Séquence n° 4 – Candide (1759) de Voltaire, un conte au...

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Séquence n° 4 – Candide (1759) de Voltaire, un conte au service des idées Objet d'étude : la question de l'homme dans les genres de l'argumentation du moyen-âge à nos jours (œuvre intégrale) Problématiques : Comment Voltaire met-il le conte philosophique au service d’un critique de la société de son époque et d’une réflexion philosophique sur la question du Mal, de l’optimisme et de la recherche du bonheur ? Le recours à la fiction est-il un moyen efficace pour diffuser ses idées ? Perspective d'étude : l'argumentation indirecte - les Lumières ________________________________________________________________________________ TEXTES ETUDIES EN LECTURE ANALYTIQUE Œuvre intégrale : Candide (1759) de Voltaire 1. l'incipit, jusqu'à «... il fallait dire que tout est au mieux. » (chapitre 1) 2. la guerre entre les Abares et les Bulgares (chapitre III) 3. l'autodafé (chapitre 6) 4. le nègre de Surinam (chapitre 10). ________________________________________________________________________________ ACTIVITES autres œuvres et/ou textes étudiés : Groupement de textes : utopies : Thomas More, Utopie, 1516 ; François Rabelais, Gargantua, chapitre 57, 1534 ; Cyrano de Bergerac, Les Etats et Empires de la Lune , 1657 ; Georges ORWELL, La Ferme des animaux, 1945. Groupement de textes : les combats des Lumières : César Chesneau Dumarsais - Article « philosophe » (extrait) de L'Encyclopédie (1751-1772) ; Voltaire, Traité sur la tolérance, chap. 1 (1763) ; Emmanuel Kant, Qu’est ce que les lumières ? , 1784. Lecture cursive au choix : Lettres persanes (1721) de Montesquieu ou Le Dernier jour d’un condamné (1829) de Victor Hugo lectures d'images : Le Frontispice de l’Encyclopédie, dessiné par Charles-Nicolas Cochin (1715-1790) Deux planches de l'adaptation en bande-dessinée de Delpâture, Dufranne, Radovanovic (2013). Extrait du film de Stanley KUBRICK, Barry Lyndon (1975) : la marche avant l'assaut – autres activités : Voltaire : biographie et bibliographie Le contexte historique et culturel du conte : la guerre de sept ans, la philosophie des Lumières L'espace dans Candide : place et sens du voyage Les personnages et leurs fonctions La technique romanesque de Voltaire : l'exemple de a mise en abyme de l'histoire de la vieille Le motif du jardin, l'utopie ________________________________________________________________________________ Activités conduites en autonomie par l'élève : Navigation libre sur le site de la Bibliothèque Nationale de France : - https://candide.bnf.fr/ - http://expositions.bnf.fr/lumieres/index.htm?idD=7 - http://expositions.bnf.fr/utopie/ Visionnage d’extraits de films : trois dystopies : Fahrenheit 451 de François Truffaut, 1966 ; 1984 de Michael Radford, 1984 ; Le Meilleur des mondes de Leslie Libman et Larry Williams, 1998.

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Sequence n° 4 – Candide (1759) de Voltaire,

un conte au service des idées

Objet d'etude : la question de l'homme dans les genres de l'argumentation du moyen-âge à nos jours (œuvre intégrale)

Problematiques : Comment Voltaire met-il le conte philosophique au service d’un critique de la société de son époque et d’une réflexion philosophique sur la question du Mal, de l’optimisme et de la recherche du bonheur ? Le recours à la fiction est-il un moyen efficace pour diffuser ses idées ?

Perspective d'etude : l'argumentation indirecte - les Lumières

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TEXTES ETUDIES EN LECTURE ANALYTIQUE

Œuvre integrale : Candide (1759) de Voltaire

1. l'incipit, jusqu'à «... il fallait dire que tout est au mieux. » (chapitre 1)

2. la guerre entre les Abares et les Bulgares (chapitre III)

3. l'autodafé (chapitre 6)

4. le nègre de Surinam (chapitre 10).

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ACTIVITES

– autres œuvres et/ou textes etudies :

• Groupement de textes : utopies : Thomas More, Utopie, 1516 ; François Rabelais, Gargantua, chapitre57, 1534 ; Cyrano de Bergerac, Les Etats et Empires de la Lune, 1657 ; Georges ORWELL, La Ferme des animaux,1945.

• Groupement de textes : les combats des Lumières : César Chesneau Dumarsais - Article« philosophe » (extrait) de L'Encyclopédie (1751-1772) ; Voltaire, Traité sur la tolérance, chap. 1 (1763) ;Emmanuel Kant, Qu’est ce que les lumières ? , 1784.

