SIX INTERPRÉTATIONS DE LA SÉRIE «...

20
Tamar Liebes, Elihu Katz Hebrew University of Jerusalem SIX INTERPRÉTATIONS DE LA SÉRIE « DALLAS »* Traduit de l'anglais par Eric Maigret, et Daniel Dayan Le statut du spectateur se voit régulièrement revalorisé au fur et à mesure que se développe la recherche en communication. Au départ, les deux principales écoles de recherche — l'école dite dominante, et l'école critique — offrent le portrait d'un spectateur passif, vulnérable aux sollicitations du commerce et de l'idéologie. Peu à peu, le spectateur — mais aussi le lecteur et l'auditeur se sont vus accorder davantage de pouvoir. Avec l'essor des études de gratification, le spectateur devient moins isolé, plus sélectif et plus actif : il est désormais capable de procéder à des choix en fonction des satisfactions recherchées 1 . Les néo-marxistes, quant à eux, ont récemment admis que l'on peut résister aux médias autrement dit, que leur influence peut être filtrée — qu'il ne s'agit pas seulement d'une soumission passive aux effets de l'hégémonie. Le concept de décodage conscient se substitue alors à la notion d'une utilisation instrumentale, implicite dans la théorie des gratifications 2 . Il semble que la théorie littéraire récente ait suivi la même voie et qu'elle ait abandonné l'idée selon laquelle les lecteurs seraient uniformément façonnés par le texte, préférant les considérer comme des membres de comunautés interprétatives engagées dans une « négociation » active avec le texte, d'un point de vue à la fois esthétique et idéologique (Fisch, 1980 ; Radway, 1984). Bien que le lecteur tel que le voient les gratificationnistes semble investi d'un pouvoir immense puisqu'il est libre de modeler le texte à sa guise — une liberté qui va jusquà abolir le texte il n'en demeure pas moins déterminé par ses besoins, besoins qui eux-mêmes (d'après les tenants de l'école critique) peuvent très bien être déterminés par les médias (Elliott, 1974). HERMÈS 11-12, 1992 125

Transcript of SIX INTERPRÉTATIONS DE LA SÉRIE «...

Page 1: SIX INTERPRÉTATIONS DE LA SÉRIE « DALLASdocuments.irevues.inist.fr/bitstream/handle/2042/15376/...Six interprétations de la série « Dallas » hebdomadaires ; dix à douze groupes,

Tamar Liebes, Elihu Katz

Hebrew University of Jerusalem

SIX INTERPRÉTATIONS DE LA SÉRIE « DALLAS »*

Traduit de l'anglais par Eric Maigret, et Daniel Dayan

Le statut du spectateur se voit régulièrement revalorisé au fur et à mesure que se développe la recherche en communication. Au départ, les deux principales écoles de recherche — l'école dite dominante, et l'école critique — offrent le portrait d'un spectateur passif, vulnérable aux sollicitations du commerce et de l'idéologie. Peu à peu, le spectateur — mais aussi le lecteur et l'auditeur — se sont vus accorder davantage de pouvoir. Avec l'essor des études de gratification, le spectateur devient moins isolé, plus sélectif et plus actif : il est désormais capable de procéder à des choix en fonction des satisfactions recherchées1.

Les néo-marxistes, quant à eux, ont récemment admis que l'on peut résister aux médias — autrement dit, que leur influence peut être filtrée — qu'il ne s'agit pas seulement d'une soumission passive aux effets de l'hégémonie. Le concept de décodage conscient se substitue alors à la notion d'une utilisation instrumentale, implicite dans la théorie des gratifications2. Il semble que la théorie littéraire récente ait suivi la même voie et qu'elle ait abandonné l'idée selon laquelle les lecteurs seraient uniformément façonnés par le texte, préférant les considérer comme des membres de comunautés interprétatives engagées dans une « négociation » active avec le texte, d'un point de vue à la fois esthétique et idéologique (Fisch, 1980 ; Radway, 1984). Bien que le lecteur tel que le voient les gratificationnistes semble investi d'un pouvoir immense puisqu'il est libre de modeler le texte à sa guise — une liberté qui va jusquà abolir le texte — il n'en demeure pas moins déterminé par ses besoins, besoins qui eux-mêmes (d'après les tenants de l'école critique) peuvent très bien être déterminés par les médias (Elliott, 1974).

HERMÈS 11-12, 1992 125

Page 2: SIX INTERPRÉTATIONS DE LA SÉRIE « DALLASdocuments.irevues.inist.fr/bitstream/handle/2042/15376/...Six interprétations de la série « Dallas » hebdomadaires ; dix à douze groupes,

Tamar Liebes, Elihu Katz

Bref, le lecteur/auditeur/spectateur des recherches en communication s'est vu accorder une capacité critique. La stupidité des programmes n'entraine peut-être pas nécessairement celle des spectateurs. Les recettes et les formules de la culture populaire n'excluent pas des potentialités créatives tant chez les réalisateurs que chez les lecteurs (Eco, 1985).

Les témoignages empiriques sur cette capacité critique sont encore peu nombreux (Neuman, 1982 ; Himmelweit, Swift et Jaeger, 1983). A ce stade, on peut seulement dire que de plus en plus de spécialistes s'accordent sur la définition opérationnelle du terme « critique », qui coïncide selon eux avec la capacité de parler des programmes en termes d'« art », ou de construction, c'est-à-dire de reconnaître ou de définir les genres, les formules, les conventions, les schémas narratifs, etc., dont ils relèvent. On peut aussi parler de capacité critique à propos de spectateurs capables de percevoir dans une fiction narrative un « thème », un « message », ou même un « sujet », d'identifier par exemple le thèse de la « mobilité verticale » (Thomas et Callahan, 1982).

Une telle caractérisation manifeste une capacité critique, surtout si elle s'exprime sous une forme plus complexe, du genre : « on dit dans le programme que la mobilité est possible parce que c'est ce que les réalisateurs ont été payés pour dire. ». Nous qualifierons aussi de « critiques » les spectateurs qui, dans leurs propres réactions au programme, se servent consciemment de critères analytiques, tels que « plans », « scénarios », « structures », « rôles », et d'autres concepts relatifs à la nature du programme et à celle de leur intérêt.

Deux de ces catégories concernent la manière dont le spectateur perçoit le texte en tant que construction, que ce soit dans son aspect sémantique — thèmes, messages, etc — ou dans son aspect syntaxique — genre, formules, etc. La troisième catégorie concerne la manière dont le spectateur perçoit la transformation que son moi cognitif, affectif et social fait subir au programme : nous appellerons « pragmatique » cette troisième forme de critique.

Nous avons tenté d'identifier ces trois catégories de jugements critiques dans les réactions des spectateurs au feuilleton de télévision Dallas. Nos données se composent de quelques soixante-cinq discussions d'un épisode de Dallas par des groupes-témoins composés chacun de trois couples mariés, amis ou voisins, de même origine ethnique représentant six communautés. Quatre de ces communautés sont israéliennes — des Arabes, des Juifs récemment immigrés de Russie, des Juifs marocains, et des membres d'un kibboutz de la deuxième génération ; une cinquième communauté se compose d'Américains de la deuxième génération vivant à Los Angeles ; la sixième, de Japonais de Tokyo, où Dallas a connu un échec retentissant3.

On a formé les groupes israéliens — une dizaine de groupes dans chacune des quatre communautés — en priant un couple d'inviter deux autres couples d'amis intimes à visionner en groupe un épisode de Dallas au moment de sa diffusion à la télévision israélienne. Le feuilleton est sous-titré à la fois en hébreu et en arabe et diffusé avec sa bande-son originale anglaise. Un enquêteur et un assistant technique se joignent au groupe pour prendre des notes sur l'interaction pendant la diffusion, et pour mener (et enregistrer) la discussion d'environ une heure qui suit l'émission. Les interviews ont été organisées sur une période de quatre épisodes

126

Page 3: SIX INTERPRÉTATIONS DE LA SÉRIE « DALLASdocuments.irevues.inist.fr/bitstream/handle/2042/15376/...Six interprétations de la série « Dallas » hebdomadaires ; dix à douze groupes,

Six interprétations de la série « Dallas »

hebdomadaires ; dix à douze groupes, appartenant à chaque communauté, ont vu un des épisodes.

