SM_brochureTravail

16
DU PAIN, DU TRAVAIL LES LUTTES OUVRIÈRES EN SEINE-INFÉRIEURE DE 1825 À 1936 Michel Croguennec Histoire(s) de Seine-Maritime numéro 2 décembre 2006

description

LES LUTTES OUVRIÈRES EN SEINE-INFÉRIEURE DE 1825 À 1936 de Seine-Maritime Michel Croguennec numéro 2 décembre 2006 Présentation d’une machine à vapeur fabriquée par les établissements rouennais Windsor lors de l’exposition nationale et coloniale de Rouen en 1896. Collection particulière 2

Transcript of SM_brochureTravail

DU PAIN, DU TRAVAILLES LUTTES OUVRIÈRES EN SEINE-INFÉRIEURE DE 1825 À 1936

Michel Croguennec

Histoire(s)de Seine-Maritime numéro 2

décembre 2006

2

1803 Extension à tous les ouvriers

de l’obligation du livret ouvrier.

1841 Loi fi xant la durée du travail

des enfants dans les ateliers

à douze heures de douze

à seize ans, à huit heures

de huit à douze ans.

1848 Décret interdisant le

marchandage et fi xant la

journée de travail à onze heures

en province.

1852 Loi autorisant, sous certaines

conditions, la création de

sociétés de secours mutuel.

1864 Loi accordant la liberté de

coalition. Reconnaissance

implicite du droit de grève.

1874 Loi réduisant la durée du travail

des femmes et des enfants.

Création de l’inspection du

travail.

1882 Scolarité obligatoire pour les

enfants de six à treize ans.

1884 Loi Waldeck-Rousseau

accordant la liberté de

création des syndicats.

1890 Suppression du livret ouvrier.

1892 Loi fi xant la durée du travail

des femmes et des enfants

à dix heures.

1893 Loi posant les normes d’hygiène

et de sécurité du travail.

1898 Loi sur les accidents du travail.

1903 Limitation pour tous de la durée

du travail à dix heures par jour.

1906 Repos de 24 heures par

semaine. Dimanche jour

de repos obligatoire.

1910 création du code du travail.

1919 semaine de 48 heures.

1936 Accords de Matignon.

Les grandes dates de la législation du travail Présentation d’une machine à vapeur

fabriquée par les établissements

rouennais Windsor lors de l’exposition

nationale et coloniale de Rouen

en 1896. Collection particulière

DU PAIN, DU TRAVAIL

3

Il y a soixante dix ans le Front Populaire arrivait au pouvoir, c’est l’occasion pour nous, en cette fi n d’année anniversaire, de retracer un siècle de luttes ouvrières dans notre département.Entre 1825 et 1936 la Seine-Maritime a connu, comme beaucoup d’autres départements français, de nombreux confl its sociaux.Il est important de se rappeler que les conditions de vie quotidienne des ouvriers de l’industrie naissante étaient absolument dramatiques et que le travail des enfants, monnaie courante jusqu’à la fi n du XIXe siècle, s'effectuait en toute légalité. Victor Hugo se fera d’ailleurs le porte-parole de la cause enfantine, c’est lui qui inventera l’expression « droits de l’enfant ».Ce second numéro de la collection Histoire(s) relate cette période faite de revendications et de luttes souvent sanglantes pour simplement avoir le droit de vivre décemment.En mai 1936, l’arrivée au pouvoir du Front Populaire permettra des avancées sociales sans précédent : semaine de quarante heures, relèvement des salaires, congés payés, conventions collectives…Entre violence et espérance, défaites et victoires, la classe ouvrière a fait entendre sa voix, mais à quel prix !C’est ce que nous raconte ce nouveau livret d’Histoire(s) en Seine-Maritime.

Photo du patron

de la fi lature

des Capucins

posant avec

son personnel

à Sotteville-lès-

Rouen en 1895.

