Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu...

226

Transcript of Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu...

Page 1: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette
Page 2: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette
Page 3: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Le Sénevé est le journal des aumôneries chrétiennes de l'École NormaleSupérieure et de l'École Nationale des Chartes

Sénevé

Amour et VéritéNoël 2016

� Le royaume des cieux est semblable à un grain de sénevé qu'unhomme a pris et a semé dans son champ. C'est bien la plus petite detoutes les graines, mais, quand il a poussé, c'est la plus grande de toutesles plantes potagères, qui devient même un arbre, au point que les oiseauxdu ciel viennent s'abriter dans ses branches. � (Mt 13, 31�32)

Couverture : La Cathédrale ou l'Arche d'Alliance d'Auguste RodinRédacteur en chef : Axelle de Reviers

Mise en page : Marc Coudriau

Page 4: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette
Page 5: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Éditorial

Tu as aimé, Seigneur, cette terre, tu as fait revenir les déportés de Jacob ;

tu as ôté le péché de ton peuple, tu as couvert toute sa faute ;

tu as mis �n à toutes tes colères, tu es revenu de ta grande fureur.

Fais-nous revenir, Dieu, notre salut, oublie ton ressentiment contre nous.

Seras-tu toujours irrité contre nous, maintiendras-tu ta colère d'âge en âge ?

N'est-ce pas toi qui reviendras nous faire vivre et qui seras la joie de ton peuple ?

Fais-nous voir, Seigneur, ton amour, et donne-nous ton salut.

J'écoute : que dira le Seigneur Dieu ?

Ce qu'il dit, c'est la paix pour son peuple et ses �dèles ;

qu'ils ne reviennent jamais à leur folie !

Son salut est proche de ceux qui le craignent, et la gloire habitera notre terre.

Amour et vérité se rencontrent, justice et paix s'embrassent ;

la vérité germera de la terre et du ciel se penchera la justice.

Le Seigneur donnera ses bienfaits, et notre terre donnera son fruit.

La justice marchera devant lui, et ses pas traceront le chemin.

Psaume 84

Comment concilier l'amour et la vérité ? La métaphysique pensel'un comme un mouvement vers, un élan qui se manifeste sous la formed'un sentiment et l'autre comme une adéquation de la raison à l'être.Quelle peut être la � rencontre � prédite par le psalmiste entre ces deuxréalités conçues et vécues de manière hétérogène à l'échelle humaine ?L'attitude amoureuse peut-elle s'appliquer à la vérité, peut-on aimer leréel parce qu'il est vrai ?

L'harmonie entre amour et vérité en Dieu existe dans son être même,il est amour et il est vérité : les trois personnes trinitaires, en se connais-sant, s'aiment. L'amour divin s'est révélé dans sa vérité dans l'acte decréation : le réel, par son existence même, porte le sceau de l'amourdivin. Cette théophanie amoureuse se fait plus proche encore dans lemystère de l'Incarnation : � Je suis la vérité � (Jn. 14, 16), dit le Christ,cette vérité est le Logos venu naître parmi nous, Vérité qui � germe dela terre � pour s'o�rir par amour dans la plus grand des sacri�ces. Ledon de cet amour est le pardon, qui apporte la paix, dont l'avènementest prédit par le psalmiste : Dieu oublie sa fureur et o�re son salut. Enl'homme, blessé par son péché, amour et vérité sont dissonants. Tan-tôt nous aimons le mensonge, le faux, dans un amour idolâtre, tantôt

Page 6: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

nous nous tournons vers la vérité sans la charité : la raison contempleun objet qui n'est pas pleinement vérité mais une cohérence construitepar l'entendement humain. Pourtant, parce que nous sommes créés àl'image de Dieu, nous sommes appelés à vivre d'un amour qui ressembleà l'amour divin. Comment guérir l'homme, blessé dans son amour, etréconcilier son désir d'un amour in�ni qui ne trouve pas la vérité ca-pable de le combler ? En dépend le rapport de l'homme à Dieu, et laressemblance de notre vie terrestre à l'amour divin et au plan de Dieupour nous. Nous sommes appelés à une telle rencontre dans notre vie :la prophétie du Psalmiste est celle d'une rédemption sur cette terre,que le Seigneur � a aimé �.

La rencontre annoncée entre Amour et Vérité est déjà advenue dansle mystère de l'Incarnation, mais elle se renouvelle dans nos vie, elle estprésente chaque fois que nous communions au mystère divin dans lessacrements. Outre la grâce, c'est aussi par les actes d'amour que nousposons librement que nous pouvons davantage ressembler à Dieu : � LeSeigneur donnera ses bienfaits, et notre terre donnera son fruit �. Pourqu'elle en donne, il est nécessaire que l'homme mette en pratique lavérité d'une morale dont le Christ est l'exemple.

L'ouverture de l'âme à la vérité comme don de Dieu permet en ellela rencontre ici prophétisée. À plusieurs reprises, les Psaumes sont unchant d'action de grâce au Seigneur pour le don de son amour et desa vérité : � Je rends grace a ton nom pour ton amour et ta verite ; tapromesse a meme surpasse ton renom. � (Ps. 138, 2). À nous de disposernotre âme à recevoir la vérité dans la Parole de Dieu : � J'écoute, quedira le Seigneur Dieu ? �. Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnerason salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette terrenotre amour soit à son image : c'est par ce don gratuit de l'amour deDieu qu'Amour et Vérité se rencontrent sur cette terre, capable de fairegermer la vérité et de donner du fruit, terre que � la gloire habitera �.Ces éléments de ré�exion ouvrent plusieurs voies que les rédacteurs desarticles de ce numéro de Sénevé se sont donné pour tâche d'explorer, àtravers divers lieux de la tradition chrétienne. Bonne lecture !

Axelle de Reviers

Page 7: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Table des matières

I La rencontre en Dieu d'amour et vérité 3Anne-Laure de Percin, L'Amour à l'école du regard de Jésus 5MikaëlQuesseveur, Métaphysique de la Charité chez Lucien

Laberthonnière . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11

II L'amour humain à l'image de Dieu, blessé etracheté 59

Astrid Roucher, La Cathédrale ou l'Arche d'Alliance de Rodin 61Marguerite de Tanouarn, La signi�cation sponsale du corps 65Clarisse Pinchon, Les formes de l'amour dans la correspon-

dance d'Héloïse et Abélard . . . . . . . . . . . . . . . . 69Malouine de Dieuleveult, Amour(s) et Vérité : retour sur

le � contre-nature naturel � . . . . . . . . . . . . . . . . 99Brune-Lorraine Lalubin, La Femme éternelle, Une médita-

tion sur le mystère de la femme . . . . . . . . . . . . . . 117Jean-Baptiste Vasset, La foi au centre . . . . . . . . . . . . 153

III Aimer la vérité à la suite du Christ 159Marielle Drommi, Le rôle de la bioéthique dans la recherche

en sciences . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 161Axelle de Reviers, Pascal et l'idolâtrie de la vérité . . . . . 167Arthur Berrou, Amour et vérité dans l'÷uvre scienti�que de

Pascal . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 179Elisabeth Vuillemin, Mans�eld Park de Jane Austen : un

roman sur l'éducation ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . 195Éléonore Mermet, L'esprit d'enfance ou l'amour de la vérité

dans les essais de Bernanos . . . . . . . . . . . . . . . . 207

1

Page 8: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

2

Page 9: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Première partie

La rencontre en Dieu

d'amour et vérité

Rembrandt, Tête du Christ, vers 1648-50, huile sur bois ,Berlin, Staatliche Museen zu Berlin, Gemäldegalerie, Inv 811c

c© BPK, Berlin, Dist. RMN / Jörg P. Anders

Page 10: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

4

Page 11: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

L'Amour à l'école du regard de JésusAnne-Laure de Percin

Si on conçoit la vérité comme l'adéquation entre un discours etl'objet sur lequel il porte, il semble que celle-ci dépende toujours d'uneparole. Pourtant, lorsque cette vérité est celle de l'amour � qui seprouve toujours en actes � et que cette parole n'est autre que le Verbede Dieu incarné en Jésus, celles-ci sont précédées des gestes et dessituations concrètes par lesquels Il choisit de se révéler aux hommes.Aussi les rencontres de Jésus dans les Évangiles et le regard qu'il posesur ses interlocuteurs nous invitent-ils à une compréhension nouvelle dela manière dont Amour et Vérité ne forment qu'une réalité divine. C'estd'ailleurs ce que prophétisait le psalmiste : dans le Christ, � Amour etVérité se rencontrent � (Ps. 84).

Puisque l'Incarnation accomplit la promesse de Dieu envers sonpeuple, c'est tout naturellement que les rencontres avec le Christ dansl'Évangile font partie intégrante de la Révélation. La première véritéque Jésus nous dévoile dans le regard qu'il porte sur ses interlocuteurs,c'est la vérité sur sa propre venue. C'est plus particulièrement le casdans sa rencontre avec la Samaritaine à Sichem (Jn. 4) : le besoin impli-qué par la condition charnelle � il s'agit d'abord de demander à boire� donne lieu à des révélations sur l'histoire du salut, par lesquellesJésus vient redresser les erreurs théologiques qui étaient celles des Sa-maritains. Il commence par préciser que la doctrine correcte est celle desJuifs, avant d'expliquer que les vrais �dèles sont ceux qui � adoreronten esprit et en vérité �. Manifestement, Jésus s'adresse ici à une femmequi se pose déjà, d'avance, la question du salut et des �ns dernières,celle aussi de la vérité : � Je sais que le Messie doit venir, celui qu'onappelle le Christ. Quand il viendra, il nous dévoilera tout �, dit-elle,exprimant sa con�ance dans une vérité que Jésus n'abolit évidemmentpas, mais qu'il accomplit et complète au cours de cet échange, car ellen'est encore que partielle. En e�et, le rôle du Messie tel que le com-prend la Samaritaine à ce stade est projeté dans un futur lointain, dotéd'une universalité et d'une transcendance qui l'empêchent de percevoirque le Messie est déjà là, prêt à la rejoindre dans son immanence età vivre avec elle une rencontre personnelle. C'est Jésus lui-même quiexplicite ce lien entre les deux faces de la vérité du salut : � C'est Moi,celui qui te parle �. Le Verbe éternel a choisi, pour révéler à l'humanité

5

Page 12: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

L'Amour à l'école du regard de Jésus

la vérité de son amour, un temps et un lieu particuliers, une femmeparticulière sur laquelle il pose son regard, et dès lors elle devient, elleaussi, capable de reconnaître le lien inséparable entre l'universalité etla particularité de l'amour du Messie : � Venez voir un homme qui m'adit tout ce que j'ai fait. Ne serait-il pas le Christ ? �

De même, quand le Christ ressuscité se montre pour la premièrefois à Marie de Magdala, c'est seulement lorsqu'il explicite la dimensionpersonnelle et individuelle de cette rencontre, lorsqu'il l'appelle par sonprénom, que celle-ci comprend tout d'un coup la vérité de sa présenceet le reconnaît (Jn. 20, 16). On touche ici à une dimension essentiellede l'Incarnation : celle-ci, accomplie dans la gloire de la Résurrection,permet à l'homme de contempler la face de Dieu sans mourir, ce quiétait impossible dans l'ancienne Alliance. Contrairement à Élie et àMoïse, qui se couvrent le visage dès que Dieu se manifeste � par desvoies pourtant détournées, la brise légère et le buisson ardent � Marie-Madeleine peut regarder son Seigneur et même le toucher (c'est ce quelaisse imaginer la phrase de Jésus � Lâche-moi �, souvent traduite � Neme touche pas �) alors même qu'il resplendit dans la plénitude de sagloire et que sa divinité éclate au grand jour : désormais, cette divinité,qui a revêtu notre humanité, se donne à elle et ne se reprend pas.

Il semble donc que nous ayons besoin d'une rencontre, d'un regardparticuliers pour connaître en vérité ce qu'est Jésus de toute éternité :c'est de manière résolument incarnée que Dieu nous révèle qu'Il estAmour. Cette équivalence posée entre l'amour que Jésus nous porte etles voies par lesquelles il opère la rencontre avec nous se fait explicitedans son échange avec le jeune homme riche tel que le raconte SaintMarc : � Alors Jésus �xa sur lui son regard et l'aima. � (Mc. 10, 21) Celane signi�e pas, bien sûr, que Jésus ne l'aimait pas avant, mais cet amourprend une forme nouvelle à travers le regard du Christ à partir de cemoment charnière de l'échange avec le jeune homme : au moment de laconversation, il s'agit de lui rappeler la vérité de la Loi, fruit et signe del'amour de Dieu pour Israël. Jésus commence par constater que le jeunehomme a déjà reçu par son éducation ce premier degré de vérité : � Tuconnais les commandements � (Mc. 10, 19). Il est donc prêt à passerà l'étape suivante, le dépassement de la Loi par l'amour, qui en est la�nalité et la vérité ; mais avant de lui révéler cette vérité in�niment plusexigeante que ne l'était la Loi de Moïse, Jésus � �xe sur lui son regardet l'aime �, c'est-à-dire le choisit, lui, en particulier, pour cette mission,alors que la Loi s'adressait indi�éremment à tout membre du peuple

6

Page 13: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Anne-Laure de Percin

d'Israël. Le regard de Jésus ne cesse de nous révéler son amour in�nipour nous ; cependant, il ne nous transmet pas seulement la vérité sur leChrist lui-même, mais aussi notre propre vérité, et d'abord celle de nosinsu�sances par rapport à l'amour in�ni qu'il nous révèle. Être regardépar Jésus, c'est aussi prendre conscience, de manière bouleversante, dela manière dont nous trahissons ce regard. C'est déjà le cas dans larencontre avec la Samaritaine, qui avoue d'elle-même à Jésus :

� Je n'ai pas de mari � (Jn. 4, 17). Elle commence à toucher dudoigt un début de vérité, comme le lui con�rme Jésus : � Tu as bienfait de dire : Je n'ai pas de mari � ; Jésus la pousse à révéler elle-mêmecette vérité, avant de lui montrer qu'il la connaît lui-même déjà, enprofondeur et dans le détail : � car tu as eu cinq maris et celui que tuas maintenant n'est pas ton mari ; en cela tu dis vrai. � Il éclaire lavérité de sa situation de vie et, si elle n'y voit dans un premier tempsque le signe de sa puissance prophétique (Jn. 4, 19 : � Seigneur, je voisque tu es un prophète. . . �), cette connaissance est ensuite le moteurqui la pousse à témoigner.

Dans la rencontre avec le jeune homme riche, cette révélation se faitde manière plus indirecte, puisque ce n'est pas le dialogue des person-nages mais le commentaire de l'évangéliste qui nous explique la situa-tion de vie du jeune homme : � il s'en alla tout triste, car il avait degrands biens � (Mc. 10). Face au regard d'amour de Jésus, accompagnéd'une parole qui exige un don radical - � Va, ce que tu as, vends-le etdonne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel ; puis, viens,suis-moi � - il rentre en lui-même et constate la contradiction qui existeentre cet appel et l'attachement qui le lie à ses richesses et l'empêched'y répondre. La rencontre avec Jésus lui montre que lui-même ne vitpas encore dans la vérité, bien qu'il soit � en règle � avec la loi, et il enconclut pour sa part qu'il est incapable de vivre cette charité absolueque lui propose le Christ.

Le regard de Jésus agit ainsi comme une sorte d'examen de conscien-ce ; on le voit de manière encore plus �agrante chez Luc, lorsqu'il relatele reniement de Pierre : � Et à l'instant même, comme il parlait en-core, un coq chanta, et le Seigneur, se retournant, �xa son regard surPierre. � (Luc. 22, 60�61). Contrairement au récit qu'en font les autresÉvangiles, ce n'est, chez Saint Luc, pas seulement le chant du coq etle souvenir de la prédiction de Jésus, mais bien le regard du Seigneurlui-même (désigné ici comme � le Seigneur �, alors que ce titre est gé-néralement réservé par l'évangéliste au Christ ressuscité, Seigneur de la

7

Page 14: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

L'Amour à l'école du regard de Jésus

Création par sa victoire sur la mort), qui suscite les larmes de Pierre.L'amertume de ses larmes ne provient pas seulement de la conscience desa trahison, comme c'est le cas chez Marc et Matthieu ; si Luc prend lapeine d'ajouter ce détail capital � � le Seigneur, se retournant, �xa surlui son regard � � c'est pour souligner que ce qui rend sa propre tra-hison insupportable à Pierre, c'est ce qu'il voit dans ce regard posé surlui : un amour in�ni, totalement disproportionné au regard du com-portement de celui auquel il s'adresse. Pierre a trahi et pourtant leregard de Jésus ne cesse de lui a�rmer un amour inconditionnel ; bienplus qu'un regard de reproche ou d'accusation, le regard de l'amourblessé, qui se livre sans cesse aux coups que lui porte le péché, donneconscience à Pierre du hiatus insoutenable qui existe entre l'appel quelui adresse cet amour et la réponse qu'il lui a faite jusque-là.

Le regard d'amour de Jésus est donc loin d'être anodin puisqu'ilprovoque la tristesse du jeune homme riche et les larmes de Pierre, ouplutôt il met au jour ces e�ets du péché en eux, car l'amour du Christ sefait source d'une joie profonde dès lors qu'on l'accueille. La tristesse dujeune homme riche et les larmes de Pierre ne sont d'ailleurs pas à mettresur le même plan : la première est l'a�iction de celui qui n'a pas choisile Christ et qui reste attaché à ce qui ne peut pas combler le c÷ur del'homme, tandis que les secondes sont déjà les larmes de la conversion,à rapprocher des sou�rances des âmes du purgatoire, qui sou�rent dece qu'elles ne sont pas encore prêtes à contempler Dieu alors mêmequ'elles l'ont déjà choisi. Sur l'un et l'autre, Jésus a posé un regardd'amour in�ni qui ne juge pas, mais pardonne et appelle. Admironsici la bienveillance du Christ, qui n'adresse aucun reproche ni au jeunehomme riche ni à son disciple renégat. Il est assez remarquable que dansces deux passages, au moment où on lui fait défaut, le Verbe de Dieu setait : chez Marc, ce n'est qu'après le départ du jeune homme riche queJésus discute avec ses disciples de la di�culté pour un riche d'entrer auRoyaume ; chez Luc, aucune parole n'est rapportée entre le moment oùJésus regarde Pierre et le moment où ce dernier sort pour pleurer. SiJésus ne dit rien et se contente de nous regarder l'abandonner, ce n'estcertes pas pour nous laisser à notre péché, mais bien pour respecternotre liberté, tout en nous rappelant avec douceur à une plus grandeexigence de vérité.

Cette délicatesse du regard de Jésus se déploie tout particulière-ment dans la rencontre avec la femme adultère (Jn. 8, 3�11) : aprèsavoir explicitement appelé les témoins à faire leur propre examen de

8

Page 15: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Anne-Laure de Percin

conscience, Jésus baisse les yeux et � se mit à écrire avec son doigt surle sol �. Il ne regarde aucun de ses interlocuteurs, et c'est peut-êtrece retrait du regard qui leur laisse l'espace de liberté nécessaire pourconsulter leur conscience, constater leurs propres manquements et ré-pondre de manière vraie à Jésus qui les appelle à dépasser les exigencesde l'ancienne Loi pour celles, plus exigeantes encore, de la miséricorde.Admirons aussi la pudeur de Jésus qui ne regarde pas non plus cettefemme que l'on a traînée dehors et qui, exposée à la vindicte publique,sou�re l'opprobre et craint pour sa vie ; déjà écrasée sous les regardsde ses accusateurs et des passants, du moins n'a-t'elle pas à s'inquiéterde ce que pourrait lui signi�er le regard de celui qu'on a choisi pour luiservir de juge. C'est seulement après le départ de tous les autres queJésus lève les yeux et, posant alors sur elle son regard d'amour, adresseun appel explicite à sa liberté : � Va, désormais ne pèche plus. �

La douceur avec laquelle le regard de Jésus ménage notre liberté vadonc de pair avec l'appel extrêmement fort qu'il nous adresse : c'estparce que Jésus � �xa sur regard sur lui et se mit à l'aimer � qu'ilpeut ensuite demander au jeune homme riche de vendre tout ce qu'ila ; c'est parce qu'il a détourné les yeux pour ne pas alourdir encore laconscience de la femme adultère qu'il peut, le moment venu, lui deman-der de quitter son péché. Ce regard est donc aussi éloquent que toutesles paroles de Jésus : posé sur nous dans l'immobilité d'un instant, ilnous invite à nous mettre aussitôt en route vers le Royaume que nousavons à construire dès cette vie. On en voit un exemple frappant dansl'appel de l'apôtre Nathanaël (Jn. 1, 47�51). C'est, semble-t-il, le faitde voir Nathanaël sous le �guier qui indique à Jésus son intégrité, alorsmême qu'il la connaît de toute éternité : � Jésus vit Nathanaël venirvers lui et il dit de lui : � Voici vraiment un Israélite sans détour. � Na-thanaël lui dit : � D'où me connais-tu ? � Jésus lui répondit : � Avantque Philippe t'appelât, quand tu étais sous le �guier, je t'ai vu. � �En même temps que ce regard jeté sur Nathanaël permet à Jésus d'an-noncer que cet homme est un juste, c'est, là encore, le point de départd'un appel plus radical à le suivre : � Parce que je t'ai dit : � Je t'ai vusous le �guier �, tu crois ! Tu verras mieux encore. � Nathanaël peutalors faire con�ance au Christ, non seulement parce que celui-ci se ma-nifeste comme le connaissant personnellement et profondément, maisaussi parce que cette connaissance est ancrée dans une rencontre maté-riellement située, donc concrète et compréhensible pour lui. Le Christ,par qui le monde a été créé, n'avait évidemment pas besoin de voir phy-

9

Page 16: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

siquement Nathanaël sous le �guier pour le connaître, mais il choisitce lieu, cet arbre hautement symbolique dans la tradition hébraïque,pour en faire le point de départ de l'appel personnel qu'il adresse àNathanaël, cet � Israélite sans détour �, comme il le nomme lui-même :c'est sous le �guier, arbre que le Talmud identi�e traditionnellementà l'arbre du péché originel, que Nathanaël est � vu � par le Fils del'Homme, qui l'appelle à participer à la construction de la NouvelleAlliance, accomplissement et aboutissement de l'histoire du salut.

En dé�nitive, l'Évangile nous invite à nous laisser regarder par Jésuspour pouvoir, à notre tour, le regarder. L'adoration eucharistique est, àcet égard, un moment privilégié pour demander au Christ de regardernotre vie et de nous enseigner à porter, nous aussi, sur nos frères ceregard de bienveillance. Regarder Jésus nous regarder, c'est à la foiscontempler la vérité par laquelle il éclaire notre intelligence et devinerla profondeur du mystère qui nous échappe. On le voit dans ces passagesd'Évangile que nous avons traversés : chacun des interlocuteurs de Jésusa reçu pour fruit de sa rencontre avec le Christ d'avancer sur le cheminde l'amour divin, mais chacun reste en deçà de la plénitude de cettevérité. C'est aussi ce regard qu'il nous est donné de contempler dansl'adoration eucharistique, où nous pouvons apercevoir en même tempsle dévoilement du Christ qui s'o�re entièrement à nous et le mystèrein�ni de ce qui reste caché jusqu'à la �n des temps.

10

Page 17: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Métaphysique de la Charité chezLucien Laberthonnière

Une introduction conceptuelle

Mikaël Quesseveur

� La charité est ainsi vraiment la lumièrequi éclaire tout homme venant en ce monde �

Lucien Laberthonnière, Cinquième Conférence de Carême

Si le nom de Lucien Laberthonnière est moins connu que celuid'Henri de Lubac, de Teilhard de Chardin ou même de son grand amiMaurice Blondel, il n'en reste pas moins un théologien notoire du dé-but du xxe siècle, dont la riche correspondance avec Blondel fut sourced'inspiration pour le philosophe de l'action et dont les ré�exions surl'éducation ont eu une in�uence certaine dans sa postérité. Ses di-verses prises et de position et oppositions ont néanmoins largemententamé sa renommée et participé à la mise au ban de son ÷uvre ausein de l'Église 1. En e�et, les Essais de Philosophie religieuse (1903)(qui contiennent sa Théorie de l'Éducation et le Dogmatisme moral)et le Réalisme chrétien et l'idéalisme grec (1904) sont condamnés etmis à l'index en 1906, et, sept ans plus tard, ce sont les Témoignagedes martyrs, Sur le Chemin du catholicisme, et les Annales de phi-losophie chrétienne (dont Laberthonnière était devenu rédacteur à lademande de Maurice Blondel en 1904) qui sont condamnés. La même

1. Que le lecteur ne s'y trompe pas : je n'ai point ici pour objet de réhabili-ter ni de justi�er l'oratorien dans chacune de ses positions. Néanmoins sa mise àl'index est généralement reconnue comme une sanction sévère et disproportionnéequi aurait dû être levée quelques années après, mais qui, il est vrai, s'explique parle contexte troublé dit de � la crise moderniste �. Le langage de l'abbé Laber-thonnière et sa virulence n'ont pas servi sa cause, et ses attaques paraissent parfoisdémesurées (contre l'Église et contre Thomas notamment). Nous espérons qu'il ap-paraîtra néanmoins au lecteur que ses développements, en particulier ceux autourde la � métaphysique de la charité �, qui composent le c÷ur de cet article et de sapensée, sont à bien des égards � lumineux �. Ses ré�exions métaphysiques formentau sein de sa philosophie chrétienne un système cohérent et, semble-t-il, tout à faitcompatible avec les dogmes catholiques, dont le Concile Vatican II s'est, à certainségards, inspiré. Quoiqu'il en soit, l'objectif de cet article est avant tout de présenterla pensée de Laberthonnière en ce qu'elle tente parfaitement la conciliation d'Amouret Vérité, mais ne prétend pas à la vérité théologique.

11

Page 18: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Métaphysique de la Charité chez Lucien Laberthonnière

année, Laberthonnière se voit interdire de dispenser tout enseignementet de prêcher, lui qui avait jusqu'alors consacré sa vie à la questionéducative, que ce soit par des développements théoriques initiés danssa Théorie de l'Éducation, autant que par son activité d'enseignementau collège de Juilly pendant près d'une dizaine d'année. Tandis qu'ilprojetait alors un ouvrage sur l'Église 2, cette condamnation le meur-trit profondément, mais bien que contrit, il la respecta toute sa vie. Ils'a�ranchit néanmoins de la stricte interdiction en 1926 puis en 1927lors des Conférences de Carême lorsqu'il décide à la demande de sonami Pierre Sanson, en manque d'inspiration pour prêcher les mercredisà Notre-Dame, de lui rédiger le texte de ces dites conférences 3. Par sonintermédiaire Laberthonnière pourra en quelque sorte lui-même � prê-cher �, ce qui lui avait été pourtant interdit. Lorsqu'en 1927, les confé-rences sont intitulées � Métaphysique de la charité �, Rome reconnaîtderrière l'orateur l'oratorien condamné et demande au Cardinal Dubois,archevêque de Paris, de mettre �n aux conférences du Père Sanson.

� L'a�aire Sanson �, dont on a aujourd'hui oublié jusqu'à l'exis-tence, et de ses conférences de Notre-Dame, avait à Paris été une grandesource d'agitation. La qualité des catéchèses et les questions que posaitLaberthonnière derrière Sanson avaient reçu un écho favorable dans lacapitale, et on se bousculait pour se rendre entendre le Père Sanson.Parmi ces questions, on retrouve celles qui ont interrogé Laberthon-nière toute sa vie et ont dirigé son ÷uvre, questions qui interrogenttout chrétien et tout homme : � D'où viens-je, où vais-je, quel sensdonner à mon existence ? � 4. À la suite de cette a�aire, il continua à

2. Ce n'est que manière posthume et par le soin de Louis Canet que Sicut mi-nistrator fut publié, faisant état des fragments de ré�exion de Laberthonnière ausujet de l'Église.

3. Dès septembre 1924, Sanson exprime ses di�cultés à rédiger et construire lesConférences de Carême pour lesquelles il demande régulièrement conseil à Laber-thonnière : � Père et ami, je fais appel à votre a�ection et à votre dévouement. Vousme demandez si mes conférences se construisent ? Hélas ! j'ai, depuis mon retour,élaboré deux autres plans que j'ai abandonnés d'ailleurs pour revenir à celui queje vous communiquais à Tessy mais un peu modi�é. [...] En cours de route des ntsque je vous envoie, j'ai posé certaines questions auxquelles n'est-ce pas vous aurezla bonté de me répondre. Je vous demande pardon de vous donner un surcroît debesogne, mais le temps marche et je voudrais que chaque conférence fût bientôt arrê-tée, au moins dans les grandes lignes �. Dès l'année suivante, le Père Laberthonnièrene fera plus qu'aider le jeune prêtre oratorien, mais rédigera lui-même en intégralitéles conférences Lucien Laberthonnière, Dossier Laberthonnière : correspondanceet textes, 1917- 1932, Paris, Beauchesne, 1983, p. 100�101.

4. Si l'on a du mal à comprendre aujourd'hui l'émoi qu'ont pu produire ces confé-

12

Page 19: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Mikaël Quesseveur

exercer dans des cercles privés en y tenant de petites conférences, ceque Rome à nouveau en l'apprenant, l'invitera à ne pas réitérer.

Laberthonnière, quoique par nécessité muet, n'est cependant pasresté sans successeurs ni in�uences. Blondel disait au sujet de son÷uvre qu'elle � sera connue tôt ou tard dans son intégralité �. � Cette÷uvre, disait-il, [. . .], apparaîtra plus grande, plus forte, plus foncière-ment philosophique et chrétienne que celle d'un Malebranche ou d'unNewman � 5. L'in�uence directe qu'il a eue par son dialogue avec Mau-rice Blondel rejaillit auprès de plusieurs des plus grands théologiens duxxème siècle, et Henri de Lubac le premier, lui qui lut attentivementBlondel. Il fut également un lecteur attentif de Laberthonnière, avecqui il partage même certains raisonnements (dans Athéisme et sens del'homme ou dans A�rontements mystiques par exemple). Laberthon-nière a peut-être en ce sens, nous ne saurions néanmoins nous avan-cer sur la question, pu inspirer Joseph Ratzinger. Ce sont néanmoinsses ré�exions sur la personne qui ont plus marqué encore l'histoire dela pensée, lui qui fut un des premiers théoriciens du personnalismeaprès Renouvier. Son Esquisse d'une philosophie personnaliste publiéede manière posthume en 1942, inspira à certains égards les ré�exionsdu Personnalisme de Mounier en 1949 6, ou à défaut, ses textes anté-rieurs et l'opposition qu'il dresse entre individu et personne, ce dontLaberthonnière est un chantre convaincu.

Nous parlerons ici de la Métaphysique de la Charité, concept auc÷ur de la pensée de Laberthonnière duquel découle toute sa phi-losophie. Pour bien comprendre son intuition, nous nous appuierons

rences, il faut considérer qu'elles étaient bien plus fréquentées alors qu'elles ne lesont aujourd'hui, quoique les noms égalent en dignité ceux de leur prédécesseur.Si Pierre Sanson, oratorien aujourd'hui oublié, s'y est exprimé, on peut compterparmi les orateurs notables contemporains Jean-Robert Armogathe (lui-même !), leCardinal Joseph Ratzinger ou le Cardinal Lustiger, et depuis 2005 et l'initiatived'André xxiii en vue du renouvellement des Conférences Jean-Luc Marion, Mar-cel Gauchet, Antoine Guggenheim, Jean-Louis Chrétien, Pierre Manent, PhilippeBoutry, Rémi Brague, Olivier Rey, Jacques Arènes, Gaël Giraud, Michel Aupetit,Marguerite Léna, André xxiii et bien d'autres.

5. Lucien Laberthonnière et Maurice Blondel, Maurice Blondel. Lucien La-berthonnière. Correspondance philosophique, publiée et présentée par Claude Tres-montant, Paris, Éditions du Seuil (Ligugé, impr. Aubin), 1961.

6. On remarquera d'ailleurs que Laberthonnière est cité au même titre que Blon-del dans les prédécesseurs historiques de la notion de personne, et qu'il est cité dansla note 65 de la Deuxième partie (Le personnalisme et la révolution du xxe siècle,concernant � L'éducation de la personne �), pour faire référence à sa Théorie del'Éducation.

13

Page 20: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Métaphysique de la Charité chez Lucien Laberthonnière

tant sur les ouvrages condamnés que des expressions plus tardives duconcept. Loin de nous la volonté de dresser une monographie de sesdéveloppements et de montrer les variations théologiques et philoso-phiques de l'abbé entre le Dogmatisme moral 7 où l'on trouve pour lapremière fois en arrière-plan ses thèses, et les Conférences de Carême 8

de 1927 où elles sont pleinement a�rmées et éclairées, mais la perspec-tive historique apporte quelques lumières sur ses développements. Parcequ'également Laberthonnière a une correspondance extrêmement riche,des expliquotations ou des intuitions exprimées dans certaines lettres àBlondel 9 ou à Sanson 10 nous permettront d'a�ner notre travail.

Pour expliciter ce concept de � métaphysique de la charité �, noussuivrons Laberthonnière dans ses Conférences de Carême de 1927 etle chemin spirituel et intellectuel qu'il propose. C'est à partir du pro-blème philosophique que nous nous posons à nous-mêmes que se fondesa métaphysique. Ce problème, loin de nous concerner seulement nesaurait se déconnecter et des autres et de Dieu, ce qui nous permettrade mieux comprendre comment la Trinité, la Création et l'Incarnationpermettent de répondre au problème de nous-mêmes. Dès lors nouspourrons mieux envisager les conséquences morales d'une telle méta-physique de la charité, et aborder l'épineuse question de la liberté del'homme et de l'existence du mal.

** *

Le problème de nous-mêmes.

Vous êtes. Nous sommes. C'est là à la fois une vérité si nette, etun mystère si grand, que l'antinomie semble étrange entre l'évidencedu fait brut, et le mystère de son explication. Car en e�et, qu'est-cequi fait que l'on � est � ? Ce n'est point par notre propre décisionque nous sommes, puisque nous n'avons point décidé d'être au monde.

7. Lucien Laberthonnière, Le réalisme chrétien précédé des Essais de Philo-sophie religieuse, Paris, Ed. du Seuil, 1966.

8. Pour faire référence aux Conférences de Carême, nous indiquerons en nombreromain le numéro de la conférence, suivi en numérotation arabe de la page à laquellenous renvoyons. Pierre Sanson, Le Christianisme, métaphysique de la charité, Pa-ris, Éd. Spes, 1927.

9. L. Laberthonnière et M. Blondel, Maurice Blondel. Lucien Laberthon-nière. Correspondance philosophique, publiée et présentée par Claude Tresmontant,op. cit.10. L. Laberthonnière, Dossier Laberthonnière, op. cit.

14

Page 21: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Mikaël Quesseveur

En ce sens, notre existene dépend d'un autre être. Nés de notre mère,nous sommes, en quelque sorte, � suscités à l'existence � sans l'avoirni su, ni voulu. Et pourtant cette dépendance originelle, ne nous rendpas dépendants dans tous les autres domaines, mais est à l'origine denotre liberté. C'est parce que nous sommes suscités à l'existence, quenous pouvons être libres. Cette liberté est celle même qui nous permetd'être à nous-mêmes nos propres auteurs, de décider de ce que nousfaisons et de la manière dont nous agissons. Nous sommes nos propresmaîtres pourrait-on penser (à tort), et l'on aspire à être totalement etin�niment maître de tout ce qui nous concerne. Pour certains, cettedépendance originaire déplaît, mais qui cherche à la nier ne trouve pasdans son existence le sens de sa liberté. Quand ils chernt à nier leurdépendance pourant, ils nient leur liberté toute entière et par cet actemême ils reconnaissent avoir été suscité à l'existence. Arrivés au mondelibres, nous n'avons même pas la liberté de refuser de reconnaître cettedépendance et cette liberté.

Dépendants et libres, le paradoxe dénoncé ici pourrait sembler n'êtrequ'un jeu de mots, et n'apporter rien à notre connaissance que nousne sachions déjà. Et pourtant, nous sommes bien incapables de com-prendre ce qui fait que nous existons, et il semble qu'il y ait dans cesdeux dimensions de notre existence comme un mystère à percer. C'estce que Laberthonnière nomme � le problème de nous-mêmes �, c'est-à-dire tout à la fois l'énigme que nous représentons à notre intelligence(je suis, mais pourquoi suis-je et qui suis-je ? ), et la question moralede la destinée humaine (que dois-je devenir ? ). Nous existons sans levouloir et nous sommes et restons � des pôles incoercibles d'autono-mie �, c'est-à-dire que nous avons à décider de notre destinée et quenous souhaitons, parce que nous sommes libres, être l'origine et la �nde notre action. Comment concilier ces deux pôles, entre réalité de ladépendance et liberté ? Pour espérer concilier cette dualité premièreen nous, Laberthonnière a�rme la nécessité de savoir � qui � noussommes, et ce qu'est le monde de manière à savoir ce que nous pouvonsfaire en vue de cette réconciliation. Pour cela, il nous faudra d'abordquestionner l'existence, la nature de l'existence (ou de l'être) et notrepropre nature. Car ce n'est qu'une fois que l'on aura su si l'être existe(compris ici comme l'être en général), et où le trouver, que l'on pourraespérer répondre à l'énigme que nous sommes, et par là, à l'énigme denotre rapport aux autres, au monde, et à Dieu.

*

15

Page 22: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Métaphysique de la Charité chez Lucien Laberthonnière

Avant même de savoir ce qu'est l'être et quelle est notre nature, ilconvient de commencer par questionner son existence. Toutefois, dansle système de l'abbé oratorien, cette question se pose en général et nonpas juste pour moi : c'est ce qu'il nomme � le problème de l'a�rmationde l'être �. Cette question, dont l'aspect philosophique pourra rebuterle lecteur, ne doit pourtant pas être comprise comme purement spécu-lative. Bien au contraire, c'est la question la plus pratique qui soit nousdit Laberthonnière, car il s'agit dans l'a�rmation de l'être, du salutmême :

Ce n'est pas là non plus une question spéculative ; c'estla question pratique par excellence. [. . .] L'a�rmation del'être à son plus haut degré, celle qui s'e�ectue au-dessus detoute illusion, en pleine vérité, c'est le salut, c'est la déli-vrance, c'est la réalisation parfaite de la liberté. Et qu'est-ceen e�et qu'être sauvé, qu'être délivré, qu'être libre ? C'estne plus avoir à subir ni à craindre les changements qui sur-viennent temporellement dans les phénomènes 11.

En comprenant � qui � nous sommes, nous devenons capables denous �xer dans l'être, casr nous comprenons alors que nous ne sommespas le simple produit des changements extérieurs, mais qu'il existequelque chose en nous de stable et de permanent. C'est-à-dire que nousne sommes pas liés aux phénomènes du monde, mais que nous pouvonstrouver un sens à notre existence qui ne s'arrête pas à la dispersionpermanente du changement dans le temps. S'a�rmer dans l'être, c'estrendre possible à tout le moins de donner un sens à notre existence,car cette dernière ne se réduit pas à la vie à travers les phénomènes.Il existerait quelque chose de stable, � l'être �, qui sera à même denous tourner vers la vérité. Cette vérité en ce sens ne s'arrêtera pasà seulement être connaissance, mais est médiation du salut, ainsi quenous allons l'expliquer plus tard. Interroger l'existence de l'être est doncbien la première étape en vue de la compréhension de la vérité et de lapossibilité du salut.

Pour autant, il est à bien des égards impossible de répondre à lapremière question de l'existence sans résoudre la deuxième de la nature.En e�et, pour pouvoir dire que l'être n'est pas, ou que les réalités ensoi n'existent pas, il faut avoir déjà désigné par les � réalités en soi � un

11. L. Laberthonnière, Le réalisme chrétien précédé des Essais de Philosophiereligieuse, op. cit., p. 49.

16

Page 23: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Mikaël Quesseveur

objet précis auquel on refuse après l'existence 12. Et c'est précisémentlà que pour Laberthonnière tant les sceptiques, que les � dogmatismesillusoires � (catégories sous lesquelles il range tant les empiristes queles idéalistes allemands) ont fait fausse route. Ce que cherchent lesdi�érents systèmes philosophiques des � dogmatiques illusoires �, c'estassurément à � a�rmer l'être �, c'est-à-dire à trouver ce qui subsistedans le mouvement, en un mot, l'essence des choses. Mais pour l'abbé,tous ces systèmes le font de la mauvaise manière : les idéalistes et lesempiristes accordent l'être à ce qui ne devrait pas être reconnu commede l'être (la perception ou les idées) 13, tandis que les sceptiques refusentla connaissance de l'être sous prétexte que ce dernier n'est jamais l'objetde notre connaissance, que ce soit par l'idée ou par la sensation, et oùe�ectivement il n'est pas 14. En considérant la multitude des opinions,le sceptique refuse la connaissance, car dit-il si nous avions quelqueaccès à l'être, il ne devrait point exister une diversité des conceptionsdu monde et l'erreur ne serait pas possible. Pourtant la diversité desopinions n'a jamais rendu impossible ni la possibilité, ni la connaissancede la vérité.

Ce que préjuge en fait tant le dogmatisme illusoire que le scepti-cisme, c'est qu'il existe quelque chose comme le � moi � et le � non-moi �. Il est impossible de nier qu'il y a quelque chose comme desa�rmations qui � viennent du dehors �, et qui s'imposent à moi, maisle moi, si l'on s'arrête à cette dé�nition, ne serait en ce sens qu'unobjet du monde ou son centre, et la dichotomie du moi et du mondefonde la connaissance. Or le � Moi � pour Laberthonnière est plutôtune � multiplicité vivante, organisée et uni�ée par l'a�rmation plusou moins consciente d'une conception des choses et dans la poursuited'une �n � 15. Ce n'est donc �nalement pas tant la distinction entre une

12. � Ce que nous avons à constater pour le moment c'est qu'en posant la questionde l'existence de la réalité en soi on part toujours d'une conception de la nature decette même réalité � Ibid., p. 42.13. Nous n'avons point le temps de détailler ici les raisonnements de Laberthon-

nière et la subtilité dont il fait preuve. Nous renvoyons donc le lecteur au Dogma-tisme moral et à sa première partie sur l'idéalisme pour de plus amples précisions.14. � Ce n'est que par opposition à l'être qui est un et qui demeure qu'ils peuvent

nommer le phénomène qui est multiple et qui passe. Et si en nommant le phénomènequi est multiple et qui passe ils méconnaissent l'être, c'est qu'en fait ils restentattachés au phénomène. Ils déclarent le phénomène vide et inconsistant ; mais ilscontinuent de vouloir en vivre. � L. Laberthonnière, Le réalisme chrétien précédédes Essais de Philosophie religieuse, op. cit., p. 57.15. Ibid., p. 52.

17

Page 24: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Métaphysique de la Charité chez Lucien Laberthonnière

intériorité et une extériorité qui détermine ce qu'est le moi, mais bienplutôt le fait que cela soit l'uni�cation d'une composition. Cette uni-�cation de l'être par la poursuite d'une �n est centrale dans la penséede Laberthonnière : elle est la condition de détermination du sens del'existence. C'est-à-dire que l'Ego n'est jamais qu'un � être-vers �. Orcette �n ne saurait être seul objet d'une intériorité ou d'une extériorité.Elle est bien au contraire la liaison entre intériorité et extériorité, entrele moi et le non-moi, puisque je vise toujours un moi à venir dans unecertaine situation, qui n'est donc pas celui que je suis dès à présent.C'est un � je � qui vise une extériorité, et qui en ce sens, ne se vise pastout à fait lui-même. Par le simple fait de vouloir, je souhaite ne pasêtre celui que je suis déjà aujourd'hui, je sors de moi-même et un sensest donné à mon existence en tant qu'elle est dirigé vers une �n : ceque je veux être. Ce n'est pas donc par la dichotomie entre intérioritéet extériorité que l'on est amené à comprendre ce qu'est l'être et ce quenous sommes. La dichotomie entre l'intériorité et l'extériorité supposeque le � moi � est comme un vase qui se remplit, qui va acquérir laconnaissance du monde extérieur en le contemplant et en y cherchantla vérité. Mais ce qu'il convient de trouver, ce n'est pas de quoi sontfaites les choses et le monde, donc l'extériorité, mais quelle �n l'on doitviser pour pouvoir et accréditer son existence, et en la visant mieux laconnaître.

Ainsi le problème du dogmatisme illusoire et du scepticisme résideprécisément dans ce qu'ils cherchent à penser l'être à partir de la stricteextériorité. Ceux qui se placent dans une telle position cherchent à sor-tir du monde et, à partir de là, à savoir ce qui subsiste réellement 16.C'est là pour Laberthonnière un résultat de la philosophie grecque qu'ilquali�e � d'idéalisme � : � C'est l'abstraction qui est pour eux [lesGrecs] l'instrument de vérité et l'instrument de salut � 17. Il s'agit pourles Grecs de sortir du monde mouvant des apparences et de lui substi-tuer par abstraction un être qui se trouverait dans les idées et dans lesconcepts. Ces idées sont avant tout à contempler comme medium d'ac-cès à la vérité, et ne permettent pas de vivre dans le réel et le présent.