Les dix groupes américains sont recrutés et interviewés de la même façon, mais ils visionnent sur cassette les enregistrements des épisodes que les Israéliens ont reçus directement. Le Dallas américain étant en avance de deux saisons sur le Dallas israélien, nous avons choisi de montrer les mêmes épisodes aux Américains, bien que beaucoup d'entre eux les aient déjà vus.

Tout est mis en œuvre pour que chaque groupe soit ethniquement homogène, et on y parvient sans difficulté, grâce aux caractères culturels qui déterminent les zones de résidence et les réseaux d'amitié ; grâce aussi au choix d'une langue commune au groupe où est menée la discussion. Ainsi, les Russes et les Arabes sont-ils interviewés dans leur langue maternelle tandis que les Marocains et les membres du kibboutz le sont en hébreu. Un même effort d'homogénéi­sation concerne l'âge et les études secondaires des participants puisque l'enquête vise à comparer des différences culturelles. Toutefois, cet objectif se révèle plus difficile à atteindre, à cause des variations réelles du niveau d'instruction entre les groupes. Pour cette raison, nous avons complété notre étude de contrôles statistiques sommaires dans le but de nous assurer que les différences que nous attribuons à l'appartenance ethnique ne s'expliquent pas en fait par le niveau d'études.

Les Japonais se trouvent dans une situation entièrement différente, Dallas n'ayant survécu que quelques mois sur une des chaînes de télévisions privées japonaises. Ainsi, dans le groupe-témoin presque personne ne l'a vu. Montrer des épisodes que les autres groupes ont vu n'a pour ainsi dire pas de sens ; l'étude a donc porté sur le tout premier épisode du feuilleton, doublé pour la diffusion en japonais.

Il convient de remarquer que chaque groupe ethnique se sert du programme de manière d'abord « referentielle » — c'est-à-dire en le rapportant à la vie réelle. C'est ensuite qu'inter­vient une approche « critique », ou, dans le vocabulaire de Jakobson, « métalinguistique » (Jakobson, 1980). Dans l'ensemble, les énoncés « référentiels » dépassent en nombre les énoncés « critiques » dans une proportion de plus de trois à un. Toutefois, les communautés ethniques varient considérablement à cet égard. A peu près 30 % des résumés émanant des groupes occidentaux — Russes, Américains et membres du kibboutz — sont « critiques » pour seulement 10 % chez les Arabes et les Marocains. Cette différence se maintient si l'on tient compte des différences de niveau d'études ; en effet, parmi ceux qui ont fait le moins d'études, les seuls énoncés métalinguistiques émanent des groupes plus occidentaux (Liebes et Katz, 1986). De tous, ce sont les spectateurs japonais qui proposent proportionnellement le plus d'énoncés critiques.

Si la plupart des énoncés « référentiels » révèlent une charge affective, on peut penser que la plupart des énoncés critiques sont « détachés ». Mais de même que l'on trouve des formes détachées de participation dans le cadre référentiel (des réactions amusées à la réalité du programme, par exemple), on trouve aussi des formes intenses ou passionnées de participation dans le cadre critique. Comme nous le verrons, ces réactions « à chaud » sont concentrées dans le domaine sémantique.

127

Page 4: SIX INTERPRÉTATIONS DE LA SÉRIE « DALLASdocuments.irevues.inist.fr/bitstream/handle/2042/15376/...Six interprétations de la série « Dallas » hebdomadaires ; dix à douze groupes,

Tamar Liebes, Elihu Katz

Utilisant une seconde méthode de codification, nous avons essayé de vérifier la répartition des types d'énoncé en analysant des réponses à une question plus précise, à savoir : « Pourquoi fait-on (dans « Dallas ») tant d'histoires à propos des bébés ? »4. Certains participants répondent que le programme donne la vedette aux bébés, « parce que les dynasties ont besoin d'héritiers » — un énoncé que nous avons codé comme étant « référentiel ». D'autres nous disent que les bébés sont utiles aux mélos parce qu'ils donnent l'occasion à leurs parents de se quereller à leur sujet — un énoncé que nous avons codé comme étant « critique », ou « métalinguistique ».

Considérons les citations suivantes, illustrant respectivement l'approche « referentielle » ou « métalinguistique » du problème des bébés : « L'accent sur le problème des bébés dans la famille montre l'importance qu'ils ont dans une monarchie. Ils (les monarques) ne peuvent pas prendre le risque de voir disparaître avec leur mort l'empire qu'ils ont construit ; la continuité est importante » (Un groupe russe), ou : « Dans une famille comme celle-là, il y a beaucoup de problèmes qui tournent autour des bébés — leur véritable identité, les maladies, les kidnappings — tout cela donne à l'auteur du feuilleton un grand nombre de possibilités pour construire l'intrigue » (Un groupe du kibboutz).

Tableau 1 Fonction des bébés

Bébés « narratifs » : Enoncés qui concernent les personnages

Bébés « réels » : Enoncés qui renvoient à la vie de tous les jours

Bébés « métalinguistiques » ou « critiques » : Enoncés qui concernent les réalisateurs, producteurs, scénaristes

Total des énoncés (= 100%)

Américains %

14

58

28

(120)

Marocains %

19

15

5

(175)

Arabes %

24

74

1

(68)

Russes %

16

67

15

(82)

Kibboutzniks %

16

66

19

(61)

La tableau 1 rend compte de ces différences par rapport aux bébés. Le « référentiel » se

128

Page 5: SIX INTERPRÉTATIONS DE LA SÉRIE « DALLASdocuments.irevues.inist.fr/bitstream/handle/2042/15376/...Six interprétations de la série « Dallas » hebdomadaires ; dix à douze groupes,

Six interprétations de la série «Dallas»

divise en deux aspects : les énoncés qui parlent de la fonction des bébés dans la « vie », et les énoncés qui parlent de la fonction des bébés pour les personnages du récit, comme "si ceux-ci existaient vraiment. Les énoncés « métalinguistiques » parient de la fonction des bébés par rapport aux réalisateurs et aux écrivains.

L'analyse de ces données, montre que ce sont à nouveau les trois groupes occidentaux qui ont proposé le plus d'énoncés « critiques », mais cette fois, les Américains ont marqué nettement leur préférence pour ce genre de structuration ; ils ont fait presque deux fois plus d'énoncés « critiques » que les Russes et les Kibboutzniks et six fois plus que les Marocains. Les Arabes n'ont presque pas donné d'explications métalinguistiques à la question de l'importance des bébés. Un examen plus poussé de ces données par niveau d'études (du groupe) montre que les spectateurs les plus instruits proposent la plupart des énoncés « critiques », mais que les différences ethniques persistent.

Le fait que l'on observe parmi les groupes occidentaux un pourcentage plus élevé d'énoncés « critiques » reflète peut-être une plus grande expérience des médias, ou une plus longue habitude de la critique, ou encore une plus grande familiarité avec la société que l'on dépeint. Que les Américains soient étonnamment plus « critiques » dans leur réaction à la question sur les bébés pourrait indiquer qu'ils ont après tout une plus grande expérience que les autres groupes, même occidentaux, des genres pratiqués à la télévision. Les Américains semblent être particulièrement compétents, notamment face à des questions précises de ce genre. Ainsi, dans la discussion concernant les bébés, soulignent-ils la différence entre la fonction narrative d'un bébé (dont on se contente de parler) et l'apparition du bébé sur l'écran5. Ils sont aussi les seuls à associer quelquefois un message démographique à l'image d'un bébé sur l'écran, ce qui tient sans doute au contexte historique.

Tableau 2 Enoncés critiques, sémantiques et syntaxiques

Enoncés syntaxiques Genre, formule Fonction dramatique

Enoncés sémantiques Thèmes, idéologie et message

Total des énoncés critiques (= 100%)

Américains %

48 40

21

(80)

Marocains %

43 25

31

(28)

Arabes %

20 35

44

(20)

Russes %

49 12

38

(86)

Kibboutzniks %

48 21

31

(52)

La suite de cet article est consacrée à l'analyse des énoncés « critiques » qui, comme nous

129

Page 6: SIX INTERPRÉTATIONS DE LA SÉRIE « DALLASdocuments.irevues.inist.fr/bitstream/handle/2042/15376/...Six interprétations de la série « Dallas » hebdomadaires ; dix à douze groupes,

Tamar Liebes, Elihu Katz

l'avons vu, portent soit sur les éléments sémantiques du texte, soit sur les rôles du lecteur vis-à-vis de ce texte. Abordons alors la discussion des énoncés « critiques » faits par les spectateurs de Dallas dans chacun de ces domaines. L'analyse doit manifestement se concentrer sur les trois groupes occidentaux dont émanent les commentaires les plus nettement « méta-linguistiques ». Ceci entraine un déséquilibre, mais il est important de garder à l'esprit que les spectateurs occidentaux, tout comme les autres spectateurs, produisent avant tout des énoncés « referendeis ». Tout spectateur procède par aller et retour entre le domaine référentiel et le domaine critique. Aucun ne se spécialise exclusivement dans l'un ou l'autre6. L'absence presque totale d'énoncés référentiels chez les spectateurs japonais semble due au fait qu'ils n'ont pas apprécié le programme7.

