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Tous droits réservés © Cinémas, 2001 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 19 mars 2020 19:35 Cinémas Revue d'études cinématographiques Sergueï Eisenstein : l’acteur manquant Francesco Pitassio Eisenstein dans le texte Volume 11, numéro 2-3, printemps 2001 URI : https://id.erudit.org/iderudit/024853ar DOI : https://doi.org/10.7202/024853ar Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Cinémas ISSN 1181-6945 (imprimé) 1705-6500 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Pitassio, F. (2001). Sergueï Eisenstein : l’acteur manquant. Cinémas, 11 (2-3), 199–224. https://doi.org/10.7202/024853ar Résumé de l'article Eisenstein fut-il un acteur manqué? On sait qu'il mimait, jouait volontiers les rôles dont il parlait dans son enseignement. Cependant la vraie question est plutôt de se demander quelle est la place de l'acteur dans sa réflexion esthétique. On passe ainsi de la théorie de l'expressivité, énoncée contre Meyerhold au début de sa carrière (celle du raccourci, du « revivre » et de l'espace scénique, qui concernent les phases antérieures au filmage), à l'élaboration d'une théorie entièrement liée à la prise de vues et la mise en cadre. Le corps de l'acteur est omniprésent dans le système eisensteinien sans n'être jamais théorisé pour lui-même, comme il l'est chez Meyerhold ou Kouléchov, en raison de son irréductibilité à la commutation du sens, en raison de son altérité.

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Document généré le 19 mars 2020 19:35

CinémasRevue d'études cinématographiques

Sergueï Eisenstein : l’acteur manquantFrancesco Pitassio

Eisenstein dans le texteVolume 11, numéro 2-3, printemps 2001

URI : https://id.erudit.org/iderudit/024853arDOI : https://doi.org/10.7202/024853ar

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Éditeur(s)Cinémas

ISSN1181-6945 (imprimé)1705-6500 (numérique)

Découvrir la revue

Citer cet articlePitassio, F. (2001). Sergueï Eisenstein : l’acteur manquant. Cinémas, 11 (2-3),199–224. https://doi.org/10.7202/024853ar

Résumé de l'articleEisenstein fut-il un acteur manqué? On sait qu'il mimait, jouait volontiers lesrôles dont il parlait dans son enseignement. Cependant la vraie question estplutôt de se demander quelle est la place de l'acteur dans sa réflexionesthétique. On passe ainsi de la théorie de l'expressivité, énoncée contreMeyerhold au début de sa carrière (celle du raccourci, du « revivre » et del'espace scénique, qui concernent les phases antérieures au filmage), àl'élaboration d'une théorie entièrement liée à la prise de vues et la mise encadre. Le corps de l'acteur est omniprésent dans le système eisensteinien sansn'être jamais théorisé pour lui-même, comme il l'est chez Meyerhold ouKouléchov, en raison de son irréductibilité à la commutation du sens, en raisonde son altérité.

Sergueï Eisenstein : Facteur manquant l

Francesco Pitassio

RÉSUMÉ

Eisenstein fut-il un acteur manqué? On sait qu'il mi­mait, jouait volontiers les rôles dont il parlait dans son enseignement. Cependant la vraie question est plutôt de se demander quelle est la place de l'acteur dans sa réflexion esthétique. On passe ainsi de la théorie de l'expressivité, énoncée contre Meyerhold au début de sa carrière (celle du raccourci, du « revivre » et de l'espace scénique, qui concernent les phases antérieures au fil-mage), à l'élaboration d'une théorie entièrement liée à la prise de vues et la mise en cadre. Le corps de l'acteur est omniprésent dans le système eisensteinien sans n'ê­tre jamais théorisé pour lui-même, comme il l'est chez Meyerhold ou Kouléchov, en raison de son irréductibi­lité à la commutation du sens, en raison de son altérité.

ABSTRACT

Was Eisenstein a frustrated actor? We know that he mi­med, and readily acted out the roles he discussed while teaching. The real question here, however, is the place of the actor in his aesthetic theories. In opposition to Meyerhold, Eisenstein articulated at the outset of his career a theory of expressivity which considered aspects of a film's production prior to its shooting, such as fo­reshortening and bringing new life to the scenic space. Later, he would develop a theory founded entirely upon composition and the shot. In Eisenstein, the ac­tor's body is ever-present, without ever being theorized as such as it is in Meyerhold or Kuleshov. The reason for this is that because of its alterity the body can not be reduced to the transference of meaning.

Eisenstein n'abandonna pas seulement sa carrière d'ingénieur à mi-chemin, il fut aussi un acteur manqué. Il participa en effet, comme élève et théoricien de la biomécanique, au laboratoire de Meyerhold, où il fut admis avec Sergueï Ioutkévitch, pour ses talents d'acteur. Plus tard, titulaire de la chaire de mise en scène, il suggérait à ses élèves du VGIK d'être toujours en mesure de mimer le rôle attribué à un acteur. Enfin, en tant que metteur en scène et enseignant, il offrait des performances d'une sou­plesse inattendue aux étudiants et acteurs stupéfaits, ainsi que son maître Meyerhold, Docteur Dapertutto, avait coutume de le faire...

Donc, Eisenstein acteur manqué ? Ce ne serait pas un cas isolé dans le cinéma soviétique des années vingt. Viennent im­médiatement à l'esprit deux autres noms imposants: Vsevolod Poudovkine et Boris Barnet...

Mais la question est avant tout celle-ci : quel rôle joue la ré­flexion sur l'acteur dans le système théorique d'Eisenstein ? A quelles réflexions le cabotin, l'acrobate, le « revivre » l'ont-ils amené? Quel rapport entre la mise en scène et le déploiement d'un geste ou le retour du mime? Certains facteurs invitent à prendre en considération cet aspect du corpus théorique d'Ei­senstein. En premier lieu, la position chronologique qu'y occupe le jeu d'acteur. Situés au début et à la fin de l'énorme masse des écrits du cinéaste, les textes traitant de cette question semblent sceller le parcours intellectuel d'un quart de siècle2. Question théorique qu'Eisenstein effleure à plusieurs reprises, toujours la­téralement, comme en psychanalyse, par ce processus de mise en évidence du problème qui souvent affleure à propos d'autre chose. Question théorique refoulée à chaque fois, avec la pro­messe solennelle d'y revenir de façon définitive — un complexe non résolu, un traumatisme originel et formateur3. Eisenstein affronte l'acteur dans les dernières années de sa vie, marquées également par la réflexion théorique sur le Grundproblem — ap­pellation très révélatrice où se conjugue l'hypothèse d'une mé­moire et d'une pensée du corps. En effet, cette idée d'une capa­cité mnésique du corps semble être le liant nécessaire pour réconcilier enfin la psyché et le soma, le système et l'acteur, l'idéologie imposée et l'expérience vécue : Stanislavski et Meyer-

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hold, une union recherchée par Eisenstein depuis la chute en disgrâce de son maître.

L'acteur revient à plusieurs étapes — les moins publiques et les moins systématiques — de la réflexion d'Eisenstein. De ma­nière plus organique, la question de l'acteur sera affrontée dans sa réflexion sur la mise en scène, durant les années trente, close entre les murs et: les limites du cours de mise en scène du VGIK. À ces occasions, le jeu de l'acteur semble être un argument capa­ble de relancer l'hypothèse d'une esthétique générale. En effet, Eisenstein ne pouvait demeurer étranger au renouvellement russe de la réflexion sur les dispositifs, les textes et la représenta­tion qui localisent précisément dans l'acteur, le centre de ce re­nouveau 4. Ce rôle de l'acteur vaut également pour le cinéma : de nombreux cinéastes de la nouvelle génération avaient été des élè­ves de Meyerhold, ou en avaient subi la très directe influence. À l'origine de l'acteur-ouvrier de Kouléchov, on retrouve la biomé­canique de Meyerhold5. Mais la splendeur métaphorique de l'homme biomécanique a trop souvent occulté l'importance du cirque, du grotesque, du masque, du serviteur de scène, inter­prètes du démoniaque meyerholdien et suggestifs pour d'autres cinéastes comme Kozintzev et Trauberg qui, en 1921 encore très jeunes, fondent Ja FEKS (Fabrique de l'Acteur Excentrique)6.

