Signes, Traces, Pistes

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SIGNES, TRACES, PISTES Racines d'un paradigme de l'indice Carlo Ginzburg Gallimard | Le Débat 1980/6 - n° 6 pages 3 à 44 ISSN 0246-2346 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-le-debat-1980-6-page-3.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Ginzburg Carlo, « Signes, traces, pistes » Racines d'un paradigme de l'indice, Le Débat, 1980/6 n° 6, p. 3-44. DOI : 10.3917/deba.006.0003 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Gallimard. © Gallimard. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Rennes 2 - Haute Bretagne - - 85.68.18.130 - 09/01/2013 14h18. © Gallimard Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Rennes 2 - Haute Bretagne - - 85.68.18.130 - 09/01/2013 14h18. © Gallimard

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  • SIGNES, TRACES, PISTESRacines d'un paradigme de l'indiceCarlo Ginzburg

    Gallimard | Le Dbat

    1980/6 - n 6pages 3 44

    ISSN 0246-2346

    Article disponible en ligne l'adresse:--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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    Ginzburg Carlo, Signes, traces, pistes Racines d'un paradigme de l'indice, Le Dbat, 1980/6 n 6, p. 3-44. DOI : 10.3917/deba.006.0003--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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  • Carlo Ginzburg

    SIGNES, TRACES, PISTESRacines dun paradigme de lindice

    Carlo Ginzburg enseigne lhistoire mdivale luniversit de Bologne. Il est principalementlauteur de deux ouvrages traduits en franais cette anne : Les Batailles nocturnes, sorcellerie etrituels agraires en Frioul, XVIe-XVIIe sicle (Verdier), et Le Fromage et les vers, lunivers dun meunier la fin du XVIe sicle (Flammarion).

    Ce travail, en cours depuis 1977, a connu plusieurs tats. La dernire version (parue dans le recueildessais de C. Ginzburg, Crisi della ragione, Turin, Einaudi, 1979) comprend un large appareil de rfrenceset ramifications bibliographiques quil ntait pas possible de traduire ici. Nous nous sommes donc limits lindispensable.

    Dieu est dans le dtail.G. Flaubert et A. Warburg.

    Un objet qui parle de la perte, de la destruction, de la disparition dobjets. Il ne parle pas de lui. Il parle dautres objets. Vous inclura-t-il galement ?J. Johns.

    Au fil de ces pages, jessaierai de montrer comment, vers la fin du XIXe sicle, le champ des scienceshumaines a vu lmergence silencieuse dun modle pistmologique (ou, si lon prfre, un para-digme1) auquel, jusqu prsent, on na pas accord une attention suffisante. Lanalyse de ce paradigmequi, de fait, est largement utilis, sans pour autant avoir t explicitement conceptualis, aidera peut-tre sortir des impasses de lopposition entre rationalisme et irrationalisme .

    Cet article a paru en novembre 1980 dans le n 6 du Dbat (pp. 3 44).

    1. Jemploie ce terme dans le sens propos par Th. S. Kuhn en 1969 (version franaise : La Structure des rvolutionsscientifiques, Paris, 1972), sans tenir compte des prcisions et distinctions que lauteur a introduites dans sa Postface .

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  • I1. Entre 1874 et 1876, la Zeitschrift fr bildende Kunst publia une srie darticles sur la peintureitalienne. Ces derniers portaient la signature dun certain Ivan Lermolieff, un rudit russe inconnu ; latraduction allemande avait t effectue par un autre inconnu : Johannes Schwarze. Ces articles propo-saient une nouvelle mthode pour lattribution des tableaux, et elle suscita des ractions divergentes etde vives discussions parmi les historiens de lart. peine quelques annes staient-elles coules quelauteur jetait le double masque derrire lequel il stait dissimul. Il sagissait en effet de lItalienGiovanni Morelli ( Schwarze tant lquivalent allemand de son nom, dont Lermolieff constituaitlanagramme presque parfait). Et, aujourdhui encore, les historiens de lart parlent couramment de la mthode morellienne .

    Voyons rapidement en quoi consistait cette mthode. Les muses, dclarait Morelli, sont remplis detableaux attribus tort certains peintres. Cependant, il est difficile de restituer chaque tableau sonvritable auteur ; le plus souvent, on se trouve en prsence duvres non signes, voire repeintes ou enmauvais tat de conservation. Dans une telle situation, il est indispensable dtre en mesure de faire ladistinction entre les originaux et les copies. Cependant, poursuivait Morelli, pour ce faire, il ne faut passe fonder, comme cest habituellement le cas, sur les caractres les plus manifestes et donc les plusfaciles imiter des tableaux : les yeux levs au ciel des personnages du Prugin, le sourire de ceux deLonard de Vinci, et ainsi de suite. Il faut au contraire se livrer lexamen des dtails les plus ngligeableso linfluence des caractristiques de lcole laquelle le peintre appartenait est moins marque ce quiest le cas du lobe des oreilles, des ongles, de la forme des doigts et des orteils. Cest ainsi que Morellitablit et catalogua scrupuleusement la forme des oreilles propre Botticelli, Cosme Tura, etc. traitsprsents dans les originaux mais absents des copies. laide de cette mthode, il proposa des dizainesdattributions nouvelles duvres exposes dans certains des principaux muses dEurope. Il sagissaitsouvent dattributions sensationnelles : ainsi, une Vnus couche conserve la galerie de Dresde, etconsidre jusqualors comme une copie effectue par le Sassoferrato partir dune peinture de Titien,fut identifie par Morelli comme une des rares uvres susceptibles dtre attribues avec certitude Giorgione.

    En dpit de ces rsultats, la mthode de Morelli fit lobjet de nombreuses critiques peut-tre aussien raison de lassurance quasi arrogante avec laquelle son auteur lavait prsente. Par la suite, on estimaquelle tait mcanique, quelle relevait dun positivisme grossier, et elle tomba dans le discrdit2.(Toutefois, il nest pas exclu que beaucoup des experts qui en parlaient avec suffisance aient continu lutiliser secrtement pour leur propres attributions.) Cest Wind que revient le mrite du renouveaudintrt pour les travaux de Morelli. Il y a vu un exemple typique de lattitude moderne adopte auniveau de la comparaison des uvres dart attitude qui tend vers lapprciation des dtails plutt quevers celle de luvre considre comme un tout. Daprs Wind, il y aurait chez Morelli une exacerbationdu culte de limmdiatet du gnie quil aurait contract dans sa jeunesse, au contact des cercles roman-tiques berlinois3. Cette interprtation est peu convaincante, tant donn que Morelli ne soulevait pas des

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    Carlo GinzburgSignes, traces, pistes

    2. Indications matrialistes qui rendent sa mthode prsomptueuse et esthtiquement inutilisable (Longhi, Saggie ricerche 1925-1928, Florence, 1967, p. 234).

    3. Wind, pp. 64-65. Croce parle, au contraire, du sensualisme des dtails immdiats et dploys (La critica et la storiadelle arti figurative. Questioni di metodo, Bari, 1946, p. 15).

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  • Sur Morelli, voir avant tout E. Wind, Art and Anarchy, Londres, 1963 (dition italienne, Arte eanarchia. Milan, 1972, pp. 52-75, 166-168 et la bibliographie cite). Ajouter, pour la biographie,M. Ginoulhiac, Giovanni Morelli. La Vita , Bergomum, XXXIV (1940), n 2, pp. 51-74.

    Rcemment, on sest pench de nouveau sur la mthode morellienne : R. Wollheim, GiovanniMorelli and the Origins of Scientific Connoisseurship , On Art and the Mind. Essays and Lectures,Londres, 1973, pp. 177-201 ; H. Zerner, Giovanni Morelli et la science de lart , Revue delart, n 40-41 (1978), pp. 209-215 ; et G. Previtali, propos de Morelli , Revue de lart, n 42(1978), pp. 27-33.

    Il nous manque malheureusement une tude gnrale sur Morelli, une analyse qui ne sebornerait pas aux crits dhistoire de lart, mais qui toucherait aussi la formation scientifique deses jeunes annes, ses rapports avec le milieu intellectuel allemand, lamiti qui le lia De Sanctis,la part quil prit la vie politique.

    Pour ce qui regarde Francesco De Sanctis, voir la lettre par laquelle Morelli proposa ce grandcritique littraire pour la chaire de littrature italienne du Polytechnikum de Zurich (Fr. De Sanctis,Lettere dallesilio (1853-1860), publies par B. Croce, Bari, 1938, pp. 34-38). Voir aussi lesindex de lEpistolario de De Sanctis, en cours de publication aux ditions Einaudi.

    Sur lengagement politique, on peut voir, pour le moment, les allusions rapides de G. Spini,Risorgimento e protestanti, Naples, 1956, pp. 114, 261, 335.

    Quant la rsonance des crits de Morelli en Europe, voici quelques lignes dune lettre Minghetti, date de Ble le 22 juin 1882 : Le vieux Jacob Burckhardt, que je suis all voir hiersoir, ma fait le plus joyeux accueil et a tenu passer toute la soire avec moi. Cest un hommetout fait original par la conduite comme par la pense, et il te plairait aussi, mais surtout ilplairait notre Donna Laura. Il ma parl du livre de Lermolieff comme sil le connaissait parcur, et il sen est servi pour me poser une foule de questions ce qui na pas peu flatt monamour-propre. Ce matin, je vais me retrouver en sa compagnie... (Biblioteca Comunale diBologna Archiginnasio , papiers Minghetti, XXIII, 54).

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  • I. Lermolieff (Morelli) :dtails duvres de la

    galerie Borghese.

    Morelli : dtails duvres de la

    galerie de Berlin.

