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Revue des études slaves Catilina, le bolchevik romain Madame Renée Poznanski Citer ce document / Cite this document : Poznanski Renée. Catilina, le bolchevik romain. In: Revue des études slaves, tome 54, fascicule 4, 1982. pp. 631-642. doi : 10.3406/slave.1982.5273 http://www.persee.fr/doc/slave_0080-2557_1982_num_54_4_5273 Document généré le 08/09/2015

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Revue des études slaves

Catilina, le bolchevik romainMadame Renée Poznanski

Citer ce document / Cite this document :

Poznanski Renée. Catilina, le bolchevik romain. In: Revue des études slaves, tome 54, fascicule 4, 1982. pp. 631-642.

doi : 10.3406/slave.1982.5273

http://www.persee.fr/doc/slave_0080-2557_1982_num_54_4_5273

Document généré le 08/09/2015

CATILINA, LE BOLCHEVIK ROMAIN

PAR

RENÉE POZNAŃSKI

« Lucius Sergius Catilina, révolutionnaire romain, brandit le drapeau de la révolte armée à Rome, soixante ans avant la naissance du Christ1 . »

Cette phrase d'introduction à l'étude de la conjuration de Catilina, proposée par Alexandre Blok en avril 1918, la situe d'emblée dans sa véritable perspective. La révolution et le révolutionnaire y sont exaltés, les temps messianiques annoncés.

Cet essai historique qui n'a fait l'objet d'aucune étude, complète pourtant et enrichit les deux œuvres maîtresses qui expriment l'appui du poète aux événements révolutionnaires dont il est le témoin, son poème les Douze et son article l'Intelligentsia et la Révolution.

A travers l'épopée dans les rues de Petrograd de douze gardes rouges dont les exactions les plus violentes sont sanctifiées par l'apparition du Christ marchant à leur tête à la fin du poème2 , A. Blok justifiait les excès et les brutalités des événements révolutionnaires par la perspective eschatologique.

L'objet de l'Intelligentsia et la Révolution, rédigé aussi en janvier 1918, était tout autre. Le soutien d'Alexandre Blok à l'insurrection bolchevique l'avait isolé de l'intelligentsia russe, hostile dans sa grande majorité au nouveau système politique. Blok dans son article s'efforçait de gagner à la cause révolutionnaire l'appui de ses pairs.

Le poète ne commence la rédaction de Catilina que trois mois plus tard, en avril 1918. Le choix de ce thème n'est pas dû au hasard. A. Blok précise qu'il a choisi pour son étude « l'époque qui correspondait le mieux à travers son processus historique » à sa propre époque* et il invite le lecteur à s'inspirer des renseignements qu'il lui fournit pour en tirer les conclusions contemporaines qui s'imposent4 . Il est

1. A. Blok, « Каталина», in Собрание сочинений в шести томах, М., 1971, t. 5, р. 418 ; toutes les références à ce texte seront citées de la façon suivante : Кат. suivi du numéro de la page. Sauf indication contraire, la traduction utilisée est celle de Jacques Michaut : Alexandre Blok, Œuvres en prose 1906-1921, Lausanne, L'Age d'Homme, 1974 et sera citée ainsi en référence : Cat. suivi du numéro de la page. Ici, Cat.,p. 368.

2. En ce qui concerne les diverses interprétations données à ce poème, voir Renée Poznan- ski, Intelligentsia et Révolution, Paris, Anthropos, 1981, p. 96-97 et plus particulièrement sur l'apparition du Christ à la tête des douze gardes rouges voir Sergei Hackel, The poet and the Révolution, Alexandre Blok's The Twelve, Oxford, Clarendon Press, 1975, p. 84-122.

3. Кат., p. 442; Cat., p. 390. 4. Кат., р. 434.

Rev. Êtud. slaves. Paris, LIV/4, 1982, p. 631-642.

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clair, par conséquent, que l'étude de ce texte peut nous permettre d'apprécier plus exactement l'attitude du poète en avril 1918 à l'égard des événements révolutionnaires, et de préciser si un glissement s'est produit depuis janvier1, ou si, au contraire, cet essai jette une lumière rétrospective sur les écrits de cette époque pour en préciser certains points. Cette étude n'est envisageable que sur la base d'une présentation préalable de l'événement historique étudié : la conjuration de Catilina en 63 avant J.-C, et de son historiographie2 .

C'est la confrontation de ces données brutes avec la présentation faite par A. Blok qui peut nous permettre de dégager les raisons de l'intérêt témoigné par le poète pour cette « page de l'histoire de la révolution mondiale ».

Le personnage de Catilina est un exemple classique de pérennité mythique d'un événement historique. Il a suscité de nombreuses études3 et il est devenu l'archétype du révolté, du marginal. Sir R. Syme avait écrit : « Tout le monde est Catilina4 » , comme on aurait pu dire aujourd'hui « Nous sommes tous des Catilina romains ». En effet, l'histoire tant idéologique que littéraire est remplie de personnages qui se sont ou ont été identifiés à Catilina. Dans cette galerie, on trouve aussi bien Robespierre que Mussolini5 . Il est clair que, pour chacun, Catilina présente un visage différent. Cette diversité est due en particulier à la façon dont les sources ont présenté ce héros historique6 . L'affaire Catilina est si complexe, que « Rashomon is child's play by comparison 7 » .

Catilina nous est surtout connu grâce à son adversaire acharné, Cicéron, qui a lancé contre lui ses célèbres Catilinaires8 et par Salluste qui a écrit, une vingtaine d'années après les événements, la Conjuration de Catilina9 . Les autres témoignages plus tardifs se fondent sur ces deux sources, ainsi Tite-Live10, Dio Cassius11, Ap- pien12 , Plutarque13 ou encore Orose14.