Le champ du discours sur l'acteur de cinéma est très vaste. Le jeu d'acteur a été souvent réduit à l'acteur de genre et à la mise en avant du jeune premier : le montage, étiquette collée à «l'école soviétique», fut longtemps porteur de graves exclu­sions — la FEKS et Barnet avant tout. Et pourtant l'acteur joue un rôle prépondérant sur beaucoup de scènes théoriques quand bien même il le serait par rapport à une autre «spécificité» du septième art: le mouvement7. Eisenstein entre de plein droit dans ce vaste champ théorique : d'abord en tant qu'élève de Meyerhold, puis en tant que maître. Il est souvent l'héritier du premier et son influence se retrouve, par exemple, dans l'atten­tion prêtée aux rapports stase-mouvement, aux conflits matériau-volonté et jeu-posture; et encore, dans la certitude que les figures de langage ne permettent pas en soi des effets de sens déterminés, consentis plutôt par l'articulation d'un processus textuel. Il n'est sans doute pas fortuit que parmi les théoriciens

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du muet, Eisenstein soit le seul à ne pas laisser d'espace au trai­tement du rapport acteur-premier plan : c'est que ce dernier n'est pas une entité morphologique mais une unité sémantique. En d'autres termes, ce riest pas la taille d'un visage qui compte, mais celle du sens8. Eisenstein participe à cette réflexion générale sur l'acteur en tant qu'homme de spectacle dans la Russie des années vingt, lié initialement à l'excentrisme de Pétrograd et pour de nombreuses autres bonnes raisons.

Nous ne suivrons pas ici un parcours strictement chronologi­que, même si cette solution est par ailleurs souhaitable, compte tenu de l'importance de certains tournants dans l'ordre du dis­cours en Union soviétique. En revanche, ce sur quoi nous vou­drions insister, c'est la permanence dans les textes d'Eisenstein, au gré de modulations répétées, d'une figure demeurée dans l'ombre ou affrontée sous d'autres angles : l'acteur. Nous ne fe­rons qu'épisodiquement référence aux spectacles et films du metteur en scène, ainsi qu'aux suggestions provenant des ac­teurs, car ces aspects ont déjà été étudiés et nous ne voyons rien à ajouter. Le choix concernera en conséquence les textes du met­teur en scène à caractère plus spécifiquement théorique ou di­dactique.

Eisenstein entre à l'atelier de Meyerhold en septembre 1921 et devient rapidement un élément clef du groupe chargé de don­ner des leçons de biomécanique et de rédiger des textes explica­tifs dans cette discipline. Parallèlement, le jeune élève travaille comme scénographe, écrit des pièces avec loutkévitch, entre au Proletkult9, où il s'affirme comme enseignant et metteur en scène. Le fruit de cet apprentissage auprès de Meyerhold et de ces premières expériences théâtrales se trouve dans certaines no­tes pour des cours au Proletkult, des articles accompagnant la mise en scène du Sage et le film La Grève (1924 10), ainsi qu'un essai important rédigé avec Sergueï Trétiakov : « Le mouvement expressif». Dans ces premiers textes se dessinent déjà certaines lignes directrices de sa réflexion sur l'acteur, ainsi que les carac­téristiques récurrentes de la future esthétique eisensteinienne, en particulier l'étroit rapport qui existe entre le « mouvement ex­pressif» et le « mouvement inverse » (otkaz) théorisé par Meyer­hold. En effet, pour les deux hommes, le but n'est pas la

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vraisemblance du mouvement exécuté sur scène, mais sa percep­tibilité, la possibilité de produire une signification sur le plan de la pure sensation. Par conséquent, un égal désintérêt frappe l'idée du geste-signe, soit une équivalence entre langage gestuel et langue naturelle, qu'avait recherchée au contraire la panto­mime du XIXe siècle11. Un mouvement, pour être perceptible, doit se constituer sur une base conflictuelle, c'est-à-dire avoir pour origine son contraire. Mais Eisenstein entend se distancer de son maître : au lieu de partir de l'eurythmie d'Emile Jaques-Dalcroze incluse dans le programme d'enseignement de Meyer-hold, le metteur en scène se choisit d'autres références théori­ques. Le refus des enseignements de Jaques-Dalcroze et du magistère de Delsarte oppose en outre Eisenstein à Kouléchov, qui semble emprunter au premier l'idée de rythme de l'interpré­tation et au second un dictionnaire des expressions humaines. Le metteur en scène du Proletkult manifeste déjà son intérêt pour une conception holistique de l'œuvre, c'est-à-dire du texte considéré comme un organisme. A l'idée d'un rythme corporel et d'une position non organique des membres dans l'espace, « arbitraire et indépendante du principe d'unité, articulée méca­niquement selon les petits mouvements d'une grille métrique donnée» (1998, p. 205), Eisenstein oppose un rapport dialecti­que entre mouvement réflexe (réflexe non conditionné) et exer­cice d'intentionnalité (conscience). Partant de Ludwig Klages et Rudolf Bode, Eisenstein et Trétiakov émettent l'hypothèse que la base de tous les mouvements possibles est une quantité res­treinte de mouvements réflexes qui offrent de multiples décli­naisons par l'exercice de la conscience. Cette assertion permet deux importantes acquisitions théoriques. Premièrement, le re­fus du corps mécanique et taylorisé, risque inscrit dans la bio­mécanique, et mythe de la naissante culture soviétique, présent également au cinéma. En second lieu, la récupération de la di­mension inconsciente de l'agir de l'acteur sur un plan matériel puisque l'inconscient est considéré comme base de départ: le facteur inhibiteur de la conscience par rapport à un mouvement naturel, permet la maîtrise de la forme. La volonté est un élé­ment conflictuel : l'imposition d'un accent. Cette position reste ferme dans la réflexion d'Eisenstein qui y reviendra plusieurs an-

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nées plus tard, et ira plus loin que Klages (Eisenstein, « [Stutt­gart] » [1929], dans Albera, 1990, p. 34 et 61) :

[...] l'expression humaine est conflit entre réflexe con­ditionné et non conditionné. (Sur ce point je ne suis pas d'accord avec Klages qui 1) ne considère pas l'expression humaine dynamique­

ment comme un processus, mais stat iquement comme une résultante et

2) attribue au domaine de 1' « âme » tout ce qui est mo­teur, par contre seulement ce qui est frein à la « ra­tio»).

Paradoxalement, c'est justement cette dialectique entre un mouvement fluide et sa canalisation en gestes perceptibles qui permet au théoricien de récupérer le corps mécanique, celui de la marionnette louée par Kleist. Cette tension entre deux pôles met immédiatement en cause Meyerhold et sa réflexion sur la duplicité de l'acteur : « L'acteur imprègne de conscience chaque partie du corps, le dupliquant de cette façon pour obtenir un maximum d'expressivité. C'est une organisation, un contrôle permanent» (Picon-Vallin, 1990, p. 115 12). Il s'agit d'un acteur-spectateur, en mesure de sortir de soi-même pour se regarder agir. La production de ce trait distinctif dans le jeu de l'acteur se concrétise dans le geste. C'est à travers le geste que l'acteur d'Eisenstein se donne à voir et peut être vu. Le geste, qui, dans les années vingt, s'identifie avec le mouvement expressif, révèle :

[...] une intention motrice donnée, c'est-à-dire une orga­nisation rationnelle du corps et des membres à chaque moment déterminé, destinée à la réalisation motrice de l'élément du mouvement indispensable en rapport avec la tâche que l'on se propose (Eisenstein, 1988, p. 52; c'est nous qui soulignons).

Il est encore plus intéressant de vérifier les divers recours au geste dans les écrits d'Eisenstein: coexistence dans l'œuvre de la fonction mimétique et de l'idéologique, le geste manifeste la même duplicité que le texte. Le théoricien écrit dans les années trente :

[...] dans le geste de l'homme qui parle de quelque chose, dans l'image formée par un tel geste, il faut

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trouver précisément la même bidimensionalité inextri­cablement liée : la figuration de l'événement et la mani­festation de sa réaction à cet événement (« Montage 1937», 1991a, p. 35 ; c'est nous qui soulignons).