    FRA FILIPO LIPPI. FILIPPINO. ANTONIO POLLAJUOLO.

    BERNARDINO DE CONTI. GIOVANNI BELLINI. COSIMO TURA.

    BRAMANTINO BOTTICELLI.

    FRA FILIPO. FILIPPINO. SIGNORELLI. BRAMANTINO BONOFAZIO. BOTTICELLI.

    Lorenzo Costas Shape of Hand.

    Cosimo Turas Shape ofHand.

    Lorenzo Costas Shape of Ear. Cosimo Turas Shape of Ear. GIOVANNI BELLINI.MANTEGNA.

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  • problmes dordre esthtique (ce quon lui reprocha par la suite) mais des problmes prliminaires,dordre philologique4. En ralit, les implications de la mthode propose par Morelli taient diffrenteset beaucoup plus riches. Nous allons voir que Wind ne fut qu deux doigts de le comprendre.

    2. Les livres de Morelli, crit Wind, prsentent un aspect assez insolite lorsquon les compare ceuxdes autres historiens de lart. Ils sont parsems dillustrations de doigts et doreilles qui constituent unrelev scrupuleux de ces dtails caractristiques qui trahissent la prsence dun artiste donn de lamme manire quun criminel se trahit par ses empreintes digitales... Ds que Morelli entreprendltude dune galerie dart, celle-ci revt laspect dun muse du crime5... Cette comparaison a tbrillamment dveloppe par Castelnuovo, qui a tabli un rapport entre la mthode des indices de Morelliet celle que, vers la mme poque, Arthur Conan Doyle attribuait Sherlock Holmes6. Lamateur dartest comparable au detective qui dcouvre lauteur du dlit (du tableau) en se fondant sur des indices quichappent la plupart des gens. Les exemples de la perspicacit dont Holmes fait preuve lorsquil sagitdinterprter des traces de pas dans la boue, des cendres de cigarette, etc., sont, comme on le sait,innombrables. Cependant, afin de nous convaincre de la justesse de la comparaison propose parCastelnuovo, nous allons prendre lexemple dune nouvelle intitule La Bote en carton (1892) danslaquelle Sherlock Holmes se livre une vritable morellisation . Lhistoire dbute prcismentlorsquune vieille dame reoit par la poste deux oreilles coupes. Et voici notre connaisseur luvre :Holmes, raconte Watson, sarrta ; je le vis non sans surprise considrer avec une intensit singulirele profil de Mlle Cushing. Un clair dtonnement et de satisfaction passa sur son visage ; mais lorsquelleleva les yeux pour dcouvrir la cause de son silence, il tait redevenu impassible7.

    Un peu plus tard, Holmes explique Watson (et au lecteur) le chemin suivi par ses foudroyantesactivits mentales :

    En qualit de mdecin, vous savez, Watson, quil ny a pas dorgane du corps humain qui prsenteplus de personnalit quune oreille. Toutes les oreilles diffrent les unes des autres ; il ny en a pas deuxsemblables. Dans le numro de lan dernier de lAnthropological Journal, vous trouverez deux brvesmonographies de ma plume sur ce sujet. Javais donc examin les oreilles dans la bote avec les yeuxdun expert, et javais soigneusement not leurs particularits anatomiques. Imaginez ma surprisequand, regardant Mlle Cushing, je maperus que son oreille correspondait exactement loreille fminineque je venais dexaminer. Il ne pouvait sagir dune simple concidence : la mme minceur de lhlix, lamme incurvation du lobe suprieur, la mme circonvolution du cartilage interne... Pour lessentiel,ctait la mme oreille.

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    4. Longhi le remarquait : Ainsi, le sentiment de la qualit reste peu dvelopp... ; simples actes de reconnaisseur ,etc. (ibid., p. 321).

    5. Wind, Arte e anarchia, p. 63.6. Voir E. Castelnuovo, Attribution , Encyclopaedia Universalis, vol. II, 1968, p. 782. Plus gnralement, A. Hauser,

    Le teorie dellarte. Tendense e metodi della critica moderna (1959), Turin, 1969, p. 97, compare la mthode dtective de Freud celle de Morelli.

    7. A. Conan Doyle, The Card-board Box (La Boite en carton, dans Sherlock Holmes, dition Bouquins , vol. II,p. 550).

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  • Bien entendu, je discernai immdiatement limportance norme de cette observation. Il mapparutvident que la victime tait une parente du mme sang, et probablement une trs proche parente8...

    3. Nous verrons bientt quelles sont les implications de ce parallle9. Toutefois, il nous faut dabordrevenir sur une autre intuition prcieuse de Wind :

    Certains des critiques de Morelli ont estim trange quil faille chercher la personnalit l oleffort personnel est le moins intense . Mais, sur ce point, la psychologie moderne se rangeraitcertainement lavis de Morelli : les petits gestes qui nous chappent par mgarde sont beaucoup plusrvlateurs de notre caractre que toute attitude formelle laquelle nous nous sommes soigneusementprpars10.

    Les petits gestes qui nous chappent par mgarde... : lexpression gnrale psychologiemoderne nous pouvons substituer sans hsiter le nom de Freud. Les pages de Wind sur Morelli ont eneffet attir lattention des historiens sur un passage, longtemps laiss dans lombre, du clbre essai deFreud intitul Le Mose de Michel-Ange (1914). Au dbut de la seconde section, Freud crivait :

    Longtemps avant que jaie pu entendre parler de psychanalyse, javais entendu dire quun connaisseurdart, Ivan Lermolieff, dont les premiers essais furent publis en langue allemande de 1874 1876, avaitopr une rvolution dans les muses dEurope, en rvisant lattribution de beaucoup de tableaux, enenseignant comment distinguer avec certitude les copies des originaux, et en reconstruisant, avec lesuvres ainsi libres de leurs attributions primitives, de nouvelles individualits artistiques. Il obtint cersultat en faisant abstraction de leffet densemble et des grands traits dun tableau et en relevant lasignification caractristique de dtails secondaires, minuties telles que la conformation des ongles, desbouts doreille, des auroles et autres choses inobserves que le copiste nglige, mais nanmoinsexcutes par chaque artiste dune manire qui le caractrise. Jappris ensuite que sous ce pseudonymerusse se dissimulait un mdecin italien du nom de Morelli. Il mourut en 1891, snateur du Royaume-dItalie. Je crois sa mthode apparente de trs prs la technique mdicale de la psychanalyse. Elle aussia coutume de deviner par des traits ddaigns ou inobservs, par le rebut ( refuse ) de lobservation,les choses secrtes ou caches (auch diese ist gewhnt, aus gering geschtzten oder nicht beachtetenZgen, aus dem Abhub dem refuse der Beobachtung, Geheimes und Verborgenes zu erraten)11.

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    8. La Bote en carton, p. 555. Cette histoire a t publie pour la premire fois dans le Strand Magazine, V, janvier-juillet 1893, pp. 61-73. On a dj remarqu (voir A. Conan Doyle, The Annotated Sherlock Holmes, d. par Baring-Gould,Londres, 1968, II, p. 208) que dans la mme revue, quelques mois plus tard, paraissait un article non sign sur les diffrentesformes de loreille humaine ( Ears : A Chapter On , The Strand Magazine, VI, juillet-dcembre 1893, pp. 388-391, 525-527). Selon lditeur du Sherlock Holmes annot, lauteur de cet article pourrait tre tout bonnement Conan Doyle lui-mme,qui aurait ainsi, finalement, rdig la contribution de Holmes lAnthropological Journal (il voulait dire le Journal ofAnthropology). Or il sagit vraisemblablement dune supposition gratuite : larticle sur les oreilles avait t prcd, toujoursdans le Strand Magazine, V, 1893, dun article intitul Hands et sign Beckles Willson. Quoi quil en soit, la page duMagazine o sont reproduites des oreilles de formes varies rappelle irrsistiblement les illustrations des crits de Morelli.Voil qui montre combien les thmes de ce genre circulaient dans la culture de ces annes-l.

    9. Un peu plus quun parallle, peut-tre. Morelli rencontra en 1887 le peintre et critique dart Henry Doyle, oncle deConan Doyle, conservateur de la National Art Gallery de Dublin, et en garda la meilleure des impressions... . On a tablique Henry Doyle connaissait la mthode de Morelli, dont les crits parurent en anglais pour la premire fois en 1883. Lesdbuts de Conan Doyle sont de 1887. Il a pu connatre la mthode par son oncle. Cela dit, les crits de Morelli ne furent pasle seul vhicule dides comme celles que nous cherchons analyser.

    10. Wind, Arte e anarchia, p. 62.11. S. Freud, Le Mose de Michel-Ange, traduit par Marie Bonaparte (1927) ; Essais de psychanalyse applique,

    Gallimard, Ides , 1978.

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  • Dans un premier temps, lessai sur Le Mose de Michel-Ange a t publi anonymement : Freud nena reconnu la paternit quau moment de linclure dans ses uvres compltes. Certains en ont dduit quela tendance de Morelli dissimuler sous des pseudonymes sa personnalit dcrivain avait fini pargagner Freud ; et lon a avanc des hypothses plus ou moins acceptables sur la signification de cetteconvergence. Il est certain que, sous le couvert de lanonymat, Freud a reconnu, la fois avec rticenceet de manire explicite, linfluence intellectuelle considrable que Morelli avait exerce sur lui unepoque bien antrieure la dcouverte de la psychanalyse ( lange bevor ich etwas von der Psycho-analyse hren konnte... ). Rduire cette influence, comme lont fait certains, au seul essai sur Le Mosede Michel-Ange ou, plus gnralement, aux essais en relation avec lhistoire de lart, revient limiterindment la porte de la phrase de Freud : Je crois sa mthode (celle de Morelli) apparente de trs prs la technique mdicale de la psychanalyse. En ralit, lensemble des propos de Freud que nous avonscits assure Morelli une place particulire dans lhistoire de llaboration de la psychanalyse. En effet,il sagit dune connexion qui sappuie sur des preuves et qui nest pas seulement conjecturale commecest le cas pour la majorit des prdcesseurs ou des prcurseurs de Freud ; en outre, la rencontreavec les crits de Morelli survient, comme nous lavons dit, dans la priode pranalytique de Freud.Par consquent, nous sommes en prsence dun lment qui a directement contribu la cristallisationde la psychanalyse, et non dune concidence releve par la suite, aprs que la dcouverte a eu lieu(comme dans le cas du passage sur les rves de J. Popper, Lynkeus , mentionn dans les rimpressionsde la Traumdeutung12).