16. � Vouloir être par le dehors, c'est commencer par se considérer à part pourchercher ensuite à se rattacher à quelque chose d'extérieur à soi où l'on puisse être.[. . . L]es uns et les autres veulent être par quelque chose qui en un sens leur estcomme étranger et qui leur est étranger, justement parce que c'est trop eux-mêmeset que ce n'est point par eux-mêmes qu'ils peuvent s'établir dans l'être. [. . . I]déeset sensations c'est en nous ce qui n'est pas nous � Ibid., p. 68.17. Ibid., p. 248.

18

Page 25: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Mikaël Quesseveur

C'est un idéal statique qu'ils proposent, et non un idéal qui amène à seréaliser ; c'est un plaisir esthétique que celui de la vérité chez les Grecs.Les Grecs ne contemplent jamais Dieu que comme � la pensée de toutepensée �. � [S]i donc le sage peut arriver à penser Dieu, ce n'est toujoursque du dehors � 18, car il n'est pas à l'intérieur de lui-même, mais biendans les Idées issues des choses. Les Grecs sont fascinés par la matièreen même temps qu'ils la rejettent (elle est principe d'individuation, oril n'y a de connaissance que du général, notamment dans la philosophiearistotélicienne), mais ne partent jamais que d'elle par dialectique etabstraction pour arriver à la vérité. La philosophie grecque construitdes formes qu'elle contemple, mais ne ré�échit ni aux origines ni aux�ns réelles ; elle interroge toujours le réel en s'en détachant.

*Laberthonnière a�rme donc la nécessité de refuser le cadre grec,

et donc de refuser le matériel pour rester dans le spirituel. Il n'y a pasqu'une Nature �xe, comme chez les Grecs ; mais bien au contraire � unevie � qu'il faut apprendre à connaître. Cette vie est au c÷ur de nous-mêmes, et pour la comprendre, il faut donc commencer par comprendrece que nous sommes en partant de nous-mêmes. Le dogmatisme illusoireà partir seulement du moment où il se concentre sur l'extériorité dumonde et non sur le moi, précisément parce qu'il cherche la vérité � en-dehors �, est bien incapable de répondre à l'exigence de la vérité quidoit se faire jour en nous. � Ce n'est pas de connaître le monde dansson extériorité spatiale et temporelle qui peut nous donner la Lumière,Messieurs ; c'est de nous connaître nous-même dans notre intériorité endécouvrant le comment et le pourquoi de notre existence � 19.

Le problème de nous-mêmes est ainsi à la fois départ de toute ré-�exion 20 et condition d'intelligibilité de la réponse à la question del'être (à savoir celle d'un Dieu créateur bon et généreux qui nous sus-

18. Ibid., p. 251.19. P. Sanson, Le Christianisme, métaphysique de la charité, op. cit., p. I, 14.20. � C'est du problème de nous-mêmes qu'il faut partir, sans cela il n'y aurait

pas de problème du tout. . .. Si nous posons des questions c'est parce que nous pre-nons conscience de nous-mêmes ; nous disons � moi � et en disant � moi � nousdisons : Qu'ai-je à faire dans le monde ? Où dois-je parvenir ?... C'est grâce à ceproblème que les autres problèmes se posent, et c'est ce problème-là qui est essen-tiellement et proprement à mon avis, le problème religieux. � Fonds Laberthonnière174, composant trois ouvrages reliés appelés � Christianisme � et qui contient des� conférences privées �. Conférence en date du 18 décembre 1929, p. 13. Cité dansL. Laberthonnière, Dossier Laberthonnière, op. cit., p. 234.

19

Page 26: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Métaphysique de la Charité chez Lucien Laberthonnière

cite à l'existence en toute liberté, qui nous appelle à vivre et agir danssa générosité 21 : ce n'est point de l'extérieur qu'il faut partir, mais denous-mêmes. En se déprenant des choses du monde pour se concentrersur l'acte même par lequel intérieurement on se pose et on s'a�rme, onarrivera ainsi à la vérité. Il pourra paraître étrange de partir de soi pourcomprendre la vérité : si la vérité était en nous, nous le saurions et nousne ferions pas d'erreur. Une telle a�rmation pourra-t-on dire, paraîtau demeurant être le meilleur moyen de rendre toute vérité subjectiveet donc de refuser le caractère universel de la vérité. Mais chercherau-dehors de nous-mêmes la vérité, c'est penser que la vérité se trouvedans les choses prises dans le temps, c'est vouloir �xer notre être par leschoses du temps. Or � la vie dans le temps est un évanouissement, uneombre qui s'e�ace, une lueur qui s'éteint � 22 ; car les choses du mondepassent, elles sont prises dans le mouvement du réel :qu'elles soient desidées ou des choses, ces entités ne sont pas à même de nous dire ce quiest, c'est-à-dire de nous permettre d'accéder à la vérité. Il faut toujourset encore se rappeler que se poser est d'abord un acte avant d'être uneidée, et qu'il a donc des conditions de félicité pour être réalisé. Laber-thonnière peut ici pleinement a�rmer son extrinsécisme, c'est-à-direa�rmer que la vérité vient de nous et non (seulement) de l'extérieur.

Qu'entend-t-il alors par cette idée d'une vérité qui serait en nous-mêmes ? Su�t-il de savoir que � je suis � pour pouvoir dire que l'onest véritablement ? Pensant ainsi de manière solipsiste avoir trouvé lastabilité de l'être par la certitude de mon existence à l'instant où jeparle, � et ne puis [pourtant] avoir aucune certitude sur l'existencetant des autres que du monde à l'instant où je parle �, ce n'est jamaisque l'a�rmation de soi pendant un instant. Mais peut-on vraiment êtreun instant et ne pas être l'instant d'après ? Ne faut-il pas être à chaqueinstant, et toujours s'a�rmer dans l'être, indépendamment du fait depenser que l'on est ? � Ce n'est pas être que d'être en passant � nous ditLaberthonnière. Or, pour dire � moi �, pour � être moi �, il faut bienque je trouve cette unité en ma �n dont Laberthonnière avait dégagé ladé�nition, et qui est seule à même de me permettre de m'a�rmer dansl'être.

21. � L'inquiétude qui nous met en branle pour la recherche de la vérité salutaireest donc également la condition indispensable à l'intelligence de cette même vérité �P. Sanson, Le Christianisme, métaphysique de la charité, op. cit., p. I, 4.22. L. Laberthonnière, Le réalisme chrétien précédé des Essais de Philosophie

religieuse, op. cit., p. 70.

20

Page 27: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Mikaël Quesseveur

Si je cherche à me vouloir moi-même dans mon état présent, je nefais jamais que désirer des phénomènes, une extériorité (en ce sens queje me voudrais moi comme individu ou comme corps, et que, quoiqu'il ensoit, étant pris dans le temps, j'appartiens au monde des phénomènes) ;je ne saurais me prendre pour �n, pas plus que je ne peux prendrepour �n un élément du monde, qui ne sera jamais qu'un phénomène,donc toujours quelque chose qui sera pris dans le temps. Notre être doitêtre � stable et permanent au-dessus des phénomènes qui s'écoulent �.Laberthonnière ne voit qu'une seule solution pour s'a�rmer : dire quenous somme par Dieu et en Dieu. � Je suis Celui qui est �, � Ego sumqui sum � (Ex. 3, 14), dit Dieu à Moïse : Dieu est sans condition, ilest absolument. Comment a�rmer son être en e�et autrement que parl'action de Dieu en nous, et en fondant notre existence en Dieu ? Dieuest bien � en nous �, car on ne découvre pas Dieu comme une idéeextérieure. Il est, dit Laberthonnière, � l'être de mon être, la vie de mavie � 23, Il est Celui par qui je suis, qui me donne d'être et de vivre,origine de mon existence comme de ma liberté. C'est bien en moi queje découvre Dieu et non dans un � espace � extérieur car je le découvrepar l'expérience spirituelle. Il n'est pas un objet du monde matériel,mais bien la réalité intime de mon être. Dieu ne peut m'apparaîtreque dans la mesure où � je sors de moi-même, de mon individualitéspatiale et temporelle, pour m'uni�er et me �xer intérieurement �, carIl est pour moi une pure extériorité. Ainsi, ce n'est pas de moi queje tire l'être, mais de l'extériorité in�nie qui se concentre en moi parDieu. Cette extériorité que je trouve à l'intérieur de moi est nécessaire� car c'est seulement en Lui et par Lui que je puis réaliser l'unitéet la permanence qui me donnent droit d'a�rmer mon être � 24. Laphilosophie a en e�et quali�é � ce qui persiste sous les changements �comme étant la substance, cette dernière dé�nissant la nature de lachose, par opposition aux accidents qui n'appartiennent pas pleinementau sujet ou à l'objet. L'être, dans la mesure où il est la vérité de ce quenous sommes nous est essentielle, et il est bien ce qui persiste au-delàdes changements que nous pouvons connaître. Il est la vérité de ce quenous sommes et qui nous rend tels, Sa présence constitue mon essence.Sortir de moi-même, ce n'est donc pas chercher Dieu en-dehors de moi,mais c'est précisément en moi que je le trouve. A�rmer notre être,c'est Lui faire place pour considérer qu'Il m'a donné mon être, c'est

23. Ibid., p. 73.24. Ibid.

21

Page 28: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Métaphysique de la Charité chez Lucien Laberthonnière

ne pas vouloir être par moi-même en-dehors de Lui. Et cette absoluités'exprime à bien des égards : dans l'interrogation que l'on se pose sursoi, dans cette inquiétude qui nous habite quant au sens de l'existence,dans cette volonté d'être in�niment à soi-même son propre créateuret dans l'in�ni de notre volonté. S'a�rmer en Dieu, c'est �nalementunir Sa volonté à la nôtre : nous ayant créés libres, Il nous invite à Lereconnaître, et à Le prendre pour �n, c'est-à-dire à vouloir librement ceque Lui veut pour nous. En agissant ainsi pour répondre au problèmede l'être, nous parvenons ainsi à commencer à unir notre volonté à Savolonté.

Dieu est ainsi la réponse au problème de notre être : Il est Celuiqui est, � notre �n parce que notre origine, et notre origine parce quenotre �n � : en Le prenant pour �n, je permets l'a�rmation de monêtre, la reconnaissance de mon origine en toute liberté. Parce qu'il estau principe de mon être, qu'Il est la nécessité par laquelle je puis m'af-�rmer, je dois chercher à faire de lui ma �n, le vouloir, seul moyen dem'a�rmer dans l'être et de comprendre comment il est possible que jesois suscité et à l'existence et pourtant libre :

Dieu est à la foi le principe et la �n, l'alpha l'oméga.Et il ne peut pas être l'un sans être l'autre. Voilà pourquoinous ne pouvons le reconnaître pour notre principe qu'enle prenant pour �n. Mais en le prenant pour �n nous lereconnaissons par le fait même pour notre principe : nousnous voulons en Lui, nous nous voyons en Lui ; et en mêmetemps nous Le voulons en nous, nous le voyons en nous.

*Une fois ce problème de nous-mêmes posé, et après avoir a�rmé

la nécessité de s'a�rmer en Dieu, seul capable d'a�rmer mon être, etdonc résolu au moins en partie le problème de l'a�rmation de l'être outout du moins celui de l'a�rmation de notre être, la question se posede connaître la �nalité d'une telle idée, d'une telle a�rmation, et doncessayer de répondre plus précisément à ce problème de nous-mêmes, età celui du sens de notre existence. Car si l'on sait à présent que l'ondoit faire place à la volonté de Dieu, il n'est pas pour autant évidentque l'on sache mieux ce que l'on doit faire. Qu'est-ce que cela veut direqu'accepter en nous Sa volonté, et comment nous préparer nous-mêmesà La faire en nous ? Pourquoi, pour répondre à la question du sens del'existence, Laberthonnière en vient-il à interroger si ardemment des

22

Page 29: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Mikaël Quesseveur

questions métaphysiques et non morales ? C'est que pour Laberthon-nière, de la même manière que nous devons accepter de chercher ennous-mêmes pour trouver la vérité, la vérité participe de notre manièred'être et de vivre, et c'est un travail de maturation en nous qui doit per-mettre son assimilation. Ce n'est pas une simple idée, c'est un acte quede se poser en Dieu, encore une fois, qui doit être sans cesse renouveléet approfondi. Cette vérité que nous recevons à la fois comme une idéeextérieure (c'est Dieu qui nous a créés, et nous devons faire Sa volonté),mais que nous devons faire nôtre (ce n'est qu'en se retirant en soi, ense détachant de l'extériorité des choses que je peux arriver à accéderet à comprendre cette vérité), conduit Laberthonnière à a�rmer quenous sommes dans un phénomène � d'intussusception de la vérité �. Leterme d'intussusception, utilisé ordinairement en biologie pour désignerun mode d'accroissement (l'endosmose) des organismes et des cellulesvivantes par la pénétration et l'incorporation d'éléments nutritifs em-pruntés au monde extérieur, est repris dans son sens épistémologique etmétaphysique à Maine de Biran : il s'agit alors de parler de la manièredont la vérité pénètre en nous chaque jour un peu plus, et la manièredont elle doit nous guider 25. Nous sommes à la fois réceptacle et acteurde la vérité en nous : nous assimilons la vérité et nous en participons.Il ne faut pas simplement � connaître � la vérité, mais il faut qu'elleinforme notre être et notre vie, sinon ce ne serait pas la vérité. Cette vé-rité, nous dit Laberthonnière, ne doit pas nous rester comme extérieure,comme un élément simplement reçu qu'on ne comprendrait pas, mais ilfaut être capable par la méditation, la ré�exion, le dialogue intérieur dela comprendre, de la faire pénétrer en nous. Une vérité qu'on ne feraitque répéter, et qui ne participerait pas de ce que nous sommes, quandbien même nous la professerions systématiquement, ne serait pas pourLaberthonnière une vérité salvatrice, elle ne serait pas vérité comprise.

Cette vérité donc que l'on reçoit, et Laberthonnière ici de soulignerle rôle important de la tradition, doit être assimilée et vécue. Nous vi-vons de manière permanente selon un certain système métaphysique etépistémologique qui s'exprime dans notre manière de vivre. Comme M.Jourdain faisant de la prose sans le savoir, nous faisons de la métaphy-sique en l'ignorant par le simple fait d'agir. La vérité doit ainsi mener àune transformation de notre manière de vivre. � Nous n'agissons point

25. � Il y a une pénétration lente de chaque jour, une intussusception de la véritéqui doit nous conduire dans toute la vie �, Maine de Biran, Journal, 1820, p. 298.

23

Page 30: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Métaphysique de la Charité chez Lucien Laberthonnière

à part de la pensée et nous ne pensons point à part de l'action � 26.

Pour se tirer d'embarras avec cette antinomie qui résultede ce que nous sommes à la fois autonomes et dépendants,on fait donc deux parts en nous : la part de ce que nous fai-sons et la part de ce que nous recevons. Et c'est ainsi qu'onoppose l'agir et le connaître, en considérant l'un commeune ÷uvre propre et l'autre comme une ÷uvre étrangère ennous. Mais c'est là une solution factice. Ce que nous rece-vons et ce que nous faisons ne se juxtaposent pas ; c'est uneseule et même chose et c'est tout nous-mêmes 27.

Le problème que nous nous posons nous-mêmes à nous-mêmes s'éclair-cit progressivement. L'apparente � antinomie � de notre volonté d'in-dépendance et du fait d'être suscité à la vie connaît une réponse : laréponse ne viendra pas d'une simple connaissance, mais c'est par l'in-time liaison des chemins de la vérité et de la manière dont ils agiront ennous que nous répondrons à cette question, par ce que Dieu veut pournous en nous que nous parviendrons à concilier dépendance et liberté.

Il faut donc que chacun, s'il veut concourir à la vérité, soit créateuren lui de cette vérité et qu'il s'engage librement à la faire advenir ;qu'il permette librement à l'harmonie de se réaliser en lui et rapprochetoujours plus son idéal de la vérité de l'être, de ce que nous devons être.

*Pour Laberthonnière, cela ne fait point de doute, pour savoir ce que

l'on doit être, il faut élaborer une Dogmatique morale (chrétienne) .Par dogmatisme, il s'agit simplement de dire que nous avons un idéal àréaliser qui est intimement lié à notre manière de nous a�rmer 28, quenous avons bien un devoir qui exige de nous de travailler à faire surgiret vivre en nous la vérité. Et cette vérité requiert toute l'approbationde notre volonté, de tout notre être, c'est-à-dire tout autant de notremanière d'agir que de notre intelligence. Parce que la vérité doit se faire

26. L. Laberthonnière et C. Tresmontant, Le réalisme chrétien précédé desEssais de Philosophie religieuse, op. cit., p. 65.27. � Éclaircissement sur le dogmatisme moral �, III. Rôle de la volonté dans la

connaissance de l'être, L. Laberthonnière, Le réalisme chrétien précédé des Essaisde Philosophie religieuse, op. cit., p. 127.28. Tout comme pour le dogmatisme illusoire, qui cherchait à s'a�rmer dans

l'être à partir des sensations ou des idées, le dogmatisme moral répond d'abord à laquestion de l'a�rmation de l'être et de la vérité, qu'on ne saurait, ainsi qu'on vientde le dire, détacher des questions morales.

24

Page 31: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Mikaël Quesseveur

en nous, parce que nous devons accepter librement de lui faire place, elleest ce qui permet à notre action de devenir morale. Notre action dépenddonc de ce qui est, de la métaphysique en elle-même. La métaphysiquede par ses implications pratiques devient chez Laberthonnière la sciencede notre vie, une science existentielle car elle interroge le sens même denotre vie : � La dogmatique chrétienne requiert notre consentement etnotre vie, personne ne peut y suppléer. Elle est science de la vie et denotre vie. La science de notre vie est proprement une métaphysique, �ouplutôt la métaphysique� � 29. Ainsi la métaphysique, et particulièrementl'étude de ce qui est et son mode d'être, nous permettra de savoircomment précisément nous devons agir.

Puisque donc nous avons à a�rmer notre être en Dieu, qu'on doitle prendre pour �n, et engager notre liberté à accueillir Sa volonté, ondoit en quelque sorte accepter de � se déi�er �, c'est-à-dire répondreà l'appel de sainteté qui est fait à chacun d'entre nous. Cet appel àla sainteté précise les conditions dans lesquelles la volonté de Dieu sefait en nous. Ce n'est pas qu'Il confond son être avec le nôtre, c'estplutôt que nous élevons notre être à la dignité de Dieu pour agir etpenser conformément à ce qu'Il veut pour nous (parce que Lui-mêmenous en rend capables), et ce en toute liberté. Il n'y a pas de fusionsentre Dieu et moi, je ne deviens pas Dieu, mais je suis capable d'agirconformément à ce à quoi Dieu m'appelle.

Pour être vraiment et pleinement et pour avoir la cer-titude d'être sans crainte de s'illusionner, il faut donc sedéi�er, prendre au moins dans une certaine mesure la formedivine. Et qu'on ne dise pas que c'est là mêler et confondred'une façon panthéistique notre être avec l'être de Dieu.Il ne s'agit pas du tout d'une absorption qui supprimeraitnotre personnalité, tant s'en faut ! Il s'agit d'une commu-nion de notre volonté et de la volonté divine. Être trans-formé en Dieu, à quelque degré que ce soit, ce n'est pascesser d'être soi-même, mais c'est vouloir ce que Dieu veut.Et vouloir ce que Dieu veut, c'est l'aimer. La transformationdont nous parlons s'accomplit donc par l'amour, ou plutôtc'est l'amour même 30.

29. P. Sanson, Le Christianisme, métaphysique de la charité, op. cit., p. I, 21.30. L. Laberthonnière, Le réalisme chrétien précédé des Essais de Philosophie

religieuse, op. cit., p. 76.

25

Page 32: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Métaphysique de la Charité chez Lucien Laberthonnière

*Si nous avons réussi à savoir comment a�rmer notre être, encore

convient-il de comprendre comment parvenir à a�rmer l'être de ce quinous est purement extérieur, c'est-à-dire l'être de Dieu, mais égalementl'être des autres.

On pourra être surpris de l'idée qu'il faut � a�rmer l'être Dieu �, eton aura bien raison. N'a-t-on pas dit avant qu'il était � Celui qui est � ?En quoi aurait-il besoin de nous pour être a�rmé, et qu'est-ce que celavoudrait dire que � d'a�rmer Dieu � ? C'est qu'il nous faut revenir aupoint initial de notre raisonnement. Pour pouvoir nous a�rmer, nousnous sommes retirés en nous-mêmes pour trouver l'unité et la perma-nence, critères de l'être. Mais en nous a�rmant nous-mêmes en Dieu,nous avons simplement a�rmé notre être, sans a�rmer l'être de Dieuen nous. Non pas que Dieu ait un quelconque besoin de nous-mêmespour S'a�rmer, puisqu'il est absolu, mais Il ne peut pas s'a�rmer ennous sans que nous L'acceptions nous-mêmes. Il n'est pas tant questiond'a�rmer l'être de Dieu en tant que tel, mais simplement d'accepterl'être de Dieu en nous, a�rmer le fait que nous soyons suscités librementà l'existence sans pour autant que cela atteigne notre autonomie.

Or pour accepter l'être de Dieu en nous il semble de prime abordque l'on possède plusieurs solutions. Parmi elles, on pourrait être tentéde penser que les preuves en faveur de l'existence de Dieu ont une per-tinence particulière, puisqu'elles permettraient à chacun d'entre nousd'accueillir, quelle que soit sa condition, la vérité divine et salvatrice.Or ce serait, nous dit Laberthonnière, se tromper que de croire qu'onpeut ainsi accéder à l'a�rmation de Dieu en nous. L'a�rmation n'estpas pour lui la conclusion d'un quelconque raisonnement car � [o]n nesait pas Dieu comme on sait un théorème de géométrie, parce que Dieun'est pas une abstraction, mais une réalité � 31. C'est une critique gé-nérale de la logique et de la volonté d'une démonstration de l'existencede Dieu, critique déjà entamée lorsque nous avons évoqué la critique del'idéalisme grec et de sa tendance à l'abstraction, son idéalisme.

Dieu est tout entier ontologiquement di�érent de nous. Or la lo-gique ne permet que de former des concepts qui sont des genres etdes espèces, c'est-à-dire des abstractions, et elle ne va jamais ainsi quedu Même au Même 32. Elle ne peut prendre encompte ce qui lui est

31. Ibid., p. 82.32. De l'objet elle dé�nit le concept qui est un appauvrissement des qualités de

l'objet pour pouvoir s'appliquer à d'autres ; elle ne parle pas du singulièrement

26

Page 33: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Mikaël Quesseveur

tout à fait autre, et ne saurait construire un concept juste de Dieu.Car Dieu ne s'obtient pas comme on obtient par exemple le conceptd'être, c'est-à-dire , comme le font les Grecs nous dit Laberthonnière,en retirant progressivement des qualités aux choses pour en arriver auconcept d'être (comme à beaucoup de concepts), mais s'obtient bienau contraire comme la conjonction de toutes les qualités possibles, par� un enrichissement permanent � 33. Ce n'est pas pour autant que lespreuves en faveur de l'existence de Dieu sont inutiles, bien au contraire,elles peuvent éclairer ceux qui ne connaissent pas Dieu, mais elles nesauraient résumer à elles seules ce qu'est Dieu et la connaissance quenous en devons avoir. Il ne faut pas nécessairement s'en passer, maisil convient de les critiquer pour les renouveler, les vivi�er, et même lesdépasser.

Pour que Dieu soit connu, pour que nous puissions en arriver à direque nous devons nous a�rmer en Dieu, il faut donc trouver un autremoyen de Le connaître que par la démonstration et la logique. La ré-ponse de Laberthonnière peut sembler à certains égards évidente oun'apporter rien de plus à ce qui précède, mais c'est peut-être aussi làle ra�nement de sa pensée. Par le simple fait de s'a�rmer en Dieu, onle pose déjà en nous. La réponse était déjà contenue dans la question.C'est par le fait même de s'a�rmer, de se poser, que nous a�rmonsDieu. Mais ce n'est pas dans le contenu de la proposition que se trouvel'a�rmation. Ce n'est pas parce qu'on s'a�rme en Dieu, qu'on a�rmeDieu, mais c'est le fait même de pouvoir se poser en Dieu qui permetl'a�rmation de Dieu. Puisque se poser est une action, elle nous estpermise par le concours de Dieu, � Dieu agit en nous pour que nousagissions en Lui � 34. Plus encore, le simple fait de vouloir s'a�rmer,c'est-à-dire l'élan in�ni qui s'anime en nous, cela est déjà signe de l'af-�rmation de Dieu en nous ; si nous pouvons bien sûr détourner le regardet croire que l'on s'a�rme seul par l'extériorité, c'est pourtant toujourset encore Dieu qui s'a�rme, et a�rmer Dieu en nous, ce n'est quereconnaître qu'il est le principe de cette a�rmation de nous-mêmes.

Un problème néanmoins guette Laberthonnière quant à une double-nécessité : (1) pour connaître vraiment Dieu, il faut commencer parL'accepter, et accepter entièrement Son action (nisi credideritis non

di�érent, mais du même objet, considéré moins précisément33. L. Laberthonnière, Le réalisme chrétien précédé des Essais de Philosophie

religieuse, op. cit., p. 124.34. Ibid., p. 81.

27

Page 34: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Métaphysique de la Charité chez Lucien Laberthonnière

intelligis), néanmoins, (2) pour l'accepter, ne faut-il pas déjà un peule connaître ? Dès le début Il se fait en quelque sorte connaître : Ilest présent dans l'élan in�ni qui nous mène à vouloir nous a�rmer, Ilest présent dans l'interrogation que nous nous posons nous-mêmes ànous-mêmes. Il est présent � en inconnu �, et sans le connaître il nousfaut alors Le chercher. Ce n'est que progressivement, quand notre ac-tion sera celle que Dieu veut pour nous, que nous pourrons en venir àLe connaître. Le problème persiste il est vrai : l'a�rmation est poséecomme condition de la connaissance, et la connaissance comme condi-tion de l'a�rmation. Laberthonnière conclut dès lors que � nous noustrouvons là en présence du mystère même de notre existence et de notrevie �, c'est-à-dire cette perpétuelle antinomie de l'autonomie et de notredépendance : dépendance à Dieu quant à la possibilité de le connaître,autonomie car nous devons le chercher. Un seul constat, mystérieux,s'impose alors comme réponse : � En agissant en nous du dedans Dieune respecte pas seulement notre autonomie, il la constitue � 35.

** *

La Création, l'Incarnation, la Trinité : la dogmatique chré-tienne

Mais, si l'on doit suivre la volonté de Dieu, si l'on doit l'aimer ainsique le dit Laberthonnière, on peut désormais essayer de comprendre ceque cela veut dire exactement que d'agir selon Sa volonté. Quel éclairagela métaphysique chrétienne, sera-t-elle capable d'apporter ? La réponsese trouve, nous dit Laberthonnière, dans les mystères chrétiens et lesdogmes. Loin de lui pour autant la volonté d'expliquer entièrement lesdogmes et les mystères, il s'agit plus de ré�échir à ce que nous disent cesmystères sur ce qu'est la réalité, et sur les conséquences métaphysiques(et donc morales) des croyances chrétiennes les plus fondamentales. Àceux qui pourraient lui dire qu'il cherche à faire lumière par l'obscuritédes mystères, Laberthonnière interroge : qu'est-ce qui n'est pas consti-tué de mystère ? � Y a-t-il un mystère plus mystérieux que celui quenous sommes à nous-mêmes ? � 36.

*

35. Ibid., p. 127.36. P. Sanson, Le Christianisme, métaphysique de la charité, op. cit., p. I, 6.

28

Page 35: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Mikaël Quesseveur

Étant ainsi arrivé à l'a�rmation de notre être et de Dieu en nous,on s'étonnera peut-être de l'antinomie entre autonomie et dépendancequi nous caractérise. Que nous dit-elle sur Dieu et le monde ? Que doit-on comprendre de cette liberté intime que nous avons, liberté si grandequ'elle peut en venir à nier Dieu, lui qui est pourtant à l'origine denotre être ? Laberthonnière répond :

Pour que les existences des réalités individuelles et per-sonnelles que nous sommes, avec l'exigence de vie intime quiles anime et les soulève de terre, ne soient pas une duperie,il faut qu'elles aient pour principe l'amour d'un Dieu in�ni-ment et éternellement vivant, qui les crée librement et pargénérosité, a�n qu'elles soient de son être même et qu'ellesvivent de sa vie même 37.

Ainsi, c'est dans l'idée d'un Dieu tout amour, d'un Dieu qui nousaime intimement et personnellement que l'on comprend les raisons decette forme de contradiction qui nous habite, que nous comprenonsl'existence libre qui nous est donnée. Parce que Dieu nous crée en nousvoulant, parce qu'Il nous crée par amour, Il nous donne de pleinementparticiper à son être, c'est-à-dire d'être, à son image, libres nous-mêmes.Le fait de pouvoir s'a�rmer en Dieu en toute liberté est le résultat denotre participation à l'être de Dieu, qui nous invite à partager Sa vie.En nous révélant pleinement Dieu, le Christ nous a révélés à nous-mêmes. Et pour comprendre pleinement ce que nous sommes, la seuleantinomie de notre liberté et de notre dépendance n'est pas su�sante.Il faut non seulement explorer comme nous l'avons fait jusqu'à présentcette possession de la liberté que nous avons, mais également ré�échiret interroger cette dépendance de laquelle nous sommes issus. Pourquoiexistons-nous, que voulait Dieu en nous créant ?

Pour comprendre cela, il faut revenir à la Création, et au récit quien est fait dans la Genèse. La méthode herméneutique que Laberthon-nière développe consiste à ne pas considérer les récits bibliques dansleur seule extériorité, c'est-à-dire à les regarder comme étant des faitsau sens d'une histoire qu'on raconterait, mais bien de considérer ce quien eux peut nous permettre de comprendre la doctrine chrétienne. Lesrécits bibliques en e�et ne cherchent pas seulement à nous décrire unesituation historique (même s'ils le font), mais nous invitent à ré�échir

37. Ibid., p. II, 11.

29

Page 36: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Métaphysique de la Charité chez Lucien Laberthonnière

sur leur signi�cation profonde. Ce n'est pas seulement dans les condi-tions matérielles et spatiales que la Bible doit se lire, mais en tant qu'ilsexpriment également une intériorité, l'intériorité d'un fait accompli. Ils'agit donc de ramener dans l'interprétation une extériorité multiple àune l'unité d'une intériorité. Il convient de lire les épisodes bibliques enles rattachant au principe qui a présidé à leur origine et qui préside àleur destinée, c'est-à-dire Dieu. Comme pour un acte humain, il y a uneintériorité à retrouver dans les récits bibliques. Dans la diversité des ré-cits, il faut trouver le sens que Dieu a voulu donner à notre Histoire. Ilfaut lire les faits dans leur intériorité comme se reliant les uns les autreset les interpréter depuis l'acte vital depuis lequel ils émanent. La Bibleexprime en ce sens une conception de la vie et du monde, que l'on doitapprendre à lire. Les récits bibliques n'exigent pas une précision histo-rique du fait, mais une précision quant à ce qu'ils doivent nous dire del'être et du monde, ils sont une forme de transmission de la vérité, maisne s'arrêtent pas à être des faits extérieurs. Car qui aurait pu faire lerécit de la Création ? Il n'y avait point de témoin présent pour dire ceque Dieu �t. Ce n'est pas pour autant qu'il faut démettre le récit, ilest intimement lié au sens à attribuer au texte. Mais ils sont unis audessein de Dieu comme des accidents à la substance. Le récit n'est pasmythologique, au sens où Platon développe des allégories pour nousfaire comprendre ce que sont les choses, car ce qui est signi�é dans laBible à travers le récit, c'est du concret et du vivant, non de l'abstraitet du logique. La Bible a une dimension symbolique, mais il ne fautpas réduire toute la Bible à un symbole, pas plus qu'il ne faut en éva-cuer tout symbole. La Bible est bien une interprétation métaphysiquede la réalité, c'est-à-dire à la fois qu'elle exprime la vérité de la vie etde l'être, mais qu'elle développe une série de développements moraux,qu'elle nous indique qui nous devons être. En ce sens la Bible est unedoctrine concrète. Que nous dit-elle donc au sujet de la Création ?

Dire que la Création a eu lieu, et qu'elle a eu lieu dans le temps,revient, nous dit l'oratorien, à comprendre que la Création est contin-gente, est qu'elle est un acte de la volonté de Dieu. La Création estbien un fait historique, mais derrière ce fait (ou plutôt dans ce fait)Dieu préside :

la création du monde est contingente, [elle] est un fait,et [. . .] derrière ce fait ou plutôt dans ce fait il y a unacte de Dieu : acte positif qui fait être ce qui par soi n'estpas, qui, éternel en lui-même, donne dans le temps un com-

30

Page 37: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Mikaël Quesseveur

mencement à la série des existences réelles et dont l'inten-tion, unique et dominatrice, préside à la diversité des êtres,comme aussi à la diversité de leur devenir, malgré l'autono-mie qu'il leur confère 38.

Or, si la Création est contingente, il convient alors de comprendrepourquoi nous avons été créés. Que cela nous dit-il sur la manière dontnous devons vivre, sur ce que nous devons faire et comment nous de-vons agir ? Dire que la Création est contingente, revient à penser l'actede Dieu comme un acte de pure générosité envers nous-mêmes. Or laliberté que Dieu a de nous créer, et de nous créer librement dans sonêtre est l'explication même de notre liberté : nous partageons l'être deDieu en ce sens que, bien que nous ne soyons pas Dieu, Dieu est ennous par cet acte même de la Création. Puisqu'il suscite à l'existencedes Créatures, puisqu'il leur donne d'être dans le monde, Il partage sonêtre avec elles. De la même manière que l'artisan quand il crée un objetlaisse une trace de lui-même, Loin donc de seulement nous créer et denous délaisser, Dieu nous demande par sa libre création d'agir confor-mément à son être. Non seulement il nous crée, il nous invite à partagerSon être, mais le fait de faire Sa volonté, c'est précisément participerde son être :

Pour être vraiment Dieu, pour avoir la plénitude d'êtreet de vie, Dieu n'a pas besoin d'autre chose. S'il sort delui pour agir au dehors comme dit la théologie, ce ne peutêtre que par liberté pure. Car si la création n'était pointde sa part une initiative de générosité, si elle résultait d'unmanque, d'un besoin quelconque qui le rendrait dépendant,elle ne serait plus libre, elle ne serait plus une vraie création,ou en tout cas elle ne serait plus une création de personnes,une créations d'être qui s'appartiennent à eux-mêmes etont à disposer d'eux-mêmes, qui aspirent à être Dieu, quiveulent être Dieu, et bien plus, qui, de par l'in�ni qui a étémis en eux, ont l'obligation de devenir Dieu 39

En ce sens, la conception chrétienne de l'homme, et la conceptionchrétienne de Dieu sont vraiment la vérité de Dieu et de nous-mêmes.Mais qu'est-ce que cette conception chrétienne de Dieu ? Que doit-elle

38. L. Laberthonnière, Le réalisme chrétien précédé des Essais de Philosophiereligieuse, op. cit., p. 267.39. P. Sanson, Le Christianisme, métaphysique de la charité, op. cit., p. III, 13.

31

Page 38: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Métaphysique de la Charité chez Lucien Laberthonnière

encore nous apprendre sur nous-mêmes ? Dieu nous crée par amour etnous veut individuellement, mais quel est son être qu'il nous a commu-niqué ?

[S]eul un Dieu de bonté vivante, de générosité vivante,en un mot un Dieu de charité, peut expliquer les réalitésvivantes que nous sommes. Mais ce Dieu ne peut être vi-vant en lui-même que si son unité divine est aussi sociétédivine. 40.

Or c'est ce que signi�e le dogme de la Trinité par lequel est a�rméque le Dieu créateur de nos vies est Un en Trois personnes

*Pour comprendre donc qui nous devons être, nous avons donc à

mieux comprendre ce que signi�e la Trinité. Si nous vivons de l'êtrede Dieu et qu'il est société divine, nous sommes nous-mêmes invités àvivre de cette société divine.

À première vue, la Trinité peut bien paraître un dogme complexe etdi�cile à assumer. En e�et comment comprendre que l'unité de Dieu nesoit pas atteinte par la multiplicité des personnes divines, et de même,comment plusieurs personnes divines peuvent n'être qu'une substance,nommément Dieu ? C'est que nous raisonnons encore et toujours demanière trop abstraite, selon des préceptes logiques, et que nous neprêtons pas attention à la vie même. Ce n'est que logiquement quel'unité et la multiplicité s'opposent nous dit l'abbé, mais le réel, bienau contraire, est toujours un et multiple. L'humanité est un exemple dece principe : l'humanité est une, et pourtant elle s'incarne en chacunde nous, puisque chacun de nous est constitué par l'humanité et vit parelle. Si l'humanité n'était pas une, nous ne serions que des atomes isolés,incapables de nous comprendre les uns les autres. Mais ce n'est pas lecas, car il y a bien entre nous la possibilité de connaître les autres, ily a en nous une solidarité entre les êtres sur laquelle nous reviendrons.Le réel donc s'émancipe de l'apparente opposition entre l'unité et lamultiplicité, entre le fait d'être Un et Trinitaire.

Une fois dissipée cette apparente opposition, on peut interroger cequ'est la Trinité. La Trinité a�rme l'unité des personnes divines dansla substance. Mais s'il n'y a pas de hiérarchies entre les personnes di-vines, il convient tout de même de constater qu'il existe des relationssingulières entre elles. La Trinité n'a�rme pas un Dieu absolu duquel

40. Ibid., p. III, 12.

32

Page 39: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Mikaël Quesseveur

tout découlerait ou émanerait, mais un Dieu qui vit dans la sociétédivine. L'économie de la Trinité passe donc par la relation entre lespersonnes divines et par l'action de celles-ci (ad extra), qui nous per-mettent de connaître ad intra qui est réellement Dieu. � La conceptiond'un Dieu-Trinité est essentiellement celle d'un Dieu qui, au-dessus etindépendamment de ce qu'il peut faire exister hors de lui, est activitéen lui-même, fécondité en lui-même, en lui-même vie de charité � 41.

Pour signi�er que le Verbe est engendré, il est nommé leFils ; et le principe qui l'engendre est nommé le Père. Dansson Verbe et son Fils, le Père se connaît et se retrouve. Et,aimant en lui la plénitude d'être et de vie qu'il lui commu-nique en l'engendrant, il reçoit de lui un amour égal au sien.Un même amour ainsi les unit qui fait qu'ils sont un dansleur diversité, et cet amour est nommé l'Esprit. L'Esprit estdonc à la fois l'Esprit du Père et l'Esprit du Fils, en sortequ'il ne fait aussi qu'un avec eux, et c'est ce qu'on exprimeen disant � qu'il procède de l'un et de l'autre � 42.

Cette relation qui fait que chaque personne est dans l'autre estappelée en théologie circumincession (περικώρεσις). Il y a ainsi uneforme d'interpénétration des personnes divines les unes dans les autresqui fait qu'elles ne peuvent exister séparément, mais qu'elles existentbien toutes ensembles comme étant une seule substance. L'une est dansl'autre et l'est parfaitement, et il y ainsi une complète unité des per-sonnes divines en Dieu. Le Père est dans le Fils et le Fils est dans le Père,et tous deux vivent dans le Saint-Esprit qui procède de tous deux. Peut-être pour illustrer le plus parfaitement ce concept peut-on rependre uneimage empruntée au huitième sermon de Bernard de Clairvaux lors deson commentaire du Cantique des Cantiques : celui qui embrasse est lePère, celui qui est embrassé est le Fils, et le baiser est à proprementparler le Saint-Esprit. Cet amour qui unit le Père au Fils n'est pas unamour tourné égoïstement du Père vers lui-même, mais un don toutentier de lui-même. On ne saurait séparer le fait de donner un baiserdu baiser lui-même pas plus que de celui à qui il est donné, comme demême, on ne pourrait détacher l'Amour du Père pour le Fils, et du Filspour le Père, et du saint Esprit qui les unit. Toutes les personnes sontliées les unes aux autres, et l'action de l'une des personnes est toujours

41. Ibid., vol. 2, p. 13.42. Ibid., p. II, 22.

33

Page 40: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Métaphysique de la Charité chez Lucien Laberthonnière

et autant une action de l'autre. Dans Dieu � la circumcession [. . .] setrouve réalisée dans toute sa perfection. En s'unissant dans l'Esprit quiest leur amour commun, le Père, d'une part, donne au Fils tout ce qu'ilest, et le Fils, d'autre part, revient au Père avec tout ce qui lui vient duPère � 43. Il y a entre chaque personne divine, une relation productrice,qui n'est pas abstraite et passive mais toujours pleinement active etqui permet à chacune d'être l'une avec l'autre. Le Père en se donnantintégralement au Fils, lui communique son être et sa plénitude que leFils lui rend en revenant vers Lui. Ainsi, peut-on distinguer trois moda-lités de l'action divine : être, connaître, aimer. � Je suis celui qui est �,dit Dieu, ce qui exprime pleinement cette dimension vétérotestamen-taire de Dieu. En donnant son Fils aux hommes, en se donnant toutentier Lui-même dans son Fils, il se connaît, et se donne à être connuaux hommes. Le Fils constitue en ce sens le � connaître de Dieu �.Et pour relier l'être et le connaître, l'Esprit saint procède de l'un etde l'autre et les unit entièrement par cet Amour de l'Un à l'Autre.Ainsi sont-ils � uns dans leur diversité �. L'être et le connaître sontreliés par l'activité de l'Esprit et somme toute, c'est peut-être bien ence sens qu' �amour et vérité se rencontrent� (Ps. 84 ). Car si Dieu estla réalité de l'être et si le Christ est la dimension expressive permet-tant à l'être d'être connu, on retrouve bien ici la dé�nition thomisteclassique de la vérité qui lie une connaissance à l'être (adequatio rei etintellectus), et qui trouve toute son unité dans la relation spirituellede l'Esprit, relation d'amour et de charité. Mais, ce serait là risquerde trop di�érencier chacune des personnes divines. Car être, connaître,aimer sont bien trois activités divines par excellence, et en ce sens il nefaut pas les di�érencier, mais garder en même temps leur séparation.Chacun de ces activités, quoique distinguables, n'est conceptuellementpas séparable des autres. De la même manière qu'on peut distinguer lechemin allant de Thèbes à Athènes et d'Athènes à Thèbes, mais qu'onne peut pas séparer l'un de l'autre matériellement, les activités sontintrinsèquement liées quoiqu'on puisse les relier. Elles ne sont pas nonplus purs concepts, mais réalité vivante, c'est-à-dire qu'elles ne sont pasdes modes de la réalité statique, mais les activités de la réalité fécondede Dieu.

Ainsi la Trinité trouve-t-elle un sens dans la circumincession. Quecela nous dit-il sur la manière dont nous devons vivre et sur la réalité

43. Ibid.

34

Page 41: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Mikaël Quesseveur

de notre être ? Car s'il semble vrai que Dieu est trois personnes et unesubstance, on ne saurait dire de même pour l'humanité, c'est-à-direqu'elle une diversité de personnes et une seule substance. Nous sommestous des substances individuelles qui ne saurions prétendre à l'unitédivine. Comment donc espérer résoudre le problème de l'existence parle dogme de la Trinité ? � En Dieu comme en nous �, nous dit l'abbé del'oratoire, � la vie ne saurait être la vie sans comporter être, connaîtreet aimer � 44.

*Il nous faut donc être nous-mêmes à l'image de Dieu et de la vie de

Dieu, pour participer à Son être comme Il nous y invite, pour que nousformions nous-mêmes société. À la question de l'Être, on a déjà uneesquisse de réponse : notre être s'a�rme dans l'être de Dieu. Mais cetêtre est incomplet tant qu'il ne trouve pas son plein accomplissementdans le fait de connaître et d'aimer. Il est vrai qu'en connaissant Dieu,et en l'aimant, on retrouve en nous quelque chose de la Trinité. Maisce serait là s'arrêter à la seule dimension divine de notre être, celle àlaquelle nous invitent le Christ et le Père et oublier que nous sommesavant tout personne humaine. Comment donc retrouver au sein des per-sonnes humaines elles-mêmes cette circumincession, cet être partagé ?C'est là que se pose dans toute sa force le problème des autres. Nousavons a�rmé notre être en Dieu, et nous avons reconnu Dieu en l'ai-mant, mais nous avons jusqu'à présent comme négliger le fait que nousne sommes pas seul au sein de la Création. On a posé le moi comme unsujet transcendantal qui pourrait trouver Dieu en négligeant le monde.Si la réalité intérieure nous permet e�ectivement de découvrir Dieu ennous et d'accueillir sa parole, il ne faut néanmoins pas négliger com-bien la �gure de l'altérité humaine est elle-même propre à nous menerà Dieu. On a a�rmé notre être en Dieu, mais on ne l'a point a�rmédans les autres. On se voit donc confronté au problème que représententpour nous les autres. Comment les a�rmer, comment accréditer leurexistence ? Et comment faire pour qu'ils accréditent ma propre exis-tence ? Car l'être des autres, la possibilité qu'ils ont de s'a�rmer n'estqu'en eux. Ils représentent pour nous, tout comme Dieu, une absolueextériorité. Mais à la di�érence de Dieu, les autres ne peuvent pas s'af-�rmer par eux-mêmes de manière absolue. Il leur faut le concours deDieu pour s'a�rmer en eux-mêmes, et plus encore, ils ne s'a�rment

44. Ibid., vol. 3 p. 16.

35

Page 42: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Métaphysique de la Charité chez Lucien Laberthonnière

pas en moi ni quand je m'a�rme moi-même ni quand ils s'a�rmenten Dieu, ou tout du moins cela ne paraît pas évident. Pourtant, nousne saurions négliger que les autres existent bien en tant que personne,distincte de moi-même, et en tant que partie de la Création. Commentpeut-on donc connaître l'existence d'autrui et a�rmer leur existence ?Leibniz avait cerné ce problème et y avait répondu par la théorie desmonades : Dieu est � comme un interprète universel qui révèle inces-samment à chaque être l'existence des autres êtres �. Il supposait ainsique les êtres étaient séparés les uns des autres. Laberthonnière recon-naît à Leibniz le fait d'avoir compris qu'on ne saurait se passer de Dieupour penser les autres, mais refuse l'idée de la séparation des êtres.