Ultérieurement, à partir de l'acteur, le geste devient expres­sion tout court d'une intention dans le texte, accord entre un matériau et une forme imposée par une volonté, ou correspon­dance entre des moyens expressifs différents. S'agissant des plans plastique et musical, Eisenstein affirme :

[...] une coïncidence s'opère entre le mouvement de la musique et le mouvement que l'œil effectue le long des li­gnes de la composition plastique. En d'autres termes, le même geste est à la base à la fois de la structure musicale et de la structure plastique («Montage vertical» [1940], 1976a, p. 320; 1991a, p. 381 ; c'est nous qui soulignons).

Evidemment, le geste assume ici une valeur métaphorique; mais la récurrence de cette figure ainsi que la connotation per­manente de bidimensionalité qui la concerne éclairent une gé­néalogie Meyerhold-Eisenstein qu'il faut souligner.

Le matériau fondamental de l'acteur, le champ dans lequel s'exercent les tensions, est le corps. L'acteur est continuellement dé­chiré entre le naturel et la nécessité de donner forme, de produire une signification, de dépasser les résistances naturelles du corps aux torsions imposées... Chez Eisenstein, digne élève de Meyerhold, le corps de l'acteur obéit au principe de totalité, c'est-à-dire à l'impli­cation dans chaque mouvement du tout complexe. Règle que le metteur en scène-théoricien suivra longtemps et transmettra à ses élèves du VGIK. Mais le but du travail de l'acteur est la transmis­sion d'une émotion, c'est-à-dire du sens de la représentation. L'orientation de celle-ci se produit toutefois en vertu de l'imposi­tion d'un accent, d'un geste. Le mouvement a pour origine l'émo­tion, et à travers sa mise en forme, par un acte volontaire, produira autant d'émotion chez le spectateur. Le jeu de l'acteur ne peut par­tir que de l'émotion. C'est une certitude qu'Eisenstein gardera tout au long des années, puisqu'en 1924 déjà, il écrit:

seul un affect peut être la cause d'une manifestation organique motrice et non une impulsion volontaire,

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laquelle n'agit d'ordinaire que comme frein et déviateur des intentions (1988, p. 52).

Seize ans et quatre films et demi plus tard, il répète :

[...] dans les questions strictement limitées à la compo­sition, nous verrons que l'homme et l'interaction entre geste et intonation, quand ils sont générés par une même émotion, se révèlent une fois de plus le modèle idoine pour déterminer les structures audio-visuelles qui procèdent de manière absolument identique de la même image initiale (1976a, p. 254; 1991a, p. 328).

La mise en forme du corps, dans la syntaxe du texte théâtral, prend le nom de raccourci. Ceci pourrait ressembler à la pose, gel de l'action à son acmé, forme dominante dans le théâtre entre les XVIIe et XIXe siècles et plus-value esthétique dans le ci­néma des deux premières décennies13. Au contraire :

Un raccourci structure le corps pour produire un maxi­mum d'expressivité, en rendant mécaniquement aiguë l'essentialité du mouvement. Une pose n'a aucune rela­tion avec le mouvement général, elle est statique, close sur elle-même et pour soi, complète, non utilitaire. Un raccourci est un mouvement bloqué, extrait du mouve­ment général, un point de fracture entre deux mouve­ments, un mouvement potentiel, la dynamique pour un moment congelée. Il est toujours utilitaire (Eisens-tein, 1996, p. 169).

Ce « mouvement potentiel » produit, par sympathie, une réac­tion chez le spectateur. Adoptant et adaptant assez librement le behaviourisme de William James, Eisenstein émet l'hypothèse que la vision d'un comportement déterminé, rendu particulière­ment pregnant pour le spectateur, produit chez ce dernier un comportement analogue par imitation/contagion. Les conditions particulières dans lesquelles se trouve le spectateur, c'est-à-dire l'immobilité et le développement de l'activité intellectuelle au dé­triment de l'activité physique, génèrent une émotion, succédané de l'action. À ce point, déjà, se dessine clairement une théorie de la commutation d'une unité sémantique déterminée, via les diffé­rents niveaux de l'expression, qui aboutira au concept d'extase,

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comme conversion/explosion du sens en différentes séries 14. Cette théorie de la commutation comporte également une théo­rie de la communication où acteur et spectateur occupent une place d'honneur et, à ce stade, quasiment égalitaire.

Le raccourci suggère aussi l'idée plus ample d'attraction, d'un rapport conventionnel entre représentation et réfèrent déséquili­bré dans l'organisation d'un texte théâtral fondé sur la progres­sion géométrique de mouvements incisifs sur le spectateur. Prin­cipe de représentation qu'Eisenstein reprend en partie du théâtre de la convention de Meyerhold mais qu'il tire également de la tradition théâtrale orientale15. Le principe du «matériau-factuel» s'oppose au principe «fonctionnel-représentatif16». Nous faisons abstraction de la polémique avec le Théâtre d'art de Moscou, inhérente à cette même opposition, polémique d'ailleurs largement répandue dans la tradition théâtrale russe. Ce qui est ici en jeu, c'est plutôt l'idée de traiter les actions phy­siques comme de simples composantes d'un texte dont le pro­cessus est destiné à produire un effet sur le spectateur. Il s'agit de constituer chaque action comme monème d'une unité plus complexe, une sorte de phrase physique :

Pour une série d'actions, il faut d'abord établir le dessin général de la composition spatiale globale, puis l'on pro­cède de manière singulière. [...] Le problème réside es­sentiellement dans le processus expressif capable de tra­verser chaque pose et de lui attribuer une signification qui peut être totalement différente de celle que la pose aurait eue, examinée pour elle-même (Eisenstein, 1989a, p. 115-136).

Les modalités par lesquelles ces actions sont rendues pertinen­tes dans une unité plus complexe provoquent chez Eisenstein une hésitation entre une conception spatiale et une temporelle. Dans le second cas, c'est l'idée de rythme des actions qui prévaut, hypothèse commune à beaucoup de réflexions sur l'acteur de théâtre et de cinéma dans la Russie pré et postrévolutionnaire17. Le metteur en scène écrit en fait dans les années trente dans une optique graduée de la représentation :

Le rythme est l'étape suivante sur la voie de l'image gé­néralisée, qui s'ouvre avec la métaphore du geste. [...]

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Le rythme de l'action de l'acteur à l'intérieur du ca­drage constituera l'élément de généralisation maximale du contenu de ses actions (Eisenstein, 1985b, p. 294).

Dans les phases précédentes, c'est surtout le rythme plastique rigoureux qui préside à l'exécution des actions. Ici, le modèle sur le plan représentatif est clairement pictural — de Hogarth à Daumier —, alors que sur le plan du spectacle, le modèle est ce­lui des mises en scène de Meyerhold, qui, déjà dans la première décennie du siècle, au théâtre de la Kommissarjevskaïa, réussis­sait à réifier les mouvements de ses acteurs et à les écraser contre des toiles de fond proches et écrasantes :

[...] trame d'attitudes sublimes de «clins d'œil», de len­tes trajectoires gestuelles, [...] les acteurs [...] tels une végétation chromatique de fantoches somnambules, de figures égyptiennes congelées (Ripellino, 1974, p. 116).