    4. Avant de chercher tablir ce que Freud a pu tirer de la lecture des crits de Morelli, il est utile deprciser quel moment cette lecture sest produite ou, mieux, quels moments, tant donn que Freudparle de deux rencontres distinctes : Longtemps avant que jaie pu entendre parler de psychanalyse,javais entendu dire quun connaisseur dart, Ivan Lermolieff... ; Jappris ensuite que sous ce pseudo-nyme russe se dissimulait un mdecin italien du nom de Morelli...

    La date de la premire affirmation nest quhypothtique. Nous pouvons avancer comme terminusante quem lanne 1895 (date laquelle Freud et Breuer ont publi les tudes sur lhystrie) ou encorelanne 1896 (lorsque Freud utilise pour la premire fois le terme psychanalyse ). Et, comme terminuspost quem, nous proposerons 1883. En effet, en dcembre de cette mme anne, Freud crivait unelongue lettre sa fiance o il lui faisait part de sa dcouverte de la peinture lors dune visite lagalerie de Dresde. Jusqualors, la peinture navait pas veill son intrt ; en 1883, il crivait : Je mesuis dbarrass de ma barbarie et jai commenc admirer. Il est peu probable que, avant cette date,Freud ait t attir par les crits dun historien de lart inconnu ; par contre, il est tout fait plausiblequil se soit mis les lire peu aprs la lettre sa fiance portant sur sa visite la galerie de Dresde ; eneffet, les premiers essais de Morelli rassembls en volume (Leipzig, 1880) traitaient des uvres desmatres italiens exposes dans les galeries de Munich, Dresde et Berlin13.

    Il est possible de dater avec une approximation peut-tre plus prcise la seconde rencontre de Freudavec les crits de Morelli. La vritable identit dIvan Lermolieff fut rvle pour la premire fois dans

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    12. S. Freud, LInterprtation des rves (Die Traumdeutung), Paris, P.U.F., dition rvise, 1967. Voir les pages 88, n. 2,et 266, n. 1.

    13. I. Lermolieff, Die Werke italienischer Meister in den Galerien von Mnchen, Dresden und Berlin, Ein kritischerVersuch. Aus dem Russischen bersetzt von Dr. Johannes Schwarze, Leipzig, 1880.

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  • le frontispice de la traduction anglaise de ces mmes articles parue en 1883 ; les rimpressions et lestraductions postrieures 1891 (date de la mort de Morelli) portent et son nom et son pseudonyme14. Ilnest pas exclu quun de ces volumes ait fini par aboutir entre les mains de Freud ; pourtant, cestprobablement par un pur hasard quil a eu connaissance de la vritable identit dIvan Lermolieff, unjour de septembre 1898, alors quil explorait les rayons dune librairie milanaise. Dans la bibliothque deFreud conserve Londres, il existe un exemplaire de louvrage de Giovanni Morelli (Ivan Lermolieff)intitul Della pittura italiana. Studii storico critici. Le gallerie Borghese e Doria Pamphili in Roma(Milan, 1897). La date de lacquisition est crite sur le frontispice : Milan, le 14 septembre. Le seulsjour milanais de Freud a eu lieu lautomne 1898. En outre, cette poque, le livre de Morelli pr-sentait pour Freud un motif dintrt supplmentaire. Depuis quelques mois, il travaillait sur les lapsus :peu avant, en Dalmatie, stait droul lpisode (analys plus tard dans la Psychopathologie de la viequotidienne) au cours duquel il avait cherch en vain se souvenir du nom de lauteur des fresquesdOrvieto. Or, le vritable nom de lauteur (Signorelli) de mme que celui des auteurs prsums quistaient tout dabord prsents lesprit de Freud (Botticelli, Boltraffio) taient mentionns dans lelivre de Morelli15.

    Mais qua bien pu reprsenter pour Freud pour le jeune Freud, encore trs loign de la psychana-lyse la lecture des essais de Morelli ? Cest Freud lui-mme qui nous lindique : lide dune mthodedinterprtation sappuyant sur les dchets, sur les donnes marginales considrs comme rvlateurs.Ainsi, des dtails habituellement jugs comme dpourvus dimportance, voire franchement triviaux et bas , fournissaient la cl permettant daccder aux productions les plus leves de lesprit humain :Mes adversaires, crivait ironiquement Morelli (ironie qui ntait pas faite pour dplaire Freud), secomplaisent me dfinir comme quelquun qui est incapable de saisir le sens spirituel dune uvre dartet qui, pour cette raison, attache une importance particulire des signes extrieurs tels que la formede la main, de loreille et mme, horribile dictu, quelque chose daussi dsagrable que les ongles16.Morelli aurait pu, lui aussi, faire sienne la devise virgilienne chre Freud, mise en tte de LInterprtationdes rves : Flectere si nequeo Superos, Acheronta movebo, Si je ne puis flchir le Ciel, je remuerailAchron . (On a diversement interprt le choix de cette pigraphe. La thse la plus convaincante meparat tre que la partie cache de la ralit nest pas moins importante que la partie visible.) En outre,pour Morelli, ces donnes marginales taient rvlatrices, parce quelles tmoignaient des moments ola vigilance de lartiste, li par la tradition culturelle, se relchait pour laisser place des traits purementpersonnels qui lui chappaient sans quil en et conscience 17. Ce qui frappe ici, plus encore quelallusion une activit inconsciente18 (la chose navait rien dexceptionnel lpoque), cest lidentifi-cation du noyau intime de la personnalit artistique aux lments soustraits au contrle de la conscience.

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    14. G. Morelli (I. Lermolieff), Italian Masters in German Galleries. A Critical Essay on the Italian Pictures in theGalleries of Munich, Dresden and Berlin, Londres, 1883.

    15. Morelli (I. Lermolieff), Delta pittura italiana, pp. 88-89 (sur Signorelli) et 159 (sur Boltraffio).16. Ibid., p. 4.17. Voir Morelli (I. Lermolieff), Della pittura italiana, p. 71.18. On lit dans la ncrologie de Morelli, rdige par Richter : ces indices particuliers (dcouverts par Morelli)... que

    tel ou tel matre a coutume doffrir par leffet de lhabitude et quasi inconsciemment... (Italienische Malerei der Renaissanceim Briefwechsel von Giovanni Morelli und Jean-Paul Richter, 1876-1891, d. par J. et G. Richter, Baden-Baden, 1960,p. XVIII).

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  • 5. Nous avons donc vu se dessiner une analogie entre la mthode de Morelli, celle de Holmes et cellede Freud. Nous avons trait plus haut du lien entre Morelli et Holmes ainsi que de celui entre Morelli etFreud. Pour sa part, S. Marcus19 a fait tat de la remarquable convergence entre les procds de Holmeset ceux de Freud. Du reste, Freud lui-mme sest ouvert un patient (l homme aux loups ) de sonintrt pour les aventures de Sherlock Holmes. Cependant, un collgue (T. Reik) qui comparait lamthode psychanalytique celle de Holmes, il a prfr parler avec admiration, au printemps 1913, destechniques dattribution de Morelli. Dans les trois cas, des traces parfois infinitsimales permettent dap-prhender une ralit plus profonde, quil serait impossible de saisir par dautres moyens. Des traces :plus prcisment, des symptmes (dans le cas de Freud), des indices (dans celui de Sherlock Holmes),des signes picturaux (dans celui de Morelli)20.

    Comment cette triple analogie sexplique-t-elle ? premire vue, la rponse est trs simple. Freudtait mdecin ; Morelli tait docteur en mdecine ; Conan Doyle avait exerc la mdecine avant de seconsacrer la littrature. Dans les trois cas, on entrevoit le modle de la smiotique mdicale ladiscipline qui permet de porter un diagnostic sur les maladies chappant lobservation directe en sefondant sur des symptmes superficiels que le profane (comme, par exemple, le docteur Watson) jugeparfois insignifiants. (Notons au passage que le couple Holmes-Watson, le detective sagace et le mdecinobtus, constitue le ddoublement dun personnage rel : un des professeurs du jeune Conan Doyle, connupour ses dons extraordinaires de diagnostiqueur21.) Mais il ne sagit pas simplement de concidencesbiographiques. Vers la fin du XIXe sicle et plus prcisment entre 1870 et 1880 un paradigme delindice, sappuyant prcisment sur la smiotique, a commenc simposer dans le domaine des scienceshumaines. Mais ses racines taient beaucoup plus anciennes.

    II

    1. Pendant des millnaires, lhomme a t un chasseur. Au cours de ses innombrables chasses, il aappris reconstituer les formes et les dplacements de proies invisibles partir dempreintes laissesdans la boue, de branches casses, dexcrments, de touffes de poils, de plumes arraches, dodeursconfines. Il a appris sentir, enregistrer, interprter et classer des traces infinitsimales comme lesfilets de bave. Il a appris effectuer des oprations mentales complexes avec une rapidit fulgurante,dans lpaisseur dun fourr ou dans une clairire remplie dembches.