La circumincession se retrouve précisément à ce niveau, dans lefait d'a�rmer l'être de l'autre : nos êtres sont liés, et cela ne nie pourautant nullement la singularité de notre personne. Nous devons ac-cueillir l'autre pleinement comme une part intégrale de la Création,ainsi seulement nous pouvons a�rmer leur être. Comme lorsque nousavons cheché à répondre au problèmes de nous-mêmes puis à celui dela connaissance de Dieu c'est en nous que nous pourrons trouver lesautres et non au-dehors de nous-mêmes. Leur être ne s'a�rmera pasau-dehors de nous comme s'ils étaient séparés de nous, mais bien à l'in-térieur de nous, car � les sujets qui composent le monde se pénètrentréciproquement, de telle sorte qu'à tous les points de vue ils existentles uns par les autres � 45. Il se passe dans notre relation aux autresexactement le même phénomène que nous avons pu rencontrer avecDieu. Nous pouvons bien faire semblant d'ignorer Dieu, Il reste pour-tant notre principe et dès lors nous subissons Son existence comme unfardeau, comme un devoir. De même, les autres sont une réalité inal-térable et indéniable du monde, ils existent, et je peux vouloir les niercar je veux être à moi-même mon propre principe, la source unique detoute connaissance. Loin de cette pensée égoïste, Laberthonnière nousinvite à accepter les autres comme nous avons accepté Dieu en nous.Nous ne pouvons certes pas les prendre pour �n, et ils ne sont pas notreprincipe, mais Dieu nous fait bien exister les uns par les autres. Il y a ence sens une � solidarité dans nos a�rmations de l'être �. Car a�rmerl'être de Dieu, c'est aussi a�rmer l'être des autres.

A�rmer l'être des autres, cela revient, nous dit Laberthonnière, àne pas les considérer comme des phénomènes, comme des objets de ma

45. L. Laberthonnière, Le réalisme chrétien précédé des Essais de Philosophiereligieuse, op. cit., p. 90.

36

Page 43: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Mikaël Quesseveur

perception. De la même manière qu'entendre un mot (le percevoir) etle comprendre (accéder à son intériorité) sont deux choses di�érentes,la pensée refuse de considérer autrui comme un phénomène, dans sasimple extériorité, et cherche à accéder à ce qu'il est dans son intériorité.Ainsi, a�rmer l'être des autres est un travail d'interprétation depuisles données du sensible. Qui voudrait réduire même l'Autre, c'est-à-direDieu ou autrui, à un pur phénomène se place nous dit Laberthonnière,dans un acte d'égoïsme. Il devient ici nécessaire pour poursuivre notreré�exion de savoir ce que l'on doit entendre par � être égoïste �. Laber-thonnière a�rme que c'est � se considérer comme un centre en qui toutdoit s'uni�er à qui tout se ramène. C'est poser son individualité commeun absolu de qui tout dépend. [. . .] Il [l'égoïste] prétend n'exister quepar lui-même et se su�re à lui-même � 46. Il refuse à toute extérioritéle droit d'être pour soi, indépendamment de lui.

Mais alors, en s'a�rmant soi-même n'est-on pas égoïste ? Ce seraitse méprendre, ou alors mal comprendre ce que veut dire que � s'a�rmersoi-même �. Car on ne peut jamais s'a�rmer soi-même que par Dieuet par les autres. Ainsi, pour ne pas nier les autres, il faut accepter dese nier soi-même (ou d'en prendre le risque) mais comme � il est vraide dire qu'en aimant son âme on la perd, il est également vrai de direqu'en perdant son âme on la sauve �. A�rmer les autres passe par ledésintéressement. Si l'on a l'impression de se perdre soi-même par ledésintéressement, ce n'est là que le premier mouvement, car on perdpar ce même désintéressement toute illusion, tout égoïsme qui noushabite. Ils ne sont pour nous que si nous consentons qu'ils soient etréciproquement : nous devons accepter de n'être pas l'origine de notreêtre. Pour les a�rmer, pour consentir qu'ils soient, � il faut les vouloiren eux-mêmes et pour eux-mêmes dans la mesure où ils sont, c'est-à-dire dans la mesure où comme sujets ils ont une autonomie � 47. Ainsiles voulons-nous, les aimons-nous en Dieu, à l'égal de nous-mêmes. Lemonde est dès lors un système d'êtres, et non plus de phénomènes,monde dont chacun est le sens à sa manière, et dans lequel tous sontsolidaires les uns des autres.

Pour atteindre l'être au-dehors ce ne sont pas des ré-sistances extérieures que nous avons à vaincre ; ce sont desrésistances intérieures, les résistances de l'égoïsme qui perd

46. Ibid., p. 94.47. Ibid., p. 96.

37

Page 44: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Métaphysique de la Charité chez Lucien Laberthonnière

tout en voulant tout ramener à lui et qui, en considéranttout de son point de vue, reste enfoncé en lui-même commedans un trou sans lumière. 48

C'est en nous que la vérité se fait, qu'elle agit et qu'elle nous permetd'a�rmer pleinement l'autre. La circumincession est aussi présente iciqu'elle l'était au sein de la Trinité : nous faisons société les uns avec lesautres, les uns en les autres, et nos êtres sont liés. Pour faire exister lesautres, il faut avoir la même �n, et cette �n, c'est Dieu. Nous sommesinvités à les aimer, et c'est seulement par cet acte-là, qui nous permetde ne plus les subir mais de les accepter, que nous sommes capables deles faire exister en nous.

L'achèvement idéal consiste donc à la possibilité de dire� vous êtes en moi �, et � je suis en vous � � et cela à la foisdans une distinction parfaite et dans une unité parfaite,résultant celle-ci et celle-là de l'amour de charité qui faitqu'en voulant et les autres nous les voulons en eux et poureux, et que Dieu et les autres, en nous voulant, nous veulentaussi en nous et pour nous 49.

*Retrouvant ainsi la fécondité divine au sein de la société humaine

par cette circumincession, il convient désormais de tirer de cette in-terpénétration des êtres, les premières conséquences morales de tousles développements métaphysiques que nous avons menés jusqu'à pré-sent. Car, encore et toujours chez Laberthonnière, la métaphysique nesaurait se distinguer de la morale, et toute apparence de spéculationcache derrière elle des interrogations sur l'existence. La première de cesconséquences morales est une ré�exion sur les conditions de possibilitéde la morale : qu'est-ce qui nous permet de prétendre réellement fairede notre vie une vie morale pleinement divine ? Être de l'être même deDieu est-il su�sant pour faire en sorte qu'en notre humanité, et malgréle pêché, nous puissions parvenir à la vie morale divine ? N'est-ce paslà un orgueil démesuré que d'espérer nous élever si démesurément denotre condition humaine ? Laberthonnière fait ici appel à l'Incarnationpour expliquer ce qui nous rend capable de nous élever.

48. Ibid., p. 55.49. P. Sanson, Le Christianisme, métaphysique de la charité, op. cit., vol. 2, p.

19.

38

Page 45: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Mikaël Quesseveur

Laberthonnière pour caractériser l'aspect moral de la circuminces-sion humaine reprend une proposition du cardinal de Bérulle : � Dieunous a donnés nous-mêmes à nous-mêmes �. Par là il s'agit de dire quenous sommes responsables et acteurs de la moralité du monde humain,chacun d'entre nous, et que nous avons, en raison de l'interpénétrationde chacun de nos êtres, le devoir de prendre soin des autres et de leurprêter attention. C'est un acte d'amour qui nous unit les uns aux autres,et c'est précisément par ce même acte d'amour que nous pouvons nousdistinguer les uns des autres : � L'amour par lequel nous nous unis-sons, en nous voulant réciproquement est donc aussi l'amour par lequelnous nous distinguons � 50. Mais la question se pose alors : � a�n denous donner nous-mêmes à nous-mêmes, comment Dieu s'est-il donnéà nous ? �.� [L]'Incarnation se présente dans le Christianisme comme ledon que Dieu nous fait de lui-même pour que, par ce don, nous soyonset nous vivions réellement � 51. Le partage de la vie divine se fait parle partage plein de l'être de Dieu auquel nous devons arriver. Puisquele fait de s'a�rmer en Dieu n'est pas une vérité éternellement acquise,mais que c'est un acte à renouveler à chaque instant, il faut de mêmeperpétuellement tendre à la vie divine, à cette vie dont Dieu nous faitdon.

Nous désirons devenir notre propre principe et notre propre �n, c'esttout à l'heure ce que nous condamnions, mais ce qui nous a permis decomprendre que Dieu était en nous et non hors de nous. C'est que� par le mystère d'un Dieu devenu homme, le mystère de l'hommevoulant devenir Dieu prend un sens pour nous et réciproquement � 52.Comment pouvions nous en arriver pleinement à vouloir vivre de cettevie que Dieu nous donne ? Il fallait, originellement, qu'un lien se créâtentre Dieu et nous qui �t qu'au c÷ur même de l'humanité il devintpossible de prétendre à être de l'être de Dieu. Pour que pleinement nous� aspirions réellement à devenir Dieu et que nous en ayons réellementl'obligation �, � il fallait qu'une solidarité étroite s'établît entre nous etDieu. Cette solidarité, c'est par le Christ qu'elle a été établie, le Christétant Dieu en nous et étant nous en Dieu � 53. L'Incarnation permetl'articulation de notre être à celui du Christ en tant qu'Il est homme-Dieu, et par Lui et en Lui de notre être à l'être de Dieu. Si nous sommes

50. Ibid., p. II, 19.51. Ibid., p. III, 2.52. Ibid., p. III, 5.53. Ibid., p. III, 23.

39

Page 46: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Métaphysique de la Charité chez Lucien Laberthonnière

ce que nous sommes et sentons que nous devons être, c'est que Dieu,

par charité en imitant la génération par laquelle il pro-duit en lui le Fils éternel de son amour a voulu produire eta produit des êtres qui [. . .] sont aussi pour lui des �ls etpour qui il est aussi un Père. [. . .] Ils sont créés � frères duVerbe � ; mais pour cela il faut que le Verbe se fasse leurfrère (verbum caro factum est) : en lui nous trouvons notreconsistance, par lui, nos vies ont une origine divine et une�n divine. 54.

Nous sommes � cohériter de l'amour de Dieu � pour � rendre à Dieul'amour qu'il nous donne � notre vie doit devenir un don désintéressé� en nous aimant dans le Christ �.

*Voilà pleinement déployée la métaphysique de la charité de Laber-

thonnière. Il faut sortir de soi-même et de son égoïsme pour s'a�rmeren Dieu. Le Verbe en se faisant chair devient notre frère et o�re à notreêtre la dignité de s'élever et de pouvoir prétendre à la vie divine. Dieune cherche pas à nous � prendre � par le Christ pour nous mener à lasainteté, mais bien au contraire se donne à nous dans le Christ pourque par le même retour que le Christ e�ectue vers le Père, nous soyonsnous-mêmes capables de revenir vers Lui en amour et en vérité.

Au lieu que ce soit en nous prenant par le Christ etpour nous prendre par le Christ que Dieu nous fait exister,il nous fait exister au contraire en se donnant à nous parle Christ [. . .] et aussi pour nous mettre à même, en nousdonnant nous-mêmes à nous-mêmes, d'accomplir à notretour l'acte divin par excellence qui est le don de soi et parlequel, en voulant Dieu comme il nous veut, en l'aimantcomme il nous aime, nous trouvions dans l'union avec lui laplénitude d'être et de vie dont l'exigence nous constitue 55.

Ce que nous devons être, ce que nous devons partager, c'est la pléni-tude de vie que Dieu nous o�re par le Christ. En s'incarnant, le Christnous donne l'exemple de ce que nous devons être car il nous prouveque nous pouvons l'être, par la grâce de Dieu. Or, en nous révélant

54. Ibid., p. III, 14.55. Ibid., p. III, 11.

40

Page 47: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Mikaël Quesseveur

pleinement nous-mêmes à nous-mêmes, le Christ nous permet d'accé-der à la vie éternelle. Nous avons ainsi à pleinement nous donner toutentier à l'autre, à vivre de cette charité éternelle à laquelle Jésus nousinvite. Par Lui, nous devenons des � frères du Verbe �, nous accédonsà la dignité du Verbe, et ce parce qu'Il nous révèle que nous partageonspleinement l'être de Dieu. Dieu, encore une fois, n'est pas séparé denous mais se trouve en nous, et nous avons à revenir vers lui à traversles autres en nous donnant entièrement. Parce que le Christ a partagéavec nous l'humanité, parce qu'il a pleinement connu notre conditionhumaine, nous sommes pleinement de la descendance, de la race deDieu (� Nous sommes de la race de Dieu �, Ac, 17, 29). Le Christ en cesens, parce qu'il est le plus parfaitement Fils de Dieu, et qu'il partageentièrement la vie divine, possède la condition vers laquelle nous devonstendre. Il est en ce sens le modèle sur lequel nous devons nous modeler,l'être sur lequel nous devons �xer notre regard, en faire notre �n, et ce àchaque instant, pour pouvoir comme lui nous élever à la dignité divine.Il n'est pas question ici de dire que nous sommes des égaux stricts duChrist. Tandis que Lui est sans pêché, nous sommes tous éternellementpécheur. Mais en nous o�rant la Rédemption, Dieu nous rend capablesde tendre vers la vie divine sur Terre, la vie de Jésus Christ. Contrai-rement au Christ, nous ne partageons pas aussi intimement l'être deDieu, nous ne sommes pas personne de la Trinité, et si Lui vit intime-ment de Dieu, son invitation fait de nous des �ls adoptifs de Dieu, nouspermettant pourtant de réellement l'appeler � Père �. Le Christ est Filspar génération, nous le sommes par adoption. Mais nous ne lui sommesjamais étrangers car � l'adoption est dans la création même, puisquela création consiste à nous faire exister frères du Verbe � 56. Mais nousne sommes pas frères du Verbe aussi facilement qu'on le voudrait, parsimple essence. Loin de là, c'est bien plutôt ce que nous avons à de-venir, le travail que nous devons e�ectuer à chaque instant, pour que,en nous a�rmant toujours plus dans l'être, nous devenions de plus enplus capables et dignes de la vie que Dieu nous communique, et cela nese fait qu'en vivant de la charité divine à laquelle Dieu nous invite. LeChrist est donc l'exemple que nous devons suivre chaque jour, à chaqueinstant, pour, au mieux, participer de la vie divine :

Le Christ est venu armé de sa seule générosité divine,qui ne fait qu'un avec sa vérité, pour, en agissant envers

56. Ibid., p. III, 15.

41

Page 48: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Métaphysique de la Charité chez Lucien Laberthonnière

nous au milieu même de nos égoïsmes, nous susciter à unegénérosité semblable et, du même coup, nous révéler la loilibératrice de notre vie, je veux dire la loi de renoncementqui fait que, nous dégageant de ce que nous commençonspar être naturellement, nous devenions ce que nous devonsêtre, et qu'ainsi, en nous transformant intérieurement, enfaisant tomber les barrières de l'égoïsme qui nous séparentde Dieu et des autres, nous accédions vraiment à l'être et àla vie 57.

Ainsi la vérité se trouve-t-elle dans cette générosité divine. Dieuen se faisant homme nous prend � par le bas � et nous mène dans sagénérosité divine tout entier, nous appelant à nous élever vers Lui. Noussommes déjà naturellement appelés à la vie divine, mais ce n'est quepar le laborieux travail de l'a�rmation de notre être que nous pouvonsespérer, un tant soit peu, arriver à vivre de la générosité de Dieu, àvivre de sa vérité.

Néanmoins une question se pose : l'Incarnation est-elle le meilleurmoyen pour nous d'arriver à vivre de la vie de Dieu ? En e�et, on pour-rait craindre que l'Incarnation, en étant un phénomène limité dans l'es-pace et dans le temps, ne soit pas à même d'o�rir à tous les hommes lemoyen de connaître et de vivre par cette générosité. Dieu ne pouvait-ilpas plus simplement se révéler directement à tous ? Laberthonnière, etla dogmatique chrétienne de manière générale ne peut que refuser cetteidée, idée déiste qui a certes l'intuition d'un Dieu bon et généreux, maisqui veut faire de l'homme le réceptacle nécessaire de la vérité divine parsa seule intelligence, sa seule pensée. Le déisme est impossible à tenir :si Dieu est bon, alors il nous fait signe, et véritablement signe en se ré-vélant pleinement à nous directement, et non seulement par le travail del'intelligence. Et comment nous faire signe directement, si ce n'est pasl'Incarnation historique de Dieu dans le monde ? De plus, puisque nousexistons les uns par les autres, n'était-il pas normal alors que Dieu aitvoulu rentrer dans la solidarité humaine ? En se faisant homme, Dieunous permet de vivre de la circumincession divine. Nous a�rmant parles autres, nous pouvons nous a�rmer par le Christ, et nous pouvonsvivre de Dieu par la solidarité des êtres. Il ne saurait y avoir aprèsl'Incarnation de rupture entre l'homme et Dieu qui fusse essentielle. Sinous sommes séparés de Dieu, ce n'est qu'en raison de notre égoïsme et

57. L. Laberthonnière, Dossier Laberthonnière, op. cit., p. 189.

42

Page 49: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Mikaël Quesseveur

notre péché, parce que nous sommes incapables de sortir de nous-mêmeset de nous donner de manière désintéressée à l'autre, de l'accepter, etnon de le subir. En ce sens, Incarnation et Création sont intimementliés. Laberthonnière refuse aisi de distinguer le Dieu créateur et le Dieusurnaturalisateur, c'est-à-dire le Dieu qui crée et le Dieu qui nous ac-corde d'exister en Lui. Les Écritures s'accomplissent pleinement dansle Christ et il est la plénitude de la Révélation : � En disant que je nepuis distinguer Dieu créateur et Dieu surnaturalisateur, j'entends direque je ne puis pas séparer, distinguer la Création de l'Incarnation � 58.Nous donner l'être, c'est déjà nous donner par la solidarité des êtresun moyen d'accéder à la vie divine ; la Création ne peut être détachéede l'Incarnation, car nous n'avons pas été créés seulement pour aimeret louer Dieu comme le ferait des automates. Dieu n'est pas une divi-nité égoïste qui crée pour recevoir les louanges de son peuple. Il nouscrée libre, et par ce fait même de notre liberté, Il nous invite à l'amourpleinement voulu. Mais ce n'est pas par nous-mêmes que nous sommescapables d'aimer : ce n'est que parce que Dieu, tout d'abord nous aaimés ; parce que dans le mouvement de Création même se trouve déjàla plénitude de la vérité, c'est-à-dire l'amour charitable.

En tant que créatures, nous ne sommes capables d'aimerque parce que nous avons d'abord été aimés, que parce queDieu, en nous aimant le premier, prior dilexit nos (1 Jn),nous fait exister et vivre. [. . .] Nous gagnons notre être, nousgagnons notre âme en les gagnant par le don que nous leur[aux autres et à Dieu] faisons de nous-mêmes, parce que,en vertu du don que nous leur faisons de nous-mêmes, noussortons de notre individualité misérable, in�me et caduque,séparée et isolée, que tout limite et que tout comprime, pourdevenir un centre où se concentre la réalité de Dieu et desautres et d'où elle rayonne 59.

Quel est donc le propre d'une vie : se donner, être capable de cha-rité. Comme vies dépendantes, nous sommes capables d'une charitédépendante. � Notre [. . .] charité n'est toujours que réponse à la cha-rité divine � 60. Notre vie, notre liberté ne va toujours que rati�er le

58. Ibid., p. 182.59. P. Sanson, Le Christianisme, métaphysique de la charité, op. cit., vol. 2, p.

18-19.60. Ibid., p. III, 19.

43

Page 50: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Métaphysique de la Charité chez Lucien Laberthonnière

don premier de Dieu. La métaphysique développée par Laberthonnièreaboutit. On commence à mieux comprendre désormais ce qu'est unedogmatique chrétienne et la nécessité de développer � une métaphy-sique de la charité �.

Ainsi peut-on réviser notre conception de la personne ou du � Moi �(puisqu'en tant que moi nous sommes une personne) que nous avionsdonnée initialement et la préciser. En raison de l'uni�cation vers une �n,nous avons à vouloir les autres, et nous rendre capable en nous élevantde notre horizon individuel d'accepter les autres et l'a�rmation qu'ilsfont de nous-mêmes, accepter ce don initial de Dieu. Une personne estdonc � une intériorité vivante, une conscience de soi en la réalité delaquelle convergent pour la faire être et la faire vivre, la réalité desautres et la réalité de Dieu par qui tous ensemble nous existons et nousvivons � 61.

Tout peut ainsi se résumer à cette proposition de Laberthonnière :

� Par notre charité, nous montons de notre néant à sonin�nité, mais si nous pouvons monter ainsi de notre néantà son in�nité, c'est parce que lui-même, par sa charité, des-cend jusqu'à notre néant avec son in�nité � 62.

** *

Le péché originel et les conséquences morales de la métaphy-sique de la charité

Toutes ces considérations sur l'interpénétration des êtres et surl'exemplarité du Christ dans nos vies pourront étonner le lecteur. Sidonc tous les êtres sont dans une relation de circumincession et si Dieunous a con�és nous-mêmes à nous-mêmes, comment peut-il se faire quela seule divinité du Christ, son être in�ni et partagé avec Dieu, ne noussauve pas tous intégralement ? Le seul partage de son être ne devrait-ilpas nous mener à la vie éternelle et nous sauver sans autre forme deprocès ? Car en devenant homme, si nous partageons Son être, nousdevrions alors par sa seule charité in�nie être vraiment nous-mêmestous charitables. Si nous nous di�érencions par l'amour, mais que noussommes liés au Christ par Son Incarnation, comment se fait-il que nous

61. Ibid., p. III, 12.62. Ibid., p. III, 19.

44

Page 51: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Mikaël Quesseveur

ayons encore à espérer le Salut, et comment peut-il se faire que le malexiste encore et toujours ? Comment pouvons-nous encore être capablesd'égoïsme tandis que nous partageons Son être, nous partageons sa cha-rité et que nous devenons par Lui réellement Fils de Dieu ? Derrièrecette multitude de questions se pose en fait l'épineuse question de laliberté. Libérés du péché originel par le Christ Rédempteur, commentse fait-il que notre liberté puisse encore poser des actes mauvais ?

Le problème se pose avec d'autant plus d'acuité pour Laberthon-nière que la Première Guerre mondiale vient à peine de s'achever. Com-ment ne pas croire alors que � c'est une loi de carnage, une loi de sang,une tuerie perpétuelle qui règne dans le monde où nous vivons � 63 ? Cemonde que nous habitons paraît bien hostile et Laberthonnière refuseà toute tentative humaine la capacité de sauver par elle-même. Rienne peut changer si les hommes ne changent pas également. � Signezdes accords tant qu'il vous plaira. Tout cela sera nul et non avenu, siles c÷urs ne sont pas de la partie. Et les c÷urs ne seront de la partieque par la foi en un idéal de vie qui les élève au-dessus de la sphèreoù se produisent les con�its � 64. Seule donc la foi dans le Christ serapleinement capable de sauver les hommes, cette foi en un idéal supé-rieur de générosité qui donne un modèle de relation humaine qui ne soitpas une loi du sang. Le Christ en s'incarnant nous donne � d'imiter,de reproduire [. . .] l'aséité de Dieu, par son caractère proprement divind'être par soi. � 65. Le rôle du Christ est de nous aider à retrouver lechemin, il s'agit de � nous donner Dieu pour que nous nous sauvionsen nous donnant nous-mêmes à Dieu �.

Parce que le Christ est médiateur � pour nous faire exister �, etdonc que sa médiation est universelle, il y a une autre conséquence :� il est Sauveur, Rédempteur, Libérateur, également pour tous sansexception � 66. Ainsi la même destinée est o�erte à tous : celle de devenir�ls de Dieu. Peut-être s'interrogera-t-on alors sur notre capacité actuelleà imiter et vivre de la vie de Jésus. Mais ce n'est que parce que nousavons une conception diachronique de l'existence. Or Dieu est hors dutemps, et la solidarité des âmes avec le Christ est contemporaine deleur création. Laberthonnière en veut pour preuve un certain nombrede phénomènes :

63. Ibid., p. IV, 2.64. Ibid., p. IV, 13.65. Ibid., p. IV, 18.66. Ibid., p. V, 10.

45

Page 52: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Métaphysique de la Charité chez Lucien Laberthonnière

1. � En toutes [les âmes], il y a le même sentiment de dépendanceet la même exigence d'autonomie �.

2. � En toutes, il y a la même aspiration à être et à vivre in�ni-ment �.

3. � En toutes, en�n, il y a la même obligation, obéie ou non, dese dépouiller de l'égocentrisme du vieil homme pour s'élever àla vie de générosité de l'homme nouveau � 67.

Ce n'est donc pas parce que nous ne sommes pas contemporains de l'In-carnation que nous pouvons refuser cette responsabilité qui incombe àchacun de nous de vivre en vertu de la loi de Dieu et que nous ne pou-vons pas connaître Dieu en raison de son Incarnation. Bien au contraire,le Christ nous est o�ert à travers la Révélation et porté par l'Église jus-qu'à nous pour que la prédication, transmise par les apôtres et à leursuite les évêques, nous mène à la vie de Dieu.

Cette imitation à laquelle nous sommes invités passe par la solidaritéde nos êtres. Nous nous a�rmons certes en nous-mêmes, mais cettea�rmation n'ayant de valeur que par Dieu et les autres en raison dela solidarité des êtres, il faut que l'humanité toute entière progresseet se �xe l'idéal de vie christique. Mais cet idéal de vie ne sauraitse réaliser sans la libre adhésion de notre volonté, et c'est avant toutun idéal à réaliser, c'est-à-dire que c'est � ce que nous devons être �.� C'est précisément parce qu'ils sont solidaires, parce que leurs viesse compénètrent, s'entremêlent, dépendent les unes des autres, qu'ilsentrent en con�it � 68. Et ces vies, ces âmes qui nous compénètrent nesont pas les seules âmes de nos contemporains. C'est l'ensemble desvies humaines, de toute génération passée et à venir dont nous sommesresponsables. En nous coupant de Dieu, en rentrant dans une situationd'égoïsme, nous devenons incapables de porter le message du Christqui passe dans nos vies et que nous devons à chaque instant faire vivreen nous.

*Tout acte d'égoïsme a ainsi des conséquences sur les autres, qui

portent le poids de ce qu'est la personne et de ce qu'elle fait. On estainsi responsable des autres. Mais s'il est vrai que le Christ a vécu plei-nement de la vie divine, ne doit-on pas voir inversement dans la �gure

67. La série d'arguments est produite dans les pages 14 et 15 du volume V. P.Sanson, Le Christianisme, métaphysique de la charité, op. cit.68. Ibid., p. IV, 21.

46

Page 53: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Mikaël Quesseveur

d'Adam, la �gure du péché ? Puisqu'Adam pèche, puisqu'il commet,nous dit Laberthonnière, un acte d'égoïsme, comment pouvons-nousencore le sauver ? Comment peut-on même encore de manière généraleagir aujourd'hui pour sauver les âmes d'hier ? Car si l'on peut plus ai-sément comprendre que par notre action, et par notre intermédiaire, lesgénérations à venir, en raison de la solidarité de nos êtres et de notrepossibilité de porter la parole de l'Évangile, peuvent être sauvés, il ap-paraît assez mystérieux de pouvoir les sauver. Car le premier hommeest nécessairement né innocent, sinon c'est Dieu qui serait coupable. OrDieu, puisqu'il est amour, ne peut créer en soi un être qui soit en lui-même pécheur. La perfection ne saurait créer l'imperfection. En e�etAdam à l'origine était innocent et solidaire du Christ, appelé par là unevie de charité. � Mais, par son innocence native et sa vocation divine,il n'était pas d'emblée ce qu'il devait être, il n'avait point qu'à se lasservivre � 69. Il avait à passer par une épreuve, celle de la vie, et de l'ac-cord de sa volonté à celle de Dieu. Il n'était pas dans sa nature mêmedéjà ce que nous devons être, mais il était pleinement humain, en cequ'il fallait qu'en lui se fasse constamment le travail de l'a�rmation del'être de Dieu et de l'être des autres. Ce qu'il convient alors de concevoirc'est que la relation que nous entretenons aux autres, cette solidaritédes êtres entre eux, n'est pas une relation de culpabilité de nos ancêtreset des générations à venir, mais une simple relation de responsabilité.Adam a posé un acte d'égoïsme duquel nous ne saurions être coupables ;mais par solidarité nous en sommes responsables. Le péché du premierhomme est originel parce qu'il est du premier homme, mais il s'y ajoute� incessamment, comme des réponses provoquées, les actes et les at-titudes d'égoïsme des autres hommes [. . .] [que] nous pouvons appeleren bloc le péché originel �. Le péché que nous commettons en ce sens,nous dit Laberthonnière, n'est rien de plus ni rien de moi que l'acted'Adam de refuser Dieu. Nous ne portons pas en nous une nature depécheur, car nous sommes � Frères du Verbe � de l'être même de Dieu.Ce n'est jamais que par nous-mêmes, par l'acte de notre volonté quenous devenons pleinement pécheur. Refuser cela, ce serait nier que noussommes des personnes. Le mal commis par Adam n'est pas un mal quenous subissons dans notre nature même d'homme, ce n'est pas un acteque nous voulons, mais un acte que nous commettons à nouveau à sasuite en nous coupant de Dieu. Mais comme il nous est possible de re-

69. Ibid., p. IV, 22.

47

Page 54: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Métaphysique de la Charité chez Lucien Laberthonnière

fuser l'égoïsme, de nous ouvrir aux autres, et d'accepter les sou�rances,nous complétons, nous achevons la Passion salutaire du Christ, commele dit saint Paul : � par nos fautes commises, nous grossissons, nousalourdissons le péché mortifère du premier homme � 70. Nous sommesdonc en ce sens toujours responsables du péché que nous portons et quiest un poids de plus au sein du péché originel. Chaque acte pécheurn'est pas anodin, car il porte en lui l'écho du refus de Dieu, il est refusde Dieu. � Ce qui se dégage de là, Messieurs, c'est que chacune de nosattitudes, a une portée incommensurable �.

Une fois la conscience acquise de ce poids du péché en nous, de cetacte que nous répétons inlassablement, ne veut-on pas pourtant réagir ?Il nous faut prendre des dispositions et des attitudes telles qu'elles nousmènent à devenir véritablement, � Fils de Dieu �, � Frères des hommeset du Verbe �. Nous devons en toute sincérité rati�er cette �liation etce partage de la vie divine. Il nous faut, comme nous invite saint Paul,cesser d'être cet � homme charnel �, ce � vieil homme �.

*Or ce n'est que par le Christ que nous sommes pleinement capables

d'un tel acte. Le Christ, en e�et, est bien le Rédempteur, le Libéra-teur, le Sauveur. Néanmoins, ces métaphores ne doivent pas être prisestrop strictement au pied de la lettre et elles doivent être au contraireconstamment vivi�ées, car le Christ est in�niment plus que tout ce quel'on pourra dire par ces termes.

Les métaphores appliquées au Christ trouvent leur validité dans lasociété antique, dans laquelle elles possédaient un sens adapté pourpermettre aux hommes d'alors de comprendre qui était le Christ et lavie qui leur o�rait. Par ces métaphores, deux écueils nous guettent : (1)la théorie du rachat, et (2) la théorie de la satisfaction par substitution.

En e�et, une théorie voit dans l'action du Christ un moyen de � nousarracher aux mains de Satan �. Adam, premier pécheur, aurait soumisla génération des hommes au règne de Satan, et le Christ serait venupayer le prix de notre libération des mains de Satan. Ainsi nous serionsles choses de Satan en raison même de notre humanité et du péchéd'Adam, par solidarité entre les êtres. Mais c'est, nous dit Laberthon-nière, une mauvaise compréhension : quelle que soit la solidarité entreles êtres, elle ne saurait être su�samment forte pour faire de nousla possession d'une puissance quelconque (aussi néfaste qu'elle soit).

70. Ibid., p. IV, 23.

48

Page 55: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Mikaël Quesseveur

Nous avons été voulus par Dieu comme étant des personnes, et en cesens nous ne sommes pas plus la chose de Dieu que de Satan. Dieunous veut libres, et nous ne pouvons être créés de telle sorte que noussoyons systématiquement déjà dans une situation de domination et dediminution de notre liberté. Cette théorie présente au demeurant undéfaut considérable : l'action du Christ n'y est plus conçue que commecelle qui nous fait ou bien passer d'un maître à un autre (de Satan àDieu), ou bien à ne plus avoir de maîtres. Mais le Christ nous inviteà bien plus que cela. Il fait pleinement de nous d'autres personnes quidoivent aspirer à être meilleures. Si nous acceptons cette théorie, leChrist ne nous aurait sauvé que d'une puissance extérieure et non denous-mêmes, tandis que c'est toujours par égoïsme que nous péchons.

Une seconde théorie a�rme que le péché est une � o�ense à Dieu �qu'il s'agirait de � réparer �. � Le péché est vis-à-vis de Dieu un dé-biteur, mais on s'avise que ce débiteur est radicalement insolvable, card'une part le dommage dont il est l'auteur, se mesurant à la dignitéde l'Être lésé, prend des proportions in�nies, et d'autres part, qu'est-ceque l'homme peut o�rir, sinon du �ni ? � 71. Le Verbe en se faisant chairserait venu réparer cette o�ense, et même il ne serait venu que pourcela. Cette théorie suppose une substitution. Ce n'est plus pour nousretirer des mains de Satan, mais pour subir la � vindicte � divine que leChrist a sou�ert sa Passion et est mort sur la Croix. Luther reprendrace thème en disant que le sang du Christ dont nous sommes couvertsempêche Dieu de voir notre péché. Mais une telle théorie ne supposepas un Dieu de bonté ; elle suppose un Dieu de vengeance qui réclameson dû, un Dieu qui ne pardonne pas.

Le Christ ne saurait être réduit à ce rôle car il est in�niment plus. Ilnous donne de participer pleinement de l'être de Dieu : en se donnant, ilnous invite à nous donner nous-mêmes. Ces deux théories subissent enfait, analyse Laberthonnière, la même mauvaise conception de l'Incar-nation. Elles imaginent que, le Christ n'ayant pas présidé à notre ori-gine, l'Incarnation et l'intervention du Christ ne viendraient qu'après,comme un arrangement ad hoc de la situation. Mais dans cette pers-pective, ce n'est que du dehors que le salut du Christ est o�ert à tousles hommes. Mais le Christ est intérieur à toute l'humanité. Le Christpréside en fait à notre origine, et parce que notre origine, il peut êtrenotre �n. Le Salut est au c÷ur même de l'humanité : � Regnum intra

71. Ibid., p. V, 6.

49

Page 56: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Métaphysique de la Charité chez Lucien Laberthonnière

vos est � (Lc 17, 21).*

Après ces réponses apportées aux deux tendances opposées, l'unea�rmant que nous sommes déjà sauvés, l'autre que nous ne pouvonsvraiment l'être, ou que le Christ ne nous sauve que de manière presque� accidentelle �, il convient de revenir plus précisément au problèmedu mal. Car si l'on comprend à présent ce qu'est métaphysiquementle mal, et en quel sens l'action du Christ est rédemptrice, il convientdésormais d'en déterminer la portée métaphysique. Et Laberthonnièrede constater qu'on ne peut être aussi optimiste que les Grecs et voirle bien et l'ordre partout. Le mal est bien présent pourtant chez lesindividus, sous un double mode :

1. Le mal subi

2. Le mal commis

En découvrant le mal en nous, nous voulons nous en séparer. Ce n'estqu'au niveau du mal commis que l'on peut agir pour se dégager du mal,car nous ne sommes pas maîtres du mal subi. Comment donc faire poursortir de ce mal que nous commettons ? Sans le Dieu de charité, le pro-blème est en fait insoluble : � car alors le mal se présenterait ou commela conséquence d'une nécessité inéluctable, ou comme le fait d'une Vo-lonté de toute-puissance contre lesquelles nous ne pourrions rien et donsnous n'aurions rien à espérer � 72. Si un Dieu de charité répond au mal,c'est qu'il nous rend capables, en nous aimant le premier, de pouvoir,de la même manière que Lui, nous déprendre du péché, et donc dumal. En nous montrant l'exemple, le Christ nous rend capables de Lesuivre, et de sortir de notre égoïsme pour ne pas commettre le mal.Car c'est bien de nous, de notre rapport à nous-mêmes spirituels quevient le mal que nous commettons. C'est parce que nous nous centronssur nos individualités que nous commettons le mal : si nous nous met-tions encore et toujours à la place d'autrui, si nous avions pleinementconscience de la compénétration des êtres, nous sentirions combien toutmal commis contre un autre est un acte commis contre moi-même. Lemal commis n'est pas une nécessité de notre être : ce n'est pas parceque nous commettons le mal que nous sommes condamnés strictementà le répéter, ou plutôt que nous n'avons pas pour mission de travailler àne pas le répéter. Ce que nous devons être, c'est être capable de se dé-prendre du mal qui est en nous, de ce mal que nous commettons parfois

72. Ibid., p. IV, 4.

50

Page 57: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Mikaël Quesseveur

sans le vouloir en ouvrant notre horizon d'individualité, et en s'ouvrantà Dieu, d'accueillir Sa Grâce. Car si le mal est douloureux, si le malcommis entraîne de nouveau un mal commis, c'est parce qu'encore ettoujours nous sommes menés à nous séparer de Dieu et à nous séparerdes autres quand nous commettons un tel acte. On ne veut dans cessituations qu'exister par soi, qu'exister comme étant sa propre origineet sa propre �n, et en e�et, nous sommes à l'origine du mal subi d'au-trui. Oubliant autrui, je concentre mon action dans ma personne sansprêter attention à ce qu'autrui subira. De la même manière qu'il fautaccepter de � subir � la présence des autres et l'a�rmation de Dieu,il faut être capable d'accepter le mal subi, et tendre vers ce que nousdevons être, tendre vers la perfection à laquelle nous sommes destinéset appelés et travailler à ne plus être nous-même source de péchés.

� Le mal commis, sous quelque mode et en quelque cir-constance qu'il se produise, n'est toujours en dernière ana-lyse qu'un acte ou une attitude d'égoïsme par quoi on sesépare moralement des autres et de Dieu, par quoi on nieles autres et Dieu pour concentrer en soi l'être et la vie.C'est donc là un mal absolu autant qu'on peut dire d'unmal qu'il est absolu ; ou, plus simplement, c'est là ce qui estessentiellement le mal. � 73

Ainsi, à ce mal on doit répondre, sans se restreindre, par la charitéintime qui nous habite. Car alors seulement nous sommes capables derépondre au mal commis à la suite de Christ, prenant appui sur Luicomme on prend appui sur un rocher. En retrouvant au c÷ur de cettecharité la solidarité des êtres, nous sommes alors en mesure de retrouvercette vérité intime de notre être, et à la fois ressentir et vivre le mal quel'on peut faire subir à autrui, mais également être capable de s'éloignerdu mal. Par la connaissance intime de l'autre, par cette a�rmation delui qui s'e�ectue en moi, se fait jour en moi la connaissance intime dupéché qui me permet de m'en éloigner. Néanmoins, cette charité n'estpas un oubli de soi-même, ce n'est pas un abandon pur et simple, maisbien au contraire, la mise au service, l'intégration de l'autre en moi-même comme une �n qui me permet d'agir à la suite du Christ. En cesens � [l]a charité n'est jamais abandon de soi, elle est don de soi � 74.

*

73. Ibid., p. IV, 8-9.74. Ibid., p. III, 19.

51

Page 58: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Métaphysique de la Charité chez Lucien Laberthonnière

En essayant dans la tradition philosophique de répondre au pro-blème du mal, on a essayé de s'en excepter, de trouver une raison quifût extérieure à nous-mêmes pour expliquer la possibilité du mal. Maisen agissant ainsi, on a négligé profondément notre statut de personne,en tant que nous sommes pécheurs, et que nous pouvons engager notreliberté à commettre le mal, à nous écarter de Dieu, ce que nous rap-pelle Laberthonnière. Pour autant, si l'on a ici expliqué ce qu'était lemal et comment y répondre, on n'a guère cherché à comprendre ce quifaisait qu'il pût exister. Que le premier homme ait pu pécher interrogenotre nature la plus fondamentale : comment donc cela a-t-il pu se pro-duire ? Peut-être que repartir de ce que nous sommes nous permettrade commencer à donner une réponse. Nous sommes en e�et à la foisdes personnes existant en elles-mêmes et pour elles-mêmes, et dans lemême temps, nous sommes solidaires les uns des autres, nous vivonsles uns par les autres.

Examinons donc d'abord le mal subi pour essayer de mieux com-prendre ce qu'il nous dit de nous-mêmes. Quand on pense à un Dieubon, on peut se récriminer de toutes les injustices qui existent, de lasou�rance que nous pouvons ressentir à vivre parfois, et des douleursque nous connaissons dans le travail. Mais tout cela n'était-il pas né-cessaire ? Nous rêvons d'un monde parfait et bienheureux, organisé parla Providence, dont nous voudrions qu'elle nous apporte toujours cedont nous avons besoin, nous permettant ainsi de vivre sans n'avoirrien à faire. Mais si la Providence avait agi ainsi, comme le font cer-tains parents à l'égard de leurs enfants, remarque Laberthonnière, queserions-nous devenus ? Car la Providence nous a menés à l'existencedans un monde de création, d'édi�cation � des êtres, des âmes, despersonnes �. Nous n'avons pas à créer ce qui nous fait exister, car noussommes suscités à l'existence, mais nous avons à apprendre à utiliser lemonde dans lequel nous sommes suscités à l'existence. Le monde n'esthabitable pour l'humanité qu'à la condition que l'humanité le rende ha-bitable. Si nous n'étions pas dans cette situation � d'humanisation dumonde �, nous ne serions guère plus qu'une plante ou un animal. Bienau contraire, nous apprenons à l'utiliser, à canaliser ses énergies pouren faire un lieu, et c'est là ce qui fait notre humanité 75, et même la

75. � Et il est bon, Messieurs, qu'elle [l'humanité] soit dans l'obligation de tra-vailler [le monde] ainsi. Autrement, elle y resterait enlisée comme l'animal ou laplante. Ce n'est qu'en humanisant le monde, qu'en le ployant à ses besoins et à ses�ns, que l'humanité devient e�ectivement une humanité � Ibid., p. IV, 11.

52

Page 59: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Mikaël Quesseveur

grandeur de notre humanité a�rme l'oratorien. Par le courage face aumonde, nous gagnons sur le monde nos conditions d'existence, c'est-à-dire que nous façonnons notre intériorité. � Autrement dit, si le mondenous force à lutter et à sou�rir, nous le contraignons à notre tour denous aider à nous créer nous-mêmes � 76. Le monde n'est certes passu�sant pour répondre à cet appel à l'in�ni qui nous habite, pour ré-pondre à l'élan qui nous soulève de terre, mais, en travaillant à le rendrehabitable pour nous et pour les autres, nous contribuons par cette sous-traction de l'asservissement de la nature à notre réalisation plus grandedans la vie humaine et spirituelle. En disant que nous devons rendre lemonde habitable, Laberthonnière ne souhaite pas dire pour autant quenous devons en faire le lieu de notre domination, que nous devons avoirpour �n de nous rendre � maîtres et possesseurs de la nature �, maisque le monde se fait médiation de notre élévation. Diriger le monde, nerépond pas à l'appel intérieur que nous connaissons tous.