Eisenstein se débat entre le désir de fixer l'action en acte, de concentrer le maximum d'expressivité dans des gestes tendant au sublime, et le besoin d'une dynamique. Une grande partie de la réflexion du metteur en scène sur l'organisation des actions physiques ou jeu scénique (igrà) s'appuie sur cette contradiction. Un organisme compris comme expansion progressive du sens se­lon une orientation précise, capable simultanément de garantir l'unité du mouvement d'accroissement. Dans cette dimension organique se révèle la profonde distance avec Kouléchov avec le­quel il polémique ouvertement dans les années vingt18. Opposi­tion équivalente à celle qui distingue pose et raccourci, décrite plus haut. En fait, si l'auteur des Aventures de Mister West (1924) décompose le corps de l'acteur en éléments à traiter séparément, Eisenstein théorise l'acteur comme centre de gravité variable du­quel tout dépend, tandis que Kouléchov segmente l'espace scé­nique selon des lignes parallèles rigides et perpendiculaires aux limites de l'écran, grille sur laquelle disposer et déplacer l'acteur. Le premier postule une priorité du sens, qui seul peut fournir une structure et une organisation à l'espace et donc, si la posture analytique de Kouléchov vise à la définition d'une structure spa­tiale et corporelle de valeur absolue, Eisenstein lui oppose une conception évolutive de la récitation et de l'occupation de

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l'espace scénique (planirovka), une méthode qui doit se confron­ter à chaque tâche contingente19.

La conception évolutive de l'enchaînement des actions a néanmoins un aspect spatial, où c'est le cadrage qui prévaut sur le plan, c'est-à-dire sur le temps. D'autre part, Eisenstein n'a ja­mais été un cinéaste enclin à représenter le temps lié de manière directe à un signifiant, nonobstant le fait qu'il adopte des for­mes symboliques en mesure de le véhiculer20. Dans ces cas, c'est une dimension graphique de l'interprétation qui s'affirme. Idée graphique clairement liée à une esthétique propre au ci­néma muet, à une priorité du plastique sur le vraisemblable. Graphisme particulièrement répandu dans le milieu soviétique mais également dû à l'apprentissage théâtral de beaucoup de fu­turs cinéastes : Ioutkévich, Kozintzev, Kouléchov, sans compter Eisenstein. Mais on pourrait en dire autant de l'intégration fi­gure/fond dans Caligari de Wiene, des rapports entre Ernst Deutsch et l'espace scénique dans De l'aube à minuit (K. H. Martin, 192021), des liens entre esquisse et réalisation chez Paul Leni, et ainsi de suite... Chez Eisenstein, ce qui permet de soustraire la représentation à la fixité de la pose, toujours mena­çante, c'est le lien réalisé par un dessin formel complexe, ex­pression éventuellement graphique, mais aussi un mouvement du sens de la représentation, du «sens unitaire de la scène». Forme graphique correspondant à la ligne serpentine que, dans les années trente, Eisenstein retrouve dans les textes de Hogarth et dans mille autres exemples (« Organicità et immaginità » [1934], Eisenstein, 1993a) : variation, croissance et mouvement figés en une formule graphique, néanmoins toujours soumise au conflit avec le matériau, où elle doit être totalement impli­quée.

Dans les années trente, la mise en scène, la phase de l'organi­sation du jeu scénique précédant les prises de vues (cadrage) est soumise à un principe graphique, et se définit comme :

[...] projection graphique du caractère de l'action. [...] Le caractère se manifeste à travers les actions [...]. L'aspect spécifique des actions est le mouvement. [...] La trace des mouvements est la mise en scène (Eisens­tein, 1985b, p. 17; c'est nous qui soulignons).

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La question est de subdiviser le mouvement scénique en pha­ses, et simultanément, par un acte égal et contraire, d'unir cha­que moment-pose particulier dans un dessin capable d'inoculer dans la plastique la force du temps. La dimension graphique, at­traction spatiale maximale, a en soi le germe capable de conver­tir le statique en dynamique :

Puisque l'action, du point de vue plastique, est subdivi­sée en plans, très peu de metteurs en scène se préoccu­pent d'en construire la composition [kompozitsïia] en clefs différentes, avec une expressivité toujours croissante dans le passage d'un cadrage à l'autre et d'une prise de vues à l'autre. Au théâtre, tout ceci est plus complexe, plus difficile. Le théâtre est à cet égard beaucoup plus instructif (Eisenstein, « Katerina Izmajlovna e La si-gnora délie camelie» [1933-1934], 1993a, p. 22; c'est nous qui soulignons).

On reconnaît dans ce tribut payé au théâtre une science de la scène, de la possibilité de produire des effets de sens précis mal­gré les contraintes du dispositif. Pionnier en la matière, Meyer-hold, dans une phase postbiomécanique, dégage l'idée du plan de la taille du cadrage et du cinéma même, avec la mise en scène du Révizor (1926) de Gogol22.

Un même dessin formel organise le mouvement scénique, c'est-à-dire l'enchaînement des raccourcis, mais encore de chaque moment singulier. L'exemple de l'atelier de Rodin permet à Ei­senstein de rechercher, dans la suspension du mouvement, une posture capable de fixer momentanément les traits les plus perti­nents de l'acteur. Rodin faisait circuler ses modèles dans l'atelier, les arrêtait au moment où il repérait la posture qui répondait le mieux à son intention. Eisenstein souligne :

Le maximum de l'effort n'est pas engagé pour chercher à obtenir du « type » certaines expressions par des répé­titions nécessaires, mais pour cueillir dans le cours des répétitions ce qui lui est naturel, habituel et spontané. Il faut savoir choisir parmi ces traits celui qui corres­pond à l'idée de l'auteur (1989a, p. 347).

Le metteur en scène fait ici clairement référence à la pratique du typage, mais ce qui est plus déterminant, c'est l'arrêt du mou-

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vement, la pose dans la continuité, mais synthétique par voca­tion, la condensation des traits caractéristiques d'un mouvement entier en une seule phase23. Cette coïncidence d'un maximum de mouvement avec l'immobilité est « bien connu dans les meilleures traditions théâtrales : du kabuki à Sarah Bernhardt, de la Duse à la Kommissarjevskaïa» (Eisenstein, 1989a, p. 146). C'est le point où le visage vient à coïncider avec le masque, le corps, le hiéroglyphe: le maximum d'expression avec le mini­mum de moyens.

La coexistence d'une multiplicité de traits dans une même unité a à voir avec le principe du montage à la base de l'esthéti­que d'Eisenstein, opérant dans le corps même de l'acteur. Il s'a­git d'un jeu brisé, qui se retrouve même dans le graphisme de Daumier ou dans le Laocoon décrit par Lessing : coexistence des phases chronologiquement successives dans une forme synchro-nique ; mais aussi la répartition de plusieurs données narratives dans divers membres du corps, qui se retrouve chez les acteurs kabuki (Eisenstein, 1969, p. 26). L'idée du montage récitatif ne prévoit toutefois pas seulement une actualisation perfective, mais également un déroulement dans le temps :

[...] un jeu cohérent et qui porte n'est donc [...] que la juxtaposition de quelques gros plans déterminatifs. En se combinant, ils engendrent une image du contenu du jeu et non une simple représentation de ce contenu. [...] Qu'y a-t-il de remarquable dans cette méthode? Avant tout son dynamisme, le fait que l'image recher­chée n est pas donnée mais quelle surgit, quelle naît (Ei­senstein, 1958, p. 86-87 et 92; 1976a, p. 223 et 227; 1991a, p. 305 et 309).

Le montage comme méthode de production d'une image in­existante sur le plan de l'expression occupe entièrement la ré­flexion d'Eisenstein dans la seconde moitié des années trente, jusqu'à devenir un système global de défense et de relance sur le plan idéologique, au moment ou l'étau stalinien se resserre. Les plus proches personnes du metteur en scène en sont victimes : Isaac Babel, Serge Trétiakov, Vsevolod Meyerhold même. Le théâtre de ce dernier est fermé après une campagne de presse in­famante, l'artiste est accusé de crimes grotesques — trotskisme,

Sergueï Eisenstein : l'acteur manquant 211

espionnage en faveur de la Grande-Bretagne et du Japon (sic !) et fusillé le 2 février 1940. Le 14 juillet de Tannée précédente, alors que le metteur en scène est déjà incarcéré, sa femme, Zinaïda Raïkh, qui avait encouragé Eisenstein à entreprendre sa propre carrière, est assassinée de manière barbare dans sa propre maison. Dans ce contexte angoissant, Eisenstein exécute une manœuvre géniale en réussissant à inclure dans le montage le processus du «revivre». Après avoir assimilé l'acrobate, et le pit­toresque, l'excentrique américain et le bouffon durant son ap­prentissage théâtral, l'acteur de kabuki et celui de l'Opéra de Pékin dans la seconde moitié des années vingt, il s'approprie l'interprète désincarné, depuis peu soustrait à la scène et élu re­présentant du « réalisme socialiste » : l'acteur né de la méthode empirique de Constantin Stanislavski et du dogmatisme de Vla­dimir Nemirovitch Dantchenko.