    Des gnrations entires de chasseurs ont enrichi et transmis ce patrimoine cognitif. En labsence detmoignages oraux susceptibles dtre adjoints aux peintures rupestres et aux objets travaills la main,nous pouvons nous reporter aux rcits des contes qui nous transmettent parfois un cho (mme sil esttardif et dform) du savoir de ces lointains chasseurs. Trois frres (nous dit un conte oriental rpanduparmi les Kirghiz, les Tatars, les Juifs, les Turcs22...) rencontrent un homme qui a perdu un chameau ou,

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    19. Dans son introduction A. Conan Doyle, The Adventures of Sherlock Holmes, A Facsimile of the stories as theywere first published in the Strand Magazine, New York, 1976, pp. X-XI.

    20. The Wolf-Man by the Wolf-Man, d. par Muriel Gardiner, New York, 1971, p. 146.21. The Annotated Sherlock Holmes, vol. I, introduction (Two doctors and a detective : Sir Arthur Conan Doyle, John

    A. Watson, M. D., and Mr. Sherlock Holmes of Baker Street), p. 7 et suivantes, propos de John Bell, le mdecin qui inspirale personnage de Holmes. Voir aussi A. Conan Doyle, Memories and Adventures, Londres, 1924, pp. 25-26, 74-75.

    22. A. Wesselofsky, Ein Mrchengruppe , Archiv fr Slavische Philologie, 9 (1886), pp. 308-309, et bibliographie.Sur la fortune quallait connatre cette fable, voir plus loin.

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  • dans dautres variantes, un cheval. Ils le lui dcrivent sans hsiter : il est blanc, borgne, porte deuxoutres lune remplie de vin, lautre dhuile. Ils lont donc vu ? Non, ils ne lont pas vu. Ils sont alorsaccuss de vol et conduits devant un tribunal. Et, pour les trois frres, cest le triomphe : en un clair,ils dmontrent comment, laide dindices minimes, ils ont russi reconstituer laspect dun animalquils navaient jamais eu sous les yeux.

    Les trois frres sont videmment dpositaires dun savoir de type cyngtique (bien quils ne soientpas dcrits comme des chasseurs). Ce savoir se caractrise par la capacit remonter, partir de don-nes exprimentales apparemment ngligeables, jusqu une ralit complexe qui nest pas directementexprimentale. On peut ajouter que ces donnes sont toujours prsentes par lobservateur de faon donner lieu une squence narrative dont la formulation la plus simple pourrait tre : Quelquun estpass par l. Il se peut que lide mme de narration (diffrente de lincantation, de la conjuration oude linvocation) ait vu le jour dans une socit de chasseurs, partir de lexprience du dchiffrementdes traces. Le fait que les figures de rhtorique sur lesquelles sappuie, aujourdhui encore, le langagedu dchiffrement cyngtique la partie pour le tout, leffet pour la cause puissent tre ramenes aupatrimoine prosaque de la mtonymie, avec lexclusion rigoureuse de la mtaphore23, renforcerait cettehypothse videmment indmontrable. Le chasseur aurait t le premier raconter une histoire parce qui lui seul tait en mesure de lire une srie dvnements cohrente dans les traces muettes (sinonimperceptibles) laisses par les proies.

    Dchiffrer ou lire les traces des animaux sont des mtaphores. On est cependant tent de lesprendre la lettre, comme la condensation verbale dun processus historique qui a conduit, dans un lapsde temps peut-tre trs long, linvention de lcriture. Cette mme connexion est formule, sous formede mythe tiologique, par la tradition chinoise qui attribuait linvention de lcriture un haut fonc-tionnaire qui avait observ les empreintes laisses par un oiseau sur la rive sablonneuse dun fleuve. Parailleurs, si lon abandonne le domaine des mythes et des hypothses pour passer celui de lhistoirecrite, on est frapp par les analogies incontestables qui existent entre le paradigme cyngtique quenous avons circonscrit et le paradigme contenu implicitement dans les textes divinatoires msopo-tamiens rdigs partir du troisime millnaire avant J.-C.24. Tous deux supposent la reconnaissanceminutieuse dune ralit parfois basse, visant dcouvrir les traces dvnements qui ne peuvent tredirectement excuts par lobservateur. Excrments, empreintes, poils, plumes, dun ct ; entraillesdanimaux, goutte dhuile dans leau, astres, mouvements involontaires du corps, etc., de lautre. Il estvrai que la seconde srie, la diffrence de la premire, est quasiment illimite au sens o tout oupresque pouvait devenir un objet de divination pour les divinateurs msopotamiens. Mais, nos yeux,la principale divergence rside ailleurs savoir dans le fait que la divination est tourne vers laveniret le dchiffrement cyngtique vers le pass (quand bien mme il sagit dun pass vieux de quelquesinstants). Pourtant, dans les deux cas, la dmarche cognitive tait trs semblable ; les oprations intel-lectuelles impliques analyses, comparaisons, classifications formellement identiques. Certes, ellesne ltaient que formellement ; le contexte social tant tout fait diffrent. En particulier, linvention delcriture avait profondment model la divination msopotamique. En effet, il incombait aux divinits,

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    23. Voir le clbre essai de R. Jakobson, Deux aspects du langage et deux types daphasie , Essais de linguistiquegnrale, Paris, 1963, chap. II.

    24. Je me sers de lexcellente tude de Jean Bottro, Symptmes, signes, criture ; dans louvrage collectif Divinationet rationalit, Paris, 1974, pp. 70-197.

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  • entre autres prrogatives propres aux souverains, de communiquer avec les sujets par le canal de mes-sages crits dans les astres, dans les corps humains, partout que les divinateurs avaient pour tchede dchiffrer (une ide qui devait dboucher sur limage plurimillnaire du livre de la nature ). Etlidentification de la mantique au dchiffrement des signes divins inscrits dans la ralit se trouvaitrenforce par les caractristiques pictographiques de lcriture cuniforme : limage de la divination,celle-ci dsignait des choses travers les choses25.

    De mme, une empreinte renvoie un animal qui est pass. Par rapport au caractre concret delempreinte, de la trace matriellement interprte, le pictogramme reprsente dj un considrable pasen avant sur la voie de labstraction intellectuelle. Mais les capacits dabstraction quimplique lintro-duction de lcriture pictographique sont leur tour bien peu de chose lorsquon les compare auxexigences requises par le passage lcriture phontique. En fait, dans lcriture cuniforme, deslments pictographiques et phontiques ont continu coexister, de mme que, dans la littrature divi-natoire msopotamique, la multiplication progressive des traits aprioristes et gnralisateurs na pasannul la tendance fondamentale infrer les causes des effets26. Cest cette attitude qui explique,dune part, linfiltration de termes techniques tirs du lexique juridique dans la langue de la divinationmsopotamienne et, dautre part, la prsence, dans les traits de divination, dlments de physio-gnomonie et de smiotique mdicale27.

    Aprs un long dtour, nous sommes ainsi revenus la smiotique. Nous la retrouvons incluse dansune constellation de disciplines (bien que ce terme soit videmment anachronique) prsentant un aspectsingulier. On pourrait tre tent dopposer deux pseudo-consciences comme la divination et laphysiognomonie deux sciences comme le droit et la mdecine en attribuant lhtrognit de lacomparaison lloignement, dans le temps et lespace, des socits dont nous parlons. Mais ce seraitune conclusion superficielle. Un lment reliait rellement ces formes de savoir dans lancienne Mso-potamie (si nous cartons de ces dernires la divination inspire qui reposait sur des expriences de typeextatique28) : une attitude oriente vers lanalyse de cas individuels ne pouvant tre reconstitue qulaide de traces, de symptmes, dindices. La matire des textes de droit msopotamiens ntait pasconstitue par un recueil de lois et dordonnances mais par la discussion dune casuistique concrte29.On peut finalement parler dun paradigme indiciel ou divinatoire tourn, selon les formes de savoir, versle pass, le prsent et lavenir. Vers lavenir et on avait la divination proprement dite ; vers le pass,le prsent et lavenir et on avait la smiotique mdicale sous son double aspect de diagnostic et depronostic ; vers le pass et on avait le droit. Mais, derrire ce paradigme indiciel ou divinatoire, onentrevoit le geste probablement le plus ancien de lhistoire intellectuelle du genre humain : celui duchasseur accroupi dans la boue qui scrute les traces dune proie.

    2. Ce que nous avons dit jusqu maintenant explique comment un diagnostic de traumatismecrnien tabli partir dun strabisme bilatral peut trouver place dans un trait de divination msopota-mien30 ; dune manire plus gnrale, cela explique lmergence historique dune constellation dedisciplines axes sur le dchiffrement de signes de diffrente nature depuis les symptmes jusqu

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    25. J. Bottro, p.l54, p.l57.26. Il sagit de linfrence que Peirce appelait prsomptive ou abductive et quil distinguait de linduction simple.27, 28, 29, 30. Jean Bottro, pp. 191-192, 89 et suiv., 172, 192.