Notre propos est en grande partie illustratif. Nous voudrions montrer comment les spectateurs ordinaires approchent la télévision quotidienne de manière « critique » ou « méta-linguistique », et dresser la carte des différentes façons qu'ils ont de structurer leur approche. Nous nous appuyons sur trois ensembles de données différents pour fournir un contexte général à ce qui est essentiellement une analyse qualitative. D'abord, dans le tableau 2, nous présentons un aperçu des différences entre communautés ethniques (les quatre groupes israéliens et les Américains), dans les domaines sémantique et syntaxique, c'est-à-dire dans la proportion de leurs énoncés critiques relatifs au fond et à la forme. Un deuxième ensemble de données, que l'on introduira sous forme de tableau (le tableau 3 ), est fondé sur une analyse dont l'objet était de comparer les énoncés critiques des Japonais avec ceux des autres groupes.

Un coup d'œil sur le tableau 2 permet de s'apercevoir que les communautés diffèrent par rapport à l'objet de leurs énoncés critiques. Les Arabes et les Russes accordent plus d'impor­tance au domaine sémantique — à l'ensemble des thèmes du programme, à son idéologie, et à son message — tandis que les Américains concentrent leurs énoncés sur la forme8. Les Américains (et les Arabes, mais ces derniers sont peu nombreux en nombre absolu), accordent plus d'importance aux énoncés concernant les fonctions des personnages dans la construction dramatique, montrant par là qu'ils se rendent compte des oppositions sémantiques en fonction desquelles les personnages sont construits (bon/mauvais, fort/faible, etc.)9.

Critique sémantique

Thème

La forme de « critique » qui se rapproche le plus d'une lecture réaliste consiste à dégager le thème général du récit. Les spectateurs pour lesquels le programme reflète « l'égoïsme du monde moderne » s'écartent déjà du domaine référentiel où ils tiendraient, par exemple, le discours suivant : «JR trompe les gens. C'est intéressant parce que c'est la seule façon de réussir.

130

Page 7: SIX INTERPRÉTATIONS DE LA SÉRIE « DALLASdocuments.irevues.inist.fr/bitstream/handle/2042/15376/...Six interprétations de la série « Dallas » hebdomadaires ; dix à douze groupes,

Six interprétations de la série « Dallas »

Moi, par exemple, je pourrais faire la même chose : accumuler de l'argent, acquérir des terres, me servir de mon habileté pour tromper les gens ».

Comme les théoriciens de l'hégémonie s'y seraient attendus, il va de soi pour le spectateur référentiel que JR existe réellement, et ce type de spectateur parle comme si Dallas était une espèce de documentaire. Le spectateur « critique » — même à ce niveau élémentaire — montre qu'il sait que le programme est distinct de la réalité et se soucie de savoir si le rapport entre les deux est correct. A cet égard, il y a des ressemblances remarquables entre Arabes et Russes, qui voient le programme comme le reflet d'une « dégénérescence morale » ou d'un « capitalisme pourri », bien que les Russes mettent davantage en question la fidélité de la représentation.

Les Arabes auront probablement tendance à attribuer les maux de la société moderne à une dégénérescence morale là où les Russes verront des causes plus politiques. Mais il est souvent très difficile de faire une démarcation entre ces groupes ; en effet, plusieurs (quatre sur dix) groupes-témoins arabes, se servant d'une rhétorique marxiste, affirment que le programme révèle la responsabilité du capitalisme dans la dégénérescence morale et politique de l'ouest. Par exemple : « Dallas symbolise le capitalisme occidental et montre que plus il y a de liberté, plus il y a de danger. Cela a déjà conduit à l'anarchie ».

Une spectatrice arabe donne une explication plausible de la sensibilité très vive des Arabes d'Israël aux dangers de la culture occidentale en déclarant que : 1) les Arabes israéliens sont à un stade différent dans le processus de modernisation (en ce qui concerne le statut des femmes) ; 2) la culture occidentale est associée à l'administration coloniale sous laquelle ils ont souffert, et qui, d'après eux, a favorisé les Juifs au détriment des Arabes ; 3) la culture occidentale n'a pas cessé d'être associée au colonialisme, même défunt, et Israël lui-même continue à être considéré comme une puissance coloniale moderne ; 4) le capitalisme est perçu comme une menace pour le système social traditionnel10. Les Arabes ont donc plus de raisons que les autres de se dissocier de la culture de Dallas.

Certains spectateurs japonais soulignent que Dallas est compatible avec le sentiment de vivre une récession continue. Dans une Amérique qui sent venir la décadence, le Zeitgeist s'exprime dans des récits empreints d'« amertume », de malheur, d'où l'harmonie est absente. Un participant japonais, reprenant ce thème, précise qu'il voit dans les aventures des Ewing une illustration de la fin de l'ère des Américains riches.

Certains groupes russes vont même jusqu'à se demander si le texte n'est pas en soi critique de la société occidentale et de son ordre économique et moral, nous rappelant l'assertion de Fiedler (1982) selon laquelle le meilleur de la culture populaire est subversif. Dans un des groupes russes, Dallas est ainsi présenté comme un « texte socialiste ».

Messages

Ces définitions thématiques peuvent apparaître soit comme des conclusions propres aux spectateurs soit comme les intentions — ou les « messages » — que le spectateur attribue aux réalisateurs. Ainsi, le thème le plus souvent perçu dans Dallas — les riches sont malheureux —

131

Page 8: SIX INTERPRÉTATIONS DE LA SÉRIE « DALLASdocuments.irevues.inist.fr/bitstream/handle/2042/15376/...Six interprétations de la série « Dallas » hebdomadaires ; dix à douze groupes,

Tamar Liebes, Elihu Katz

peut-il être présenté comme une conclusion tirée par les spectateurs ou comme le message prêché par les producteurs. Certains (surtout parmi les Russes) vont plus loin. Non contents d'attribuer une intention aux réalisateurs, ils leur imputent une volonté de manipulation : « les réalisateurs nous disent ce qu'ils désirent nous faire croire sans y croire nécessairement eux-mêmes ». Par exemple : «J'ai commencé par me demander pourquoi le feuilleton est si populaire. Qu'est-ce qui s'y passe ? Pourquoi attire-t-il tellement les gens de la classe moyenne ? Pour leur permettre de croire que les milliardaires sont plus malheureux qu'eux. C'est sûr, un milliardaire malheureux, c'est bien, parce que chacun dans son for intérieur désire qu'un milliardaire soit pauvre, et malgré tout, il veut lui-même être milliardaire. Ici, ces milliardaires sont présentés comme s'ils étaient vrais » (Un groupe russe).

Interviennent ici trois niveaux de thématique. Au niveau élémentaire, le plus proche du référentiel, les spectateurs dégagent le thème du programme ; au deuxième niveau les specta­teurs reconstruisent les objectifs didactiques du réalisateur en ce qui concerne la présentation du thème (« message ») ; au toisième niveau, les spectateurs soupçonnent le réalisateur de vouloir les tromper, même s'ils voient clair eux-même dans son jeu. Certains de ces énoncés sont aussi passionnés que la plupart des énoncés référentiels. En d'autres termes, les énoncés critiques ne sont pas nécessairement le fait de spectateurs distants.