� Si nous avons à aménager le monde, et pour cela àpeiner et à sou�rir, à nous déchirer à ses ronces et à sesépines, nous meurtrir à la dureté de son sol, à nous brûlerà sa chaleur ou à nous morfondre à sa froidure, ce ne doitjamais être avec l'idée que avons à en faire une demeuredé�nitive, pas plus pour nous que pour ceux qui viendronsaprès nous �. 77

Ces sou�rances de la vie que nous pouvons connaître changent desens selon le regard que l'on porte sur elle. S'il s'agit simplement dese déprendre de la sou�rance, de la dépasser, pour jouir égoïstementdu repos, � rien n'est plus vain et plus laid �. C'est en cherchant àgagner notre âme, à faire vivre les réalités spirituelles en nous, quenous devenons capables de donner sa véritable portée au travail. Cessou�rances que nous connaissons ont pour objet de nous permettre denous gagner nous-mêmes.

Car désirer les choses de ce monde, en pensant ainsi ne plus lesubir, mais y trouver la plénitude de son être, c'est se risquer bien aucontraire à toute la violence du mal, qu'il soit subis ou commis. Car,le monde que nous habitons n'est pas un monde de biens � publics �dit l'économie, c'est-à-dire de biens qui s'o�rent à tous également, sans

76. Ibid., p. IV, 12.77. Ibid.

53

Page 60: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Métaphysique de la Charité chez Lucien Laberthonnière

restriction ni d'usage, ni de quantité, mais un monde dans lequel lespositions s'excluent les unes des autres :

� le propre des choses de ce monde est que leur pos-session par les uns soit exclusive de leur possession par lesautres [. . .] Mais si, au sein des mêmes luttes et des mêmessou�rances, c'est nous-mêmes que nous cherchons à gagnerdans notre réalité spirituelle, en aidant les autres à se gagnerégalement, tout change d'aspect � 78

Ainsi, nous devons apprendre à partager le monde, à le façonnerpour que chacun ait sa place et puisse exister une harmonie entre lesêtres qui passe par la générosité divine de laquelle nous participons etqui, seule, nous permet d'accéder au salut. Laberthonnière, pour expli-citer son propos, décide de développer une parabole. Il s'agit d'imaginerdes naufragés sur un radeau. Ils ont à leur disposition deux manières dese comporter. Dans la mesure où les vivres sont limités, une premièresolution pourrait consister à chercher à s'en procurer le plus possibleen réduisant la part des autres voire en la supprimant, et pour cela,décider de les tuer. Les naufragés s'entr'égorgeraient alors pour avoirles vivres. Mais ils peuvent également décider de partager équitable-ment les vivres, et dès lors, le pain qu'ils possèdent sera le fermentde leur union. En cherchant à se débarrasser les uns des autres, ils serendent néanmoins moins capables de rentrer à bon port. Si en e�et, ilsdoivent ramer, ils pourront, tous ensembles, plus facilement y arriverque si un seul est sur le radeau. Il risque de mourir d'épuisement et nesera point sauvé de sa traversée en mer. À plusieurs, ils prennent, il estvrai, le risque de tous mourir en mer, mais ils s'accordent égalementles conditions du salut par le partage des forces, de telle sorte qu'ilspeuvent au moins espérer arriver à bon port. Dès lors, chacun, en trou-vant dans l'autre la possibilité de son salut, par l'union et le partagequ'ils connaissent, se découvre dans sa réalité humaine. Le monde estcomme ce radeau. Les vivres qui pouvaient être un facteur de divisionet d'inimitié deviennent au contraire ce qui les fait s'unir les uns auxautres. Les biens matériels ne doivent point vouloir être possédés eneux-mêmes pour eux-mêmes, mais seulement en tant qu'ils sont fac-teurs de notre cohésion.

� Et alors cette conclusion s'impose d'elle-même à nous :pour être ce que nous avons à être, des personnes autonomes

78. Ibid., p. IV, 14.

54

Page 61: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Mikaël Quesseveur

dans leur dépendance, il fallait que nous eussions à croître età grandir dans un monde analogue à celui où nous nous dé-battons, un monde que nous devons indé�niment travaillerà vaincre, non pour le posséder, puisque nous n'en saurionsvenir à bout et que cela du reste ne nous servirait de rien,ayant des exigences in�niment plus hautes, mais pour arri-ver, à travers lui et en nous opposant à lui et en nous élevantau-dessus de lui à nous posséder nous-mêmes � 79.

*� Et maintenant, Messieurs [et Mesdames], songez que le rôle du

Christ parmi nous est précisément la réalité, l'humanisation de la gé-nérosité, de la charité de Dieu, pour nous amener à reproduire cettemême générosité, cette même charité et à participer ainsi réellement àsa vie divine �. Le système de l'abbé oratorien se déploie dans tout sonéclat. Le Christ exerce par sa Passion son amour envers nous, � a�nde faire que par là nous réalisions notre destinée, selon l'intention deDieu � 80. Nous ne sommes, nous dit Laberthonnière, ni natures de pé-ché par le premier homme, ni natures de grâce après l'action du Christ.Toute la place est laissée à notre liberté qui est notre participationmême à la nature de Dieu. De l'endroit même d'où vient notre péché(notre liberté capable d'égoïsme) s'a�rme par le Christ l'endroit mêmede notre Rédemption : en voulant inconditionnellement et absolumentla charité divine à laquelle nous sommes invités à participer, en la vi-vant pleinement et en se donnant de manière désintéressée aux autres.Libres de nous repentir, nous sommes libres de pécher, mais désormaisnous savons par le Christ pleinement ce à quoi nous sommes appelés.Le Christ, s'il ne nous enlève pas notre nature de péché (notre natureest toujours corrompue, nous inclinons toujours au mal), nous permetde nous tourner à nouveau vers Dieu. � Pas plus que les autres, parceque nous en sommes responsables, ne nous perdent sans nous et mal-gré nous, pas plus, le Christ, en se faisant responsable de nous, ne noussauve malgré nous et sans nous � 81. Nous avons dès lors le devoir d'êtregénéreux ; ce n'est pas seulement une leçon de générosité que le Christnous o�re (ce serait une leçon bien naïve, quand bien même c'est aussice que fait Jésus), mais bien un devoir. Ce n'est pas un appel totale-ment libre que nous pouvons décliner, mais la condition même de notre

79. Ibid., p. IV, 15.80. Ibid., p. V, 19-20.81. Ibid., p. V, 20.

55

Page 62: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Métaphysique de la Charité chez Lucien Laberthonnière

salut que nous devons réaliser au quotidien dans nos vies.

C'est seulement à la condition de se donner réciproque-ment les unes aux autres en se donnant ensemble à Dieu,[que les âmes] peuvent au lieu de se limiter et de se heurterindûment, s'épanouir pleinement dans la liberté 82.

N'espérons point la Grâce si nous ne sommes pas capables, et si nousn'acceptons pas de nous tourner vers cette Lumière éternelle qu'est leChrist, vers ce à quoi il nous appelle, et à la vérité qu'il veut voir fairejour en nous. A�rmons-nous en Dieu, vivons de la générosité, de lacharité divine à laquelle nous sommes invités, car c'est là, nous ditl'abbé, le chemin de la Rédemption. � La charité est ainsi vraiment lalumière qui éclaire tout homme venant en ce monde � 83

** *

Du problème initial, de cette antinomie entre dépendance et liberté,nous avons, à l'issue de ce long chemin parcouru avec Laberthonnière,été à même de comprendre la réponse qu'on pouvait lui apporter. Cetteréponse n'est pas du domaine du savoir, elle n'est pas quelque chosequi se donne à l'intelligence, c'est certain, et elle conserve une formede mystère dont on ne saurait certainement pas se passer. Néanmoins,elle est une invitation, ou plutôt un devoir pour tout chrétien. Ce quenous devons être, en raison même de notre liberté, cette invitation à lasainteté qui doit engager notre volonté, passe par la vie même, vie que leChrist nous a donnée à connaître. Ni le fait de ne pas être contemporaindu Christ, ni le mal, ne sauraient justi�er que nous continuions à pécher.Nous sommes appelés à la vie de Dieu et c'est encore et toujours contreDieu Lui-même que nous posons notre péché. Vivons donc de l'amourde Dieu, pour espérer nous départir de ce qui en nous, nous pousseencore et toujours vers le péché, dépassons notre horizon individuelpour nous tourner vers les autres et vers Dieu et nous rendre capablesde recevoir et de vivre de la Parole de Dieu. � Pour être parfaitementconnu, d'une connaissance réelle et non seulement avec des formules etdes mots appris, Dieu doit être parfaitement aimé ; car ces deux chosesn'en font qu'une � 84. Pour vraiment donc espérer être, répondre au

82. Ibid., p. IV, 16.83. Ibid., p. V, 17.84. � Éclaircissement sur le dogmatisme moral �, III. Rôle de la volonté dans la

connaissance de l'être, Ibid., p. 125.

56

Page 63: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Mikaël Quesseveur

problème de l'être et en trouver la plénitude, c'est bien à saint Paulqu'il faut se référer : � L'amour est la plénitude de l'être Rm 13, 8).

Pour que notre vie ait un sens, que notre existence ne soit pas vaine,il convient de trouver au c÷ur de notre vie ce qui la meut, ce vers quoielle tend. Cette visée ne peut jamais être que le Christ, Lui qui est � lavie de notre vie � 85.

Tous les développements de Laberthonnière pourraient bien se ré-sumer à ces quelques mots, Parole de Dieu o�erte à notre pensée, appelpermanent de notre être à la sainteté par cette volonté qui nous anime :� Revêtez-vous de la charité qui est le lien de la perfection � (Col 3,15).

85. P. Sanson, Le Christianisme, métaphysique de la charité, op. cit., p. V, 21.

57

Page 64: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Bibliographie

Paul Beillevert, � L'� intuition laborieuse � de l'être �, Col-loque Laberthonnière, La Pensée du P. [Père] Lucien Laberthon-nière, Paris, Revue de l'Institut catholique de Paris, 1983.

MauriceBlondel,Oeuvres complètes : les deux thèses, Paris, Pressesuniversitaires de France, 1995.

Albert Casens, � La pensée de Laberthonnière �, 1995.Lucien Laberthonnière, Dossier Laberthonnière : correspondance

et textes, 1917- 1932, Paris, Beauchesne, 1983.Lucien Laberthonnière, Le réalisme chrétien précédé des Essais

de Philosophie religieuse, Paris, Ed. du Seuil, 1966.Lucien Laberthonnière et Maurice Blondel, Maurice Blondel.

Lucien Laberthonnière. Correspondance philosophique, publiée et pré-sentée par Claude Tresmontant, Paris, Éditions du Seuil (Ligugé, impr.Aubin), 1961.

Florian Michel, Chapitre 25 - Intellectuels, théologiens et culturescatholiques françaises au xxe siècle, Armand Colin, 2016.

Clémence Rouvier, � La divinisation de l'être �, Recherches deScience Religieuse, 2016, Tome 104, no 1, p. 77�95.

Pierre Sanson, Le Christianisme, métaphysique de la charité, Paris,Éd. Spes, 1927.

Paul Scolas, � Le Dieu de charité selon Laberthonnière �, Col-loque Laberthonnière, La Pensée du P. [Père] Lucien Laberthon-nière, Paris, Revue de l'Institut catholique de Paris, 1983.

Bernard Sève, � L'individuation par la charité (Laberthonnière cri-tique d'Aristote) �, Colloque Laberthonnière, La Pensée du P.[Père] Lucien Laberthonnière, Paris, Revue de l'Institut catholique deParis, 1983.

58

Page 65: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Deuxième partie

L'amour humain à

l'image de Dieu, blessé

et racheté

Dessin d'Astrid Roucher

Page 66: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

60

Page 67: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

La Cathédrale ou l'Arche

d'Alliance de RodinPrésentation de l'÷uvre en couverture

Astrid Roucher

Certains coins de l'hôtel Biron, qui abrite le musée Rodin, sontvaguement inquiétants. On voit dans les vitrines se tordre des bouts decorps, en majorité des mains, plus ou moins dégagées de leur gangue depierre, tranchées au poignet, dressées, alanguies, crispées, rampantes.

On peut trouver deux raisons à la fascination pour la main humaineque nourrissent les artistes en général, et Rodin en particulier. Toutd'abord la représentation d'une main est un dé� technique, un morceaude bravoure. La main surpasse presque en di�culté le visage, parcequ'elle ne pardonne aucune approximation et trahit implacablement lenovice.

Mais surtout, la main, c'est l'artiste lui-même. Le c÷ur et l'÷il, illes partage avec le poète ; seule la main est son apanage. Il est main.Toute main peinte ou sculptée est mise en abyme et auto-portait.

Pour Rodin, ces sculptures de mains ne sont pas seulement desétudes techniques, mais bien des ÷uvres ; à partir des années 1890, alorsqu'il exploite une nouvelle manière de travailler qui consiste à assem-bler des moulages des ses propres sculptures retravaillés par changementd'échelle et par fractionnement, il choisit d'élever le fragment au statutd'÷uvre d'art autonome. Il s'inspire en cela des morceaux mutilés desstatues antiques qu'il collectionne, et dont l'extraordinaire expressivitéle fascine. Une main, aime-t-il à dire, doit avoir autant d'expressionqu'une physionomie. Pour cela il décide souvent de ne pas polir cesmorceaux, laissant apparentes les traces de ciseau et de gradine, et dene les dégager qu'en partie du bloc de marbre laissé brut, faisant sien leprincipe du non �nito des statues d'esclave de Michel-Ange 1 . Mais chezRodin, le non �nito est voulu et exacerbé. Ces têtes encore enseveliesdans la pierre, ces corps sans bras, ces mains sans corps, deviennent

1. L'esclave rebelle, L'esclave mourant, 1516, marbre, Louvre : ces deux statuesétaient destinées au tombeau de Jules II ; mais un projet de tombeau moins fastueuxfut �nalement adopté, et Michel-Ange ne les acheva pas.

61

Page 68: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

La Cathédrale ou l'Arche d'Alliance de Rodin

le manifeste d'une esthétique moderne du fragment et de l'inachevé ;c'est moins l'état accompli de l'÷uvre d'art qui l'intéresse, que le pro-cessus progressif d'accomplissement ; moins le but, que le mouvement 2.

L'÷uvre qui illustre la couverture de ce Sénevé naquit un beau jourde 1908 de l'assemblage de deux mains droites. L'une des mains semblecelle d'un homme ; l'autre, un peu plus �ne, celle d'une femme ou d'unhomme plus jeune. Elles se font face, paume vers paume, enlacées l'uneà l'autre dans un mouvement de spirale ascensionnelle, mais s'e�eurentà peine du bout des doigts. Le geste exprime autant l'attirance que l'hé-sitation et la pudeur ; Rodin nous montre un dialogue et non pas uneunion, dans un mouvement dansant où le vide a la même importanceque la matière (ce que Rainer Maria Rilke désignait joliment chez Ro-din comme � la participation de l'air �) 3.

L'interprétation de la sculpture comme allégorie de l'amour de l'hom-me et de la femme s'impose la première. On reconnaît dans le mouve-ment des mains la torsion des deux �gures du Baiser. Toutefois cesmains se frôlent à peine ; on a là une sensualité plus pudique, un Érosplus subtil. D'autre paires de mains de Rodin, comme le Secret, sontclairement des mains d'amants ; mais ici, sous certains angle, l'aspectamoureux s'estompe, le rapport semble fraternel, plus Philia qu'Éros.

À bien regarder la sculpture de face, la petite main semble mode-ler la grande ; mais se place-t-on de l'autre côté, c'est la grande quiparaît façonner la petite. Que veulent-dire ces deux mains qui s'entre-modèlent ? Peut-être simplement l'idée que deux amants se forment l'unl'autre, ou bien, et l'image est moins réjouissante, que chacun façonneun objet factice à la place de l'objet qu'il croit aimer véritablement. Etdu point de vue de la métaphore artistique, ce mouvement de créationréciproque nous interpelle encore : dans quelle mesure suis-je construitpar ce que je crée ?

Le feuilletage de sens ne s'arrête pas là 4. Avec cette ÷uvre, Rodin

2. Ré�exion plastique de Rodin qui fait écho aux Cours sur l'esthétique de He-gel, dans la mesure où le système hégélien met l'accent sur l'activité productrice,relativisant la valeur de l'÷uvre elle même qui n'est que le signe de ce qui la dépasse.

3. Rainer Maria Rilke, Auguste Rodin, 19294. Sans quoi notre sculpture ne ferait pas la couverture du Sénevé, organe bi-

annuel des aumôneries catholique et protestante de l'École Normale Supérieure etde l'École des Chartes. Le suspense quant à la phrase qui va suivre est donc faible.

62

Page 69: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

nous livre une allégorie de l'amour divin. L'attitude quasi-priante, lethème de la création par façonnement de la matière, la structure en arcgothique, l'amour confondant qu'expriment ces deux mains à l'imagel'une de l'autre, leur monumentalité, le rapport d'une force et d'une fai-blesse, la petite main qui n'arrive à e�eurer la grande que du bout desdoigts, tout se rapporte à la relation de Dieu et de l'Homme. L'élan del'une vers l'autre est vrillé, laborieux, mais ascensionnel quand même.C'est sans doute dans sa version couleur de terre cuite 5 que la dimen-sion biblique de l'÷uvre frappe le plus, parce que l'Ancien Testamentest parcouru de références à l'argile, le matériau de l'humilité, de laductilité, image de notre âme façonnée par la main Dieu : � Commel'argile est dans la main du potier, ainsi êtes-vous dans ma main � 6. . .

Le titre que porta l'÷uvre pendant ses premières années était par-ticulièrement riche : L'Arche d'Alliance. Ce nom biblique fait allusionà l'alliance de l'homme et de la femme, mais nous livre aussi un mor-ceau de ré�exion chrétienne. L'Ancienne Alliance avait pour emblèmela légendaire arche en bois d'acacia aux chérubins d'or, un mètre delarge, 120 kilos, croulant de dorures 7. Pour la Nouvelle Alliance, l'ar-tiste sculpte une arche renversante de simplicité, l'arche nue de deuxmains, celle de l'homme et celle du Fils de l'Homme.

En 1914, Rodin emboîta le pas à Monet, Huysmans ou Debussydans leur passion pour les cathédrales, en publiant Les Cathédrales deFrance, un apologue du patrimoine gothique français. Il donna alors à sasculpture le titre qu'elle porte aujourd'hui, La Cathédrale, en référenceà l'ogive de chair qu'elle dessine. Peut-être Rodin se souvenait-il enrebaptisant son ÷uvre d'une expression de saint Pierre 8 qui devaittoucher son âme de sculpteur : nous sommes des pierres vivantes, lespierres vivantes de la Jérusalem céleste.

5. Conservée à Rouen.6. Jér 18, 6 ; voir aussi Job 10, 9 ; Job 33, 6 ; Ésaïe 64, 8 ; Romains 9, 20, etc.7. Ex. 25, 10 ; Indiana Jones 18. 1P et 2P ; expression beaucoup reprise par St Augustin

63

Page 70: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

64

Page 71: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

La signi�cation sponsale du corpsMarguerite de Tanouarn

Un corps, pourquoi ? À l'heure de la marchandisation du corps dela femme semble inéluctable et où la nature humaine s'apprête à êtremodi�ée pour ne faire qu'un avec l'électronique comme des cyborgs, ilapparaît urgent de s'interroger sur la �nalité de nos corps.

Quel est le plan de Dieu ? La théologie du corps étudie la manièredont Dieu révèle son propre mystère à travers le corps humaine et pro-pose quelques pistes pour y répondre.

La di�érence des sexes est nécessaire pour répondrela vocation sponsale du corps

Si nous ne vivons pas correctement les di�érences sexuellesqui distinguent l'homme et la femme et les appellent às'unir, nous ne serons pas capables de comprendre la di�é-rence entre l'homme et Dieu, qui constitue un appel premierà l'union. Nous tomberons peut-être ainsi dans le désespoird'une vie séparée des autres et de l'Autre, c'est-à-dire Dieu.

Stanislaw Grygiel 1

Publicité vestimentaire, pornographie, notre société est en train degommer la di�érence sexuelle pour nous transformer en individus in-terchangeables, dénués d'identité et nier ainsi la nature humaine. Cetteasexuation progressive des images qui nous entourent permet peu à peud'imprimer sur notre cerveau la banalisation de comportements contre-nature pour nous éloigner de Dieu. L'homme est fait pour le � donsincère � de l'intégralité de sa personne à une autre personne di�érenteet donc complémentaire, dans un amour que Dieu vient parfaire par laCommunion à son Eucharistie.

L'amour sponsal se vit comme � don total de soi �. Le mariagepermet de le vivre mais il n'est pas le seul chemin. La signi�cationsponsale de notre corps sera accomplie à la Résurrection et révéléedans ce double-mouvement : réception du don que Dieu nous fait delui-même et le don que nous ferons de nous-mêmes à Dieu en retour.

1. Stanislaw Grygiel, cité dans The Church Must Guide the Sexual Revolution,vice-président de l'Institut Jean-Paul II

65

Page 72: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

La signi�cation sponsale du corps

Comment le Christ nous a-t-il aimés ? Rappelez-vous sesparoles lors de la Cène : � Ceci est mon corps, donné pourvous �. L'amour est extrêmement spirituel, mais, comme lemontre le Christ, il s'exprime et se réalise dans le corps. Enfait, dès le commencement, Dieu a inscrit l'appel à l'amourdivin dans notre corps, dans notre sexualité 2.

Vue dans la lumière du couple homme-femme, la di�érence sexuellerévèle le dessein indubitable de Dieu : l'homme et la femme sont appelésà être un � don � l'un pour l'autre, et leur don mutuel, quand il estselon l'ordre des choses, mène à une � troisième personne � 3.

La Trinité comme image de la famille

Dieu est un Dieu d'Amour qui se donne et se reçoit comme les Épouxse donnent et se reçoivent au cours de leurs unions. La communion del'homme et de la femme dans le mariage est une image créée et vivantede la Communion des Personnes au sein de la Trinité. La sainteté deDieu est l'éternel mystère de son amour qui se donne, c'est � l'échanged'amour � entre le Père, le Fils et le Saint Esprit. La sainteté humaine,quant à elle, est ce qui permet à � l'homme de s'exprimer profondémentavec son propre corps et cela précisément à travers le � don sincère desoi 4. � � Et tous deux ne feront plus qu'un. � (Mt. 19, 5)

N'avez-vous jamais remarqué la merveilleuse analogie entre la Tri-nité et la famille ? De même que Dieu est un et trinitaire, l'homme et lafemme ne forment plus qu'une seule chair pour donner la vie et si Dieule veut, devenir trois. La famille est la plus belle image de la Sainte Tri-nité sur la terre et chaque foyer est une petite Trinité, un témoignagevivant et palpable de l'Amour de Dieu pour les hommes.

Le grand � mystère sponsal � de l'union du Christ avecl'Église est symbolisé dès le début par la création de l'êtrehumain homme et femme. Brouiller la di�érence sexuelle,c'est brouiller le grand mystère sponsal : l'appel à une com-munion donatrice de vie entre l'homme et la femme et entreDieu et l'humanité. 5

2. La théologie du corps pour les débutants, Christopher West, p. 423. La théologie du corps pour les débutants, Christopher West, p. 1684. Gaudium et spes, no 245. Bonnes nouvelles sur le Sexe et le Mariage, Christopher West, p. 208

66

Page 73: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Marguerite de Tanouarn

Les hommes et les femmes ont ainsi une vocation di�érente : l'épouxdonne la semence et l'épouse conçoit la vie en elle. Il en est de mêmeavec l'Eucharistie dont le ministère est accompli par un homme a�nque l'union sponsale se réalise par le don du Christ à son Église. Lemystère sponsal explique alors pourquoi il n'est pas permis aux femmesde devenir prêtre. � Dans l'Eucharistie s'exprime sacramentellementl'acte rédempteur du Christ-Époux envers l'Église-Épouse � (Saint JeanPaul II). 6 On peut simpli�er ceci en a�rmant que chaque union entreépoux est une Eucharistie.

La dimension sponsale du corps comme sacrementde la nouvelle évangélisation

Le Sacrement est le signe visible d'une réalité invisible. Par exemple,l'eau du Baptême est le signe tangible de notre impalpable �liationnouvelle à Dieu. De même, l'amour d'un homme et d'une femme est lesigne visible de l'amour du Christ pour l'Église. � Le Christ et l'Église,c'est tout un. � Sainte Jehanne d'Arc

Un abîme in�ni sépare le Créateur de sa créature. Lemiracle des sacrements est qu'ils sont un pont au-dessusde et abîme in�ni. Ils sont le point où le ciel et la terres'embrassent, où Dieu et l'humanité ne font qu'une seulechair.

Dieu est invisible, les sacrements nous permettent dele voir sous le voile de choses visibles. Dieu est intangible,les sacrements nous permettent de le toucher. Dieu est in-communicable, les sacrements sont notre communion aveclui. 7 �

Comme signe visible, le sacrement se constitue avec l'êtrehumain en tant que � corps � et par le fait de sa masculinitéet sa féminité visible. Le corps en e�et, et seulement lui, estcapable de rendre visible ce qui est invisible : le spirituel etle divin. Il a été créé pour transférer dans la réalité visibledu monde le mystère caché de toute éternité en Dieu et êtrele signe visible. 8

6. Mulieris Dignitatem, no 267. Bonnes nouvelles sur le Sexe et le Mariage, Christopher West, p. 558. St Jean-Paul II, Homme et femme il les créa, op. cit., p. 105

67

Page 74: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Dieu nous a donné un corps pour que nous soyons dans le mondeles signes de son mystère divin. C'est dans et par notre corps que nousrencontrons le divin. C'est ce qu'on appelle la sacramentalité du corps.Pour les baptisés, l'union des corps devient alors une participation à lavie divine et le mariage une porte d'entrée vers la vie en Dieu. Cettebeauté du message biblique est un formidable outil d'évangélisationque nous devons partager autour de nous. Il devient en e�et urgentd'annoncer le mystère originel au monde blessé dans lequel nous vivons.

Seul, l'homme ne réalise pas complètement cette essencede l'herméneutique du don. Il ne la réalise qu'en étant avecquelqu'un et encore plus en existant pour quelqu'un. 9

Les récentes attaques contre le mariage et la famille sont une belleoccasion pour nous de redécouvrir ce mystère et de proposer au mondeles réponses qu'il attend. Jamais ces questions anthropologiques n'ontété aussi interrogées que de nos jours. Qu'est-ce que l'homme ? La dif-férence sexuelle a-t-elle un sens ? Quelle est la �nalité de nos corps ?Sont-ils faits pour être l'ultime bien marchand ou bien sommes-nousfaits pour nous donner intégralement à notre conjoint en rejoignantainsi notre Créateur ?

Ainsi, chaque conjoint est pour l'autre un signe et uninstrument de la proximité du Seigneur qui ne nous laissepas seuls : � Et voici que je suis avec vous pour toujoursjusqu'à la �n du monde � (Mt. 28, 20). 10

9. Abrégé de la Théologie du Corps, Yves Sémen, p. 4310. Amoris Laetitia [319], p. 250

68

Page 75: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Les formes de l'amour dans lacorrespondance d'Héloïse et Abélard

Clarisse Pinchon

Où est la très sage Heloïs,Pour qui fut chastré et puis moinePierre Esbaillart à Sainct-Denys ?Pour son amour eut cet essoine.

Ces vers de Villon résument bien ce que l'on a retenu des faitsentourant les personnages historiques bien réels que sont Héloïse etAbélard : une histoire d'amour passionnée, brisée par l'ire de Fulbertqui a provoqué la castration d'Abélard et la séparation dé�nitive desdeux amants, enfermés l'un et l'autre dans un monastère, pleurant àjamais leurs amours perdues. L'épisode est pourtant loin de se limi-ter à l'histoire d'amour quelque peu convenue et mièvre dont on peutavoir l'image aujourd'hui. En réalité, lorsque l'on évoque l'histoire d'Hé-loïse et d'Abélard, il est di�cile de parler de l'amour au singulier, tantl'amour y revêt des formes multiples : loin de n'avoir qu'un seul senset de référer seulement à un amour réciproque entre deux êtres quinourrissent de tendres sentiments l'un pour l'autre, il fait l'objet d'unevéritable déclinaison. La richesse exceptionnelle du lien qui a uni Hé-loïse et Abélard transparaît de manière particulièrement nette dans leslettres qui ont été échangées entre les deux anciens amants entre 1132et 1135, soit quatorze ans après leur séparation : la multiplicité concep-tuelle de l'amour y est d'autant plus évidente que les deux protagonistesjouissent d'un certain recul sur leur histoire, et que leurs sentiments ontévolué de manière divergente depuis leur séparation. Y voisinent auxcôtés de l'amor l'eros, l'amicitia, l'agapè, la miséricorde, la charité.

Pour pouvoir comprendre cette correspondance en la replaçant dansson contexte, commençons par rappeler le déroulement exact et la chro-nologie de leur histoire, ainsi que des événements survenus entre leurentrée dans les ordres, et le début de la correspondance. La source prin-cipale nous permettant de retracer les faits est l'Historia Mearum Ca-lamitatum, que l'on pourrait dé�nir comme une autobiographie d'Abé-lard : il s'agit d'une longue � lettre de consolation à un ami � (Abaelardiad amicum suum Consolatoria), dont l'identité n'est pas précisée, dans

69

Page 76: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Les formes de l'amour dans la correspondance d'Héloïse et Abélard

laquelle il retrace la longue suite de malheurs qu'a été sa vie. En 1115,Abélard, âgé de trente-sept ans, est déjà un philosophe de renom, quis'est acquis une solide réputation, notamment en prenant part à la que-relle des Universaux et en éclipsant les tenants du nominalisme commedu réalisme. Il enseigne à l'école cathédrale de Notre-Dame de Pariset est un professeur réputé. Il est choisi par le chanoine Fulbert pourse charger de l'éducation de sa nièce Héloïse, âgée de dix-huit ans etréputée pour son érudition. Le maître et l'élève tombent amoureux l'unde l'autre, et une idylle se noue, qui ne tarde pas à se muer en pas-sion dévorante. Lorsque le chanoine Fulbert s'en aperçoit, sa fureurest telle qu'elle contraint Abélard à quitter sa demeure et à se séparerd'Héloïse pour un temps. Cette dernière s'aperçoit qu'elle est enceinte.Abélard, averti, l'enlève et la con�e à sa famille, au bourg du Pallet(aujourd'hui située au sud de la Bretagne). Elle y donne naissance àun �ls, Astralabe. Pendant ce temps, Abélard demande à Fulbert sonpardon et lui propose d'épouser Héloïse pour réparer la faute dont ils'est rendu coupable, à condition que ce mariage soit tenu secret. Lemariage est célébré secrètement à Paris. Mais des serviteurs de Fulbertdivulguent la nouvelle du mariage, violant la clause du secret. Abé-lard emmène alors Héloïse au couvent d'Argenteuil et lui fait revêtirl'habit monastique. Fulbert, rendu furieux par ce geste, ordonne à deshommes de main de castrer Abélard. Ce forfait marque la séparationdé�nitive des amants : Héloïse, abasourdie à la nouvelle de ce forfaitet rongée par la culpabilité, prend le voile en l'abbaye d'Argenteuil.Abélard prononce lui aussi ses v÷ux en l'abbaye de Saint-Denis. Lesmalheurs d'Abélard ne sont pas �nis. Il est tout d'abord détesté parles moines de Saint-Denis, dont il condamne les m÷urs peu conformesà la règle monastique ; il est persécuté par la communauté, au point dedevoir quitter l'abbaye et se réfugier sur une terre que le comte Thi-bault de Champagne lui a octroyée, où il fonde un oratoire qu'il nommele Paraclet, à savoir le Consolateur. Il s'attire en outre des ennuis ense mêlant de théologie : assistant aux cours d'Anselme de Laon, il dis-cute et conteste avec impertinence les enseignements du maître, si bienqu'il s'attire l'inimitié de deux de ses partisans, Albéric de Reims etLotulphe le Lombard, qui ne cessent dès lors de le tourmenter. Il écritun ouvrage sur la Trinité, qui est condamné lors du concile de Soissonsen 1121, où Abélard est publiquement humilié et contraint de jeter sonlivre au feu. Le denier malheur en date au moment où il écrit l'Historiaest son élection comme abbé du monastère de Saint-Gildas de Rhuys,

70

Page 77: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Clarisse Pinchon

en Bretagne, en 1127. Il est encore une fois victime de persécution : lesmoines le haïssent, et tentent de l'assassiner à plusieurs reprises. Telleest la triste situation dans laquelle se trouve Abélard au moment où ilrédige l'Historia.

L'Historia Mearum Calamitatum, rédigée en 1131-1132, est l'élé-ment déclencheur de la correspondance entre Héloïse et Abélard, de1132 à 1135. Héloïse a connaissance de ce document bien qu'il ne luisoit originairement pas destiné, et, bouleversée par ce qu'il lui apprend,elle écrit à Abélard une première lettre, dite lettre II (la numérotationusuelle compte l'Historia Mearum Calamitatum comme une premièrelettre, et numérote toutes les autres en fonction ; nous emploierons icicette numérotation usuelle). Cette lettre II est connue sous le nom deHeloyse sue ad ipsum deprecatora (Supplique d'Héloïse à son Époux) :Héloïse y exprime le bouleversement et l'e�roi suscités chez elle par lerécit des malheurs d'Abélard. Elle se plaint de son absolu silence depuisleur séparation, le supplie de rompre ce silence, de lui prodiguer assis-tance et conseils spirituels, et de la tenir informée de l'évolution de sasituation. Abélard répond à Héloïse, dans la lettre III : il accepte de luiservir de guide spirituel, même s'il doute qu'elle en ait besoin, de par lagrande vertu qu'elle manifeste. Il lui demande de prier pour lui, car sasituation ne fait que s'aggraver, et de l'ensevelir au Paraclet si jamais ilvenait à mourir. Héloïse lui répond par la lettre IV qui contraste avecla lettre II et son ton mesuré : elle s'apparente à un cri d'amour, Hé-loïse y donnant libre cours à ses sentiments. Elle adresse à Abélard uncertain nombre de griefs, lui reprochant de la pousser au désespoir enlui révélant le danger de mort qui le menace, au lieu de l'apaiser ; de lalouer à tort, car tout n'est chez elle qu'apparence et hypocrisie : en elle-même, elle est une pécheresse. Elle expose aussi le ressentiment qu'elleéprouve à l'égard de Dieu et de la Providence, qui les ont injustementbrimés. Dans la lettre V, Abélard répond à ces di�érents griefs, tentantd'apaiser les sou�rances morales et spirituelles auxquelles est en proieHéloïse : il adopte un ton assez moralisateur, sermonnant Héloïse pourla remettre dans le droit chemin. Dans la lettre V, Héloïse, semblant sesoumettre, expose l'aide doctrinale et spirituelle qu'elle espère recevoird'Abélard.

Ce qui fait l'intérêt de la correspondance, est, entre autres, la naturerétrospective du regard posé par Héloïse comme par Abélard sur leursamours et leur conduite passées, et la confrontation du point de vue dechacun : Héloïse et Abélard se livrent à une analyse �ne et profonde

71

Page 78: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Les formes de l'amour dans la correspondance d'Héloïse et Abélard

de leurs sentiments et de leur attitude passés, et expriment ce qu'ilsressentent présentement. C'est pourquoi la plurivocité notionnelle del'amour qui caractérise leur histoire y est particulièrement évidente.Cette correspondance est en outre particulièrement propice à une in-terrogation sur le lien entre amour et vérité : les diverses notions sub-sumées par l'idée d'amour y sont souvent évoquées dans leur rapportavec la vérité, suivant leur plus ou moins grande proximité avec elle.On peut lire à ce titre la correspondance comme une ré�exion à deuxvoix sur la nature de l'amour, et comme une confrontation de deuxquêtes divergentes de l'amour vrai et authentique : qu'est-ce qu'aimeren vérité, et qui en est capable ? Une telle interrogation est sous-jacenteaux lettres échangées entre Héloïse et Abélard, et en constitue une toilede fond permanente. C'est dans une telle optique que nous allons nousintéresser à la correspondance.

I. Figures de l'amour humain : eros, agape, amicitia

Les lettres témoignent du fait qu'Héloïse et Abélard incarnent, auxdi�érents stades de leur histoire, di�érentes �gures de l'amour humain.On peut les analyser en se fondant sur l'idée d'une importante dis-symétrie entre l'amour d'Héloïse envers Abélard et d'Abélard enversHéloïse.

a/ Héloïse entre amicitia et passio : un modèle d'amour pur ?

Héloïse, d'un bout à l'autre de son histoire avec Abélard, fait preuved'un amour total, absolu, désintéressé envers Abélard. Cela est percep-tible dès l'Historia mearum calamitatum, où Abélard s'attarde pourtantdavantage sur ses propres états d'âme que sur ceux d'Héloïse. Héloïsemanifeste la gratuité de son amour pour Abélard en refusant le mariage,solution proposée par Abélard pour apaiser Fulbert. Elle considère quele mariage serait un abaissement pour Abélard, en ce que ce sacrementnuirait à sa gloire de clerc et de philosophe : qui veut s'adonner à la phi-losophie doit rester célibataire et ne pas s'embarrasser du souci d'unménage. Abélard rapporte l'argumentaire d'Héloïse qui est étayé parde nombreux exemples empruntés, suivant un procédé récurent dansla correspondance, à la littérature sacrée comme profane : elle met enparallèle les cas de Sénèque et de Saint Jérôme, qui ont tous deux prônéet mis en pratique le célibat comme plus propice à la quête de la sagesse

72

Page 79: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Clarisse Pinchon

dans le cas de Sénèque, de Dieu dans le cas de Saint Jérôme. Ce refusdu mariage témoigne du total oubli de soi qui était celui d'Héloïse :elle préfère conserver un statut social précaire et méprisé, plutôt quede nuire à la réputation d'Abélard. La gloire d'Abélard passe avant sonpropre statut, sa réputation, son honneur. Héloïse le rappelle dans lalettre II, la première qu'elle adresse à Abélard, dans une déclarationaux accents hyperboliques :

J'en prends Dieu à témoin : Auguste même, le maîtredu monde, eut-il daigné demander ma main et m'assurerà jamais l'empire de l'univers, j'aurais trouvé plus doux etplus noble de conserver le nom de courtisane auprès de toique de prendre celui d'impératrice avec lui !

Héloïse aime sur le mode du don total de soi : son amour se traduitpar la volonté de s'immoler pour l'autre, de tout lui sacri�er.

Ce don total de sa personne a comme pendant une con�ance abso-lue en l'autre. Cette con�ance aveugle, Héloïse en donne la preuve enprenant le voile, alors qu'elle a à peine vingt ans, sur l'ordre d'Abélard.Plus encore, elle prononce ses v÷ux avant Abélard, sans être certaineque lui aussi se retirera du monde. Les témoignages d'Héloïse et d'Abé-lard concordent sur ce point : � Héloïse avait déjà, sur mon ordre etavec une complète abnégation, pris le voile et prononcé les voeux, � nousdit Abélard dans l'Historia ; Héloïse le con�rme en évoquant dans lalettre II : � le jour où pour t'obéir je pris l'habit. � et � notre conversionmonastique, que tu as seul décidé � Héloïse exprime cette particularitéde son amour par une a�rmation encore une fois très emphatique ethyperbolique : � Dieu sait que, sur un mot de toi, je t'aurais précédé,je t'aurais suivi sans hésiter jusqu'au séjour de Vulcain. � Héloïse ma-nifeste, par son attitude comme par ses déclarations, une annihilationtotale de sa volonté, au pro�t de celle d'Abélard : elle n'a plus d'autrevolonté que la sienne.

Dans cette même lettre, Héloïse insiste également sur la pureté deson amour, cette pureté constituant un gage d'authenticité. L'amourd'Héloïse est ce qu'il y a de plus pur, en ce qu'elle aime Abélard pourlui-même. Évoquant tout ce qui peut motiver une femme à s'attacherà un homme, fortune, voluptés charnelles, statut, Héloïse disquali�e unà un ces divers motifs qui auraient pu la pousser à rechercher Abélard,pour en conclure que c'est Abélard seul qu'elle a aimé, en lui-mêmeet pour lui-même : � Dieu le sait, jamais je n'ai cherché en toi que

73

Page 80: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Les formes de l'amour dans la correspondance d'Héloïse et Abélard

toi-même : c'est toi seul que je désirais, non ce qui t'appartenait ouce que tu représentais. �, dit-elle dans la lettre. Héloïse va plus loin,en faisant valoir l'authenticité exceptionnelle, inégalée et inégalable, deson amour : aucune femme avant elle n'a autant aimé en vérité qu'elle,ce qu'elle prouve en évoquant une anecdote empruntée à l'Antiquitéprofane. Pour régler un di�érend entre Xénophon et son épouse, Aspasieintime à chacun des deux époux de s'imaginer qu'il a le meilleur desconjoints : s'ils arrivent à s'en persuader, l'entente devrait régner entreeux. L'amour conjugal doit être fondé sur une illusion pour perdurer.Héloïse estime être la seule femme à laquelle le conseil d'Aspasie ne peuts'appliquer : dans son cas, point n'est besoin de s'imaginer qu'Abélardest le meilleur des époux, car il l'est e�ectivement ! � Mon amour pourtoi était d'autant plus vrai que préservé d'une erreur de jugement. �,conclut-elle après la confrontation de l'anecdote à son cas particulier.Héloïse se �gure comme un parangon d'amour véritable, fondé sur uneimage exacte, �dèle, non illusoire, de son époux. Elle se présente commel'amante véritable par excellence.

La ré�exion d'Héloïse sur l'amour vrai et pur qu'elle estime exem-pli�er trouve sa source dans la philosophie antique. Le sentiment quila lie à Abélard ressemble trait pour trait à l'amicitia décrite par Ci-céron dans le Laelius ou De Amicitia. Cette parenté conceptuelle estmise en avant par Etienne Gilson. L'amour pur, totalement désintéresséqu'Héloïse décrit dans la Correspondance est parfaitement conforme àl'amicitia cicéronienne, en vertu de laquelle � amicitiam non spe mer-

cedis adducti sed quod omnis eius fructus in ipso amore inest, expe-

tendam putamus. � Cicéron s'oppose dans cet ouvrage à la conceptionépicurienne de l'amitié comme une entente avantageuse entre deux per-sonnes, l'une comme l'autre retirant des béné�ces de la relation d'ami-tié. Selon Cicéron, l'amitié ne doit pas être guidée par la recherched'avantages matériels, elle doit constituer à elle-même sa propre jouis-sance. Une amitié authentique doit être guidée par la seule recherchede l'autre, et non de ce qu'il pourrait nous apporter. Héloïse fait siennecette caractérisation cicéronienne de l'amicitia véritable, montrant queson amour y est parfaitement conforme de par la perfection du désinté-ressement qui le caractérise. Elle étaye ainsi par une autorité de poidsl'idée qu'elle a aimé Abélard en vérité. Étienne Gilson note qu'Héloïsea sans doute sciemment fait allusion à une notion qui lui avait été en-seignée par son maître Abélard : Abélard connaissait bien ce conceptd'amicitia cicéronienne, comme en témoigne les mentions qu'il en fait

74

Page 81: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Clarisse Pinchon

dans les Admonita ad Astrolabium (il s'agit d'un écrit rédigé à l'in-tention d'Astrolabe, le �ls qu'il avait eu d'Héloïse). Comme souvent,Héloïse retourne contre son maître ce qu'il lui a enseigné.

