qui suit Jésus, puis dans une forme d'intimité avec lui, en nous invitant à devenir comme les apôtres des disciples du Christ. Enfin, nous reconnaissons après son martyr et sa résurrection sa nature divine. La lecture des Evangiles est en soi un temps de conversion par lequel nous apprenons à connaitre la foi, il est aussi l'image du croyant, qui va vers toujours plus de connaissance de Dieu. De même, s'il est vrai que la foi nous est donnée par la Grâce dans son altérité divine alors que nous ne sommes pas dignes de la recevoir, s'amorce alors un mouvement, qui est celui de la conversion et qui consiste à assimiler, non sans résistance de notre part, non sans un effort pour intégrer cette altérité, don gratuit de Dieu, le dogme et son message, à notre propre personne, le message chrétien.

L'apport de Sesboüé est alors de nous amener à penser ce temps de conversion qui est analogue à la conversion de l'Empire en ce sens qu'elle nous met à l'écoute d'une parole inouïe, d'une radicale différence avec tout ce qu'il nous a été donné de comprendre jusqu'à présent. La foi donnée, Sesboüé nous invite à la penser à notre mesure d'un point de vue théologique, à mettre des mots sur celle-ci. Ce qui est vrai pour le catéchumène, qui passe cela dit de l'incroyance à la croyance, l'est aussi pour tout chrétien et l'on pourrait soutenir que la vie entière est un temps de conversion, temps durant lequel nous renouvelons notre adhésion à Dieu, dans un mouvement qui va vers toujours plus d'approfondissement.

L'essai de Sesboüé est un éloge de la théologie et une invitation à nous y adonner, mais nous pourrions étendre ce qu'il dit de la conversion au dogme à la conversion des cœurs. Il faut alors définir la conversion non pas comme un passage du néant à la foi, mais comme le fait Pascal comme un mouvement qui dure une vie et qui nous rapproche de Dieu, au sens étymologique donc, puisque conversion signifie « se tourner vers » et implique ainsi d'être dans une écoute active de la Parole. Ce temps de conversion, par lequel la personne croyante tente de se tourner vers Dieu et ce faisant saisit son objet, la foi, est un mouvement inachevé et subjectif, il est fait de mouvements rapides, de lenteurs, de chutes et d'élans, ce temps de conversion est au cœur du temps du croyant.

155 « Engendré, non pas créé, de même nature que le Père et par lui tout a été fait. Pour nous les hommes et pour notre salut, il descendit du ciel. Par l'Esprit Saint, il a prit chair de la Vierge Marie et s'est fait homme ... » (Traduction liturgique).

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De la conversion au dogme nous pouvons parallèlement nous ouvrir à une autre conversion qui est celle du cœur car « Il y a loin de la connaissance de Dieu à l'aimer156 ».

Le Credo, que nous disons à la messe, illustre ces pensées, il est un signe historique de l'adhésion d'un empire à la Doctrine, la doctrine même, mais aussi le signe de notre conversion, de notre ouverture à la parole qui nous est donnée par la Grâce de Dieu et de la détermination que nous avons à placer notre vie sous ce temps de la conversion.

Le pape Sylvestre et l'empereur Constantin

156 B. Pascal, Pensées, L. 377, S. 409.

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Le temps et la liturgie

Maximin Cès

« Sans interruption, tout le jour et toute la nuitse répète sur la terre la divine psalmodie des chants inspirés ;

il n'est pas d'heure du jour qui ne soit sanctifiée de sa liturgie propre,il n'est pas de période de la vie qui n'ait sa place dans l'action de grâces,

la louange, les demandes et la réparationde cette solennelle et commune prière

du Corps mystique du Christ, qui est l'Église157. »

Aperçu de l'année liturgique

Qu'est-ce que la liturgie ? Voilà ce que répond Dom Guéranger, dans le premier chapitre de ses Institutions liturgiques :

« La Liturgie, considérée en général, est l'ensemble des symboles, des chants et des actes au moyen desquels l'Eglise exprime et manifeste sa religion envers Dieu. [...] Confession, Prière, Louange : tels sont les actes principaux de la religion ; telles sont aussi les formes principales de la Liturgie158. »

Tout au long de l'année, l'Eglise nous propose, dans sa liturgie, de suivre l'histoire du Salut : l'année liturgique. Cet ensemble, dont le plan est tracé par la sainte Eglise elle-même, fournit le drame le plus sublime qui puisse être offert à l'admiration humaine. L'intervention de Dieu pour le salut et la sanctification des hommes, la conciliation de la justice avec la miséricorde, les humiliations, les douleurs et les gloires de l'Homme-Dieu, la venue et les opérations de l'Esprit Saint dans l'humanité et dans l'âme fidèle, la mission et l'action de l'Eglise : tout y est exprimé de la manière la plus vive et la plus saisissante ; tout arrive à sa place par l'enchaînement sublime des anniversaires. Il y a dix-huit siècles qu'un fait divin s'accomplissait ; son anniversaire se reproduit dans la Liturgie, et vient rajeunir chaque année dans le peuple chrétien le sentiment de ce que Dieu opéra il y a tant de siècles159.

Temps linéaires et temps cycliques

L'enchevêtrement de temps cycliques et linéaires est inscrit dans la création : le récit de la Genèse est scandé par le constat « Il y eut un soir, il y eut un matin160 », suivi du décompte des jours. En filigrane de la croissance de la vie, de son histoire, on retrouve toujours plusieurs cycles entremêlés : l'alternance du jour et de la nuit, des différentes saisons et pour les hommes, de la semaine. Chaque soir, le soleil se couche, pour se lever à nouveau à l'aube. Chaque année, la vie renaît au printemps, et semble mourir sitôt entrée dans l'hiver. Cette disposition est tellement constitutive de notre nature que nous arrivons presque à répéter des événements révolus, des faits historiques, par le biais d'anniversaires et de commémorations diverses.

157 Pie XI, lettre encyclique Caritate Christi, mai 1932.158 Dom Guéranger, Institutions liturgiques, chap. I : notions préliminaires.159 Dom Guéranger, Introduction à l'année liturgique, éditions DMM, 1995, p.19.160 Gn 1, 5.

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Les fêtes religieuses

La liturgie, comme le Salut, se base sur cet enracinement de l'homme dans le temps. La preuve en est qu'après avoir travaillé à la création du monde, Dieu institue le sabbat : « Dieu bénit le septième jour et le sanctifia, car il avait alors chômé après tout son ouvrage de la création161 ». Et encore : « Le sabbat a inscrit l'Alliance dans le temps, en la mettant en relation avec le septième jour de la création. Le christianisme a conservé ce rapport162 ». Dieu étant à la fois notre Créateur et notre Sauveur, les fêtes religieuses ont une dimension cosmique ou historique, ou les deux.

« L'Acien Testament présente une double division du temps. L'une est déterminée par les fêtes qui font écho à la Création – semailles, récoltes et fêtes de tradition nomade – et en même temps célèbrent les interventions de Dieu dans l'histoire163. »

Les trois principales formes de la liturgie

Pourquoi donc la liturgie se déploie-t-elle le temps ? Nous pourrions bien fêter chaque dimanche la Résurrection du Seigneur, en choisissant les textes de notre choix, sans tenir compte de périodes ou de saisons liturgiques ; l'Eglise aurait pu laisser entièrement le choix des psaumes et autres textes de la liturgie des heures. Et pourtant il n'en est pas ainsi. Un peu plus haut, Dom Guéranger nous a appris les trois formes fondamentales de la liturgie : la confession, la prière et la louange.

161 Gn 2, 3.162 J. Ratzinger, L'Esprit de la liturgie, éditions Ad solem, p.81.163 Ibid.

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Par la confession, « l'Eglise fait hommage à Dieu de la vérité qu'elle en a reçue164 ».

« La sainte liturgie nous met sous les yeux le Christ tout entier et dans toutes les conditions de sa vie, c'est-à-dire, celui qui est le Verbe du Père éternel, qui naît de la Vierge Mère de Dieu, qui nous enseigne la vérité, qui guérit les malades, qui console les affligés, qui endure les douleurs, qui meurt et qui, ensuite, triomphant de la mort, ressuscité, qui régnant dans la gloire du ciel répand sur nous l'Esprit Saint, qui vit perpétuellement dans son Eglise165 ; »

Par cette solennelle affirmation du dogme, l'Eglise nous enseigne les mystères de Dieu :

« Il n'est pas un seul point de la doctrine chrétienne qui ne soit non seulement énoncé dans le cours de l'Année liturgique, mais inculqué avec l'autorité et l'onction que la sainte Eglise a su déposer dans son langage et dans ses rites si expressifs. La foi du fidèle s'éclaire ainsi d'année en année, le sens théologique se forme en lui ; la prière le conduit à la science. Les mystères restent mystères ; mais leur splendeur devient si vive que l'esprit et le cœur en sont ravis, et nous arrivons à prendre une idée des joies que nous apportera la vue éternelle de ces divines beautés qui, à travers le nuage, ont déjà pour nous un tel charme166. »

C'est là le Cycle divin où rayonnent à leur place toutes les œuvres de Dieu167. La méditation de ces mystères, de l'histoire du Salut, proposés tout au long de l'année liturgique « nous met sous les yeux les exemples que nous avons à imiter ; elle nous indique les trésors de sainteté que nous pouvons nous approprier168 . » De là vient aussi les nombreuses fêtes des saints présentes au calendrier :

« S'il est besoin que l'impression du type divin en nous soit favorisée par un rapprochement avec les membres de la famille humaine qui l'ont le mieux réalisé, l'enseignement pratique et l'encouragement ne nous arrivent-ils pas par nos chers Saints dont le Cycle est comme étoilé ? En les contemplant nous arrivons à connaître la voie qui mène au Christ, comme le Christ nous offre en lui-même la Voie qui conduit au Père. Mais au-dessus de tous les Saints, Marie resplendit plus éclatante que tous, offrant en elle-même le Miroir de justice, où se reflète toute la sainteté possible dans une pure créature169. »

Ce faisant, cette médiation nous excite à la prière, « par laquelle l'Eglise exprime son amour, son désir de plaire à Dieu, de lui être unie170 ». Enfin, « dans l'année liturgique, [...] il faut voir comme un hymne de louanges magnifique que la famille des chrétiens, par Jésus, son perpétuel conciliateur, fait monter vers le Père céleste171. »

Faire croître la vie divine en nous

Pour autant, la liturgie ne serait-elle que le lieu d'un enseignement théologique, d'une exhortation, d'une louange éphémère ? Bien sûr que non. De même que la plante croît sous l'alternance naturelle de l'ensoleillement, des jours, des saisons, la vie surnaturelle que Dieu plante en nous au jour de notre baptême augmente, nourrie des sacrements, au fur et à mesure des jours et des saisons liturgiques : « en commémorant ainsi les mystères de Jésus-Christ, la liturgie sacrée se

164 Dom Guéranger, Institutions liturgiques, chapitre I : notions préliminaires.165 Pie XII, Lettre encyclique Mediator Dei, novembre 1947.166 Dom Guéranger, Introduction à l'année liturgique, éditions DMM, 1995, p.21.167 Ibid. p.16.168 Pie XII, op. cit.169 Dom Guéranger, Introduction à l'année liturgique, éditions DMM, 1995, p.22.170 Dom Guéranger, Institutions liturgiques, chapitre I : notions préliminaires.171 Pie XII, op. cit.

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propose d'y faire participer tous les croyants en sorte que le divin Chef du Corps mystique vive en chacun de ses membres avec toute la perfection de sa sainteté172. »

« Ainsi l'année liturgique, qu'alimente et accompagne la piété de l'Eglise, n'est-elle pas une représentation froide et sans vie d'événements appartenant à des temps écoulés ; elle n'est pas un simple et pur rappel de choses d'une époque révolue. Elle est plutôt le Christ lui-même, qui persévère dans son Eglise et qui continue à parcourir la carrière de son immense miséricorde, il la commença sans doute dans sa vie mortelle, alors qu'il passait en faisant le bien173, dans le miséricordieux dessein de mettre les hommes en contact avec ses mystères et par eux leur assurer la vie174. »

Et justement, le temps est là pour que nous puissions imiter le Christ en pratique, dans notre vie de tous les jours et joindre notre vie à la sienne au cœur même de notre existence, car « par le sacrifice de Jésus, qui nous inclut, nous sommes conduits à la pleine ressemblance avec Dieu, dans l'union transformante de l'amour, seul culte véritable175. »

« Que les âmes des chrétiens soient comme des autels, sur lesquels les diverses phases du sacrifice qu'offre le Grand Prêtre revivent en quelque sorte les unes après les autres : les douleurs et les larmes qui effacent et expient les péchés ; la prière adressée à Dieu, qui s'élève jusqu'au ciel ; la consécration et comme l'immolation de soi-même faite d'un cœur empressé, généreux et ardent ; l'union très intime enfin par laquelle, nous abandonnant à Dieu, nous et tout ce qui nous appartient, nous trouvons en lui notre repos ; "le tout de la religion, en effet, étant d'imiter celui à qui l'on adresse son culte" (St Augustin, De Civ. Dei, lib. VIII, cap. 17)176. »

Le but de l'année liturgique est donc simplement de « sanctifier le temps assigné aux hommes pour se rendre dignes de Dieu177 ».

172 Pie XII, op. cit.173 Ac 10, 38.174 Pie XII, op. cit.175 J. Ratzinger, op. cit., p.39.176 Pie XII, op. cit.177 Dom Guéranger, Introduction à l'année liturgique, éditions DMM, 1995, p.21.

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Le temps au-delà du temps

« Que le temps jeunes gens devant vous est immense et qu'il est court »

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L'éternité

Sundar Ramanadane

Une réflexion sur le temps demande aussi de penser son alternative, en particulier pour nous autres chrétiens, qui aimons un Dieu qui est l'éternel. Bien que cette notion semble se donner dès l'apparition de Dieu dans le buisson ardent de Moïse, le terme a mis des siècles à être explicité, qualifié d'alternative au temps puis discuté. Concernant cet attribut de Dieu qu'est l'éternité, il faut donc insister, avant même que de penser la notion, sur la genèse du concept. Les diverses traductions de la bible l'évoquent : la Septante, par rapport à la bible en Hébreu, opère un saut : la traduction grecque substitue en effet à l'hébreu « Olam » le terme « d'aîon ». Le premier terme désigne une durée immense, une perpétuité, un temps sans commencement, ni fin. Dieu surpasse la condition de l'homme. Mais c'est toujours un temps comme semble le montrer le psaume 89 (90) « Seigneur tu as été un refuge d'âge en âge/ Avant que les montagnes fussent nées, et que tu eusses enfanté la terre et le monde, de toujours à toujours tu es, ô Dieu! ». Le deuxième terme est différent : l'aîon désigne la durée d'une vie, mais cette durée, appliquée au temps lui-même, ou tout du moins lorsqu'elle ne correspond plus à la vie d'un mortel, désigne une durée immense. Mais sempiternel ou durée immense ne suffisent toujours pas à penser l'éternel.