Notre système de codage des « messages » ne nous permet pas de discerner facilement entre « le programme nous apprend » et « les réalisateurs essayent de nous dire », même si nous avons effectivement codé l'intention manipulatrice de manière distincte11. Les références aux messages et aux thèmes apparaissent au fil des discussions, bien qu'elles se regroupent dans les réponses à notre question explicite : « Qu'est-ce que le programme (le réalisateur) essaie de dire ? ». Néanmoins, il est intéressant de remarquer que les Russes et les kibboutzniks (dans une moindre mesure) sont les plus enclins à l'identification des messages répondant à notre question bien avant qu'elle n'ait été posée. Comme le montre le tableau 2, ce sont les Arabes et les Marocains, et non pas les Américains, qui viennent après les Russes et les kibboutzniks en ce qui concerne la fréquence des énoncés soulignant des thèmes et des messages, bien qu'ils s'expriment le plus souvent en réponse à une question explicite. La nature de ces réponses (les Arabes donnent plus d'importance au thème « les Américains sont immoraux » qu'au thème « les riches sont malheureux ») permet de conclure avec une certaine assurance que les spectateurs arabes réagissent davantage en termes d'identification de thèmes qu'en termes d'attribution de messages.

Quant aux Américains, ils ont tendance à résister à l'identification des messages. Non seulement ils soulignent moins de messages que n'importe quel autre groupe, mais ils prétendent également que Dallas ne peut contenir aucun message pour eux, puisqu'il s'agit là uniquement de spectacle, de divertissement. Comme ils l'ont fait dans le domaine référentiel par leurs énoncés badins, les Américains refusent d'admettre qu'il y ait dans Dallas la moindre prétention au sérieux. Quand les Américains reconnaissent qu'il y a thème ou message, ils ont tendance à dire que ce message ne sera perçu comme tel que par des spectateurs étrangers,

132

Page 9: SIX INTERPRÉTATIONS DE LA SÉRIE « DALLASdocuments.irevues.inist.fr/bitstream/handle/2042/15376/...Six interprétations de la série « Dallas » hebdomadaires ; dix à douze groupes,

Six interprétations de la série « Dallas »

lesquels ignorent que le programme relève d'un divertissement, sans rapport avec une quelconque réalité.

Si toutefois les Américains perçoivent des messages — et ceci est relativement rare, ils attribuent une intention didactique et mélioriste aux réalisateurs ; les réalisateurs penseraient ainsi qu'il est important que l'image du père dans la société soit une image forte, ou bien que les bébés sont une bonne chose, après tout12. Dans ce domaine, au moins, les Américains sont certainement moins critiques que les autres, et donc peut-être plus influençables.

Archétypes

On pourrait qualifier d'archétypal un niveau plus élevé de critique thématique dans lequel une généralisation portant sur le récit se fonde sur la perception d'un thème sous-jacent unissant une classe des textes ou de performances. Cette forme de critique intertextuelle, liée à la perception de dynamiques semblables dans des textes différents, n'apparait que rarement dans nos données13.

Ainsi, nous avons entendu comparer JR à des Sheiks arabes du Golfe persique, ou au Général Sharon. (Cette dernière comparaison émanait à la fois des Arabes et des kibboutzniks). En fait, les spectateurs se réfèrent bien plus souvent à des rivalités fraternelles classiques dans un contexte dynastique, bien que la plupart de ces références ne fassent pas explicitement mention des différents couples de frères bibliques14. Un spectateur japonais fait observer que l'image du père fondateur accordant sa bénédiction au fils qui lui donnera un héritier, figure également dans les sagas dynastiques japonaises.

Dans sa forme extrême, la critique par archétypes aboutit à faire de l'écrivain ou du réalisateur le simple instrument d'une perpétuation de certains récits mythiques. Mais l'approche structurale — ou morphologique — de la narration se situe à la frontière du sémantique et du syntaxique. Dans la mesure où elle parle de thèmes, elle relève du sémantique. Dans la mesure où elle étudie des séquences répétitives d'actions relevant d'un genre identifiable, elle renvoie au domaine syntaxique, vers lequel nous nous tournons maintenant.

Critique syntaxique

Les énoncés « critiques » renvoyant au registre syntaxique portent sur la compréhension des éléments qui composent un genre et sur celle de la nature des liens entre ces éléments. Les deux-tiers des énoncés critiques de chacun des quatre groupes israéliens relèvent de ce domaine — qu'ils portent sur Dallas en tant que mélo, sur une comparaison entre Dallas et d'autres genres, ou sur les règles narratives qui dictent le comportement des personnages et la séquence

133

Page 10: SIX INTERPRÉTATIONS DE LA SÉRIE « DALLASdocuments.irevues.inist.fr/bitstream/handle/2042/15376/...Six interprétations de la série « Dallas » hebdomadaires ; dix à douze groupes,

Tamar Liebes, Elihu Katz

des événements dans l'ensemble des épisodes de Dallas. Une proportion encore plus élevée d'énoncés critiques faits par les Américains relève de ce type, mais plutôt que d'être impressionné par la virtuosité des spectateurs américains, on devrait l'être par celle des autres spectateurs bien moins familiers des règles du « television drama ».

Genre

Les Israéliens n'ont jamais vu de véritable « soap opera » ; Dallas est ce qu'ils ont vu de plus approchant. Néanmoins, il arrive souvent que les spectateurs israéliens donnent spontanément des définitions tout à fait précises des règles du genre, même s'ils sont parfois incapables de le nommer. Prenons les exemples suivants donnés par deux membres des groupes « kibboutz » : « Chaque semaine, le programme est centré sur l'histoire d'une des stars. De temps en temps, on l'abandonne quelques minutes pour une autre star, pour montrer que l'histoire progresse un petit peu..., et on la quitte sur une petite idée de ce qui va arriver » ; ou encore : « Dans ce feuilleton, on ne parvient jamais au but ;je vais vous dire pourquoi. C'est ce qu'on appelle un « soap opera » aux Etats-Unis. Connaissez-vous ce terme ? C'est un feuilleton qui dure des années. Pour accrocher le public, on l'arrête au milieu. Les gens espèrent qu'on racontera la fin la semaine d'après, mais ça n'arrive jamais. On s'arrange toujours pour introduire une nouvelle scène qui ne se terminera pas non plus. Voilà comment ils tiennent leur public des années, sans arrêt. S'ils arrivent à une conclusion et si tout le monde a ce qu'il veut, la semaine d'après, personne ne regardera ».

Au Japon, en revanche, les spectateurs disent qu'ils ne sont fidèles à un feuilleton que si tous les personnages sont raisonnablement satisfaits, à la fin de l'épisode. En comparant la formule des mélos américains à celle des productions locales, les spectateurs déclarent qu'en contraste avec Dallas — où un épisode de cinquante minutes se déroule à toute allure pour se terminer au paroxysme du conflit, le « home drama » japonais dure deux heures, propose un rythme beaucoup plus lent, et se termine sur une note d'harmonie. D'après les participants, les Japonais ne peuvent supporter qu'un conflit familial se traîne d'une semaine à l'autre, car cela nuirait à P« esprit de détente » domestique. Cette incompatibilité entre la formule du feuilleton et les attentes des spectateurs pourrait expliquer l'insuccès des séries familiales américaines au Japon.

Evoquons, par contraste, l'analyse que fait Thorburn du mélodrame télévisé. La fin de l'histoire n'étant jamais en vue, la tension dramatique reste constante pendant que se succèdent des rafales de courtes séquences conversationnelles empreintes d'une lourde charge émotive (Thorburn, 1982). La cascade régulière des crises donne au feuilleton son caractère mélodrama­tique. Les membres d'un groupe « kibboutz » et d'un groupe russe parviennent à peu près aux mêmes conclusions : « Je ne me rappelle pas une seule scène qui ne soit pas une conversation entre un homme et une femme, pas nécessairement mariés. Uparle à celle-là, puis on change de scène et elle parle à cet autre là-bas. Il y a beaucoup de tension dans ces conversations, en réalité, il y en a

134

Page 11: SIX INTERPRÉTATIONS DE LA SÉRIE « DALLASdocuments.irevues.inist.fr/bitstream/handle/2042/15376/...Six interprétations de la série « Dallas » hebdomadaires ; dix à douze groupes,

Six interprétations de la série « Dallas »

dans chaque scène. Il n'y a pas de sexe au programme mais les relations entre les sexes ont beaucoup d'importance » (Groupe kibboutz) ; « Normalement, cette série d'événements remplirait la vie d'une centaine de familles ; tout ce qui pourrait arriver leur tombe dessus brusquement... Nous pardonnons à Katzman (le réalisateur du feuilleton). C'est vrai qu'il doit tenir son public, tirer le temps en longueur» (Groupe russe). Nos intervenants s'intéressent aussi à la répétitivité de l'histoire. C'est l'un de nos groupes marocains qui lance l'idée que l'histoire est toujours la même.