• Lecture cursive au choix : Lettres persanes (1721) de Montesquieu ou Le Dernier jour d’un condamné (1829) deVictor Hugo

– lectures d'images :

• Le Frontispice de l’Encyclopédie, dessiné par Charles-Nicolas Cochin (1715-1790)• Deux planches de l'adaptation en bande-dessinée de Delpâture, Dufranne, Radovanovic (2013).• Extrait du film de Stanley KUBRICK, Barry Lyndon (1975) : la marche avant l'assaut

– autres activites :

• Voltaire : biographie et bibliographie• Le contexte historique et culturel du conte : la guerre de sept ans, la philosophie des Lumières• L'espace dans Candide : place et sens du voyage• Les personnages et leurs fonctions• La technique romanesque de Voltaire : l'exemple de a mise en abyme de l'histoire de la vieille• Le motif du jardin, l'utopie

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Activites conduites en autonomie par l'eleve :

• Navigation libre sur le site de la Bibliothèque Nationale de France : - https://candide.bnf.fr/- http://expositions.bnf.fr/lumieres/index.htm?idD=7- http://expositions.bnf.fr/utopie/

• Visionnage d’extraits de films : trois dystopies : Fahrenheit 451 de François Truffaut, 1966 ; 1984 deMichael Radford, 1984 ; Le Meilleur des mondes de Leslie Libman et Larry Williams, 1998.

Lecture analytique n° 13 : l'incipit de Candide

Il y avait en Westphalie, dans le château de M. le baron de Thunder-ten-tronckh, un jeune garçon à qui la nature avait donné les moeurs les plus douces. Sa physionomie annonçait son âme. Il avait le jugement assez droit, avec l'esprit le plus simple ; c'est, je crois, pour cette raison qu'on le nommait Candide. Les anciens domestiques de la maison soupçonnaient qu'il était fils de la soeur de monsieur le baron et d'un bon et honnête gentilhomme du voisinage, que cette demoiselle ne voulut jamais épouser parce qu'il n'avait pu prouver que soixante et onze quartiers, et que le reste de son arbre généalogique avait été perdu par l'injure du temps.

Monsieur le baron était un des plus puissants seigneurs de la Westphalie, car son château avait une porte et des fenêtres. Sa grande salle même était ornée d'une tapisserie. Tous les chiens de ses basses-cours composaient une meute dans le besoin ; ses palefreniers étaient ses piqueurs ; le vicaire du village était son grand aumônier. Ils l'appelaient tous monseigneur, et ils riaient quand il faisait des contes.

Madame la baronne, qui pesait environ trois cent cinquante livres, s'attirait par là une très grande considération, et faisait les honneurs de la maison avec une dignité qui la rendait encore plus respectable. Sa fille Cunégonde, âgée de dix-sept ans, était haute en couleur, fraîche, grasse, appétissante. Le fils du baron paraissait en tout digne de son père. Le précepteur Pangloss était l'oracle de la maison, et le petit Candide écoutait ses leçons avec toute la bonne foi de son âge et de son caractère.

Pangloss enseignait la métaphysico-théologo-cosmolonigologie. Il prouvait admirablement qu'il n'y a point d'effet sans cause, et que, dans ce meilleur des mondes possibles, le château de monseigneur le baron était le plus beau des châteaux et madame la meilleure des baronnes possibles.

« Il est démontré, disait-il, que les choses ne peuvent être autrement : car, tout étant fait pour une fin, tout est nécessairement pour la meilleure fin. Remarquez bien que les nez ont été faits pour porter des lunettes, aussi avons-nous des lunettes. Les jambes sont visiblement instituées pour être chaussées, et nous avons des chausses. Les pierres ont été formées pour être taillées, et pour en faire des châteaux, aussi monseigneur a un très beau château ; le plus grand baron de la province doit être le mieux logé ; et, les cochons étant faits pour être mangés, nous mangeons du porc toute l'année : par conséquent, ceux qui ont avancé que tout est bien ont dit une sottise ; il fallait dire que tout est au mieux. »

Lecture analytique n° 14 : la guerre entre les Abares et les Bulgares

COMMENT CANDIDE SE SAUVA D'ENTRE LES BULGARES, ET CE QU'IL DEVINT

Rien n'était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux armées. Les trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours, les canons, formaient une harmonie telle qu'il n'y en eut jamais en enfer. Les canons renversèrent d'abord à peu près six mille hommes de chaque côté ; ensuite la mousqueterie ôta du meilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins qui en infectaient la surface. La baïonnette fut aussi la raison suffisante de la mort de quelques milliers d'hommes. Le tout pouvait bien se monter à une trentaine de mille âmes. Candide, qui tremblait comme un philosophe, se cacha du mieux qu'il put pendant cette boucherie héroïque.