C'est Platon qui va faire la spéculation de l'idée d'éternité, bien qu'il ne la pense pas, lorsque dans le Timée178 il évoque le fait que même le démiurge doit se plier aux essences qui préexistent hors du temps, ou plutôt existent « toujours ». C'est ainsi qu'apparait l'écart entre une durée immense et l'éternité qui est une alternative au temps et un état de plénitude que Dieu évoque lorsqu'il se présente à Moïse comme celui qui est, par opposition à ce qui devient, c'est-à-dire tout ce qui est du monde soumis au temps, et c'est peut être là la meilleure définition de l'éternel : L'Eternel est, tandis que les choses deviennent. Le processus historique de définition de l'éternel s'est trouvé enrichi par les réflexions de saint Augustin et de Boèce. Ces derniers, partent du rapport de Dieu au temps, et le fait qu'il soit omniscient. Pour Boèce, il y a une distinction entre la sempiternité du monde et l'éternel divin qui consiste dans la « possession à la fois entière et parfaite d'une vie sans terme, ce qui ressort plus clairement d'une comparaison avec les choses temporelles179 » ; en effet « une chose est qu'une vie soit prolongée sans terme [aîon] ce que Platon attribuait au monde, une autre est qu'on embrasse en même temps la présence toute entière d'une vie sans terme, ce qui est manifestement le propre de l'intelligence divine180 ». La réflexion d'Augustin parvient aux mêmes conclusions mais elle est basée sur une méditation sur les rapports entre le temps et la création divine :

« Et ce n'est point par le temps que vous précédez les temps, autrement vous ne seriez pas avant tous les temps. Mais vous précédez les temps passés par l'éminence de votre éternité toujours présente ; vous dominez les temps à venir, parce qu'ils sont à venir, et qu'aussitôt venus, ils seront passés. Et vous, vous "êtes toujours le même, et vos années ne s'évanouissent point181." Vos années ne vont ni ne viennent, et les nôtres vont et viennent afin d'arriver toutes. Vos années demeurent toutes à la fois, parce qu'elles demeurent. Elles ne se chassent pas pour se succéder, parce qu'elles ne passent pas. Et les nôtres ne seront toutes, que lorsque toutes auront cessé d'être. Vos années ne sont qu'un jour ; et ce jour est sans semaine, il est aujourd'hui ; et votre aujourd'hui ne cède pas au lendemain, il ne succède pas à la veille. Votre aujourd'hui,

178 Platon, Timée, 28b.179 Boèce, Consolation de la Philosophie V, 6, 4.180 Boèce, op. cit. V, 6, 10.181 Ps 51, 28.

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c'est l'éternité. Ainsi vous avez engendré coéternel à vous-même Celui à qui vous avez dit : "Je t'ai engendré aujourd'hui182." Vous avez fait tous les temps, et vous êtes avant tous les temps, et il ne fut pas de temps où le temps n'était pas183. »

Le terme d'une telle pensée est d'arriver à une définition plus claire de l'éternité, elle n'est pas un temps mais est son alternative, elle est une concentration de l'être alors que le monde est de l'ordre du devenir. Mais alors, si l'éternité est en dehors du temps et compte tenu du fait que les cadres de l'expérience sont dans le temps, comment pouvons-nous en faire l'expérience ? Que signifie pour un chrétien l'adoration de l'éternel ? Bien entendu on pourrait penser l'incarnation comme solution possible à ce problème, puisque l'éternel s'est manifesté, mais cela serait finalement troquer un paradoxe concernant l'expérience de l'éternel contre un autre qui est la présentation dans un être fini, d'un autre attribut de Dieu qui est d'être infini.

Or justement, l'idée même d'éternité, d'une chose hors du temps a été longuement critiquée. Notamment parce qu'elle ne serait pas disponible. Si l'éternité est l'idée d'un être hors du temps, marqué par une totale plénitude comme nous l'avons dit, un Nunc Stans, alors nous pourrions être inaptes à y accéder ; et de l'éternité dans sa radicalité, nous ne pourrions rien dire, car elle serait inaccessible. En effet le seul cadre dans lequel l'homme est, est mouvant, est un devenir, ce serait alors avoir l'idée de quelque chose hors du monde, donc quelque chose dont on ne pourrait pas faire l'expérience. C'est ce que soutient Hobbes dans Ténèbres, vaine philosophe, traditions fabuleuses. Il est impossible pour lui de dire quoi que ce soit de Dieu s'il est éternel car alors on ne pourrait le penser ni par la catégorie du temps, puisqu'il est un présent intégral, ni dans le cadre de l'espace, c'est-à-dire qu'on serait obligé de le traiter dans une totalité que de toute manière l'entendement ne peut pas percevoir. Cette pensée se retrouve dans l'Encyclopédie dans l'article « éternité » de de Jaucourt. Il y déclare :

« Nos difficultés sur ce point, viennent de ce que nous ne saurions avoir d'autres idées d'aucune sorte de durée, que celle par laquelle nous existons nous-mêmes avec tous les êtres créés ; je veux dire une durée successive, formée du passé, du présent, & de l'avenir. Nous sommes persuadés qu'il doit y avoir quelque chose qui existe de toute éternité, & cependant il nous est impossible de concevoir, suivant l'idée que nous avons de l'existence, qu'aucune chose qui existe puisse être de toute éternité. Mais puisque les lumières de la raison nous dictent & nous découvrent qu'il y a quelque chose qui existe nécessairement de toute éternité, cela doit nous suffire, quoique nous ne le concevions pas184 »

182 Ps 2, 7 ; Héb. 5, 7.183 St Augustin, Confessions XI, 13, 16.184 D. Diderot & J. D'Alembert, Encyclopédie, art. « éternité ».

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En d'autres termes, nous ne saurions nous préoccuper de l'éternel. Dans les deux cas, on parle d'une légitimité du concept, mais cela reste purement révérenciel car il n'y a aucun contenu cognitif. En tant que chrétiens qui désirons aimer Dieu, cela pose évidemment un problème car si la croyance que nous avons en Dieu ne dérangeait en rien notre vie, la foi serait une simple révérence. La critique de l'impossibilité peut laisser la place à une rhétorique bien plus violente contre l'idée même d'éternité qui nous éloignerait du monde. Pour Jankélévitch, l'idée d'éternel ferait partie d'une rhétorique du pur, visant à mettre l'homme à l'abri de lui-même, ce qui signifierait un vœu de mort en ce sens qu'elle signifie un manque de connaissance. D'autres comme Alquié185 diront même que l'éternité est le nom d'une phobie du temps, du devenir. Renoncer à l'éternité, accepter le temps et le devenir serait donc une marque de sagesse, voire d'émancipation comme le dit Marx pour qui la vie contemplative ici appliquée à l'éternité nous met dans un immobilisme. Il serait alors le support de l'idéologie. C'est ce que pense Marx quand il définit les concepts même comme temporels et dit que l'idée est le produit d'un rapport entre les classes, voire un outil de domination.

Mais on pourrait se demander si tout est soumis au temps et au devenir. J'ai moi-même écrit un autre article sur l'œuvre d'art pour montrer qu'elle atteint un certain degré d'éternité qui est la sempiternité. Qu'abandonne t-on quand on abandonne l'idée d'éternel ? Si rien n'est éternel et que tout est soumis au temps, le péril est de dire qu'il n'y a plus aucune vérité qui puisse être dite par l'homme puisque si un éternel est inatteignable, alors une idée ne peut être vraie car elle ne pourrait plus être éternelle. Si rien n'est éternel, alors rien n'est, tout devient. L'idée de Marx est un constructivisme, c'est-à-dire qu'il assume tout à fait l'idée que l'idée elle-même est produite. Et chez Marx un saut qualitatif est effectué dans le sens où à l'inanité de la pensée qu'on retrouve dans un premier constructivisme, Marx lui substitue le primat de l'action. C'est l'action qui est la cause de l'idée. On pourra alors citer ce passage délicieux des Manuscrits Parisiens : « ne pense pas, ne m'interroge pas ». C'est en agissant qu'on crée l'idée. On perd alors la volonté même de penser vrai et donc toute volonté de connaître.

A l'inverse, on pourrait soutenir la nécessité de penser un éternel. C'est une expérience commune que de dire que l'homme se sent appelé à être plus qu'un être de matière, et Malraux dira d'ailleurs que les civilisations de l'éternel sont les seules civilisations. L'homme fait l'expérience de lui-même comme une créature qui peut tendre vers la perfection du fondement divin qui le meut. C'est peut être en cela que l'on peut entendre que Dieu nous a fait à son image. Nous sommes des êtres qui avons besoin d'éternel. Mais l'homme est matière, il se meut donc entre l'éternel et le contingent186, le travail de la raison d'aller vers des vérités et de se rendre ainsi immortel par la participation du divin qui est en nous. La contemplation de Dieu est le lieu d'un tel passage, grâce à la foi le temps que nous traversons n'est plus d'une inanité affligeante, la foi épaissit le temps que nous vivons. Elle nous amène justement à rendre nécessaire un instant. La philosophie d'Aristote sur l'acte juste insiste sur le fait que le juste rend nécessaire un acte qui se meut dans le flot du contingent. De même la foi donne un sens à notre vie, l'oriente, nous libère. Quand Jésus dit « Heureux sont les pauvres187 ... », il ne nous invite pas à vivre dans la pauvreté pour vivre dans le ciel comme serait tenté de le dire une certaine philosophie du soupçon, mais bien à nous libérer de la matérialité : notre bonheur n'est pas là où nous pensons le mettre, il n'est pas dans la possession de richesses ou d'honneurs, vanités. Loin de nous inviter à la simplicité et à l'immobilisme, ici, la foi est ce qui va nous faire agir, et donner à la vie une nécessité, une densité plus forte, par la recherche

185 F. Alquié, Le désir d'éternité.186 Il s'agit ici d'une réflexion prolongée par Voegelin qui, dans Reason : The classic experience (in Voegelin,

Published essays, Sandoz, pp. 279-280), explicite le concept de « metaxu » du Banquet et du Philèbe de Platon et de L'Éthique à Nicomaque d'Aristote (X, 7, 1177 b 33).

187 Lc 6, 20.

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de Dieu. L'expérience de la foi est l'expérience d'une volonté de tension vers ce qui en l'homme le surpasse en même temps. Cela donne à notre vie une densité autre.

Mais l'éternel est il vraiment inaccessible ? On peut émettre comme Alain188 des doutes. Nous ressentons en nous comme un individu éternel, qui serait comme l'image que pourrait donner de nous la statuaire :

« Mais notre connaissance de Dieu et notre amour de Dieu ne sont pas nécessairement liés à l'existence de notre corps. Il y a en Dieu une idée qui exprime en éternité l'essence de tel ou tel corps humain. Par suite, puisque l'âme humaine est l'idée de tel ou tel corps humain, l'âme humaine est en Dieu en éternité. L'âme humaine ne peut donc pas être détruite absolument avec le corps ; lorsque le corps est détruit, l'âme cesse d'exister dans la durée, mais son essence n'en est pas moins éternelle en Dieu. Et, sans doute, nous ne pouvons pas nous souvenir que nous avons existé avant notre corps, puisque aucun vestige de cette existence ne peut être donné dans notre corps, et que l'éternité ne peut avoir aucune relation à aucun temps, ni par suite au passé. Et pourtant nous sentons que nous sommes éternels ; car notre âme ne sent pas moins les choses qu'elle conçoit par la Raison que celles qu'elle garde dans sa mémoire ; et les démonstrations sont les yeux par lesquels l'âme voit ces choses. C'est pourquoi nous sentons que notre âme, en tant qu'elle enferme en éternité l'essence de son corps, en tant qu'elle est la vérité de son corps, est éternelle, éternelle comme toute essence, éternelle comme toute vérité ; car le vrai n'a pas commencé, et ne peut finir, et ne peut durer : il est. »

Mais relativement au temps, c'est tout l'apport de philosophes tels que Bergson ou Kierkegaard que d'avoir repensé les liens entre éternité et temps. En particulier pour Kierkegaard, le temps n'est pas une succession infinie, ce qui dans ce cas, ferait que rien dans le temps ne puisse être relié à l'éternel, mais bien plutôt une somme de moments, moments qui ne sont pas des atomes de temps, qui passent, mais qui peuvent être un état de plénitude et dans ce cas, l'instant est alors un « atome d'éternité » (on retrouve ici Proust). L'instant, ordonné aux urgences de la vie est dans un temps spatialisé (Bergson) en un triptyque passé-présent-futur, mais ce n'est pas la seule manière de vivre l'instant. L'instant peut être vécu sous le régime de l'éternel. L'instant pur ne connait pas l'avant et l'après, il est alors le moment où l'ordre du temps et celui de l'éternité se touchent en une plénitude infinie. Seul l'homme, assurément, est capable de vivre cet instant, l'homme est une synthèse entre le fini et l'infini, d'éternité et de précarité, de liberté et de nécessité189. Pour Søren Kierkegaard, il y a trois sphères d'existence, d'ordre différent, dans lesquelles l'éternité peut être expérimentée : l'esthétique (ou sensation), l'éthique (sphère de l'engagement du moi éternel) et la religieuse. C'est sur cette dernière que nous avons décidé de nous arrêter car elle croise le sujet de ce Sénevé.

F., Pesellino, Le triomphe de la foi, du temps et de l'éternité, vers 1450

188 cf. Alain, Spinoza.189 cf. S. Kierkegaard, La Maladie à la mort (titre souvent traduit par Traité du désespoir).

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La sphère religieuse est celle où le croyant décide de vivre devant Dieu. Elle n'est pas la sphère éthique, car il y a ici une suspension des fins et de la justification. L'archétype de ce comportement est le sacrifice d'Isaac par Abraham, marqué par le mutisme d'Abraham durant tout le moment. Il s'agit de l'instant où nous sommes dans l'attente de Dieu et de Sa parole et où nous nous laissons guider par lui. C'est en somme un des rares cas où l'éternité se donne véritablement, tout comme il s'est donné dans le temps aux hommes par le Christ. Pour Kierkegaard il s'agit de la plus forte manière de vivre l'éternel, mais aussi la plus paradoxale. Paradoxale premièrement car contrairement au héros éthique qui est animé par un but qui est son devoir, le héros de la foi, lui, est livré à lui-même. Le héros éthique compte sur un devoir, sur une vison de ce qu'il veut être et de la vision qu'il a de l'être éternel qu'il est ; le héros de la foi ne peut s'appuyer nulle part, ne peut se justifier, il est sous le régime gratuit de l'Eternel qui le traverse entièrement. Le héros religieux vit absolument l'instant.

Penser l'éternité est essentiel pour un chrétien, car c'est un des attributs de Dieu, et cet attribut, ainsi que son expérience ne vont pas sans poser problème. Cela demande alors de repenser le temps lui-même et notamment ses composants fondamentaux. Ce bref propos se voulait un récapitulatif de la notion pour le chrétien.