Ainsi, répond-on à l'enquêteur qui demande au groupe de la raconter : « C'est la même chose que la semaine dernière, croyez-moi, ce sont les mêmes têtes ». De leur côté, les Américains insistent aussi sur les « formules » mises en œuvre : « JR a, chaque semaine, un sale tour à jouer à une victime désignée à l'avance » ; « Eh bien, c'est très bien écrit même s'ils vous font toujours lanterner, vous savez, à la fin du programme, et vous, vous devez rester branché comme on dit et voir ce qui est arrivé à Pierre et à Paul qui sont dans l'épisode » ; «Il y a deux ans, ils ont terminé la saison au moment où JR s'est fait tirer dessus, et on a dû attendre quelques mois pour découvrir qui avait tiré. Cette année il y a eu le grand incendie et maintenant il faudra qu'on attende encore des mois pour découvrir ce qui s'est passé ».

Les intervenants rangent certes Dallas dans le genre « soap » mais certains soulignent parfois en quoi Dallas échappe aux règles du genre. Les Américains sont spécialisés dans ces nuances, insistant sur le fait que Dallas passe à l'heure d'écoute maximum, et notant que le personnage principal, dans son surréalisme diabolique, est d'une certaine manière diffèrent des personnages de mélos habituels. « Sans JR », dit quelqu'un, « Dallas serait un mélo de deuxième ordre ». Dallas est ainsi comparé aux feuilletons qui ont suivi, comme Dynasty, en termes de personnages, de décor géographique, d'inventions dramatiques et de rythme »15 .

Dallas est parfois perçu comme appartenant à des genres moins évidents. Dans un certain nombre de commentaires, on compare Dallas à la saga du Parrain, en soulignant des similitudes liées aux aventures d'une mafia familiale, une analyse qui rejoint tout à fait la savante étude de Mary Mander (1980) sur ce programme. Il s'avère que les spectateurs japonais connaissent mieux la culture américaine que les spectateurs israéliens, et plusieurs d'entre eux sont d'accord avec Michael Arien pour rattacher les Ewing à la légendaire dynastie pétrolière du Giant d'Edna Ferber (Arlen, 1980). Rendue célèbre dans sa version filmée à Hollywood, cette saga dépeint « sur fond de manoir texan » les intrigues et les rivalités qui déchirent les frères d'une famille opulente. Un intervenant japonais évoque Autant en emporte le vent, décrivant l'attachement de l'aristocratie terrienne pour Tara et la terre.

Dans bon nombre de commentaires, les intervenants ramènent Dallas à des genres pratiqués dans leur propre culture, en insistant sur les différences. Les Russes, en particulier, invoquent les sagas familiales de Pouchkine et de Tolstoï (en défaveur de Dallas). Par contre, les Japonais décèlent des analogies entre le feuilleton et les drames familiaux de Tchékhov, définissant Dallas comme « l'histoire de la déchéance d'une famille », construite sur le modèle de La Cerisaie. Les Américains mentionnent de leur côté la Forsyte Saga et The Brothers, en

135

Page 12: SIX INTERPRÉTATIONS DE LA SÉRIE « DALLASdocuments.irevues.inist.fr/bitstream/handle/2042/15376/...Six interprétations de la série « Dallas » hebdomadaires ; dix à douze groupes,

Tamar Liebes, Elihu Katz

soulignant que ces histoires de famille, contrairement à celle des Ewing, sont liées à la politique et à l'histoire. Les personnages de Dallas sont suspendus dans l'espace et dans le temps. Ils ne vieillissent pas. En comparant Dallas aux Forsyte, un intervenant américain remarque : « Si vous regardiez les Forsyte pendant six à huit semaines, en commençant quand ils avaient vingt ans pour terminer quand ils en avaient soixante, vous verriez que leur vie entière se passe au milieu des événements qui secouaient le pays à l'époque — les grèves de 1926 et ainsi de suite. Ici, rien. Je veux dire qu'on pourrait faire exploser la bombe atomique quelque part et personne dans Dallas ne s'en soucierait».

Dans cette perspective, la syntaxe du programme est vue comme un éternel jeu de chaises musicales entre le brave type et le sale type plutôt que comme un récit à rebondissements. En fait, un Américain va jusqu'à dire que Dallas est un divertissement qui peut se comparer au catch : « Il me semble parfois que j'assiste à un match de catch ou quelque chose du même genre. Les mauvais n'arrêtent pas d'écraser les bons, et ils utilisent tous les sales tours possibles, et puis, de temps en temps, un des bons fait un mauvais coup à un mauvais. Alors, il le piétine un moment et toute la foule crie « ouais vas-y ! » et puis, la semaine suivante, c'est les mauvais qui reprennent le dessus et qui écrasent les bons ».

Fonction dramatique

L'analyse des fonctions dramatiques des personnages engage le même type de capacités critiques. Nous avons déjà évoqué la nature des réponses à notre question sur l'importance des bébés et montré que pour les trois groupes occidentaux, et pour les Américains en particulier, les bébés avaient pour rôle explicite de faire avancer l'histoire en suscitant des conflits. Les Américains remarquent, en outre, que la présence des bébés sur l'écran n'est pas indispensable. Il suffit qu'ils soient présents à l'esprit.

Observons par ailleurs que certains spectateurs japonais (dont on sait qu'ils n'ont pas vu l'ensemble du feuilleton) reconstruisent le premier épisode en partant de la fonction dramatique qu'ils attribuent aux deux protagonistes qu'ils perçoivent comme les deux grands héros potentiels de l'ensemble du feuilleton16. Ces protagonistes leur offrent deux « clefs » pour comprendre la suite du récit, clefs qu'ils décrivent comme une force « interne », et une force « externe ». La force interne est représentée par le traître JR qui va faire avancer l'histoire de la famille, de l'intérieur. La force externe est représentée par Pamela, la nouvelle épouse étrangère au sérail, dont l'amour pour Bobby brisera le cercle vicieux des querelles intestines, en prélude à une victoire du spirituel sur le matériel. Un spectateur japonais met néanmoins en doute les vertus d'une telle harmonie. L'intérêt du récit dépend en effet d'un équilibre précaire entre les principaux personnages : « Si Pamela neutralisait JR, le programme perdrait, avec les ruses de JR, tout son intérêt ».

136

Page 13: SIX INTERPRÉTATIONS DE LA SÉRIE « DALLASdocuments.irevues.inist.fr/bitstream/handle/2042/15376/...Six interprétations de la série « Dallas » hebdomadaires ; dix à douze groupes,

Six interprétations de la série «Dallas»

On peut citer d'autres exemples de l'expertise des spectateurs à reconnaître la complexité des constructions, et des formes de ponctuation narratives. Ils peuvent ainsi faire explicitement référence aux stratégies de personnification (du bien et du mal) ou aux fonctions de relâchement des tensions remplies par des intermèdes mineurs : « Ils se servent un peu de Ray comme d'un bouche-trou. Chaque fois qu'ils montrent Ray, c'est comme pour s'écarter du sujet... C'est le moment d'aller chercher une tasse de café » (Groupe américain).

Aspect commercial

Les Américains, de nouveau, sont ceux qui font le plus de remarques sur le rapport entre le récit télévisé et l'industrie du spectacle. Leurs énoncés critiques montrent qu'ils savent fort bien que les allées et venues des personnages ne sont pas seulement tributaires des nécessités du récit. Ils y tiennent compte également des contrats conclus avec les producteurs et du pourcentage d'accidents sur l'autoroute de Santa Monica.

Deux des groupes américains estiment qu'il y a peut-être un rapport entre la tentative de suicide de Pamela et la durée de son contrat. On ne manque pas d'épingler les similitudes entre Dallas et Dynasty, et on les attribue à un « collège invisible » de scénaristes et de réalisateurs. Dans la logique d'une telle grille de lecture (économique, anecdotique) les Américains auxquels nous demandons comment finira le feuilleton, proposent « une catastrophe », s'en remettant ainsi aux bons soins d'un deus ex machina.