1. C'est là l'interprétation de B. Thomson qui écrit dans The primature révolution, Rus- sian literature and society, 1917-1946, London, Weidenfeld and Nicolson, 1972, p. 29 : « Dans les Douze, le Christ s'était placé à la tête des douze gardes rouges ; mais la conjuration de Catilina n'est pas directement liée à la vernie du Christ, elle est simplement symptomatique d'une plus grande révolution qui est dans l'air. En d'autres termes, maintenant ce n'est plus la révolution bolchevique qui est comparée à l'avènement du christianisme [...]. Elle n'est pas le dernier mot, elle n'est que l'antithèse du vieux monde corrompu que Blok haïssait de toute son âme. De cette opposition devait naître une synthèse, comme le christianisme était né de l'Empire romain » .

2. Je tiens à remercier ici tout particulièrement mon époux Lucien Poznański, professeur d'histoire ancienne à l'université Ben Gourion du Neguev, pour sa contribution à cet article. C'est grâce à son travail préparatoire sur la conjuration de Catilina que j'ai pu me livrer à cette analyse.

3. Très abondante bibliographie, se référer en particulier à : N. Criniti, Bibliografia cati- tinaria, Milano, 1971 , et à plusieurs articles de cet auteur dans Aevum.

4. R. Syme, Salhist, Berkeley, 1964, p. 15. 5. N. Criniti, « Catilina » et « catalinario », in Storiografica e propaganda, Milano, M. Sor-

di, 1975, p. 121 à 135 (de nombreux exemples en France, en Angleterre, en Allemagne et en Italie).

6. Le livre de H. Drexler, Die catalinarische Verschwôrung, Darmstadt, 1 976, est à ce jour le meilleur dossier de l'affaire.

7. Times literary supplément, 28 déc. 1967. 8. Cicéron, CatUinaires, Paris, 1974 (coll. des Universités de France, G. Budé). 9. Salluste, la Conjuration de Catilina, Paris, 1980 (coll. des Universités de France, G. Bu-

dé) et le commentaire de K. Vrestka, Heidelberg, 1976. 10. Tite Live,Periocnae, 102-103. 11. Dio Cassius, Histoire Romaine, 37, 10 ; 37, 25, 3-4 ; 37, 26-27 ; 37, 28,4 ;37, 29-42. 12. Appien, Guerre civile, 2, 2-7. 13. Plutarque, Cicéron, 10-24 et César, 5-8. 14 . Orose, Historia Advenus Paganos, 6, 5-7, qui souligne la différence entre la conjuration

à Rome et la guerre en Etrurie.

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II semblerait, à première vue, en considérant l'abondance des sources, que tout est clair, et pourtant la nature même de cette documentation appelle de sérieuses réserves. En effet, le Catilina que nous connaissons est celui des violentes attaques verbales auxquelles s'est livré Cicéron. Dans ce genre d'éloquence, la vérité n'était guère de mise, seul comptait le résultat. Ainsi Catilina sera un assassin, un parricide, un infanticide, un concussionnaire, un violeur, un sacrilège, un cannibale, un incendiaire, un ennemi de la République et un libérateur d'esclaves. Il est évident que le tableau est un peu surchargé, d'autant que toutes ces accusations sont celles qui sont lancées à cette époque pour discréditer ceux qui menacent l'ordre établi. Elles répondent à un schéma idéologique et sémantique très prisé en ces temps de guerre civile1 .

Catilina peut être étudié selon quatre approches2 : 1) il n'a été qu'un chef de bande, agissant dans son intérêt personnel ; il est

donc condamnable tant du point de vue moral que politique3 ; 2) toutes les sources lui sont violemment défavorables parce qu'il a été un r

éformateur social4 et même un héros socialistes ; 3) il a été l'instrument de Crassus et de César6 ; 4) leader de l'aristocratie ruinée, il ne voulait que l'abolition des dettes7 .

Enfin l'affaire a peut-être été surestimée par les historiens, trompés par Cicéron qui a monté un incident en conjuration8 .

Certains vont jusqu'à accuser Cicéron d'avoir tout inventé9 et cherchent à réhabiliter Catilina10. Même l'historiographie soviétique se trouve partagée11 entre ceux qui voient dans la conjuration un soulèvement populaire12 et ceux qui soutiennent qu'il s'agit tout simplement du complot d'un ambitieux13 . Il est vrai que Cicéron lui-même, cherchant plus tard à faire acquitter Caelius, ancien complice de Catilina, présente à cette occasion ce dernier sous un jour bien plus favorable14. D adapte

1. O. Bianco, La catiUnaria di Sallustio e I 'ideologia deW integrazione, Lecce, 1975. 2. Z. Yavetz, « The failure of Catilina's conspiracy », Historia, 12, 1963, p. 485499. 3. B. Niebuhr, Vorträge uber rômische Geschidite, 3, 1848, p. 12. 4. E. S. Beesly, CatiUna, Ciodius and Tiberius, London, 1878. 5. R. von Poehlmann, Geschidite der sozialen Frage und des Sozialismus in der antiken

Welt, 191 2, p. 508. 6. R. Syme, The Roman révolution, Oxford, 1939, p. 60. 7. M. Weber, Agrargeschichte im Altertum, 1925, p. 239. M. Cary, Cambridge Ancient

History, 1953, p. 491. 8. W. Hoffmann, « Catilina und die rômische Révolution » , Gymnasium, 66 , 1 959, p. 459-

477. 9. K. H.Waters, «Cicero, Sallust and Catilina», Historia, 19, 1970, qui écrit p. 195:

« cette conjuration n'a existé que dans l'imagination fertile de Cicéron lui-même ». 10. C. E. Stevens, « The plotting » of В. С 66/65, Latomus, 22, 1963, p. 397-435, qui ap

plique aux « mensonges » de Cicéron et de Salluste les méthodes de détection qu'il a utilisées au cours de la Seconde Guerre mondiale.