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  • lcriture. En passant de la civilisation msopotamienne la civilisation grecque, cette constellation aconnu une profonde mutation, aprs stre constitue de disciplines nouvelles comme lhistoriographieet la philologie et aprs que des disciplines anciennes comme la mdecine eurent acquis une nouvelleautonomie sociale et pistmologique. Le corps, le langage et lhistoire des hommes faisaient, pour lapremire fois, lobjet de recherches dpourvues de tout prjug et qui excluaient par principe linter-vention divine. Il est vident que nous avons hrit de ce tournant dcisif qui a caractris la culture dela polis. Il est moins vident quun paradigme susceptible dtre dfini comme smiotique ou indicielait jou un rle de premier plan dans ce tournant31. Cela est particulirement clair dans le cas de la mde-cine hippocratique qui a tabli ses propres mthodes partir dune rflexion sur le concept dcisifde symptme (semeion). Cest seulement en observant attentivement tous les symptmes et en lesconsignant avec une grande minutie (affirmaient les hippocratistes) quil est possible dlaborer une histoire prcise de chaque maladie celle-ci tant en soi inaccessible. Cette insistance sur le recours lindice, obligatoire en mdecine, avait probablement pour origine lopposition nonce par le mdecinpythagoricien Alcmon entre limmdiatet de la connaissance divine et le caractre conjecturel de laconnaissance humaine32. Un paradigme de lindice intervenant de fait dans des sphres dactivit trsdiffrentes trouvait sa lgitimation implicite dans cette ngation de la transparence de la ralit. Lesmdecins, les historiens, les politiciens, les potiers, les menuisiers, les marins, les chasseurs, lespcheurs, les femmes ne constituent que quelques-unes des catgories qui, pour les Grecs, opraientdans le vaste territoire du savoir conjectural. Les frontires de ce territoire qui, fait significatif, taitgouvern par une desse comme Mtis, la premire pouse de Zeus, qui personnifiait la divination parleau taient dlimites par des termes tels que conjecture , conjecturer (tekmor, tekmairesthai).Mais, comme nous lavons dit, ce paradigme est rest implicite cras par le modle de connaissanceprestigieux (et socialement plus lev) labor par Platon33.

    3. Lattitude nanmoins dfensive qui transparat dans certains passages du corpus hippocra-tique34 nous permet de comprendre que la polmique sur lincertitude de la mdecine, qui devait seprolonger jusqu nos jours, a commenc se manifester ds le Ve sicle avant J.-C. Cette persistancesexplique certainement par le fait que les rapports entre le mdecin et le patient qui se caractrisentpar limpossibilit pour le second de contrler le savoir et le pouvoir dtenus par le premier nont pastrop chang depuis le temps dHippocrate. Par contre, au cours de ces deux millnaires et demi, on aassist une modification des termes de la polmique allant de pair avec les profondes transformationssubies par les concepts de rigueur et de science . Il est clair que, dans ce sens, la csure dcisivea t constitue par lmergence dun paradigme scientifique ax sur la physique galilenne, qui sesttoutefois rvl plus durable que cette dernire. Bien que la physique moderne ne puisse se dfinircomme tant galilenne (sans pour autant renier Galile), limportance pistmologique (et symbo-lique) de Galile pour la science en gnral est demeure intacte. Il est cependant vident que le groupe

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    31. Voir lessai de H. Diller dans Herms, 67 (1932), pp. 14-42, surtout p. 20 et suivantes.32. Voir lintroduction de M. Vegetti Ippocrate, Opere, pp. 22-23. Pour le fragment dAlcmon, voir Pitagorici.

    Testimonianze e frammenti, a cura di M. Timpanaro Cardini, vol. I, Florence, 1958, p. 146 et suivantes.33. Sur tout ceci, voir la trs riche investigation de M. Detienne et J.-P. Vernant, Les Ruses de lintelligence. La mtis

    des Grecs, Paris, 1974.34. Voir Ippocrate, Opere, pp. 143-144.

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  • de disciplines que nous avons qualifies dindicielles (mdecine comprise) ne rentre absolument pasdans les critres de scientificit qui dcoulent du paradigme galilen. Il sagit en effet de disciplines mi-nemment qualitatives qui ont pour objet des cas, des situations et des lments individuels, considrsen tant que tels, et qui, pour cette raison, aboutissent des rsultats qui comportent une marge dincer-titude irrductible : il suffit de penser au poids de la conjecture (le terme lui-mme est doriginedivinatoire) en mdecine ou en philologie, sans parler de la mantique. Tout autre tait le caractre de lascience galilenne, qui aurait pu faire sienne la devise scolastique individuum est ineffabile (on ne peutparler de ce qui est individuel). En effet, lutilisation de la mathmatique et de la mthode exprimentaleimpliquait respectivement la quantification et la rptition des phnomnes, tandis que la perspectiveindividualisante, par dfinition, excluait la seconde et nadmettait la premire quen tant que fonctionauxiliaire. Tout cela explique pour quelle raison lhistoire na jamais russi devenir une science gali-lenne. Par contre, cest prcisment au cours du XVIIe sicle que la greffe des mthodes de larchologiesur le tronc de lhistoriographie a mis indirectement en lumire que, de temps immmorial, cettedernire a eu recours aux indices. Ces origines taient restes dans lombre pendant des sicles. Cettedonne de dpart est demeure inchange en dpit des rapports sans cesse plus troits entretenus entrelhistoire et les sciences sociales. Lhistoire est reste une science sociale sui generis, irrmdiablementlie au concret. Mme si lhistorien ne peut se rfrer, explicitement ou implicitement, des sries dephnomnes comparables, sa stratgie cognitive, tout comme ses codes dexpression, restent intrins-quement individualisants (quand bien mme lindividu serait un groupe social ou toute une socit). Ence sens, lhistorien peut tre compar au mdecin qui utilise les tableaux nosographiques pour analyserle mal spcifique dun malade singulier. Et, comme celle du mdecin, la connaissance historique estindirecte, indicielle et conjecturale35.

    Toutefois, lapposition que nous avons propose est trop schmatique. Dans le domaine des disci-plines de lindice, on trouve une discipline la philologie, et plus prcisment la critique des textes qui,ds son apparition, a constitu un cas, par certains gards, atypique.

    En effet, son objet sest constitu travers une slection draconienne destine tre rduite par lasuite des traits pertinents. Cette vicissitude propre la discipline en question a t marque par deuxtournants historiques dcisifs : linvention de lcriture et celle de limprimerie. Comme on le sait, lacritique des textes est ne peu aprs la premire (au moment o on a entrepris la transcription des pomeshomriques) et elle sest consolide aprs la seconde (alors que les premires ditions htives desclassiques taient remplaces par des ditions plus fiables). Dans un premier temps, on estima que tousles lments relevant de la voix et du geste taient sans rapport avec le texte restriction qui fut par lasuite tendue aux aspects physiques de lcriture. Cette double opration a abouti une immatriali-sation du texte, progressivement pur de toute rfrence au sensible : mme si un support sensible estindispensable la survie du texte, ce dernier a cess de sidentifier son support. Tout cela nous parataujourdhui vident alors que, en fait, il nen est rien. Il suffit de penser au rle dcisif de lintonationde la voix dans la littrature orale, ou celui de la calligraphie dans la posie chinoise, pour comprendreque le concept de texte dont nous nous sommes rclam jusqu prsent se trouve li un choix cultureldune importance considrable. Et ce choix na pas pour origine le fait que la reproduction mcanique

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    35. Sur le caractre probable de la connaissance historique, Marc Bloch a crit des pages mmorables dans Apologiepour lhistoire ou mtier dhistorien, 7e dition, U-Prisme, 1974, pp. 107-116.

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  • lait emport sur la reproduction manuscrite : cest ce que prouve lexemple clatant de la Chine, olinvention de limprimerie na pas rompu le lien entre le texte littraire et la calligraphie. (Nous verrons plusloin que le problme des textes figuratifs sest trouv historiquement pos en de tout autres termes.)

    Cette conception totalement abstraite du texte explique pourquoi la critique des textes, tout en restantlargement divinatoire, renfermait la possibilit dvoluer dans un sens rigoureusement scientifique quidevait mrir au cours du XIXe sicle. Prenant une dcision radicale, elle avait uniquement tenu compte descaractres du texte susceptibles dtre reproduits (dabord la main, puis mcaniquement, aprs Guten-berg). Ainsi, bien quayant pour objet des cas individuels, elle avait russi viter lcueil principal dessciences humaines savoir, la qualit. Il est significatif que, au moment o il jetait les fondements dessciences modernes de la nature (en oprant une rduction tout aussi draconienne), Galile se soit rclamde la philologie. La comparaison traditionnelle du Moyen ge entre le monde et le livre sappuyait sur leurcaractre manifeste et leur lisibilit immdiate : Galile soulignait au contraire que la philosophie... critedans ce grand livre qui est continuellement ouvert devant nos yeux (je veux parler de lunivers)... ne peuttre comprise si lon napprend pas tout dabord comprendre la langue ainsi que les caractres avec les-quels il est crit, savoir, les triangles, les cercles et autres figures gomtriques36. Pour le philosophe dela nature, comme pour le philologue, le texte est une entit profonde, invisible, quil sagit de reconstituerpar-del les donnes sensibles : les figures, les nombres et les mouvements, mais non les odeurs, lessaveurs et les sons, lesquels, en dehors de lanimal vivant, ne sont mon avis rien dautre que des noms37.

    Avec cette phrase, Galile imprimait aux sciences de la nature une direction fondamentalement anti-anthropocentrique et anti-anthropomorphique quelles ne devaient jamais abandonner. Une brche, quinallait cesser de sagrandir, venait de souvrir dans la carte gographique du savoir. Et, certes, lecontraste ne pouvait tre plus grand entre le physicien galilen qui faisait profession dtre sourd auxbruits et insensible aux saveurs et aux odeurs, et son contemporain mdecin qui prenait le risquedtablir des diagnostics en posant son oreille sur des poitrines secoues par des rles, en sentant desfces et en gotant des urines.

