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PAR GILLES MARCHAND ET JULIE PAYSANT L’art de la négociation 62 / LES CAHIERS DU MONDE DE L’INTELLIGENCE – N° 2 – NOV./DÉC./JANV. 2014 GETTY IMAGES

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  • PAR GILLES MARCHAND ET JULIE PAYSANT

    Lart de la ngociation

    62 / LES CAHIERS DU MONDE DE LINTELLIGENCE N2 NOV./DC./JANV. 2014

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  • On ne nat pas bon ngociateur, on le devient Dans la vie prive et professionnelle, lchelle de deux individus ou de plusieurs nations, la ngociation occupe une place de choix et prend des formes trs diverses. Comment apprend-on ngocier ? Que rvlent les travaux scientifiques sur ce sujet ? quoi ressemblera la ngociation demain ? lments de rponse avec Aurlien Colson, professeur lESSEC, o il dirige lInstitut de recherche et denseignement sur la ngociation (IREN Paris & Singapour).

    La ngociation peut tre politique, commerciale, fami-liale, etc. Parle-t-on toujours dun mme phnomne ?

    Ce qui me frappe est la constance des problmes de ngociation. Quel que soit le contexte, le dilemme entre cration et rpartition de valeur est prsent. Par-tout se pose aussi la question de lcoute. Des motions peuvent apparatre et il faut savoir grer. Cest bien la transversalit de la ngociation qui domine dans le pro-cessus. Cela dit, une difficult propre la ngociation politique existe : des valeurs, des visions du monde, des principes interviennent. Ce sont autant dlments avec lesquels le compromis est plus difficile construire, par rapport des variables montaires ou matrielles que lon peut couper en morceaux.

    Existe-t-il une part de talent naturel chez les ngociateurs ?

    Certes, parce quelle est une activit profond-ment humaine, la ngociation repose sur des qualits interpersonnelles dont nous sommes plus ou moins bien dots. Le fait dtre laise dans la relation aux autres, la capacit matriser ses motions et com-prendre celles dautrui, la rapidit saisir une opportu-nit sont autant datouts. Mais la part de talent inn me semble minoritaire et de plus en plus minoritaire mesure que slvent le niveau et lenjeu des ngo-ciations. Dune part, ces qualits interpersonnelles peuvent samliorer par un travail sur soi. Prendre conscience de limportance de lcoute, par exemple, et en travailler les techniques donnent de bons rsul-

    tats. Idem pour la confiance en soi. Dautre part, et sur-tout, la ngociation se fonde sur un ensemble doutils, de processus et de mthodes, clairs par la recherche et valids par lexprience, qui peuvent tre appris.

    La phase de prparation est-elle la clef de la russite ?Une ngociation russie sappuie sur plusieurs

    aspects : savoir se prparer, mais aussi construire une squence de ngociation dans le temps, matriser les techniques de cration et de rpartition de valeur, grer lchange dinformations, se protger des prin-cipaux biais psychologiques, structurer une quipe de ngociateurs, relever le dfi dune ngociation multilatrale et des coalitions qui sy nouent. Il sagit

    AURLIEN COLSONest professeur de science politique lESSEC, o il dirige lInstitut de recherche et denseignement sur la ngociation (IREN Paris & Singapour). Il coordonne des enseignements de ngociation pour la Commission europenne, le ministre des Affaires trangres et lENA. Ses travaux sur la ngociation et la mdiation sont publis en dix langues. Il a reu en 2008 un grand prix de lAcadmie des sciences morales et politiques.

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    Lart de la ngociation

    denjeux pour lesquels des mthodes prouves existent, peuvent tre apprises puis mises en pratique. Avec Alain P. Lempereur, professeur luniversit Brandeis (tats-Unis), nous avons voulu les rassembler dans Mthode de ngociation.

    Quels rflexes vous paraissent les plus contre-productifs ?La plupart dentre eux participent dune mme

    erreur : se focaliser sur lvident au point den oublier lessentiel. En voici un exemple simple : il est vident que le ngociateur doit parler, sexprimer pour convaincre. Mais le ngociateur qui vire au moulin paroles est sr dchouer. Lessentiel est dabord dcouter : obtenir de linformation qui vaut de lor en ngociation, pour surmonter les asymtries , tmoigner de lgard et consolider la relation, et enfin poser un prcdent : je vous ai cout, et je vous le dmontre en reformulant ma comprhension de ce que vous avez dit, mon tour prsent . Cette phase dcoute avant la prise de parole donne les moyens de prsenter au mieux ce que lon sapprte dire, prci-sment pour tre le plus convaincant possible, dajuster au mieux le point dancrage, etc. De mme, le fait de se ruer sur le gteau pour se le partager, avant de tenter de lagrandir en crant de la valeur. Ou bien de parler du fond sans avoir au pralable prvu un processus et des rgles de travail.