11. G. M.Livïic, Социально-политическая борьба в Риме 60-х годов í в. до н. э. и заговор Катилины, Minsk, 1960, analysé par M. Raskolnikoff, la Recherche soviétique et Ibistoire économique et sociale du monde hellénistique et romain, Strasbourg, 1975, p. 235.

12. N. A. Maškin, История древнего Рима, M., 1 950 ; V. S. Sergeev, История древнего Рима, 2е éd., M.-L., 1925 ; V. V. Vinogradov, Роль народных масс в истории древнего мира - Греция, Goťkg, 1927.

13. A. G. Bokscanin, Древняя Греция и Древний Рим (курс лекций, прочитанных в Высшей партийной школе при ЦК ВКП) , М., 1950 ; А. V. Mišulin, Античная история Греции и Рима (курс лекций, прочитанный в Высшей партийной школе при ЦК ВКП) , М., 1944.

14. Cicao, Pro Otelio, 10-12.

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alors son vocabulaire aux circonstances et permet ainsi le développement d'une tradition différente1 .

Mais quels sont les « faits » selon le récit des événements que nous a laissé Ciceron lui-même et que Salluste a suivi, tout en minimisant le rôle joué par Cicéron et en masquant quelque peu celui de César2?

Dans une République romaine agonisante, soumise au pouvoir des chefs de guerre, le consulat restait une magistrature enviée, la consécration suprême du cursus honorum, de la carrière des honneurs. Catilina, aristocrate ruiné, brigue, à plusieurs reprises, ce poste. Trois fois il fut battu à la suite de campagnes électorales dans lesquelles la peur et la corruption jouèrent un rôle déterminant à cause du système censitaire et а-démocratique (vote par centuries) du mode d'élection3 . Cicéron, homme nouveau, avait réussi à éliminer le patricien Catilina, en regroupant les hommes de bonne volonté dans une alliance des modérés contre les extrémistes4. Rejeté du consensus national, Catilina ne pouvait que s'incliner ou rechercher des alliés, parmi les marginaux de la société5. Ayant désespéré de la voie légale, il choisit ia seconde solution. Muni de pouvoirs dictatoriaux, Cicéron, averti de l'existence d'un complot, tente alors de prouver que Catilina veut renverser la République. Pour ce faire, il montre le lien qui existe entre les projets de vengeance de Catilina, la conjuration du préteur Lentulus à Rome et le soulèvement armé de Manlius en Etrurie6. C'est le 7 ou 8 novembre7 que Cicéron lance son premier réquisitoire contre Catilina, au Sénat. Il joue de toute son habilité oratoire afin d'effrayer les s

énateurs qui auraient pu soutenir Catilina, et d'obliger celui-ci à quitter Rome. Par sa fuite, il prouverait l'existence d'un véritable complot fomenté contre la République. En rejoignant les troupes de Manlius, Catilina fournit cette preuve. Dès lors, Cicéron ordonne la mise à mort des complices demeurés à Rome et lance les légions contre les rebelles qui furent écrasés à Pistoia, bataille au cours de laquelle Catilina trouva une fin tragique et héroïque8 . Cicéron, en dissipant l'indifférence, avait, semble-t-il, sauvé la République, mais « peut-être ce soir là, elle était morte puisqu'elle avait dépendu d'un seul homme9» . La voie était tracée à la dictature de César et au pouvoir absolu d'Auguste10 : la révolution romaine était en marche11 .

Le Catilina qu'A. Blok nous présente n'est que l'un de ses nombreux avatars. Ayant étudié la philologie classique à l'université de Saint-Pétersbourg, il a subi l'influence de ses maîtres qui lui ont présenté un Cicéron défenseur de la République,

1. T. Wiedemann, « The Figure of Catilina in the Historia Augusta », Classical quarteriy , 29, 1979, 2, p. 479484.

2. J. Carcopino, Jules César, Paris, 1968 (avec la collaboration de P. Grimai), très hostile à Catilina.

3. C. Nicolet, te Métier de citoyen dans la Rome républicaine, Paris, 1 976 . 4. H. Strasburger, Concordia Ordinum, eine Untersuchung zur Politik Ciceros, Amster

dam, 1956. 5. Cicéron, Cat, II, 17-23. 6. R. Seager, « Iusta Catilinae », Historia, 22, 1973, p. 140-148, ne croit pas qu'il existait

une quelconque relation entre ces trois événements. 7. T. Crâne, « Times of the Night in Cicero's First Catilinarian », Chssical journal, 61,

1965, 6, p. 264-267. 8. VeUeius Paterculus, 2, 34 , 3-35 , 5 . 9. A. Michel, C. Nicolet, Cicéron par lui-même, Paris, 196 1 , p. 41 . 10. G. Boissier, la Conjuration de Catilina, Paris, 1913. 11. R. Syme, The Roman Révolution, Oxford, 1939, et le débat historiographique autour

du mot « révolution ».

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éliminant l'anarchiste Catilina qui voulait détruire l'ordre établi1 . Il réagit ici contre cette vision déformée, en en présentant une autre qui ne l'est pas moins.

Pour A. Blok, Catilina est un révolutionnaire qui, à l'instar des bolcheviks en 1917, a exprimé dans sa conjuration l'esprit profond du peuple, et sonné le premier glas de la chute de Rome.

Le choix de l'une des interprétations possibles est donc en soi caractéristique. Mais plus intéressante encore est la terminologie employée2 , les thèmes développés et qui précisent la pensée de Blok et son état d'esprit à cette étape du cheminement révolutionnaire en Russie. Deux fils conducteurs traversent cette étude, et reprennent en fait des thèmes chers au poète. D s'agit d'une part de la solidarité interne qui lie poète et révolutionnaire au peuple, et d'autre part de la relation entre la révolution et les temps messianiques.