Enfin, tandis que les deux rois faisaient chanter des Te Deum chacun dans son camp, il prit le parti d'aller raisonner ailleurs des effets et des causes. Il passa par-dessus des tas de morts et de mourants, et gagna d'abord un village voisin ; il était en cendres : c'était un village abare que les Bulgares avaient brûlé, selon les lois du droit public. Ici des vieillards criblés de coups regardaient mourir leurs femmes égorgées, qui tenaient leurs enfants à leurs mamelles sanglantes ; là des filles éventrées après avoir assouvi les besoins naturels de quelques héros rendaient les derniers soupirs ; d'autres, à demi brûlées, criaient qu'on achevât de leur donner la mort. Des cervelles étaient répandues sur la terre à côté de bras et de jambes coupés.

Candide s'enfuit au plus vite dans un autre village : il appartenait à des Bulgares, et des héros abares l'avaient traité de même. Candide, toujours marchant sur des membres palpitants ou à travers des ruines, arriva enfin hors du théâtre de la guerre, portant quelques petites provisions dans son bissac, et n'oubliant jamais Mlle Cunégonde. Ses provisions lui manquèrent quand il fut en Hollande ; mais ayant entendu dire que tout le monde était riche dans ce pays-là, et qu'on y était chrétien, il ne douta pas qu'on ne le traitât aussi bien qu'il l'avait été dans le château de monsieur le baron avant qu'il en eût été chassé pour les beaux yeux de Mlle Cunégonde.

Lecture analytique n° 15 : l'autodafé

CHAPITRE SIXIÈME --------------------------------

COMMENT ON FIT UN BEL AUTO-DA-FÉ POUR EMPÊCHER LES TREMBLEMENTS DETERRE, ET COMMENT CANDIDE FUT FESSÉ

Après le tremblement de terre qui avait détruit les trois quarts de Lisbonne, les sages dupays n'avaient pas trouvé un moyen plus efficace pour prévenir une ruine totale que de donner aupeuple un bel auto-da-fé ; il était décidé par l'université de Coïmbre que le spectacle de quelquespersonnes brûlées à petit feu, en grande cérémonie, est un secret infaillible pour empêcher laterre de trembler.

On avait en conséquence saisi un Biscayen convaincu d'avoir épousé sa commère, et deuxPortugais qui en mangeant un poulet en avaient arraché le lard : on vint lier après le dîner ledocteur Pangloss et son disciple Candide, l'un pour avoir parlé, et l'autre pour avoir écouté avecun air d'approbation : tous deux furent menés séparément dans des appartements d'une extrêmefraîcheur, dans lesquels on n'était jamais incommodé du soleil ; huit jours après ils furent tousdeux revêtus d'un san-benito, et on orna leurs têtes de mitres de papier : la mitre et le san-benitode Candide étaient peints de fammes renversées et de diables qui n'avaient ni queues ni griffes ;mais les diables de Pangloss portaient griffes et queues, et les fammes étaient droites. Ilsmarchèrent en procession ainsi vêtus, et entendirent un sermon très pathétique, suivi d'une bellemusique en faux-bourdon. Candide fut fessé en cadence, pendant qu'on chantait ; le Biscayen etles deux hommes qui n'avaient point voulu manger de lard furent brûlés, et Pangloss fut pendu,quoique ce ne soit pas la coutume. Le même jour la terre trembla de nouveau avec un fracasépouvantable.

Candide, épouvanté, interdit, éperdu, tout sanglant, tout palpitant, se disait à lui-même : «Si c'est ici le meilleur des mondes possibles, que sont donc les autres ? Passe encore si je n'étaisque fessé, je l'ai été chez les Bulgares. Mais, ô mon cher Pangloss ! le plus grand des philosophes,faut-il vous avoir vu pendre sans que je sache pourquoi ! Ô mon cher anabaptiste, le meilleur deshommes, faut-il que vous ayez été noyé dans le port ! Ô Mlle Cunégonde ! la perle des filles, faut-ilqu'on vous ait fendu le ventre ! »