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Le temps de la louange

Prière d'un musicien

Joseph Thirouin

« On espère adorer Dieu avec un petitpeu d'art si l'on en a. »

I. Stravinski

Relisons l'ultime psaume du livre des Psaumes, l'hymne de louange :

1Alléluia !

Louez Dieu dans son temple saint,louez-le au ciel de sa puissance ;2louez-le pour ses actions éclatantes,louez-le selon sa grandeur !

3Louez-le en sonnant du cor,louez-le sur la harpe et la cithare ;4louez-le par les cordes et les flûtes,louez-le par la danse et le tambour !

5Louez-le par les cymbales sonores,louez-le par les cymbales triomphantes !6Et que tout être vivantchante louange au Seigneur !

Alléluia !

Il y a dans ce texte de quoi inspirer les musiciens : des allusions aux divers instruments de l'orchestre, la répétition du « Laudate » (« Louez-le » en français) qui revient comme un refrain, les deux « Alléluia » qui ponctuent le psaume, la brièveté et la force des images, la joie presque frénétique du psalmiste … Mais il faut se méfier de l'inspiration immédiate : comment mettre en musique le texte sans l'alourdir, sans le paraphraser ; comment souligner ce que l'auteur dit déjà par ses mots, de façon si subtile que la musique paraisse apporter au texte un degré de profondeur supplémentaire ? Par exemple, est-il indispensable d'entendre une fanfare de cors derrière « Louez-le en sonnant du cor » ? Des déchaînements de percussions derrière « Louez-le par les cymbales sonores » ? À la fin du XIXe siècle, deux musiciens de talent se sont risqués à une instrumentation du psaume 150 : César Franck, en 1888, en l'arrangeant pour chœur, orgue et orchestre, et Anton Bruckner, en 1892, pour chœur et orchestre. Pour le bien de ces compositeurs, ces œuvres ont vite été oubliées. Pompeuses, grandiloquentes, assourdissantes (elles se concluent inévitablement par des fortissimi et des tutti orchestraux), elles n'apportent rien à la beauté intrinsèque du psaume.

Cet article se propose de commenter la vision qu'en a le compositeur russe Igor Stravinski. Le 12 décembre 1929, celui-ci signe un contrat avec Serge Koussevitzky, le chef d'orchestre du Boston Symphony Orchestra, et s'engage à composer une symphonie. Un an et un jour plus tard a

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lieu à Bruxelles, sous la baguette d'Ernest Ansermet, la première de la nouvelle Symphonie de Psaumes. La partition se fonde sur les textes de la Vulgate : le premier mouvement, sur deux versets du psaume 38, le second, sur trois versets du psaume 39, et le dernier, sur l'intégralité du psaume 150190. La cohérence des trois mouvements, qui doivent s'enchaîner lorsqu'on exécute la symphonie en entier, est visible dans les textes que le compositeur a retenus. Il s'agit en effet de trois prières : d'abord un appel à l'aide, puis un chant d'espérance, et enfin une prière de louange.

Les trois mouvements sont d'une égale qualité d'inspiration, et mériteraient chacun qu'on y consacre une thèse entière – du moins qu'on les écoute. Ici, nous ne parlerons donc que du troisième mouvement. Il s'agit du plus long des trois, et sans aucun doute du point culminant de l'œuvre en termes d'intensité dramatique. Qui plus est, c'est le mouvement qu'a d'abord imaginé et écrit Stravinski, avant de lui adjoindre les deux premiers mouvements pour obtenir une symphonie de facture plus classique. En effet, Koussevitzky lui ayant commandé une œuvre d'inspiration populaire, Stravinski avait pensé en premier à ce psaume très célèbre, mis en musique jusqu'alors de façon si pléonastique.

La première question qu'il convient de se poser est celle de la sincérité du compositeur : s'est-il servi d'un motif religieux uniquement comme prétexte de composition ? S'agit-il de musique sacrée ? Le titre est volontairement ambigu, puisque la symphonie est la forme profane par excellence. La dédicace de l'œuvre, sur la première page de la partition, a quant à elle des allures de boutade :

« Cette symphonie composée à la gloire de DIEU est dédiée au Boston Symphony Orchestra à l'occasion du cinquantenaire de son existence. »

Il faut faire une légère incursion dans une biographie de Stravinski pour se rendre compte que cette symphonie a été composée pendant une période lors de laquelle, sous l'influence de sa femme, et peut-être également parce qu'il se sentait vieillir, il revenait à l'Eglise orthodoxe. C'était d'ailleurs dans la langue liturgique de celle-ci, le slavon, qu'il avait d'abord composé la musique du psaume 150, avant de lui préférer le latin. Autre détail touchant : il a achevé le troisième mouvement le 27 avril 1930, soit au terme de l'octave de Pâques, comme si la fête religieuse lui avait donné l'impulsion nécessaire à la conclusion de la pièce. Hasard peut-être, mais hasard répété : la dernière note du premier mouvement a été écrite le 15 août de la même année, jour de l'Assomption. Enfin, l'écoute de la Symphonie demeure le moyen le plus sûr de se persuader de la foi vibrante qui devait être celle du compositeur au moment de son écriture : l'expressivité des thèmes, l'unité formelle de l'œuvre, la densité des crescendi, tout tend à la dévoiler.

Stravinski est sincère, et l'œuvre est sa prière de chrétien, l'expression de sa foi. De même que toute prière est personnelle, la façon qu'a Stravinski d'orchestrer le psaume 150 lui est propre. Il nous faut donc intercaler quelques remarques d'ordre technique, avant de chercher à comprendre quel aspect de la prière de louange Stravinski met en lumière dans son œuvre.

Les timbres de l'orchestre peuvent surprendre. Stravinski, dans son anticonformisme, répugnait à écrire pour l'orchestre symphonique au complet, dont les effectifs sont assez codifiés. La sonorité métallique de la Symphonie de Psaumes est due principalement au déséquilibre entre les instruments à vent et les instruments à cordes : les seuls instruments à cordes que l'on entend sont des violoncelles et des contrebasses, instruments graves qui donnent de l'assise à l'harmonie, mais

190 A vrai dire, il manque au texte mis en musique par Stravinski une partie du verset 3 : « Laudate eum in psalterio et cithara. »

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sont rarement au premier plan ; Stravinski se prive donc des violons et des altos, aussi bien qu'il se prive des clarinettes, dont le timbre est trop doux. En revanche, l'orchestre sollicite cinq hautbois (réputés pour leur sonorité nasillarde), alors que traditionnellement, on ne fait appel qu'à trois d'entre eux. Les cuivres aussi sont particulièrement présents : 4 cors, 5 trompettes, 3 trombones, un tuba. La présence de deux piano au sein de l'orchestre est également très inhabituelle ; ils sont utilisés pour la violence de leurs attaques. Enfin, un élément de taille est à noter : les voix de soprano et d'alto du chœur doivent être confiées, non à des voix de femmes, mais à des voix d'enfants.

Pourquoi avoir bouleversé de la sorte l'orchestre classique, et cherché à obtenir de telles sonorités ? Une hypothèse plausible serait que Stravinski voulait donner à l'orchestre entier, et non seulement au chœur proprement dit, un son choral (que les instruments à vent évoquent naturellement), et créer l'impression que la Symphonie résulte de l'entremêlement de mille voix, des voix de tout un peuple (impression accentuée par la multiplicité des lignes mélodiques superposées), ou que la prière regroupe en un même faisceau des voix qui parfois sont dissonantes, mal accordées. De plus, le son parfois grêle des instruments choisis par Stravinski a quelque chose de très spontané, comme si le chant de l'assemblée des croyants n'avait pas eu le temps de s'ajuster, et qu'il était trop urgent de louer Dieu pour prendre le temps de produire une musique parfaitement suave et mélodieuse.

I. Stravinski

Arrêtons-nous aussi sur la structure de ce mouvement de louange, assez complexe, et à elle seule d'une originalité peut-être déconcertante à l'écoute191. Nous la détaillons succinctement192 : le mouvement dure douze minutes à peu près, et se découpe en plusieurs périodes.

191 Le site internet Deezer propose quelques versions en écoute libre (taper le titre anglais : Symphony of Psalms). La version de Daniel Barenboïm est toutefois à déconseiller.

192 Les durées que nous consignons sont approximatives, et peuvent varier d'une version à l'autre. Cependant, les indications de tempo données par Stravinski sur la partition sont strictes, si bien que ces durées sont un bon repère d'écoute.

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déb. – 2'00"

verset 1

Introduction lente. Le premier « Alléluia » ouvre la pièce en un soupir suspensif, puis le chœur chante une mélodie calme et répétitive, basée sur trois notes

2'00" – 4'00"

versets 2 et 3

Tempo très vif, martial, pulsation marquée, avec accords répétés très saccadés. Le chœur chante sur le même rythme que précédemment, puis imite les saccades de l'orchestre.

4'00" – 4'30"

Tempo lent du début. « Alléluia » initial, pianissimo.

4'30" – 6'00"

Retour du tempo vif, avec virtuosité orchestrale (glissandi de harpe, « fusées » de piano et de cor). Arrêt subit, les flûtes répètent le rythme saccadé, plus lentement.

6'00" – 7'00"

verset 4Tempo initial. Canon entre sopranos et basses sur un rythme pointé. Tout l'orchestre joue dans une longue montée en crescendo qui aboutit sur six accords puissants.

7'00" – 11'00"

versets 5 et 6

Coda. Long passage statique, sur un motif (= ostinato) de quatre mesures, basé sur trois notes, et joué 11 fois.

Le chœur répète des phrases de six mesures en polyphonie.

11'00" – fin reprise Reprise de l'introduction. Conclusion, nuance piano.

Deux caractéristiques d'écriture sont déjà visibles. Premièrement, il apparaît que les dynamiques de ce mouvement sont fondées principalement sur la répétition, qu'il s'agisse de répétition « immédiate » (dans les thèmes, constitués de fragments répétés, dans l'ostinato qui accompagne la coda, ou encore dans le rythme trépidant de la partie rapide), ou de répétition qu'on qualifiera au contraire de « différée » (l'« Alléluia » initial est donné à entendre à trois reprises, au tout début, à la moitié, et à la toute fin de la pièce). En second lieu – et c'est flagrant à l'écoute –, les nuances sont assez répétitives : mis à part dans l'introduction, l'œuvre ne comprend que des crescendi qui aboutissent sur des forte ne durant pas ; autrement dit, l'intensité du son augmente continuellement, jusqu'à atteindre d'éphémères paroxysmes, et retombe brusquement ensuite. Ainsi, malgré une grande diversité d'atmosphères et des contrastes spectaculaires, on peut dégager quelques principes qui ont présidé à la composition de l'œuvre.

Les principes de symétrie évoqués à l'instant tendent à l'indiquer : dans cette mise en musique du psaume 150, Stravinski donne à entendre l'écoulement du Temps. En effet, lorsque l'auditeur reconnaît un motif, il prend conscience de l'espacement temporel qui a séparé ses deux

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occurrences. Mais avant d'étayer plus amplement cette affirmation, citons un mot heureux de Stephen Walsh, un commentateur de l'œuvre de Stravinski, qui parle à propos du mouvement qui nous intéresse de « sublime monotonie193. » Il pense sans doute au thème aérien de l'immense coda, thème chanté par les sopranos, qui repose uniquement sur quatre notes très resserrées (mi bémol, ré, ré bémol, do) , et frappe par sa régularité rythmique, sa lenteur, son élévation aussi.

La régularité est accentuée bien sûr par la présence de l'ostinato, joué imperturbablement par les timbales, les deux pianos (qui donnent l'attaque) et la harpe (qui donne la résonance du son et le fait durer). Tout le passage a un aspect sublime, céleste : l'harmonie est presque immobile, les accords sont formés de cinq, six, voire sept sons, et créent une sorte de halo sonore autour de la ligne très pure qu'égrène le chœur ; tous les instruments de l'orchestre jouent dans l'aigu, sauf ceux qui prennent en charge l'ostinato. Tout concourt à une apothéose au sens propre. Les deux noires à la fin de chaque mesure de l'exemple donnent l'élan nécessaire à l'avancée de la musique, et leur motif ascendant semble vouloir toujours se rapprocher de Dieu. Plus généralement, la sensation de montée graduelle est présente tout au long de la coda, mais il s'agit d'une montée qui n'aboutit jamais, ne monte nulle part, efforts inlassablement répétés à recommencer toujours. Le « Laudate » paraît devoir durer toujours, comme le laisse penser d'ailleurs l'extrême fin de l'œuvre : le dernier accord est un accord très léger, une tierce aiguë (do-mi), l'intervalle le plus consonant qu'on puisse trouver. C'est une fin en suspension, qui dit à l'auditeur que la musique s'interrompt, mais que la louange continue.

Le roi David, auteur du livret de la Symphonie de psaumes

L'effet produit par cette conclusion est d'autant plus remarquable qu'elle semble aller à l'encontre d'une conception de la louange d'ailleurs assez répandue dans l'Eglise d'aujourd'hui, selon laquelle les chants de louange doivent être dansants, rythmiques et entraînants. Pourtant, la joie sereine qui émane de ces dernières mesures atteint à une telle plénitude qu'on dirait que celui qui prie est en présence même de Dieu. Cela rappelle le début du psaume 121 (versets 1 et 2) :

Quelle joie quand on m'a dit :« Nous irons à la maison du Seigneur ! »

Maintenant notre marche prend findevant tes portes, Jérusalem !

193 S. Walsh, Stravinsky : a creative spring : 1882-1934, Berkeley, University of California Press, 1999.

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Cette joie est si intense qu'elle n'a pas besoin de s'exprimer par des moyens éclatants ; c'est ainsi que peut se comprendre la fin définitive de la partie rapide et virtuose (vers 5'30"), et la progression vers la coda, vers laquelle le mouvement tend dans un seul souffle : la joie parfaite et éternelle du croyant transcende la joie terrestre et festive. Par ailleurs, la louange est tellement absorbée dans la contemplation de l'Unique, que le chant, il est intéressant de le noter, n'est plus en adéquation avec ses paroles : par exemple, dans l'extrait musical proposé ci-dessus, il est mention de « cymbales retentissantes », mais la musique demeure pianissimo ; rien n'évoque de tels instruments, ni la nuance supposée par le terme de « retentissant ».

Cette linéarité ultime du mouvement montre la prière parfaite de louange à Dieu : c'est la louange qui se joint à la louange éternelle des anges (comme lorsque nous chantons le « Sanctus »), louange éternelle et sans cesse renouvelée, relation la plus étroite de l'Homme à son Dieu. Cette pleine communion se lit aussi dans la musique : pendant la coda, tous les musiciens suivent le même rythme (en termes d'analyse, on parle d'homorythmie) : nouveau contraste avec le canon, le jeu de questions et de réponses, qui avait précédé cet épisode.