Collection particulière

Éditorialpar Jean-Yves MerleConseiller général du canton de Notre-Dame-de-Bondeville.Vice-président chargé de la culture, du patrimoine et du tourisme

4

Ouvriers de l’usine de produits

chimiques Maletra à Petit-Quevilly

au début du XIXe siècle. ADSM

toire : drap de laine dans la région de Rouen, d’Elbeuf ou d’Harfl eur, verre dans le pays de Bray, lin dans le pays de Caux, construction navale dans les principaux ports. Activités qui se diversifi ent encore un peu plus sous l’Ancien Régime avec la fabrication de papier à Maromme, d’horloges à Saint-

DU PAIN, DU TRLES LUTTES OUVRIÈRES EN SEINE-INDE 1825 À 1936

L’INDUSTRIE EN SEINE-INFÉRIEURE AU XIXe SIÈCLE Agricole par tradition, la Seine-Maritime possède pourtant, dès le Moyen Âge, des centres de production industrielle importants répartis sur l’ensemble du terri-

Nicolas-d’Aliermont, du travail de l’ivoire à Dieppe, du traitement des peaux à Saint-Saëns, de la pro-duction d’indiennes à Bolbec, de l’industrie de la pêche à Fécamp,

DU PAIN, DU TRAVAIL

5

AVAILFÉRIEURE

En haut : intérieur d’une fi lature à la

fi n du XIXe siècle. ADSM

A gauche : l’usine et sa cheminée,

deux symboles de l’industrialisation

du département. ADSM

Ci-dessus : déchargement de charbon

dans le port de Rouen. ADSM

du tabac au Havre… Introduit au début du XVIIIe siècle, le travail du coton devient en quelques décen-nies l’activité dominante dans le département faisant vivre près de cent mille agriculteurs-artisans qui produisent des cotonnades à bon marché. Cependant, à la veille de la Révo-lution française, ce paysage industriel commence à évoluer

vers une concentration de la pro-duction dans les centres urbains situés dans les vallées au nord de la Seine, et une mécanisation des processus de production. Dans le domaine textile, l’introduction de métiers anglais pour le fi lage permet d’augmenter la produc-tion. L’utilisation de ces machines nécessitant un surplus d’énergie,

les moulins à eau utilisés depuis le Moyen Âge commencent à être complétés, au lendemain de l’Em-pire, par l’utilisation de la machine à vapeur comme force d’appoint. La filature va alors connaître un essor spectaculaire dans le dépar-tement en passant de vingt-trois établissements en 1806 à deux cent dix en 1846. Dans la seconde

moitié du XIXe siècle, le renforce-ment de la mécanisation dans l’in-dustrie textile incite au regroupe-ment des activités de fi lage et de tissage au sein de vastes usines. Le travail du coton entraîne dans

6

Vues de cités ouvrières au Houlme

et à Oissel. ADSM

son sillage le développement d’autres branches industrielles. La fabrication de machines desti-nées aux fi latures et de machines à vapeur donne une formidable impulsion à l’industrie métallurgi-que. Durant la première partie du XIXe siècle se développent, près des centres de production textile, des entreprises de fonderie et de mécanique, en particulier dans les agglomérations rouennaise et elbeuvienne. Parallèlement, l’expansion des chemins de fer à partir des années 1840 se tra-duit par l’implantation, en 1845, d’importants ateliers de produc-

tion de matériel ferroviaire à Sot-teville-lès-Rouen. La croissance du commerce maritime favorise, quant à elle, le développement de chantiers navals et de fabriques d’équipements pour navires en fer en particulier au Havre. Si l’es-sor de l’industrie textile, depuis le début du XIXe siècle, stimule l’in-dustrie métallurgique, il permet également à la chimie qui fournit les mordants et les matières colo-rantes des tissus, de s’implanter dans la région rouennaise. À par-tir des années 1880, ce pôle chimi-que est renforcé par l’implantation dans la Basse Seine de distilleries de pétrole. Mais loin d’être linéaire, le déve-loppement industriel du dépar-tement est ponctué tout au long du XIXe siècle de crises plus ou moins importantes touchant à peu près tous les secteurs. La classe ouvrière, produit de la révolution industrielle, est alors la première à souffrir de ces convulsions de l’économie qui entraînent ferme-tures d’usines et licenciements par milliers.