En toile de fond, le tableau de Rome à l'époque de la conjuration de Catilina n'est pas sans évoquer l'empire tsariste décrit par Blok dans les Derniers Jours de l'Ancien Régime, texte qui venait couronner plusieurs mois de travaux et de recherches effectués dans le cadre de la Commission extraordinaire d'enquête sur l'activité des anciens ministres, instituée par le Gouvernement provisoire. La civilisation « corrompue de l'intérieur3» de la République romaine fait écho au « ramassis d'ordures, de saletés4» caractérisant la Russie pré-révolutionnaire. Et l'accent mis par Blok sur le caractère corrupteur des guerres incessantes menées par Rome5 rappelle qu'à ses yeux la Première Guerre mondiale a porté un « coup fatal au développement de la maladie dont souffrait le corps gouvernemental russe6». C'est cependant dans le tableau, dressé par le poète, des forces sociales en présence qu'il procède à l'actualisation la plus poussée. « La majorité des citoyens vivant dans la misère » [...], « les gouverneurs de province sans scrupule » [...], « le prolétariat des villes » en train de grossir7 constituent autant d'expressions qui pouvaient tout aussi bien contribuer à décrire le tableau social, présenté par la Russie de 1917. De la même façon, lorsque le poète évoque « la canaille aristocratique », ou affuble les bourgeois d'un chien de salon et d'un précepteur grec8 , c'est bien évidemment en pensant à l'aristocratie russe de son époque ou au bourgeois dont la fille apprend immanquablement le piano9 .

Ceci permet d'ailleurs à A. Blok de déformer quelque peu, pour les besoins de la démonstration, le jeu politique des divers protagonistes de la conjuration.

En particulier lorsqu'il s'en réfère au Parti du Peuple, il se garde de préciser la réalité qui se cache derrière cette dénomination et laisse librement jouer les associa- tiations nées des références contemporaines. En effet, dans une Rome où chacun

1. Sous l'influence de M. S. Katorga (1802-1886), s'était constituée à Saint-Pétersbourg une importante école d'Histoire ancienne, qui prônait la rigueur scientifique et était tournée vers l'étude des problèmes socio-économiques. A. Blok a donc été formé par les philologues de cette école (en fait, souvent historiens, tek M. L Rostovcev, titulaire de la chaire de philologie classique) mais nous n'avons pas pu nous procurer les manuels qu'il a sans doute utilisés.

2. Кат., p. 433. Blok note d'ailleurs que c'est à dessein qu'il a actualisé le vocabulaire, afin de permettre les rapprochements avec la période qui lui était contemporaine.

3. Кат., р. 41 9; Cat., p. 369. 4. Cité dans Воля России, 1925, livres VII-VIH, N. Meľnikova-Papoušek, « Россия из

Книги Блока », р. 183. 5. Р. Jal, b Guerre civile à Rome, Paris, 1963. 6. « Последние дни Старого Режима », in Архив Русской Революции, Berlin, 1922,

vol. 4, р. 5-6. 7. Кат., р. 419-420 ; Cat., p. 368. 8. Кат., р. 436 \Cat., p. 384. 9. Voir le portrait type du bourgeois dressé par A. Blok dans son « Journal » in Собрание

сочинений..., op. cit., t. 6, p. 332.

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travaille pour sa propre puissance, la terminologie politique doit être comprise dans son contexte historique : les populares ne sont pas le « parti du peuple », mais ceux qui s'appuient sur les couches défavorisées afin d'arriver au pouvoir. Il s'agit tout simplement d'une utilisation tactique, sans programme idéologique conséquent.

Et lorsque A. Blok souligne que les uns ou les autres s'étaient appuyés sur le parti du peuple pour obtenir des voix, cela ne signifiait en aucune façon qu'ils étaient pour autant du côté du peuple, dans le sens que ce soutien pouvait avoir au début du XXe siècle.

U est facile de relever enfin, dans cette actualisation sémantique, l'expression de « Terreur blanche1 » utilisée pour condamner la façon dont Cicéron a fait exécuter les compagnons de Catilina. Et bien sûr, lorsque Blok qualifie Catilina de « bolchevik romain2» ou qu'il évoque à son sujet l'esprit du « bolchevisme romain3», le parallèle ne nécessite aucun éclaircissement supplémentaire.

On pourrait enfin rapprocher l'échec électoral subi à trois reprises par Catilina de l'échec relatif subi par les bolcheviks aux élections à l'Assemblée constituante. Cet tchec n'ôtait pas pour autant la moindre parcelle d'authenticité à la fureur populaire exprimée par Catilina, une façon pour Blok de formuler à nouveau le peu de cas qu'il faisait de la dissolution de l'Assemblée constituante.

Mais au-delà de ces rapprochements de vocabulaire, au-delà de cette parenté sémantique, et de façon beaucoup plus subtile, le poète explicite à travers sa vision de la conjuration de Catilina sa perception des événements révolutionnaires en Russie.

La conjuration de Catilina présente ces mêmes aspects « élémentaires » qui permettent d'opérer la distinction entre révolte et révolution. Lorsqu'elle éclate « soufflait un vent qui est devenu tempête »4 , cette même tempête qui envahissait les rues de Petrograd lors de l'épopée des Douze gardes rouges, et qui annonce l'écroulement du vieux monde. Le feu, la flamme5 auxquels est assimilé le sursaut révolutionnaire de Catilina s'harmonisent dans ce concert ď« éléments », avec le « noir »6 qui sert de fond tragique à cette flambée. La couleur noire, soulignée ici par la révolution, avait déjà dans les Douze pour objet de représenter les aspects sombres du monde que la révolution se propose de renverser7. L'exaltation des éléments tragiques et destructeurs donne donc son cachet d'authenticité à la conjuration comme à la révolution d'octobre 1917. Par ailleurs, la représentation de Catilina sous les traits d'un « chef criminel à la tête d'une troupe de débauchés8» fait directement écho à la marche de Van'ka et de ses compagnons dans les Douze. Là encore, c'est la musique qui opère la transformation et permet au pas du révolutionnaire d'exprimer par son rythme musical toute la colère et la furie populaires9 .