Dans la conception qu'en a Stravinski, le Temps et la louange s'imbriquent totalement : certes la louange doit par nature s'inscrire dans le Temps, mais le seul dessein de la création du Temps est celui de la louange éternelle de Dieu. La louange doit prendre son temps, et même prendre le Temps. Autrement dit, le Temps n'est que louange de Dieu. Plus encore, l'œuvre prouve que le meilleur moyen pour l'Homme de prendre conscience de cette identité parfaite et de l'actualiser, c'est la musique, qui établit en elle une équivalence entre le temps qui s'écoule pendant son audition, et la louange qu'elle exprime. En ce sens – et l'Eglise a toujours tenu fermement à ce point – la musique est un besoin du croyant, elle est nécessaire à sa prière.

Peut-être n'avons-nous pas assez souligné combien surprenante et admirable est l'idée d'associer le psaume 150 à une représentation musicale du Temps. C'est en ce sens que la mise en musique de Stravinski est neuve et personnelle, qu'elle n'est en rien pure redite. Au contraire, Stravinski déploie le texte du psaume, il en retient une dimension spirituelle qui ne lui est que sous-jacente, puisqu'aucune mention explicite au Temps n'y figure. À quoi bon mettre un texte en musique ? Il semble que Stravinski, avec le troisième mouvement de la Symphonie de Psaumes, rende cette question caduque.

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L'Espérance

Emmanuelle Giry & Marie-Alpais Torchebœuf

« Pour tous ceux qui vivent, il y a de l'espérance194. »

D'après la Bible, l'espérance est la caractéristique du vivant. En effet, l'homme semble naturellement espérer ; il n'a pas besoin d'une éducation particulière pour cela. L'espérance chrétienne rejoint le désir humain du bonheur195. Mais au-delà d'une simple aspiration à un meilleur, l'espérance chrétienne est un don gratuit de Dieu ; elle est la « vertu théologale par laquelle nous désirons comme notre bonheur le Royaume des cieux et la vie éternelle, en mettant notre confiance dans les promesses du Christ et en prenant appui, non sur nos forces, mais sur le secours de la grâce du Saint Esprit196. »

A première vue, il peut paraître surprenant dans un Sénevé sur le temps de parler d'espérance. N'est-ce pas la négation par excellence du temps ? L'espérance est en effet certitude en Dieu de la vie éternelle ; elle n'est pas, comme un usage courant le laisse facilement croire, simple confiance dans l'avenir. Elle ne trouve pas son essence dans les choses vécues, dans le temps humain, mais dans les enseignements de la foi. Comme le rappelle Benoît XVI dans Spe salvi, « la foi est la substance des réalités à espérer, la preuve des réalités qu'on ne voit pas197 ». Elle n'a pas de réalité temporelle et son objet est détaché de toute temporalité puisqu'elle aspire à la certitude de la vie éternelle. En réalité, la vraie question au vu de cette disjonction entre l'espérance chrétienne et notre conscience humaine du temps, c'est comment vivre dans le présent une vertu qui se fonde sur l'avenir, et de surcroît sur un avenir qui serait la vie éternelle ?

Espérance : croire dans l'avenir grâce à ce que nous enseigne la foi

« Mon Dieu, j'espère avec une ferme confiance que vous me donnerez, par les mérites de Jésus-Christ, votre grâce en ce monde et le bonheur éternel dans l'autre parce que Vous l'avez promis et que Vous tenez toujours vos promesses. »

Voilà les paroles de l'acte d'espérance. Une belle prière, même si la pratique de sa récitation est quelque peu tombée en désuétude. Une prière qui résume ce rapport intrinsèque entre la foi et l'espérance. L'espérance de l'homme et, partant, ses espérances, plongent leurs racines dans sa foi et nourrissent parfois sa confiance dans l'avenir, avenir qui accomplira la volonté de Dieu. Le personnage d'Abraham dans la Genèse symbolise parfaitement cette apparition de l'espérance grâce à la foi. De la foi découle l'espérance chrétienne. Intrinsèquement liées, ces deux vertus présentent néanmoins une différence de fond ; en effet, la foi se fonde sur une réalité que l'homme connaît déjà tandis que l'espérance se fonde sur une réalité certes promise mais qu'on n'a pas encore. Par rapport aux deux autres vertus théologales, l'espérance a un rapport au temps très particulier. Péguy le clamait déjà :

194 Qo 9, 4. 195 cf Catéchisme de l'Eglise catholique (C.E.C.), § 1818 : « La vertu d'espérance répond à l'aspiration au bonheur

placée par Dieu dans le cœur de tout homme ». 196 C.E.C, § 1817. 197 Benoît XVI, Spe salvi, 30 novembre 2007, § 7.

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« La Charité aime ce qui est.Dans le Temps et dans l'Eternité.

Dieu et le prochain.Comme la Foi voit.Dieu et la création.

Mais l'Espérance aime ce qui sera.Dans le temps et dans l'éternité.

Pour ainsi dire dans le futur de l'éternité.L'Espérance voit ce qui n'est pas encore et qui sera.

Elle aime ce qui n'est pas encore et qui seraDans le futur du temps et de l'éternité198. »

L'espérance nous invite à regarder vers un au-delà, vers une réalité non encore expérimentée ; « Espérer c'est voler : l'espérance exige de nous un engagement radical ; elle requiert de nous que tous nos membres deviennent mouvement, pour nous soustraire à la pesanteur de la terre, pour nous élever vers la véritable altitude de notre être, vers les promesses de Dieu199. » En réalité « dans le Christ, le visage de l'avenir s'est déjà révélé200 ».

Qu'espérer au fait ?

Certes, le Christ nous a donné des moyens de comprendre ce que sera l'avenir, ou plutôt l'Avenir, celui de la vie éternelle, mais notre pauvre esprit humain a bien du mal à appréhender cette réalité, d'autant plus qu'il est souvent plus préoccupé par l'angoisse du jugement que par la joie du paradis. C'est pourquoi il nous faut faire ici un peu d'eschatologie : espérer, d'accord, mais de quoi sera fait l'avenir sans fin que nous espérons201 ? « Nous ne savons pas ce que nous devons demander202 » disait Saint Paul.

198 C. Péguy, Le Porche du mystère de la deuxième vertu. 199 Cité par J. Ratzinger, Regarder le Christ, l'espérance. 200 J. Ratzinger, Jésus-Christ, Le Christ, « dernier homme ». 201 Nous nous fonderons pour cette partie sur l'ouvrage de J. Ratzinger, La mort et l'au-delà, 1979. 202 Ro 8, 26.

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Un mot résume cet au-delà : celui de « vie » ; parce que là où il y a communion avec Dieu, il y a vie en abondance, vie en excellence pour les hommes, créés justement pour aimer Dieu. La vie trouve son épanouissement dans l'amour, dans l'Amour, mais il faut avant cela être sorti de soi-même par la mort. C'est tout le mystère de la vie, qui ne s'ouvre à nous dans sa plénitude que par la mort ... Trois dimensions pour le ciel que nous espérons : la dimension christique (l'homme est dans le ciel quand il est auprès du Christ), la dimension ecclésiologique (ouverture du corps du Christ à chacun de ses membres), mais aussi une dimension anthropologique, l'inclusion de l'homme dans le corps du Christ n'induisant pas la dissolution de sa nature humaine, mais au contraire, l'épanouissement total de cette nature.

Il faut donc espérer la vie au ciel comme une vie de plénitude passée dans le corps du Christ, en union parfaite avec notre créateur. La chose a beau être difficilement imaginable, on peut tout de même l'expérimenter dans une certaine mesure, bien moindre, par tous les moyens que le Christ nous a donnés pour nous rapprocher de lui dans notre existence terrestre, à commencer par la prière. Benoît XVI parle d'ailleurs de la prière comme « école d'espérance203 ». Tout cela dans le but de nous rendre conscients que le ciel, qui nous paraît si lointain voire plus mythe que réalité, est une réalité, une réalité déjà en acte pour bien des âmes qui nous ont précédées dans la mort, et une réalité de foi à laquelle doivent tendre tous les actes de notre vie … parce que le ciel est « accomplissement définitif de l'existence humaine par l'amour accompli auquel tend la foi204 ». Comprenons le bien, si nous voulons nous avancer sur les voies de l'espérance, il nous faut avant tout nous faire une vraie image de la vie éternelle. Cette image apparaît bien conceptuelle, difficile à représenter ? Alors retenons au moins les mots de saint Jean nous disant que là-bas, « votre joie, personne ne vous l'enlèvera205. »

C'est d'ailleurs cette dimension eschatologique qui fait la différence, primordiale, entre espérance et espoir, confondus si souvent. Si l'espérance est acceptée par tous comme une vertu théologale, l'espoir est aussi régulièrement vu comme une vertu. Et pourtant ... Vertu théologale, donc don, grâce particulière, qui ne vient pas de nous mais de Dieu. Espoir, vertu humaine, qui de ce fait, ne peut reposer que sur des objectifs humains, et être mise en pratique par des moyens humains. Certes, c'est une confiance en l'avenir, mais en un avenir simplement humain, alors même que la nature de l'homme le pousse à regarder au-delà de sa mort, au-delà de l'humain. La « petite fille espérance » nous est justement donnée pour transfigurer cette belle qualité humaine qu'est l'espoir (sans laquelle nous ne pourrions vivre) en une vertu qui nous permet de voir au-delà des limites de notre vie humaine. Garder l'espoir pour ne pas être désespéré par l'épreuve, oui, mais garder l'espérance nous permet en plus de croire fermement en une vie où l'épreuve ne sera plus.

Et surtout, l'espérance permet de purifier les espoirs, souvent désordonnés, que nous inspirent notre simple nature humaine. Les limites de l'homme rabaissent, les dons de Dieu élèvent. Nous avons tant de mal à voir et comprendre ce qui est bon pour nous, l'espérance nous fait regarder vers le seul vrai bien et nous permet de tout ordonner dans sa direction. En définitive, l'espérance est donc cette forme d'espoir qui permet à l'homme de s'élever jusqu'au sacré.

L'espérance comme moyen de transcender le temps

Croire en l'avenir, en notre avenir après la mort, voilà un beau privilège. Mais comment

203 Benoît XVI, Spe Salvi, § 32. 204 J. Ratzinger, La mort et l'au-delà. 205 Jn 16, 22.

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vivre l'espérance au jour le jour alors qu'elle s'attache à une réalité qui, elle, n'est pas dans le présent ? Autrement dit, comment pratiquer une vertu qui ne connait pas la temporalité alors que nous sommes tellement soumis au temps ? Toute la réponse se trouve dans cette formule : l'espérance rend certitude ce qui n'est qu'incertitude.

Certitude d'un salut personnel

Parce qu'elle se fonde sur la foi, l'Espérance permet de rendre certitude le salut personnel de chaque homme (bien sûr dans la mesure où l'homme fait bon usage de sa liberté). Certitude déjà par la foi en le Christ ressuscité. La Résurrection est la victoire du Christ sur la mort, elle nous ouvre la vie, la vie éternelle. Notre espérance de vie éternelle, si elle s'attache à une réalité future, se fonde donc, par la Résurrection, sur une réalité déjà présente parce que le Christ nous l'a conquise une fois pour toute sur la Croix.

Le mystère de la Rédemption nous obtient donc de pouvoir espérer en une certitude déjà acquise, ce que ne pouvait faire tout l'Ancien Testament, qui espérait dans l'inquiétude, dans l'attente d'une réalité future dont il ne savait pas quand elle viendrait. Ainsi, espérer, c'est savoir, chacun pour lui-même, que Jésus nous a déjà conquis notre place au ciel, un vendredi de l'an 33 (ou presque) ; l'espérance est certitude en une réalité acquise, et non en une réalité à acquérir.

Certitude d'un salut collectif

Benoit XVI le souligne longuement dans son encyclique Spe salvi, l'espérance n'est pas la vertu un peu « égoïste » que certains imaginent, qui serait là pour rassurer chacun sur son propre sort. Non, l'espérance est aussi une vertu communautaire, parce que le salut, objet de l'espérance, est une réalité communautaire. Le ciel est le rétablissement de l'unité entre tous les croyants, du rassemblement de tous les membres du Christ que des différences de temporalité avaient désunis sur la terre. L'espérance de son propre salut ne peut donc pas être dissociée de l'espérance d'être unis un jour à tous ceux qui comme nous font partie du corps du Christ, puisque l'union au Christ ne peut se faire sans l'union à tous ses membres.

L'espérance d'un salut communautaire nous permet également de transcender le temps ; d'une part cette vertu permet d'unir dans une même réalité – le ciel – ce que le temps terrestre avait désuni. D'autre part, elle se fonde elle aussi sur une réalité déjà acquise, celle de la Parousie. La promesse du Christ nous l'assure : « et quand je serai allé et que je vous aurai préparé une place, à nouveau je viendrai et je vous prendrai près de moi, afin que, là où je suis, vous aussi vous soyez206. »

Il est à noter que, contrairement à la foi et à la charité, que nous continuons à pratiquer au ciel dans leur plénitude, l'espérance est une vertu qui s'arrête à la mort207, elle n'a plus de sens dans l'au-delà. L'homme qui contemple Dieu n'a plus besoin d'espérance. Cela est significatif : l'espérance a donc été créée pour nous faire vivre dans le présent ce que le temps ne pourra nous accorder que dans l'avenir. Dans son essence même, elle est donc déjà un moyen pour l'homme de transcender le temps à travers des certitudes immuables. L'homme une fois hors du temps, après la mort, n'a donc plus besoin de cette vertu.

206 Jn 14, 24.207 Sauf dans le cas du Purgatoire, mais qui n'est pas un état définitif.

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L'espérance est un cri de victoire qui nous permet de vivre chaque jour le combat en en connaissant déjà l'issue. C'est le cri d'une victoire que nous n'avons pas acquise nous-mêmes mais dont nous pouvons êtres sûrs. C'est cette certitude qui nous permet de transcender le temps en préparant notre vie céleste dès notre vie terrestre.

Comment vivre cette espérance, tournée vers l'au-delà, dans le présent ?

L'espérance est un don de Dieu ; l'homme est libre de l'accepter ou non. Et pourtant la vie est pleine d'épreuves ô combien réelles, dont les conséquences n'invitent pas à regarder en avant. Nous avons tant à faire déjà pour assumer nos vies au quotidien, notre présent. Et nous n'avons pas forcément envie de contempler un avenir qui nous paraît sombre. Et puis, nous n'avons pas le temps, d'abord. Notre vie au fur et à mesure des épreuves fait apparaître des espoirs. Cela est normal, la disparition de ces espoirs quotidiens serait le premier mais décisif pas vers le Désespoir total. Mais ces espoirs sur un objet particulier ne suffisent pas : « Nous avons besoin des espérances, des plus petites ou des plus grandes, qui au jour le jour, nous maintiennent en chemin. Mais sans la grande espérance, qui doit dépasser tout le reste, elles ne suffisent pas208. » Et en effet, « l'engagement quotidien pour la continuation de notre vie et pour l'avenir de l'ensemble nous épuise ou se change en fanatisme si nous ne sommes pas éclairés par la lumière d'une espérance plus grande209 ».