    4. Lun de ces mdecins tait le Siennois Giulio Mancini, archiatre dUrbain VIII. Il nest pas certainquil ait connu personnellement Galile ; mais il est croire quils se sont rencontrs, car tous deuxfrquentaient les mmes endroits de Rome (de la Cour du pape lAcadmie des Lincei) et les mmespersonnes (Federico Cesi, Giovanni Ciampoli, Giovanni Faber38. Dans un portrait fort vivant, Nicio Eritreo,alias Gian Vittorio Rossi, a dcrit lathisme de Mancini, ses dons extraordinaires de diagnostiqueur(brosss dans des termes tirs du lexique divinatoire) et labsence de scrupules dont il faisait preuve lors-quil sagissait dextorquer ses clients les tableaux ce en quoi il tait intelligentissimus39. En effet,Mancini avait rdig un ouvrage intitul Alcune considerationi appartenenti alla pittura come di dilettodi un gentilhuomo nobile e come introduttione a quello si deve dire, qui circula largement sous formemanuscrite (la premire dition intgrale remonte une vingtaine dannes40). Ce livre, comme

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    36, 37. Voir G. Galilei, Il Saggiatore, a cura di L. Sosio, Milan, 1965, p. 38, p. 264.38. Sur Cesi et Ciampoli, voir plus loin ; sur Faber, cf. G. Galilei, Opere, vol. XIII, Florence, 1935, p. 207.39. Voir J. N. Eritreo (G. V. Rossi), Pinacotheca imaginum illustrium, doctrinae vel ingenii laude, virorum..., Lipsiae,

    1692, vol. II, pp. 79-82. Tout comme Rossi, Naud jugeait Mancini grand et parfait Athe (cf. R. Pintard, Le Libertinagerudit dans la premire moiti du XVIIe sicle, vol. I, Paris, 1943, pp. 261-262).

    40. G. Mancini, Considerazioni sulla pittura, a cura di A. Marucchi, 2 vol., Rome, 1956, 1957.

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  • lindique son titre, portait non pas sur les peintres, mais sur les gentilshommes amateurs ces virtuosiqui se pressaient en nombre toujours plus grand dans les expositions de tableaux anciens et modernesqui avaient lieu tous les ans, le 19 mars, au Panthon41. Sans ce march de lart, la partie probablementla plus novatrice des Considerazioni de Mancini celle qui est consacre la recognition della pittura,et donc aux mthodes permettant didentifier les faux, de distinguer les originaux des copies, et ainsi desuite42 naurait jamais t crite. La premire tentative visant jeter les fondements de la connois-seurship (comme on lappellera un sicle plus tard) revient donc un mdecin clbre pour sesdiagnostics foudroyants un homme qui, tombant sur un malade, dun regard rapide, quem exitummorbus ille esset habiturus, divinabat, quelle allait tre lissue de cette maladie, il le devinait 43. Onest ici en droit de voir, dans le couplage de lil clinique et de lil du connaisseur, autre chose quunesimple concidence.

    Avant dexaminer attentivement largumentation de Mancini, relevons un prsuppos commun notre auteur, au gentilhuomo nobile sur lequel portaient les Considerazioni, et nous-mme. Unprsuppos non dclar, parce quvidemment retenu ( tort) : savoir que, entre un tableau de Raphalet une de ses copies (quil sagisse dune peinture, dune gravure ou, aujourdhui, dune photographie)il existe une diffrence quil est impossible dliminer. Les implications mercantiles de ce prsuppos lefait quune peinture soit, par dfinition, un unicum, quelle ne puisse tre reproduite sont videntes.Lapparition dun type social comme le connaisseur est lie ces implications. Mais il sagit dunprsuppos qui surgit dun choix culturel loin dtre prvu, comme le montre le fait que celui-ci nesapplique pas aux textes crits. Les caractres prsums ternels de la peinture et de la littrature nontrien voir ici. Nous avons dj vu plus haut travers quels tournants historiques le concept de texte crita t pur dune srie de traits jugs inopportuns. Dans le cas de la peinture, cette puration na pas(encore) eu lieu. Cest pourquoi, nos yeux, les copies manuscrites ou les ditions de lOrlando furiosopeuvent reproduire exactement le texte de lArioste ce qui nest nullement le cas des copies dunportrait de Raphal.

    Le statut diffrent de la copie dans le domaine de la peinture et dans celui de la littrature expliquepourquoi Mancini na pu utiliser, en tant que connaisseur, les mthodes de la critique de textes, tablis-sant cependant au dpart une comparaison entre lacte de peindre et lacte dcrire44. Mais en partantjustement de cette analogie, il se tourne vers dautres disciplines, en cours de formation, pour y chercherde laide.

    Le premier problme quil se posait tait celui de la datation des peintures. cette fin, affirmait-il,il faut acqurir une certaine pratique de la connaissance de la diversit de la peinture quant sonpoque, semblable celle que possdent, des caractres, ces archologues et bibliothcaires caractres partir desquels ils reconnaissent la date de lcriture 45. (Lallusion la connaissance... des carac-tres renvoie presque certainement aux mthodes labores au cours de ces mmes annes par LeoneAllacci, bibliothcaire du Vatican, pour dater les manuscrits grecs et latins mthodes qui devaient tre

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    41. Voir F. Haskell, Patrons and Painters..., New York, 1971, p. 126 et le chapitre The Private Patrons .42. G. Mancini, Considerazioni..., vol. I, p. 133 et suivantes.43. Eritreo, Pinacotheca..., pp. 80-81 (cest moi qui souligne). Plus loin, p. 82, un autre diagnostic de Mancini, qui sest

    rvl exact (le patient tait Urbain VIII), est dfini soit prophtie, soit prdiction , seu vaticinatio, seu praedictio.44, 45. Voir une allusion de L. Salerno dans Mancini, Considerazioni..., vol. II, p. XXIV, n. 55 ; vol. I, p. 134.

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  • reprises et dveloppes un demi-sicle plus tard par Mabillon, le fondateur de la palographie46.) Mais, outre la proprit commune au sicle , on trouve, poursuivait Mancini, la proprit proprementindividuelle comme nous le voyons chez les crivains o lon reconnat cette proprit distincte .Le rapport analogique entre la peinture et lcriture, suggr, dans un premier temps, une chellemacroscopique (l poque , le sicle ) tait donc nouveau propos lchelle microscopique,individuelle. Dans ce cadre, les mthodes proto-palographiques dun Allacci taient inutilisables.Cependant, il y avait eu, au cours de ces mmes annes, une tentative visant analyser lcriture indi-viduelle dun point de vue insolite. Le mdecin Mancini, citant Hippocrate, remarquait quil taitpossible de remonter des oprations aux impressions de lme qui, leur tour, plongeaient leursracines dans la proprit des corps singuliers supposition par laquelle et avec laquelle, commeje le crois, certains esprits brillants de notre sicle ont crit et tent dlaborer des rgles permettant dereconnatre lintelligence et lesprit la faon dcrire et lcriture de tel ou tel homme . Lun de ces esprits brillants tait, selon toute probabilit, le mdecin bolonais Camillo Baldi qui, dans sonTrattato come da una lettera missiva si conoscano la natura e qualit dello scrittore, avait insr unchapitre qui peut tre considr comme le plus ancien texte de graphologie jamais publi en Europe. Lechapitre en question, le sixime du Trattato, tait intitul : Quelles sont les significations que lon peutretirer de la figure du caractre o le mot caractre dsignait la forme, et le dessin de la lettre,comme on appelle cet lment, fait avec la plume sur le papier 47. Mais, en dpit des termes logieuxque nous avons rapports, Mancini se dsintressa des buts avous de la graphologie naissante, savoirde la reconstitution de la personnalit de lauteur de quelques lignes effectue en remontant du carac-tre crit au caractre psychologique (une synonymie qui, encore une fois, renvoie une matricedisciplinaire unique et lointaine). Au lieu de cela, il sarrta sur le prsuppos de la nouvelle discipline :la diversit, et donc le caractre inimitable, des critures individuelles. En isolant dans les peintures leslments inimitables, il serait possible datteindre le but que stait fix Mancini : llaboration dunemthode permettant de distinguer les originaux des faux, les uvres des matres des copies ou destravaux dcole. Tout cela explique pourquoi le lecteur est exhort sassurer que, dans les peintures,on voit cette aisance du matre, et en particulier dans ces parties qui sont ncessairement faites avecrapidit et qui ne peuvent tre parfaitement imites, comme cest le cas des cheveux, de la barbe, desyeux. Quand il faut imiter les boucles des cheveux, on le fait avec peine, ce qui apparat donc dans lacopie ; et, si le copiste na pas cherch les imiter, elles nont pas la perfection du matre. Et ces partiesde la peinture sont limage des traits et des groupes de lcriture, qui tmoignent de laisance et de larapidit du matre. On observe la mme chose avec certains traits de lumire que le matre fait surgirrapidement, dun coup de pinceau impossible imiter ; il en va de mme des plis des vtements et deleur clairage qui relvent plus de limagination et de la vivacit du matre que de la vrit de lachose cre48.

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    46. Mancini parle de bibliothcaires, et en particulier du Vatican , capables de dater les critures antiques, grecquesou latines. Allacci fut nomm scriptor auprs la Vaticane en 1619. En ces annes-l, nul Rome, sinon Allacci, ne possdaitpareille comptence en palographie.

    47. Mancini, Considerazioni..., p. 107. Traduction du titre de C. Baldi : Comment reconnatre, daprs une lettre missive,le naturel et la qualit de celui qui la crite. Publi Carpi en 1622. Voir p. 17 et suivantes.