La dimension véritable de l'événement étudié est donc perçue à l'aide de ces mêmes symboles garants d'authenticité qui avaient déjà permis à l'auteur d'exprimer les raisons de son soutien aux événements révolutionnaires dont il avait été le témoin.

1. Кат., 435 ; Cat., p. 383. 2. Кат., p. 443. 3. Eod. loc. 4. Кат., p. 428 ; Cat., p. 377. Voir également Кат., р. 440. 5. Кат., р. 436. 6. Кат., р. 441. 7. Sergei Hackel, op. cit., p. 160. 8. Кат., p. 441 ;Cat., p. 389. 9. Кат., р. 441442 ; Cat., p. 389-390.

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Mais, dans son essai historique, A. Blok affine encore l'analyse et nous offre une description très précise des forces sociales représentées par les différents protagonistes de la conjuration. On retrouve là les diverses réalités qui depuis 1905 hantent les écrits de Blok : le peuple, l'intelligentsia, les bourgeois et le poète.

Le peuple s'exprime ici à travers le révolutionnaire. Ce « hors la loi, ce criminel, et ce misérable1» qui concentre en lui « tous les vices de sa société portés jusqu'à un degré de monstruosité légendaire2 » et dont le portrait dressé par A. Blok, nous l'avons vu, est fidèle dans son horreur aux descriptions que nous ont léguées les historiens et philologues classiques, se distingue pourtant, semblable en cela aux révolutionnaires gardes rouges des Douze, par sa force physique et son endurance3 . D n'est pas porteur d'une idéologie d'égalité ou de toute autre idée à vocation humanitaire4. Mais c'est un homme possédé par le destin. L'accent porté sur ce que l'on doit bien appeler une certaine forme de déterminisme est particulièrement net dans ce texte. A plusieurs reprises, l'auteur revient sur cette idée selon laquelle « le vent ne se lève pas selon le bon vouloir des individus5 » , ou bien « ne s'incarne que ce qui est assez mûr pour être incarné6 » , et dont le second volet fait du révolutionnaire un « homme condamné par le destin » à jouer ce rôle7. Le bolchevik Cati- lina, sous des traits pour le moins répugnants, n'en a pas moins été désigné par le sort pour incarner, dans cette époque de tempêtes et d'angoisses, la furie populaire et l'exprimer dans sa conjuration.

Face à cette image d'un révolutionnaire brutal mais authentique dans son rapport au peuple, les bourgeois dépeints par A. Blok sont fidèles à l'image déjà tracée par le poète dans ses textes antérieurs : l'être sûr de lui et de ce qu'il représente, qui depuis son enfance a appris à obéir, se bien conduire, ne pas se salir, bien travailler en classe, et respecter ses parents, puis l'Église, le gouvernement et les institutions en place, enfin à se considérer comme le sel de la terre et mépriser ceux qui n'étaient pas passés par le même moule8. Le bourgeois ne met jamais en doute ce qui lui a été transmis tout au long de sa vie. Et on peut rapprocher de ce portrait une déclaration du poète, affirmant : « Mon scepticisme est l'essence de ma vie9», pour comprendre à quel point un tel personnage figé dans ses certitudes pouvait lui faire horreur. A. Blok est amené par ailleurs à préciser ce qu'il entend par bourgeois : « Est bourgeois qui accumule des valeurs quelles qu'elles soient, même spirituelles10».

Dans cet essai historique, la gent bourgeoise est d'abord représentée par Salluste, « convaincu de la justesse de ses convictions » , et qui se laisse, à l'exemple des autres fonctionnaires, « dépasser par des événements qu'il n'avait pas prévus11». Mais c'est surtout l'intelligentsia qui révèle à l'occasion de ces événements ses aspects bourgeois. Et le prototype de ^intelligent bourgeois est incarné par Cicéron. Dans un premier temps, Cicéron a appartenu au « parti populaire » , puis le soutien

1. Кат., p. 423 ;Cat., 372. 2. Кат., р. 426 ; Cat., p. 375. 3. Кат., p. 424 ; Cat., p. 373. 4. Кат., р. 426. 5. Кат., р. 428 ; Cat., p. 377. 6. Кат., р. 428. 7. Кат., р. 426 \Cat., p. 375. 8. A. Blok, Россия и интеллигенция, S.-Pb., Alkonost, 1919, p. 67. 9. A. Blok, Собр. соч. в 6 т., op. cit., t. 6, р. 127. 10. Ibiđ., p. 300. 11. Кат., p. 422; Cat, p. 371.

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des oligarques l'a poussé à changer de camp1 . Son premier mouvement a été de défendre Catilina ; il y est parvenu certes, mais n'a pas réussi pour autant à le soumettre2 . Il est tentant devant cette description d'évoquer le soutien traditionnellement apporté par l'intelligentsia russe au mouvement révolutionnaire. Et l'abandon par Ciceron du parti populaire vient illustrer la trahison de l'intelligentsia russe qui, en octobre 1917, s'est comportée de façon bourgeoise, et s'est raccrochée à des valeurs dépassées. C'est pour « sauver la patrie », pour sauver « la culture »3, que Ciceron prend la défense de la République contre les conjurés. De la même façon, Salluste adopta un ton patriotique et moralisateur pour condamner Sylla4 . Ciceron, qui se refusait à voir l'état de décomposition de la société dans laquelle il vivait, se comporte en « intellectuel aveugle, qui continue à aimer sa patrie avec obstination et entêtement5 » . La morale bourgeoise qu'il défend aura à affronter le « feu dévorant » d'une morale nouvelle, annoncée par la conjuration de Catilina.