Cette réaction contraste avec celle des autres groupes qui répondent — quand on leur pose la même question sur la manière de mettre un terme au feuilleton — soit que l'histoire finira bien pour tout le monde, soit que les bons et les méchants auront finalement ce qu'ils méritent. En envisageant une fin catastrophique, les Américains semblent indiquer qu'il est impossible d'arrêter cette histoire par des moyens conventionnels ou inhérents au récit, et que seule une intervention extérieure permettra d'y mettre fin. Les Américains remarquent aussi que la tension dramatique qui atteint un sommet en fin de saison est suffisamment forte pour tenir le spectateur en haleine pendant les mois d'été, et que les meilleurs programmes sont diffusés au moment où s'établissent les indices d'écoute spéciaux semi-annuels («sweeps»)11.

Les Russes sont beaucoup moins informés sur ce qui se passe en coulisse. Ils savent néanmoins que « quelque chose » s'y passe. Les contrats qui les intéressent, toutefois, ne sont pas les contrats signés par les acteurs mais ceux qui permettent aux Stations et aux annonceurs d'acheter et de vendre des publics. En outre, ils soupçonnent un contrôle idéologique sur le feuilleton. Curieusement, les Russes sont les seuls qui prennent les génériques au sérieux. Ils connaissent les noms des producteurs, spéculent sur les motivations de ces derniers, les croient parfois manipulés, parlent enfin de propagande18.

Il est indubitable que les Américains dépassent de loin tous les autres spectateurs quand il

137

Page 14: SIX INTERPRÉTATIONS DE LA SÉRIE « DALLASdocuments.irevues.inist.fr/bitstream/handle/2042/15376/...Six interprétations de la série « Dallas » hebdomadaires ; dix à douze groupes,

Tamar Liebes, Elihu Katz

s'agit de produire des énoncés « métalinguistiques » de tous ordres, ils sont les seuls à faire preuve d'une connaissance de, ou d'un intérêt pour, l'attrait commercial de la série. De tous les groupes, ce sont eux qui sont le plus sensibles aux nuances de genre, eux qui disent le mieux pourquoi Dallas est un mélo, ou n'en est pas un, ou encore, ce qu'il faut penser de Dallas et des autres feuilletons qui l'ont imité. Les Russes sont également très sensibilisés aux dimensions syntaxiques, mais ils mettent davantage l'accent sur l'aspect « formule-toute-faite » du récit et sur sa nullité littéraire. Les kibboutzniks ont tendance à accorder leur attention à la structure segmentée du programme, qu'ils voient comme un entrelacs de conversations à deux ou trois participants, et ils sont également frappés par sa capacité d'extension à l'infini.

Critique pragmatique

Procéder à une « critique pragmatique », c'est percevoir la nature et les causes de sa propre implication vis-à-vis des dimensions sémantique et syntaxique du récit. Certains groupes rapportent leur implication à la nature des personnages et des thèmes ; d'autres mettent en cause la structure du programme.

Le naturel des personnages est souligné par un certain nombre d'intervenants, surtout américains. Ils ont le sentiment que les personnages jouent leur propre rôle (qu'il est difficile de séparer le personnage de l'acteur. Par exemple : « Ce type-là, il est tellement salaud que ça me rend furieuse. Tu sais ce que j'ai toujours pensé de ces femmes qui voyaient des acteurs et des actrices dans les aéroports et qui les appelaient par leur nom de théâtre ou par le nom du dernier rôle qu'ils avaient joué... mais franchement, je sens que si je voyais ce type dans un aéroport, je serais tentée de lui dire ce queje pense même si je sais bien en réalité que c'est un rôle qu'il joue » (Groupe américain).

Les spectateurs comprennent aussi que leur implication peut résulter des similitudes entre des problèmes familiaux évoqués et leurs propres problèmes familiaux. Par exemple : «Je dirais que d'une certaine manière Dallas nous plait parce que les problèmes des Ewing évoquent certains secrets qui existent dans toutes les familles. J'avais l'habitude de dire que ma famille était un zoo, mais j'ai découvert que chaque famille a des animaux différents ; que chacun a un zoo chez soi » ; « -Si tu veux prendre ta famille et créer un feuilleton pour nous chaque semaine... Je ne voudrais pas te blesser... » ; « — Non, tu ne me blesses pas. Je suis d'accord avec toi, c'est mon propre zoo familial, mais je pense qu'il y a dans chaque famille des zoos de ce genre » (Groupe Kibboutz).

Mais on pense que le genre, en tant que tel, provoque l'implication du spectateur. Nombre d'intervenants font observer que ce genre suscite par nature le besoin irrésistible de découvrir ce qui se passera la semaine suivante, ou mieux, de passer la semaine à inventer des solutions possibles aux problèmes de la semaine écoulée. Cette fonction participative est bien connue

138

Page 15: SIX INTERPRÉTATIONS DE LA SÉRIE « DALLASdocuments.irevues.inist.fr/bitstream/handle/2042/15376/...Six interprétations de la série « Dallas » hebdomadaires ; dix à douze groupes,

Six interprétations de la série «Dallas»

depuis les toutes premières études sur les mélodrames radiophoniques. Elle l'est, en fait depuis les recherches littéraires consacrées aux romans publiés en feuilleton dans des magazines populaires, comme les romans de Dickens19 .

Globalement, l'intérêt des commentaires « pragmatiques » est de créer un lien réflexif entre le texte et la définition que font les lecteurs de leurs propres expériences ou de leurs rôles. Ainsi, le spectateur ludique n'est-il pas seulement un récepteur. Il joue aussi le rôle d'un scénariste, devient le spectateur d'un match, parie sur ses résultats. Dallas est ainsi qualifié de jeu de « hasard » ou de match de catch.

Des spectateurs plus traditionnels refusent de s'adonner à ces jeux et insistent sur le fait que lorsqu'ils regardent l'émission, leurs convictions morales prédéterminent leurs réactions. Les groupes arabes, par exemple, parlent régulièrement du programme en termes de « nous » et d'« eux ». Une telle polarité implique une prise de conscience reflexive vis-à-vis du « rôle du lecteur » que l'on adopte. C'est ce que l'on retrouve dans cette réponse d'un spectateur marocain : « Tu vois, je suis un Juif qui porte la calotte et à cause de ce film j'ai appris à dire, citant les psaumes : « heureux est notre sort » à nous Juifs. Tout ce qui concerne JR et son bébé, qui a peut-être quatre ou cinq pères, je n'y comprends qu'une chose : tous sont méprisables ».

Les Japonais disent aussi que leur manque d'intérêt pour le programme s'explique par la différence entre cultures et par leur attitude vis-à-vis de la société américaine20 ; Cette incompatibilité les a dissuadés de suivre Dallas. Pour reprendre les mots de l'un de ces non-spectateurs, les Japonais auraient pu être touchés par le feuilleton — il y a quelques années, quand ils admiraient encore la vie et la société américaine. Maintenant qu'ils sont plus critiques à l'égard des Américains, ils voient l'envers du décor, la violence à l'intérieur de la famille, et leur intérêt s'est émoussé.

Dans un registre très différent, les spectateurs russes et américains marquent leur réflexivité de spectateurs en excluant explicitement qu'ils puissent eux-mêmes être les victimes des effets qu'ils voient à l'œuvre chez autrui. En signalant la manipulation idéologique qu'ils perçoivent dans le récit, les Russes indiquent que les autres, et non eux-mêmes, seront affectés. De la même façon, les Américains, en insistant sur le fait que le programme n'a ni message ni morale à leur inculquer, font néanmoins observer que le reste du monde ne manquera pas de se livrer à des lectures fantaisistes de Dallas, et de croire à une Amérique peuplée de névrosés parcourant des rues pavées d'or.

Répétons, pour conclure, que ces types d'énoncés « critiques » sur Dallas sont nés de conversations entre des groupes-témoins au cours desquelles les participants n'étaient pas obligés d'utiliser un tel registre « critique »21. En effet, les deux groupes les plus traditionnels concernés par notre étude n'ont émis spontanément qu'un petit nombre d'énoncés « méta-linguistiques » de l'espèce de ceux que nous avons analysés dans cet article, et, à l'exception des

139

Page 16: SIX INTERPRÉTATIONS DE LA SÉRIE « DALLASdocuments.irevues.inist.fr/bitstream/handle/2042/15376/...Six interprétations de la série « Dallas » hebdomadaires ; dix à douze groupes,

Tamar Liebes, Elihu Katz

Japonais, les six groupes ont tous tenu un discours plus « référentiel » que « critique ». Il est important de remarquer que les groupes les plus enclins à adopter un registre critique se livrent néanmoins à une approche avant tout « réaliste » des textes de fiction.