La vertu de l'espérance nous permet justement de garde la certitude du salut malgré les épreuves. En tant que chrétiens, nous savons que nos souffrances sont passagères, temporelles et par là temporaires. Et l'espérance nous invite à l'abandon à Dieu : certes nous avons des soucis, des difficultés mais le Christ le répète aux hommes : « Combien plus valez-vous que les oiseaux du ciel210 ? » L'espérance ce n'est pas pour autant un optimisme plein d'illusions, fallacieux, déconnecté de toute considération de la réalité : ainsi que l'affirme Bernanos en jouant délibérément la carte de la provocation, « l'optimisme est une fausse espérance à l'usage des lâches et des imbéciles211 ». L'espérance ne nous promet pas que tout ira mieux dans ce bas-monde : elle nous invite à nous abandonner parce que nous connaissons l'amour divin pour l'humanité.

208 Benoît XVI, Spe salvi, § 31. 209 Benoît XVI, Spe salvi, § 38. 210 Mt 6, 25. 211 Georges Bernanos, Les Grands Cimetières sous la lune.

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L'espérance, une porte vers « la » joie

L'espérance, c'est un chemin ouvert vers la joie. Déjà dans la Bible, l'espérance est parfois donnée pour la joie : « Qui est, en effet, notre espérance, ou notre joie, ou notre couronne de gloire212 ? » Les Pères de l'Eglise l'ont également répété : « Parce que l'auteur de la promesse est véridique, nous trouvons notre joie dans l'espérance213 ». Or, la joie apportée par l'espérance est une joie qui se donne à vivre dans le présent. L'objet de l'espérance est la vie éternelle, mais cette certitude de la vie éternelle nous apporte présentement la joie, une joie parfaite.

Aussi est-il possible de connaître la joie, tout en subissant de nombreuses et violentes souffrances. L'Eglise n'est pas manichéiste : elle n'oppose pas un monde terrestre fait de souffrances, et un au-delà heureux. La joie, comme le salut, sont des réalités déjà présentes dans notre réalité terrestre. L'espérance ne gomme pas la souffrance ; mais elle propose la joie. Et dans cette vie, l'une n'annule pas forcément l'autre.

En réalité, l'espérance chrétienne nous invite à la joie parfaite, parce qu'elle nous invite à une joie qui ne peut être altérée : « L'espérance ne trompe pas214 ». La joie à laquelle nous invite l'espérance est la joie du salut et de l'amour divin. Tout peut nous être enlevé : la santé, les proches, la réussite ... Mais jamais l'amour que le Seigneur a pour nous ne pourra nous être ôté. Ce don de l'espérance peut paraître bien faible et bien estompé parfois à des personnes dont la rencontre avec le christianisme remonte à plusieurs années ; le pape Benoît XVI le constate lui-même : « Pour nous qui vivons depuis toujours avec le concept chrétien de Dieu et qui nous y sommes habitués, la possession de l'espérance, qui provient de la rencontre réelle avec ce Dieu, n'est presque plus perceptible215 ». Cette vertu doit être, à l'égale des autres, nourrie constamment par la prière. De plus, la joie à laquelle nous invite l'espérance est parfaite parce qu'elle est collective. Notre espérance n'est pas une espérance individualiste.

La dernière chose qui nous reste quand il ne nous reste plus rien, c'est l'espérance. C'est ainsi que sur la porte de son Enfer, Dante inscrit « Vous qui entrez ici, laissez toute espérance ». Une fois l'espérance partie, il ne nous reste plus rien. Alors, n'ayons pas peur d'entrer dans l'espérance, pour reprendre les paroles d'un pape plutôt célèbre canonisé le 1er mai 2011.

212 1 Th 2, 19. 213 St Augustin, Homélie sur le Psaume 148. 214 Ro 5, 5. 215 Benoît XVI, Spe salvi, § 3.

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Consolation de Rachel

Anne Duguet

« Dans Rama une voix s'est fait entendre,une plainte amère ;

c'est Rachel qui pleure ses fils.Elle ne veut pas être consolée pour ses fils,

car ils ne sont plus216. »

La plainte de Rachel s'élève de la plaine de Rama, elle s'élève en toute justice. Sa plainte n'est pas l'effet désordonné de sa tristesse, et sa tristesse ne sera pas plus tard convertie. Son chagrin n'attend pas un « plus tard » réparateur. Les fils de Rachel ne sont plus, elle ne veut pas être consolée, et Dieu ne console pas Rachel. Mais il affirme « il y a un espoir pour ton avenir ». Quel est cet espoir, quel est cet avenir?

Le désespoir de Rachel, c'est que ses fils ne soient plus. C'est le seul désespoir dont on puisse comprendre qu'il ne s'use pas avec le temps : elle ne se désespère pas au souvenir qu'ils ont été, ni à la découverte qu'elle ne les verra plus. Rachel, chaque fois qu'elle pense à ses fils, découvre qu'ils ne sont plus. Le désespoir de Rachel, c'est l'effectivité de la destruction de ses propres enfants, la chair de sa chair. C'est d'avoir découvert un indépassable, une réalité absolue pas tant à cause de l'aspect qu'elle revêt que de ce qu'elle est effectivement, et se montre chaque fois.

Ce n'est pas le « jamais plus » qui l'accable : le « jamais plus » repose sur un souvenir qu'on perd progressivement et dont l'acuité diminue ; le « jamais plus » n'est pas inconsolable, et si la consolation n'est pas fondée dans l'attente de retrouvailles futures, le temps du moins apaise bien des choses, et l'acceptation apaise finalement tout chagrin. Le « jamais plus » n'est saisissant qu'autant que l'habitude n'est pas prise.

Michel-Ange, Piéta, Saint Pierre de Rome

216 Jr 31, 15.

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Le chagrin de Rachel se redécouvre chaque fois ; il ne se redécouvre pas toujours nouveau : ce n'est pas faiblesse d'âme de sa part, sensibilité trop vive, ce n'est pas absence de mémoire, qui ne serait finalement pas très différent du « jamais plus », qui ne serait que le « jamais plus » dont on ne prend pas l'habitude par faiblesse, par impiété. Son chagrin ne s'habitue pas parce qu'il n'était pas surprenant. Que découvre-t-on dans la contemplation d'un mort, si ce n'est la nécessaire décomposition, l'absence de toute éternité, notre absolue contingence ? Ce n'est pas l'événement qui bouleverse cette mère, c'est de découvrir, dans cet événement que ses fils sont morts, qu'elle mourra, et qu'elle ne saurait se maintenir vivante même à travers ses fils – que rien ne demeure, si ce n'est la certitude que rien ne demeure.

Quelle parole l'Eternel peut-il faire entendre à celle qui pleure ? « Cesse ta plainte, sèche tes yeux217 ! » Pourquoi l'Eternel demande-t-il à Rachel de cesser de se lamenter ? Qu'est-ce qui pourra la convaincre d'obéir à Dieu ? Faut-il qu'un ange vienne lui parler, faut-il quelque événement surnaturel qui s'impose à son esprit et la contraigne à mettre son espoir dans le Seigneur ? Car « il y a une compensation pour ta peine » dit l'Eternel, « il y a un espoir pour ton avenir218 ». Pas plus que le désespoir de Rachel ne naît de la surprise que lui cause la mort inattendue de ses enfants son espérance ne surgira d'une parole inattendue ; les promesses de Dieu ne sont pas des énigmes pour le cœur de l'homme.

La consolation de Rachel ne peut donc naître que de son chagrin même : toute autre parole extérieure à son chagrin ne se laisse pas assez entendre puisque sa plainte exprime une tristesse absolue, la véritable tristesse – la tristesse de la vérité. Qu'elle se console en se raccrochant à des contenus de croyance, ou qu'elle se console en acceptant ce qu'elle a découvert, c'est un même mouvement, une même prise d'habitude où la singularité de sa découverte est oubliée. Si elle demeure fidèle à ce qu'elle vit, elle est inconsolable. Or l'Eternel dit « il y a de l'espoir pour ton avenir. Tes enfants reviendront dans leur territoire219 ». Et un peu avant dans le texte « je changerai leur deuil en allégresse et je les consolerai. Je leur donnerai la joie après leur chagrin220 ». Il n'y a donc que deux possibilités : soit l'Eternel ne dit pas vrai ; soit Rachel sera consolée. On ne s'intéresse qu'à la seconde possibilité. Or on a dit : ce que vit Rachel la rend nécessairement inconsolable. C'est donc parce qu'elle est inconsolable qu'elle sera consolée.

Le désespoir de Rachel n'est ni dans le « jamais plus » ni dans une redécouverte incessante d'un événement ; il ne réside pas dans un enfermement dans le souvenir ; il n'est pas dans un même présent toujours renouvelé à l'identique ; sa consolation ne naît donc ni d'un événement, ni d'une acceptation, qu'il s'agisse d'un « plus tard » rachetant le présent, ou d'un présent plus vivant que la présence de la mort. Peut-elle être consolée ? Y a-t-il une joie de la vérité ?

La vérité que découvre Rachel, et qui ouvre pour elle le désespoir, c'est que rien ne peut demeurer, sauf que rien ne demeure. « Tout passe » et sa plainte amère se fait entendre dans Rama. Si elle comprenait que la seule chose sûre est que rien n'est arrêté, et que cela ne lui ouvrait aucun désespoir, alors elle ne comprendrait pas que rien ne demeure ; si elle tombait dans l'acceptation de cette contingence absolue, seule certaine, elle ne la comprendrait plus comme telle, mais résoudrait la compréhension en habitude. Si elle ne désespère pas de la vérité, elle ne la comprend plus comme vérité, mais elle l'accepte, et l'oublie dans ce geste d'acceptation. Parce qu'elle n'accepte de ne

217 Jr 31, 16.218 Ibid.219 Ibid.220 Jr 31, 13.

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considérer que la seule vérité connaissable de la mort de ses fils, elle désespère ; si elle ne désespérait pas elle ne connaîtrait pas la mort de ses fils autrement que comme un fait passé ; si elle désespère c'est qu'elle ne veut pas ce qu'elle connaît ; si elle le voulait, si elle l'acceptait, c'est qu'elle ne le connaîtrait plus. Pourrait-elle vouloir savoir en vérité que ses enfants ne sont plus ?

H. Matisse, La Tristesse du roi, 1952, musée de Nice.

Rachel désire donc que lui soit assurée l'éternité de ce qui est ; elle désire la vie pour ses fils, et pour elle-même, ne serait-ce qu'en ses fils, d'une manière assurée. Elle cherche la promesse d'une nécessaire plénitude d'être. Seul ce désir lui permet de connaître la seule vérité qui se présente à elle, la contingence absolue de toute chose. Pourquoi a-t-elle ce désir ? Que signifie-t-il ? Ce désir est celui de « la terre [qui] tient toujours » ; parce qu'elle désire une terre qui tienne toujours, elle découvre la vanité de toutes choses, qui lui est seule assurée ; elle connaît qu'« un âge va, un âge vient ». « Mais la terre tient toujours221 ». Où ce désir s'enracine-t-il ?

Est-ce que Rachel garde très fortement le souvenir d'un bonheur passé, dont elle voudrait la perpétuation ? Est-ce le souvenir du bonheur qu'elle connu d'avoir des fils qui lui fait vouloir les avoir encore ? En ce cas son désespoir naît d'un « jamais plus », qui trouvera sa consolation dans l'espoir d'un bonheur futur, dans un « à nouveau » ; mais nous avons montré assez que son chagrin n'est pas là. Son désir d'éternité n'est pas le souvenir d'un âge d'or regretté, pas plus que la projection vers un au-delà rêvé. Il s'enracine dans les vastes palais de sa mémoire, et « ses larges espaces, ses antres et ses cavernes, innombrables222 », la mémoire où se rencontre les souvenirs, mais où l'on trouve aussi la connaissance de ce dont on ne peut se souvenir, qui ne se laisse connaître qu'en soi-même au-dessus de nous-mêmes, et qui s'annonce dans la joie. La tristesse à cause de la vérité permet d'éprouver la joie de la vérité, qui se découvre lorsque, renonçant à chercher consolation dans un passé stérile ou un futur impossible, nous explorons l'intérieur de notre esprit, les immenses espaces mémoriels qui contiennent l'univers, où l'on trouve « le meilleur ». La mémoire est alors le lieu du souvenir qui ne s'habitue pas, du présent qui n'oublie pas, c'est-à-dire de la vérité qui ne soumet pas mais libère, qui ne surprend pas mais fait connaître.

221 Qo 1, 4.222 St Augustin, Confessions X, 26, éd. Gallimard, col. Pléiade, p. 998.

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Est-ce donc que la vérité serait triste et heureuse à la fois ? Connaître librement, ce n'est pas entendre ce que nous voulons, mais vouloir ce que nous connaissons. Nous connaissons que la vérité qui nous désespère nous ouvre à la joie de la vérité. Nous désirons l'éternité, devons-nous entendre que le désespoir n'est rien ? Nous ne voulons pas être consolés, devons-nous comprendre que la joie n'est rien ? Nous connaissons l'amertume à cause de ce que nous sommes, et la paix joyeuse à cause de ce que nous désirons – il nous faut vouloir l'amertume et la paix. Vouloir connaître, c'est chercher à vivre avec, par et pour ce que l'on connaît. C'est scruter la pierre obscure et ténébreuse. C'est lire avec grand soin le récit de Rachel, dont la plainte se fait entendre dans la plaine de Rama, et la réponse de l'Eternel à sa complainte, dont la véracité est éprouvée non parce que le texte serait écrit directement de sa main, mais parce qu'en lisant ce texte nous naissons nous-mêmes pour une seconde fois, selon l'esprit et non selon la chair ; parce qu'en lisant ce texte, nous connaissons pourquoi notre amertume nous conduit à la joie de la vérité.