    48. Mancini, p. 134.

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  • Comme on le voit, le parallle dj avanc par Mancini dans diffrents contextes entre lactedcrire et celui de peindre est repris dans ce passage dun point de vue nouveau, sans prcdent (si lonfait exception dune rapide allusion du Filarete dans son Trattato di architettura, que Mancini a pu nepas connatre). La comparaison est souligne par lemploi de termes techniques qui reviennent dans lestraits dcriture contemporains comme l aisance , les traits , les groupes . Pareillement,linsistance sur la rapidit possde la mme origine : une poque de dveloppement bureaucratique,la qualit qui assurait le succs dune cursive de chancellerie sur le march de lcriture tait, outrellgance, la rapidit du ductus49. En gnral, limportance accorde par Mancini aux lments orne-mentaux tmoigne dune rflexion non superficielle sur les caractristiques des modles dcritureprdominant en Italie entre la fin du XVIe sicle et le dbut du XVIIe sicle50. Ltude de lcriture des caractres montrait que lidentification de la main du matre devait tre cherche de prfrence dansles parties du tableau a) effectues plus rapidement et donc b) fondamentalement dbarrasses de lareprsentation du rel (enchevtrement de chevelures, plis qui relvent plus de limagination et de lavivacit du matre que de la vrit de la chose cre ). Nous reviendrons plus loin sur la richesse cacheque renferment ces affirmations une richesse que ni Mancini ni ses contemporains ntaient en mesurede faire surgir la lumire.

    5. Caractres . Ce mme mot revient, au sens propre ou analogique, aux alentours de 1620, dansles crits du fondateur de la physique moderne dune part, et dans ceux des prcurseurs de la palographie,de la graphologie et de la connoisseurship de lautre. Certes, entre les caractres immatriels queGalile lisait avec les yeux du cerveau51 dans le livre de la nature, et ceux quAllacci, Baldi ou Mancinidchiffraient matriellement sur des lettres et des parchemins, des toiles ou des tableaux, la parentntait que mtaphorique. Mais lidentit des termes fait ressortir encore plus lhtrognit des disci-plines que nous avons abordes. Leur taux de scientificit, dans lacception galilenne du terme, devaitdcrotre brusquement mesure que lon passait des proprits universelles de la gomtrie aux proprits des critures communes au sicle , puis aux proprits proprement individuelles des peintures ou, tout bonnement, des calligraphies.

    Cette chelle dcroissante confirme que le vritable obstacle lapplication du paradigme galilentait le caractre central ou non de llment individuel de chaque discipline. Plus les traits individuelstaient considrs comme pertinents, plus seffritait la possibilit dune connaissance scientifique rigou-reuse. Certes, la dcision prliminaire de ngliger les traits individuels ne garantissait pas en soi lap-plicabilit des mthodes physico-mathmatiques (sans laquelle on ne pouvait parler dune adoption, ausens propre, du paradigme galilen) : mais, au moins, elle ne lexcluait pas purement et simplement.

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    49. M. Scalzini, Il secretario..., Venise, 1585, p. 20 : la rapidit et laisance naturelle de la main ; G. F. Cresci,Lidea..., Milan, 1622, p. 84 : ... les traits... un seul coup de plume pour tant de groupes... . Si lon est au service dequelque prince ou patron qui il arrive dcrire en quatre ou cinq heures quelque quarante ou cinquante lettres de bonnelongueur : en combien de temps, demande Scalzini (pp. 77-78), accomplira-t-on cet office ? La polmique vise des matresvantards accuss de propager une cancelleresca lente et fatigante.

    50. Voir E. Casamassima, Trattati di scrittura del Cinquecento italiano, Milan, 1966, pp. 75-76.51. Ce grandissime livre, que la nature tient continuellement ouvert devant ceux qui ont des yeux dans le visage et

    dans le cerveau (cit et comment par E. Raimondi, Il romanzo sensa idillio. Saggio sui Promessi Sposi , Turin, 1974,pp. 23-24).

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  • diiudi[cavit intervalla ramorum amplitudinis ratio...umbr cuiusque arboris, qoniam has quoque...

    criture lente : Umanistica rotonda, XVIe sicle(Pline, Vatican : exemple donn par G. Battelli, Lezione di paleografia, 1949, p. 247).

    quam suo principi se obligasset, sed in decretali nostra mutue potius obligationes cernuntur, et imperialis sublimitas in-

    criture plus rapide : Umanistica corsiva, XVIe sicle (G. Battelli, p. 248).

    Pourquoy donc il les a portes luy mesme aux orfevres, adict que deux femmes veues en sa bouticque luy ont dict quellesprendroient lesdites realles, mais sur ce enquis ne scait le non desdites femmes.

    criture rapide : instruction dun procs criminel, 17 juin 1600,(dans E. Poulle, Palographie des criture cursives en France du XVe au XVIIe sicle, 1966, p. 35).

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  • Une cancelleresca lente et fatigante...

    Page de titre et exemples de majuscules a groppi : Ludovico degli Arrighi, de Vicence, Il modo de temperare le Penne...(La manire de tailler les plumes...), Rome, 1523. Rdit en mme temps que louvrage prcdent du mme auteur,La Operina... da imparare di scrivere littera Cancellerescha (Luvrette de L. de V., pour apprendre crire la lettre dechancellerie), Rome, 1522, par Andreina Ballarin, Museo Civico, Vicence, 1974.

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  • 6. Arriv ce point, on se trouve la croise de deux chemins : soit sacrifier la connaissance de llment individuel la gnralisation (plus ou moins rigoureuse, plus ou moins susceptible dtre formule dans le langage des mathmatiques), soit chercher laborer, quand bien mme en ttonnant,un paradigme diffrent, sappuyant sur la connaissance scientifique (mais dune scientificit restant dfinir) de lindividuel. Le premier de ces chemins a t battu par les sciences de la nature et, seulementdepuis peu, par les prtendues sciences humaines. La raison en est vidente. La tendance effacer lestraits individuels dun objet est directement proportionnelle la distance motive de lobservateur. Dansune page du Trattato di architettura, le Filarete, aprs avoir affirm quil est impossible de construire deux difices parfaitement identiques de mme que, malgr les apparences, les ttes tartares, qui onttoutes le visage dune faon, ou celles des thiopiens qui sont toutes noires, prsentent, lorsquon lesregarde attentivement, des diffrences dans les similitudes , admettait cependant quil existe beau-coup danimaux qui sont semblables lun lautre, comme les mouches, les fourmis, les vers et les grenouilles ainsi que de nombreux poissons, dont on ne peut reconnatre une espce de lautre 52. Auxyeux dun architecte europen, les diffrences mme minimes entre deux difices (europens) taientimportantes ; celles existant entre deux ttes tartares ou thiopiennes ngligeables ; et celles existantentre deux vers ou deux fourmis carrment inexistantes. Un architecte tartare, un thiopien ignorant toutde larchitecture ou une fourmi auraient propos des hirarchies diffrentes. La connaissance indivi-dualisante est toujours anthropocentrique, ethnocentrique et ainsi spcifie. Certes, les animaux, lesminraux ou les plantes peuvent tre aussi considrs dans une perspective individualisante, par exempledivinatoire surtout dans le cas des exemplaires nettement hors de la norme. Comme on le sait, latratologie tait une partie importante de la mantique. Mais, dans les premires dcennies, linfluenceexerce, mme indirectement, par un paradigme comme le paradigme galilen tendait subordonnerltude des phnomnes anomaux aux recherches sur la norme, la divination la connaissance gnra-lisante de la nature. En avril 1625, un veau deux ttes nat dans les environs de Rome. Les naturalistesde lAcadmie des Lincei sintressent ce cas. Giovanni Faber, le secrtaire de lAcadmie, Ciampoli(tous deux, comme nous lavons dit, trs lis Galile), Mancini, le cardinal Agostino Vegio et le papeUrbain VIII en dbattent dans les jardins du Belvdre, au Vatican. La premire question pose est la sui-vante : le veau bicphale doit-il tre considr comme un animal singulier ou double ? Pour les mdecins,llment qui caractrise lindividu est le cerveau ; pour les partisans dAristote, cest le cur53. Dansce compte rendu de Faber, on peroit lcho probable de lintervention de Mancini, le seul mdecinprsent dans la discussion. Par consquent, en dpit de son intrt pour lastrologie54, il analysait lescaractristiques spcifiques du monstrueux vlage, non pas pour en induire des augures concernantlavenir, mais pour parvenir une dfinition plus prcise de lindividu normal individu qui, par sonappartenance une espce, pouvait tre considr juste titre comme susceptible dtre rpt. Mancinidevait scruter lanatomie du veau bicphale avec lattention quil consacrait habituellement lexamendes peintures. Mais la comparaison avec son activit de connaisseur sarrtait l. Dans un certain sens, unpersonnage comme Mancini exprimait la jointure entre le paradigme divinatoire (le Mancini diagnosti-

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    52. Voir Filarete, Trattato..., pp. 26-27.53. Rerum medicarum Novae Hispaniae Thesaurus seu plantarum animalium mineralium Mexicanorum Historia ex

    Francisci Hernandez... relationibus..., Rome, 1651, p. 599 et suivantes (section rdige par G. Faber). Voir les belles pagesde Raimondi, Il romanzo..., p. 25 et suivantes.

    54. Mancini, Considerazioni..., vol. I, p. 107.

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  • queur et connaisseur) et le paradigme gnralisant (le Mancini anatomiste et naturaliste). La jointure,mais aussi la diffrence. Malgr les apparences, la description prcise de lautopsie du veau, rdige parFaber, et les gravures dtailles qui laccompagnaient, reprsentant les organes internes de lanimal55,ne visaient pas saisir les proprits proprement individuelles de lobjet en tant que tel, mais, par-del celles-ci, les proprits communes (ici naturelles et non historiques) de lespce. Cest ainsiqutait reprise et affine la tradition naturaliste sur laquelle rgnait Aristote. La vue, symbolise par lelynx au regard perant qui ornait les armoiries de lAcadmie de Federico Cesi, devenait lorganeprivilgi de ces disciplines do tait exclu lil supra-sensible de la mathmatique.