LES CONDITIONS DE VIE DES OUVRIERS L’essor industriel de la Seine-Inférieure s’accompagne de la mobilisation d’une abondante main-d’œuvre qui transforme l’ar-

DU PAIN, DU TRAVAIL

Action de la fi lature la « Foudre »

à Petit-Quevilly. Collection particulière

Règlement du travail de la fi lature

La Ruche à Rouen au XIXe siècle. ADSM

tisan des campagnes en ouvrier urbain étroitement spécialisé et confronté à des conditions de vie souvent effroyables. Les ouvriers employés dans les ateliers près de quinze heures par jour, et cela sept jours sur sept dans la première moitié du XIXe siècle, doivent supporter des environne-ments de travail pénibles : chaleur des verreries et des fonderies, poussières de coton dans les fi la-tures, émanations toxiques dans les usines de produits chimiques, bruits assourdissants dans les établissements métallurgiques…

7

Ces conditions favorisent le déve-loppement de maladies profession-nelles, auxquelles viennent s’ajou-ter les nombreux accidents liés à l’expansion des machines dans l’industrie. Enfi n, la discipline de fer imposée dans les ateliers par les contremaîtres qui distribuent amendes et brimades, dont les enfants et les femmes sont les premières victimes, contribue pour beaucoup à assimiler l’usine à une forme de bagne. Le travail dans les établissements industriels connaît aussi de fortes disparités salariales selon les secteurs d’activités, la qualifica-

tion, le sexe et l’âge. En 1848, le salaire d’un ouvrier dans les filatures de la région de Rouen varie de 1,92 à 2,76 F par jour, celui d’une ouvrière de 1,08 à 1,36 F et

celui d’un enfant de 0,50 à 0,75 F. Si un couple d’ouvriers peut, sans trop de difficultés, vivre de ses gains, en revanche la présence de jeunes enfants dans un foyer pas encore en âge de travailler (avant 4-5 ans) est souvent per-çue comme une catastrophe. Une hausse du prix du pain, base de la nourriture, une période de chô-mage ou une simple baisse des salaires suffi sent alors à faire bas-culer la famille dans la misère et l’assistanat. Pour de nombreux ouvriers, les logements occupés sont souvent insalubres, exigus et dépourvus du moindre confort comme a pu le constater en 1840 le docteur Villermé dans son étude

oneled

celui d

tiole

effectuée sur les ouvriers des éta-blissements textiles de la région. Sur le plan alimentaire, le tableau n’est guère plus brillant. La sous-alimentation chronique, ajoutée à l’insalubrité des logements et à la dureté des conditions de travail, provoque des maladies comme la tuberculose ou la méningite qui participent aux taux de mortalité élevés de la population ouvrière. Misère sociale aggravée encore un peu plus par le fl éau que constitue la forte consommation d’alcool et les phénomènes de violence qu’elle engendre. Prenant conscience de cette situa-tion, certains patrons tentent, dans un élan de paternalisme, d’amé-liorer le sort de leur personnel. L’un des éléments les plus mar-quants de ces efforts passe par la construction de plusieurs dizaines de cités ouvrières à travers le département à partir des années 1880, ce qui apporte une réelle amélioration des conditions de vie. En contrepartie, les propriétaires des entreprises entendent s’assu-rer de la fidélité des travailleurs. Toutefois, si les conditions de vie et de travail du prolétariat dans son ensemble s’améliorent peu à peu au fil des décennies, c’est essen-tiellement grâce aux luttes que celui-ci va mener pour conquérir des droits et obtenir la juste rétri-bution de son travail.

Livret de consignes destinées à

prévenir les accidents du travail. Coll. part.

Ouvrières d’un atelier de confection

travaillant sous le regard du contre-

maître au début du XXe siècle. ADSM

8

DU PAIN, DU TRAVAIL

DE L’ACTION ISOLÉE AUX MOUVEMENTS COLLECTIFS

L’histoire des mouvements sociaux, liés à l’industrialisation, débute dès la fi n du XVIIIe siècle lorsque les premières machines commencent à faire leur appa-rition dans la production textile. Afin de montrer leur hostilité à l’extension du machinisme qui se fait au détriment de l’emploi, certains ouvriers se livrent à des destructions de métiers à tisser et au saccage d’ateliers comme à Rouen en 1792. Ces manifesta-tions de luddisme (action de des-truction menée par les ouvriers contre les machines accusées de provoquer le chômage) vont pourtant rapidement faire place