La réalisation d'une émotion dans l'expérience intérieure de l'acteur et sur la scène dépendent, dans la relecture d'Eisenstein, de la juxtaposition savante de fragments/visions intérieurs capa­bles de générer une nouvelle image. Un parallèle est institué, dans un premier temps, entre Stanislavski et les procédures de la mystique d'Ignace de Loyola (Eisenstein, 1985b, p. 169-200), mais en même temps il complète le processus d'un parcours gé­nérateur de significations, rapporté à l'acteur, dont la constante est le montage. Ce n'est pas tout. Il récupère la leçon de Meyer-hold sous deux aspects. Avant tout, le travail sur les actions phy­siques devient le premier stade d'une succession qui prévoit le « revivre » (moment spirituel) au second niveau, le caractère (mouvement de la conscience) au troisième et le drame (mouve­ment de l'action) comme dernière phase. En second lieu, l'an­cienne thèse behaviouriste sur la contamination propagée par l'action physique entre l'acteur et le spectateur est actualisée : le public n'est pas seulement le transformateur de l'action en émo­tion, en raison de son immobilité, mais aussi parce qu'il « re­monte » cette même émotion intérieure, après que celle-ci ait été dans un premier temps assemblée par l'acteur (Eisenstein, 1985b, p. 169-20024). Dans cette optique systématique, où un même sens s'actualise dans une série de plans d'expression diffé­rents, la comparaison entre les divers moments de la progression

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devient également possible. Ainsi, aux visions intérieures de Fac­teur qui «revit» correspondent les cadrages, susceptibles d'être montés pour produire une image qui les excède.

La théorie du typage L'intérêt pour la génération et la transmission d'une émo­

tion/image qui précède et outrepasse chaque représentation par­ticulière, caractérise aussi la réflexion d'Eisenstein sur le typage, dont la relecture révèle certaines solutions parmi les plus origi­nales et les plus suggestives de sa théorie de l'acteur cinémato­graphique. Le typage, pratique courante dans le cinéma soviéti­que naissant consistant à sélectionner des acteurs non professionnels — représentants de classes sociales jusqu'alors oc­cultées ou déformées par la représentation cinématogra­phique —, fut un des éléments de rupture majeurs avec la tradi­tion russe prérévolutionnaire; simultanément, il constitua, sur le plan de la réception des œuvres au niveau international, un des facteurs les plus novateurs et caractéristiques de la production soviétique. La capacité du type à caractériser une cinematogra­phic nationale entière a longtemps maintenu dans l'ombre la va­riété des pratiques qu'elle subsume, et la fécondité de la ré­flexion théorique qui le fonde. La préoccupation de notifier l'origine extra-esthétique des interprètes et la logique anti­spectaculaire qui préside à leur emploi ont favorisé une incapa­cité notoire à comprendre la complexe opération esthétique du typage, c'est-à-dire la convocation simultanée d'arts majeurs et mineurs, l'activation de codes culturels et de pratiques non artis­tiques. Dans une certaine mesure, le typage réalise une catégori­sation analogue à celle qui s'est produite avec le montage: les deux étiquettes ont caché l'acteur, resté en retrait; un acteur ici compris non pas, ou non seulement, comme bagage de savoir technique et traditionnel, mais en tant que lieu théorique: ac­tualisation d'un problème de représentation (comment repré­senter une figure humaine ?) et narratif (comment constituer le personnage?).

Le typage dans la réflexion d'Eisenstein est lié, en première instance, à la possibilité de condenser les traits plus pertinents d'une image qui le précède, et atteignable uniquement par cette

Sergueï Eisenstein : l'acteur manquant 213

voie indirecte. Le visage du naturchik est effectivement un champ signifiant, une « constellation de traits autour de laquelle doit se constituer un visage donné et concret » (Eisens-tein,1989a, p. 387; c'est nous qui soulignons). Ce visage relève en tout et pour tout de la position centrale du montage comme processus signifiant, qui assemble entre eux des traits différents à partir et en vue d'une image. Il s'agit d'une opération construc­tive, dans laquelle le visage d'un acteur équivaut à un assem­blage réalisé par un metteur en scène. Cette idée s'associe à une autre qui enrichit la première : la sélection de non-professionnels sur la base d'un code physiognomonique, d'une axiologie cou­rante dans l'encyclopédie d'une culture donnée25. Eisenstein conçoit le type surtout comme représentation du visage humain, à partir de la socialisation intense à laquelle cette partie du corps est soumise, « le lieu le plus intime et en même temps le plus ex­terne du sujet» (Courtine et Haroche, 1988, p. 183).

L'angle du visage choisi par Eisenstein est celui le plus ex­terne, en tant qu'objet d'investissement passionnel de la société, lieu de fixation d'un nombre considérable de croyances et con­victions sur l'intériorité déduites de l'observation de l'aspect ex­térieur26. Depuis le «Mouvement expressif», le théoricien et metteur en scène subdivise le corps humain en zones plus ou moins favorables à la réalisation de mouvements rythmiques et réflexes (par exemple le tronc) et d'autres spontanément volon­taires et socialisés : les membres et le visage. Justement parce que le visage a un coefficient élevé de socialisation, celui-ci est très codifié, donc particulièrement apte à fonctionner comme signe et produire par combinaison une image déterminée chez le spec­tateur. Le système physiognomonique devient ainsi un code à exploiter pour le bon fonctionnement de la représentation :

Il semble que la perception physiognomonique agisse en nous de manière assez puissante. [...]. Il est néces­saire de traduire le contenu d'une œuvre déjà dotée d'une forme en un système de représentations essentiel­lement physiognomonique (Eisenstein, 1989a, p. 296).

En outre, le système physiognomonique ne constitue pas seu­lement une possibilité à la disposition du cinéaste aux prises

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avec des non-professionnels, une modalité d'individuation, de sélection et recrutement : c'est aussi un critère d'orientation pro­ductif pour l'acteur professionnel, qui, sur cette base, organise sa propre interprétation27. La physiognomonie tire sa propre éner­gie signifiante et son pouvoir de véracité de la coexistence d'une dimension sémiotique, c'est-à-dire culturelle, et d'une autre na­turelle et contingente :

Dans le type, vous aurez cette figure qui exprime tout, sur la base de l'expérience sociale [et non seulement so­ciale, mais aussi biologique} d'un public déterminé (Ei-senstein, «Théâtre et cinéma» [1934], 1993a, p. 174).

Il s'agit d'un signe d'autant plus fort qu'il est plus impliqué dans le matériau. L'appréciation physiognomonique est une mo­dalité pour organiser la représentation sur le plan figuratif, pour structurer une axiologie pertinente au plan visuel, avant même le plan narratif. Ou, si l'on préfère, une manière de narrativiser le visuel. Simultanément, l'emploi de la physiognomonie dans le typage croise la nécessité d'exprimer le visage de la foule. Ses réali­sations dans les années vingt passent à l'histoire, également, pour la forme donnée au nouveau visage de masse de la Russie révolutionnaire. La représentation plus conforme à cette masse, à la variété de l'anonymat, c'est un typage, c'est-à-dire la classifi­cation par types.