Cette idée d'amour pur et désintéressé fait immédiatement venir àl'esprit la notion d'agapè. L'amour d'Héloïse, tout comme l'agapè, � nerecherche pas son propre avantage �. Pourtant, il semble délicat d'as-similer l'amour d'Héloïse envers Abélard à un pur amour agapè, quidésigne, dans la théologie chrétienne, un amour désintéressé, spontané,non motivé, un don de soi sans réserve. L'identi�cation de l'amourd'Héloïse à l'agapè est gênée par l'évidente présence de l'eros dansl'amour qu'Héloïse porte à Abélard. Héloïse reconnaît à plusieurs re-prises avoir éprouvé pour Abélard un réel désir charnel, et confesseregretter le plaisir sensuel que cette liaison lui a procuré. Elle avouedans la lettre IV avoir été � longtemps asservie aux voluptés char-nelles �, signi�ant ainsi que l'amour qu'elle vouait à Abélard n'étaitabsolument pas platonique. Cependant, la présence manifeste de l'erosne constitue pas un obstacle décisif à l'identi�cation de son amour àun exemple d'agapè : ils ont, certes, été longtemps été opposés dansla théologie chrétienne, comme on peut le voir dans l'÷uvre de NygrenAnders qui contraste sans cesse ces deux types d'amour et présenteleurs caractéristiques comme contraires ; mais dans certains développe-ments récents de la théologie, on a concilié les deux notions, l'agapèn'exclut pas l'eros. Ainsi, Benoît XVI, dans son encyclique Deus Cari-tas est, rapproche eros et agapè, l'amour devant idéalement consisteren une fusion ou une unité entre les deux formes d'amour, l'eros devantêtre nourrie par l'agapè. Ainsi, même s'il s'agit d'une lecture moderne,on pourrait voir dans l'amour d'Héloïse une telle unité réalisée entreeros et agapè, celui-ci nourrissant celui-là. Héloïse s'oppose d'ailleursà toute réduction de son amour au seul éros en arguant de ce que sonamour pour Abélard perdure, alors même que la relation est désormaisexempte de toute dimension charnelle de par l'impuissance d'Abélard.On peut émettre une réserve plus sérieuse à l'encontre d'une telle ca-ractérisation, en mettant en question la pureté du désintéressement del'amour d'Héloïse. Les déclarations d'Héloïse quant au caractère dés-intéressé de son amour sont ambiguës. Héloïse ne semble pas avoir étéinsensible au charme physique ni aux talents et aptitudes intellectuellesd'Abélard ; un passage de la lettre III s'apparente fortement à une listede tout ce qui a pu la conduire à aimer Abélard : � Tu possédais deuxtalents entre tous capables de séduire aussitôt le c÷ur d'une femme :

75

Page 82: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Les formes de l'amour dans la correspondance d'Héloïse et Abélard

celui de faire des vers, et celui de chanter. � ; � Quelles charmes de l'es-prit et du corps n'embellissaient point ta jeunesse ? �. Ces indicationsvont à l'encontre d'une identi�cation de son amour à l'agapè, car, loind'être immotivé, il a été suscité par un grand nombre de motifs quedévoile ici Héloïse. Elle a en outre tiré �erté et orgueil de sa relationavec Abélard. � Quelle reine, quelle grande dame n'a pas envié mesjoies et mon lit ? �, s'enorgueillit-elle encore quatorze ans après la �nde son aventure ; elle attendait donc bien quelque chose de sa relationavec Abélard, à savoir de l'admiration et de l'envie. Cette question desavoir si l'amour d'Héloïse était réellement désintéressé renvoie en faità une problématique complexe : qu'aime-t-on vraiment chez l'autre ?Comment peut-on être sûr que c'est l'objet de son amour seul que l'onaime, et non une caractéristique adventice, accidentelle, non inhérenteà la personne ? Répondre à une telle question nécessiterait à son tour deparvenir à déterminer ce qui dé�nit réellement la personne. De tels in-terrogations nous emmèneraient trop loin de notre sujet. Toujours est-ilqu'il semble délicat d'assimiler sans aucune réserve l'amour d'Héloïse àun pur agapè.

L'un des termes qui semble les plus aptes à caractériser l'amourd'Héloïse est celui de passion. Cette notion est conforme à la violencedes sentiments qu'Héloïse éprouve envers Abélard. Héloïse suggère, enplusieurs lieux, que son amour lui a fait perdre la maîtrise d'elle-même.Elle n'est plus maîtresse de sa raison ni de ses désirs. Dans un passageen particulier, lorsqu'Héloïse évoque sa prise de voile son amour estprésenté comme si violent qu'il con�ne à la folie : � Mon amour, par une�et incroyable, s'est mué en tel délire (amor verus in tantam insaniam)qu'il s'enleva, sans espoir de le recouvrer jamais, à lui-même l'uniqueobjet de son désir. � Un paradoxe traduit ici l'irrationalité de son at-titude : son amour la conduit à se priver sans retour de l'objet de sonamour. Les e�ets de la passion d'Héloïse, qui la conduisent à � avoir lecourage de [se] perdre [elle-même] �, nous conduisent à la rapprocher dela furor, folie furieuse et passion destructrice, dans la lignée des person-nages de tragédie antique. On peut ainsi réinterpréter la décision d'Hé-loïse de prendre le voile, irrévocable, que nul n'a pu in�échir, commela manifestation d'une passion violente et dévastatrice. Dans d'autrespassages, l'amour qui est donné à voir, quoique plus mesuré, demeurequand même apparenté à la passion. On peut citer en ce sens les nom-breux extraits des lettres d'Héloïse dans lesquelles celle-ci se plaint del'e�roi et du désespoir qu'éveillent en elle l'idée des tourments endurés

76

Page 83: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Clarisse Pinchon

par Abélard et des dangers qui le menacent sans cesse. Héloïse se dé-peint comme une amante éplorée, rongée d'inquiétude, qui se languit del'être aimé. Le caractère passionnel de son amour est tangible notam-ment dans la réaction d'Héloïse à la demande d'Abélard d'ensevelir soncorps au Paraclet s'il venait à mourir : elle multiplie les exclamationshyperboliques exprimant avec force ce qu'a d'insupportable pour elle laseule éventualité de la mort d'Abélard : � Comment peux-tu supposerque ton souvenir s'e�ace jamais en nous ? � � En toi nous perdons notreraison d'être : comment pourrons-nous vivre sans toi ? � � Puissions-nous mourir auparavant ! La seule pensée de ta mort est déjà pournous une sorte de mort.� On peut certes soupçonner qu'Héloïse, pardes propos si excessifs, se complaît dans la posture de l'amante égaréepar son amour ; ils n'en traduisent pas moins l'intensité bien réelle deses sentiments. Le simple fait que, dans la lettre II, Héloïse imploreAbélard de lui écrire, ainsi que la jalousie qu'elle éprouve à l'encontrede cet ami qui a reçu une consolation d'Abélard alors qu'elle-même estsans nouvelles de son ancien amant depuis des années, prouvent sonextrême attachement à la personne d'Abélard. Le terme unice (� monunique �), qu'elle emploie à de nombreuses reprises dans les deux lettrespour s'adresser à Abélard, peut être interprété dans le même sens : elleattache un prix in�ni à la personne d'Abélard.

L'une des manifestations de la passion qui consume Héloïse estl'étonnante sacralisation rétrospective de son amour et de l'être aiméqu'elle opère dans ses lettres, dans la lettre IV essentiellement. Il estmanifeste, tout au long de cette lettre, qu'Abélard occupe dans la vieet dans les pensées d'Héloïse la place qui devrait être celle du Christ.Héloïse a�rme en e�et avoir pris le voile non pour Dieu, mais pourAbélard : ce dernier rapporte d'ailleurs dans l'Historia qu'Héloïse, aumoment de prononcer ses v÷ux, s'est avancée vers l'autel en récitantdes vers de Lucain, issus de la Pharsale, correspondant à la plainte deCornélie lorsqu'après Pharsale elle se retrouve face à Pompée dont ellecroit avoir causé la perte :

O maxime Conjux ! / O Thalamis indigne meis, hoc jurishabebat / in tantum fortuna caput ? / Cur impia nupsi, /Si miserum factura fui ? / Nunc accipe penas / Sed quassponte luam 1.

1. Ô grand époux, trop noble pour mon lit ! Ma destinée avait-elle des droitssur une tête si haute ? Pourquoi t'épousai-je, impie, si je fais ton malheur ? Reçois

77

Page 84: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Les formes de l'amour dans la correspondance d'Héloïse et Abélard

Par ce parallèle avec l'histoire antique, Héloïse montre qu'elle conçoitson entrée dans les ordres comme un châtiment qu'elle s'est elle-mêmein�igé : elle a�rme avoir pris le voile et renoncé au monde pour expierles sou�rances qu'Abélard a endurées par sa faute. À ses yeux, la cas-tration d'Abélard est une conséquence de son mariage, qu'elle auraitdû refuser avec plus de ténacité. Dès lors, le sacri�ce et la renonciationque représente sa prise de voile ont été consentis au nom d'Abélard, etnon au nom du Christ. Les privations et l'ascèse qu'elle s'impose dansle cadre de la vie monastique sont o�ertes à Abélard et non à Dieu.Héloïse résume ainsi la situation qui est la sienne : � Dans tous lesétats où la vie m'a conduite, Dieu le sait, c'est toi, plus que lui, que j'aicraint d'o�enser ; c'est à toi plus qu'à lui que j'ai cherché à plaire. � Unautre indice de la sacralisation de son amour est perceptible dans cettemême lettre IV, où Héloïse s'adresse à Abélard en usant du mot � Do-

mine �, � Seigneur �, terme fait signe vers une identi�cation d'Abélardau Christ dans les pensées d'Héloïse. Or, pour un �dèle, et a fortioripour une religieuse, le seul Seigneur devrait être le Christ. On ne peutque noter la dimension sacrilège du regard qu'Héloïse porte sur Abélardet sur la relation qui l'unit à celui-ci : Abélard lui tient presque lieude Dieu. Une telle interprétation est con�rmée par l'expression dontuse Héloïse pour désigner les épreuves d'Abélard, plaignant � les croixdont [il] n'a cessé d'être accablé � (tuas assiduas cruces) : un parallèleest ainsi clairement établi entre les épreuves d'Abélard et la Passion duChrist ; les malheurs d'Abélard font o�ce pour Héloïse, dont la penséeest sans cesse tournée vers l'idée des tourments qu'Abélard endure, dechemin de croix. Héloïse avoue penser sans cesse à ses anciennes amoursavec Abélard, même pendant la messe, si bien que le souvenir de sesvoluptés anciennes semble remplacer chez elle, de manière sacrilège,l'extase spirituelle et la contemplation de Dieu :

Les plaisirs amoureux qu'ensemble nous avons goûtésont pour moi tant de douceur que je ne parviens pas à lesdétester, ni même à les chasser de mon souvenir. Où queje me tourne, ils se présentent à mes yeux et éveillent mesdésirs. Leur illusion n'épargne pas mon sommeil. Au coursmême des solennités de la Messe, où la prière devrait êtreplus pure encore, des images obscènes assaillent ma pauvreâme bien plus que l'o�ce.

maintenant l'expiation à laquelle je me soumets de bon gré.

78

Page 85: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Clarisse Pinchon

Il est une facette de l'amour qu'Héloïse mentionne peu : celle del'amour conjugal. En e�et, Héloïse et Abélard sont toujours légalementmaris et femmes, mais cette dimension de leur relation est le plus sou-vent passée sous silence par Héloïse. Comme on l'a déjà vu, Héloïse n'ajamais tenu en grande estime le lien conjugal ; là n'est pas l'essentiel desa relation avec Abélard. La phrase suivante, dans laquelle Héloïse ex-pose les arguments visant à pousser Abélard à lui répondre, le montrebien : � Ta dette à mon égard est d'autant plus grande que nous sommesliés par le sacrement du mariage et que je t'ai toujours aimé à la facedu monde d'un amour sans mesure �. La mention du lien conjugal quiles unit est vite éclipsée par celle de l'amour sans mesure (immode-

ratus amor) qu'elle lui porte, comme pour minimiser l'importance dumariage. L'adresse de la lettre II exprime à quel point la relation qui lalie à Abélard excède la seule relation entre deux époux : � Domino suo,

immo patri ; conjugi suo, immo fratri ; ancilla sua, immo �lia ; ipsius

uxor, immo soror ; Abaelardo Heloysa � ; � À son maître, ou plutôt sonpère ; à son époux, où plutôt son frère ; sa servante, ou plutôt sa �lle ;son épouse, ou plutôt sa s÷ur. À Abélard, Héloïse. � Le lien conju-gal est relativisé, car mis à égalité avec le lien de maître à servante, lelien �lial et le lien fraternel. Elle ne s'envisage pas simplement commel'épouse d'Abélard : le statut d'épouse ne révèle pas toute la richesse,la complexité et la profondeur du lien qui la lie à Abélard, et contribueplutôt à en masquer la singularité. Abélard ne lui tient pas lieu seule-ment d'époux, mais de frère, de père, de maître : manière de signi�erla place privilégiée qu'il occupe dans sa vie. Une telle adresse a sansdoute pour objectif d'exprimer la force du lien qui les lie, dont ne peutrendre compte l'idée de lien conjugal. Héloïse ne se prive pourtant pasde faire valoir que les liens du mariage l'unissent toujours à Abélard,pour exiger de lui une réponse et des secours ; seulement cette face del'amour ne tient pas une place centrale, et Héloïse semble estimer quece n'est pas de ce lien que viennent les devoirs d'Abélard à son égard.

Concluons sur l'amour d'Héloïse : il s'agit d'un amour absolu, danslequel Héloïse s'est jetée toute entière, sans tiédeur ni hésitation. Cetamour si singulier a plusieurs facettes, relevant de l'amicitia cicéro-nienne et de la passion, et est remarquable par son caractère entieret total, même s'il ne s'agit pas stricto sensu d'un amour pur au sensd'agapè.

79

Page 86: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Les formes de l'amour dans la correspondance d'Héloïse et Abélard

b/ Abélard : concupiscence et tiédeur des sentiments : unamour inauthentique

L'amour qu'Abélard a pu éprouver par Héloïse est d'une essencequelque peu di�érente : si l'on ne peut dire qu'il ait été absolumentexempt de sincérité, son amour a été moins pur et absolu que celui quelui portait Héloïse.

Cela, de l'aveu-même d'Abélard, qui reconnaît l'ambiguïté de cequ'il a pu ressentir pour Héloïse dans l'Historia mearum calamitatum.Il s'y présente comme un séducteur, manipulateur et cynique, qui s'estservi d'Héloïse pour assouvir ses pulsions. Abélard est en proie, danssa jeunesse, à des passions mauvaises, qui sont au nombre de deux :� l'orgueil et l'esprit de luxure �. Satisfaisant son orgueil en se jetant àcorps perdu dans les querelles philosophiques, Abélard cherche un objetpour assouvir son � esprit de luxure � : son choix se porte sur Héloïse,pour des raisons exposées avec froideur et cynisme : elle représentel'objet d'amour le plus convenable et le plus digne d'un homme tel quelui. Abélard montre comment son histoire d'amour avec Héloïse estfondée sur une odieuse machination : une fois qu'il a choisi sa victimeet s'est mis en tête de la séduire, il parvient, à grand renfort de stratégieset de subtils calculs, à s'introduire chez son oncle, le chanoine Fulbert,et à se faire con�er l'éducation d'Héloïse. Abélard use d'une métaphoresigni�ante qui traduit bien la situation, décrivant Héloïse comme une� tendre agnelle � que l'on con�e à un � loup a�amé �. Dans toutecette évocation de la manière dont il est parvenu à séduire Héloïse,Abélard donne une image peu �atteuse de lui-même : il s'y présente sanscomplaisance comme un manipulateur, un calculateur froid et subtil,et même, dans un passage qui peut prêter à sourire de par le peu demodestie de son auteur, comme un séducteur sûr de lui, à qui rien nerésiste : � Je ne doutai pas du succès : je brillai par la jeunesse, laréputation et la beauté ; il n'y avait pas de femme auprès de qui monamour eût à craindre de refus. � Fondé sur de telles bases, l'amourd'Abélard ne pouvait pas être au niveau de celui d'Héloïse.

La dimension charnelle occupe une part majeure dans l'amour d'Abé-lard : Abélard lui-même présente son amour comme un abandon à sessens, une � chute � dans le péché. Cela apparaît comme une consé-quence nécessaire du motif qui a poussé Abélard à séduire Héloïse, àsavoir la satisfaction de ses pulsions. De manière signi�ante, Abélarduse pour désigner ses amours avec Héloïse de l'expression de � passion

80

Page 87: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Clarisse Pinchon

voluptueuse �. Son bref récit de ses amours avec Héloïse sont parse-més d'allusions au caractère très peu platonique de ses amours avecHéloïse : il les compare notamment à celles de Vénus et Mars, lorsqu'ilévoque la mauvaise surprise du chanoine Fulbert qui prend les deuxamants sur le fait : � Aussi nous arriva-t-il ce que les poètes racontentde Vénus et Mars lorsqu'ils furent surpris. � Dans la lettre V, Abélardjuge beaucoup plus durement la dimension charnelle de son amour, qu'ilévoquait sur un ton plus primesautier dans l'Historia Mearum Calami-tatum : il y fustige en ces termes son attitude et sa passion d'antan : � Àquoi bon rappeler nos anciennes fornications, et les souillures dont nousfîmes précéder le mariage ? � Dans le même passage, Abélard emploieles termes de concupiscence, de turpitudes, de bourbier, de saletés, defange. Abélard insiste ainsi sur l'impureté de son amour, qui n'étaitque désir et recherche du seul plaisir. Un peu plus loin, Abélard force letrait, en réduisant l'amour qu'il a pu éprouver pour Héloïse à sa seuledimension charnelle : � Mon amour, qui nous entraîna tous deux dansle péché, appelons le concupiscence, non amour. J'assouvissais en moimes misérables passions : voilà tout ce que j'aimais ! � Ce dont s'ac-cuse Abélard ici ne correspond sans doute pas totalement à la vérité, ils'agit d'un simple arti�ce rhétorique à visée exhortative sur lequel nousreviendrons.

L'amour d'Abélard ne peut en e�et pas être réduit à sa seule di-mension charnelle. Les commentateurs s'accordent tous sur l'existenced'une évolution des sentiments d'Abélard avec le temps, même s'ils ana-lysent cette évolution de manière divergente. Selon Régine Pernoud, lapassion purement charnelle d'Abélard a évolué brusquement lorsque lesdeux amants se sont trouvés séparés, Abélard ayant été chassé par lechanoine Fulbert : l'amour d'Abélard, jusqu'alors eros pur et simple, semétamorphose à ce moment précis en agapè. Elle fonde une telle inter-prétation sur la phrase suivante : � La séparation de nos corps rappro-cha nos c÷urs davantage. � Abélard s'aperçoit à ce moment précis qu'iléprouve pour Héloïse un réel sentiment, irréductible au simple assou-vissement de ses pulsions. Etienne Gilson voit pour sa part l'évolutiondes sentiments d'Abélard comme plus progressive : des sentiments plussincères se sont peu à peu éveillés chez Abélard, son amour purementcharnel s'est peu à peu mué en véritable attachement à la personned'Héloïse. L'interprétation de Gilson semble plus convaincante, de parle grand nombre des indices textuels qui viennent la corroborer : � Unmême toit nous réunit, puis un même c÷ur. � : est ici suggéré l'éveil

81

Page 88: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Les formes de l'amour dans la correspondance d'Héloïse et Abélard

d'une réelle a�ection d'Abélard envers Héloïse. Le récit de ses amoursavec Héloïse fait constamment allusion à la double dimension du lien quiles unit, à la fois charnel et spirituel, comme dans les deux phrases sui-vantes : � Mes mains revenaient plus souvent à son sein qu'à nos livres ;l'amour plus souvent se cherchait dans nos yeux l'un de l'autre, que l'at-tention ne les dirigeait sur le texte. �. La première phrase connote ledésir charnel, l'attirance physique, tandis que la deuxième fait signevers un sentiment qui dépasse la seule dimension charnelle. Ce récitdonne l'impression qu'Abélard a été entraîne plus loin qu'il ne l'auraitlui même souhaité, a lui même été surpris par la force des sentimentsqu'il s'est découvert pour Héloïse. Le séducteur a été lui-même séduitpar sa victime.

Même si Abélard a �ni par éprouver envers Héloïse de réels senti-ments, irréductibles au seul désir, il n'en reste pas moins qu'un écartimportant, et même une di�érence de nature et non seulement de de-grés, subsiste entre l'amour d'Abélard et celui d'Héloïse. Alors qu'Hé-loïse est dans un don total de sa personne, Abélard n'oublie jamaisson propre intérêt ; il fait toujours passer le sien propre avant celuid'Héloïse. Ce qu'on pourrait appeler l'égocentrisme d'Abélard se ma-nifeste plusieurs fois au cours de leur histoire : il est à l'÷uvre danssa volonté obstinée à tenir secret son mariage avec Héloïse. Il proposeà Fulbert d'épouser sa nièce pour réparer le tort qu'il lui a fait, à lacondition que la nouvelle n'en soit ni publiée ni divulguée. Le motifde cette clause est qu'Abélard craint que son mariage, s'il vient à êtreconnu de la foule, ne porte atteinte à sa réputation d'homme d'étudeet de philosophe. Mais ce secret du mariage ne peut que léser Héloïse,qui ne jouira pas publiquement de son statut de femme mariée si lemariage demeure caché : son statut social demeurera précaire. Abélardest donc prêt à sacri�er la réputation d'Héloïse pour conserver l'éclatde sa gloire personnelle de philosophe et de théologien. Abélard ma-nifeste à nouveau combien son amour demeure centré sur sa proprepersonne lorsque Fulbert, une fois le mariage célébré, viole la promessede secret faite à Abélard et divulgue la nouvelle du mariage : Abélard,pour faire taire ces rumeurs, emmène Héloïse à l'abbaye d'Argenteuiloù elle a été élevée et la revêt des habits monastique. Encore une fois,il manifeste sa volonté de préserver sa personne et ses intérêts, qu'ellesqu'en puissent être les conséquences pour Héloïse. C'est d'ailleurs cegeste profondément égoïste qui provoque la fureur de Fulbert, et lacastration d'Abélard. Héloïse sou�re de la dissymétrie qui existe entre

82

Page 89: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Clarisse Pinchon

l'amour qu'elle porte à Abélard et les sentiments que celui-ci éprouvepour elle : dans la lettre II, elle lui reproche de ne pas éprouver pour elleun amour à la hauteur du sien. Elle souligne que son amour n'est pasaussi désintéressé que le sien : il a avant tout pensé à son plaisir. Elleva jusqu'à le soupçonner de ne l'avoir jamais véritablement aimée, del'avoir désirée seulement : � C'est la concupiscence, plus qu'une a�ec-tion véritable, qui t'a lié à moi, le goût du plaisir plutôt que l'amour. �,l'accuse-t-elle. Une telle accusation ne constitue, chez Héloïse, qu'unehypothèse formulée pour expliquer le silence d'Abélard, associée à unemenace visant à obtenir une réponse d'Abélard (s'il ne répond pas, ilne fera que corroborer l'hypothèse d'Héloïse : il l'a aimée pour assouvirses passions, et, sitôt qu'il n'y a plus été soumis, il s'est désintéresséd'Héloïse). Que ce soupçon soit justi�é ou non, l'amour qu'Abélard luiporte demeure à son sens en deçà du sien : jamais Abélard n'a pas faitpreuve de la même abnégation qu'elle, du même don total de sa per-sonne, ni de la même con�ance. C'est sur un épisode de leur histoiresurtout que se concentrent les griefs d'Héloïse à cet égard : sa prisede voile. Abélard a exigé d'Héloïse qu'elle prononce ses v÷ux à l'ab-baye d'Argenteuil avant même que lui-même ne le fasse à Saint Denis ;le témoignage des deux amants s'accorde sur ce point. Héloïse a étéprofondément blessée par cette exigence : selon elle, Abélard a craintqu'elle ne se retire pas du monde en même temps que lui.

On pourrait croire que le souvenir de la femme de Lothse retournant derrière elle t'engagea à me revêtir la premièredu saint habit, et à me lier à Dieu par la profession avantde t'y lier toi-même. Je l'avoue, cette dé�ance, la seule quetu marquas à mon égard, m'a fait profondément sou�rir etm'a couverte de honte.

Héloïse considère cela comme une marque de dé�ance insupportabled'Abélard envers elle, qui lui a fait une con�ance aveugle et était prêteà sacri�er sa personne, son statut, ses intérêts, à ceux d'Abélard.

Le contraste entre l'amour d'Abélard et celui d'Héloïse donne priseà de nombreuses ré�exions sur l'amour, ses di�érentes formes (eros,agapè, amicitia), ainsi que sur le lien entre l'amour et ses di�érentesfacettes avec la vérité. La vérité semble se situer du côté de l'amourd'Héloïse plutôt que de celui d'Abélard. L'amour qu'Abélard porte àHéloïse, s'il n'est pas totalement dénué de sincérité, semble moins vrai,moins pur, moins authentique que celui qu'Héloïse lui porte. Il y met

83

Page 90: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Les formes de l'amour dans la correspondance d'Héloïse et Abélard

moins de sa personne. L'amour d'Héloïse approche bien plus que celuid'Abélard d'un idéal d'amour véritable. Héloïse a aimé Abélard en vé-rité, bien plus qu'Abélard. Elle seule a fait preuve du désintéressement,du don de soi, du sacri�ce à l'autre que requiert un amour vrai. Telest en tout cas le point de vue d'Héloïse. Abélard ne le nie pas : nullepart dans la correspondance il ne tente de récuser le fait que son amourreste en-deçà de celui d'Héloïse. On ne peut pourtant s'en tenir à ceseul constat. Il n'a jusqu'ici été question de l'amour qu'à un niveaupurement humain. On s'est surtout intéressé aux sentiments qui liaientHéloïse et Abélard en tant qu'amants et à l'analyse rétrospective decette liaison et des mobiles qui ont sous-tendu leurs actes et leurs senti-ments passés. A ainsi été laissé de côté l'amour dans son lien avec Dieu.Il convient donc d'examiner à présent la place de l'amour de Dieu dansla correspondance, en ce qu'elle enrichit encore la multiplicité notion-nelle de l'idée d'amour et permet de questionner plus profondément lelien de chacune des facettes de l'amour avec la vérité.

II. De l'amour humain à l'amour divin

Si, sur un plan purement humain, on ne peut que reconnaître quel'amour d'Héloïse est plus accompli et substantiel que celui d'Abélard,lorsque l'on cesse d'envisager leur relation d'un point de vue purementhumain pour s'intéresser à la face divine de l'amour, ce rapport s'in-verse. Il va s'agir d'examiner en quoi Abélard devance Héloïse sur leplan de l'amour divin, et ce que cela enseigne quant à la nature del'amour véritable.

a/ La métamorphose de l'amour d'Abélard, fruit de sa conver-sion

L'amour d'Abélard envers Héloïse, tel que nous l'avons décrit dansla première partie, change de nature du fait de la conversion d'Abé-lard. Abélard a fait l'expérience d'une profonde conversion. Ce qu'ilconsidère comme les deux épreuves majeures de sa vie, à savoir sacastration, puis la condamnation de ses écrits, lui ont inspiré une foivéritable, en le délivrant des deux passions qui le tourmentaient : l'or-gueil et la luxure. C'est seulement après sa castration et la privationde son autorité de philosophe et de théologien qu'il se met aimer Dieuvéritablement. Cette conversion rejaillit sur son rapport aux autres.

84

Page 91: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Clarisse Pinchon

C'est notamment son amour pour Héloïse qui se trouve, dans le sillagede cette conversion, totalement métamorphosé : son amour très char-nel et égocentrique se transforme en une a�ection spirituelle bien plusprofonde, tournée non plus vers soi mais vers l'autre. Il aime Héloïsenon plus comme une amante, mais comme une s÷ur dans le Christ.L'adresse de la lettre III, réponse d'Abélard à la complainte d'Héloïseannonce la nouvelle nature de son amour envers Héloïse : � Heloyse,

dilcetissime sorori sue in Christo, Abaelardus, frater ejus in ipso � � ÀHéloïse, sa s÷ur bien aimée dans le Christ, Abélard son frère en lui. �L'amour d'Abélard est radicalement di�érent après sa conversion ; il estdésormais éclairé par sa foi et son amour du Christ, comme l'exprimeune autre apostrophe à Héloïse, toujours dans la lettre III : � ma s÷ur,chère autrefois dans le siècle, très chère maintenant dans le Christ. 2 �Ce qu'il éprouve envers Héloïse n'est plus l'attirance érotique d'antan,mais une charité authentique. L'amour qu'il porte à Héloïse commes÷ur dans le Christ relève d'une pure caritas, d'une authentique agapè.Cette métamorphose de l'amour d'Abélard s'exprime dans le geste qu'ilfait en faveur d'Héloïse lorsque celle-ci est chassée de l'abbaye d'Argen-teuil par Suger, l'abbé de Saint-Denis, en 1129. Abélard, alors abbé deSaint-Gildas de Rhuys, apprenant qu'Héloïse et ses s÷urs sont disper-sées dans plusieurs prieurés, va à la rencontre d'Héloïse et l'installe,elle et sa communauté, au Paraclet, un oratoire qu'il avait fondé surles terres du comte de Champagne quand il avait dû fuir de l'abbayede Saint-Denis, poursuivi par la haine des autres moines. Des disciplesl'ensemble à Héloïse et à sa communauté. Les termes dont use Abélarddans le récit qu'il fait de ce don dans l'Historia traduisent l'intensité dece geste : � je leur donnai et cédai mon oratoire avec toutes ses dépen-dances 3 � ; il précise ensuite qu'il s'agit d'une donation � par privilègeavec jouissance perpétuelle, à elles comme à toutes celles qui leur succè-deraient 4 ; �. Il s'agit d'un don dé�nitif, sans retour, d'une dépossessiondé�nitive : la seule chose qu'Abélard possède, il s'en défait pour aiderson ancienne amante dans la détresse. Son geste manifeste une charitéauthentique, un oubli de soi bien di�érent de son égoïsme calculateurd'autrefois. Cette abnégation dont Héloïse avait fait preuve en tantqu'amante devient celle d'Abélard en tant que chrétien. Abélard metainsi en pratique plusieurs actes de miséricorde corporelle énoncés dans

2. Soror in saeculo quondam cara, nunc in Christo karissima3. Ipsum oratorium cum omnibus ei pertinentibus concessi et donavi4. ipsis et earum sequacibus per privilegium in perpetuum

85

Page 92: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Les formes de l'amour dans la correspondance d'Héloïse et Abélard

l'Évangile selon Saint Matthieu : il donne un gîte à celles qui en sontprivées, et un moyen de subvenir à leur besoins essentiels (nourriture,boisson, vêtements) grâce aux revenus que leur apportera le monas-tère. Abélard n'éprouve plus envers Héloïse les sentiments de l'amantà l'égard de l'amante, mais du bon chrétien à l'égard de son prochain.

Cet amour vrai se révèle également dans la miséricorde spirituelledont Abélard fait preuve à l'égard de son ancienne amante. Il ne secontente pas de soulager la misère matérielle d'Héloïse : il a à c÷ur delui porter un secours spirituel. Abélard place la correspondance touteentière sous le signe de cette miséricorde spirituelle, comme en témoignele début de la lettre III, réponse d'Abélard à la première lettre d'Héloïse.Abélard se justi�e en ces termes de son silence, principal grief d'Héloïsedans sa déploration :

Il est vrai que je ne t'ai encore écrit ni pour consoler tadouleur ni pour t'exhorter au bien. Pourtant, ce mutismen'est pas dû à la négligence mais à la très grande con�anceque j'ai en ta sagesse.

Abélard, prenant acte de la fragilité de la foi d'Héloïse et des tour-ments de son âme qu'elle lui révèle dans sa lettre, accepte de lui servirde guide et de conseiller spirituel :

Puisque tu éprouves le besoin d'aides doctrinales et d'ins-tructions écrites, adresse-moi par lettre des questions pré-cises et j'y répondrai dans la mesure où le seigneur m'endonne le pouvoir.

Abélard pratique ainsi plusieurs des actes de miséricorde spirituelleà l'égard d'Héloïse, en la conseillant et en l'instruisant. En e�et, à l'encroire, Héloïse est en proie à de nombreux doutes et à une grande dé-tresse spirituelle, se situant dans la lignée de ces abbesses qui ont étéen proie à une � nuit de la foi � particulièrement éprouvante. Abé-lard entend dissiper ses doutes et forti�er sa foi par ses conseils et sesenseignements. On en trouve un exemple édi�ant dans la lettre V, oùAbélard, en réponse à des accusations formulées à l'encontre de Dieuqui ne se serait, d'après Héloïse, montré ni bon, ni juste à leur égard, selivre à une véritable entreprise de théodicée appliquée à leur propre his-toire. Abélard présente ainsi sa castration et l'entrée en religion forcéed'Héloïse comme un juste châtiment, venu punir de manière tout à faitlégitime l'impureté de leur relation, qui les avait conduits à commettre

86

Page 93: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Clarisse Pinchon

de grands péchés : ainsi, dans le passage suivant, la sévérité du châti-ment est présenté comme un corrélat et une conséquence de la gravitéde la faute commise :

Peu de temps après que nous eûmes reçu le sacrement,tu t'en souviens, tu étais alors retirée au couvent d'Argen-teuil, je vins un jour te voir en secret ; ma concupiscence,déchaînée, se satis�t avec toi dans un coin du réfectoire,faute d'un autre endroit où nous livrer à ces ébats. Tu tesouviens, dis-je, que nous ne fûmes pas retenu par la majestéde ce lieu consacré à la Vierge. Si même nous n'eussions pascommis d'autres crimes, celui-là n'était-il pas digne du piredes châtiments ?

Plus encore, Dieu a fait preuve de bonté à leur égard : il a délivréAbélard de l'état de péché dans lequel il se trouvait précipité, le sauvantainsi de la damnation éternelle ; quant à Héloïse, Dieu, par le sort qu'illui a réservé, lui donne les moyens de se racheter en faisant preuvede soumission et de vertu. Cette théodicée est un bon exemple de lamiséricorde d'Abélard à l'égard d'Héloïse : elle vise à l'éclairer quant ausens de la Providence et de la volonté divine, lui apportant un réconfortspirituel.

C'est donc bien une di�érence de nature qui sépare l'amour qu'Abé-lard éprouve avant et après sa conversion. L'amour pour Dieu a trans-formé son amour pour Héloïse, qui, d'un amour égocentré à la di-mension érotique fortement prononcée, s'est transformé en amour vraiet pur, de nature spirituelle comme le précise Abélard à la �n de lalettre V : � un amour spirituel plus que la crainte m'attache à ton ser-vice. � Le terme de dilectio rend adéquatement compte de la nouvellenature de l'amour d'Abélard, puisqu'il connote une amitié spirituelle etchrétienne, où le Christ joue entre les deux protagonistes un rôle d'in-termédiaire et de référent. À de nombreuses reprises, Abélard s'adresseà Héloïse en usant du terme de � dilectissima �, traduit par � bienaimée �, ce qui irait dans le sens d'une identi�cation de son amour àla dilectio. Le Christ est bel et bien la source de l'amour renouvelé etrégénéré qu'il porte à Héloïse. C'est seulement ainsi éclairé par l'amourde Dieu qu'Abélard parvient à aimer Héloïse en vérité. Dans l'Histo-ria, il place son amour sous le signe de la foi en Dieu et de l'amourdu Christ, en établissant un parallèle entre son nouvel amour pour Hé-loïse et la relation qui liait le Christ et les Saints Pères aux saintes

87

Page 94: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Les formes de l'amour dans la correspondance d'Héloïse et Abélard

femmes : il entretient désormais la même relation que le Christ avecMarie-Madeleine, ou Saint Jérôme avec Eustochie. Dans cette nouvellefaçon d'aimer, le Christ, ainsi que tous ceux qui ont voulu l'imiter et lesuivre sur le chemin de l'amour pur, font �gure de modèle. Ce que n'ontpas compris ceux qui médisent d'Abélard lorsqu'ils le voient s'attarderauprès d'Héloïse et de sa communauté après le don du Paraclet pours'assurer qu'elles ne manquent de rien et parviennent à subsister :

Mes ennemis, s'ils avaient vécu au temps du Christ, desprophètes, des apôtres, des Saints Pères, ne leur auraientpas épargné les calomnies en les voyant, sans pourtant lamoindre impureté, vivre dans la familiarité des femmes !

En l'accusant ainsi d'avoir conservé ses anciennes relations avec Hé-loïse, ils montrent qu'ils n'ont pas saisi le changement de nature del'amour qu'Abélard voue à Héloïse : il s'e�orce de l'aimer de manièreaussi parfaite que le Christ.

b/ Métamorphoser l'amour d'Héloïse : la di�cile quête d'Abé-lard

Abélard exige d'Héloïse une métamorphose de son amour semblableà celle qu'Abélard a vécue dans le sillage de sa conversion ; sans doutemanifeste-t-il ainsi sa dilectio, en cherchant à la guider sur le chemindu salut. Elle lui a avoué dans ses lettres que tout n'est chez elle qu'hy-pocrisie : si en apparence elle est une abbesse irréprochable, pieuse etvertueuse, au fond d'elle-même elle n'est absolument pas repentante etses sentiments n'ont pas changé depuis sa séparation d'avec Abélard.Contrairement à ce qui s'est produit pour Abélard, les épreuves qu'ellea endurées n'ont pas été une occasion de conversion. Abélard requiertdonc d'elle de ne plus l'aimer comme un amant, mais comme un frèredans le Christ : � Je vous demande de reporter sur mon âme le soucitrop grand que vous donnent actuellement les périls de mon corps �, luienjoint-il dans la lettre III en réponse aux craintes qu'elle émet concer-nant le sort d'Abélard, menacé de mort par les moines de Saint-Gildasde Rhuys. Par une telle injonction, Abélard signi�e qu'il ne demandeplus à Héloïse des étreintes et des mots d'amour, mais des actes demiséricorde spirituelle comme corporelle, à l'image de ceux qu'il a pupratiquer en sa faveur. Ainsi, tout au long de la lettre III, Abélard de-mande à Héloïse de prier pour lui à de multiples reprises, la prière pour

88

Page 95: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Clarisse Pinchon

les vivants et pour les morts constituant l'un des sept actes de miséri-corde spirituelle. Il la prie également d'ensevelir son corps au Paraclets'il venait à mourir ; or, ensevelir les morts est précisément l'un desactes de miséricorde corporelle. En formulant de telles demandes, biendi�érentes de ses exigences passées, Abélard entend signi�er à Héloïse,qui s'exprime encore, dans la lettre II, en femme follement éprise eten amante passionnée et éplorée, qu'elle ne doit plus aimer Abélard entant qu'amante, mais en tant que chrétienne.

Face à une Héloïse qui se montre rétive à une telle demande, Abé-lard, pour obtenir plus sûrement une métamorphose de l'amour de cellequi se considère encore comme son épouse et amante, use de propos quipeuvent paraître durs, en usant de la thématique de l'amour pur qui est,comme nous l'avons vu, très présent dans les lettres d'Héloïse. Dans lalettre IV, Héloïse s'est montrée peu sensible aux exigences d'Abélard :nulle évolution de ses sentiments n'y est manifestée. Elle fait montred'obstination, s'entête dans la posture de l'amante éplorée. Elle per-siste à s'exprimer comme une femme en proie à la passion, l'accusantd'ingratitude et récriminant contre Dieu et la Providence. La lettre Vd'Abélard, réponse à la lettre IV d'Héloïse, traduit en maints endroitsson agacement face à l'attitude d'Héloïse. Pour vaincre l'obstinationde l'abbesse du Paraclet, Abélard reprend l'opposition chère à Héloïseentre amour vrai et amour inauthentique, en la retournant contre cellequi en a fait usage. Il s'attache à renverser l'accusation formulée parHéloïse à son encontre. À celle qui lui reproche de ne pas l'aimer envérité, Abélard répond que l'attitude et les propos d'Héloïse dans lalettre IV trahissent l'inauthenticité et la super�cialité de l'amour qu'ellelui porte. Tout d'abord, Héloïse, en reprochant à Abélard de l'avoir je-tée dans l'a�iction par le récit des tourments et des épreuves qu'ilendure, manifeste bien peu de sollicitude à son égard, ce qu'Abélardidenti�e à un indice de la super�cialité de son amour envers lui.

La seule di�érence entre les vrais et les faux amis estcelle-ci précisément : les uns prennent part à nos peines, lesautre se bornent à partager notre félicité.

Héloïse, en reprochant à Abélard de lui avoir fait part de ses mal-heurs, se situe donc davantage du côté des faux amis que des vrais.Un tel grief traduit, aux yeux d'Abélard, un manque de charité d'Hé-loïse à son égard : � Abandonne ces récriminations qui ne procèdentaucunement de la charité. � C'est en outre le désespoir causé chez elle

89

Page 96: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Les formes de l'amour dans la correspondance d'Héloïse et Abélard

par l'idée de la mort prochaine de son ancien amant, exposé à grandsrenforts d'hyperboles et de pathétique dans la lettre IV, qui témoignedu fait qu'Héloïse ne l'aime pas en vérité. En e�et, d'après Abélard,si Héloïse l'aimait vraiment, elle ne serait pas tant a�igée à l'idée desa mort, puisqu'elle serait pour lui un soulagement. � Quiconque com-patit véritablement à l'angoisse d'autrui désire qu'elle prenne �n �, lasermonne Abélard. En souhaitant qu'il reste en vie, Héloïse fait en faitpreuve d'égoïsme : elle préfère pouvoir continuer à espérer de jouir dela présence d'Abélard, plutôt que de voir la �n de ses tourments. Parlà même, Héloïse, qui se prétend incarner un amour pur, désintéressé,manifeste le caractère intéressé de son amour : � Si, pour ton agrémentpersonnel, tu désires la continuation de mes infortunes, tu agis pourmoi en ennemie plutôt qu'en amoureuse. � Héloïse se rend coupablede l'égocentrisme dont elle accusait Abélard : son amour est tournénon vers l'autre, mais vers elle-même, puisqu'elle préfère sa jouissancepersonnelle au bonheur et au repos que l'autre pourrait trouver dansla mort. Son amour n'est pas si pur et si désintéressé qu'elle le pré-tend, puisqu'elle aime l'autre non pas tant pour lui-même, que pourles agréments que sa compagnie pourrait lui apporter. Ainsi, Abélardreprend habilement la distinction entre un amour vrai et un amourinauthentique, en en modi�ant les modalités pour rejeter Héloïse ducôté de l'amour faux. L'idée d'amour est très intimement liée à celle devérité au cours de tels développements : � Si tu m'aimes vraiment, tucomprendras mon souci �, � Dût-il en sou�rir, celui qui aime vérita-blement un malheureux est moins attentif à son bien propre qu'à celuide cet être cher. �, Abélard ayant à c÷ur de montrer qu'Héloïse, dansson présent état d'esprit, n'aime pas Abélard en vérité ; du moins est-ce ce que sa présente attitude et son entêtement laissent croire. Cela,pour qu'Héloïse cesse de s'en tenir obstinément à ses sentiments et àses convictions d'antan en croyant être du côté de la vérité.

Il semble qu'une profonde incompréhension règne entre les deux pro-tagonistes de la Correspondance : tous deux s'accusent mutuellementde ne pas aimer l'autre en vérité et estiment éprouver seuls pour l'autreun amour authentique. Cela est dû au fait qu'un abîme sépare Héloïseet Abélard : ils ne partagent plus la même conception de l'amour. Hé-loïse réclame d'Abélard l'attention et l'a�ection d'un amant, c'est-à-dire l'amor au sens strict du terme, tandis qu'Abélard exige désormaisd'Héloïse un amour tout spirituel, fait de miséricorde et de charité, àsavoir la dilectio. Chacun campe sur ses positions. Mais Abélard semble

90

Page 97: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Clarisse Pinchon

avoir davantage conscience de cette dissymétrie. Sans doute comprend-il qu'elle a pour source la conversion dont il a fait l'expérience, maisque n'a pas connue Héloïse. Pour sortir du malentendu qui altère leuréchange épistolaire, Abélard comprend qu'il est nécessaire qu'Héloïsese convertisse.

c/ Vers la conversion d'Héloïse

Abélard souhaite non seulement métamorphoser l'amour d'Héloïse,mais convertir Héloïse elle-même, car c'est seulement par une profondeet sincère conversion que pourra être transformé l'amour qu'elle voueà Abélard.

Abélard cherche donc, tout au long de la lettre V, à susciter laconversion d'Héloïse, qui, de par son aveu-même, n'éprouve pas une foisincère. Pour espérer pouvoir métamorphoser les sentiments d'Héloïseenvers Abélard, il faut la convertir au Christ, éveiller en elle une foiréelle et sincère. Abélard fait preuve d'une grande habileté rhétoriquedans son entreprise de persuasion. Usant de la confession qu'Héloïse luia faite, selon laquelle, comme nous l'avons analysé plus haut, Abélardtient dans sa vie la place du Christ, Abélard va tenter de détournerl'amour qu'Héloïse porte à son ancien amant vers Dieu. Il s'agit deconduire Héloïse à se convertir au sens étymologique du terme, c'està dire à opérer un retournement radical en se détournant d'un objetd'amour pour se tourner vers un autre ; de rendre à Dieu la place quilui est due dans le c÷ur et l'esprit d'une abbesse, et qui est pour l'ins-tant occupée par Abélard. C'est dans cette vue qu'Abélard présenteHéloïse à de nombreuses reprises comme la divine épouse du Christ :� in Christo soror potius quam uxor �, dit Abélard à son propos dansl'Historia. De même, dans la correspondance, il rappelle régulièrement àHéloïse qu'en tant qu'abbesse, elle est l'épouse de Dieu plus que d'Abé-lard, dans l'adresse de la lettre V en particulier : Sponse Christi, servusejusdem : � À l'épouse du Christ, le serviteur de celui-ci �. Il vantece statut d'épouse céleste, a�n de mieux détourner vers Dieu l'amourqu'Héloïse nourrit envers Abélard : � Heureux changement de ton étatconjugal : épouse naguère d'un être misérable, tu as été élevée jusqu'à lacouche du Roi des rois. �, soutient-il en réponse à un autre de ses griefsformulés dans la lettre IV, selon lequel Abélard aurait inversé l'ordrehiérarchique en la nommant avant lui dans l'adresse de la lettre III.Abélard lui répond que, devenue l'épouse du Christ en rentrant dans

91

Page 98: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Les formes de l'amour dans la correspondance d'Héloïse et Abélard

les ordres, elle est plus haut placée que son ancien amant : il n'est plusque son serviteur, face à l'épouse de son Dieu, son maître. Dans uneexégèse du Cantique des Cantiques qu'Abélard développe en réponse àce grief, ce paradigme sponsal voisine avec le paradigme charnel dansl'expression de ce que devrait être la relation d'Héloïse à Dieu : il s'agitd'une stratégie habile d'Abélard pour tourner Héloïse vers Dieu, ellequi se remémore si souvent ses étreintes avec Abélard. Abélard délivreune interprétation très personnelle du Cantique des Cantiques, en iden-ti�ant la Bien-aimée à Héloïse, épouse de Dieu �guré par le Bien-Aimé.Abélard fonde cette identi�cation sur cette parole de la Bien-Aimée :� Je suis noire et pourtant belle, �lles de Jérusalem. �, le noir étant rap-proché de l'habit monastique d'Héloïse ; pris en un sens symbolique, lacouleur noire représente les malheurs qui ont accablé Héloïse dans lesiècle, et l'ont enlaidie aux yeux du monde. Une telle interprétationdu Cantique permet à Abélard d'introduire la métaphore charnelle auxcôtés de la métaphore sponsale pour penser la relation d'amour entreHéloïse et son Époux divin : � C'est pourquoi le Roi m'a aimée et in-troduite dans sa chambre. �, dit la Bien-Aimée dans le Cantique. Faired'Héloïse la Bien Aimée conduit à concevoir la prière et la méditationcomme l'analogue de l'union charnelle avec un époux. Dans la suite dela lettre, Abélard �le cette métaphore issue d'une interprétation toutepersonnelle du Cantique, lorsqu'il souligne l'e�cacité particulière de laprière d'Héloïse et de ses �lles, qui découle de leur statut d'épouse deDieu :

Pour vous, qui, introduites dans la chambre du roi cé-leste et, reposant dans ses bras, vous donnez à lui tout en-tières, vos prières me sont d'un appui d'autant plus sûr, plusvrai, et plus e�cace, que vous vous unissez plus intimementà votre Époux.