à des revendications concernant l’augmentation des salaires et s’accompagner des premières grèves. Durant les deux premiè-res décennies du XIXe siècle, ces mouvements restent rares et iso-lés se heurtant à deux obstacles de taille : la loi qui interdit les arrêts de travail et les coalitions et l’ab-sence de caisses de grève permet-tant aux ouvriers de se lancer dans des confl its prolongés. Mais l’aug-mentation et la concentration de la main-d’œuvre dans les fabriques vont progressivement entraîner l’essor d’une conscience de classe chez les ouvriers et inciter à l’unité d’action. L’un des premiers grands mouvements enregistrés dans le département a lieu pendant l’été 1825 dans la vallée du Cailly. Con-frontés à la baisse des salaires, les

ouvriers de plusieurs fi latures se mettent en grève et s’organisent pour réclamer une revalorisation de leur rémunération. Le caractère répétitif des crises au XIXe siècle (1830-1832, 1839, 1842, 1846-1850, 1857, 1863) qu’elles soient liées à la cherté des vivres provoquée par de mauvaises récoltes, à des raisons fi nancières ou de surproduction, s’accompa-gne du licenciement et de la pau-périsation de milliers d’ouvriers condamnés à la mendicité.

Symbole de l’organisation du monde

ouvrier, la distribution de la soupe aux

terrassiers grévistes à Rouen en 1910.

ADSM

9

Cette situation provoque la multi-plication des manifestations et des grèves qui prennent généralement un tour violent. Les ouvriers, qui n’ont souvent plus rien à perdre, n’hésitent pas à s’en prendre phy-siquement à des patrons refusant pour beaucoup la négociation ou à s’attaquer aux usines comme en mai 1846 à Elbeuf. Au mois d’avril 1848, ce sont de véritables émeutes qui éclatent dans la cité elbeuvienne et à Rouen avec édi-fication de barricades dans les rues. Si les grands centres indus-triels sont des foyers d’agitation importants, la campagne n’est guère épargnée en cette année 1848. Bellencombre, Fleury-sur-Andelle, Gueures, ou Tocqueville-en-Caux sont également touchés par des mouvements revendica-tifs qui concernent aussi bien les ouvriers batteurs en grange que les papetiers ou les fi leurs. Durant la période 1869-1871, la Seine-Inférieure assiste de nouveau à une multiplication de grèves dont

l’objectif est la hausse des salai-res et la réduction du temps de travail. Mais comme souvent, ces mouvements ne débouchent que sur de très rares améliorations. À partir des années 1880, les clas-ses populaires sont gagnées par une intense mobilisation collective encouragée par l’émergence de la classe ouvrière sur la scène poli-tique et par l’embellie de l’écono-mie. Sur le terrain des luttes, cette tendance se traduit par un allon-gement des confl its facilité par la constitution de caisses de grève. C’est le cas en avril et mai 1904 où un mouvement de grève tou-chant l’ensemble du département s’échelonne sur une durée de cinquante jours. Quatre ans plus tard, le confl it qui éclate dans les verreries de Blangy pour réclamer la réintégration d’un représentant syndical licencié va durer quatre-vingt-huit jours et mobiliser plus d’un millier d’ouvriers. En 1922, les métallos havrais réussissent même à faire durer leur grève

cent onze jours. Parallèlement, les mouvements revendicatifs prennent de l’ampleur et devien-nent, sous l’action des syndicats, de plus en plus interprofession-nels afin de déboucher sur la grève générale. C’est le cas, en 1910, au Havre où les arrêts de travail concernent aussi bien les employés de restaurants, que les chaudronniers ou les machinis-tes du Grand Théâtre. À partir de 1911, le combat contre la vie chère et la réduction du pouvoir d’achat fédère le monde ouvrier. Majoritaires dans l’industrie tex-tile, les femmes sont particulière-ment en pointe dans la lutte. Pour les mêmes motifs de contestation, éclate en 1917 un vaste mouve-ment de grève dans tout le dépar-tement. Rien que pour Rouen et sa région, où elles durent du 1er au 11 juin, on recense jusqu’à 23 037 grévistes. De nouveau en juin 1919, une forte proportion de la population ouvrière arrête le travail. Mobilisation payante, les employés de la branche textile réussissent à obtenir une aug-mentation de salaires de 15 %, chiffre inimaginable encore quel-ques années auparavant.