Lecture analytique n° 16 : le nègre de Surinam

En approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre étendu par terre, n’ayant plus que lamoitié de son habit, c’est-à-dire d’un caleçon de toile bleue ; il manquait à ce pauvre homme lajambe gauche et la main droite. « Eh, mon Dieu ! lui dit Candide en hollandais, que fais- tu là,mon ami, dans l’état horrible où je te vois ? - J’attends mon maître, M. Vanderdendur, le fameuxnégociant, répondit le nègre. - Est-ce M. Vanderdendur, dit Candide, qui t’a traité ainsi ? - Oui,monsieur, dit le nègre, c’est l’usage. On nous donne un caleçon de toile pour tout vêtement deuxfois l’année. Quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nouscoupe la main ; quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe : je me suis trouvé dansles deux cas. C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe. Cependant, lorsque ma mèreme vendit dix écus patagons sur la côte de Guinée, elle me disait : » Mon cher enfant, bénis nosfétiches, adore-les toujours, ils te feront vivre heureux, tu as l’honneur d’être esclave de nosseigneurs les blancs, et tu fais par là la fortune de ton père et de ta mère. » Hélas ! je ne sais pas sij’ai fait leur fortune, mais ils n’ont pas fait la mienne. Les chiens, les singes et les perroquets sontmille fois moins malheureux que nous. Les fétiches hollandais qui m’ont converti me disent tousles dimanches que nous sommes tous enfants d’Adam, blancs et noirs. Je ne suis pasgénéalogiste ; mais si ces prêcheurs disent vrai, nous sommes tous cousins issus de germains. Orvous m’avouerez qu’on ne peut pas en user avec ses parents d’une manière plus horrible.

– Ô Pangloss ! s’écria Candide, tu n’avais pas deviné cette abomination ; c’en est fait, ilfaudra qu’à la fin je renonce à ton optimisme. - Qu’est-ce qu’optimisme ? disait Cacambo. - Hélas !dit Candide, c’est la rage de soutenir que tout est bien quand on est mal ».

Et il versait des larmes en regardant son nègre ; et en pleurant, il entra dans Surinam.

Groupement de textes : utopies

Thomas More, L’Utopie (Livre II) 1516, extrait, traduction M. Delcourt, éd. GfFlammarion, 1987

La ville est reliée à la rive opposée par un pont qui n'est pas soutenu par des piliers ou des pilotis, mais par un ouvrage en pierre d'une fort belle courbe. Il se trouve dans la partie de la ville qui est la plus éloignée de la mer, afin de ne pas gêner les vaisseaux qui longent les rives. Une autre rivière, peu importante mais paisible et agréable à voir, a ses sources sur la hauteur même où est située Amaurote, la traverse en épousant la pente et mêle ses eaux, au milieu de la ville, à celles de l'Anydre. Cette source, qui est quelque peu en dehors de la cité, les gens d'Amaurote l'ont entourée de remparts et incorporée à la forteresse, afin qu'en cas d'invasion elle ne puisse être ni coupée ni empoisonnée. De là, des canaux en terre cuite amènent ses eaux dans les différentes parties de la ville basse. Partout où le terrain les empêche d'arriver, de vastes citernes recueillent l'eau de pluie et rendent le même service.

Un rempart haut et large ferme l'enceinte, coupé de tourelles et de boulevards ; un fossé sec mais profond et large, rendu impraticable par une ceinture de buissons épineux, entoure l'ouvrage de trois côtés ; le fleuve occupe le quatrième.

Les rues ont été bien dessinées, à la fois pour servir le trafic et pour faire obstacle aux vents. Les constructions ont bonne apparence. Elles forment deux rangs continus, constitués par les façades qui se font vis-à-vis, bordant une chaussée de vingt pieds de large. Derrière les maisons, sur toute la longueur de la rue, se trouve un vaste jardin, borné de tous côtés par les façades postérieures.

Chaque maison a deux portes, celle de devant donnant sur la rue, celle de derrière sur le jardin. Elles s'ouvrent d'une poussée de main, et se referment de même, laissant entrer le premier venu. Il n'est rien là qui constitue un domaine privé. Ces maisons en effet changent d'habitants, par tirage au sort, tous les dix ans. Les Utopiens entretiennent admirablement leurs jardins, où ils cultivent des plants de vigne, des fruits, des légumes et des fleurs d'un tel éclat, d'une telle beauté que nulle part ailleurs je n'ai vu pareille abondance, pareille harmonie. Leur zèle est stimulé par le plaisir qu'ils en retirent et aussi par l'émulation, les différents quartiers luttant à l'envi à qui aura le jardin le mieux soigné. Vraiment, on concevrait difficilement, dans toute une cité, une occupation mieux faite pour donner à la fois du profit et de la joie aux citoyens et, visiblement, le fondateur n'a apporté à aucune autre chose une sollicitude plus grande qu'à ces jardins.

François Rabelais, Gargantua, chapitre 57, 1534

Comment était réglé le mode de vie des Thélémites

Toute leur vie était régie non par des lois, des statuts ou des règles, maisselon leur volonté et leur libre arbitre. Ils sortaient du lit quand bon leur semblait,buvaient, mangeaient, travaillaient, dormaient quand le désir leur en venait. Nul neles éveillait, nul ne les obligeait à boire ni à manger, ni à faire quoi que ce soit.