Cette façon de concevoir la relation de l'âme à Dieu suivant unemétaphore charnelle et sponsale est un moyen de détourner l'amourd'Héloïse vers Dieu, elle qui confesse à quel point son amour enversAbélard tient de l'eros. Cette relation conjugale et charnelle, c'est avecDieu qu'elle doit l'entretenir, par l'adoration et la contemplation. C'estdésormais du Christ qu'elle est l'épouse et l'amante, et non d'Abélard.

Abélard cherche également à convertir Héloïse en jouant sur sesaspirations à être aimée en vérité, exprimées dans ses lettres. Héloïseest en quête d'un amour vrai, pur et désintéressé, qu'elle reproche à

92

Page 99: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Clarisse Pinchon

Abélard de n'avoir jamais éprouvé pour elle. Abélard joue sur cettefrustration d'Héloïse pour la guider vers Dieu : cet amour pur qu'ellese plaint de n'avoir jamais reçu, seul le Christ peut le lui o�rir. Lui seula manifesté un tel amour, en s'o�rant en sacri�ce pour son salut, enacceptant de mourir sur une Croix pour racheter ses péchés.

Tu es plus grande que le ciel, plus grande que le monde,toi dont le Créateur du monde s'est fait la rançon. Qu'a-t-ildonc vu en toi, je te le demande, lui à qui rien ne fait dé-faut, pour que, dans le seul but de t'acquérir, il ait lutté jus-qu'à l'agonie d'une mort si horrible et ignominieuse ? Qu'a-t-il cherché d'autre en toi, dis-je, que toi-même ? C'est luil'amant véritable, qui ne désire que toi, et non ce qui est àtoi.

Abélard reprend à dessein les diverses caractéristiques de l'amourpur qu'Héloïse se targue d'éprouver pour Abélard, et qu'elle estimeavoir été absentes des sentiments d'Abélard à son égard : désintéres-sement, abnégation, sacri�ce et oubli de soi pour l'autre, con�anceaveugle. Si c'est un tel amour que cherche Héloïse, c'est en vain qu'elleattend d'Abélard qu'il l'éprouve pour elle. Seul le Christ est capabled'aimer ainsi. C'est à ce moment là qu'il soutient la nature exclusi-vement charnelle de son amour passé pour Héloïse, dans un passageque nous avons mentionné plus haut : il est probable que son amourne s'est pas résumé à cette seule dimension, et qu'il force le trait pourampli�er le contraste entre son propre amour dévoyé et pernicieux, etl'amour pur du Christ, et ainsi hâter la conversion d'Héloïse. Le Christdoit remplacer Abélard dans le c÷ur d'Héloïse. Cette évocation du sa-cri�ce du Christ, manifestation de l'amour pur auquel aspire Héloïse, aégalement pour but de remettre le Christ au centre de la vie d'Héloïse.On l'a déjà vu, Héloïse, dans la lettre IV, a�rme avoir sacri�é sa vieet se morti�er pour expier l'amputation d'Abélard, dont elle s'estimeresponsable. Abélard entend montrer à Héloïse qu'elle se trompe ense morti�ant dans un tel état d'esprit. Ce n'est pas le sacri�ce d'Abé-lard, qui d'ailleurs, n'en est pas un (car il est involontaire et est unchâtiment à la fois mérité et bienfaisant), qu'Héloïse doit pleurer, maiscelui du Christ. C'est par amour pour celui qui s'est perdu pour sonsalut, volontairement et alors qu'il était pur de tout péché, qu'elle doitse morti�er : � Compatis à celui, qui, volontairement, a sou�ert pourte racheter ; que sa croix soit la cause de ta douleur. � � C'est sur lui

93

Page 100: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Les formes de l'amour dans la correspondance d'Héloïse et Abélard

seul qu'il faut te lamenter et gémir, gémir et te lamenter. � Abélardcherche à détourner les larmes, l'a�iction et les privations que s'imposeHéloïse vers leur véritable destinataire, le Christ. Lui seul aime Héloïseen vérité, c'est donc vers lui que doit se porter son amour, et non plusvers Abélard, ce que résume avec force la formule suivante : � Pleureton Sauveur, et non ton corrupteur ; ton Rédempteur, et non l'auteurde ta souillure. �

Abélard s'appuie habilement sur les sentiments qu'Héloïse éprouveenvers lui pour la convertir, en usant de deux lignes argumentatives.D'une part, il l'incite, à plusieurs reprises, à se convertir au Christ età métamorphoser son amour pour l'amour de lui. La conversion de sonamour et de son c÷ur est la meilleure preuve qu'elle puisse donner àAbélard de son amour. D'autre part, à Héloïse qui aspire tant à setrouver de nouveau unie à Abélard, il promet que sa sincère conversionau Christ leur permettrait d'être de nouveau réunis, non plus dans lesiècle, mais dans le Christ. Il lui fait miroiter une union non plus commeamants, mais une union régénérée en Dieu. Ces deux lignes argumen-tatives apparaissent clairement dans la phrase suivante, où Abélardsermonne Héloïse qui récrimine contre la Providence : � Tu t'e�orces,me dis-tu, de me plaire en tout. Soit. Mais si tu veux m'éviter au moinsles pires sou�rances (sinon mériter parfaitement mes bonnes grâces !)rejette cette amertume qui ne saurait que me peiner et ne t'aide en rienà gagner avec moi la béatitude éternelle. Supporterais-tu que j'y par-vinsse sans toi ?�. L'idée d'une union renouvelée et régénérée en Dieu ensubsume elle-même deux. C'est d'abord sur Terre que les deux amantsseront réunis en vertu de leur commune conversion, par la louange, laprière et la méditation, comme l'indique cette invitation d'Abélard :� Viens donc, ô mon inséparable compagne t'unir à mon action degrâces, toi qui participas à ma faute et à mon pardon. �. Ultimement,leur union se réalisera au Ciel, lorsque les deux amants auront été ad-mis au Paradis et jouiront d'une béatitude éternelle, ce que suggère lamétaphore du voyage dans la phrase suivante : � Demande donc au Ciella vertu de piété, ne serait-ce que pour n'être pas séparé de moi qui déjàm'approche, comme tu dis, de Dieu. Suis-moi plutôt dans cette voie-là,et fais-y montre d'une générosité d'autant plus grande, qu'un bonheurplus complet nous attend au terme du voyage ! �. Abélard invite Héloïseà un cheminement éprouvant à ses côtés, pour parvenir au terme d'uneroute di�cile à un repos éternel en sa compagnie. Cette exhortation àcheminer vers le salut éternel est encore plus explicite dans la phrase

94

Page 101: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Clarisse Pinchon

qui clôt la prière qu'Abélard envoie à Héloïse à la �n de la lettre V,a�n qu'elle la récite à son intention :

Tu nous a unis puis séparés, ô Seigneur, quand il t'aplu et de la manière qu'il t'a plu. Ce que ta miséricorde,Seigneur, a ainsi commencé, achève le maintenant avec plusde miséricorde encore ; et ceux que tu as, pour peu de temps,séparés sur la terre, unis-les en toi dans l'éternité du ciel.

C'est par une foi et une dévotion partagées en Christ qu'Héloïseet Abélard seront éternellement unis au ciel. Tel est l'ultime argumentdont use Abélard pour éveiller chez Héloïse un sincère amour du Christet la conduire à abandonner l'amour passionné et tourmenté pour unamour spirituel, tenant de la dilectio.

Conclusion

On peut lire cette correspondance comme une confrontation entredeux conceptions divergentes de l'amour vrai. Héloïse défend commepur et véritable son propre amour, dont la nature passionnelle conduitcelui qui l'éprouve à s'oublier soi-même pour ne penser qu'à l'autre.L'amour vrai est celui qui unit ainsi deux êtres humains sans condi-tions et sans mesure. Abélard conçoit tout autrement le fait d'aimeren vérité. Le seul amour vrai et pur est celui du Christ : lui seul estcapable d'éprouver et de manifester une authentique et parfaite agapè.L'être humain est incapable d'un tel amour : il peut seulement tendrevers l'amour vrai, en s'e�orçant d'aimer les autres comme le Christ.Deux êtres ne peuvent s'aimer en vérité qu'en imitant le Christ, et enenracinant leur amour dans une sincère et profonde foi en Dieu. Ainsi,pour être la plus authentique et parfaite possible, la relation qui unitHéloïse et Abélard doit se muer en amitié spirituelle : elle ne doit pluss'apparenter à la passio, mais à la dilectio.

Abélard semble avoir eu le dernier mot, et rallié Héloïse à sa concep-tion de l'amour vrai. La lettre VI manifeste une certaine soumission.Héloïse y fait taire sa passion, et semble avoir accepté la dilectio que luipropose Abélard : elle s'adresse désormais à lui comme à un conseillerspirituel. Les demandes qu'elle y formule témoignent de la nouvelletournure que prend leur relation, conforme à ce que souhaitait Abélard.Elle se plaint du fait que les règles monastiques ont été instituées pourdes ordres masculins, et sont donc inadaptées à une communauté fémi-nine, et requiert d'Abélard qu'il rédige pour sa communauté une règle

95

Page 102: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Les formes de l'amour dans la correspondance d'Héloïse et Abélard

spéci�quement féminine. Elle lui con�e aussi ses interrogations quant àl'histoire des communautés religieuses féminines et à leur origine. Abé-lard accède aux diverses demandes d'Héloïse : il a d'abord écrit à sonintention une histoire détaillée et complète du monachisme féminin de-puis les origines, connu sous le titre De origine sue professionis (� Surl'origine de son état �) pour satisfaire la curiosité d'Héloïse à ce sujet. Ilrédige une règle spéci�quement féminine pour la communauté du Para-clet, se faisant, comme le lui a réclamé Héloïse, � le législateur de [leur]vie religieuse � (institutor religionis nostre). Cet amour régénéré sousforme d'amitié spirituelle en Christ trouve sa parfaite expression dansce qui constitue l'une des ÷uvres majeures d'Abélard, les ProblemataHeloissae : il répond à quarante-deux questions d'exégèse biblique quilui ont été posées par Héloïse. Il dissipe les incompréhensions et les per-plexités soulevés chez Héloïse par certains passages de la Sainte Écriturea�n de l'aider à progresser dans la foi, par une maillure intelligence desÉcritures. Il joue pour elle un rôle de guide et de conseiller spirituel :leur relation est conforme au modèle du lien entre les Saints Pères et lessaintes femmes, comme Abélard le souhaitait. La lettre V semble avoirréellement dissipé le malentendu qui subsistait entre Héloïse et Abélardsur la nature de leur amour. Ils s'accordent sur une même conceptionde l'amour, et leur relation s'en trouve métamorphosée.

On peut cependant émettre quelques réserves quant à l'attituded'Héloïse : s'est-elle vraiment convertie, ses sentiments pour Abélardont-ils réellement changé ? Ou Héloïse se livre-t-elle à une habile simu-lation pour complaire à Abélard ? Divers commentateurs s'accordentà dire qu'il s'agit d'un mystère, et que les dernières lettres d'Héloïsene laissent pas transparaître ce qu'elle ressent. On peut penser qu'ellea accédé aux exigences d'Abélard pour pouvoir conserver avec lui unlien épistolaire : mieux valait accepter la dilectio qu'il lui proposait,plutôt que de cesser toute relation. C'est ce que semble corroborer l'in-troduction de la lettre VI : � Pour me prévenir contre tout reprochede ta part sur d'éventuels manquements à l'obéissance que je te dois,j'imposerai à mon incommensurable douleur le frein de ta discipline. �Héloïse fait taire ses sentiments pour ne pas indisposer Abélard à sonégard. De même, l'adresse de cette lettre dissone avec la soumissionqu'y a�che Héloïse : Suo specialiter, sua singulariter : � à celui qui luiappartient par l'espèce, celle qui lui appartient par l'individu �. Que si-gni�e Héloïse par cette reprise habile des notions d'espèce et d'individuqui ont été au c÷ur de la querelle des Universaux dont Abélard a été

96

Page 103: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Clarisse Pinchon

partie prenante ? Sans doute souhaite-t-elle montrer que la convergenceentre les deux conceptions de l'amour n'est pas complète : Abélard laconsidère et s'adresse à elle comme le fait tout conseiller spirituel àl'endroit d'une abbesse, et donc comme un représentant de l'espèceou de la classe ; mais Héloïse s'adresse à lui en tant qu'individu, entant que femme singulière, qui lui appartient en propre et non seule-ment par l'espèce. À ses yeux, leur relation sera toujours particulière,et ne pourra jamais constituer un exemple parmi d'autres d'amitié spi-rituelle ; Héloïse revendique ainsi la particularité, la singularité absoluede leur relation, toujours présente sous le voile de l'amitié spirituelle.Cependant, rien ne contraint à penser qu'Héloïse a persisté toute sa viedans cet état d'esprit : on peut supposer qu'elle a �ni par se conver-tir de manière sincère, et non seulement en apparence, à force de fairece qu'Abélard exigeait d'elle ; et donc qu'elle a �ni par être réellementremplie de l'amour du Christ, au nom de l'amour d'Abélard. Elle émetelle-même au début de la lettre VI l'espérance que l'étude de questionstelles que l'histoire du monachisme permettra de lui faire oublier sadouleur, en concentrant son esprit sur d'autres pensées. Elle sembleavoir à c÷ur de vaincre ses propres sentiments, pour mieux répondreà ce qu'Abélard attend d'elle. Rien n'interdit donc de penser qu'elle aréussi dans cette voie, et que la recherche de Dieu et l'observation deses devoirs d'abbesse ont �ni par faire oublier à Héloïse ses sou�rances,ses regrets et sa ranc÷ur.

Quelles que soient les spéculations que l'on puisse faire sur l'évo-lution des sentiments et convictions intimes d'Héloïse, ce qu'a de re-marquable son histoire avec Abélard est l'entrelacement constant desconceptions divine et humaine de l'amour : l'un et l'autre s'éclairentmutuellement. Du côté d'Abélard, l'amour divin est pris comme pa-radigme pour penser l'amour humain. Du côté d'Héloïse, inversement,l'amour humain est pris comme paradigme pour penser l'amour divin.C'est cette compréhension d'une forme d'amour à l'aide de l'autre quiguide chacun des deux protagonistes dans leur quête de l'amour vrai.Abélard aime Héloïse en vérité en étant guidé par l'amour du Christ ;quant à Héloïse, on peut supposer qu'elle a �ni par aimer Dieu en véritéau terme d'un long chemin de conversion en se fondant sur son amourpour Abélard. Selon Régine Pernoud, Héloïse et Abélard incarnent,de par leur tumultueuse histoire, l'esprit de la théologie de l'époquequi redonne toute sa place à l'amour aux côtés de l'intelligence, chezRichard de Saint-Victor notamment, qui fait de l'amour le fondement

97

Page 104: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

d'une contemplation de Dieu en vérité. Amour divin et amour humainne sont plus radicalement séparés, mais rapprochés et mis en parallèleau service d'une meilleure compréhension de l'amour et de sa vérité.

Bibliographie

Texte français : ABÉLARD ET HELOÏSE. Correspondance. Textetraduit et présenté par Paul Zumthor, Paris : Union Générale d'Édi-tions, 10/18, 1979. 199 p.

Texte latin : LETTRES D'ABÉLARD ET HÉLOÏSE, Texte établiet annoté par Eric Hicks et Thérèse Moreau, préface de Michel Zink,introduction de Jean-Yves Tilliette. Livre de poche, collection � LettresGothiques �, texte intégral latin et français. 567 p.Paris : Librairie Générale Française, 2007

Commentaires :Gilson, Étienne. Héloïse et Abélard.

Paris : Librairie Philosophique J.VRIN, 1978.Pernoud Régine, Héloïse et Abélard, Paris 1981

Sur les notions d'eros et d'agapè : texte en ligne : Nygren An-ders, � Éros et agapè �, Revue du MAUSS, 2/2008 (no 32), p. 165�172.

98

Page 105: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Amour(s) et Vérité : retour sur le� contre-nature naturel �

Malouine de Dieuleveult

Dans le cadre des discussions préparatoires aux deux synodes surla famille (octobre 2014 et octobre 2015) un ouvrage a suscité de vivesréactions : Amours, du P. Adriano Oliva (Cerf, 2015) 1. Une longue re-cension en a d'ailleurs été publiée dans un précédent numéro de Sénevé.Beaucoup ont tenu à commenter et critiquer ce que le P. Oliva pré-sente comme l'� intuition géniale � de saint Thomas, celle du � contre-nature naturel � (Amours, p. 75).

L'objectif de l'auteur est de dégager une ligne de conduite pastoralefavorable aux personnes en situation irrégulière au regard de la mo-rale catholique la plus traditionnelle, notamment les divorcés remariéset les couples homosexuels. C'est surtout pour ces derniers que l'in-tuition thomasienne fournirait un principe de discernement. En e�et,dans la mesure où les tendances homosexuelles seraient naturelles pourles personnes concernées, celles-ci pourraient et même devraient vivreselon cette condition, qui est un don de Dieu. Contre-naturelle sousun certain aspect, l'homosexualité serait naturelle sous un autre aspectet c'est bien celui-ci qui, aux dires du P. Oliva, l'emporterait dans lamorale thomasienne.

Il est clair que l'accompagnement spirituel des personnes engagéesdans des unions homosexuelles est complexe et qu'il requiert un dis-cernement moral adapté, révélateur de la patience, de la tendresse etde la miséricorde du Christ pour tous ses frères. On peut aussi s'inter-roger sur la conformité d'Amours à l'enseignement le plus autorisé del'Église 2 et noter que l'exhortation apostolique post-synodale AmorisLaetitia est très loin de souscrire aux thèses du P. Oliva 3. Mais notrebut, dans le présent article, n'est pas de ré�échir à la manière dontl'Église devrait accompagner les personnes homosexuelles ni d'évaluer

1. Le Père Oliva est par ailleurs un éminent chercheur, président de la Commis-sion Léonine chargée de l'édition critique des ÷uvres de Saint Thomas.

2. Cf. Catéchisme de l'Église Catholique, no 2357-2359.3. Cf. le no 251 : � il n'y a aucun fondement pour assimiler ou établir des ana-

logies, même lointaines, entre les unions homosexuelles et le dessein de Dieu sur lemariage et la famille. �

99

Page 106: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Amour(s) et Vérité : retour sur le � contre-nature naturel �

l'orthodoxie d'Amours. Plus étroitement théologique, il consiste à exa-miner en détail l'article sept de la question 31 de la Prima Secundae dela Summa theologiae, sur lequel le P. Oliva fonde son propos. Que dit vé-ritablement cet article dans la perspective de la Somme et que permet-ilde conclure quant à l'homosexualité dans l'enseignement moral de SaintThomas ? L'exégèse qu'en fait le P. Oliva, d'un strict point de vue tho-masien, est-elle soutenable ? Nous procéderons en deux temps, exami-nant d'abord le rôle de la nature dans la doctrine morale thomasiennepuis les �ns du mariage et son rapport à l'amour interpersonnel.

Notre perspective, rigoureusement thomiste, devait être précisée dèsl'abord pour éviter les méprises. Entre le XIIIème siècle de Saint Thomaset notre monde postmoderne, la sensibilité morale et les modes d'ex-pression ont considérablement changé 4. Les comparaisons utilisées parle docteur angélique pour illustrer son raisonnement pourraient choquerles lecteurs d'aujourd'hui, tout comme le climat relativiste dans lequelnous baignons paraîtrait monstrueux à un scolastique médiéval. Nousn'essayerons pas ici de � moderniser � les arguments de Saint Thomasmais simplement de bien les comprendre dans le contexte théologique etculturel qui était le sien. Comprendre une pensée à partir d'elle-mêmeet non à partir de notre réaction spontanée d'attraction ou de rejetimplique toujours un e�ort de l'esprit. Mais c'est aussi cela, l'amour dela vérité.

I. Qu'est-ce que l'homosexualité pour saint Thomas ?

L'article et son contexte

Dans le traité des passions (Summa Theologiae, Ia IIae, q. 22�48),d'où est tiré l'article qui nous intéresse, S. Thomas procède à la classi�-cation de celles-ci, à partir de deux appétits, le concupiscible (par lequell'objet de la passion est considéré absolument comme bon ou mauvais)et l'irascible (par lequel l'objet de la passion est considéré selon l'apti-tude ou l'inclination à poursuivre le bien ou à fuir le mal). Les passionsdu concupiscible sont donc opposables deux à deux selon que l'objet dela passion est un bien ou un mal. Il peut ainsi être considéré d'après lacomplaisance qu'on peut y mettre (passions de l'amour et de la haine),

4. Un exemple parmi cent : pour un médiéval, le pire des péchés était le parricide ;pour nos contemporains, ce serait plutôt la pédophilie. Deux sensibilités, révélatricesde deux conceptions di�érentes de l'homme et du monde.

100

Page 107: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Malouine de Dieuleveult

en tant qu'il est absent (désir et aversion) et en tant qu'il est présent(plaisir/joie et douleur/tristesse). Les passions de l'irascible suivent àpeu près le même modèle : à l'égard du bien non encore atteint, nousespérons ou désespérons ; à l'égard du mal non encore présent, nouséprouvons de la crainte ou faisons preuve d'audace ; si le mal est im-médiatement présent, il provoque la colère, seule passion sans contraire(cf. q. 23). L'analyse du plaisir, objet de l'article sollicité par le P. Oliva,se rapporte donc à une passion du concupiscible, où le bien aimé estprésent et provoque pour cette raison, selon que ce bien est matériel etprovoque le plaisir, ou spirituel, et suscite la joie.

Entreprenant de dé�nir le plaisir ou delectatio dans le premier ar-ticle de la question 31, saint Thomas rappelle la dé�nition donnée parAristote (cf. Aristote, Rhétorique, I, 10). Le plaisir y est dé�ni commeun � mouvement de l'âme et la constitution simultanée d'un tout sen-sible dans la nature existante �. Saint Thomas explicite et commentecette dé�nition en deux temps : primo, la dé�nition générique du plaisircomme mouvement de l'âme qui jouit de son objet ; secundo la dé�ni-tion causale du plaisir, c'est-à-dire sa dé�nition à partir de sa causequ'est la présence du bien connaturel. Quant au premier aspect, notonsque cette dé�nition du plaisir comme mouvement est spéci�ée par lefait que ce mouvement, au moment même où il se produit, constitueun tout sensible dans la nature existante. La constitution, simultanéeau mouvement de l'âme, de ce tout sensible, est précisément le sen-timent de satisfaction qui accompagne le mouvement qu'est le plaisirdans l'âme. C'est la di�érence spéci�que de ce mouvement. En e�et, lemouvement de l'âme ne peut être un simple mouvement vers la perfec-tion, une simple tension vers cette perfection, car elle ne su�rait pasalors à fonder la réalité du plaisir comme totalité sensible dans la natureexistante. Ce mouvement, qui constitue ce tout, sera donc la réalisationde la �n du mouvement, la réalisation même de la perfection naturelle.

Quant au second aspect, notons les trois conditions que le bien ap-pété doit posséder pour être cause du plaisir : a) c'est un bien, réelou apparent, c'est-à-dire qu'il doit être intelligé par l'intellect commeun bien pour devenir objet de la volonté ; b) il est présent à l'âme, entant que le mouvement est achevé et la perfection atteinte et c) il estconnaturel à celle-ci. Que veut dire ce dernier terme ? Connaturalitas

est employé plusieurs fois dans la Somme de Théologie, avec pour syno-nyme compassio (IIa-IIae q. 45 a.2). On peut le traduire par � a�nitéavec la nature �. Dans la Ia IIae, q. 32 a. 2 ad. 3, Saint Thomas écrit :

101

Page 108: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Amour(s) et Vérité : retour sur le � contre-nature naturel �

Omne enim amatum �t delectabile amanti, eo quod amor est quaedam

unio vel connaturalitas amantis ad amatum, c'est-à-dire � car, toutaimé devient délectable à l'aimant, par ce que l'amour est une certaineunion ou connaturalité de l'aimant et l'aimé. � Cette connaturalité del'amant avec l'objet de son amour s'explique par l'union entre les deux,une communauté de nature entre l'amant et l'aimé. Cette connaturalitése trouve par exemple dans tout appétit naturel : elle est le principe dumouvement de l'appétant vers ce qu'il appète. Par exemple, il est dansla nature de la pierre de tendre vers son lieu naturel, le bas. Dans la me-sure où elle y tend, nous pouvons dire qu'il y a une connaturalité de lapierre avec son lieu naturel. Pourtant, l'on ne peut réduire la connatura-lité à la seule nature. Dans certains cas, la connaturalité s'explique parl'acquisition d'une seconde nature, une habitude. L'habitude devientune seconde nature, ou con-naturelle, et c'est en cela qu'elle devientplaisante. Cela ne veut pas dire que l'habitude est bonne par nature.Quelqu'un qui fume, par exemple, y trouve du plaisir, au point de de-venir pour lui presque une seconde nature. À ce titre, il ne pourra quetrès di�cilement s'en passer, sans être pour autant vraiment naturel,c'est-à-dire inscrit dans sa nature. Fumer est précisément connaturel ausens où la personne devient incapable d'y résister sans que ce soit pourautant naturel chez elle. Le bien est donc � connaturel � à l'âme dansun sens analogique : au sens où elle procure un plaisir dont notre êtren'a aucune envie de se passer, comme les actes purement naturels, maisce n'est pas pour autant que cette chose est ordonnée au bien de notreêtre en recherchant le bien total et global de notre être (et en cela, ellen'est pas naturelle) : la cigarette procure un plaisir à la bouche maisn'est pas bonne pour les poumons, si l'on poursuit le même exemple.

Question 31 article 7 : le plaisir est-il exclusivement naturel ?

Ceci posé, nous pouvons examiner l'article 7 de la question 31, oùapparaît, d'après le P. Oliva, l'� intuition géniale � de la naturalité dela contre-nature. Ce qui est contre-nature se dé�nissant par oppositionà la nature, nous devons chercher la dé�nition de la nature avant depouvoir cerner ce qui peut lui être contraire.

On peut concevoir la nature de deux manières d'après le corps del'article. En un premier sens, prout intellectus et ratio est potissime

hominis natura, � en tant que l'intellect et la raison en sont ce qui ladé�nit le mieux �. L'homme ayant l'animalité en commun avec tous les

102

Page 109: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Malouine de Dieuleveult

animaux, cette dernière ne peut servir à le dé�nir en tant que tel, àdé�nir sa nature spéci�que. En revanche, la raison distingue l'hommedes autres animaux, et nous pouvons voir en la raison la di�érencespéci�que de l'homme. L'humanité, la nature humaine consiste doncen la possession et l'activité de l'âme intellective. Cette dernière étantce qui dé�nit l'homme, c'est à l'aune de celle-ci qu'il faudra chercherce qui est naturel et ce qui ne l'est pas. Toute activité conforme àl'activité de l'âme intellective sera naturelle : � À ce point de vue, onpeut appeler naturels les plaisirs humains qui se trouvent en ce quiconvient à l'homme selon la raison ; ainsi est-il naturel à l'homme dese délecter dans la contemplation de la vérité et dans l'exercice desvertus. �.

En un autre sens, la nature se dé�nit � dans sa distinction d'avecla raison �, secundum quod condividitur rationi, � c'est-à-dire préci-sément ce qui constitue l'animalité comme telle et qui principalementn'obéit pas à la raison � : id scilicet quod est commune homini et aliis,

praecipue quod rationi non obedit. Donc naturel signi�e ici ce qui estcommun à tout le genre, à tous les animaux, tandis que le premier sensde naturel l'était selon l'espèce et donc selon la di�érence spéci�quequ'est la raison. Comprise à l'exclusion de toute di�érence spéci�que,la nature désigne donc ici le principe des actes naturels n'obéissant pasà la raison, des actes involontaires, comme respirer par exemple. En ef-fet, on ne pose pas un acte de volonté inspiré par la raison lorsque l'onrespire, mais c'est un acte naturel, un � instinct �. Cette distinction dela nature d'avec les facultés intellectuelles est ici importante par rap-port aux actes sexuels, puisque dans cet article saint Thomas les classebien dans ce second sens de naturel, en tant qu'ils sont naturels pourla conservation de l'espèce. L'engendrement en e�et, est un processusnaturel, c'est-à-dire non volontaire puisqu'une fois l'enfant conçu, l'en-fant grandit et se développe sans qu'il y ait interruption possible (saufmédicale, qui consiste à tuer l'embryon). Le fruit de l'acte sexuel estun processus naturel contre lequel l'homme ne peut rien, une fois dé-clenché. Or les actes d'homosexualités, par dé�nition, ne conduisent àaucun processus naturel, ils ne sont donc pas conformes dans cette dé-�nition de naturel (dont le but premier est la conservation de l'espèce).

S'ils ne sont pas naturels, comment se fait-il alors qu'ils soient lefruit de tendances ? Cela ne reviendrait-il pas à nier l'existence mêmede tels actes que de les poser comme n'étant pas naturels ? En réalité,saint Thomas cherche dans cet article à fonder en raison, à rendre mé-

103

Page 110: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Amour(s) et Vérité : retour sur le � contre-nature naturel �

taphysiquement compte de la possibilité pour un individu d'éprouverdu plaisir en se livrant à quelque vice qui demeure contre-nature etdonc moralement condamnable. En e�et, d'un point de vue métaphy-sique, con�ner ces vices à la contre-nature revient à mettre hors-jeula pratique d'actions se rapportant à ces vices : en d'autres termes, lapensée de pouvoir accomplir de tels actes ne devrait pas même traver-ser l'esprit de l'homme. Or il est évidemment absurde de dire que c'estimpossible au regard d'une réalité dont l'Apôtre reconnaît � et déplore� l'existence dans le premier chapitre de l'Épître aux Romains. Ceuxqui en raison d'une loi naturelle qu'ils ne suivent pas, que ce soit vo-lontairement ou par faiblesse, se trouvent aux périphéries de l'Église,se trouveraient alors aux périphéries de la nature, voire au-delà. C'estd'ailleurs le sens des trois objections que saint Thomas propose danscet article. Prenons la dernière qui résume le problème à partir de ladé�nition même du plaisir. Le fait d'être constitué en sa propre nature,quand on s'en rend compte, cause le plaisir, selon la dé�nition d'Aris-tote déjà citée. Or, être constitué en sa nature est pour tout être chosenaturelle, car le mouvement naturel est celui qui a un terme naturel.Donc, le plaisir ne peut qu'être naturel, conforme à la nature de l'êtrequi l'éprouve � et en premier lieu, à la nature générique et spéci�que del'individu. Ces objections posent problème précisément en ce qu'ellesne permettent pas de rendre compte du fait que certains éprouvent duplaisir en agissant contrairement à la nature, chose que saint Thomasfonde dans le corps de l'article 5. En e�et, il y a, d'après le Docteur

5. Thomas d'Aquin, Somme de théologie, Ia IIae, q. 31, a. 7, corpus : � Il ar-rive en e�et qu'en tel individu un principe naturel de l'espèce se trouve corrompu ;et alors, ce qui est contre la nature de l'espèce devient accidentellement naturelpour cet individu, comme il est naturel, par exemple à cette eau échau�ée de com-muniquer sa chaleur. Ainsi donc il peut arriver que ce qui est contre la naturede l'homme, au point de vue de la raison, ou au point de vue de la conservationdu corps, devienne connaturel pour tel homme particulier, en raison de quelquecorruption de la nature qui est la sienne. Cette corruption peut venir du côté ducorps, soit par maladie � la �èvre fait trouver doux ce qui est amer, et inversementsoit à cause d'une mauvaise complexion du corps : c'est ainsi que certains trouventdu plaisir à manger de la terre, du charbon, etc. ; elle peut venir aussi du côtéde l'âme, comme pour ceux qui, par coutume (propter consuetudinem), trouventdu plaisir à manger leurs semblables, à avoir des rapports avec les bêtes ou desrapports homosexuels, et autres choses semblables, qui ne sont pas selon la naturehumaine. � La brutalité du rapprochement fait par Saint Thomas montre à l'envique, contrairement à ce que le P. Oliva veut lui faire dire, il considère de tels actescomme intrinsèquement désordonnés. Citons ici la première réfutation de l'ouvragedonnée par cinq dominicains �Here, we do not want our readers to misunderstand

104

Page 111: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Malouine de Dieuleveult

angélique, des � plaisirs qui, à parler absolument, ne sont pas naturels,alors qu'ils sont connaturels à certains égards. �

Pour mieux comprendre cette remarque, il convient de reprendresa distinction entre les plaisirs corporels et les plaisirs spirituels : ilexplique que certains plaisirs sont particulièrement attachés au corps,comme la nourriture, le sommeil, etc. Ces choses sont bonnes pour tousles animaux, et pas seulement pour les êtres humains. D'autres plaisirstrouvent leur origine dans l'âme, ce qui fait qu'on ne les rencontrepas chez la plupart des animaux, ou même chez aucun en dehors deshommes. Ensuite, il développe l'idée selon laquelle il peut arriver quece qui est contre nature pour les êtres humains en général puisse serévéler être de quelque manière � naturel � pour certains individus,parce que leur nature a été altérée ou, plutôt � corrompue �. Ainsi,pour certaines personnes, les rapports homosexuels peuvent deveniragréables et quasi-naturels (sicut propter consuetudinem aliqui), parceque les actes passés peccamineux ont déformé leur nature.

� Quasi-naturels � ? Mais alors, qu'en est-il de la quali�cation mo-rale des actes homosexuels comme � intrinsèquement désordonnés �,c'est-à-dire contre nature ?

L'homosexualité : une conception nominaliste de la nature

Le Père Oliva argumente sur cette question de la connaturalité enfaveur de l'homosexualité. Il dit ainsi que saint Thomas � situe l'ori-gine de l'homosexualité dans le procédé complexe d'individuation de lanature spéci�que de l'homme et, ensuite, dans son agir selon cette na-ture individuée � (p. 88). L'homosexualité serait donc fondée, en raison,

what we are saying. All human beings, irrespective of their sexual inclinations or�orientation,� have an intrinsic dignity, are loved by God, are o�ered God's mercyand grace, and can lead lives of holiness. (We mention cannibalism, bestiality, andhomosexual acts together only because Oliva's argument does. Nor do we holdthat these three are morally equivalent. Neither does Aquinas, who thinks thatthey are of di�erent moral species. But Thomas groups them together here toshow that each is contrary to nature and yet is sometimes sought out by certainindividuals). The issue at hand is strictly the moral evaluation of homosexual ac-tions. �Homosexual persons,� in contrast, �are called to chastity. By the virtues ofself-mastery that teach them inner freedom, at times by the support of disinterestedfriendship, by prayer and sacramental grace, they can and should gradually and reso-lutely approach Christian perfection (Catechism of the Catholic Church, paragraph2359).� Five Dominicans respond to Adriano Oliva https://rivistaangelicum.

wordpress.com/five-dominicans-respond-to-adriano-oliva/

105

Page 112: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Amour(s) et Vérité : retour sur le � contre-nature naturel �

dans la nature même de certains hommes, et dans l'agir de ces mêmeshommes par cette même nature. En ce sens, il faut distinguer nettementce qui relève du procédé complexe d'individuation où l'homosexualitétrouve son origine première, et ce qui convient dans l'agir, � propter

consuetudinem �. Nous nous pencherons sur ces deux aspects, en pre-nant garde à commencer par la recherche de l'origine � dans le procédécomplexe d'individuation � pour ne pas rabattre l'homosexualité surune habitude, � propter consuetudinem �. En e�et, d'après le P. Oliva,� saint Thomas, . . . n'est pas en train de parler d'une habitude vicieusecontractée par l'individu suite à la répétition de comportements pec-camineux, habitude qui constitue � une seconde nature �, mais d'unprincipe métaphysique qui est altéré au moment de l'individuation dela nature de l'espèce dans une personne singulière et qui est à l'originede l'inclination homosexuelle � (p. 89).

C'est à ce titre que le P. Oliva voit dans le processus d'individua-tion l'origine de la nature spéci�que de l'homosexuel. En e�et, d'aprèssaint Thomas 6, � communément, la nature humaine incline vers di�é-rentes fonctions et actes. Mais puisque [la nature] s'actualise di�érem-ment dans les di�érents [individus] selon qu'elle s'individualise cheztelle personne particulière ou telle autre, une personne se trouve êtreinclinée davantage vers une fonction [o�cium] de la nature que versune autre � (d'après la traduction du P. Oliva, le latin est quelque peudi�érent). Cette réponse au quatrième argument d'un argument tiré duquart livre du commentaire des Sentences s'inscrit dans un question-nement plus général sur l'institution du mariage, eu égard au fait quecertaines personnes, les prêtres, religieux et consacrés, ne se marientpas et semblent par là menacer l'espèce et sa propagation. Pourtant, sil'on fait attention au corps de l'article, on s'aperçoit qu'il force le sensque saint Thomas donne au � processus d'individuation � cité dans laréponse au quatrième argument. Le docteur angélique y distingue deuxmanières pour la nature d'incliner à quelque chose 7, la première est

6. Commentaire des Sentences, lib. 4 d. 26 q. 1 a. 2 ad 4. Ad quartum dicendum,quod natura humana communiter ad diversa o�cia et actus inclinat, ut dictumest. Sed quia est diversimode in diversis, secundum quod individuatur in hoc velillo ; unum magis inclinat ad unum illorum o�ciorum, alium ad aliud : et ex hacdiversitate simul cum divina providentia, quae omnia moderatur, contingit quodunus eligit unum o�cium, ut agriculturam, alius aliud ; et sic etiam contingit quodquidam eligunt matrimonialem vitam, et quidam contemplativam. Unde nullumpericulum imminet.

7. Commentaire des Sentences, lib. 4 d. 26 q. 1 a. 2, corpus : � . . . natura

106

Page 113: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Malouine de Dieuleveult

d'incliner à ce qui est nécessaire à la perfection de tout homme (elleest donc commune à tous), l'autre est d'incliner à ce qui est nécessairepour la perfection de la multitude (que ce soit celles de l'espèce oucelles d'un groupe). Ce n'est pas non plus l'ensemble des hommes com-pris dans leur universalité qui est pris en compte dans ce cas, mais unensemble d'hommes formant une société par exemple. Ces perfections,dit-il, sont de telle sorte que l'une empêche la réalisation de l'autre.Ainsi, le travail agricole et celui de maçon sont nécessaires à une so-ciété pour fonctionner, pourtant un même individu ne peut pas menerces deux métiers de front. À ce titre, il n'est pas obligé de faire les deuxsous prétexte qu'ils soient nécessaires. Il en va de même pour le prêtreet le sage, dont le travail spirituel et intellectuel est empêché par le ma-riage. Pour que la société des hommes puisse fonctionner, les tâches sontainsi divisées entre les individus selon leurs compétences et leurs centresd'intérêts, ce à quoi ils tendent le plus par la Providence. Deux chosessont ici à noter. Le processus d'individuation dont il est question danscet article n'a pas le sens fort que lui donne le P. Oliva. Au contraire,il est faible et se situe plus au niveau d'une répartition des tâches qued'une répartition des orientations sexuelles. Si l'on veut faire droit àl'interprétation abusive du P. Oliva, il faudrait montrer que, pour saintThomas d'Aquin, l'homosexualité est nécessaire à la perfection de lamultitude, chose que l'on aura du mal à trouver quelque part tant dansla partie dogmatique que biblique de son ÷uvre. . . Chez saint Thomas,il semblerait plutôt que l'inclination homosexuelle n'est pas une per-fection naturelle. En outre, à trop donner d'importance à ce principe,il laisse entendre que saint Thomas aurait de la nature � concrétiséedans des individus uniques � (p. 89), une conception quasi nominaliste.Chaque individu serait, en ce sens di�érent d'un autre sans qu'il y aitd'universel commun qui donnerait à l'intégralité des hommes des per-

inclinat ad aliquid dupliciter. Uno modo sicut ad id quod est necessarium ad per-fectionem unius ; et talis inclinatio quemlibet obligat ; quia naturales perfectionesomnibus sunt communes. Alio modo inclinat ad aliquid quod est necessarium adperfectionem multitudinis : et cum multa sint hujusmodi, quorum unum impeditaliud ; ex tali inclinatione non obligatur quilibet homo per modum praecepti ; aliasquilibet homo obligaretur ad agriculturam et aedi�catoriam, et hujusmodi o�cia,quae sunt necessaria communitati humanae : sed inclinationi naturae satis�t cumper diversos diversa complentur de praedictis. Cum ergo ad perfectionem humanaemultitudinis sit necessarium aliquos contemplativae vitae inservire, quae maximeper matrimonium impeditur ; inclinatio naturae ad matrimonium non obligat permodum praecepti, etiam secundum philosophos ; unde Theophrastus, probat quodsapienti non expedit nubere. �

107

Page 114: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Amour(s) et Vérité : retour sur le � contre-nature naturel �

fections communes à tous. La nature ne serait qu'un �atus vocis. LeP. Oliva donne en e�et l'impression de souscrire à un thomisme no-minaliste : � Le principe général de l'espèce qui prévoit dans l'hommel'inclination hétérosexuelle, ne peut pas être cause d'illicéité à vivre sapropre homosexualité car, comme nous l'avons vu, la nature n'existepas en général, mais seulement individuée, concrètement dans un in-dividu. Et même quant à la singularité des inclinations naturelles del'individu, la loi naturelle prévoit des exceptions. � (p. 91). Pourtant,saint Thomas dit précisément le contraire : il existe des perfections na-turelles qui sont communes à tous. La seule chose que l'on pourrait tirerde l'article utilisé par le Père Oliva, serait de dire que l'homosexuel n'estpas soumis au précepte de croître et de se multiplier, bref de fonder unefamille hétérosexuelle. On ne peut aucunement tirer de ce texte la pos-sibilité pour les homosexuels de suivre leur inclination homosexuelle,compte tenu du fait que sa � naturalité � (connaturalitas) n'est pasdu même ordre que celle de l'inclination hétérosexuelle, nécessaire àla propagation de l'espèce, nécessaire à la perfection de la multitude.Dès lors, revenant à l'article 7 de la question 31 de la Prima Secundae,nous ne pouvons comprendre en quoi la corruptio d'un des principes dela nature, conduisant l'homme à avoir des relations d'autres hommes,ressortirait d'une individuation voulue par la Providence divine pourla perfection de la multitude.

Dans ce contexte, on comprend la grande importance de la note52 de l'ouvrage du P. Oliva. En e�et, traditionnellement les commen-tateurs de saint Thomas voient dans la corruptio la marque du péchéoriginel. Le P. Oliva ne partage pas cette opinion et le fait savoir danscette note. Nous ne pouvons que regretter qu'elle n'ait pas été insé-rée comme telle dans l'argumentation car, bien plus qu'une simple re-marque que l'on pourrait faire � en passant �, elle se veut une réponseà l'objection que poserait toute personne opposée à sa lecture. Au lieude cela, reléguée en note, elle est hors de portée du lecteur de bonnefoi, quoiqu'un peu pressé. Nous la retranscrivons donc dans son inté-gralité : � Voir Summa theol. Ia Pars, q. 100, a. 1. Nous remarquonsseulement en passant que l'on ne peut pas a�rmer que l'homosexua-lité est une conséquence directe du péché originel. Celui-ci prive de lagrâce originelle, mais la nature, selon Thomas, demeure intègre aprèsle péché (natura manet integra). Lors du processus d'individuation,l'altération (corruptio) d'un des principes de la nature humaine spéci-�que, ce qui est à l'origine de l'homosexualité, est elle-même quelque

108

Page 115: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Malouine de Dieuleveult

chose de naturel : on peut, cependant, supposer que la grâce originellel'aurait empêchée. L'idée de devoir corriger (� guérir �) une inclina-tion de l'âme/ pour la faire correspondre au sexe physiologique ne peutêtre fondée sur aucun principe : ni métaphysique, ni anthropologique,ni théologique. � (p. 162-163). Si l'on ne peut a�rmer e�ectivement àpartir de ce texte que l'homosexualité est une conséquence directe dupéché originel, le champ lexical de la corruption utilisé dans le textesemble toutefois faire droit à une telle interprétation. En e�et, commesaint Thomas le déclare, dans la Ia, q. 43, a. 3 : � la corruption est unesorte de mal �.