C'est là une illustration historique presque parfaite de l'accusation lancée par le poète dans l'Intelligentsia et la Révolution, contre « l'intelligentsia russe qui, de façon honteuse se lamente sur le sort de la Russie balayée par le cyclone de la révolution6» et qui, au lieu de comprendre la signification réelle et authentique des événements, se raccroche à des valeurs bourgeoises.

Cette incompréhension la condamne à périr. Si, du temps de Catilina, « le tourbillon barbare ensevelit bien des choses sous les ruines, entre autres les œuvres des écrivains célèbres7», en 1917 aussi, l'intelligentsia était condamnée à périr. Il n'y avait plus de place pour elle dans le monde nouveau, idée qui est reprise par le poète dans les Dandys russes, mais aussi dans ses Carnets6 .

Enfin, l'allié du révolutionnaire et du peuple, dans le processus de renouveau révolutionnaire, c'est le poète. Déjà en 1909, on trouve dans l'Ame de l'écrivain (Remarques d'un contemporain), cette idée selon laquelle le peuple et les écrivains sont liés contre la critique et les intellectuels. Et Alexandre Blok souligne la nécessité pour le poète d'être attentif « à l'orchestre du monde », celui de l'âme populaire, d'écouter « le soupir de l'âme collective »9 .

De par ses dons et ses talents, le poète est en effet « la voix des éléments10». « Porteur du rythme11 », fils de l'harmonie, il se voit assigner un rôle particulier. Il doit dégager, dans le monde des sons discordants qui l'entourent, l'authentique musique, l'harmoniser et la retransmettre au monde extérieur12 .

Dans Catilina, Blok nous précise le rôle du poète dans les événements révolutionnaires.

1. Ліг., p. 430. 2. Кат., р. 431. 3. Кат., р. 430 ; Cat., p. 378. 4. Кат,, p. 422 ; Cat, p. 372. 5. Кат., р. 435 ; Cat., p. 383. 6. A. Blok, « Интеллигенция и Революция », in Собр. соч. в 6 т., op. cit., t. 5, p. 405.

Traduit раї J. Michaut dans A. Blok, Œuvres en prose, op. cit., p. 331. 7. Кат., р. 443 \Cat., p. 391. 8. A. Blok, Собр. соч. в 6 т., op. cit., t. 6, p. 329. 9. Ibid., t. 5, p. 288. Traduit par J. Michaut dans A. Blok, Œuvres en prose, op. cit.,

p. 202. 10. A. Blok, « Крушение гуманизма % Знамя, 2, Berlin, août 1921, p. 18. 11. A. Blok, Собрание сочинений в восьми томах, t. 7, M., 1963, p. 404. 12. A. Blok, « О назначении поэта » (février 1921), in Собр. соч. в б т., op. cit., t. 6,

p. 518-526.

CATILINA, LE BOLCHEVIK ROMAIN 639

II s'aide pour cela de considérations d'ordre général. Le poète comme le révolutionnaire « sèment du vent » . Cela signifie qu'ils sont « poussés par le désir de détruire la régularité, d'enfreindre l'ordre de la vie1 » .

En cela, ils s'opposent directement au bourgeois, fût-il un intelligent, dont l'objectif est inverse.

Le rôle du poète est de « débarrasser l'horizon de la masse désordonnée des faits insignifiants qui encombrent comme du bois mort toutes les perspectives historiques2», et donc de nous retransmettre l'essentiel, dans sa première authenticité. Car pour A. Blok, le seul commentateur qui ait su recréer l'atmosphère de Rome à l'époque de la conjuration de Catilina, ce n'était ni Salluste et ses élucubrations, ni Ciceron et ses bavardages, ni Plutarque et ses « écrits moralisateurs3 » , mais le poète Catulle, qui sut nous léguer le rythme de la vie romaine, dans son poème Attis* , sans évoquer pourtant le moins du monde la conjuration elle-même5 .

Pour affirmer cette thèse, A. Blok en arrive même à oublier qu'il a lui-même utilisé les descriptions par Salluste d'une Rome en proie à la violence et à la destruction6 . L'explication « historique » à laquelle se livre Blok est aussi valable que l'explication mythologique7 ou psychanalytique8 . Il dépasse le texte, ne se contentant pas de l'examen minutieux des philologues qui n'ont pas saisi le sens profond du poème, et n'ont pas perçu que Catulle, grâce à sa disponibilité et ses talents, avait su illustrer la fureur populaire.

C'est d'ailleurs dans la même perspective que A. Blok envisageait son travail de rédacteur de la Commission extraordinaire d'enquête. A la date du 20 juin 1917, il explique dans son Journal ce qu'il attendait du rapport de cette commission. Il devait être « extraordinaire » en cela qu'il ne devait pas se contenter de rapporter les faits, mais devait aussi répondre au pathos révolutionnaire de l'époque, refléter « tous les espoirs et le romantisme de ces jours9». Catulle avait donc prouvé dans son poème Attis qu'il s'était mis à l'unisson du peuple dans son domaine d'activité, l'écriture, tout comme Catilina avait exprimé cette même fureur dans la préparation de la conjuration. L'authenticité était du côté du révolutionnaire et du poète, c'est- à-dire du peuple, contre les politiciens conservateurs, et les intellectuels raisonneurs. La relation réciproque entre l'inspiration poétique et la révolution sociale évoque très clairement ici la création des Douze, et apporte une justification à la place du poète dans la révolution.

De la même façon, lorsque le legs mythique du personnage de Catilina nous a été retransmis dans son contenu authentique, c'est grâce à l'œuvre des poètes et artistes.