Ainsi en avait décidé Gargantua. Et leur règlement se limitait à cette clause :

FAIS CE QUE TU VOUDRAS,

parce que les gens libres, bien nés, bien éduqués, vivant en bonne société,ont naturellement un instinct, un aiguillon qu'ils appellent honneur et qui lespousse toujours à agir vertueusement et les éloigne du vice. Quand ils sontaffaiblis et asservis par une vile sujétion ou une contrainte, ils utilisent ce noblepenchant, par lequel ils aspiraient librement à la vertu, pour se défaire du joug dela servitude et pour lui échapper, car nous entreprenons toujours ce qui estdéfendu et convoitons ce qu'on nous refuse.

Grâce à cette liberté, ils rivalisèrent d'efforts pour faire tous ce qu'ilsvoyaient plaire à un seul. Si l'un ou l'une d'entre eux disait : « buvons », tousbuvaient ; si on disait : « jouons », tous jouaient ; si on disait : « allons nousébattre aux champs », tous y allaient. Si c'était pour chasser au vol ou à courre,les dames montées sur de belles haquenées, avec leur fier palefroi, portaientchacune sur leur poing joliment ganté un épervier, un lanier, un émerillon, leshommes portaient les autres oiseaux.

Ils étaient si bien éduqués qu'il n'y avait aucun ni aucune d'entre eux qui nesache lire, écrire, chanter, jouer d'instruments de musique, parler cinq ou sixlangues et s'en servir pour composer en vers aussi bien qu'en prose. Jamais on nevit des chevaliers si preux, si nobles, si habiles à pied comme à cheval, aussivigoureux, aussi vifs et maniant aussi bien toutes les armes, que ceux qui setrouvaient là. Jamais on ne vit des dames aussi élégantes, aussi mignonnes, moinsdésagréables, plus habiles de leurs doigts à tirer l'aiguille et à s'adonner à touteactivité convenant à une femme noble et libre, que celles qui étaient là.

Pour ces raisons, quand le temps était venu pour un des membres del'abbaye d'en sortir, soit à la demande de ses parents, soit pour d'autres motifs, ilemmenait avec lui une des dames, celle qui l'avait choisi pour chevalier servant, eton les mariait ensemble. Et s'ils avaient bien vécu à Thélème dans le dévouementet l'amitié, ils cultivaient encore mieux ces vertus dans le mariage ; leur amourmutuel était aussi fort à la fin de leurs jours qu'aux premiers temps de leurs noces.

CYRANO de BERGERAC, Histoire comique contenant les états et empires de la lune,(1657.)

… Enfin, je résolus de marcher jusqu’à ce que la Fortune me fît rencontrer la compagnie de quelques bêtes, ou de la mort.

Les habitants de la lune.

Elle m’exauça, car au bout d’un demi quart d’heure je rencontrai deux forts grandsanimaux dont l’un s’arrêta devant moi, l’autre s’enfuit légèrement au gîte; aumoins, je le pensai ainsi, à cause qu’à quelque temps de là je le vis reveniraccompagné de plus de sept ou huit cents de même espèce qui m’environnèrent.Quand je les pus discerner de près, je connus qu’ils avaient la taille et la figurecomme nous. Cette aventure me fit souvenir de ce que jadis j’avais ouï conter àma nourrice, des sirènes, des faunes, et des satyres. De temps en temps ilsélevaient des huées si furieuses causées sans doute par l’admiration de me voir,que je croyais quasi être devenu monstre. Enfin une de ces bêtes-hommesm’ayant pris par le col, de même que font les loups quand ils enlèvent des brebis,me jeta sur son dos, et me mena dans leur ville, où je fus plus étonné que devant,quand je reconnus en effet que c’étaient des hommes, de n’en rencontrer pas unqui ne marchât à quatre pattes.

Lorsque ce peuple me vit si petit, car la plupart d’entre eux ont douze coudées delongueur, et mon corps soutenu de deux pieds seulement, ils ne purent croire queje fusse un homme, car ils tenaient que la nature ayant donné aux hommes commeaux bêtes deux jambes et deux bras, ils s’en devaient servir comme eux. Et eneffet, rêvant depuis là-dessus, j’ai songé que cette situation de corps n’était pointtrop extravagante, quand je me suis souvenu que les enfants, lorsqu’ils ne sontencore instruits que de nature, marchent à quatre pieds, et qu’ils ne s’élèvent surdeux que par le soin de leurs nourrices qui les dressent dans de petits chariots, etla attachent des lanières pour les empêcher de tomber sur les quatre, comme laseule assiette où la figure de notre masse incline de se reposer.