Réunion syndicale chez les dockers

fort nombreux dans le département

dans les années 1930. ADSM

10

DU PAIN, DU TRAVAIL

LA RÉPRESSION DES MOUVEMENTS OUVRIERS

À la promulgation de la loi Le Chapelier, interdisant les corpo-rations professionnelles, le légis-lateur inscrit en 1810 dans le Code pénal l’interdiction aux coalitions d’ouvriers de mener toute action pouvant empêcher ou perturber la bonne marche des ateliers. Cette interdiction est assortie de peines de prison s’échelonnant pour les grévistes de un mois à cinq ans d’emprisonnement. En outre, les maires reçoivent tous pouvoirs pour maintenir la « tranquillité publique » et le maintien du bon ordre dans les lieux et lors des réunions publiques. Ce dispositif permet d’interdire les rassemble-ments d’ouvriers grévistes et d’ar-rêter les contrevenants. L’accord, durant une grande partie du XIXe siècle, entre le patronat et une majorité des municipalités de villes industrielles, favorise la répression des mouvements ouvriers. Répression qui se fait souvent de manière sanglante à l’exemple de la grève de l’été 1825 dans la vallée du Cailly qui tourne à l’émeute. Face à la violence des ouvriers, la Gendarmerie intervient sans ménagement à coup de sabre et de baïonnettes provoquant de nombreuses vic-times chez les manifestants. Les industriels du textile effrayés par l’ampleur de cette mobilisation ouvrière, licencient sans pitié ceux

qui y ont pris part. De son côté, la justice sanctionne lourdement les meneurs. Peines de prison, travaux forcés et condamnations à mort doivent montrer l’exemple à une classe laborieuse que l’on a vite fait de qualifier de classe dangereuse. Jusqu’à la suppression du délit de coalition en 1864, rares sont les mouvements qui ne se ter-minent pas sur des arrestations

d’ouvriers et parfois même par la mort de manifestants tombés sous les balles de la Gendarmerie ou de la Garde nationale comme les six ouvriers tués à Lillebonne en avril 1848. Même scénario quelques jours plus tard à Rouen où les forces de l’ordre n’hésitent pas à donner du canon contre la tions pas

La Garde nationale en action à Rouen

en 1848 contre les ouvriers grévistes.

ADSM

Livret utilisé pour le contrôle des

ouvriers par les patrons au XIXe siècle.Collection particulière

11

foule, provoquant une quarantaine de victimes. Si cette répression, menée par les autorités, prend souvent un tour violent, celle mise en œuvre par les patrons n’en est pas moins redoutable. Outre les licenciements, l’inscrip-tion de mentions défavorables sur le livret ouvrier, qui doit être pré-senté à chaque nouvel employeur, demeure une mise à l’index qui constitue un lourd handicap pour retrouver du travail. La reconnaissance progressive, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, du droit de grève et de coalition des ouvriers va quelque peu faciliter les actions revendica-tives. Mais sur le terrain, l’exercice des droits syndicaux se heurte souvent à l’hostilité de patrons déterminés à rester maîtres dans leurs entreprises et à se débarras-ser de délégués syndicaux jugés

dangereux parce que plus instruits que les masses laborieuses. L’un des cas les plus emblémati-ques dans ce domaine demeure l’affaire Jules Durand. Lors du conflit qui oppose, en 1910 au Havre, la Compagnie Générale Transatlantique au syndicat des charbonniers dont Durand est le secrétaire, un banal fait divers offre à la direction de l’entreprise le moyen de briser le mouvement de grève. On accuse en effet l’or-ganisation syndicale et son repré-sentant d’avoir prémédité l’assas-sinat d’un ouvrier non-gréviste lors d’une rixe. Durand, arrêté et jugé par la cour d’assises de Rouen en novembre 1910, est condamné à mort malgré la plai-doirie de son avocat René Coty. Alors que la presse conservatrice se déchaîne contre le syndicaliste et les méfaits des libertés syndica-les, au Havre les ouvriers se mobi-