L'adoption d'un registre critique n'implique pas nécessairement une distanciation, elle s'accompagne en effet de réactions souvent intenses et, parfois, indignées. De plus, les commentaires en apparence les plus détachés — les énoncés « syntaxiques » — ne sont pas synonymes de résistance aux messages. En ce sens, les Arabes ou les Russes ne sont pas plus vulnérables que les Américains. Quand les spectateurs arabes proposent des énoncés « cri­tiques », ils expriment leur perception de la politique du programme et ils identifient les thèmes ou messages auxquels ils sont opposés. Le registre référentiel permet aux spectateurs arabes et marocains de se livrer à une « opposition normative ».

Certains groupes russes vont plus loin en faisant appel au thème d'une conspiration : volontairement, peut-être, les réalisateurs déforment la réalité dans le but de nous influencer. Mais les spectateurs russes rejettent également le programme pour des raisons esthétiques en le comparant avec les genres littéraires qui leur sont familiers. Cette « opposition esthétique » vient compléter ce que nous désignons comme « opposition normative ».

Notons une fois de plus, que l'opposition au texte prend diverses formes. Ainsi, l'opposition morale peut être « referentielle » — quand elle accepte le message en tant que réalité, le prend au sérieux et lui répond. Elle peut aussi être « critique » quand elle dénonce une volonté de manipulation dans la construction du message. D'une certaine façon, tous les énoncés « critiques » (y compris ceux qui marquent une « opposition esthétique ») sont oppositionnels en ce sens qu'ils rejettent une lecture referentielle22. Ceci pourrait clarifier certaines des ambiguïtés portant sur la notion de «lecture oppositionnelle»23.

On peut présenter les différents types d'opposition de manière schématique, en mettant en corrélation les dimensions « intensité/distance » avec les dimensions « référentiel/critique ». Ainsi, le tableau 3 montre-t-il que la combinaison « référentiel/intense » peut produire une « opposition morale » vis-à-vis du contenu des programmes tandis que la combinaison « critique/intense » peut, par une prise de conscience de la construction manipulatrice du message, produire ce que nous avons appelé une « opposition idéologique ». A l'intérieur du mode « distant », la combinaison « référentiel/distant » peut produire une « opposition esthé­tique ».

Chacune de ces formes d'opposition constitue donc une forme différente de « défense » contre le message du programme, mais engage aussi une forme différente de vulnérabilité.

Tableau 3 Trois formes d'opposition

- Intensité

- Distance

Énoncés « référentiels »

opposition morale

opposition ludique

Énoncés « critiques »

opposition idéologique

opposition esthétique

140

Page 17: SIX INTERPRÉTATIONS DE LA SÉRIE « DALLASdocuments.irevues.inist.fr/bitstream/handle/2042/15376/...Six interprétations de la série « Dallas » hebdomadaires ; dix à douze groupes,

Six interprétations de la série «Dallas»

Nous avons en effet maintes fois souligné que chaque type d'« opposition » au texte se traduit non seulemnt par une sorte de blindage vis-à-vis de l'influence du texte, mais aussi par un certain type de perméabilité vis-à-vis de cette influence. Si l'on y regarde bien, il y a toujours un défaut dans la cuirasse, un talon d'Achille. Ainsi l'opposition « morale » à un programme présuppose-t-elle que ce programme soit pris au sérieux. De même une opposition, cette fois-ci idéologique, risque-t-elle de renforcer un message dont elle consiste souvent à prendre automatiquement le contrepied. Quand à l'opposition fondée sur des critères esthétiques, elle risque tout simplement de laisser passer le message (et l'idéologie qu'il véhicule). Enfin, l'opposition « ludique », en récusant gaiement la présence de tout message, peut-elle aboutir à couper tous les ponts avec la réalité.

Tamar LIEBES et Elihu KATZ

N O T E S

* Nous tenons à remercier les Annenberg Schools, et la Hoso Bunka Fondation pour leur appui à ce projet, ainsi que le professeur Sumiko Iwao qui a rassemblé et a analysé les données japonaises reprises en partie dans cet article.

1. Voir à ce propos l'article d'Elihu Katz : « Communications Research Since Lazarsfeld ». Public Opinion Quarterly, 51, n° 4 ; deuxième partie (hiver 1987) 25-45.

2. Cf. les ouvrages de : R. Parkin (1971), Class Inequality and Political ; Stuart Hall (1980), «Encoding and Decoding in the Television Discourse », in Stuart Hall, Dorothy Hobson, Andrew Lowe, and Paul Willis (eds), Culture, Media, Language ; David Morley (1980), The « Nationwide » Audience : Structure and Decoding. (Voir également biblio.)

3. Cet échantillon n'est en aucune manière représentatif. D'abord, il est trop réduit, et de plus il n'est pas prélevé au hasard au sens formel du terme. Pourtant, de façon informelle, on peut avancer beaucoup d'arguments pour prouver que ceux qui le composent sont de véritables représentants de leurs subcultures respectives.

4. Nous avons codé chacune des réponses à la question : « Pourquoi faire tant d'histoires à propos des bébés ? » en termes de types de bébés (« pour l'histoire », « réels », « dramatiques »), et en termes de types de fonction (« héritiers », « pour donner du plaisir », « pour créer des tensions »), en paraphrasant des énoncés ou des parties d'énoncés sous forme de phrases-types codables. Ainsi, l'énoncé : « Dans une famille comme celle-là, il y a beaucoup de problèmes à cause des bébés : leur véritable identité, les maladies, les kidnappings. Ça donne à l'auteur du feuilleton un grand nombre de possibilités pour construire l'intrigue ». Cette phrase est codée comme ceci : Les « bébés dramatiques » fonctionnent pour les réalisateurs comme des pourvoyeurs de conflits. Le groupe moyen a fourni une dizaine de réponses codales. On ne pouvait pas demander aux groupes japonais de répondre aux questions concernant les bébés puisqu'ils n'avaient vu que le premier épisode, où ce problème ne se pose pas encore.

5. Comme dans l'exemple suivant : « Les gosses ne jouent pas un rôle important. Le seul moment où on les voit jamais, c'est quand la servante emmène le bébé » ; « Les bébés ont une grande importance uniquement à cause de tout ce qui tourne autour d'eux» (Groupe américain).

141

Page 18: SIX INTERPRÉTATIONS DE LA SÉRIE « DALLASdocuments.irevues.inist.fr/bitstream/handle/2042/15376/...Six interprétations de la série « Dallas » hebdomadaires ; dix à douze groupes,

Tamar Liebes, Elihu Katz

6. Des observations empiriques nous ont amené à cette conclusion, qui renforce l'idée selon laquelle on peut définir la complexité comme l'observation de la part la plus naïve de son moi. Umberto Eco, dans L'innovation et la répétition, fait selon nous une distinction trop nette entre le naïf et le complexe.

7. Nous omettons ici de faire état du domaine pragmatique, parce que notre codage se fondait à l'origine uniquement sur le domaine sémantique et syntaxique.

8. Comme nous le remarquerons encore, les énoncés sémantiques sont « plus chauds », et ils contiennent parfois des évaluations négatives de l'idéologie du thème ou du message parallèles aux énoncés d'opposition normative aux Ewing dans le domaine référentiel. Les énoncés du premier type sont qualifiés de critiques parce qu'on y reconnaît explicitement que le programme contient un thème ou un message.

9. Pour une analyse de ces dimensions du point de vue du spectateur, voir le texte de Sonia Livingstone, « Viewer's Interpretations of Soap Opera : The Role of Gender, Power and Morality ». Communication présentée à la International Television Studies Conference, Londres, 1986.

10. Cf. le texte de Sammy Samooha, « Between Two Cultures : How Jaws and Arabs in Israel Perceive Their Own Culture and Each Other's Culture ». Communication présentée en 1984, à la conférence intitulée Attitudes to Western Culture, au Van Leer Institute de Jérusalem.

11. Nous avons codé tous les énoncés commençant par « le programme/l'histoire nous enseigne » ou bien par « ils (les écrivains/réalisateurs) essayent de nous montrer/nous dire » comme messages et nous avons indiqué si ce message était manipulateur ou non.