Georges ORWELL, La Ferme des animaux, 1945.

Tous les animaux étaient maintenant au rendez-vous - sauf Moïse, un corbeau apprivoisé qui sommeillait sur un perchoir, près de la porte de derrière - et les voyant à l’aise et bien attentifs, Sage l’Ancien se racla la gorge puis commença en ces termes :

« (...)Quelle est donc, camarades, la nature de notre existence ? Regardons les choses en face nous avons une vie de labeur, une vie de misère, une vie trop brève. Une fois au monde, il nous est tout juste donné de quoi survivre, et ceux d’entre nous qui ont la force voulue sont astreints au travail jusqu’à ce qu’ils rendent l’âme. Et dans l’instant que nous cessons d’être utiles, voici qu’on nous égorge avec une cruauté inqualifiable. Passée notre première année sur cette terre, il n’y a pas un seul animal qui entrevoie ce que signifient des mots comme loisir ou bonheur. Et quand le malheur l’accable, ou la servitude, pas un animal qui

soit libre. Telle est la simple vérité.

« Et doit-il en être tout uniment ainsi par un décret de la nature ? Notre pays est-il donc si pauvre qu’il ne puisse procurer à ceux qui l’habitent une vie digne et décente ? Non, camarades, mille fois non ! Fertile est le sol de l’Angleterre et propice son climat. Il est possible de nourrir dans l’abondance un nombre d’animaux bien plus considérable que ceux qui vivent ici. Cette ferme à elle seule pourra pourvoir aux besoins d’une douzaine de chevaux, d’une vingtaine de vaches, de centaine de moutons - tous vivant dans l’aisance une vie honorable. Le hic, c’est que nous avons le plus grand mal à imaginer chose pareille. Mais, puisque telle est la triste réalité, pourquoi en sommes-nous toujours à végéter dans un état pitoyable ? Parce que tout le produit de notre travail, ou presque, est volé par les humains ; Camarades, là se trouve la réponse à nos problèmes. Tout tient en un mot : l’Homme Car l’Homme est notre seul véritable ennemi Qu’on le supprime, et voici extirpée la racine du mal. Plus à trimer sans relâche ! Plus de meurt-la-faim !

« L’Homme est la seule créature qui consomme sans produire. Il ne donne pas de lait, il ne pond pas d’œufs, il est trop débile pour pousser la charrue, bien trop lent pour attraper un lapin. Pourtant le voici le suzerain de tous les animaux. Il distribue les tâches : entre eux, mais ne leur donne en retour que la maigre pitance qui les maintient en vie. Puis il garde pour lui le surplus. Qui laboure le sol : Nous ! Qui le féconde ? Notre fumier ! Et pourtant pas un parmi nous qui n’ait que sa peau pour tout bien. Vous, les vaches là devant moi, combien de centaines d’hectolitres de lait n’avez-vous pas produit l’année dernière ? Et qu’est-il advenu de ce lait qui vous aurait permis d’élever vos petits, de leur donner force et vigueur ? De chaque goutte l’ennemi s’est délecté et rassasié. Et vous les poules, combien d’œufs n’avez-vous pas pondus cette année-ci ? Et combien de ces œufs avez-vous couvés ? Tous les autres ont été vendus au marché, pour enrichir Jones et ses gens ! Et toi, Douce, où sont les quatre poulains que tu as portés, qui auraient été la consolation de tes vieux jours ? Chacun d’eux fut vendu à l’âge d’un an, et plus jamais tu ne les reverras ! En échange de tes quatre maternités et du travail aux champs, que t’a-t-on donné ? De strictes rations de foin plus un box dans l’étable ! »

Groupement de textes : les combats des Lumières

César Chesneau Dumarsais - Article « philosophe » (extrait) de L'Encyclopédie(1751-1772)

Les autres hommes sont déterminés à agir sans sentir ni connaître lescauses qui les font mouvoir, sans même songer qu'il y en ait. Le philosophe aucontraire démêle les causes autant qu'il est en lui, et souvent même les prévient,et se livre à elles avec connaissance: c'est une horloge qui se monte, pour ainsidire, quelquefois elle-même. Ainsi il évite les objets qui peuvent lui causer dessentiments qui ne conviennent ni au bien-être, ni à l'être raisonnable, et chercheceux qui peuvent exciter en lui des affections convenables à l'état où il se trouve.La raison est à l'égard du philosophe ce que la grâce est à l'égard du chrétien. Lagrâce détermine le chrétien à agir; la raison détermine le philosophe.