Le Havre, 26 août 1922

La violence de la répression policière

ne se limite pas au XIXe siècle à

l’image de la manifestation du 26 août

1922 au Havre. On y relèvera quatre

morts et de nombreux blessés suite à

l’intervention de la gendarmerie à cheval

et à la troupe armée. ADSM

Arrêté préfectoral du 5 septembre

1830 réglementant les mouvements

de grève. ADSM

Portrait du syndicaliste havrais

Jules Durand. Collection particulière

12

DU PAIN, DU TRAVAIL

lisent contre cette injustice. Rapi-dement, le cas Durand prend une envergure nationale en devenant l’affaire Dreyfus du monde ouvrier et en entraînant un vaste mouve-ment d’opinion en sa faveur. La rétractation de ses accusateurs permet d’obtenir en février 1911 la libération de Jules Durand. Mais l’homme est mentalement brisé et fi nira ses jours dans un asile psy-chiatrique. La répression envers les syndi-calistes s’illustre une nouvelle fois en mai 1920 avec la grande grève des cheminots qui a pour mot d’ordre la nationalisation des compagnies de chemin de fer. Plusieurs milliers de cheminots du département entrent dans le mouvement en particulier à Sot-teville-lès-Rouen, grand centre ferroviaire. Le mouvement dure trois semaines sans atteindre son but. Pire, les dirigeants de la com-pagnie de l’État révoquent, pour faits de grève, plusieurs centaines de cheminots et en priorité les res-ponsables syndicaux. À Sotteville, cent quatre-vingt-seize d’entre eux se retrouvent au chômage, ce qui affaiblit considérablement ce bas-tion syndical. Malgré la rudesse des coups por-tés contre le mouvement syndical, l’élan revendicatif reste vivace pour continuer de faire avancer la cause ouvrière. Dans ce domaine, les grèves de 1936 vont s’ins-crire dans la mémoire collective comme l’une des plus belles vic-toires jamais remportées.

L’ÉMERGENCE DES PREMIERS SYNDICATS Souvent associé à l’industrialisa-tion du XIXe siècle et à l’exploi-tation du monde ouvrier qu’elle génère, le syndicalisme plonge pourtant ses racines dans un passé beaucoup plus lointain. Les syndicats, qui apparaissent en Seine-Inférieure dans la seconde moitié du XIXe siècle, sont les héritiers d’organisations qui trou-vent leur origine au Moyen Âge. Jusqu’à la Révolution de 1789, le travail, les rapports entre patrons et ouvriers ou les salaires sont réglementés par les corporations qui regroupent les ouvriers par grands corps de métiers. Mais les réformes dans le domaine social et économique qui accompagnent la Révolution se traduisent par l’abo-lition de ces structures. Celles-ci sont jugées comme un frein à l’in-novation technique et un obstacle à la libéralisation souhaitée des rapports entre salariés et patrons. La loi du 14 juin 1791, dite Le Cha-pelier, interdit dès lors la formation d’associations professionnelles et

ILVAIIL

l’établissement d’accords fi xant le prix du travail. La première moi-tié du XIXe siècle laisse ainsi à la merci du patronat, des ouvriers sans moyen de défense. Avec l’arrivée de Napoléon III au pouvoir, les choses commencent à bouger. Celui-ci applique en effet une politique de tolérance envers les associations de secours mutuel qui se forment parmi les ouvriers. Si elles sont offi ciellement limitées à l’organisation de la solidarité, elles sont le creuset de mouve-ments beaucoup plus revendica-tifs qui vont donner naissance aux premiers syndicats encouragés par l’Association Internationale des Travailleurs formée en 1864. La Fédération ouvrière rouen-naise est ainsi la première orga-nisation à se présenter comme mouvement de défense de la classe ouvrière. Forte en 1869 de trois mille adhérents, elle étend son action aux agglomérations de Rouen et d’Elbeuf et regroupe des travailleurs de l’ensemble des branches professionnelles. Mais de tels rassemblements sont mal vus du pouvoir qui en interdit

13

finalement l’existence en 1872. Un an plus tard se crée pourtant la première chambre syndicale de Seine-Inférieure pour défen-dre les intérêts des typographes rouennais. La victoire des républi-cains aux élections législatives de 1876 donne alors un nouvel élan aux mouvements de défense des travailleurs dans le département : création d’une chambre syndicale de la métallurgie au Havre et d’une chambre syndicale des peintres à Rouen en 1877, syndicat des pein-tres à Dieppe en 1879… En 1884, la Seine-Inférieure compte qua-rante-sept organisations réparties entre les villes de Rouen, du Ha-vre, d’Elbeuf, Bolbec, Lillebonne et Dieppe qui revendiquent plus de quatre mille adhérents. Malgré la loi du 21 mai 1884 ins-taurant la liberté de création des syndicats, l’hostilité du patronat et la réticence d’une grande partie du monde ouvrier à se syndiquer par crainte de licenciement sont un frein puissant à leur dévelop-pement. En fait, il faut attendre une décennie pour que le mouve-