    7. Parmi ces dernires, il y avait, tout au moins en apparence, les sciences humaines (comme nousles appellerions aujourdhui). A fortiori, dans un certain sens tout le moins en raison de leur anthropo-centrisme tenace, exprim avec tant de navet dans le passage cit du Filarete. Pourtant, il y a eu destentatives visant introduire galement la mthode mathmatique dans ltude des faits humains. Il estcomprhensible que la premire dentre elles, et la plus russie celle des arithmticiens politiques aitpris prcisment pour objet les actes humains les plus dtermins au sens biologique : la naissance, laprocration, la mort. Cette rduction draconienne permettait une recherche rigoureuse et, dans lemme temps, elle tait suffisante, compte tenu des fins cognitives militaires ou fiscales des tats abso-lutistes, orientes, en raison de lchelle des oprations en question, dans une direction exclusivementquantitative. Mais lindiffrence qualitative des commettants de la nouvelle science la statistique naabsolument pas coup le lien rattachant cette dernire la sphre des disciplines que nous avons quali-fies dindicielles. Comme lindique le titre de louvrage classique de Bernouilli (Ars conjectandi), lecalcul des probabilits visait donner une formulation mathmatique rigoureuse aux problmes quiavaient t abords par la divination sous une forme totalement diffrente56.

    Mais lensemble des sciences humaines est rest solidement ancr au qualitatif non sans malaise,surtout dans le cas de la mdecine. Malgr les progrs accomplis, ses mthodes apparaissaient incer-taines ; ses rsultats douteux. Un ouvrage comme Du degr de certitude en mdecine de Cabanis (1797)admettait ce manque de rigueur, bien quil seffort de reconnatre la mdecine, malgr tout, unescientificit sui generis. Apparemment, il y avait deux raisons fondamentales l incertitude de lamdecine. En premier lieu, on ne pouvait se contenter de cataloguer chaque maladie afin de les rangerdans un tableau ordonn : la maladie revtait des caractres diffrents chez chaque individu. En secondlieu, la connaissance des maladies restait indirecte, lie aux indices : le corps vivant tait, par dfinition,inaccessible. Certes, on pouvait dissquer un cadavre : mais comment remonter du cadavre, dj entampar les processus de la mort, aux caractres de lindividu vivant57 ? Face cette double difficult, il taitinvitable de reconnatre quon ne pouvait dmontrer lefficacit mme des mthodes de la mdecine.En conclusion, limpossibilit, dans laquelle se trouvait la mdecine, de parvenir la rigueur des sciencesde la nature dcoulait de limpossibilit de la quantification, sinon dans des fonctions purement auxi-liaires ; limpossibilit de la quantification provenait de la prsence irrductible du qualitatif, de lindi-viduel ; et la prsence de lindividuel drivait du fait que lil humain est plus sensible aux diffrences

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    55. Rerum medicarum..., pp. 600-627.56. Voir la riche tude d I. Hacking, The Emergence of Probability..., Cambridge, 1975.57. Sur ce thme, M. Foucault, Naissance de la clinique, Paris, 1963.

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  • (mme marginales) existant entre les tres humains qu celles qui existent entre les pierres ou entre lesfeuilles. Les futurs nuds pistmologiques des sciences humaines taient dj formuls dans lesdiscussions sur l incertitude de la mdecine.

    8. Une intolrance comprhensible apparaissait entre les lignes de louvrage de Cabanis. Malgr lesobjections, plus ou moins justifies, quon pouvait lui adresser sur le plan de la mthode, la mdecinerestait une science pleinement reconnue du point de vue social. Mais, cette poque, toutes les formesde connaissance par indices ne jouissaient pas dun tel prestige. Certaines, comme la connoisseurship,dorigine relativement rcente, occupaient une place ambigu, en marge des disciplines reconnues.Dautres, plus proches de la pratique quotidienne, en taient carrment exclues. Ce nest certes pas dansles traits de marchalerie, de mtorologie ou de psychologie quon apprenait reconnatre un chevaldfectueux ses jarrets, lapproche dun orage un changement soudain du vent, une intention hostile un visage qui se rembrunit. Dans chaque cas, ces formes de savoir taient plus riches que toute codi-fication crite ; elles navaient pas t acquises dans des livres mais de vive voix, par des gestes, descoups dil ; elles se fondaient sur des subtilits videmment impossibles formaliser, voire carrmentintraduisibles verbalement ; elles constituaient le patrimoine en partie unitaire, en partie diversifi,dhommes et de femmes appartenant toutes les classes sociales. Une mince parent les unissait : toutestaient nes de lexprience, du caractre concret de lexprience. Dans ce caractre concret rsidait laforce de ce genre de savoir, et ses limites lincapacit se servir de linstrument puissant et terriblequest labstraction.

    De tout temps, la culture crite avait tent de donner une formulation verbale prcise ce corps desavoirs locaux sans origine ni mmoire ni histoire. En gnral, il stait agi de formulations ternes etpauvres. Que lon songe seulement labme qui sparait la rigueur schmatique des traits dephysiognomonie de la perspicacit physiognomonique, souple et rigoureuse dun amateur, dun marchandde chevaux ou dun joueur de canes. La mdecine constituait peut-tre le seul cas o la codificationcrite dun savoir de lindice avait donn lieu un vritable enrichissement (mais lhistoire des rapportsentre la mdecine savante et la mdecine populaire reste encore crire). Au cours du XVIIIe sicle, lasituation volue. On assiste une vritable offensive culturelle de la bourgeoisie, qui sapproprie unegrande partie du savoir indices ou non des artisans et des paysans, le codifiant, en mme temps quesintensifie un gigantesque processus dacculturation dj entam (videmment avec des formes et descontenus diffrents) par la Contre-Rforme. Le symbole et linstrument principal de cette offensive estbien entendu lEncyclopdie. Mais il faudrait galement analyser des pisodes minimes mais rvla-teurs, comme lintervention dun matre maon romain, dont on ne nous dit pas le nom, qui dmontre Winckelmann, probablement tonn, que le petit caillou plat reconnaissable entre les doigts dunestatue dcouverte Porto dAnzio tait l toupe ou le bouchon dune burette .

    La collecte systmatique de ces petits discernements , comme les appelle par ailleurs Winckel-mann, devait alimenter, du XVIIIe au XIXe sicle, les nouvelles formulations de savoirs anciens de lacuisine lart vtrinaire en passant par lhydrologie. Un nombre sans cesse croissant de lecteurs avaientaccs des expriences dtermines par la mdiation, en augmentation constante, des livres. Le romanfournit carrment la bourgeoisie un substitut en mme temps quune reformulation des rites dinitia-tion savoir, laccs lexprience en gnral. Et, prcisment grce la littrature dimagination, leparadigme de lindice devait connatre cette poque une fortune nouvelle et inattendue.

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  • 9. Nous avons dj cit propos de la lointaine origine probablement cyngtique du paradigmede lindice le conte ou la nouvelle orientale des trois frres qui, en interprtant une srie dindices, par-viennent dcrire laspect dun animal quils nont jamais vu. Cette nouvelle fait sa premire apparitionen Occident dans le recueil de Sercambi58. Par la suite, elle fournit le cadre dun recueil de nouvellesconsidrablement augment (prsent comme une traduction du persan en italien effectue par un Chris-tophe armnien), paru Venise vers le milieu du XVIe sicle sous le titre Peregrinaggio di tre giovanifigliuoli del re di Serendippo. Sous cette mme forme, louvrage fut plusieurs reprises rimprim et tra-duit dabord en allemand puis, au cours du XVIIIe sicle, au moment de la nouvelle mode orientalisante,dans les principales langues europennes. Le succs de lhistoire des trois fils du roi de Serendip fut telque, en 1754, Horace Walpole forgeait le nologisme serendipity pour dsigner les dcouvertes inat-tendues, faites grce au hasard et lintelligence . Quelques annes auparavant, dans le chapitre III deZadig, Voltaire avait remani la premire nouvelle du Peregrinaggio, quil avait lue dans une traductionfranaise. Dans la nouvelle version, le chameau de loriginal tait devenu une chienne et un cheval queZadig avait russi dcrire de manire dtaille en dchiffrant des traces sur le sol. Accus de vol etconduit devant des juges, il se disculpait en refaisant de vive voix le travail mental qui lui avait permisde dresser le portrait de deux animaux quil navait jamais eus devant les yeux : Jai vu sur le sable lestraces dun animal, et jai jug aisment que ctaient celles dun petit chien. Des sillons lgers et longs,imprims sur de petites minences de sable entre les traces des pattes, mont fait connatre que ctaitune chienne dont les mamelles taient pendantes, et quainsi elle avait fait des petits il y a peu de jours...

    Dans ces lignes, et dans celles qui suivent, on trouvait lembryon du roman policier. Poe, Gaboriau etConan Doyle devaient sen inspirer les deux premiers directement, le troisime peut-tre indirectement59.

    Les raisons du succs extraordinaire du roman policier sont connues. Nous reviendrons plus loin surcertaines dentre elles. Nous pouvons cependant noter ds maintenant que celui-ci prenait appui sur unmodle cognitif la fois trs ancien et moderne. Nous avons dj parl de ses origines immmoriales.Pour ce qui est de sa modernit, il suffira de citer le passage o Cuvier exalte les mthodes et les succsde la nouvelle scie