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« Mysterium fidei »

L'Eucharistie, de l'actualisation à l'anticipation

Edouard Coquet

« Je pensais à toi dans mon agonie, j'ai versé telles gouttes de sang pout toi223. »

B. Pascal

« La Croix du Christ étend ses bras sur le passé et sur l'avenir.Son ombre lumineuse la précède et remonte jusqu'aux premiers jours d'après la chute ;

sa lumière cachée la suit et redescend jusqu'aux derniers jours du monde224. »

C. Journet

Le 17 avril 2003, Jeudi Saint, Jean-Paul II publiait sa dernière encyclique, Ecclesia de Eucharistia, consacrée au mystère de l'Eucharistie. Jean-Paul II commence par insister sur la dimension mémorielle de l'Eucharistie, en évoquant la messe qu'il a célébrée au Cénacle, à Jérusalem, pour le grand Jubilé de l'an 2000225. En célébrant la messe, dit-il, nous reproduisons ce qu'a immédiatement pratiqué l'Eglise primitive, comme en témoignent les Actes des apôtres226 et, à travers cela, les actes mêmes du Seigneur :

« Et tandis que nous le faisons dans la célébration de l'Eucharistie, les yeux de l'âme se reportent au Triduum pascal, à ce qui se passa le soir du Jeudi Saint, pendant la dernière Cène, et après elle. En effet, l'institution de l'Eucharistie anticipait sacramentellement les événements qui devaient se réaliser peu après, à partir de l'agonie à Gethsémani227. »

Ainsi l'Eucharistie est-elle bien le mémorial du sacrifice du Christ, événement passé ayant eu lieu une fois pour toutes. Mais Jean-Paul II prend soin d'indiquer que, dès le moment de la dernière Cène, « l'Eucharistie anticipait sacramentellement les événements qui devaient se réaliser peu après228 », de sorte qu'elle est déjà actualisation du sacrifice de la Croix. Par l'union intime entre l'Eucharistie de la dernière Cène et la Croix229, le Seigneur a actualisé l'ensemble de sa Passion et de sa Résurrection, et a donné à son Eglise le pouvoir de le faire pour toujours. Ainsi Jean-Paul II termine-t-il son introduction à Ecclesia de Eucharistia en précisant :

« Si c'est par le don de l'Esprit Saint à la Pentecôte que l'Eglise vient au jour et se met en route sur les

223 B. Pascal, Pensées, édition de Léon Brunschvicg (1897), pensée 553, Paris, Garnier Flammarion, 1976, p. 200.224 C. Journet, La Messe. Présence du sacrifice de la Croix, Bruges, Desclée de Brouwer, coll. Textes et études

théologiques, 1957, p. 32.225 « Je rends grâce au Seigneur Jésus de m'avoir permis de redire au même endroit, dans l'obéissance à son commandement "Vous ferez cela en mémoire de moi" (Lc 22, 19), les paroles qu'il a prononcées il y a deux mille ans. » (Jean-Paul II, Ecclesia de Eucharistia (E.E.), § 2)226 Cf. Ac 2, 42.227 Jean-Paul II, E.E., § 3.228 Ibid.229 Le Catéchisme de l'Eglise catholique (C.E.C.), Paris, Centurion, Cerf, Fleurus-Mame et Librairie éditrice vaticane, 1998 exprime ainsi cette union intrinsèque : « La Messe est à la fois et inséparablement le mémorial sacrificiel dans lequel se perpétue le sacrifice de la Croix, et le banquet sacré de la communion au Corps et au Sang du Seigneur. » (§ 1382)

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chemins du monde, il est certain que l'institution de l'Eucharistie au Cénacle est un moment décisif de sa constitution. Son fondement et sa source, c'est tout le Triduum pascal, mais celui-ci est comme contenu, anticipé et "concentré" pour toujours dans le don de l'Eucharistie. Dans ce don, Jésus-Christ confiait à l'Eglise l'actualisation permanente du mystère pascal. Par ce don, il instituait une mystérieuse "contemporanéité" entre le Triduum et le cours des siècles230. »

Si l'Eucharistie peut aujourd'hui être considérée comme un mémorial, elle était une anticipation le Jeudi Saint, car les paroles de consécration du pain et du vin exprimaient l'intention d'offrir, sous l'enveloppe rituelle de la Cène, le sacrifice qui se consommerait le lendemain sur la Croix. L'Eucharistie entretient donc un rapport au temps très complexe parce qu'elle est le sacrement du sacrifice de la Croix, et n'est un sacrifice que par relation à celui-ci. On voit ici se dessiner une tension entre la mémoire d'un événement historique unique, qui appartient au passé, et son actualisation perpétuelle par le sacrement. Cette tension est renforcée par le fait que le sacrifice du Christ est compris comme définitif et parfait. Ainsi, dans l'épître aux Hébreux, saint Paul peut-il opposer l'unique sacrifice du Christ, livré une fois pour toutes pour la rédemption de l'humanité, aux multiples sacrifices de l'ancienne alliance, constamment renouvelés :

« De plus, ceux-là sont devenus prêtres en grand nombre, parce que la mort les empêchait de durer ; mais lui, du fait qu'il demeure pour le monde éternel, il a un sacerdoce immuable. D'où il suit qu'il est capable de sauver de façon définitive ceux qui par lui s'avancent vers Dieu, étant toujours vivant pour intercéder en leur faveur. Oui, tel est précisément le grand prêtre qu'il nous fallait, saint, innocent, immaculé, séparé désormais des pécheurs, élevé plus haut que les cieux, qui ne soit pas journellement dans la nécessité, comme les grands prêtres, d'offrir des victimes d'abord pour ses propres péchés, ensuite pour ceux du peuple, car ceci il l'a fait une fois pour toutes en s'offrant lui-même231. »

L'unicité du sacrifice du Seigneur semble bien être la caractéristique du christianisme, en opposition à l'ancien culte. Mais saint Paul prend soin de préciser que le sacrifice du Seigneur vaut « une fois pour toute », et qu'il est donc continué dans le temps, bien que le Christ soit « élevé plus haut que les cieux » : comment cela est-il conciliable avec l'unicité du sacrifice de la Croix ? Au début de la deuxième partie de l'Esprit de la liturgie232, « L'espace et le temps dans la liturgie », le cardinal Joseph Ratzinger tente de conceptualiser cette tension en reprenant une distinction, opérée par saint Bernard de Clairvaux, entre semel (une fois pour toutes) et semper (toujours). Le sacrifice du Christ est un événement unique, non seulement par son aspect historique, mais encore par sa perfection et son caractère définitif ; cependant, par le sacrement de l'Eucharistie, il a un effet dans tous les temps.

C'est sur cette tension fondamentale, inhérente au mystère de l'Eucharistie, que nous voudrions nous pencher pour proposer une réflexion sur l'extension temporelle de l'Eucharistie. Pour ce faire, il nous paraît très pertinent de suivre la réflexion de Jean-Paul II : dans le premier chapitre d'Ecclesia de Eucharistia, intitulé « Mysterium fidei », il réfléchit sur l'anamnèse qui suit la consécration des saintes espèces dans la nouvelle liturgie romaine : « Mortem tuam annuntiamus,

230 Jean-Paul II, E.E., § 5.231 He 7, 23-27. Les citations bibliques sont extraites de La Bible de Jérusalem, traduction française par l'Ecole

biblique de Jérusalem, Paris, Editions du Cerf, 2000. L'abbé Journet suggère que l'insistance de l'épître aux Hébreux à opposer l'unicité et la non-réitérabilité du sacrifice rédempteur à la multiplicité des sacrifices sanglants de la Loi ancienne « s'éclaire exégétiquement d'un jour supplémentaire si l'on suppose que cette épître est adressée – peut-être par Apollos – à un groupe d'anciens prêtres venus à la foi du Christ (Ac 6, 7), chassés de Jérusalem par la persécution qui suivit la mort d'Etienne, réfugiés dans une ville de la côte, comme serait Césarée ou Antioche, et supportant difficilement la privation des activités multiples et spectaculaires de l'ancien culte et de ses sacrifices. » (C. Journet, op. cit., p. 46).

232 J. Ratzinger, L'Esprit de la liturgie, traduction française par Génia Català, Genève, Editions Ad Solem, 2001.

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Domine, et tuam resurrectionem confitemur, donec venias233. » Cette formule est tirée de la Première épître aux Corinthiens : « Chaque fois en effet que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe, vous annoncez la mort du Seigneur, jusqu'à ce qu'il vienne234. » Faire avec Jean-Paul II le commentaire de cette formule permet de comprendre en quoi l'Eucharistie n'est pas seulement le mémorial d'un événement passé, mais est perpétuée dans le présent par la grâce du sacrement, puis comment elle nous introduit dans l'avenir par sa dimension eschatologique.

Par rapport à Dieu, de toute éternité l'acte rédempteur de la Croix est toujours actuel. Par rapport à nous, cet acte est à la fois révolu et actuel. Révolu parce que la Croix est un moment historique de la vie terrestre du Seigneur. Mais cet acte de la Croix est aussi actuel pour nous : comme l'exprime bien l'extrait de la Première épître aux Corinthiens dont a été tiré l'anamnèse, l'Eucharistie ne constitue pas seulement l'évocation de la Passion et de la mort du Seigneur, mais véritablement, selon Jean-Paul II, sa « re-présentation » sacramentelle, au sens où elle les rend présents. Le sacrifice de la Croix est bien unique et fut offert une fois pour toutes ; il est donc non réitérable. Mais il peut être rendu présent parce que le Jeudi Saint, durant le repas pascal, le Seigneur fit des deux rites fondamentaux de ce repas, la bénédiction du pain et du vin, un rite réitérable, qui devint le mémorial de l'alliance nouvelle pour tous les temps.

Il est important de prendre en compte que l'institution de l'Eucharistie s'inscrit dans la tradition du repas rituel qui fait mémoire de la Pâque juive. Même s'il n'actualisait évidemment pas la Pâque de la même manière que l'Eucharistie actualise le sacrifice du Christ, ce repas entretenait déjà un rapport au temps particulier, en rendant actuels les événements qu'il commémorait235. Le grec zikkaron ou même le grec anamnèsis, que l'on traduit par « mémoire », évoquent d'ailleurs plutôt l'actualisation que le souvenir. Bien sûr, le mémorial voit son sens renouvelé dans le Nouveau Testament, puisqu'il constitue une ré-actualisation sacramentelle du sacrifice du Christ. Jean-Paul II réaffirme ainsi que l'Eglise vit continuellement de ce sacrifice rédempteur, non seulement en en

233 « Nous proclamons ta mort, Seigneur Jésus, nous célébrons ta résurrection, nous attendons ta venue dans la gloire. » (traduction liturgique officielle)234 1 Cor 11, 26.235 Le C.E.C. fait allusion à cette conception du mémorial dans la tradition juive : « Dans le sens de l'Ecriture Sainte le mémorial n'est pas seulement le souvenir des événements du passé, mais la proclamation des merveilles que Dieu a accomplies pour les hommes. Dans la célébration liturgique de ces événements, ils deviennent d'une certaine façon présents et actuels. C'est de cette manière qu'Israël comprend sa libération d'Egypte : chaque fois qu'est célébrée la Pâque, les événements de l'Exode sont rendus présents à la mémoire des croyants afin qu'ils y conforment leur vie. » (§1363)

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faisant mémoire, mais par un contact actuel :

« Quand l'Eglise célèbre l'Eucharistie, mémorial de la mort et de la résurrection de son Seigneur, cet événement central du salut est rendu réellement présent et ainsi "s'opère l'œuvre de notre rédemption". Ce sacrifice est tellement décisif pour le salut du genre humain que Jésus-Christ ne l'a accompli et n'est retourné vers le Père qu'après nous avoir laissé le moyen d'y participer comme si nous y avions été présents. Tout fidèle peut ainsi y prendre part et en goûter les fruits d'une manière inépuisable236. »

Selon l'abbé Charles Journet, le Christ ressuscité, ayant laissé à ses disciples ce sacrement qui anticipait sa Passion lors de la dernière Cène, « ratifie éternellement au ciel l'unique sacrifice rédempteur par lequel il a voulu sauver tous les hommes237 ». Ainsi, par l'Eucharistie, le moment de la Croix « est capable d'atteindre par sa vertu spirituelle, son contact, sa présence toute la suite des générations au fur et à mesure de leur arrivée à l'existence238. » L'Eucharistie-sacrement renvoie à l'Eucharistie-sacrifice, qui actualise le sacrifice de la Croix, de sorte que la Croix et l'Eucharistie sont bien un seul et même sacrifice. Comme l'affirme Jean-Paul II,

« La Messe rend présent le sacrifice de la Croix, elle ne s'y ajoute pas et elle ne le multiplie pas. Ce qui se répète, c'est la célébration en mémorial, la "manifestation en mémorial" (memorialis demonstratio) du sacrifice, par laquelle le sacrifice rédempteur du Christ, unique et définitif, se rend présent dans le temps. La nature sacrificielle du Mystère eucharistique ne peut donc se comprendre comme quelque chose qui subsiste en soi, indépendamment de la Croix, ou en référence seulement indirecte au sacrifice du Calvaire239. »

Pour reprendre la terminologie du cardinal Ratzinger, on comprend donc qu'ici « une fois pour toutes » ne signifie pas « passé ». La messe est « l'entrée existentielle plénière de l'Eglise, à chacun de ses moments, dans le sacrifice rédempteur sanglant de la Croix240 ». Ainsi, par l'Eucharistie, l'unique sacrifice du Seigneur accède-t-il à la dimension du semper. C'est notamment par l'Eucharistie que se réalise la promesse du Christ : « Et voici que je suis avec vous pour toujours jusqu'à la fin de l'âge241. » Mais pour le cardinal Ratzinger, il y a plus encore : au moment même de la Passion, ce sacrifice s'inscrivait déjà dans un rapport au temps complexe, et accédait à l'éternité. En effet, derrière les événements de la Passion se trouve l'abandon parfait du Seigneur à la volonté du Père. « Par le fait de son obéissance, pour reprendre la formule magistrale de Maxime le Confesseur, la volonté humaine de Jésus est plongée dans le "oui" éternel du Fils au Père242. » De même que la douleur physique de Jésus-Christ sur la Croix absorbe toute la douleur, y compris métaphysique, de l'humanité, le temps est ici « absorbé dans ce qui dépasse le temps243 ». Nous devons donc corriger notre affirmation : ce n'est pas par l'Eucharistie que le sacrifice du Christ accède au semper. L'Eucharistie ne fait que réaliser pour nous cette éternité du sacrifice du Christ, qui existait déjà par l'obéissance du Fils au Père.

236 Jean-Paul II, E.E., § 11. Citation de Vatican II, IVe session, Lumen gentium, § 3 : cf. G. Alberigo (dir.), Les Conciles œcuméniques, t. II (Les Décrets. Trente à Vatican II), Paris, Editions du Cerf, 1994, p. 1728.237 C. Journet, op. cit., p. 10.238 Ibid., p. 11.239 Jean-Paul II, E.E., § 12. Cf. Institutio generalis Missalis romani, 3e édition typique, 2002, § 2. On peut aussi se référer au C.E.C. qui affirme : « Le mémorial reçoit un sens nouveau dans le Nouveau Testament. Quand l'Eglise célèbre l'Eucharistie, elle fait mémoire de la Pâque du Christ, et celle-ci devient présente : le sacrifice que le Christ a offert une fois pour toutes sur la Croix demeure toujours actuel : "Toutes les fois que le sacrifice de la Croix par lequel le Christ notre Pâque a été immolé se célèbre sur l'autel, l'œuvre de notre rédemption s'opère." » (§ 1364) Citation de Vatican II, Lumen gentium, § 3 (cf. supra).240 C. Journet, op. cit., p. 11.241 Mt 28, 20.242 J. Ratzinger, op. cit., p. 47.243 Ibid.