ment prenne de l’ampleur et que le monde syndical divisé sur le plan idéologique entre courants anarchistes, réformistes ou pro-gouvernementaux ne commence à s’organiser à l’échelle du dépar-tement. En 1892, les organisations ouvrières de Seine-Inférieure se regroupent au sein de la Fédéra-tion départementale. Ces premiers pas vers l’unification des cham-bres syndicales, qui ne sera effec-tive qu’avec la création de l’Union Départementale en 1913, sont suivis par l’ouverture de bourses du travail dans les principales vil-les industrielles : Rouen en 1896, Le Havre 1897, Elbeuf 1899… Ces structures permettent d’enraciner le mouvement ouvrier dans l’es-pace quotidien des travailleurs. Dans le même temps, se forment les premières coopératives ouvriè-

res de consommation destinées à faciliter le ravitaillement de leurs sociétaires. Au nombre de dix-huit dans le département en 1895, ces sociétés sont au service de près de trente mille consommateurs. À la veille de la guerre de 14-18, le monde ouvrier haut-normand est particulièrement bien « armé » pour faire entendre sa voix et avancer ses revendications de progrès social.

LES GRÈVES DE 1936 SYMBOLES DES LUTTES OUVRIÈRES

Suite à la crise économique de 1929, les conditions de vie des travailleurs dans les entreprises du département se sont considé-rablement dégradées depuis le

Deux symboles de la mise en place de l’organisation du

monde ouvrier à la fi n du XIXe siècle : les chambres syn-

dicales et les sociétés coopératives de consommation. Coll. part.

Défi lé de grévistes à Rouen

en juin 1936. ADSM

14

DU PAIN, DU TRAVAIL

début des années 1930 : baisse des salaires, chômage, brimades, refus de négocier des patrons… La victoire des partis de gauche aux élections législatives d’avril et mai 1936 constitue pour le monde ouvrier un formidable espoir de changement. Sans attendre l’arri-vée de Léon Blum et de son gou-vernement au pouvoir, éclate à tra-vers tout le pays un mouvement de grève spontané pour réclamer l’application du programme du Front populaire. Mais comparé aux actions habituelles, celui-ci surprend par son ampleur et sur-tout par sa forme. Le mouvement parti de la base et hors du cadre syndical, se traduit, chose inédite

brimades. L’exemple des ouvriers de Bréguet qui se qualifi ent eux-mêmes de « ceux qui les premiers ont osé » encourage, à partir du 22 mai, le personnel des autres entreprises havraises à se mettre en grève pour faire avancer leurs revendications. Le 4 juin, le mou-vement se répand dans l’agglo-mération rouennaise à partir des établissements de chimie et de métallurgie de la rive gauche. Le 5 juin, Elbeuf et sa région connaissent leurs premières grèves. Le lendemain, le mouve-ment commence à toucher les

en France, par l’occupation des usines par leurs ouvriers. C’est au Havre, dans les établis-sements d’aviation Bréguet qu’a lieu le 11 mai la première grève du pays pour réclamer la réinté-gration de deux ouvriers injus-tement renvoyés et qui va, en quelque sorte, servir de modèle pour les autres mouvements. Face à la détermination des cinq cents grévistes qui occupent l’usine, la direction de l’entreprise est obli-gée de concéder la réintégration des deux licenciés, le paiement des jours de grève et la fin des

Aspects des grèves de juin 1936 dans l’agglomération rouennaise

entre occupations d’usines et manifestations. Collection particulière

15

Été 1936 : vivent les congés

payés ! Collection particulière

entreprises du pays de Caux. Le 8 juin, c’est au tour de la région dieppoise de se lancer dans la lutte. Les grèves et les occupa-tions d’usines, maintenant solide-ment encadrées par les syndicats, concernent dès lors l’ensemble des branches professionnelles du département. Partout, les grévistes réclament hausses des salaires, application de conven-tions collectives et réduction de la durée du temps de travail. Défilés dans les rues, meetings, occupation dans le calme et dans un esprit festif des usines ponctuent ce mouvement qui à son maximum d’intensité totali se cent quatre-vingt-sept établisse-ments occupés et trente-sept mille grévistes dans le département. Afi n de remettre le pays en route, les accords de Matignon sont signés dans la nuit du 7 au 8 juin 1936 par les représentants des syn-dicats et la Confédération Géné-rale de la Production Française. Ceux-ci entérinent des augmen-tations de salaires de 7 à 15 %, la généralisation des conventions collectives, la désignation des