12. Par ex. : « Ils (les réalisateurs) essayent de nous montrer une famille : il faut aux familles une image forte du père. Dans certains programmes qu'ils montrent aujourd'hui, il y en a tellement où il n'y a plus de pères. Ça ne va pas dans les spectacles familiaux, nous avons besoin d'une image forte du père unissant tout le monde » ; ou encore : « Ils essayent peut-être de trouver un lien avec les jeunes d'aujourd'hui, qui sont nombreux à ne pas vouloir d'enfants parce que ça gène leurs vies d'égoïstes, ils essayent de faire passer le message que c'est bien de vouloir des enfants, de dire qu'on peut s'occuper de soi et être égoïste mais qu'en même temps on peut avoir un enfant » (Groupes américains).

13. Pour une analyse de la visite télévisée de Sadat à Jérusalem, cf. les articles de Elihu Katz, Daniel Dayan et Pierre Motyl (1980) : « Television Diplomacy : Sadat in Jerusalem », in G. Gerbner et M. Seifert (éds), World Communi­cations, (v. biblio.) ; et Tamar Liebes (1984) : « Shades of Meaning in President Sadat's Knesset Speech », Semiótica 48 (v. biblio.). Pour une analyse du détective américain comme héros solitaire de western, cf. BBC, Violence on Television : Programme Content and Viewer Perception. Londres, BBC Audience Research, 1972.

14. Les thèmes bibliques dans les histoires de Dallas sont discutés dans le texte de Tamar Liebes et Elihu Katz (1988) : « Dallas and Genesis : Primordiality and Seriality in Television Fiction », in James Carey (éd.), Communications and Culture (v. biblio.).

15. Par ex. : « Dynasty, que je regarde beaucoup maintenant, se déroule un peu plus lentement. Vous savez, celui-ci, si vous manquez vraiment un épisode, vous devez essayer de vous imaginer ce qui s'est passé entretemps — à moins que vous ne demandiez à quelqu'un d'autre, parce qu'il y a toujours quelque chose qui se passe, et dans Dynasty les choses vont beaucoup moins vite» (Groupe américain).

16. Comme Dallas n'est pas diffusé au Japon, nous avons présenté à nos intervenants japonais le premier épisode de la série au cours duquel Bobby amène Pamela à Southfork, après l'avoir épousée en secret. Il se trouve que la nouvelle épouse est la fille des Barnes, une famille ennemie des Ewing.

17. Elle précise : « On dirait qu 'ils ont des émissions qui sont des préliminaires à d'autres émissions. Je parie qu 'ils gardent les meilleures pour quand on fait les indices d'écoute ».

142

Page 19: SIX INTERPRÉTATIONS DE LA SÉRIE « DALLASdocuments.irevues.inist.fr/bitstream/handle/2042/15376/...Six interprétations de la série « Dallas » hebdomadaires ; dix à douze groupes,

Six interprétations de la série «Dallas»

18. Les Russes sont « lettrés ». Us lisent le titre de l'épisode, par exemple, et demandent s'il convient à l'histoire.

19. On se référera aux travaux de Herta Herzog (1944) : «What Do We Really Know About Daytime Serial Listeners ? », in Paul Lazarsfeld et Frank Stanton (eds.), Radio-Research 1942-43 (v. biblio.) ; et Wolfgang Iser (1978), The Act of Reading : A theory of Aesthetic Response (v. biblio.).

20. Dans les termes de Kyoto, « il se pourrait que ce soit la différence entre les peuples carnivores et les peuples herbivores. Lfs Européens et les Américains sont belliqueux ».

21. Excepté en ce qui concerne les « messages », que nous avons décidé d'inclure, tardivement, dans les catégories critiques. Mais, comme nous l'avons indiqué, notre système de codage permet de distinguer entre les messages donnés en réponse à une question explicite, et les messages mentionnés dans des énoncés spontanés avant que l'on pose cette question.

22. Nous laissons encore une fois remarquer que ce qui fait l'objet de nos discussions, ce sont les énoncés, non les gens. Presque tous ceux qui produisent des énoncés oppositionnels dans le cadre critique produisent aussi des énoncés référentiels.

23. Dans The « Nationwide » Audience, David Morley observe, comme nous le faisons ici, que le groupe-témoin réuni pour discuter d'un magazine d'actualités télévisées a accepté l'idéologie du programme tout en étant critique vis-à-vis de sa présentaion. D'autres étaient opposés à l'idéologie qu'il représentait sans critiquer la manière dont il était construit. Par conséquent, D. Morley a été surpris de constater que des lectures critiques ne constituent pas nécessairement une défense contre l'idéologie.

R É F É R E N C E S B I B L I O G R A P H I Q U E S

ARLEN, Michael J., « Smooth Pebbles at Southfork », Camera Age : Essays on Telvision. New-York, Farrar, Strauss & Giroux, 1980, pp. 38-50.

Eco, Umberto, «Innovation and Repetition». Daedalus 114, automne 1985, n° 40, pp. 161-64.

ELLIOTT, Philip, « Uses and Gratifications Research : A critique and a Sociological Alternative », in Blumler J. and Katz E. (eds), The Uses of Mass Communication. Beverly Hills, Californie, Sage, 1974, pp. 249-68.

FIEDLER, Leslie, What was Literature ? Mass Culture and Mass Society. New-York, Simon & Schuster, 1982.

FISH, Stanley, Is there a text in this Class ? The Authority of Interpretative Communities. Cambridge, Mass. Harvard University Press, 1980.

HALL, Stuart, « Encoding and Decoding in the Television Discourse », in Hall, Stuart, Hobson, Dorothy, Lowe, Andrew, and Willis, Paul (eds), Culture, Media, Language. London, Hutchinson, 1980, pp. 128-38.

HERZOG, Herta, « What Do We Really Know About Daytime Serial Listeners ? », in Lazarsfeld, Paul, and Stanton, Frank (eds), Radio Research 1942-43. New-York, Duell, Sloane & Pearce, 1944, pp. 3-33.

HIMMELWEIT, Hilde, SWIFT, Betty, and JAEGER, Marianne E., « The Audience as Critic », in Tannenbaum, P. H. (ed.), Entertainment Functions of Television. Hillsdale, NJ, Erlbaum, 1983, pp. 67-106.

143

Page 20: SIX INTERPRÉTATIONS DE LA SÉRIE « DALLASdocuments.irevues.inist.fr/bitstream/handle/2042/15376/...Six interprétations de la série « Dallas » hebdomadaires ; dix à douze groupes,

Tamar Liebes, Elihu Katz

ISER, Wolfgang, The Act of Reading : A theory of Aesthetic Response. London, Routledge and Kegan Paul, 1978.

JAKOBSON, Roman, « Linguistics and Poetics », in Degeorge and Degeorge (eds). The structuralists : From Marx to Levi-Strauss. New-York, Anchor Books, 1980, pp. 85-122.

KATZ, Elihu, DAYAN, Daniel, et MoTYL, Pierre, « Television Diplomacy : Sadat in Jerusalem », in Gerbner, G. & Seifert, M. (eds), World Communications. New-York, Longmans, 1980, pp. 127-36.

LIEBES, Tamar, « Shades of Meaning in President Sadat's Knesset Speech », Semiótica 48, 1984, n° 3/4, pp. 229-65.

LIEBES, Tamar et KATZ, Elihu, « Dallas and Genesis : Primordiality and Seriality in Television Fiction », in Carey, James (ed.), Communications and Culture. Newbury Park, Californie, Sage, 1988, pp. 113-25. — « Patterns of Involvment in Television Fiction : A comparative Analysis ». European Journal of Communication, 1, 1986, n°2, pp. 151-72.

MANDER, Mary, « Dallas : the Mythology of Crime and the Moral Occult ». Journal of Popular Culture, 171 (automne 1980), 44-8.

MORLEY, David, The « Nationwide » Audience : Structure and Decoding. London, British Film Institute, 1980.

NEUMAN, W. R., « Television and American Culture : the Mass Medium and Pluralist Audience ». Public Opinion Quaterly, 46, 1982, pp. 471-487.

PARKIN, R., Class, Inequality and Political Order. London, McGibbon & Kee, 1971.

RADWAY, Janice, Reading the Romance. Women, Patriarchy and Popular Literature. Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1984.

THOMAS, Sari, et CALLAHAN, Brian P., « Allocating Happiness : TV Families and Social Class ». Journal of Communica­tion 32, 1982, pp. 184-190.

THORBURN, David, « Television Melodrama » in Newcombe, Horace (ed.), Television — The Critical View. New-York and Oxford, Oxford University Press, 1982, 3rd edn., pp. 529-46.

144