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L'Eucharistie, mode d'emploi

Jean-Paul II affirme à la fin du chapitre « Mysterium fidei » que la fin de l'anamnèse exprime la dimension eschatologique de l'Eucharistie. En effet, on peut dire que la célébration liturgique nous introduit aussi à une temporalité tout autre, en nous rendant présente la liturgie céleste, dont elle est comme une anticipation. Cette tension essentielle de l'Eucharistie vers le Royaume de Dieu a été exprimée par le Seigneur lui-même lors de la Cène : « Je vous le dis, je ne boirai plus désormais de ce produit de la vigne jusqu'au jour où je le boirai avec vous, nouveau, dans le Royaume de mon Père244. » C'est le sens de l'embolisme après le Pater dans la nouvelle liturgie romaine : « expectantes beatam spem et adventum Salvatoris nostri Jesu Christi245. » L'abbé Journet confirme bien que cette tension eschatologique de l'Eucharistie nous introduit déjà dans l'éternité et dans la liturgie céleste :

« C'est non seulement l'Eglise terrestre, mais encore toute l'Eglise céleste des anges et des élus que le Christ invite à participer, suivant le mode qui leur est propre, à l'offrande qu'à chaque Messe il fait de lui-même à Dieu pour le salut des hommes246. »

Cela est explicite par les références faites par le prêtre à l'Eglise triomphante. On le voit particulièrement bien dans la préface. Pour ne prendre qu'un exemple, on peut se rapporter à la fin de la deuxième préface commune :

« Per quem majestatem tuam laudant Angeli, adorant Dominationes, tremunt Potestates. Caeli caelorumque Virtutes, ac beata Seraphim, socia exsultatione concelebrant. Cum quibus et nostras voces, ut admitti jubeas, deprecamur, supplici confessione dicentes : Sanctus247… »

De même, le Supplices te rogamus du Canon romain, par l'échange qu'il exprime entre ce sacrifice et la grâce divine, nous fait entrer dans l'éternité de la liturgie céleste :

« Supplices te rogamus, omnipotens Deus : jube haec perferri per manus sancti Angeli tui in sublime altare tuum, in conspectu divinae majestatis tuae ; ut, quotquot ex hac altaris participatione sacrosanctum Filii tui Corpus et Sanguinem sumpserimus, omni benedictione caelesti et gratia repleamur248. »

244 Mt 29, 26.245 « en cette vie où nous espérons le bonheur que tu promets et l'avènement de Jésus-Christ, notre Sauveur. » (traduction liturgique officielle)246 C. Journet, op. cit., p. 151.247 « C'est par lui que les anges célèbrent ta grandeur, que les esprits bienheureux adorent ta gloire, que s'inclinent devant toi les puissances d'en haut, et tressaillent d'une même allégresse les innombrables créatures des cieux. A leur hymne de louange, laisse-nous joindre nos voix pour chanter et proclamer : Saint … » (traduction liturgique officielle)248 « Nous t'en supplions, Dieu tout-puissant : qu'elle soit portée par ton ange en présence de ta gloire, sur ton autel

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On remarque que c'est bien par l'Eucharistie que nous sommes introduits dans l'éternité, comme les références à l'autel et aux saintes espèces le disent explicitement. A de nombreuses reprises, le prêtre demande l'intercession des saints du Ciel. Deux exemples sont particulièrement explicites : d'une part, dans la forme extraordinaire du rite romain, le Suscipe sancta Trinitas, concluant l'offertoire, d'autre part le Communicantes du Canon romain, au cours duquel le prêtre, après avoir prié pour l'Eglise militante – ou pérégrinante selon la terminologie du deuxième concile du Vatican – implore l'intercession de l'Eglise triomphante.

Le cardinal Ratzinger soulignait dans un autre ouvrage, Un chant nouveau pour le Seigneur, que ces intercessions ont une forte valeur symbolique, qui accentue la tension eschatologique du sacrifice eucharistique : les vingt-quatre saints nommés au Communicantes rappellent les vingt-quatre vieillard entourant le trône de Dieu dans la liturgie céleste évoqués par l'Apocalypse249. Ainsi, la liturgie « nous fait sortir de nos pauvres rassemblements pour nous faire entrer dans la grande communauté qui englobe le ciel et la terre. C'est là ce qui lui confère toute son ampleur250. » Dans la constitution Sacrosanctum concilium sur la sainte liturgie, le deuxième concile du Vatican affirme donc :

« Dans la liturgie terrestre nous participons, en y goûtant par avance, à cette liturgie céleste qui est célébrée dans la sainte cité de Jérusalem vers laquelle nous tendons dans notre pèlerinage, et où le Christ est assis à la droite de Dieu, comme ministre du sanctuaire et de la vraie tente ; avec toute la milice de l'armée céleste nous chantons au Seigneur l'hymne de gloire ; en vénérant la mémoire des saints, nous espérons partager leur communauté ; nous attendons comme Sauveur notre Seigneur Jésus-Christ, jusqu'à ce que lui-même, qui est notre vie, se manifeste et que nous soyons manifestés nous-mêmes avec lui dans la gloire251. »

Ainsi pour Jean-Paul II, « L'Eucharistie est vraiment un coin du ciel qui s'ouvre sur la terre ! C'est un rayon de la gloire de la Jérusalem céleste, qui traverse les nuages de notre histoire et qui illumine notre chemin252. »

Au début du premier chapitre de l'Esprit de la liturgie, le cardinal Ratzinger se demandait si un chrétien pouvait encore parler d'espace et de temps sacrés, « puisque la dimension cosmique de la liturgie embrasse et rend sacré à nos yeux l'ensemble du ciel et de la terre253 ». Cependant, il remarquait qu'une telle conception manquerait un aspect central du culte chrétien et de notre existence dans ce monde : « c'est oublier le "pas encore", l'aspect transitoire de la vie chrétienne, c'est admettre que le nouveau ciel et la nouvelle terre sont déjà présents254. » En effet, si la liturgie chrétienne, par son universalité spatiale et temporelle, représente un progrès par rapport au culte vétérotestamentaire, elle ne se comprend elle-même que comme espérance du Royaume de Dieu et de la liturgie céleste, comme tension vers l'avenir, qui est l'éternité. Le cardinal Ratzinger nous invite donc ici à nuancer notre réflexion. Certes l'Eucharistie nous introduit dans l'éternité de l'obéissance du Fils au Père, certes la liturgie nous introduit dans la liturgie céleste, mais

céleste, afin qu'en recevant ici, par notre communion à l'autel, le Corps et le Sang de ton Fils, nous soyons comblés de ta grâce et de tes bénédictions. » (traduction liturgique officielle)249 Ap 4, 4 : « Vingt-quatre sièges entourent le trône, sur lesquels sont assis vingt-quatre vieillards vêtus de blanc, avec des couronnes sur leurs têtes. » La tradition voit dans ces vingt-quatre vieillards les douze patriarches et les douze apôtres.250 J. Ratzinger, Un chant pour le Seigneur. La foi dans le Christ et la liturgie aujourd'hui, traduction française de

Joseph Feisthauer, Paris, Desclée de Brouwer, 1995, pp. 231-232.251 G. Alberigo (dir.), Les Conciles œcuméniques, t. II, pp. 1672-1675.252 Jean-Paul II, E.E., § 19.253 J. Ratzinger, L'Esprit de la liturgie, p. 45.254 Ibid.

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précisément nous ne sommes encore qu'introduits à ces mystères. Nous vivons encore dans une dimension historique, c'est pourquoi le semper n'est pas encore pleinement en acte. De plus, précise le cardinal Ratzinger, puisque le sacrifice du Christ englobe non seulement tous les temps mais tous les hommes, l'Eucharistie fait se joindre mon offrande intérieure à celle du Seigneur. L'offrande du Seigneur devient aussi la mienne propre, qui est imparfaite. Ainsi, c'est bien parce que ce sacrifice nous concerne, qu'il n'est pas encore parvenu à son achèvement. Le semel n'a pas encore vraiment atteint le semper.

Le culte ne sera l'accomplissement parfait du sacrifice du Seigneur que dans la liturgie céleste de la Cité de Dieu. Selon le cardinal Ratzinger, c'est pour cette raison que le prêtre, dans le Canon romain, se compare aux sacrificateurs vétérotestamentaires : depuis les origines, le culte est tendu vers la liturgie céleste. On pourrait peut-être comparer le rapport du culte chrétien à la liturgie céleste et celui du sacrifice vétérotestamentaire au culte chrétien. A travers l'Eucharistie, le Seigneur nous prend « dans le grand processus historique qui mène le monde vers l'accomplissement de la promesse : "Dieu tout en tous"255. » Ainsi, à travers l'Eucharistie, la plénitude du Christ devient réalité et, si elle n'est pas encore entièrement achevée, elle commence aujourd'hui pour durer jusqu'à la fin des temps. L'Eucharistie nous inscrit ainsi, en nous faisant tendre vers l'éternité, dans un temps eschatologique qui a déjà commencé.

Le fait que nous participions au semper seulement sous la forme d'une tension explique pourquoi notre liturgie est encore symbolique. On pourrait prétendre en effet que l'économie cultuelle de la Loi ancienne exprimait obscurément la foi dans le Sauveur et que, si elle est abrogée quant à sa forme par le sacrifice du Christ, elle s'achève et s'accomplit dans la Loi nouvelle. On pourrait alors se demander pourquoi notre liturgie aussi garde une dimension symbolique. Saint Thomas d'Aquin nous montre que cela s'explique par la tension de notre liturgie vers l'éternité. Notre liturgie reflète très exactement l'histoire du salut, et exprime l'entre-deux, le stade de l'image qui est le nôtre. A l'objection que « lorsque la réalité apparaît, la figure doit disparaître », saint

255 J. Ratzinger, L'Esprit de la liturgie, p. 50. Cf. C.E.C., § 1326.

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Thomas répond en effet que « l'état de la loi nouvelle tient le milieu entre l'état de la loi ancienne dont les figures se réalisent dans la loi nouvelle ; et l'état de la gloire, dans lequel toute la vérité se manifestera à découvert et complètement. C'est pourquoi dans ce dernier état, il n'y aura plus aucun sacrement256. »

La messe est donc un mystère messianique et eschatologique : les symboles nous relient à ce qui est à la fois présent et caché. A la fin de son chapitre « Mysterium fidei », Jean-Paul II affirme que cette tension de la liturgie eucharistique terrestre vers l'accomplissement dans la liturgie céleste doit concerner tout notre être et toute notre vie, si réellement cette parole, « L'Eglise vit de l'Eucharistie257 », nous concerne tous. Jean-Paul II nous invite donc à conformer nos vies à cette tension de l'Eucharistie vers l'éternité :

« Une autre conséquence significative de cette tension eschatologique inhérente à l'Eucharistie provient du fait qu'elle donne une impulsion à notre marche dans l'histoire, faisant naître un germe de vive espérance dans le dévouement quotidien de chacun à ses propres tâches258. »

Si nous proclamons attendre le retour du Seigneur, l'Eucharistie doit, selon Jean-Paul II, transformer nos vies pour qu'elles deviennent elles-mêmes eucharistiques.

256 Thomas d'Aquin, Somme théologique, t. IV, Paris, Editions du Cerf, 2000, p. 445 (part. III, q. 61, art. 4).257 Jean-Paul II, E.E., § 1.258 Jean-Paul II, E.E., § 20.

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Opinion

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Le modernisme ou le temps des didascales

François Hou

Dans Les Tribulations de Sophie, Etienne Gilson relate en ces termes sa rencontre en 1954 à New York avec le P. Teilhard de Chardin s.j. : « Nous nous rencontrâmes dès notre arrivée. A peine m’eut-il aperçu qu’il vint à ma rencontre, le visage illuminé d’un franc sourire et me dit en posant ses deux mains sur mes bras : "Pouvez-vous me dire qui nous donnera enfin ce métachristianisme que nous attendons tous259 ? " »

Gilson se montre surpris par cette question « invraisemblable, impossible de la part d’un prêtre ». Le même jour, « par hasard », il passe « devant un prêtre assis dans un fauteuil […] absorbé dans la lecture de son bréviaire », qui s’avère être « le R.P. Teilhard de Chardin, de la Compagnie de Jésus ». « Cette double image, commente Gilson, résume pour moi ce que j’appelle le cas Teilhard de Chardin. Même s’il attendait vraiment un "métachristianisme", c’est dans le christianisme qu’il l’avait déjà trouvé260. »

Gilson met ainsi en évidence la contradiction manifestée par le jésuite, celle d’un prêtre d’une part fidèle à un christianisme complet et qui le satisfait pleinement, d’autre part, selon son biographe Claude Cuenot, désireux de placer la doctrine chrétienne traditionnelle, tout particulièrement en matière christologique, « au nombre et en tête des courants les plus fondamentaux reconnus aujourd’hui par la Science dans l’Univers261. » Cette « Science », cependant, loin de correspondre étroitement aux travaux paléontologiques entrepris par le P. Teilhard, dont Gilson reconnaît l’entière valeur262, est, selon Claude Cuenot, « issue […] d’une synthèse sous haute tension moniste, entre le culte de la matière, le culte de la vie et le culte de l’énergie263 », synthèse dont Gilson remarque qu’elle n’est « ni le langage d’un savant, ni une pensée scientifique264 » : il s’agit avant tout d’opérer une « révolution théologique analogue à celle qui marqua le début de l’ère chrétienne265 ».

« Au premier siècle de l’Eglise, déclare ainsi le P. Teilhard, le Christianisme a fait son entrée définitive dans la pensée humaine en assimilant hardiment le Jésus de l’Evangile au Logos alexandrin266. »

Or, comme le rappelle Gilson, ce sont au contraire les pères apologètes qui ont « assimilé le Logos alexandrin au Christ Sauveur de l’Evangile267 ». La volonté du P. Teilhard de renouveler l’opération des pères en accomplissant une révolution théologique comparable repose donc sur une méprise, qui manifeste peut-être, au-delà d’une doctrine où Gilson voit avant tout une expérience spirituelle intransmissible, une tentative de conciliation entre christianisme et modernité dont

259 E. Gilson, Les Tribulations de Sophie, Vrin, 1967, p. 75.260 E. Gilson, op. cit., p. 75.261 C. Cuenot, Teilhard de Chardin, Editions du Seuil, 1963, cité par E. Gilson, op. cit., p. 89.262 E. Gilson, op. cit., p. 93 : « La partie solide et proprement scientifique de son œuvre n’est pas en cause ; la science

se l’intégrera et les chrétiens l’enseigneront comme les autres. »263 Cité par E. Gilson, op. cit., p. 88.264 E. Gilson, op. cit., p. 88.265 E. Gilson, op. cit., p. 90.266 Cité par E. Gilson, op. cit., p. 90.267 E. Gilson, op. cit., p. 91.