Les autres hommes sont emportés par leurs passions, sans que les actionsqu'ils font soient précédées de la réflexion : ce sont des hommes qui marchentdans les ténèbres; au lieu que le philosophe, dans ses passions mêmes, n'agitqu'après la réflexion; il marche la nuit, mais il est précédé d'un flambeau.

La vérité n'est pas pour le philosophe une maîtresse qui corrompe sonimagination, et qu'il croie trouver partout; il se contente de la pouvoir démêler oùil peut l'apercevoir. Il ne la confond point avec la vraisemblance; il prend pour vraice qui est vrai, pour faux ce qui est faux, pour douteux ce qui est douteux, et pourvraisemblance ce qui n'est que vraisemblance. Il fait plus, et c'est ici une grandeperfection du philosophe, c'est que lorsqu'il n'a point de motif pour juger, il saitdemeurer indéterminé […]

L'esprit philosophique est donc un esprit d'observation et de justesse, quirapporte tout à ses véritables principes ; mais ce n'est pas l'esprit seul que lephilosophe cultive, il porte plus loin son attention et ses soins.

L'homme n'est point un monstre qui ne doive vivre que dans les abîmes dela mer ou dans le fond d'une forêt : les seules nécessités de la vie lui rendent lecommerce des autres nécessaire et dans quelqu'état où il puisse se trouver, sesbesoins et le bien-être l'engagent à vivre en société. Ainsi la raison exige de luiqu'il connaisse, qu'il étudie, et qu'il travaille à acquérir les qualités sociables.

Notre philosophe ne se croit pas en exil dans ce monde ; il ne croit pointêtre en pays ennemi; il veut jouir en sage économe des biens que la nature luioffre; il veut trouver du plaisir avec les autres; et pour en trouver, il faut en faireainsi il cherche à convenir à ceux avec qui le hasard ou son choix le font vivre et iltrouve en même temps ce qui lui convient: c'est un honnête homme qui veutplaire et se rendre utile […]

Le vrai philosophe est donc un honnête homme qui agit en tout par raison,et qui joint à un esprit de réflexion et de justesse les mœurs et les qualitéssociales. Entez un souverain sur un philosophe d’une telle trempe, et vous aurezun souverain parfait.

VOLTAIRE, Traité sur la tolérance, chap. 1 (1763)

Le Traité sur la tolérance est inspiré par l'affaire Calas : en 1761, Marc-Antoine Calas, un jeuneprotestant prêt à se convertir au catholicisme, est retrouvé mort chez son père. Celui-ci estaussitôt accusé d'avoir assassiné son fils pour des raisons religieuses, et condamné par leparlement de Toulouse. Il est torturé et exécuté - sans preuve - après une enquête précipitée,dans une ville hostile aux protestants. Voltaire, averti, se dépense sans compter, en relançantl'affaire en justice et en ébranlant l'opinion publique. Il obtiendra la réhabilitation de Calas et desa famille.

Il semble que quand il s'agit d'un parricide(1) et de livrer un père defamille au plus affreux supplice, le jugement devrait être unanime, parce queles preuves d'un crime si inouï devraient être d'une évidence sensible à tout lemonde : le moindre doute dans un cas pareil doit suffire pour faire trembler unjuge qui va signer un arrêt de mort. La faiblesse de notre raison etl'insuffisance de nos lois se font sentir tous les jours ; mais dans quelleoccasion en découvre-t-on mieux la misère que quand la prépondérance d'uneseule voix fait rouer un citoyen ? Il fallait, dans Athènes, cinquante voix au-delàde la moitié pour oser prononcer un jugement de mort. Qu'en résulte-t-il ? Ceque nous savons très inutilement, que les Grecs étaient plus sages et plushumains que nous.

Il paraissait impossible que Jean Calas, vieillard de soixante-huit ans, quiavait depuis longtemps les jambes enflées et faibles, eût seul étranglé etpendu un fils âgé de vingt-huit ans, qui était d'une force au-dessus del'ordinaire ; il fallait absolument qu'il eût été assisté dans cette exécution parsa femme, par son fils Pierre Calas, par Lavaisse, et par la servante. Ils nes'étaient pas quittés un seul moment le soir de cette fatale aventure. Maiscette supposition était encore aussi absurde que l'autre : car comment uneservante zélée catholique aurait-elle pu souffrir que des huguenotsassassinassent un jeune homme élevé par elle pour le punir d'aimer la religionde cette servante ? Comment Lavaisse serait-il venu exprès de Bordeaux pourétrangler son ami dont il ignorait la conversion prétendue ? Comment une mèretendre aurait-elle mis les mains sur son fils ? Comment tous ensemble auraient-ils pu étrangler un jeune homme aussi robuste qu'eux tous, sans un combatlong et violent, sans des cris affreux qui auraient appelé tout le voisinage, sansdes coups réitérés, sans des meurtrissures, sans des habits déchirés ?