    La ngociation peut parfois basculer dans une forme de manipulation. Quelles sont les prcautions prendre pour viter cette drive ?

    Noublions pas que la ngociation est un pro-cessus qui vise un accord mutuellement satisfaisant.

    Ngociation et spcificits culturellesDans un contexte professionnel ou politique, la ngociation se joue aussi lchelle internationale. Or on ne ngocie pas de la mme faon entre Franais quavec un Chinois, un Amricain ou un Japonais Pour Aurlien Colson, il faut dabord bien se connatre soi-mme, notamment si lon incarne les caractristiques habituelles du ngociateur franais, dcrites par Charles Cogan dans son ouvrage French Negotiation Behavior. Dealing with la Grande Nation (USIP Press, 2003). En bons hritiers de Descartes, nous pensons volontiers que ngocier consiste dmontrer (par A + B, ou par une dissertation en trois parties) lautre quil a tort, et que nous avons donc forcment raison. Alors que lart de la ngociation consiste au contraire laisser lautre conclure quil a raison de nous donner ce que nous recherchons. La dimension culturelle contribue directement la russite ou lchec de la ngociation. Aurlien Colson se souvient dune situation conflictuelle entre une grande entreprise franaise et des partenaires japonais : Les Franais taient trs en retard pour fournir aux Japonais un systme technologique, lequel tait indispensable pour livrer le client final un pays du Golfe. Lors de la ngociation, lincompatibilit semblait totale entre les Japonais rptant vous tes responsables, vous allez payer, et les Franais qui ne pouvaient pas payer les compensations prvues au contrat sans mettre en danger leur entreprise. En rester cette incompatibilit payer le montant prvu ou ne pas le payer promettait lchec. En coutant et en posant des questions, il a t possible de comprendre les motivations profondes des Japonais. En fait, ils ne pouvaient accepter que leur rputation paie le prix du retard des Franais. Ils ne voulaient pas perdre la face devant leur client du Golfe. Ctait aux Franais de payer, en terme de rputation, la honte du retard. Ds lors, il y avait deux variables la ngociation : le montant de la compensation qui fut trs rduit pour les Franais et le prix payer en terme de rputation tout tant organis pour que les Franais soient clairement identifis comme responsables du retard, mais cela les Franais y taient habitus !

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  • quit ne veut pas dire galit : il peut y avoir un grand gagnant et un plus petit gagnant. Mais chacun doit sy retrouver

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    Cela suppose de runir deux conditions : dune part, que cet accord soit efficace, cest--dire quil gnre un contenu auquel ni lun ni lautre des ngociateurs naurait, seul, accs ; dautre part, que la rpartition de ce contenu soit quitable pour chacun. Si laccord est peru comme efficace et quitable, il a toutes les chances dtre durable, troisime caractre dune ngociation russie. quit ne veut pas dire galit : il peut y avoir un grand gagnant et un plus petit gagnant. Mais chacun doit sy retrouver, par rapport la situation quil connatrait en labsence daccord ngoci. Reste que cette quit nest que perue : des asymtries dinformation et des biais peuvent fausser la perception du ngociateur, son dtriment. De plus, ces biais peuvent tre induits par lautre ngo-ciateur l commence la manipulation. La plupart des techniques brutales de marchandage sappuient sur un ou plusieurs de ces biais cognitifs. La psycho-logie sociale explore ces limites de notre rationalit. Pour sen prmunir, le plus simple est den prendre conscience, en lisant un des ouvrages disponibles sur le sujet. Dans Mthode de ngociation, nous dcryp-tons une quinzaine de ces tactiques, non pour inciter les utiliser, mais pour aider les reconnatre et sen prmunir.

    Ngocier peut saccompagner de tensions, de stress ou dagressivit. Quels sont les principaux risques associs aux motions ?