Vers la fin du XIXe siècle, « la nécessité de caractériser chaque individu [...] au fur et à mesure que; dans le cadre de l'espace public, l'anonymat se substitue progressivement aux rapports de connaissance réciproque» (Corbin, 1986) pousse la société à adopter des pratiques identificatrices ; parmi celles-ci, le portrait photographique et le portrait-robot prévalent. Il s'agit d'une classification des visages, qui classe le multiple par une typologie active des représentations (réciproques) de classe, opérationnelle sur le plan scientifique, en particulier dans l'anthropologie cri­minelle (Lombroso28). Eisenstein adopte ce type de représenta­tion, pleinement conscient de sa valence culturelle et relative, pour donner un visage aux masses elles-mêmes. Dans les années trente, il s'en explique a posteriori devant ses élèves du cours de mise en scène :

Sergueï Eisenstein : l'acteur manquant 215

Le futur metteur en scène a beaucoup à apprendre... des méthodes de la police judiciaire. En premier lieu, il doit apprendre à examiner la technique et à reconnaître les signes et les indices d'un visage [...]. Sélectionner de la meilleure manière les éléments types d'un visage et puis être capable de les assembler, les combiner de ma­nière à ce qu'ils donnent une idée précise du tout, « les monter» (Eisenstein, 1989a, p. 388-389).

D'un côté, on retrouve donc l'idée d'un «visage monté» — combinatoire applicable à un sujet collectif à travers la succes­sion de visages-cellules différents ; d'un autre côté apparaît la ré­flexion dont sont faites les pratiques identitaires en tant que procédure analytique et forme de représentation. Une représen­tation schématique analogue à des formes artistiques mineures, mais qui reste en rapport avec le visage humain : l'affiche et la caricature. Il faut le souligner : un théoricien aussi attentif aux méthodes de composition et à la tradition des arts figuratifs, lorsqu'il trace le profil du visage cinématographique, laisse de côté l'art du portrait, pour embrasser les arts mineurs. Pour Eisenstein, la représentation du visage ri est jamais liée à l'expres­sion d'une âme ou d'une intériorité cachée derrière celui-ci : un visage vaut pour le social qu'il montre non pour l'individuel. C'est ici que s'origine le désintérêt pour la tradition picturale du portrait, fondée au contraire sur la préoccupation des rapports entre le visage et l'âme. En outre, le visage du type ne se consti­tue jamais comme lieu d'une transformation ou d'une émer­gence passionnelle. C'est au contraire un visage tendu, précis, fugace : de ceci découle le rôle accordé à la brièveté du fragment qui le montre. Le visage du type est plutôt assimilable aux mas­ques de la commedia dell'arte, donc à nouveau à l'archétype so­cial:

Quel est l'élément théâtral que le type cinématographi­que développe en une qualité nouvelle ? Le masque. Cet élément [...] le plus conventionnel du théâtre ap­paraît, dans sa nouvelle qualité, comme Vêlement ciné­matographique «le plus pur» pour ce qui concerne la re­présentation de l'homme singulier. [...] Le type occupe dans le cinéma une fonction de principe : c'est la limite de l'expressivité qui, dans le théâtre, est représentée par

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le masque (Eisenstein, 1989a, p. 405 ; c'est nous qui soulignons). Si vous comparez les principes de la commedia dell'arte avec ceux du typage, vous vous rendrez compte qu'il s'agit d'une même tendance («Théâtre et cinéma», Ei­senstein, 1993a, p. 173).

On reconnaît ici également l'héritage meyerholdien, dans l'at­tention prêtée à la commedia dell'arte, mais aussi dans l'ambi­tion de transformer le visage en signe. Héritage recueilli de la même manière par la FEKS, qui centre justement autour du masque et du stéréotype l'agir d'un acteur hautement profes-sionnalialisé plutôt que d'un naturchik (modèle29). L'adoption d'un principe fonctionnel identique pour le travail avec des acteurs professionnels ou non démystifie le poids extra­cinématographique du type, ou du moins suggère une autre di­mension de son fonctionnement, en particulier la dimension culturelle évidente qu'y occupe le visage, que ce soit un masque ou une physionomie30. Ce qui caractérise au contraire la prati­que d'Eisenstein par rapport à celle de la FEKS, c'est la fonction du metteur en scène, dans son cas un «compositeur», par rap­port à une plus grande liberté laissée à l'acteur par les metteurs en scène de Leningrad — Guérassimov ne commence pas par hasard comme acteur de la FEKS pour devenir progressivement autonome, puis assistant-metteur en scène, et enfin metteur en scène31.

La question théorique du typage superpose souvent deux plans qu'il convient de distinguer: la narration et l'acteur. D'un côté l'adoption de typologies du récit qui dérogent sensiblement au canon du film de fiction de l'époque, en ralentissant les liens nar­ratifs fondés sur un système de personnages, et de l'autre l'emploi d'acteurs non professionnels. Il est évident que les deux niveaux participent d'un unique projet esthétique, qui, sur le plan de la réception, bénéficie de leur confusion. Cependant, ils fonction­nent sur des logiques spécifiques et se rapportent à des traditions représentatives et des problèmes qui y sont relatifs mais pas né­cessairement identiques. Leur examen conjoint ne semble donc guère utile ni fécond. Leur distinction apparaît en outre déjà évi­dente aux critiques contemporains les plus attentifs :

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Actuellement, Sergueï Eisenstein ne s'occupe pas du film «non joué» mais du film «sans sujet». [...] On a imaginé une fois une méthode pour unir entre eux des passages sémantiques par l'entremise du destin d'un personnage singulier. Mais ce n'est pas la seule méthode et de toute façon, ce n'est qu'une méthode, pas une norme (Chklovski, 1980, p. 622-623).

Un film non narratif peut donc a priori utiliser un principe de codification maximale sur le plan des interprètes, fussent-ils des non-professionnels : un système de masques. Le principe du masque met en lumière deux principes signifiants que Ton re­trouve dans les réflexions sur l'acteur: «l'immobilité dynami­que», c'est-à-dire la force expressive d'un élément représentatif qui recueille en soi la multiplicité des traits significatifs ; l'inclu­sion d'un élément particulier dans une constellation, comme composant d'une pléthore de stéréotypes représentant toute une société.

L'aspect le plus intéressant de la théorie du type élaborée par Eisenstein est sa nature exclusivement cinématographique. En fait les considérations relatives au mouvement expressif, au rac­courci, au « revivre » ainsi qu'à la structuration de l'espace scéni-que concernent des phases antérieures au moment du filmage, et sont souvent liées à la carrière théâtrale d'Eisenstein. Ces élé­ments définissent, dans une certaine mesure, l'origine ontogéné-tique du texte spectaculaire et l'on peut sans doute également retrouver en eux la matrice de ce texte d'un point de vue phylo-génétique. En fait le type naît et meurt avec le cinéma ; il est in­dissolublement lié à la phase de la prise de vues et à la nature de la mise en cadre. Chez Eisenstein, l'acteur cinématographique se débat entre un énorme savoir interprétatif, une science quasi exacte du geste et du mouvement scénique, et le bord du cadre et les contraintes du montage. Corps apparent et savant, dé­membré et recomposé, corps virtuel et simultanément néces­saire, l'acteur cinématographique est une victime sacrificielle destinée à renaître après chaque fragmentation du montage. Comparé à Osiris/Dionysos (Eisenstein, 1985b, p. 226-227), divinité dont le corps reprend forme après une mort par dé­membrement, cet acteur qui souffre engendre beaucoup de

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choses dans l'oeuvre de son théoricien. D'autre part, que ce soit Osiris ou Dionysos, tous deux sont liés aux cultes terriens dans lesquels le corps est garant de croissance et de fertilité — dans l'ancienne Egypte, il n'est pas rare que la représentation d'Osiris soit celle d'un corps inhumé dont s'élèvent des épis de blé. Cette puissance génératrice liée à la métaphore du corps de l'acteur doit certainement signifier quelque chose...