délégués ouvriers au terme d’élec-tions au sein des entreprises et la garantie de la liberté syndicale. Mais sur le terrain, on reste pru-dent face à ces annonces. Il faut maintenant que ces accords soient ratifi és, entreprise par entreprise par des patrons qui rechignent à devoir accorder des hausses de salaires, la diminution du temps de travail de quarante-huit à quarante heures par semaine e t l ’a t t r ibut ion de deux semaines de congés payés. De fait, la reprise du travail ne s’effectue que graduelle-ment jusqu’à la fin du mois de juin (mais parfois au-delà) au rythme de la signature des accords d’établissements. La victoire ouvrière du prin-temps et de l’été 1936 s’ac-compagne d’une importante vague de syndicalisation notamment au profit de la CGT qui voit le nombre de ses adhérents multiplié par

it ex s. l -s ) s

huit en Seine-Inférieure. Malheu-reusement, l’euphorie provoquée par ces avancées sociales est éphé-mère. Pour le patronat, l’occupation des usines et les concessions faites aux ouvriers, « les salopards en cas-quette », constituent un camoufl é qu’il souhaite effacer à la première occasion venue. La chute du second gouvernement Blum le 8 avril 1938 sur fond de tensions internationales et l’arrivée de Daladier au pou-voir sonne l’heure de la revanche. Le nouveau gouvernement revien-dra sur plusieurs des acquis du Front populaire dont la semaine de quarante heures, et prendra pré-texte de la signature du pacte ger-mano soviétique le 23 août 1939 pour interdire plusieurs centaines d’organisations syndicales.

Défi lé du Front populaire à Rouen

en 1936. ADSM

16

DU PAIN, DU TRAVAIL

DU PAIN, DU TRAVAILde Michel Croguennec

Remerciements : Alain Alexandre, Frédéric David, Cécile-Anne Sibout, Hélène Schney.Archives départementales de la Seine-Maritime (Didier Tragin, Catherine Dehays)Département de la Seine-Maritime : Serge Martin-Desgranges.

Crédits photos : archives départementales de la Seine-Maritime

Conception graphique et mise en page : L’ATELIER de communicationImpression : Quebecor

En couverture : photo du patron de la fi lature des Capucins posant avec son personnel à Sotteville-lès-Rouen en 1895.

supplément à Seine-Maritime le magazine

Bibliographie

Alexandre (Alain), « Les “événements” du Houlme d’août 1825. Une révolte d’ouvriers fi leurs dans la banlieue rouennaise », in Études Normandes, n° 4, 1981.

Barbarot (Sylvie), « Le monde ouvrier dans la région rouennaise de 1830 à 1884 : l’exemple de la vallée du Cailly », in Études Normandes, 1982.

Institut d’Histoire Sociale de Seine-Maritime, 1936 ils ont osé, ils ont gagné. Histoire des grèves en Seine-Maritime, Rouen, 2006.

Largesse (Pierre), Les grèves dans le textile elbeuvien, Gavroche, 1992.

Largesse (Pierre), La bourse du travail et les luttes ouvrières, Elbeuf 1892-1927, Union Locale des syndicats CGT de l’agglomération elbeuvienne, 1996.

Legoy (Jean), Le peuple du Havre et son histoire en 4 volumes.

Noiriel (Gérard), Les ouvriers dans la société française XIXe-XXe siècle, Éditions du Seuil, Paris, 1986.

Villerme (Louis-René), Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie, Études et documentation internationales, Paris, 1989.

Une vallée, des usines et des hommes, Musée industriel de la Corderie Vallois, Notre-Dame-de-Bondeville, 1994

La CGT en Seine-Maritime, centenaire du syndicalisme social, VO éditions, Paris, 1993.

Aspects de la mémoire sociale dans la vallée du Cailly, in Les Cahiers de Sylveison, n° 10, septembre 2006.

Le fi l rouge, revue de l’institut CGT d’histoire sociale de Seine-Maritime.

Ouvriers d’un chantier de construction

navale à Dieppe au début du XXe siècle.

Collection particulière

Dans la même collection :

« D'ici… à la terre du Brésil »

de Jean-Marc Montaigne