    Les motions sont parties prenantes de la ngocia-tion. Il sagit dun processus profondment humain dont on aurait tort davoir une lecture purement rationaliste ou utilitariste. Des motions positives lenthousiasme,

    lnergie dun engagement authentique aident si elles restent sous contrle. Mais lenjeu principal concerne les motions ngatives : la colre, la douleur, le ressenti-ment, la haine. Ds lors, le risque est triple. Le premier est dignorer les motions, ne pas les reconnatre, de ne pas en tenir compte. Surtout dans les situations conflic-tuelles o les identits personnelles sont en jeu, faire limpasse sur les motions conduit davantage au cul-de-sac dans la ngociation. Le deuxime risque est de perdre le contrle de ses propres motions, dont il faut tre conscient. Le dernier risque, cest de ne pas trouver une rponse adapte aux motions de lautre. Avant de pouvoir reprendre le travail de rsolution de problme, lessentiel est de passer par une phase de reconnaissance sincre de ces motions.

    Christophe Dupont, disparu en 2010, a donn la ngo-ciation commerciale ses lettres de noblesse en France. Vous avez dailleurs dirig un ouvrage collectif, Entrer en ngociation, en son honneur. En quoi ses principaux apports ont conserv leur pertinence ?

    Christophe Dupont a pens la ngociation (com-merciale, mais pas seulement) comme une interaction entre un processus et son contexte : la ngociation nest pas hors sol. Elle senracine dans un environnement organisationnel, politique, social ET culturel qui agit sur elle. La ngociation est une interaction entre les ngociateurs prsents la table, mais aussi entre ce qui sy droule et lenvironnement hors-table : quelles normes peuvent servir de justifications ? De quelles solutions de rechange dispose chaque ngociateur ? Quels autres acteurs peuvent influencer la donne ? Cest cette complexit-l que Christophe Dupont a contribu clairer, notamment avec son modle OCEAN (Objet, Contexte, Enjeux, Asymtries de pouvoir, Ngociations).

    Quel regard portez-vous sur lapproche gagnant- gagnant et la dmarche cooprative proposes par le Harvard Program on Negotiation ? Est-ce la bonne attitude, la plus efficace ?

    Certains estiment que le gagnant-gagnant nest pas toujours possible voire que cette approche est un peu nave. Elle peut nanmoins tre tente. Mais

    LIREN PARIS & SINGAPOUR Par ses activits de recherche, de terrain et de formation en ngociation, auprs dentreprises comme dorganisations internationales, lIREN est intervenu dans 65 pays ce jour.www.irene.essec.edu

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    Lart de la ngociation

    agrandir la taille du gteau nempche pas que surgisse la question de son partage, au contraire. Cest pour-quoi une approche dominante intgrative parat mieux indique. Elle veille crer des gains communs sans ignorer la gestion des moments distributifs, o chacun tchera de tirer la couverture soi. Il serait profondment naf de croire que le gagnant-perdant est possible long terme. Dans tous les pays o jai travaill plus dune trentaine ce jour , personne naime tre perdant en ngociation. Il est irraliste de croire que lautre acceptera longtemps un jeu dans lequel vous gagnez, tandis quil perd.

    Pourtant, on peut avoir le sentiment que dans une ngo-ciation, il y a forcment un perdant. Le partage du gteau peut-il tre rellement quilibr entre les parties ?

    Tout ngociateur reste libre de quitter la table

    des ngociations sans accord : il se tourne alors vers sa solution hors-table, son plan B. Il ne reste la table et signe laccord que sil y trouve son compte, au moins en partie. Il doit donc y gagner. Mais chaque ngociateur peut plus ou moins y gagner Laccord gagnant-gagnant peut savrer GAGNANT-gagnant. Lessentiel est de surmonter limpression initiale selon laquelle telle ngociation ne peut avoir quune issue binaire : lun lemporterait et lautre devrait sincliner.

    Lquilibre de Nash est-il utilisable dans les ngociations professionnelles ?