L'acteur d'Eisenstein représente également une manière d'oc­cuper l'espace, de le rendre signifiant sur la base du thème des­tiné à être exprimé. L'emploi de l'espace scénique par les acteurs, et sur lequel Eisenstein reviendra à plusieurs reprises durant les années trente, ne correspond pas seulement aux manifestations d'une psychologie des personnages, ni au développement d'une fable (fabula)', il est plutôt la concrétisation d'un faisceau de fonctions narratives et de connotations qui lui sont liées, en cor­respondance par ailleurs avec des fonctions spatiales. Sur le plan narratif, il y a un point où le thème, le sens de l'œuvre, trouve sa propre condensation : un lieu de décantation appelé « apogée thématique» ou «scène-mère». Ces définitions coïncident, sur le plan scénique, avec la matrice, formule de l'œuvre entière, ca­pable de définir les critères formels de mise en scène à leur stade le plus pur, et de les réaliser dans l'œuvre par projection et trans­lation32. Sans vouloir trop solliciter une interprétation psychana­lytique, il est sans doute important de souligner cette priorité accordée à une scène-mère, puisque ce qui se décline est une théorie generative du texte, à partir d'un climax émotif et narra­tif. En fait, la scène-mère engendre une mise en forme du corps en soi, une disposition des corps dans l'espace et en conséquence une structuration de l'espace qui le contient. Selon les propres termes d'Eisenstein, nous sommes face à une mise en geste du motif thématique, c'est-à-dire une « transposition en mouve­ment comme construction du geste et des dislocations possibles de l'acteur» (1986a, p. 187) et à une mise en jeu, c'est-à-dire «transposition du jeu des motifs en actions réelles» (1986a, p. 184) et donc une organisation de ces éléments en une mise en scène, comprise comme « geste qui [explose] en une course à tra­vers l'espace» (1985b, p. 25). Ces trois stades constituent, sur le plan génératif, la première phase du film et, comme on l'a déjà

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souligné, précèdent idéalement le moment du filmage. Le geste de l'acteur est donc la première actualisation du sens dans la chaîne des manifestations qui constituent l'œuvre.

Eisenstein attribue à Meyerhold un mérite principal, celui d'« avoir projeté consciemment les méthodes de jeu sur le plan de la composition du spectacle» (1989a, p. 331). La mise en scène ne dépend pas d'un texte préexistant mais d'un organisme qui la fonde en soi. Le texte spectaculaire, qu'il soit théâtral ou cinématographique, part donc de ce premier geste, d'un corps disposé et agissant dans un espace scénique. Une présence physi­que en mesure d'exprimer quelque chose d'également fermé au langage. Celui-ci cache en effet dans les plis de ses propres ex­pressions une réserve d'images capables de trouver la figuration exacte d'une émotion, de retrouver une posture précise. Mais l'origine de telles images est précisément extra et prélinguistique dans ce corps qui est un matériau énonçable échappant à la seg­mentation du langage, réserve potentielle d'un autre ordre d'ar­guments pour soi.

C'est une série entière de choses que vous ne réussiriez pas à exprimer avec des mots, parce qu'elles ne se lais­sent pas capturer par le langage. Lorsqu'il vous arrive de trouver la meilleure variante d'un certain mouve­ment, vous devriez pouvoir la montrer avec votre corps, parce que les mots ne vous suffiront pas (Eisenstein, 1989a, p. 16).

Point de départ de la mise en scène, premier stade du specta­cle, le corps devient origine des pratiques expressives et il mani­feste une différence irréductible à la commutation du sens — celui-ci maintenant toujours sa propre altérité.

Nous n'envisagions pas ici une lecture absolue d'Eisenstein mais construite par fragments, une analyse indicielle, une anam-nèse symptomatique, suggérée par l'émergence éclairante, par le scintillement rhapsodique et fantasmatique du corps de l'acteur. Tour à tour masque immobile ou physique d'acrobate, tueur en­durci ou prêtre d'un rite séculaire, inventeur passionné et calcu­lateur lucide — enfin simple corps, avec sa propre pensée... —, l'acteur d'Eisenstein n'a jamais trouvé la force, ou n'a jamais été suffisamment faible pour être fixé dans un système, dans une

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image définitive. Il s'est toujours dérobé aux rets du langage qu'on approchait de lui pour le définir. Pour cette raison, l'ac­teur semble parfois manquant, dans la théorie générale d'un ac­teur manqué — mais il ne s'agit que d'un corps mis en pièces destiné à renaître dans une nouvelle chair. En revanche, son bourreau s'est toujours intéressé plus fortement à la production du sens, dans ses mésaventures, qu'au régime solide du signifié.

Traduction de l'italien : Christina Govoni

Université de Bologne

NOTES

1. Une version italienne de ce texte paraîtra dans la revue Bianco e Nero.

2. Les textes auxquels on fera référence ici sont, respectivement: S.M. Eisenstein et S. Tretiakov. «Le Mouvement expressif» [1923] et S.M. Eisenstein, «Judif» [1947] dans Eisenstein, 1998; «Le Montage des attractions» [1923] et «Le Montage des at­tractions au cinéma» [1924] dans Eisenstein, 1974; «Diderot a parlé du cinéma» [1943] dans Eisenstein, 1986a; «Sur le problème de la mise en scène» [1948] dans Eisenstein, 1993a.

3. À vouloir pousser la métaphore psychanalytique, on pourrait poursuivre avec fa­cilité en disant que le traumatisme a à voir avec un père artistique — Meyerhold — également marqué par un géniteur encombrant — Stanislavski. C'est le même Eisens­tein qui évoque le « saturnisme » de Meyerhold, la voracité de son affection paternelle. De la même manière, la compagne de ce dernier, Zinaïda Raïkh, trace une ligne gene­rative lorsqu'en 1922 elle écrit à Eisenstein: «Je pense que pour vous il est essentiel d 'abandonner Meyerhold comme Meyerhold a abandonné Stanislavski. » Voir RGALI, 1923 -1 - 2065, cité dans A.H. Law et M. Gordon, Meyerhold, Eisenstein and Biomechanics (Jefferson/London: McFarland, 1996), p. 80. Nous préférons toutefois arrêter ici la comparaison et la généalogie. Signalons cependant également l'hypothèse selon laquelle Ivan le terrible, testament cinématographique d'Eisenstein, serait un rè­glement de comptes symbolique, théorique et spectaculaire avec l'héritage de Meyer­hold, en particulier avec sa conception de l'acteur. Voir Naoum Kleiman, conversa­tion privée citée dans Law-Gordon, Meyerhold {op. cit.)

4. Parmi les nombreux textes consacrés à la scène russe du début du siècle, voir: O. Calvarese, « Postfazione. Il teatro del corpo estatico » dans /Z movimento espressivo (Eisenstein, 1998); « GIi anni dieci in Russia. L'età bioritmica del teatro» dans N. Misler (direction), In principio era il corpo... (Milano: Electa, 1999).

5. Voir L. Kuleshov, Fifty Years in Films (Moskva: Raduga, 1987); F. Albera, E. Khokhlova et V. Posener (direction), Kouléchov et les siens (Locarno : Éditions du Fes­tival International du Film, 1990); M. Iampolski, «Les expériences de Kouléchov et la nouvelle anthropologie de l'acteur» dans Iris, vol. 4, n° 1 (1986); L. Kouléchov, L'Art du cinéma et autres écrits 1917-1934 (Lausanne: L'Âge d'Homme, 1994); F. Albera (direction), Vers une théorie de l'acteur. Autour de Lev Kouléchov (Lausanne: L'Âge d'Homme, 1994).

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6. Sur la FEKS, les textes accessibles au lecteur occidental sont plutôt réduits, par rapport au matériau disponible en russe. Je signale en particulier: B. Amengual et M. Verdone, «La FEKS», Premier Plan, n° 54, Lyon, avril 1970; Cahiers du cinéma, nos 220-221, Paris, mai-juin 1971; P. Bertetto (din), Ejzenstejn, Vertov, FEKS. Teoria del cinema rivoluzionario (Milano : Feltrinelli, 1975); G. Rapisarda (direction), Ci­nema e avanguardia in Unione Sovietica (Roma: Officina Edizione, 1975); N. Noussi-nova (direction), Leonid Trauberg et l'excentrisme (Crisnée: Yellow Now, 1993); O. Bulgakowa, FEKS (Berlin : Potemkin Press, 1996).