Bref, nous ne pouvons faire droit à l'idée d' � un processus d'indi-viduation � à l'origine de l'homosexualité. Celle-ci ne peut trouver sonorigine que dans le second terme posé par le P. Oliva, à savoir que l'ho-mosexualité est naturelle propter consuetudinem, selon la coutume devie, ou connaturelle, selon le terme consacré. Or, on l'a vu, ce conceptde connaturalité est utilisé par Saint Thomas pour désigner un actequi est plaisant, et dont on ne peut plus se passer, et dans ce sens, paranalogie, il devient comme une seconde nature. Mais ce n'est pas pourautant que cela appartient à la nature. Cette connaturalité ne vient pasremplacer la nature. Cette chose est � connaturelle � dans un sens ana-logique : au sens où elle procure un plaisir dont notre être n'a aucuneenvie de se passer, comme les actes purement naturels, mais ce n'estpas pour autant que cette chose est ordonnée au bien de notre être enrecherchant le bien total et global de notre être (et en cela, elle n'estpas naturelle).

L'altération de la nature

La seconde partie de l'article (citée au début) se propose, comme onl'a vu, d'étudier ces plaisirs qui ne sont pas naturels absolument, maisconnaturels à certains égards. La cause de ces plaisirs, en fait, est la cou-tume, l'habitude (consuetudo) c'est-à-dire une disposition acquise, quidonne cette � seconde nature � propter consuetudinem. Saint Thomasparle donc ici de la cause du plaisir non naturel mais ressenti comme na-turel, tel que peut être le plaisir d'actes homosexuels considérés commenaturels mais résultant en fait d'une corruptio, c'est-à-dire d'une alté-ration de la nature. L'homosexualité est en fait comprise comme uneblessure.

Après le péché originel, la nature humaine, de l'état d'innocence

109

Page 116: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Amour(s) et Vérité : retour sur le � contre-nature naturel �

dans lequel Dieu l'avait créée, se voit a�igée des conséquences de cettepremière faute, elle est blessée, c'est-à-dire que le lien naturel entrel'homme et Dieu est rompu, et que l'âme humaine est tenue par laconcupiscence, l'attrait du mal. Cette blessure originelle est donc uneprivation engendrée par ce premier péché. Dans la question 82 de laIa IIae, a. 1, saint Thomas cite saint Anselme, disant que � le péchéoriginel est l'absence de justice originelle � et conclut � ainsi, c'est uneprivation �. Il poursuit dans l'a. 2 � cette mauvaise disposition quis'appelle le péché originel n'a qu'une cause : la privation de la justiceoriginelle, par laquelle a été supprimée la soumission de l'esprit humainà Dieu. � De ce fait, � une fois détruite l'harmonie de la justice origi-nelle, les diverses puissances de l'âme se portent à des objets divers �,et sont complètement désordonnées, au sens propre : les puissances del'âme ne se portent plus sur les objets selon l'ordre de la nature, maisen désordre, et l'homosexualité participe de ce désordre, puisque le dé-sir sexuel ne se porte pas sur l'objet qui lui était ordonné. On peutensuite lire, dans l'a. 3 que � ce qui est naturel chez l'homme, c'estque le concupiscible soit régi par la raison ; c'est pourquoi les actes deconvoitise ne sont vraiment naturels chez nous que dans la mesure oùils sont subordonnés à la raison ; s'ils sortent des limites de la raison,c'est, pour l'homme, contre la nature. � Être subordonné à la raisonrevient à dire obéir à l'ordre voulu par Dieu (celui de l'altérité sexuellenécessaire à la conception), et dans ce sens-là, la dé�nition de l'homo-sexualité contre-nature se comprend tout à fait.

Dans son Commentaire des Sentences, saint Thomas donne un exem-ple qui ne concerne en rien l'homosexualité mais permet de faire com-prendre en quel sens une non-naturalité peut devenir connaturelle. Celarevient à se demander quel être attribuer à un non-être. � On dit quela cécité est � (le Docteur Angélique pense à un aveugle de naissance),mais en fait la cécité est une privation, � la cécité n'est rien d'autre quela négation de la vision chez ce qui est naturellement destiné à voir �caecitas enim nihil aliud est quam negatio visionis in eo quod natum

est videre (Super Sent. Liber II, Dist. 34, q. 1, a. 1 ad. 2). À ce titre,elle ne fait donc pas partie de la nature de l'homme. Il s'agit d'unecorruption de la nature, au sens premier du terme, c'est-à-dire d'uneprivation du bien qu'est la nature. Il est certes évident qu'un aveugleblessé dans sa nature est obligé de s'adapter à sa condition et donc devivre avec leur nature corrompue que, d'une certaine manière, il peutconsidérer comme étant spéci�quement sienne, propter consuetudinem.

110

Page 117: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Malouine de Dieuleveult

Il peut avoir d'autant plus l'impression que c'est sa nature qu'il n'a pasle souvenir d'avoir eu une nature autre que celle qui s'impose à lui, sansqu'il y ait la moindre perspective de changement. La nature blessée de-vient donc � nature selon la coutume de leur vie �. C'est précisémentl'argumentaire que déploie Oliva. Mais il se situe à un mauvais niveausi l'on suit plus attentivement le texte de S Thomas 8. Oliva en infèreun peu rapidement que cette corruption est constitutive de la naturemême du sujet, alors qu'en réalité, elle se situe dans l'habilitas, seul lieuoù une consuetudo peut se déployer comme connaturelle, indépendam-ment du fait qu'elle soit vicieuse ou bonne. En e�et, � la dé�nition den'importe quelle privation implique trois éléments : l'habitus opposé,le sujet tant de la privation que de l'habitus, et l'aptitude (habilitas)dans le sujet à la réception de l'habitus � (In II Sent., d. 34, q. 1, a.5 : Ad rationem autem cujuslibet privationis tria requiruntur ; scilicet

habitus oppositus, et subjectum tam habitus quam privationis, et habi-

litas in subjecto ad receptionem habitus). Or la privation en elle-mêmea�ecte le bien auquel elle est opposé (le froid supprime le chaud parcontradiction), mais le sujet demeure préservé dans sa nature (l'eaureste de l'eau, chaude ou froide). En revanche, l'aptitude ou habilitas

peut être in�échie dans le sens d'un des deux opposés, et ce propter

consuetudinem 9.Ainsi on peut en venir à considérer la � nature blessée � en tant

qu'elle s'intègre à l'ordre que Dieu a mis dans l'univers. En e�et, lanature demeurant intacte, l'habilitas et l'habitus au contraire sont af-fectés chacun dans son ordre par la privation. L'erreur d'Oliva consistedonc à imputer la corruption à la nature, à la considérer quand mêmecomme naturelle, et donc à refermer le sujet sur la nature qu'il possèdeen propre indépendamment de l'ordre auquel il reste pourtant, d'aprèsS Thomas, soumis.

II. La question du mariage

De cette question, le P. Oliva va ensuite poser celle de l'union descouples homosexuels et de la moralité des actes homosexuels. En fait,

8. On cite à nouveau pour mémoire l'a. 7 de la q. 31 (Ia IIae) � Ainsi donc il peutarriver que ce qui est contre la nature de l'homme, au point de vue de la raison, ouau point de vue de la conservation du corps, devienne connaturel pour tel hommeparticulier, en raison de quelque corruption de la nature qui est la sienne. �

9. Pour un exposé plus complet de la doctrine de S Thomas sur ce point, voir Iaq. 48 a. 4.

111

Page 118: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Amour(s) et Vérité : retour sur le � contre-nature naturel �

il sépare les deux parties essentielles du mariage que saint Thomasd'Aquin tient fermement ensemble. Le lien du mariage a en e�et unedouble �nalité : 1/ la procréation et l'éducation des enfants, et 2/ lacroissance du couple dans l'amour et le soutien mutuel à travers leurvie commune.

Les deux buts indissociables du mariage

Le P. Oliva prétend que, pour saint Thomas, la procréation ne faitpas partie de � l'essence du mariage � (Amours, p. 20) et pour luiGn. 1, 28 n'est plus absolu. Pourtant il se pose la question : � Ce quisemble curieux, c'est que saint Thomas continue à condamner les péchéscontre nature en tant que transgression du commandement de Gn. 1, 28,lequel limite la sexualité à la �n de la procréation, et qu'en même tempsil admet dans le commentaire des Sentences qu'un tel commandementn'a plus de valeur absolue. Pour résoudre ce dilemme, on doit avoirbien présent à l'esprit le contexte dans lequel parle saint Thomas :le commandement qui limite l'usage du sexe à la procréation a valeurabsolue quand il s'agit de régler les plaisirs vénériens, tant hétérosexuelsqu'homosexuels ; il n'a pas de valeur absolue quand il s'agit de suivre lesinclinations naturelles de l'homme. � (Amours p. 100-101). Le début dela présente ré�exion a justement voulu montrer que l'homosexualité n'arien de ces � inclinations naturelles �. Comme le montre la conclusiondu livre, le P. Oliva soutient que saint Thomas peut nous aider à penserle mariage dans une complète abstraction de la procréation et du biendes enfants. Il déclare :

De même que dans le couple hétérosexuel chacun estpoussé à se transcender dans l'amour de l'autre, et ceci nonà travers l'ouverture à la procréation qui ne fait pas partiede l'essence du mariage, mais à travers l'amour indissolublepour le conjoint . . . (p. 113).

Or rien de tout ceci ne se trouve dans saint Thomas. Bien aucontraire, le Docteur angélique insiste sur le fait que � le bien des en-fants est la �n principale du mariage � (Commentaire sur les Sentences,livre 4, distinction 33, question 1, article 2, corpus). Nulle part saintThomas ne dit que le bien des enfants est optionnel pour le mariage. Làoù saint Thomas unit l'amour mutuel du couple et la charge de leursenfants, le P. Oliva divise. Saint Thomas écrit encore :

112

Page 119: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Malouine de Dieuleveult

Le mariage a donc comme �n principale la procréation etl'éducation d'une descendance, �n qui convient à l'hommeselon la nature de son genre ; aussi est-elle commune avecles autres animaux, comme il est dit dans Éthique, VIII.Ainsi la descendance est-elle donnée comme bien du ma-riage. Mais, comme le dit le Philosophe, [le mariage] a comme�n secondaire chez les humains seulement l'échange des actesqui sont nécessaires à la vie, comme on l'a dit plus haut. Decette manière, [les époux] se doivent l'un à l'autre la foi,qui est un des biens du mariage. [Le mariage] a en plus uneautre �n pour autant qu'il existe chez des �dèles : la signi�-cation du Christ et de l'Église. Le sacrement est alors appeléun bien du mariage. Ainsi, la �n première du mariage cor-respond au mariage en tant que [l'homme] est un animal ;la deuxième, en tant qu'il est un homme ; la troisième, entant qu'il est un �dèle.

Le plaisir de la procréation

Le P. Oliva reprend saint Thomas disant que la limitation de l'usagedu sexe à la procréation n'a pas de valeur absolue quand il s'agit desuivre les inclinations naturelles. Mais ici saint Thomas ne parle pas,comme le suggère le Père Oliva, d'une séparation entre procréation etrelation charnelle, mais, d'une manière pudique, du plaisir sexuel entreun homme et une femme (et non d'une pulsion homosexuelle qui seraitnaturelle). L'inclination naturelle d'un homme et d'une femme qui sedonnent l'un à l'autre, c'est non seulement d'éventuellement concevoirun enfant (si tout se passe pour le mieux) mais aussi de parvenir auplaisir sexuel. Dieu a voulu ce plaisir, il est donc normal que l'actesexuel ne soit pas uniquement un acte fécondant (ce qui ferait de lafécondité la valeur absolue de l'acte) mais aussi un acte très plaisant(ce qui fait que le plaisir est aussi une valeur de l'acte). Selon le plande Dieu, l'un ne doit pas aller sans l'autre. Dieu a voulu le plaisirsexuel entre un homme et une femme qui se donnent l'un à l'autre envue de la procréation car il a voulu les faire participer un petit peu àl'immense bonheur qu'il a, en tant que Dieu, de créer une âme (suiteà l'acte sexuel) destinée à le voir pour l'éternité. Puisque l'homme etla femme sont procréateurs, il convient hautement (sans qu'il n'y aitpour autant nulle obligation de la part de Dieu) que l'homme et la

113

Page 120: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

femme participent un peu jusque dans leur corps à l'immense bonheurde la création. Il est d'ailleurs impressionnant de mesurer la part queDieu laisse à l'homme et à la femme dans la procréation. Dieu seul ene�et peut impulser la nature. Or, dans la procréation, ce sont l'hommeet la femme qui décident de s'unir, et donc de commettre un acte quipeut engendrer un acte naturel (l'engendrement d'un enfant). D'unecertaine manière, l'homme et la femme sont donc élevés un peu versDieu et sa puissance. Bien sûr, Dieu n'est pas prisonnier de la décisiond'un homme et d'une femme de se donner l'un à l'autre (ne serait-ceque parce que c'est Lui qui donne la volonté), mais, comme dans lesautres Sacrements, Dieu s'engage à respecter ce qu'Il a établi, compte-tenu de la liberté humaine. On ne peut donc pas, dans l'optique desaint Thomas, couper l'acte sexuel de sa �n procréatrice.

Dit autrement, l'acte conjugal est naturel parce que ordonné aubien de la nature dans la perpétuation de l'espèce, tandis que l'actesexuel entre deux hommes ou deux femmes n'est pas naturel parce quenon fécond (par nature. . ., c'est le cas de le dire). Le seul plaisir nepeut justi�er l'acte homosexuel car même s'il devient connaturel (selonce que dit saint Thomas) au point d'être considéré par la personneelle-même comme une seconde nature, l'acte dont il dépend n'est pasnaturel puisque non conforme à l'ordre voulu par Dieu (c'est-à-dire dansle cadre d'une union entre un homme et une femme conduisant à lapossibilité de concevoir un enfant). L'homosexualité procure un plaisirsexuel mais elle ne représente pas un bien pour l'espèce humaine (etdonc la nature humaine) car elle n'est en rien ordonnée à la procréation.

Conclusion

L'homosexualité n'est donc pas naturelle selon saint Thomas d'Aquin.Elle ne répond en e�et pas aux critères de naturalité tels que les dé�nitle Docteur Angélique, mais résulte d'une blessure de cette même na-ture dérivant à la fois de la liberté de la personne humaine et du péchéoriginel. On ne peut donc fonder un mariage sur une telle union, carle mariage a deux �ns indissociables, procréation et union des époux,qui comme telles sont naturelles et font participer les époux au grandbonheur divin de créer. Ces sujets sont bien sûr délicats, et il serait vainde prétendre avoir fait le tour de la question. Qu'on pardonne d'ailleursà l'auteur, qui a béné�cié des conseils de meilleurs philosophes, maisqui ne l'est pas elle-même. Les faiblesses d'argumentation lui sont donc

114

Page 121: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

dues, et non à saint Thomas. La Somme de théologie en e�et est unmonument inégalé, un Ars major au plein sens du terme, dont on n'apas �ni de savourer les �nesses et les subtilités, toujours au service dela Vérité. On apprend plus avec saint Thomas en une année, qu'avectous les autres saints pendant toute la vie. Si � Amour et Vérité se ren-contrent �, selon le Psalmiste, ce ne peut être que suivant le plan divin,dont l'Église est le dépositaire, répondant ainsi aux interrogations deson temps grâce à ce trésor de la doctrine, dont saint Thomas est l'undes meilleurs exemples.

115

Page 122: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

116

Page 123: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Une méditation sur le mystère de lafemme à partir de La Femme

éternelle de Gertrud von Le FortBrune-Lorraine Lalubin

� Le chemin du paradis ne se révèle qu'à partir de la rencontre avec lafemme aimante, dont le regard repose en Dieu. �

G. Von Le Fort.

La question de la femme n'a jamais été posée avec autant d'acuitéqu'à notre époque. Le risque, pour nous, est, en y ré�échissant, de nousenliser dans la dialectique stérile d'une guerre des sexes à laquelle oncroit échapper par un égalitarisme niveleur qui gomme toute distinc-tion. Tout le monde y perd, l'homme comme la femme. C'est un enjeucrucial pour notre époque que d'apprendre à penser la question et l'ou-vrage de Gertrud von Le Fort, La Femme éternelle, est une aide pré-cieuse pour poser les fondements théologiques d'une ré�exion chrétiennesur la femme. De ce livre, Edith Stein 1, travaillée par cette question,avait dit : � Tout ce qui a été écrit d'autre depuis des décennies sur lafemme est maintenant devenu inutile et super�u �.

L'÷uvre de Gertrud von Le Fort nous invite à une conversion del'intelligence. On pourra s'indigner ou se sentir oppressé d'une vision dela femme qui réclame l'humilité et ne donne sa raison d'être à la femmeque par rapport aux autres, mais re-situer cette conception dans uneperspective chrétienne nous aidera peut-être : n'est-ce pas la vocationde tout chrétien que de se cacher en Dieu et d'être tout donné auxautres, à l'exemple du Christ, puis, de la Vierge Marie ? Par ailleurs,Gertrud von Le Fort ne prétend pas édicter des préceptes moraux niune règle de vie, mais dévoiler ce qui fonde une vocation surnaturellede la femme.

L'ouvrage de G. von Le Fort étant très riche, nous nous attacheronsdans cet article à présenter les grandes articulations de sa ré�exion, àfaire goûter la pensée de l'auteur en constituant une sorte de �orilègeet à prolonger certaines de ses pensées par d'autres références 2. Mais

1. Edith Stein était une amie de Gertrud von Le Fort.2. Il s'agit des parties marquée d'un trait.

117

Page 124: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

La Femme éternelle, Une méditation sur le mystère de la femme

il y aurait ensuite une ré�exion à poursuivre et nous espérons que ladécouverte de cet écrit saura la susciter.

� Ce livre tente de dégager le vrai rôle de la femme, d'examiner nonpas son rôle psychologique ou biologique, mais bien son rôle symbo-lique �. Voilà le premier paradoxe de notre auteur qui énonce ensuite lavaleur de cette approche. � La langue des symboles, autrefois univer-sellement comprise par la pensée vivante, a été progressivement évincéesous la pression de l'abstraction et de ses concepts �. Or, la Parole deDieu se révèle à nous à travers l'Écriture Sainte par des �gures, desimages qui sont autant de symboles d'une réalité invisible. Le symbolepermet d'entrer dans la transcendance, ce que ne peut pas le concept.Il a le pouvoir de dévoiler tout en maintenant le voile du mystère. Etainsi, il respecte davantage la femme, alors que le discours conceptuel,même s'il se veuille libérateur, la réduit à un objet d'étude. Le symboleo�re la possibilité d'un discours qui n'enferme pas dans des cadres, ilrespecte l'autre comme sujet tout en cherchant à exprimer, du moins enpartie, la vérité de son être. C'est le langage du respect. Or le respectvient de l'amour. Par le symbole se trouvent donc réconciliés amour etvérité.

G. von Le Fort envisage la femme à partir de ces trois dimensions :la femme éternelle, la femme dans le temps, la femme hors du temps.

I. La femme éternelle

L'expression � femme éternelle �, bien qu'elle soit devenue un lieucommun, n'est pas sans appeler une ré�exion. Que signi�e le mot d' � éter-nité � appliqué à une créature mortelle ? On ne peut le comprendre sion envisage la créature comme un absolu. Il n'a sa raison d'être quesi l'on regarde la créature dans sa relation avec le Créateur : alors, lacréature � resurgit, (. . .) cessant de paraître sa propre raison d'être,mais comme re�et de l'éternel, comme sa ressemblance et son récep-tacle. (. . .) C'est dans ce seul et unique sens que nous oserons parler de�la femme éternelle� �. On entre dans le domaine propre du religieuxdont G. von Le Fort nous rappelle qu'il � commence là où on cesse des'obstiner dans des impressions subjectives et arbitraires �.

Le principal écueil est celui du langage que l'on peut employer pourélaborer notre ré�exion. On a vu que celui des concepts était insu�sant.Celui de la sensibilité ne peut prétendre atteindre une vérité commune.

� Nous ne pouvons appréhender le monde métaphysique

118

Page 125: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Brune-Lorraine Lalubin

que sous le voile des formes, et donc, seulement, quand nousnous voyons contraints de nous placer sur le terrain du re-latif et du temporel. �

G. von Le Fort identi�e une double voie capable de nous y aider,celle de l'art qui s'appuye sur celle des dogmes catholiques tout enl'éclairant. � En premier lieu, il convient de bien voir que c'est le ca-tholicisme qui a énoncé sur la femme les propositions les plus fortesqui aient jamais été prononcées � à travers � son enseignement sur lesacrement du mariage �, d'une part, et la vénération qu'elle porte à laVierge Marie, proclamée, reine du Ciel, Mère du Rédempteur, Mère dela Grâce divine, d'autre part. C'est par cette femme, bénie entre toutesles femmes, � que le mystère métaphysique de la femme se dévoile �.

a/Marie

Il nous faut donc, pour commencer, interroger le dogme marial, a�nde comprendre ce qu'il nous dit du mystère du Salut.

� Le dogme de l'Immaculée Conception représente ceque l'homme était alors qu'il n'était pas encore une créaturedéchue. Il représente le visage de la créature avant qu'ellene fût profanée, l'image même de Dieu dans l'humanité.(. . .) Si l'Immaculée représente l'image même de Dieu, nonprofanée, dans l'humanité, alors la Vierge dans la scène del'Annonciation la représente et l'accomplit. À son humbleFiat, la réponse de Marie à l'Ange, est suspendu tout lemystère de la Rédemption de la créature. Car pour parti-ciper à son salut, l'homme n'a rien d'autre à o�rir à Dieuqu'un don de soi sans conditions. Le pouvoir d'accueil dela femme était considéré par la philosophie antique commeune qualité purement négative parce que vue comme pas-sive, cette qualité apparaît dans la conception chrétiennede la grâce comme une qualité positive parce que le fruitd'une décision. Le dogme marial pourrait se résumer ainsi :c'est la participation de la créature à sa Rédemption. � Maisainsi, Marie n'est � pas seulement objet d'un culte religieux,elle est aussi, par elle-même, ce culte religieux grâce auquelon rend un culte à Dieu, et la puissance d'o�rande du cos-mos dans la �gure de la �ancée nuptiale �. Lorsque, dansles litanies, on invoque Marie sous le vocable d'� Étoile du

119

Page 126: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

La Femme éternelle, Une méditation sur le mystère de la femme

matin �, on emploie une image qui a du sens : � L'Étoiledu matin précède le soleil avant de se fondre en lui �. Marie� n'existe pas pour elle-même, mais elle est celle qui s'estdonnée �.

D'un point de vue théologique, G. von Le Fort remarque que lesgrands dogmes sur la Vierge Marie � se manifestent toujours dans lesmoments où la foi chrétienne est menacée. Son dogme fondateur futproclamé au concile d'Éphèse et fait partie de la condamnation de l'hé-résie nestorienne en rapport à sa christologie �.

En e�et, les Nestoriens n'admettaient pas l'unité de la personne duChrist. Par conséquent, ils ne concevaient pas que l'on puisse appeler laVierge Marie Theotokos, mère de Dieu. Le Concile d'Éphèse, en 431, ena�rmant la subsistance de la nature humaine et de la nature divine dansl'unité de la personne du Christ, proclame que Marie est bien mère deDieu. Le statut de Marie a été un point fondamental dans l'éclaircisse-ment de ce mystère de la Foi. Jean-Paul II, dans son audience du mercredi27 novembre 1996, souligne la manière dont Marie est associée à la com-préhension du mystère du Salut :

� En proclamant Marie "Mère de Dieu", l'Église professe dans unemême expression sa foi au sujet du Fils et de la Mère. Cette union ap-paraît déjà au Concile d'Éphèse ; avec la dé�nition de la maternité divinede Marie, les Pères ont voulu mettre en évidence leur foi en la divinité duChrist. Malgré les objections, anciennes et récentes, sur l'opportunité dereconnaître à Marie ce titre, les chrétiens de tous les temps, en interprétantcorrectement la signi�cation de cette maternité, en ont fait une expressionprivilégiée de leur foi en la divinité du Christ et de leur amour pour laVierge. Dans la Theotokos, l'Église reconnaît, -d'une part, la garantie dela réalité de l'Incarnation, car, comme l'a�rme saint Augustin "Si la ma-ternité n'est pas réelle, la chair n'est pas réelle non plus. . .ni les plaieslors de la Résurrection" (Tract. in Ev. bannis, 8, 6�7). -D'autre part,elle contemple avec étonnement et elle célèbre avec vénération l'immensegrandeur que confère à Marie Celui qui a voulu être son �ls. L'expression"Mère de Dieu" s'adresse au Verbe de Dieu, qui, par l'Incarnation, a ac-cepté l'humilité de la condition humaine pour élever l'homme à la �liationdivine. Mais ce titre, à la lumière de la sublime dignité conférée à la Viergede Nazareth, proclame cependant la noblesse de la femme et sa très hautevocation. En e�et, Dieu considère Marie comme une personne libre et res-ponsable et il ne réalise pas l'Incarnation de son Fils sans avoir obtenuau préalable son consentement. Suivant l'exemple des premiers chrétiensde l'Égypte, les �dèles se con�ent à Celle qui, étant Mère de Dieu, peutobtenir de son divin Fils d'être libérés des dangers et d'accéder au salut

120

Page 127: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Brune-Lorraine Lalubin

éternel. �

Quant à la �gure historique de Marie, elle reste presque totalementdans l'ombre : ses traits � se trouvent pour ainsi dire enfouis dans lesecret de Dieu �.

On voit ainsi à travers la Vierge Marie que le salut passe par l'of-frande de soi et cette o�rande se fait sous le voile. Pourquoi le voile ?

� Le voile est, en ce monde, le symbole du métaphysique.Il est aussi le symbole de la féminité. Dans toutes les grandescirconstances de la vie d'une femme, on la montre voilée �.

La Vierge Marie est l'exemple parfait du don de soi et ce don de soiapparaît intimement lié au mystère de la femme :

� partout où la femme est le plus profondément elle-même, alors elle n'est plus elle-même, mais elle est o�erte,partout où la femme s'est o�erte, elle est aussi épouse etmère �.

Cette phrase peut paraître di�cile à comprendre si l'on ne voit pasque � le voile 3 permet à la femme avant tout d'être invisible �. Pourquoiest-ce si important ? C'est que :

� tout ce qui est du domaine de l'amour, du bien, de lacharité, des soins et de la protection est en réalité caché etsouvent trahi en ce monde. C'est pourquoi les époques oùla femme a été exclue de la vie publique n'éliminent pas sasigni�cation métaphysique. Oui, c'est bien probablement àces époques-là, et à leur insu, qu'on a vu l'importance prisesecrètement par la femme, et combien elle a ainsi pu peserde tout son immense poids sur les destinées du monde �.

b/ Ève

À l'inverse, � quand la femme se cherche pour elle-même, alors elleperd son rayonnement, en voulant mettre en avant sa propre image,

3. L'importance du voile a été soulignée par les Pères de l'Église. Au-delà du faitqu'il s'agissait d'un donné culturel, ils y attachaient une signi�cation spirituelle.Saint Ambroise établit un beau contraste en disant que les vierges consacrées sontrecouvertes d'un ignobile uelamen, nobile castitati, c'est-à-dire au sens étymologique� d'un voile sans gloire, mais objet de gloire pour la chasteté � (Lettre 18 de saCorrespondance).

121

Page 128: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

La Femme éternelle, Une méditation sur le mystère de la femme

elle détruit sa �gure éternelle �. Ainsi peut-on comprendre la chute dela femme, à savoir la chute d'Ève :

� La chute de la femme n'est pas en réalité la chuted'un être qui tombe à terre, mais elle est bien plutôt chutede la femme qui se sépare de cette terre, dans la mesureoù c'est sur cette terre créée et grâce à elle, que la femmepeut faire la preuve de son humble disponibilité. La chutedans le Paradis terrestre (. . .) vient de cette phrase �Vousserez comme des dieux� qui est le contraire du �Fiat� de laVierge. �

Ève a ainsi péché en tant que femme et c'est pourquoi on la désignedans la Bible comme la plus coupable.

Il est en e�et � tout à fait faux de dire qu'Ève était la plus faibleau moment de la chute, le récit de la Genèse montre clairement qu'elleétait plus forte que l'homme 4 , qu'elle lui était supérieure. L'homme,si on se �e à sa place dans l'univers, c'est celui qui détient la forceapparente, mais si on examine de plus près les ressorts intimes, c'est lafemme qui est en situation de les commander. Jamais la femme, quandelle a été opprimée, ne l'a été en raison de sa faiblesse présumée, maisbien parce qu'elle a été reconnue comme puissante, et redoutée, à justetitre. �

Pour G. Von Le Fort, la femme déchue a quelque chose de diaboliqueet de hideux � car le don de soi le plus total peut aussi être convertien refus les plus éclatants �. D'ailleurs, la �gure humaine qui se dressedans l'Apocalypse est celle de la femme, aussi bien celle qui se dresseface aux dragons au chapitre 12 que celle de la prostituée au chapitre17 5 :

4. En e�et, c'est la femme qui prend l'initiative : � La femme vit que l'arbre étaitbon à manger et séduisant à voir et qu'il était, cet arbre, désirable pour acquérir lediscernement. Elle prit de son fruit et mangea. Elle en donna aussi à son mari, quiétait avec elle, et il en mangea � (Gn. 3, 6). Ce pouvoir de la femme apparaît aussià travers la responsabilité que lui ont donnée les Pères de l'Église dans la chute del'homme, notamment Tertullien qui parle de � la femme, porte de l'Enfer �. Cettemé�ance des Pères vis-à-vis de la femme est une reconnaissance implicite du pouvoirqui est le sien.

5. Ap. 12, 1�2 (et suivants) : � Un signe grandiose apparut au ciel : une femme !Le soleil l'enveloppe, la lune est sous ses pieds et douze étoiles couronnent sa tête ;elle est enceinte et crie dans les douleurs et le travail de l'enfantement �.

Ap. 17, 1�4 (et suivants) : � Alors l'un des sept Anges aux sept coupes s'envint me dire : �Viens, que je te montre le jugement de la prostituée fameuse, assise

122

Page 129: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Brune-Lorraine Lalubin

� Seule la femme in�dèle à sa vocation peut représen-ter cette stérilité absolue du monde qui doit le conduireà sa mort et à son e�ondrement. Si la femme, par sa ré-ponse prémonitoire �qu'il soit fait selon ta parole�, acceptede concevoir, en termes religieux, accepte de vouloir êtrebénie de Dieu, alors de grands malheurs s'ensuivent néces-sairement là où la femme se refuse à concevoir, ne souhaiteplus être bénie. (. . .) La prostituée signi�e la suppression ra-dicale de la ligne des Fiat. À la place du don de soi s'avancela dernière forme du refus de soi, l'abandon de soi vénal. �

Il ne s'agit pas de porter un jugement sur les personnes, mais decomprendre ce que signi�e ce rôle.

C'est pourquoi notre époque se signale par sa déchéance religieuse.Le rejet du voile en est la preuve. Entendons-nous bien lorsque nousparlons de voile : celui-ci est d'abord symbolique. Est un voile toutce qui permet de conserver le mystère de la femme, par exemple uneattitude, un maintien, un vêtement dignes.

� Le comportement extérieur est toujours essentiel. Etcomme il sort de la personne, il en exprime aussi la sub-stance. Sous cet angle, certaines modes travestissent de ma-nière e�royable la femme. Elles tendent à la ridiculiser ausens propre. Le dévoilement de la femme brise toujours sonmystère. �

Nous sommes ainsi dans � un monde moderne sans Dieu �. � Lagrâce de Dieu reste à tout jamais à notre disposition. Mais aujourd'hui,ce qui a beaucoup changé, c'est la volonté de la créature de coopéreravec elle �.

c/ Celle qui porte le salut du monde

Marie est le mystère de � la coopération de toutes les créatures � auSalut o�ert par Dieu. � La femme �a porté�, au sens le plus fort du mot,le salut du monde. Cela n'est pas vrai seulement sur le plan religieux,

au bord des grandes eaux ; c'est avec elle qu'ont forniqué les rois de la terre, et leshabitants de la terre se sont saoulés du vin de sa prostitution.� Il me transporta audésert, en esprit. Et je vis une femme, assise sur une Bête écarlate couverte de titresblasphématoires et portant sept têtes et dix cornes. La femme, vêtue de pourpre etd'écarlate, étincelait d'or, de pierres précieuses et de perles ; elle tenait à la mainune coupe en or, remplie d'abominations et des souillures de sa prostitution �.

123

Page 130: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

La Femme éternelle, Une méditation sur le mystère de la femme

cette proposition vaut partout également. � Les peuples et les États,s'ils veulent prospérer, ont besoin d'une véritable mère. � On peut sedemander pourquoi G. Von Le Fort fait soudain surgir la �gure de lamère, telle un vestige mythologique. En réalité, cela s'appuie sur uneconstatation d'ordre existentiel :

� Croire que l'on puisse de soi-même faire son salut,comme si nous étions nos propres créateurs, c'est là la fo-lie toute masculine de notre époque sécularisée, et c'est cequi en explique tous ses échecs ; la créature n'est jamaisrédemptrice, mais elle doit être co-rédemptrice. Ce qui estproprement créateur ne peut qu'être accueilli. (. . .) Le donde soi à Dieu est le seul pouvoir absolu dont dispose lacréature. Seule la � servante du Seigneur � est la � reine duCiel �.

Hans Urs von Balthasar explique, dans La Triple Couronne, que laVierge Marie

� est couronnée en tant qu'humble. On l'appelle reine des anges parceque, plus qu'eux, elle s'est abaissée avec son Fils pour servir l'humanitéet sou�rir pour elle. On l'appelle reine des apôtres parce que plus loin,plus tôt et plus foncièrement qu'eux, elle s'est engagée pour l'÷uvre deson Fils, l'Église. Les apôtres et leurs successeurs, seulement hommes,n'ont qu'une fonction dans l'Église, mais Marie, comme femme, représentel'Église toute entière en présence de son Seigneur et de son Époux. Elleest reine de tous les saints, parce que sa �petite voie�, voie de la foi, toutesimple mais radicale, devient la mesure qui permet d'apprécier toutes lesvoies de la sainteté, des plus petites aux plus grandes, tous les mystiqueset martyrs, tous les charismatiques et missionnaires, tous les chrétiens detout ordre et dans le monde entier �.

II. La femme dans le temps

� Le mystère de la femme est la puissance d'o�rande dumonde : cette o�rande impliquerait-elle aussi un renonce-ment métaphysique à l'histoire humaine ? Le religieux doit-il accepter d'être voué à l'impuissance sur terre ? Est-ce quecela signi�e que son royaume n'est pas de ce monde ? �

Pour envisager ces questions, G. von Le Fort nous invite à revoirnotre système de valeurs, une échelle de valeurs qui ne serait plus dansla personnalité, mais dans le don.

124

Page 131: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Brune-Lorraine Lalubin

Au regard des talents, elle constate que

� l'homme dépense sa force dans son ÷uvre, la femme ne les engagepas, elle les transmet. L'homme se disperse et épuise son talent dansson ÷uvre où il se consume. La femme transmet les talents eux-mêmes,elle les livre à la génération suivante. (. . .) De ce point de vue, le faitque la femme en moyenne vit plus longtemps que l'homme prend déjàune importance symbolique : l'homme représente le moment présent,la femme représente la génération à venir, l'homme donne sens à lavaleur éternelle de l'instant, la femme au déroulement sans �n deslignées familiales. L'homme est le rocher sur lequel le temps se repose,la femme est le �euve qui porte plus loin. Le rocher a sa forme, le�euve est �uide �. Et l'on peut noter que � même ce qu'elle a de plusessentiel en elle, sa vocation à transmettre la vie et les générations, ellel'accomplit sans donner son nom et sous le voile. Le grand �euve quiréunit toutes les forces, qui ont donné et donnent forme à l'histoire,passe donc par la femme qui ne porte d'autre nom que celui de mère.Cette action essentielle et fondatrice ne sera reconnue par notre époqueque si avant tout elle honore la femme en tant que mère �.

Pour autant, G. von Le Fort n'oublie pas qu' � à côté de la mère,nous trouvons aussi la femme isolée �. Comment penser le célibat de lafemme ? Pour G. von Le Fort, il faut le considérer à travers la �gure dela vierge : � Si la vierge n'est pas la seule �gure du célibat, elle en estla seule �gure conforme à la nature �.

a/ La vierge

1. Le mystère La vierge s'est vue dotée d'une grande importance,avant même le christianisme, chez les peuples européens. Le christia-nisme l'a encore rehaussée et l'art lui a donné du rayonnement :

� Chaque fois que l'art a été grand dans la représentation de lavierge, il ne traduisait pas une situation passagère comme une attentede noces pour une jeune �lle, ni un espoir détruit, mais il annonçait unmystère. (. . .) Il est frappant de voir combien la vierge est exaltée dansla poésie par rapport à la mère et l'épouse. Antigone et Béatrice et laprincesse du Tasse sont des �gures de vierge (. . .). Pour l'homme aussila virginité est une valeur nécessaire pour se préparer à exécuter lestâches les plus nobles. C'est dans ce sens qu'il faut comprendre cettemaxime bien connue, que ceux qui consacrent totalement leur vie àleur mission comme prêtres, soldats et hommes d'État doivent restercélibataires. Ainsi grâce au dogme, à l'histoire, aux récits et à l'art�guratif, la virginité n'a plus été considérée comme un état contingentou tragique, mais au contraire on lui attribue une valeur et une force. �

125

Page 132: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

La Femme éternelle, Une méditation sur le mystère de la femme

2. La valeur de la personne La vierge est isolée, elle ne s'intègrepas dans le processus de la génération, ou plutôt, elle en est une �n.

Ainsi, � sa place ne se situe pas dans le renouvellement sans �n desgénérations, mais dans l'instant unique et apparemment limité de sa viepersonnelle. À partir de lui, elle postule la foi en la valeur �nale de lapersonne, valeur dont la seule nature de l'homme ne peut évidemmentpas rendre compte, en d'autres mots la virginité fait émerger le religieuxdans la personne humaine, et témoigne de la valeur transcendante dela personne dans son rapport le plus immédiat à Dieu seul �.

Régine Pernoud, dans son étude La Femme au temps des cathédrales,montre que cet aspect a été un point très fort du témoignage des premièresmartyres chrétiennes : en e�et, nombreuses furent celles qui refusèrentl'époux imposé par leur père pour consacrer leur virginité au Christ, refusqui leur valut la mort. Pour Régine Pernoud, � historiquement parlant,leur revendication de liberté contenait toutes les autres ; prononcer libre-ment le v÷u de virginité revenait à proclamer la liberté de la personneet son autonomie de décision. Ces jeunes femmes, ces jeunes �lles quimeurent parce qu'elles ont fait un choix libre et se sont vouées à un épouxautre que celui qu'on leur destinait fondent l'autonomie de la personne �.

La vierge est martyre

� La vierge touche là au mystère de tout ce qui a étégaspillé et non accompli, oui, semblable à ceux qui meurentprématurément, avant d'avoir pu développer leurs dons ma-gni�ques, elle touche encore au mystère de tous les échecsvisibles. Son intégrité, si elle est pureté, ensevelit toujoursune profonde douleur, elle manifeste son sacri�ce en vue dela valeur in�nie de la personne. Voilà pourquoi la liturgieplace constamment les vierges à côté des martyrs. Le mar-tyr lui aussi proclame la valeur absolue de l'âme par sonsacri�ce de la vie terrestre. �

La vierge consacrée, une lumière pour ré�échir sur la femmeseule La vierge consacrée, comme l'épouse, est reliée au mystère del'amour, mysterium caritatis. Elle est sponsa Christi, épouse du Christ.

� L'Église s'accorde donc avec le monde pour a�rmerque la vierge a vocation aux noces. Mais ces noces ne sontpas noces humaines pour l'Église (. . .) : c'est à l'occasion

126

Page 133: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Brune-Lorraine Lalubin

de son v÷u de célibat qu'est prononcé le �at mihi dit parMarie à l'Annonciation, mais l'achèvement de sa vocationen Dieu et avec Dieu se réalise dans le mysterium caritatis,en s'élevant au-dessus de la simple nature humaine. Au lieud'attendre des hommes qu'ils lui attribuent un sens, la per-sonne en reçoit un parce qu'elle existe au regard de Dieu.Elle le reçoit précisément en vertu du mysterium caritatis.C'est ainsi que se sont illuminés successivement de haut enbas tous les aspects de la vie de la femme seule par rapportau monde. �

En e�et, la situation de vierge peut se vivre comme une tragédiechez celle qui n'arrive pas à l'accepter :

� À l'o�rande volontaire s'oppose le sacri�ce non consenti,au mysterium caritatis s'oppose le mysterium iniquitatis,mystère d'iniquité, au Fiat mihi, le Non de la créature. Pourla femme qui ne tient pas sa virginité comme une valeur fon-dée en Dieu, le célibat ou l'absence d'enfants a e�ectivementquelque chose de profondément tragique. Dans son âme etson corps, la femme est plus intimement reliée que l'hommeà ces deux états du mariage et de la génération. Leur ab-sence peut la conduire à l'impression d'avoir une existencetotalement vaine. Le sens profond de cette double priva-tion, l'absence d'enfants et d'époux, va au-delà de cette ap-parente absurdité. Oui, en poussant à l'extrême, c'est danscette absence que va peut-être se découvrir son sens ultime :seule une existence apparemment sans valeur peut révélerla valeur ultime de la personne ; dans tout autre cas, oncourrait le danger de ne vouloir en juger que sur la valeurde ce qu'elle a �nalement réalisé sur terre. Sur ce point, ladialectique religieuse s'oppose à la dialectique mondaine :vue sous l'angle religieux, la vie contemplative révèle l'ul-time engagement de la personne humaine, se consacrant àDieu. (. . .) Ici, nous en revenons aux problèmes du tempsprésent : que signi�e la personne pour notre temps ? �

Il ne s'agit pas de confondre personne et personnalité :

� La personnalité est une valeur temporelle, la personneest une valeur éternelle. Comme Dieu lui-même est per-

127

Page 134: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

La Femme éternelle, Une méditation sur le mystère de la femme

sonne, ainsi la Rédemption chrétienne renvoie à la per-sonne �.

3. La virginité et le mariage Mais il ne faut pas croire que l'étatde virginité se dresse contre celui du mariage comme si les deux étaientdes voies qui s'ignorent ou s'a�rontent.

� La même, qui en restant vierge, en sacri�ant mariageet maternité, symbolise la valeur unique de la personne,par son sacri�ce, conforte en même temps le mariage et lamaternité. Si elle n'avait pas une haute idée du mariage,elle ne serait pas restée vierge. De cette manière, elle assurela défense du mariage de ses s÷urs �.

La virginité est une source cachée qui est une force.

� Toute force préservée dans un domaine donne la possi-bilité d'agir avec plus de force lors d'une autre occasion. Lavirginité dans cette conception ne consiste donc pas à s'abs-tenir d'agir, mais elle rend apte à changer le cours de sonaction. Et si une femme n'a pas l'occasion ni la possibilité defaire rayonner sa puissance d'amour dans sa propre famille,elle se reporte sur la grande famille humaine. Le don de soide la mère charnelle dans l'enfantement, se transpose pourla vierge qui exerce ses dons, non dans une fécondité char-nelle, mais dans une fécondité d'un autre ordre. La virginitéen arrive à se transmuer alors en une maternité spirituelle �.

b/ L'épouse

� . . .L'épouse se situe entre la vierge et la mère. La viergeet la mère, unies dans le titre de la Femme éternelle, Marie,forment, dans le paysage grandiose où le dogme situe lafemme, comme les deux cimes des montagnes ou commeles piliers fondateurs, entre lesquels se déploient, pareille àune vaste, profonde et fertile vallée, l'immense royaume del'épouse, le royaume de la compagne de l'homme �.

Chacun de ces trois pôles a une valeur pleine et entière, indépen-damment des deux autres, en ce qu'il détient dans sa totalité l'accom-plissement du mystère de la femme.

128

Page 135: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Brune-Lorraine Lalubin

� L'Église le reconnaît quand elle con�rme que le ma-riage sans enfants est valide et indissoluble. Cela veut direque l'épouse, celle qui se situe entre la vierge et la mère,n'est pas seulement celle qui enfantera la génération, maisen tant qu'épouse, elle est aussi d'abord une personne. Lecaractère sacramentel du mariage ne sancti�e pas seulementla génération à venir mais il lie une personne à une autrepersonne. Il ne s'agit pas seulement de la reproduction del'humanité mais du rôle important que peut jouer l'amourde deux personnes l'une pour l'autre, pour leur salut, et dela responsabilité que chacun prend vis-à-vis de l'autre dansle chemin qui amène à Dieu.