    La thorie des jeux claire le dilemme du ngo-ciateur : deux ngociateurs interdpendants ont le choix entre deux stratgies opposes, mais galement ncessaires, coopration ou comptition. En coop-

    La ngociation lheure du numrique Les NTIC ont permis de dmatrialiser lchange. On ne se rencontre plus, on organise une visio-confrence. Lvolution permise par la technique est dailleurs encourage par les restrictions budgtaires, dfavorables aux coteux voyages daffaires. Le balancier est all trs loin : on ne se parle plus au tlphone, on senvoie un courriel. Cette instantanit est cependant dfavorable deux ingrdients essentiels de la ngociation. Dune part, elle empche de construire la relation, importante en particulier dans les cultures fort contexte dAsie, dAmrique latine, du monde arabo-musulman et du pourtour mditerranen. Dautre part, elle ne facilite pas lchange dinformation. Chercheurs et praticiens saccordent conclure que les ngociations simples se trouvent encore facilites par les NTIC, tandis que les ngociations complexes ne peuvent vraiment pas faire lconomie du face--face pour construire la relation et mieux changer linformation. Reste que ce mode de ngociation est trs prsent dans lunivers des organisations. Il est donc important dy former les tudiants.

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  • RFRENCESn A. Colson, D. Druckman et W. Donohue (dirs.), International negotiation : foundations, models, and philosophies, Republic of Letters, 2013.n A. Colson (dir.), Entrer en ngociation : mlanges en lhonneur de Christophe Dupont, Larcier, 2011.n A. P. Lempereur et A. Colson, Mthode de ngociation, Dunod, 2010 (2e dition).n C. Thuderoz, Quest-ce que ngocier ?, Presses universitaires de Rennes, 2010.

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    rant, le ngociateur contribue augmenter la valeur commune disponible ; travers la comptition, chaque ngociateur sattache se rserver la meilleure part possible de cette valeur. Le problme est quaucune approche ne se suffit elle-mme. Si le ngociateur se montre uniquement coopratif, il augmente la pro-babilit dobtenir un accord, mais diminue la proba-bilit que cet accord lui soit favorable : en labsence de rciprocit, il risque de se faire exploiter. linverse, si le ngociateur se montre uniquement comptitif, il augmente la probabilit dobtenir un accord qui lui soit favorable, mais diminue la probabilit globale dobte-nir un accord il risque de tout bloquer. Christophe Dupont a soulign le ralisme et lintrt de ce quil appelle une stratgie de ngociation dominante cooprative. Une stratgie cooprative gnrant des gains communs nempche pas quil faille, ensuite,

    discuter du partage de ces gains, ce qui implique une dose de comptition. Mais lintention densemble est bien intgrative.

    Quel est laxe de recherche le plus prometteur aujourdhui en ngociation ?

    La complexit est la grande question de notre temps, comme la soulign Edgar Morin. En ngo-ciation, cela signifie quil nous faut mieux penser encore les dynamiques dextension du primtre de la ngociation : il y a une porosit croissante entre une ngociation et son environnement, et des enchevtre-ments de plus en plus nombreux et puissants entre telle ngociation et dautres. Le bilatral pur sefface pour laisser place ce que jai appel des ngociations quasi-multilatrales : de multiples parties prenantes, qui nont pas accs la table des ngociations, sont de mieux en mieux informes de ce qui sy passe, et peuvent de plus en plus influencer ce qui sy droule. Cest pourquoi les travaux interdisciplinaires sur le dia-logue entre parties prenantes (stakeholders dialogue) sont fructueux. Au sein de lIREN, par exemple, nous analysons les multiples interactions entre lentre-prise et son cosystme, notamment sur des terrains fragiliss par des conflits comme le delta du Niger et lindustrie ptrolire.

    Selon vous, quel serait le profil du bon ngociateur en 2050 ?

    Cest dans bien longtemps, 2050 mais ce monde-l sera celui dans lequel volueront nos tu-diants daujourdhui, lESSEC ou ailleurs. Pr-cisment parce que la technologie continuera de gagner du terrain, mais que la ngociation restera ce quelle est profondment une interaction entre des personnes , je suis convaincu que le meilleur ngo-ciateur sera celui qui prendra le temps dcouter et saura sexprimer. En 2008, lors dun colloque Cerisy, Christophe Dupont sinterrogeait : le monde a-t-il besoin de ngociateurs redoutables, ou de ngocia-teurs clairvoyants, cratifs et inspirs ? . Il nous invitait penser et diffuser ce modle de ngociateur soucieux de ses responsabilits face la socit dans laquelle il sinsre, attentif la lgitimit et, partant, la qualit des accords auquel il parvient.

    En 2050, le meilleur ngociateur sera celui qui prendra le temps dcouter et saura sexprimer