1. Кат., р. 428 ; Cat., p. 376. 2. Кат., p. 440 ; Cat, p. 388. 3. Кат., р. 442. 4. Le poème est écrit en galliambes, caractérisés par une abondance de brèves. Cette

forme inusitée en latin a conduit U. von Wilamovitz, « Die Galliamben des Kallimachos und Catullus », Hermes, 14, 1879, p. 194-199, à voir dans cette œuvre une copie de Callimaque. J. P. Elder, « Catullus' Attis », American journal ofphilology, 68, 1947, p. 394-403, soutient une opinion contraire.

5. Кат., р. 437 ;Cat.,p. 385. 6. Кат., р. 419420. 7. P. W. Harkins, « Autoallegory in Catullus 63 and 64 », Transactions of the American

philotogical association, 90, 1959, p. 102-116. 8. J. Granorolo, « Catulle ou la hantise du moi », Latomus, 37, 1978, p. 368-386, repre

nant l'analyse d'H. Bardon, Propositions sur Catulle, Bruxelles, 1970, sur la pédérastie active de Catulle.

9. A. Blok, Собр. соч. в б т., op. cit., t. 6 , p. 294.

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Dans son traitement du mythe littéraire et historique de Catilina, A. Blok se place dans une longue lignée d'écrivains qui ont été attirés ou repoussés par ce personnage hors du commun1 . Le plus représentatif en est H. Ibsen2 qui a écrit, au cours de l'hiver 184849, un drame intitulé Cätilina3 et sur lequel A. Blok revient longuement. A la même époque, à Paris, A. Dumas père et A. Marquet faisaient représenter leur Cätilina, le 14 octobre 1848. H. Ibsen a écrit ce drame sous l'influence de la lecture de Cicéron et de Salluste. Il avait étudié ces deux auteurs pour préparer le concours d'entrée à l'université de Christiania (aujourd'hui Oslo). Ainsi qu'il le souligne lui-même, il s'était identifié à Catilina tandis que Grimstadt, petite ville philistine, devenait la Rome de l'oligarchie4 . Mais le biographe d'Ibsen, H. Koht, insiste davantage sur l'état d'esprit de révolte que sur l'influence éventuelle des événements révolutionnaires de 1848S , sur laquelle A. Blok met l'accent. On retrouve là, chez le poète, la confusion tendant à lier la psychologie de la révolte à la sociologie de la révolution6 .

Un dernier point nous permettra de mieux saisir le traitement du « mythe de Catilina » par A. Blok : son souci de ne pas laisser à Catilina l'étiquette de « droite » , alors que dans le drame d'Ibsen, son âme va « à droite, aux Champs Élysées » 7 . Voulant « gauchir » celui qu'il a qualifié de « bolchevik », il ne tient pas compte de la conception de la droite et de la gauche dans le monde ancien8 , mais réagit sous l'influence du clivage politique moderne.

Il nous reste à définir, et c'est là l'un des points essentiels, la véritable portée de la conjuration de Catilina, ce en quoi elle était révolutionnaire ; et surtout de quelle façon l'insurrection bolchevique lui est assimilable.

La conjuration de Catilina est révolution en cela qu'elle est d'abord et avant tout volonté de détruire un univers corrompu. Elle est le premier soubresaut d'un monde à l'agonie, et ses aspects négatifs se trouvent absouts car elle est le prélude des temps nouveaux. La référence aux temps messianiques est très claire. Catilina est présenté comme le « pâle messager d'un monde nouveau9», et la Rome de son époque est décrite en fonction de l'arrivée du Christ. La conjuration de Catilina ne s'explique d'après A. Blok qu'à partir de ce contexte. Un monde en décomposition, dont la chute inévitable est d'abord annoncée par la conjuration de Catilina, elle- même préfigurant la naissance du Christ. Les événements historiques ultérieurs ont donc « purifié » et authentifié Catilina.

C'est la même tempête qui inspira dans un premier temps la conjuration révolutionnaire, et ensuite le Messie pour emporter dans son tourbillon le monde païen10 .

1. H. B. Speck, « Katilina im Drama der Weltliteratur », Breslauer Beitmge zur Literatur- geschichte, 4, Leipzig, 1906.

2. A. Blok écrivit en oct.-nov. 1908 un essai tout entier consacré à Henrik Ibsen. Voir Собр. соч. в 6 т., op. cit., t. 5, p. 250.

3. H. Ibsen a publié cette première pièce, sous le pseudonyme de Brjjnjolf Bjarne. 4. W. Archer, « Ibsen in his letters »,FornightfyReview, mars 1905, p. 428-441. 5. H. Koht, Life of Ibsen, New York, 1971, p. 36-69. 6. Raymond Aro n dans l'Opium des intellectuels (Paris, Gallimard, 1968) décrit le mythe

de la révolution qui bénéficie, aux yeux des intellectuels, du prestige de la révolte contre toutes les conventions et tous les conformismes, et provoque ainsi un malentendu quant à la nature réelle du processus révolutionnaire (p. 83).

7. Кат., р. 448. 8. Nombreuses références dans L. Poznański, « A propos de la droite et de la gauche chez

Ovide », Scripta Classica Israelica, 4, 1978, p. 50-62. 9. Кат., р. 436 ; Gif., p. 384. 10. Кат., р. 428 ; Cat., p. 377.

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Cette vision apocalyptique s'insère très logiquement dans toute la pensée antérieure d'A. Blok. Dès 1905, ses poèmes liaient « l'appel au Christ à ľappel à la révolution1 » . La référence au Christ, ou plus exactement au symbole du Christ, avait également soulevé de nombreuses controverses au moment de la publication des Douze. Jésus-Christ en chef de bande, Jésus-Christ donnant l'absolution aux exactions des gardes rouges, choquait par son caractère iconoclaste. Par ailleurs, Luna- čarskij ou Trockij ne pouvaient souscrire à l'idée que leur révolution était inspirée par le Christ2 .