7. Voir, par exemple, les textes déjà cités de Kouléchov. Même des auteurs moins di­rectement impliqués dans la praxis du spectacle conjuguent mouvement et acteur, en les posant comme pierre angulaire du cinéma. B. Eikhenbaum écrit : « On a défini le cinéma comme l'art de la "photogénie", utilisant le langage des mouvements [expres­sions du visage, gestes, poses, etc.]. Sur ce terrain, il est entré en concurrence avec le théâtre...» («Problèmes de ciné-stylistique» dans F. Albera (direction), Les formalistes russes et le cinéma. Poétique du film [Paris: Nathan-Université, 1995], p. 48). Tynianov lui fait écho et affirme qu'au cinéma « le geste et le mouvement acquièrent une inter­prétation tout à fait nouvelle» («Les fondements du cinéma» dans ibid., p. 59).

8. Jacques Aumont signale ce désintérêt, qui n'est qu'apparent, dans Du visage au cinéma (Paris: Editions de l'Etoile/Cahiers du cinéma, 1992), p. 85.

9. Voir S. M. Eisenstein, «Notes on Biomechanics» (1923-1924), dans Law-Gordon, Meyerhold..., op. cit. et « What is a raccourci and what is a pose ? », ibid.

10. Nous pensons aux deux textes « Le montage des attractions » et « Le montage des attractions au cinéma» (Eisenstein, 1974).

11. Sur le rapport entre la pantomime classique et le mime moderne, avec des réfé­rences aux maîtres de la mise en scène du XXe siècle, voir M. De Marinis (direction), Mimo e mimi (Firenze : La Casa Usher, 1980).

12. La référence concerne ici l'acteur biomécanique, dédoublé en principe actif (in­tention) et principe passif (corps, matériel). Mais il faut rappeler que Meyerhold, déjà depuis les années dix pensait au grotesque comme méthode analytique capable de produire toujours un plan ultérieur, par glissement et contraste, par rapport à celui uniquement dénotatif. Voir V. Meyerhold, «Le Théâtre de foire» [1912], dans Ecrits sur le Théâtre, Tome I, 1891-1917 (Lausanne: La Cité-L'Âge d'Homme, 1973), en particulier p. 197-202.

13. Voir B. Brewster et L. Jacobs, Theatre to Cinema. Stage Pictorialism and Early Feature Film (Oxford: Oxford University Press, 1997).

14. Sur cette théorie commutative, pour une référence particulière au jeu d'acteur et à la mise en scène, voir P. Montani, « Introduzione», dans Eisenstein, 1989a.

15. Voir par exemple «Un point de jonction imprévu», Eisenstein, 1976a; «À l'en­chanteur du jardin aux poires» [1935], Eisenstein, 1980a.

16. Voir « Il periodo di mezzo » [1934], Eisenstein, 1998.

17. Sur l'importance du rythme dans la théorie de l'acteur en Russie, voir O. Calva-rese, «Gli anni dieci . . .» {op. cit.) Kouléchov lui attribue une grande importance et émet l'hypothèse d'une fragmentation de la durée d'une interprétation en répliques. Voir L. Kouléchov, L'Art du cinéma et autres écrits 1917-1934 (Lausanne: L'Âge d'Homme, 1995).

18. Voir par exemple en 1924: «Chez Kouléchov, à la place d'un processus moteur compact, nous trouvons une succession de " positions " (poses) déliées. Les résultats y relatifs présentent un ensemble de grimaces à la place d'une mimique, un mouvement étranger à la base énergétique du travail matériel », « Le montage des attractions au ci­néma», Eisenstein, 1988, p. 57-58.

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19. Je suis plutôt convaincu que si une opposition peut être établie dans les théories de l'acteur soviétique, il faut la situer entre Kouléchov et Eisenstein, certainement pas entre celui-ci et la FEKS, avec qui les similitudes sont multiples, au moins jusqu'au seuil du parlant (grotesque, pittoresque, masque). Et encore moins avec Meyerhold, dont la bio­mécanique est beaucoup moins et plus qu'une méthode, qu'elle soit juste ou fausse, ainsi que le suggère Alberto Cioni, au contraire, qui suit Eisenstein. La polémique entre Ei­senstein et son propre maître relève probablement plus du règlement de compte œdipien ou politique que d'un désaveu réel de leurs fondements esthétiques communs. Voir A. Cioni, « Introduzione » in Il movimento espressivo {op. cit.) en particulier p. 24-29.

20. Voir A. Costa, « Messa in scena e forme simboliche (owero : Ejzenstejn teorico del "plan séquence")», dans Sergej Ejzenstejn: oltre il cinema, a cura di P. Montani (Pordenone: Biblioteca dell'Immagine, 1991). Kouléchov écrivait déjà en 1926: «Ei­senstein est plus le metteur en scène d'un seul cadrage, toujours expressif et agréable à la vue, que du montage et de l'homme en mouvement. Ses cadrages sont d'ailleurs toujours plus incisifs du reste.» («Volonté, ténacité, œil» [1926], dans L'Art du ci­néma et autres écrits, op. cit., p. 69).

21. En particulier, voir: P. Soubeyrand, «Ernst Deutsch, un acteur expressionniste» dans C. Amiard-Chevrel (direction), Théâtre et cinéma années vingt (Lausanne: L'Age d'Homme, 1990).

22. Sur ce point, voir B. Picon-Vallin, « Le cinéma, rival, partenaire ou instrument du théâtre meyerholdien ? », in Théâtre et cinéma années vingt {op. cit.).

23. Sur la question des instants prégnants et des instants quelconques, voir G. De-leuze, L'image-mouvement (Paris: Editions de Minuit, 1983), en particulier p. 16-20.

24. Voir aussi « Montage 1938 » (Eisenstein, 1958).

25. Sur le rapport entre physiognomie et culture, dans une perspective sémiolo-gique, voir P. Magli, Il volto e l'anima (Milano : Bompiani, 1995).

26. Ainsi: «Eisenstein construit un processus d'engendrement du sens à partir des apparences corporelles et d'elles seulement : le typage s'oppose autant à l'acteur plein, habité, de la dramaturgie classique, qu'à l'acteur biomécanique de la FEKS » J. Ferdi­nand, «Ciné-Tact. Eisenstein éconduit l'acteur», Admiranda, Le Jeu de l'acteur, n° 4 (1989), p. 53.

27. Voir par exemple, « Judif » (Eisenstein, 1998).

28. Voir J. J. Courtine et C. Haroche, Storia del viso, op. cit. En outre, pour une ana­lyse des modifications dans la perception du corps appliquées aux arts figuratifs, voir J. Clair et M. Brusatin (a cura di), Identità e alterità. Figure del corpo 1895-1995 (Venezia: Marsilio, 1995).

29. Sur ce point, voir Bulgakowa, FEKS, op. cit., p. 215-221.

30. Sur le masque comme dimension sociale du visage humain, voir dans une optique cognitiviste, E.H. Gombrich, «The Mask and the Face: The Perception of Physiogno­mie Likeness in Life and in Art », 77?̂ Image and the Eye (Oxford : Phaidon, 1982).

31. Voir son témoignage, dans M. Martin, J. Schnitzner et L. Schnitzer (direction), Le cinéma soviétique par ceux qui l'ont fait (Paris : Editeurs Français Réunis, 1966).

32. À cet égard, voir en particulier les textes de la période 1933-1934: «Katerina Izmajlovna e La signora délie camelie» (Eisenstein, 1993a).

OUVRAGES CITÉS N.B. : les ouvrages cités d'Eisenstein se retrouvent, en fin de numéro, dans une liste particulière.

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Albera, François. Eisenstein et le constructivisme russe. Lausanne : L'Âge d'Homme, 1990.

Chklovski, Viktor. «Serge Eisenstein et le film non joué» [1927] dans B. Amengual, Que Viva Eisenstein !Lausanne : L'Âge d'Homme, 1980.

Corbin, Alain, dans M. Perrot (direction). Histoire de la vie privée. IV De la Révolu­tion à la Grande Guerre. Paris : Seuil, 1986.

Courtine, Jean-Jacques et Christine Haroche. Histoire du visage. Paris: Rivages, 1988;

tr. it. : Storia delviso. Palermo : Sellerio, 1992.

Picon-Vallin, Béatrice. Meyerhold. Paris: C.N.R.S., 1990.

Ripellino, Angelo Maria. /Z trucco e l'anima, Torino : Einaudi, 1974.

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