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l’expression apparaît assez distinctement dans Comment je crois268 : « Une convergence générale des religions vers un Christ-universel, qui, au fond, les satisfait toutes : telle me paraît être la seule conversion possible au Monde et la seule forme imaginable pour une Religion de l’avenir269. »

« Conversion au Monde » et rêve d’une « Religion de l’avenir » : telles semblent être les principales aspirations qui sous-tendent le « métachristianisme » espéré, qui paraît consister avant tout en une réconciliation avec le monde, une adaptation au temps présent et même une projection dans le futur. Ainsi, Gilson peut noter que l’attitude du P. Teilhard

« trahit la panique dont sont pris tant de chrétiens en voyant la déchristianisation du monde moderne. Ils l’attribuent à l’influence croissante de la science, et ils auraient raison, s’il était prouvé que la proportion des ignorants incrédules est moins forte que celle des savants qui ont conservé la foi. Ce n’est aucunement certain. Les masses dont on se plaint que l’Eglise les ait perdues, ne l’ont pas délaissée pour les temples de la science270. »

La méprise du P. Teilhard apparaît donc double, en tant qu’elle fait de la science la cause de la déchristianisation d’une part, et en tant qu’elle substitue à la foi traditionnelle au Christ non pas une science, mais une « pseudo-science271 », une gnose qui au lieu de mieux fonder l’apologétique, entreprend selon Jacques Maritain de « retourner le christianisme, en sorte qu’il ne soit plus planté dans la Trinité et la Rédemption, mais dans le Cosmos en évolution272. » « L’hypothèse de l’évolution matérielle du monde, note le P. Garrigou-Lagrange o.p., est étendue à l’ordre spirituel273. » Ce sont donc les vérités les plus intemporelles de la foi, réduites à des « opinions toujours changeantes et qui n’ont plus aucune valeur », qui se trouvent mises en cause par une doctrine qui, sous couvert de science, change jusqu’à l’objet propre de la théologie. Le P. Garrigou-Lagrange donne un autre exemple de cette attitude : « Dans un livre récent du P. Henri Bouillard, Conversion et grâce chez saint Thomas d’Aquin, 1944, p. 219, on lit : "Quand l’esprit évolue, une vérité immuable ne se maintient que grâce à une évolution simultanée et corrélative de toutes les notions, maintenant entre elles un même rapport. Une théologie qui ne serait pas actuelle serait une théologie fausse274." »

C’est ce que résume également Etienne Gilson :

« Avec plusieurs grands catholiques de son temps Teilhard a décrété que la théologie scolastique était périmée sans même prendre le temps d’en dresser un bilan objectif275. »

268 P. Teilhard de Chardin, Comment je crois, 1969.269 Cité par le P. Garrigou-Lagrange dans La Synthèse thomiste, appendice « La Nouvelle Théologie où va-t-elle ? »,

Desclée de Brouwer, 1950.270 E. Gilson, op. cit., p. 93.271 Gilson ajoute encore : « La théologie teilhardienne est une gnose chrétienne de plus, et comme toutes les gnoses de

Marcion à nos jours, c’est une theology fiction. On y retrouve toutes les marques du genre ; une perspective cosmique sur tous les problèmes, ou plutôt une perspective de cosmogenèse : une morale de cosmogenèse, une vision de cosmogenèse. » (op. cit., p. 68)

272 J. Maritain, Le Paysan de la Garonne, in Œuvres complètes, volume XII, Editions universitaires Fribourg Suisse, 1992, p. 834.

273 P. Garrigou-Lagrange, op. cit.274 P. Garrigou-Lagrange, op. cit.275 E. Gilson, op. cit., p. 86.

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Dans La Crise moderniste, Claude Tresmontant étudie quant à lui le cas de l’abbé Hébert, prêtre français qui professa, à la fin du XIXe siècle, une doctrine très nettement imprégnée de symbolisme et de panthéisme. « Le kantisme et l’évolutionnisme, note-t-il, lui fournirent la direction qu’il cherchait : un substitut au Dieu traditionnel chrétien276. » Ce n’est sans doute pas un hasard si l’abbé Hébert affirme son intention de « sacrifier l’image pour sauver l’idée277 » : il s’agit de faire à la pensée philosophique dominante de son temps, la philosophie allemande, des concessions propres à lui rendre le christianisme acceptable. « L’idéalisme allemand était, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle pour les ecclésiastiques, commente Tresmontant, ce que le marxisme sera au début du XXe siècle : la philosophie tentante278. »

Dans le cas du P. Teilhard comme de l’abbé Hébert, on assiste ainsi à des tentatives de concilier le christianisme avec les « philosophies tentantes » de leur temps. Une telle tentative apparaît également explicitement chez Edouard Le Roy dans Dogme et critique279 : « Le principe d’immanence n’a pas toujours été bien compris. On s’en est fait souvent un monstre, tandis que rien n’est plus simple ni en somme plus évident. On peut dire qu’en avoir pris conscience est le résultat essentiel de la philosophie moderne ; qui refuse de l’admettre ne compte plus désormais au nombre des philosophes280. »

Le Père Teilhard de Chardin

L’ambition de Le Roy est donc de se conformer à ce « résultat de la philosophie moderne ». Il commet, à propos du rapport entre le Verbe de Dieu et le Logos alexandrin, la même méprise que le P. Teilhard de Chardin, voyant l’origine de la doctrine du Verbe dans le néoplatonisme alexandrin, et lie, de la même manière, la théologie sacramentelle et le dogme de la transsubstantiation aux « conceptions aristotéliciennes et scolastiques281 ». Les dogmes professés par l’Eglise dépendraient donc entièrement de « diverses philosophies […] en tout cas dépassées depuis longtemps282 », philosophies dont il conviendrait donc que le christianisme se sépare. Cet argument, par lequel il prétend anéantir les dogmes, et par-là le motif formel de l’acte de foi, c’est-à-dire l’autorité divine de la Révélation, est cependant, comme le note Tresmontant, « nul du point de vue philosophique283 », puisqu’il consiste, en entendant dissocier l’expression de la foi de philosophies jugées étrangère au christianisme, sans même établir leur fausseté, à l’enchaîner à une philosophie moins sûre encore, et dont l’unique garantie semble résider dans sa modernité revendiquée, mais éphémère. C’est donc au nom d’une philosophie incertaine qu’Edouard Le Roy est conduit à

276 C. Tresmontant, La Crise moderniste, Editions du Seuil, 1978, p. 190.277 Cité par C. Tresmontant, op. cit., p. 189.278 C. Tresmontant, op. cit., p. 192.279 E. Le Roy, Dogme et critique, Bloud et Cie, 1907.280 Cité par C. Tresmontant, op. cit., p. 197.281 Cité par C. Tresmontant, op. cit., p. 200.282 Cité par C. Tresmontant, op. cit., p. 200.283 Cité par C. Tresmontant, op. cit., p. 201.

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sacrifier l’acte de foi, ou, plus précisément, au nom de l’adhésion à la doctrine qui paraît la plus moderne, en l’occurrence un moralisme fortement teinté d’anti-intellectualisme, refusant la contemplation et méconnaissant l’ « aspect spéculatif du christianisme284 », réduisant celui-ci à une simple action ou évolution dans le temps, aux dépens de la connaissance du vrai Dieu, éternel et immuable.

La pensée d’Edouard Le Roy, qui, niant toute valeur autre que morale aux formules dogmatiques, réduit Dieu au « devenir universel285 » et en compromet la transcendance au nom d’une philosophie jugée par lui moderne, porte ainsi à un degré élevé le mal que Jacques Maritain, dans Le Paysan de la Garonne, désigne comme une « chronolâtrie épistémologique », et qu’il caractérise ainsi :

« Etre dépassé, c’est le schéol. Est-ce qu’un auteur dépassé a pu dire quelque chose de vrai ? Après tout, ce n’est pas inconcevable ; mais ça ne compte pas, parce que, étant dépassé, ce qu’il a dit n’existe plus. […] Sous une forme ou sous une autre, c’est toujours l’adoration de l’éphémère, soit pour être dévoré par lui, soit pour accepter les yeux fermés ce qu’il a engendré286. »

Maritain rappelle que ce mal, qui se signale par sa « logophobie287 », ou destruction du sens commun par le recours aux « catégories du langage », symptôme qui semble pouvoir en effet bien qualifier la pensée d’Edouard Le Roy et de ses imitateurs néo-modernistes, a été annoncé, avec la plus grande clarté, par saint Paul, dans la seconde épître à Timothée :

« Car un temps viendra où les hommes ne supporteront pas la saine doctrine, mais au gré de leurs désirs se donneront une foule de maîtres, l'oreille leur démangeant, et ils détourneront l'oreille de la vérité pour se tourner vers les fables288. »

La « fièvre néo-moderniste fort contagieuse » que constate ainsi Jacques Maritain et en comparaison de laquelle le « modernisme du temps de Pie X n’était qu’un modeste rhume des foins », apparaît ainsi véritablement comme le temps des didascales, celui de la mise en cause systématique des vérités de foi au nom de doctrines éphémères, d’un « prurit aux oreilles ». Claude Tresmontant en décrit les conséquences : « Ce que l’encyclique [Pascendi] dénonce, au début de ce siècle, l’irrationalisme, l’anti-intellectualisme, la philosophie du sentiment et de l’ "expérience intérieure", conçue comme exclusive et seule suffisante, l’appel à la "vie", au "cœur" à "l’action", le glissement de la pensée rationnelle au sentiment, jusqu’à la nausée – cela a subsisté jusqu’aujourd’hui, cela se retrouve aujourd’hui, mais en pire, multiplié par dix ou cent, et sans le génie métaphysique des géants du début du XXe siècle : Bergson, Blondel ; sans la pensée profondément élaborée du père Laberthonnière, sans le père Pouget, sans Edouard Le Roy, sans le baron F. von Hügel et bien d’autres. En somme, ce qui nous reste entre les mains, quelque soixante-dix ans plus tard, c’est un résidu de la crise moderniste, ses pires défauts, sans ses grandeurs et ses qualités. […] Il nous reste l’irrationalisme, qui atteint aujourd’hui un degré cliniquement hystérique, un refus de toute pensée métaphysique, une ignorance intégrale de toute théologie technique, un refus a priori de toute théologie savante, enfin un infantilisme obstiné du point de vue de la pensée, une régression vers les formes les plus archaïques, celle des invertébrés mous, une véritable déliquescence289. »

284 Cité par C. Tresmontant, op. cit., p. 206.285 P. Garrigou-Lagrange, « Le Réveil du modernisme », extrait de La Vie intellectuelle, mars-avril 1930.286 J. Maritain, op. cit., pp. 684-685.287 J. Maritain, op. cit., p. 686.288 2 Tm 4, 3, traduction du chanoine Crampon.289 C. Tresmontant, op. cit., p. 231.

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C’est ainsi qu’aujourd’hui, Mgr Gherardini, chanoine de l’Archibasilique vaticane et doyen en théologie de l’Université du Latran, peut parler des « responsables de la myopie théologique actuelle290 ». En effet, la tentative, sous couvert d’une nécessaire adaptation ou d’un retour aux sources, d’appliquer à l’apologétique et à la théologie les méthodes, voire les conclusions, de la philosophie la plus apparemment moderne, contribue selon Mgr Gherardini au « renversement radical de toute la dogmatique classique : Dieu est considéré à partir de l’homme, et il est mesuré à partir des nécessités naturelles et des limites humaines, englué en elles291 », jusqu’à faire de Dieu lui-même une « histoire », « un Dieu qui se pose et qui devient », et transforme la théologie en « pure et simple anthropologie292 ».

Le temps des didascales et du « prurit aux oreilles293 » dénoncé par Jacques Maritain, avait cependant déjà été identifié et condamné au début du XXe siècle par le pape saint Pie X, dans l’encyclique Pascendi :

« Nous parlons, Vénérables Frères, d'un grand nombre de catholiques laïques, et, ce qui est encore plus à déplorer, de prêtres, qui, sous couleur d'amour de l'Eglise, absolument courts de philosophie et de théologie sérieuses, imprégnés au contraire jusqu'aux moelles d'un venin d'erreur puisé chez les adversaires de la foi catholique, se posent, au mépris de toute modestie, comme rénovateurs de l'Eglise ; qui, en phalanges serrées, donnent audacieusement l'assaut à tout ce qu'il y a de plus sacré dans l’œuvre de Jésus-Christ, sans respecter sa propre personne, qu'ils abaissent, par une témérité sacrilège, jusqu'à la simple et pure humanité294. »

Le saint pape relevait clairement le péril que fait courir à la foi, dans les doctrines des modernistes, son asservissement au sentiment religieux et à ses fluctuations dans le temps :

« Elles [les formules dogmatiques] constituent donc entre le croyant et sa foi une sorte d'entre-deux : par rapport à la foi, elles ne sont que des signes inadéquats de son objet, vulgairement des symboles ; par rapport au croyant, elles ne sont que de purs instruments. D'où l'on peut déduire qu'elles ne contiennent point la vérité absolue comme symboles, elles sont des images de la vérité, qui ont à s'adapter au sentiment religieux dans ses rapports avec l'homme ; comme instruments, des véhicules de vérité, qui ont réciproquement à s'accommoder à l'homme dans ses rapports avec le sentiment religieux295. »

Le pape Pie X

290 Mgr Gherardini, « Le Dieu de Jésus-Christ » in Disputationes Theologicae, 2010.291 Mgr Gherardini, op. cit.292 Mgr Gherardini, op. cit.293 J. Maritain, op. cit., p. 683.294 Saint Pie X, Lettre encyclique Pascendi, 1907, §2.295 Saint Pie X, Pascendi, §13.

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Il s’agit bien, pour les modernistes, de paraître en « rénovateurs », à l’image de l’abbé Loisy, qui entendait publier le « programme discret des réformes qu’il [le catholicisme] aurait à effectuer sur lui-même pour accomplir sa mission auprès du monde contemporain296 », d’ « accommoder » les formules dogmatiques infaillibles, réduites à des symboles, pour les « adapter » au sentiment religieux de l’homme, à la manière de Le Roy. Loin de s’opposer aux développements théologiques, l’encyclique s’efforce au contraire de défendre, contre le fidéisme moderniste, la valeur de la raison, la portée ontologique des premiers principes. Il s’agit de préserver l’intégrité de la foi et la possibilité du discours théologique de l’emprise de la philosophie qui « donnait le ton297 » au début du XXe siècle : si les principaux penseurs modernistes s’opposent sur des points majeurs, Tresmontant rappelle qu’ils partaient de « présupposés communs, qui étaient ceux de leur époque et de leur milieu298 », parmi lesquels l’irrationalisme et l’anti-intellectualisme.

En avertissant si solennellement les chrétiens, l’encyclique entreprend donc de sauver la foi et la pensée catholiques de la tutelle de philosophies passagères, pour que l’Eglise puisse continuer à prêcher l’Evangile « à temps et à contre temps299 », et à rappeler, contre toutes les tentations de compromission avec le temps présent, que « Jésus-Christ est le même, hier et aujourd’hui », et qu’il « le sera éternellement300 ». C’est pourquoi il convient de se souvenir des promesses de Notre-Seigneur :

« Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église, et les portes de l’enfer ne prévaudront point contre elle301. »

296 Cité par C. Tresmontant, op. cit., p. 39.297 C. Tresmontant, op. cit., p. 230.298 op. cit., p. 231.299 2 Tm 4, 2.300 He 13, 8, traduction du chanoine Crampon.301 Mt 16, 18, traduction du chanoine Crampon.

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Prochain Sénevé …

La sainteté

… à vos plumes !