Or la clef de cette interprétation se trouve peut-être précisément dans Catilina. En effet, il est frappant de constater dans ce texte à quel point le problème de la durée ne présente aucune importance aux yeux du poète. Une vision apocalyptique nous est en effet proposée sous l'image d'un « incendie universel » dont Blok est le témoin et le contemporain, et qui « se développera longtemps encore... jusqu'à ce qu'il ait embrasé et consumé le vieux monde »3. Mais rien ne permet de prévoir dans quel délai se fera l'anéantissement de ce vieux monde. Ainsi, dans Catilina, l'accent est mis à plusieurs reprises sur le fait qu'il a fallu attendre près de cinq siècles après la naissance du Christ pour assister à la chute de l'Empire romain4 . Et suivant cette interprétation, ce n'est plus la naissance du Christ le but ultime, mais l'écroulement du monde païen, annoncé par la venue du Messie.

Lorsque Blok écrit dans l'Intelligentsia et la Révolution : « La vie n'a de valeur que dans la mesure où l'on exige infiniment d'elle, ... croire non pas en ce qui n'existe pas sur terre, mais en ce qui doit exister sur tene, même si cela n'existe pas encore, et n'existera pas pendant longtemps5 », il confirme ce rapport au temps, à la durée. Par ailleurs, le 18 mai 1918, Blok dans une lettre adressée à Zinaïda Hippius, lui demandait : « Ne savez- vous vraiment pas que la Russie ne va plus exister, de la même façon que Rome a cessé d'exister, non pas au cours du Ve siècle après la naissance du Christ, mais dès la première année du premier siècle ?6» Et à la même époque, lorsqu'il dut répondre à une enquête, A. Blok écrivit : « N'oubliez pas que l'Empire romain continua d'exister encore près de 500 ans après la naissance du Christ. Mais il ne fit alors qu'exister, car déjà il enflait, pourrissait et se décomposait [...]. L'artiste doit se préparer à affronter des événements encore plus grands, et il doit être capable de s'incliner devant eux7.»

Ainsi, le processus qui s'est mis en marche avec l'éclatement des premiers événements révolutionnaires conduira dans un délai indéterminé à l'écroulement du vieux monde décomposé. La révolution bolchevique est l'un des épisodes de cette avancée vers les temps messianiques. Mais n'était-ce pas déjà le cas dans les Douze où le dernier vers qui place Jésus-Christ en avant (vperedi), donc à la tête des gardes rouges, peut être élargi pour signifier que les temps messianiques sont annoncés. Le mot

1. Avril Pyman, The life of Alexander Blok, vol. I, The distant thunder 1880-1908, Oxford University Press, 1979, p. 217-218.

2. Lunačarskjj regretta que le poète n'ait pas songé à placer Lenin plutôt que le Christ à la tête des douze gardes rouges. Cf. A. V. Lunačarskq, « A. Блок », in Собр. соч. в 8 т., 1. 1, M., 1960, p. 465. Trockij quant à lui écrivit que le Christ n'avait rien à voir avec la révolution, et qu'il appartenait tout entier au passé de Blok. Cf. L. Trotsky, Littérature et révolution, Paris, Julliard,1974,p. 143.

3. Кат., р. 434 \Cat, p. 382. 4. Кат., р. 419; Gif., p. 368. 5. A. Blok, « Интеллигенция и революция », op. cit., t. 5, p. 400 ; traduit par J. Mi-

chaut dans, A. Blok, Œuvres en prose, op. cit., p. 326. 6. A. Blok, Собр. соч. в 8 т., op. cit., t. 7, p. 336. 7. A. Blok, « Что сейчас делать », in Собр. соч. в 6 т., op. cit., t. 5, p. 450 ; traduit par

J. Michaut.op. cit., p. 365.

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vperedi devrait être compris ici dans son acception cinétique. L'étude de Catilina, suivant cette interprétation, n'aboutit donc pas à la conclusion selon laquelle le poète aurait subi une évolution entre janvier et avril 1918, qui lui aurait fait découvrir soudain dans la révolution bolchevique un événement comparable non pas à la naissance du Christ mais à la conjuration de Catilina annonciatrice de cette naissance ; il nous semble plutôt que la perspective eschatologique qui transparaît dans Catilina était déjà présente, dans les mêmes termes, dans les Douze.

La préparation de cet essai historique à laquelle A. Blok a consacré deux mois de travail intensif a donc permis au poète de réaffirmer son soutien au processus révolutionnaire en cours, le justifiant par son ultime finalité. Mais au-delà de l'appui une fois de plus apporté aux bolcheviks, A. Blok, par la présentation qu'il nous donne des événements, explique plus clairement les raisons de ce soutien. Et l'accent ici est porté sur la vision apocalyptique annoncée par les soubresauts révolutionnaires. De la même façon que pour la République romaine, la conjuration de Catilina est le début de la fin, pour la Russie, 1917 est l'agonie d'un monde.

Qu'importe si la conjuration de Catilina a échoué, qu'importe donc quels sont ou seront les résultats immédiats de la révolution bolchevique.

«Catilina, chant du cygne de la Révolution?1», demande A. Blok dans ses Carnets. La réponse est dans cet essai. Si quelques doutes jaillissaient alors dans son esprit, ils ont été balayés dans le processus de la description de la conjuration de Catilina. Au-delà des contingences, et du vécu quotidien de la révolution, c'est l'écroulement du vieux monde qui était en vue. Et le poète était prêt à' se laisser consumer par l'incendie en marche, tout comme le Catilina révolutionnaire décrit par Ibsen qui choisit la femme démoniaque, au risque de se perdre, plutôt que de se laisser séduire par celle qui « voulait le condamner à l'horreur d'une demi-vie2». A. Blok apprenti sorcier ou prophète pressent sa propre perte dans le processus en cours.

1. A. Blok, Записные книжки, 1901-1920, M., 1965, p. 407. 2. Кат., p. 448 ; Cat, p. 395.