Il était évident que, si le parricide avait pu être commis, tous les accusésétaient également coupables, parce qu'ils ne s'étaient pas quittés d'unmoment ; il était évident qu'ils ne l'étaient pas ; il était évident que le père seulne pouvait l'être ; et cependant l'arrêt condamna ce père seul à expirer sur laroue.

Le motif de l'arrêt était aussi inconcevable que tout le reste. Les jugesqui étaient décidés pour le supplice de Jean Calas persuadèrent aux autres quece vieillard faible ne pourrait résister aux tourments(2), et qu'il avouerait sousles coups des bourreaux son crime et celui de ses complices. Ils furentconfondus, quand ce vieillard, en mourant sur la roue, prit Dieu à témoin de son

innocence, et le conjura de pardonner à ses juges.

1. Parricide : au XVIIIe siècle, désigne tout meurtre commis à l'intérieur d'une famille (ici,sur le fils). 2. Tourments : la torture, qui faisait partie de la procédure judiciaire à cette époque.

Emmanuel Kant, Qu’est ce que les lumières ? , 1784.

Les lumières, c’est pour l’homme sortir d’une minorité qui n’est imputablequ’à lui. La minorité, c’est l’incapacité de se servir de son entendement sans latutelle d’un autre. C’est à lui seul qu’est imputable cette minorité dès lors qu’ellene procède pas du manque d’entendement, mais du manque de résolution et decourage nécessaires pour se servir de son entendement sans la tutelle d’autrui.Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement : telle estdonc la devise des Lumières.

La paresse et la lâcheté sont causes qu’une si grande partie des hommesaffranchis depuis longtemps par la nature de toute tutelle étrangère, se plaisentcependant à rester leur vie durant des mineurs ; et c’est pour cette raison qu’il estsi aisé à d’autre de s’instituer leurs tuteurs. Il est si commode d’être mineur. Si j’aiun livre qui a de l’entendement pour moi , un directeur spirituel qui a de laconscience pour moi, un médecin qui pour moi décide de mon régime etc., je n’aipas besoin de faire des efforts moi-même. Je ne suis point obligé de réfléchir, sipayer suffit ; et d’autres se chargeront pour moi l’ennuyeuse besogne. […]

Il est donc difficile pour tout homme pris individuellement de se dégager decette minorité devenue comme une seconde nature. Il s’y est même attaché et ilest alors réellement incapable de se servir de son entendement parce qu’on ne lelaissa jamais en fait l’essai. Préceptes et formules, ces instruments mécaniquesdestinés à l’usage raisonnable ou plutôt au mauvais usage de ses dons naturels,sont les entraves de cet état de minorité qui se perpétue.

Mais qui les rejetterait ne ferait cependant qu’un saut mal assuré au-dessusdu fossé même plus étroit, car il n’a pas l’habitude d’une telle liberté demouvement. Aussi sont-ils peu nombreux ceux qui ont réussi, en exerçant eux-mêmes leur esprit, à se dégager de cette minorité tout en ayant cependant unedémarche assurée.

Qu’un public en revanche s’éclaire lui-même est davantage possible ; c’estmême, si seulement on lui en laisse la liberté, pratiquement inévitable. Car, alors, ilse trouvera toujours quelques hommes pensant par eux-mêmes, y compris parmiles tuteurs officiels du plus grand nombre, qui, après voir rejeté eux-mêmes le jougde la minorité, rependront l’esprit d’une estimation raisonnable de sa propre valeuret de la vocation de chaque homme a penser par lui-même. […]

Mais ces Lumières n’exigent rien d’autre que la liberté ; et même la plusinoffensive de toutes les libertés, c’est-à-dire celle de faire un usage public de saraison dans tous les domaines.

Le Frontispice de l’Encyclopédie, dessiné par Charles-Nicolas Cochin (1715-1790)

Les grandes figures du monde moderne, Frontispice de l’Encyclopédie, dessiné par Charles-Nicolas Cochin (1715-1790),gravé par Bonaventure-Louis Prévost, à l’eau-forte et au burin, 1772, Paris, coll. Part. Le dessin original de Cochin a été exposé au Salon de 1765 et commenté par Diderot lui-même.

Deux planches de l'adaptation en bande-dessinée de Delpâture, Dufranne,Radovanovic (2013)

Photogramme du film de Stanley KUBRICK, Barry Lyndon (1975) : la marche avant l'assaut