Le mysterium caritatis de la cérémonie nuptiale ne touche pas seule-ment à la fécondité résultant de l'union charnelle des corps, mais aussià la fécondité résultant de l'union spirituelle. Selon la conception del'Église, homme et femme ne sont pas seulement �une seule chair� maisaussi un seul esprit. L'épouse est pour une part la future mère, maispour une autre part, elle garde aussi, non sur le plan physiologique, maisau sens spirituel son âme virginale, elle la conserve en tant qu'épouse.C'est l'épousée qui représente le mystère propre à l'épouse. Commel'épousée est un mystère particulier, elle reste un mystère permanent. �

Ce mystère peut apparaître sous di�érents visages.

1. Dans la sphère profane de la création culturelle � Il existeaussi un monde intérieur relevant du mysterium caritatis, qui est lemystère de la création spirituelle entre l'homme et la femme �.

Nous en avons l'image à travers les couples célèbres, Dante et Béa-trice, Michel-Ange et Vittoria Colonna, Hölderlin et Diotime, Goetheet Madame Stein, Richard Wagner et Mathilde Wesedonk. Michel-Angeen donne un témoignage :

� Tu es rentrée en moi par le regardEt tu m'as obligé de développer ma puissance. �

On constate, en regardant le passé, que souvent la femme disparaîtdans l'÷uvre de l'homme, elle s'e�ace, car elle est o�rande.

� Pour la création spirituelle, on peut reprendre aussi lamerveilleuse expression de la Bible : l'homme doit �connaîtrela femme�. Il connaît en elle l'autre dimension de l'être hu-main. La polarité, c'est la totalité. La polarité des sexes est

129

Page 136: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

La Femme éternelle, Une méditation sur le mystère de la femme

la condition de toute grande ÷uvre. (. . .) La femme qui faitdon de soi à l'homme, qu'importe sous quelle forme elle lefasse, lui apporte ainsi en dot la moitié du monde ! (. . .)L'homme ne peut connaître la femme que s'il s'enapproche avec un profond amour, mais lui-même nese connaît totalement que grâce à cet amour. (. . .) Sil'épouse délivre l'homme de sa solitude, dans le domaine del'esprit, elle l'arrache à ses limites personnelles �.

� De cette manière, on comprend les hommages souventdébordants d'enthousiasme que les grands poètes ont ren-dus à la femme. Ils représentaient l'action de grâce pleined'allégresse de ceux qui ont pris conscience de ne plus êtreseuls quand ils créent. Toute �gure de femme profonde etauthentique, inspirant l'÷uvre de l'homme, confesse en vé-rité le mysterium caritatis. �

2. Les grandes amitiés religieuses

� Ce mysterium caritatis vibre dans les grandes ami-tiés religieuses, celle de saint François avec sainte Claire ;celle de saint Jean de la Croix avec celle de sainte Thé-rèse d'Avila, celle d'un saint François de Sales avec sainteChantal. Mais il vibre avec les fondations qui sont reliéesà cet ordre. L'essentiel du mysterium caritatis n'est passeulement dans l'amour mais aussi dans la charité. Tousles grands ordres, dépositaires de cette culture, ont cher-ché et trouvé une complémentarité dans un ordre religieuxféminin �.

G. von Le Fort étudie ainsi la manière dont chaque grand ordre s'adjointune branche féminine pour faire rayonner son charisme propre.

3. L'essence de la culture

� Les artistes créateurs voient les principaux domainesde l'activité créatrice de la culture, la philosophie, la poé-sie, les arts plastiques, la culture elle-même s'exprimer en�gures féminines allégoriques 6, selon les critères propres

6. C'est à partir du IVe siècle que se développent de telles allégories. MartianusCapella, dans Les Noces de Philologie et de Mercure, imagine les di�érentes branchesdu savoir sous la �gure de femmes. Dans la Psychomachie, le poète chrétien Pru-

130

Page 137: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Brune-Lorraine Lalubin

des langues des peuples de grande culture (. . .). À l'in-verse, il paraît signi�catif que dans le cadre des audacieusescontroverses intellectuelles, où les esprits travaillent à desconstructions unilatérales, on utilise des noms masculins,c'est-à-dire le socialisme, le matérialisme, le futurisme. Quandl'homme a mis en place ces constructions intellectuelles, ils'est senti seul et les a décrites selon les canons de son propresexe. Peut-être pourrait-on à partir de là tracer la frontièrede la culture créatrice comprise comme une culture vivante.Il est clair qu'elle se déploie en plénitude là où elle embrassela totalité de l'être, là où le mysterium caritatis est ressentiet accueilli �.

La femme étant ce qui inspire le respect, qui renvoie sous un autre nomau thème du voile, la culture touche à sa limite lorsqu'elle passe durespect à la volonté de domination.

Et � si la limite de la culture est déterminée par l'ab-sence de la femme, cette limite coïncide nécessairement avecla disparition aussi de l'élément religieux. Le domaine reli-gieux, que cela soit encore précisé, ne signi�e pas l'être di-vin, mais le culte rendu à Dieu, et d'abord le culte renduavec humilité. (. . .) Dans la participation spirituelle que luiapporte sa femme comme épouse de son esprit, l'homme ex-périmente à son tour, sa propre activité créatrice, commesimple participation à l'÷uvre du Dieu seul créateur �.

Les cathédrales relèvent de cette conception juste. L'artiste en e�etreste voilé derrière son ÷uvre,

� ces cathédrales ont été bâties pour la seule gloire deDieu, en même temps leurs bâtisseurs avaient consciencequ'elles étaient aussi bâties par Dieu. Avant que l'homme aitpu les édi�er, Dieu avait édi�é en l'homme leur image. Parson anonymat, le grand bâtisseur suit les traces de la femme,comme elle, il perd son nom devant Dieu. Dans cet ano-nymat, il découvre l'envers de son activité créatrice. Danssa splendeur, qui nous domine, la cathédrale nous fait dé-couvrir la véritable et suprême signi�cation de l'anonymat.Apparaissant au départ comme collaboration de l'homme à

dence fonde la représentation allégorique des vertus et des vices, sous les traits defemmes militantes, telle quelle se développera dans la sculpture au Moyen-Âge.

131

Page 138: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

La Femme éternelle, Une méditation sur le mystère de la femme

l'÷uvre, il dévoile maintenant en quoi il participe à la créa-tion : il est co-créateur. Dans la splendeur de cathédralesapparaît au grand jour le mystère suivant : la création d'unepart annonce la force créatrice de Dieu, d'autre part la cachesous un voile. Dieu reste invisible, un Dieu tout à fait ca-ché et silencieux. Il reste comme anonyme dans sa création.C'est en ce sens qu'il faut comprendre ce que nous a�r-mions plus haut : participer à une ÷uvre, c'est participer àla création. La femme, comme collaboratrice cachée, repré-sente l'anonymat de Dieu, elle le représente dans la mesureoù elle constitue un aspect de l'activité créatrice. L'hommepeut s'associer à elle tant qu'il en suit la trace. �

C'est pourquoi la femme a une signi�cation religieuse.

� C'est ce que Léon Bloy a voulu dire par ces mots : �plusune femme est sainte, plus elle est femme� 7. C'est aussi ceque Dante pense quand, dans ce passage merveilleux de sonpoème, il contemple Béatrice, dont le regard reste dirigévers Dieu sans pouvoir s'en détacher. Dante ne voit pas icile divin dans la femme, mais il voit Dieu parce que la femmecontemple Dieu. Ici la signi�cation religieuse de la femmeet en même temps la signi�cation religieuse de l'amour del'homme pour la femme, sont en�n reconnues et représen-tées dans leur profondeur ultime. Si courant en poésie, lesymbole du miroir trouve ici sa plus haute expression. (. . .)La femme qui horizontalement dans l'ordre terrestre signi�een premier lieu le rassemblement de toute la création, surle plan vertical signi�e le regard vers le Créateur. �

La femme comme chemin menant l'homme vers Dieu apparaît aussidans cet extraordinaire passage du Soulier de satin de Claudel, où DoñaProuhèze a en�n compris comment elle pouvait aimer Rodrigue en vérité :

� Qu'ai-je voulu que te donner la joie ! ne rien garder !être entièrement cette suavité ! cesser d'être moi-même pourque tu aies tout !

7. À travers le personnage de Clotilde, Léon Bloy, dans La Femme pauvre, nouspropose une ré�exion sur le rôle religieux de la femme, qui s'exprime à travers sonvêtement : � Ruisselant de perles ou d'ordures, le vêtement de la femme n'est pas unvoile ordinaire. C'est un symbole très mystique de l'impénétrable sagesse où l'amourfutur est enseveli �.

132

Page 139: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Brune-Lorraine Lalubin

Là où il y a le plus de joie, c'est là qu'il y a le plus Prou-hèze !

Je veux être avec toi dans le principe !Je veux épouser ta cause ! je veux apprendre avec Dieu

à ne rien réserver, à être cette chose toute bonne et toutedonnée qui ne réserve rien et à qui l'on prend tout !

Prends, Rodrigue, prends, mon c÷ur, prends, mon amour,prends ce Dieu qui me remplit !

La force par laquelle je t'aime n'est pas di�érente de cellepar laquelle tu existes.

Je suis unie pour toujours à cette chose qui te donne lavie éternelle ! �

Ainsi, la religion est ce qui anime la culture et

� rien n'entraîne plus sûrement la décadence de la cultureque de la réduire à ce monde sans voir plus loin. (. . .) Leparadoxe de la culture est là : une culture qui ne se cherchequ'elle-même, une culture cantonnée à ce monde s'e�ondre,une culture qui s'assigne un au-delà par rapport à elle-mêmeobtient la consécration d'avoir vaincu le temps, et peut,pour ainsi dire, prendre part à cette éternité où elle s'avanceavec ses créations à caractère religieux.

Le double caractère de la totalité a alors pour consé-quence que l'in�délité au mysterium caritatis est elle-mêmeconstamment double. Les choses sont inextricablement liées.L'homme créateur, qui n'honore plus Dieu, n'annonce quelui-même. Dans sa pratique culturelle, il élimine alors lesvaleurs religieuses et les valeurs féminines �.

� L'absence d'une des moitiés de l'être a, pour la vieculturelle, une signi�cation analogue à celle de l'hérésie dansl'Église. L'hérésie procède toujours d'une conception unila-térale et isolée. En absolutisant une partie pour le tout, ellefausse la vérité de l'ensemble. (. . .) La culture exclusivementmasculine ne se contente pas, pour caractériser les époquesoù elle règne, d'exclure tous les traits féminins. Elle substi-tue aussi à la foi dans les puissances cachées, la con�anceen ce qui est visible, elle privilégie la force dans le domainede la matière, la propagande dans le domaine de l'esprit �.

4. Le rejet de la femme par l'homme

133

Page 140: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

La Femme éternelle, Une méditation sur le mystère de la femme

� Les agissements de l'homme ne touchent qu'aux faits.Même l'épouse répudiée reste l'épouse et dans cette ré-pudiation elle revêt une importance immense car en tantqu'épouse, elle reste dans les ordonnances éternelles de lavie de la femme, qui l'établissent malgré tout comme l'autremoitié de l'homme. Le sacrement du mariage, la forme laplus élevée et la consécration véritable du mysterium ca-

ritatis, surgit précisément dans son caractère de grandeurin�exible et de sainteté quand le mariage est le plus me-nacé. La femme séparée reste l'épouse, �l'autre moitié del'homme� parce qu'elle l'est devant Dieu. �

� Mais le rejet de la femme par l'homme ne se fait passans une part de responsabilité de la femme. Plus coupableque l'homme, qui pèche spirituellement contre le mysterium

caritatis, est la femme qui détruit les ordonnances divinesqui la concernent. �

5. L'entrée en scène de la femme à notre époque Juger notreépoque comme une époque où la femme se serait masculinisée est super-�ciel. Aujourd'hui, on pense que le rôle de la femme est devenu � certesvisible, mais sans gagner en e�cacité �. G. von Le Fort cherche à ap-préhender le phénomène de notre époque. Comment peut-on le penser ?Elle constate pour commencer une fracture.

� Il ressort d'abord que l'entrée en scène de la femme,à cette époque récente, provient d'une rupture dans l'êtreféminin, atteignant en profondeur son essence �.

Quelle est cette rupture ? À quoi est-elle due ? La perte du sentimentreligieux a fait perdre à la femme au sein de la communauté fami-liale � son royaume originel, celui qui pouvait o�rir, même à la femmecélibataire, la possibilité d'un accomplissement total, aussi longtempsque la perspective des �ns dernières lui était ouverte. L'explosion dumouvement féministe fut une explosion spirituelle, qui s'explique parla stupidité et l'étroitesse de la famille bourgeoise �. Les femmes ontvoulu prendre leur part de responsabilités sur le plan social. � La par-ticipation, comme toutes les grandes idées vivantes de notre époque,est un héritage du christianisme �. Elle est bonne en soi, mais, commepour le reste, on n'en a conservé que la coquille extérieure.

� Que déjà on ait posé la question sociale comme une

134

Page 141: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Brune-Lorraine Lalubin

question autonome révèle la déchéance de la culture. Onne peut ordonner le social en partant du social, seul l'espritpeut ordonner le social. Au lieu de prendre en considérationl'ensemble des problèmes culturels qui agitent la société enrelation avec la question sociale, et de les creuser, on secontente de se battre sur des questions super�cielles quioccupent le devant de la scène. (. . .) La détresse socialeque la femme a trouvée dans le monde vient de la mêmedétresse qui l'a chassée hors de la famille. Dans le domainede l'esprit et du social la femme alors pouvait certes engagertoutes ses ressources. Mais pour qu'elle puisse engager sonessence dans la famille ou dans le monde extérieur cela nepouvait encore et toujours dépendre que d'une chose : sonattitude vis-à-vis de l'ordre éternel de l'être �.

La femme est l'épouse de l'esprit masculin. Avec la dégradation de lavie spirituelle qui entraîne celle de la communauté essentielle, le contrats'est substitué à la complémentarité vivante, la négociation a pris laplace du mystère.

La femme ne doit pas perdre de vue qu'elle est aussi épouse duChrist, que, même mariée, elle appartient d'abord à Dieu, � Ce quisigni�e : même quand elle devient visible, la femme doit rester la repré-sentante des forces invisibles �. Car la tentation de la femme n'est pastant de se refuser que de se donner avec excès à l'homme, en oubliantqu'elle se doit d'abord à Dieu.

La conséquence c'est que � s'introduit dans la relation de la femmeà l'homme, la même désolation et l'absence �nale de tout horizon quenous avons déjà reconnue comme un danger mortel de cette cultureorientée vers le monde, cette culture qui n'est plus qu'un re�et dégé-néré du mysterium caritatis. En se détachant des liens éternels, on neperd pas seulement les réalités éternelles mais aussi les réalités tem-porelles, telle est la leçon que notre époque ne peut que con�rmer. Cequi signi�e, pour la femme de la génération précédente, que ce qu'onétait disposé à voir chez elle comme une masculinisation de la femmese révèle, si on y regarde de plus près, n'être qu'un déchaînement dela féminité. Il existe donc une forme d'humilité chez la femme qui tra-hit l'homme et l'abandonne à sa propre démesure ! La femme qu'onprétend �masculinisée� ne représente qu'une variante de la femme quia cessé de se consacrer à l'homme selon l'ordre divin. (. . .) Quand lafemme cesse de se donner à l'homme, il lui reste ce dilemme : soit de se

135

Page 142: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

La Femme éternelle, Une méditation sur le mystère de la femme

refuser à l'homme, soit de tomber sous son emprise �. � En cherchant àparticiper au monde intellectuel de l'homme, elle tomba sous l'emprisede ses méthodes ; elle tenta de trouver une place pour développer sespropres possibilités dans la société et elle est devenue un rouage dumonde des machines de l'homme. Comme femme, elle subit deux foisplus que l'homme leur emprise fatale, subissant les mêmes limitations,faisant les mêmes erreurs et exposée aux mêmes dangers dont l'hommesou�rait �. G. von Le Fort va jusqu'à dire : � La femme, tombant sousl'emprise de l'homme, ne se donne plus, mais s'abandonne. D'ailleurs,elle n'a plus rien à donner, elle n'est plus l'autre moitié de l'homme, ellecesse de l'être. Pendant qu'elle décide de se rattacher exclusivement àl'autre pôle, elle se détache du sien. Toute la réciprocité dans la rela-tion due au mysterium caritatis disparaît et avec elle toute la féconditéqu'elle peut apporter �.

Mais ce qui se passe à notre époque n'est que la manifestationconsciente de ce qu'était l'époque précédente : � en réalité, la femme,du point de vue symbolique, s'était déjà exclue du monde �.

C'est à la femme de rétablir son rôle menacé et ce, par une parti-cipation totale à la vie de son époux, en acceptant d'être la moitié del'être, place que Dieu lui a assignée.

� Si son simple face-à-face vis-à-vis de l'homme ne luiapporte en �n de compte rien de décisif, en revanche saposition aux côtés de l'homme est de la plus haute et de laplus universelle importance �.

c/ La vocation de la femme

Ce qu'il faut, c'est reconnaître la vocation féminine, mais � ce qu'estvraiment la vocation de la femme, ce n'est pas à l'homme d'en juger parlui-même par sa seule volonté ni à la femme �. La femme qui se tientdans la ligne du vrai Fiat est libre de s'engager. Le Moyen-Âge fournitde beaux exemples de ce rôle prépondérant de la femme. Une ré�exionhistorique sur cette époque � éclaire le chemin qui nous conduit versl'avenir.

C'est ce chemin que Berdiaef a entrevu quand, dans son livre Pourun nouveau Moyen-Âge il parle du rôle in�niment important de lafemme, de son rôle déterminant dans le réveil religieux de notre temps :�L'importance croissante de la femme pour l'époque historique à ve-nir, poursuit Berdiaef, n'a rien de commun avec le mouvement actuel

136

Page 143: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Brune-Lorraine Lalubin

d'émancipation de la femme qui veut rendre la femme égale à l'hommeet la conduire sur des voies masculines. Ce mouvement a été un mou-vement antihiérarchique et niveleur. Ce n'est pas la femme émancipée,la femme égalée à l'homme, mais l'éternel féminin qui gagnera un rôleprépondérant �.

Dans son livre La Femme au temps des cathédrales, Régine Pernoudmontre le rôle social et politique qu'a su jouer la femme, notammentdans la di�usion de l'Evangile et dans l'expansion d'une culture au HautMoyen-Âge. La lecture du Clovis de Michel Rouche, qui met en valeurle rôle déterminant de sainte Geneviève et de sainte Clotilde, nous per-met aussi de prendre conscience de l'in�uence qu'ont eue des princessescatholiques sur des maris païens ou ariens. Régine Pernoud le souligne :� En ce VIe siècle Clotilde n'est pas une isolée : en Italie, Théodelinde,une Bavaroise, qui épouse le roi lombard Agilulf, arien (. . .), parvient àfaire donner le baptême catholique à leur �ls Adaloald ; la conversion del'Italie du Nord à la foi chrétienne sera plus ou moins le prolongementde cette action d'une femme. En Espagne, le duc de Tolède, Léovigilde,restaure l'autorité royale et épouse en 573 la catholique Théodosia, quile convertit au catholicisme. (. . .) Quelques vingt ans plus tard, en 597,Berthe de Kent obtiendra en Angleterre du roi Ethelbert qu'il se fassebaptiser. Évoquant cette action des femmes à peu près simultanée dansnotre Occident, Jean Duché remarquait avec un sourire : �Le mystère de laTrinité exercerait-il sur les femmes une fascination ?. . .En espagne, commeen Italie, comme en Gaule, comme en Angleterre, il fallait qu'une reinefût le fourrier du catholicisme��. Peut-être cet attachement des femmes audogme de la Sainte Trinité est-il dû à leur expérience profonde du mystèrede la personne.

C'est rendre à l'humanité sa plénitude.Lorsque l'homme refuse d'être ordonné, lorsqu'il refuse le rôle sym-

bolique de la femme et donc le religieux, lorsqu'il ne veut plus annoncerque lui-même, lorsque, en un mot, il refuse de reconnaître Dieu commeloi suprême et comme �nalité, il doit alors s'attendre à le voir se pré-senter comme Juge et comme �n.

� Toute éternité présente ce double caractère : soit d'ac-complir le temps en lui donnant sa plénitude religieuse, soitd'accomplir le temps par la �n des temps �.

Notre civilisation vit son Apocalypse sous des dehors anodins. Noussommes dans un monde où la créature ne veut plus participer avecDieu.

137

Page 144: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

La Femme éternelle, Une méditation sur le mystère de la femme

� Mais si le sou�e divin et créateur doit surgir du Cielpour renouveler cette terre, il ne peut descendre du ciel quesi sur cette terre on vient à sa rencontre par l'élan religieuxet la disponibilité au Fiat mihi. L'heure du secours de Dieuest toujours pour l'humanité l'heure religieuse, l'÷uvre de lapure coopération de la créature à l'÷uvre du seul agissant �.

III. La femme hors du temps

a/ Le mystère de la mère

Cette dimension est celle de la femme en tant que mère. G. vonLe Fort remarque que si notre époque semble à la redécouverte de lamaternité pour fonder le droit des femmes, c'est que celle-ci semble neplus aller de soi.

� Seul le citadin, qui fuit la ville en �n de semaine, s'en-thousiasme pour la nature ; le paysan, lui, y respire. Seul lecritique infécond se répand en paroles sur l'art, l'artiste, lui,a l'art pour langage �.

La mère est hors du temps, car la maternité est une réalité intemporelle.

� Dans la �gure de la vierge, la femme se tient isolée faceau temps, dans celle de l'épouse, elle partage son temps avecl'homme, dans celle de la mère, elle surmonte le temps �.

Là encore, se dessine le voile :

� Le voile que la femme appelée au mariage, l'épousée,porte au jour de ses noces, n'est pas seulement le symbolede sa virginité intacte, mais il est aussi le symbole de laconsommation du mariage, à laquelle elle s'engage. Le mêmevoile, qui recouvre l'épousée, recouvre aussi le berceau deson enfant. Tel est le sens profond de la belle coutume,qui consiste à présenter l'enfant au baptême enveloppé duvoile nuptial de sa mère. La conception et la naissance sontl'heure et le mystère de la vie. Elles sont encore l'heure etle secret de la femme �.

De ce point de vue, la maternité est en danger car on l'a dévoilée d'unepart et on a enchaîné la nature d'autre part.

138

Page 145: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Brune-Lorraine Lalubin

� Il faut bien préciser le point suivant : l'irruption desnouveautés bienfaisantes de la médecine et de l'hygiène mo-derne dans le domaine de la femme hors du temps, reste uneintrusion. Les avantages dont béné�cie la future mère à laclinique pour la santé de son enfant ont un prix : le mys-tère de la naissance est dérobé à l'ensemble de la famille, iln'est plus caché en son sein, comme pouvant trouver depuistoujours un abri naturel mais éloigné du frisson et du halodes forces primitives, qui l'entourent depuis l'origine. (. . .) Ilexiste, certes, des possibilités supplémentaires pour sauverla vie de l'enfant, mais il existe aussi des possibilités sup-plémentaires d'éviter l'enfant ou de l'éliminer. Aujourd'hui,nous ne voyons donc plus la femme soumise aux forces in-sondables de la nature, et les servant en même temps dansun respect religieux. Mais nous voyons une femme dont lecaractère �extratemporel� est partout à la fois protégé etharcelé par les conquêtes de l'époque, plus en sûreté maisaussi devenue plus vulnérable �.

Comment, donc, approcher le mystère de la mère ?

b/ L'art et la maternité

G. von Le Fort interroge l'art pour � rendre visible la �gure intem-porelle de la femme hors du temps �. La première chose qu'elle constateest que, � quand il s'agit de la mère, le grand art préfère de loin suggérerplutôt que de s'exprimer �.

� L'heure héroïque de la naissance s'accomplit derrièrele voile d'une alcôve, de même l'héroïsme que contient toutela vie de la mère se déroulera sous une apparente et totaleinsigni�ance. À la chambre des couches succède la chambredes enfants. La mère transmet sans �n la vie, mais sa proprevie s'accomplit en portant une in�nité de petites ou in�mespeines et fatigues. L'héroïsme de la mère s'entoure de si-lence, mais il est aussi tissé de faits et gestes quotidiens etordinaires. Ce qui signi�e que le genre littéraire qui convientà la mère n'est pas le drame, qui traite des grands destinset des grandes �gures dramatiques, mais l'art bourgeois duquotidien, le roman. Déjà par sa forme sans emphase, il rendcompte du destin e�acé qui échoit à la mère fait de gestes

139

Page 146: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

La Femme éternelle, Une méditation sur le mystère de la femme

ordinaires. Il peut aussi relater les mille petits gestes detendresse, parfois in�mes, qui viennent de la trame du quo-tidien, et ainsi retracer avec tendresse cette ronde in�nie,qui se déroule tout au long de la vie d'une mère �.

1. Analyse d'un roman de Sigrid Undset Être mère selon la chairne su�t pas.

� Pour descendre jusqu'à la mère, c'est-à-dire aller en-core plus loin que la mère charnelle, il faut dans la mère elle-même découvrir la mère. C'est ce nous pouvons voir dansle roman du grand écrivain scandinave Sigrid Undset, IdaElisabeth. Ida Elisabeth connaît le malheur d'avoir épouséun homme immature, et doit faire vivre sa famille de sontravail. Elle �nit par se séparer de son époux pour assurerl'existence de ses deux �ls. C'est alors qu'en tant que mère sepose pour elle la véritable question. Ses enfants continuentde traîner avec eux l'insoluble problème lié à son mariage etvont se confronter avec l'homme qu'elle aime maintenant,quelqu'un de bien, et avec qui elle voudrait s'unir en secondmariage. Mais ses enfants ont hérité des défauts de leur pèreinfantile. Son premier mari était un faible et cela avait étéfatal à son premier mariage, maintenant, c'est la supérioritéde l'homme aimé qui va lui être fatale. La question n'est plusde savoir si elle pourra faire vivre avec son mari des enfantsdu premier lit, mais si elle pourra mettre en harmonie sesenfants, encore marqués des défauts de leur père infantile,avec ce nouvel homme de valeur. Le vrai problème posé parce roman est donc celui-ci : la mère se doit-elle à la force ouà la faiblesse ? Cette question et l'idée de sacri�er sa pro-messe de mariage avec l'homme qu'elle aime ne semblentmême pas traverser l'esprit d'Ida Elisabeth ; c'est peut-êtrel'un des traits géniaux de ce roman, à savoir que l'idée desacri�ce n'est même pas évoquée. La décision d'Ida Elisa-beth ne résulte donc pas d'une ré�exion pour résoudre sonpropre cas, elle surgit des profondeurs mêmes de l'instinctmaternel. Mais c'est une décision qui l'engage totalement,avec toutes les puissances, avec toutes les conséquences quivont en découler. Cela lui apparaîtra clairement lorsqu'elleva à nouveau revoir son premier époux, qui entre-temps est

140

Page 147: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Brune-Lorraine Lalubin

tombé gravement malade. Désormais Elisabeth ne va plusle repousser, ni lui ni les siens. En elle, la mère a gagnésur toute la ligne. Elle a tranché non en faveur de la force,mais de la faiblesse. Car être mère, cela veut dire éprouverdes sentiments maternels, c'est surtout être à la dispositiondes personnes délaissées, à l'abandon, c'est se pencher avecbeaucoup d'amour et de secours sur tout ce qu'il y a depetit et de faible sur terre et lui porter secours ; le principematernel est double : il ne se limite pas seulement à mettreun enfant au monde, il s'étend aussi aux soins à dispenserau nouveau-né pour le garder en vie. Etre mère selon lachair n'est que la première irruption des puissances mater-nelles, le symbole le plus émouvant d'une réalité beaucoupplus générale. Ce sont justement ses propres enfants, quiamènent Ida Elisabeth à reconnaître que la mère ne peutpas être seulement la mère de ses propres enfants �. Ainsi,� la mère est aussi enfantée par l'enfant. (. . .) L'enfant dé-chire en naissant les entrailles de sa mère, il déchire aussison c÷ur, il l'agrandit et l'ouvre à tout ce qui est petit etfaible �. Le monde est un enfant pauvre qui a besoin dela femme maternelle. � L'être humain arrive faible dans lemonde et plus faible encore il s'en sépare. La mère qui langel'enfant, c'est aussi la main miséricordieuse de la femme quiprotège le vieillard et qui, du moribond, essuye la sueur duvisage. Entre la naissance et la mort, il n'y a pas seulementle long �euve tranquille des actions vertueuses, où l'hommea pu vaincre, on trouve aussi le dur chemin des fatigues, quin'en �nissent plus, pour chaque jour que Dieu fait, la fa-tigue qui s'accumule pour pourvoir aux nécessités du corpset de la vie. En tant que mère, la femme est vouée à assumersilencieusement cet héritage énorme et à jamais inépuisablede détresse et de peine �. La femme devient la mère de tous,et d'abord de son mari : � La mère est celle qui prépare lerepas, met la table, répare ses habits et supporte ses défauts,et partage avec lui ses soucis et ses heures sombres. �En elle,se con�e le c÷ur de son mari et elle ne lui manquera jamais�dit la Bible dans son éloge de la femme forte, et plus loin,�Elle se lève quand il fait encore nuit et donne des provi-sions à tous ceux du foyer� (Prov. 31, ). � Une telle femme

141

Page 148: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

La Femme éternelle, Une méditation sur le mystère de la femme

� triomphe de ses propres limites en s'y soumettant avechumilité. La femme, qui est mère, elle-même absorbée dansles soucis du quotidien, est vraiment celle qui a donc triom-phé du quotidien. Elle le vainc tous les jours parce qu'ellearrive à le rendre supportable. Elle en a triomphé d'autantplus que l'on remarque à peine sa victoire. L'homme quitravaille à la victoire de l'esprit sur la matière, ne peut yarriver que si la femme maternelle le décharge du matériel.Cette victoire quotidienne, mais non visible, cette victoire,qui reste totalement obscure, est en fait la plus grande gloirede la femme hors du temps ! Cette gloire n'est comparablequ'avec celle du �soldat inconnu� ! �

Le long poème Ève de Charles Péguy o�re une méditation sur cemystère de la femme assumant le poids du monde :

O femme. . .Vous ramassez la grâce après qu'elle est donnée,Vous ramassez la source après qu'elle est tarie,Vous rangez la douleur quand elle est dé�eurie,Vous rangez la moisson quand elle est moissonnée. . .

2. Mater misericordiae

� Aux dures nécessités du corps et de la vie s'ajoutent lese�orts di�ciles que l'homme doit accomplir pour le salut deson âme et son progrès spirituel, tout cet énorme fardeaude douleur et de croix, de manques et de culpabilités detoutes sortes, dont on ne peut jamais se débarrasser maisdont il faut bien, dans l'immense majorité des cas, accepterle poids. De même que la mère nourrit ceux qui ont faim,elle console aussi les a�igés �. Elle protège le faible aveccette patience qui est � la plus noble manifestation de laforce �, elle recouvre ses misères, � ce qui est une ÷uvrenon moins miséricordieuse que celle de recouvrir la nuditéd'un corps. C'est une des erreurs les plus fatales du monde,qui est une des raisons essentielles qui le condamne à ne paspouvoir connaître la paix, que de se croire obligé de dévoileret condamner toute injustice. Toute mère intelligente et sagesait que c'est parfois le contraire qui est vrai. Le verset

142

Page 149: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Brune-Lorraine Lalubin

biblique �le loi de la douceur est sur ses lèvres� est précédéde celui-ci : �Elle ouvre sa bouche à la sagesse�. La sagessese montre souvent par une courte plaisanterie ou une parolebienveillante. Ici encore la femme est voilée. Sa sagesse nenous regarde pas de haut mais elle se fait invisible. C'estjustement là que réside sa grandeur �.

Si l'homme conteste à la femme cette loi de douceur, il fait vite dumonde un enfer, sans refuge possible. Mais cela nous conduit à nousinterroger sur le sens des petits et des faibles dans le monde.

� L'homme doit porter des jugements de valeur sur lemonde s'il veut remplir sa mission dans le monde. Il ne peutreconnaître la faiblesse que comme accident de parcours etnon l'admettre dans l'essence de l'être. Le sens maternel ab-solu, qui embrasse aussi l'être dans sa faiblesse, conduit versl'au-delà. (. . .) Vue de cette manière, nous avons non seule-ment, la révélation du sens métaphysique du dévouement dela mère, se mettant au service de la faiblesse, mais aussi larévélation du sens métaphysique de la faiblesse elle-même.Nous atteignons ici la région où même le minerai pauvre envaut la peine. La frontière de l'humain se trouve toujours àla porte d'entrée de Dieu. Les petits, les faibles, les dé�cientsde cette terre sont là pour rappeler aux hommes la misé-ricorde éternelle, ils représentent la défaillance de l'hommeterrestre sous sa forme la plus douce et la plus émouvante ;la plus grave et la plus douloureuse se montre sous la �guredu péché et de la faute. À ce titre, les petits et les faiblesde cette terre ne possèdent pas seulement le royaume descieux selon l'Evangile, ils sont aussi ceux qui l'annoncent,ceux qui en ouvrent le chemin �.

3. La maternité spirituelle

� La maternité spirituelle est une disposition naturelle,son éclosion se révèle tout à fait naturelle. (. . .) Il s'agitde cette maternité inaliénable, qui dépasse de loin tous lesaléas du destin personnel qui échoit à chaque femme �.

� De ce point de vue, la prétention de la femme à avoirson propre enfant représente tout à fait autre chose quece l'on admet habituellement. Si on observe d'un point de

143

Page 150: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

La Femme éternelle, Une méditation sur le mystère de la femme

vue moral, cette prétention ne relève pas uniquement dusens maternel. Dans la volonté d'avoir un enfant, on trouvesouvent dans de nombreux cas une forme très féminine del'égoïsme, c'est-à-dire une image apparente et fausse de cequ'est la vraie mère. Le roi Salomon ne s'est pas laissé abu-ser par cette fausse image, mais dans son jugement il a sumontrer que celle qui renonçait à l'enfant se révélait êtrela vraie mère. Avec leur �appel à l'enfant� et leur �droit àla maternité� les dernières décennies ont encouragé le faux-semblant et l'illusion. Il n'y a pas de droit à l'enfant, maisil existe seulement le droit de l'enfant à avoir une mère �.

Le charisme maternel de la femme peut s'exercer à travers sa profession.

� L'aveu que le droit de la femme à l'enfant n'existe pasmais que seul existe un droit de l'enfant à la mère, nousamène à d'autres révélations en ce qui concerne la femmede notre époque : il n'existe pas de ce qu'on appelle �droit dela femme� à la profession ou à sa vocation, mais le mondea sur la femme un droit, le droit même de l'enfant. (. . .)L'appel d'aujourd'hui à la femme ne vient pas de simplespréoccupations de politique démographique, mais en creuxil exprime une demande spirituelle �.

Par là, la femme atteint cette dimension qui la place hors du temps :� La femme hors du temps, c'est celle qui ne se laisse pas soumettreau temps �. La femme, en tant que mère, � devient celle qui protège etgarde les valeurs spirituelles. �

� �La main qui met en mouvement le berceau, met enmouvement le monde�, dit un proverbe espagnol. Ce pro-verbe veut certes, dans un premier temps, nous dire quetout ce qui vit et agit est né de la mère : la mère est la mèredu héros et la mère du saint, aussi la mère du lâche et dutraître (. . .) Mais dans cette main mettant en mouvementle monde, il y a un sens encore plus profond : cette mainva guider le �ls à travers toute sa vie future, et participesecrètement à son ÷uvre. �

Voici quelques exemples non exhaustifs, mais qui pourront nourrirnotre ré�exion. Pour les mères de saints : la Bienheureuse Ide, mère deGodefroy de Bouillon ; sainte Aleth, mère de saint Bernard et de sainte

144

Page 151: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Brune-Lorraine Lalubin

Ombeline. Sans être saintes, Blanche de Castille et sa s÷ur, Berenguela,ont élevé des souverains, qui sont devenus des saints. Et pour sortir duMoyen-Âge, nous pouvons mentionner la Bienheureuse Zélie Martin, mèrede sainte Thérèse de Lisieux, qui, si elle ne l'a pas vue grandir, a néanmoinsfondé le foyer où la petite Thérèse et ses s÷urs ont été élevées et ontentendu l'appel de Dieu. Parmi les saintes, qui o�rent un exemple dematernité, nous pouvons mentionner sainte Monique, qui par ses larmes,mit au monde son �ls une deuxième fois, sainte Rita, qui sou�rit beaucouppar ses �ls, sainte Brigitte de Suède, mère de huit enfants, sainte Anne-Elisabeth Seton, première sainte américaine, du début du XIXe siècle,mère de cinq enfants et fondatrice d'une congrégation enseignante sur lenouveau continent.

Pour les mères de héros, les exemples ne manquent pas non plus, del'Antiquité (Olympias, la mère d'Alexandre le Grand, était une maîtresse-femme ; Cornelia, mère des Gracques, érigée par les Romains comme mo-dèle maternel, et qui disait de ses �ls Haec ornamenta mea, � Voici mes or-nements �) à la modernité (Ex : Maria Letizia Bonaparte). Marcel Prousta montré comment la mère pouvait jouer un grand rôle dans la naissanced'un écrivain.

Inversement, le déclin de la culture sera favorisé par la corruptionde la maternité spirituelle de la femme.

� À celle qui préserve la culture s'oppose sa dissipatrice(. . .) : la femme à qui sont con�ées les richesses héritées dela culture et qui souvent en prend soin jusqu'à l'adoration,les dorlote sans rien en transmettre pour qu'elles puissentensuite porter du fruit. Cette femme, c'est un peu la s÷urde cette femme égoïste, qui ne veut son enfant que pour elletoute seule. Elle respecte encore la culture mais non plus savraie vocation �.

Puisque � chaque culture ne prend son sens véritable qu'au-delà d'elle-même �, la femme devra veiller sur les réalités de la religion. Un autregrand roman de Sigrid Undset nous permet d'approcher ce mystère,Christine Lavransdatter :

� Dans les deux premiers volumes, La Couronne et LaFemme, on se trouve plongé dans le tourbillon de ces forcesnaturelles, le sang nordique et la force du destin. Mais letroisième volume a pour titre La Croix. Christine est cellequi va devenir chrétienne 8. Son destin suit tout le parcours

8. Le roman se situe dans le Moyen-Âge scandinave. Christine est chrétienne dès

145

Page 152: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

La Femme éternelle, Une méditation sur le mystère de la femme

qui, partant de la nature propre de la femme aboutit à l'es-sence de la mère chrétienne. Christine est sur le cheminde l'Église, mais c'est dans le domaine de la nature quel'Église vient à sa rencontre : dans l'exercice de sa vocationnaturelle de mère, elle découvre alors comment la vocationreligieuse de la femme et de la mère peuvent se gre�er l'unesur l'autre �.

c/ L'Église et la maternité

1. La nature et la grâce On trouve dans les coutumes liturgiquesanciennes les marques d'honneur que l'Église adresse à la mère :

� Parmi les femmes se présentant au mariage, elle ne bé-nit pas que celles qui o�rent une �délité, sans retour et entoute circonstance, à leur époux, elle réclame aussi à la fu-ture mère un engagement total pour son enfant. Si à l'heurede la naissance, il faut choisir entre la vie de la mère et cellede l'enfant, alors elle demande à la mère de se sacri�er, plushéroïque en cela que la morale du monde. (. . .) L'enfant, re-tenu captif dans le sein de sa mère, est doublement captif :la mère doit le mettre au monde selon l'ordre naturel, demême l'Église doit en outre lui donner la vie surnaturelle.L'Église est don un principe maternel �.

Mais on remarque que, alors que l'Église distingue de manière parti-culière la vierge par un acte spécial de consécration et l'épouse par lesacrement du mariage, elle ne donne à la mère qu'une simple béné-diction. Mais c'est que � la naissance terrestre n'est seulement qu'unprélude �. La mère rejoint l'humilité magnanime de la nature, qui parcequ'elle ne prétend rien être de plus, se sait appelée à être élevée et àrecevoir une surnature : car c'est aux humbles que la grâce est donnée.

� La mère qui donne la vie terrestre à son enfant luidonne en même temps la condition préalable à son salut.La nature est le préambule de la grâce. (. . .) Dire que lanature est le préalable de la grâce, c'est dire qu'elle o�re aunouveau-né la promesse d'une plus haute naissance. Il y a

le départ, mais devra continuer à se convertir. Elle s'éprend d'un chevalier, qui traîneun passé chargé derrière lui. Après des premières amours orageuses, elle parvient àl'épouser, mais mènera à ses côtés une vie di�cile et élèvera huit �ls.

146

Page 153: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Brune-Lorraine Lalubin

donc un sacrement qui est intimement relié à la vie de lamère. Mais ce n'est pas la mère qui le reçoit mais l'enfant. Lebaptême est sa deuxième naissance, sa plus haute naissance(. . .). Il y a cette comparaison charmante : la mère terrestreest comme un champ qu'on a béni et qui reste enveloppéde la rosée des bénédictions, mais c'est le pain qui sera tirédes épis de ce champ, qui sera présent à l'autel pour laconsécration �. La mère, �lle de l'Église, s'e�ace et o�re sonenfant à l'Église.

Mais � la deuxième naissance de l'enfant s'accomplit par son éducationreligieuse. La femme, en tant que mère charnelle, incarne une part de lanature ; en tant que mère chrétienne, elle incarne une part de l'Église �.La femme devient alors une deuxième fois dépositaire.

� L'enfant que la mère attend n'est pas vraiment formépar elle, mais à partir d'elle. La femme, au moment de laconception, ne prend pas mais accueille. À ce qu'elle a ac-cueilli, elle ne peut pas donner forme d'après ses v÷ux etsa volonté. Elle ne peut que porter ce qui lui a été con�é.(. . .) L'attitude de la mère chrétienne se situe dans l'espé-rance (. . .). En termes religieux, ce qui lui a été con�é, c'estl'image de Dieu dans la personne humaine à venir. L'enfant,que la femme a conçu des ÷uvres du Père selon la nature,est sur le plan religieux l'enfant du Créateur. Dieu agit, ellecoopère dans le plus grand respect. Déjà dans la maternitéphysique la nature se dévoile comme préalable à la grâce,mais en ce qui concerne la mère chrétienne, elle se découvrecomme créature coopérant à l'÷uvre de Dieu. �

Jean-Paul II, dans sa Lettre apostolique Mulieris dignitatem (15 août1988) a�rme :

� La force morale de la femme, sa force spirituelle, rejointla conscience du fait que Dieu lui con�e l'homme, l'être hu-main, d'une manière spéci�que. Naturellement, Dieu con�etout homme à tous et à chacun. Toutefois cela concerne lafemme d'une façon spéci�que - précisément en raison de saféminité - et cela détermine en particulier sa vocation. À par-tir de cette prise de conscience et de ce qui est con�é, la forcemorale de la femme s'exprime à travers les très nombreuses�gures féminines de l'Ancien Testament, du temps du Christ,

147

Page 154: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

La Femme éternelle, Une méditation sur le mystère de la femme

des époques suivantes jusqu'à nos jours. La femme est fortepar la conscience de ce qui lui est con�é, forte du fait que Dieu�lui con�e l'homme�, toujours et de quelque manière que cesoit, même dans les conditions de discrimination sociale oùelle peut se trouver. Cette conscience et cette vocation fon-damentale disent à la femme la dignité qu'elle reçoit de Dieului-même, et cela la rend �forte� et a�ermit sa vocation. Ainsila �femme vaillante� (cf. Pr. 31, 10) devient un soutien irrem-plaçable et une source de force spirituelle pour les autres quise rendent compte de l'énergie considérable de son esprit. Àces �femmes vaillantes� sont très redevables leurs familles etparfois des nations entières. �

La femme est ainsi appelée à suivre l'exemple de la Vierge Marie età redire avec elle le Fiat mihi.

2. Les mystères du Rosaire

� La signi�cation chrétienne de la vie de la mère se déve-loppe sur trois niveaux, qui correspondent aux trois formesde la prière du Rosaire, joyeuse, douloureuse et glorieuse � 9.

La croix de la mère Les mystères joyeux nous invitent à contem-pler celle qui devient mère, mais dans les mystères douloureux, la mèredisparaît totalement et l'on ne voit plus que le Fils :

� c'est que � la mère vit dans son enfant, les sou�rancesde son enfant sont contenues dans sa vie comme les mystèresdouloureux du Rosaire sont contenus dans l'Ave Maria. Parelle-même, la mère ne pouvait former ni le corps ni l'âme deson enfant, elle ne peut pas non plus décider de son destin.L'enfant est en devenir, elle veille simplement sur lui. Tôtou tard, l'enfant partira, laissant la mère loin derrière lui. Ildoit s'en aller. Chacun a à vivre sa propre existence, et a sapropre mission à accomplir. La mère vit dans l'enfant, maisl'enfant ne vit pas dans la mère. Mais chaque destin de mèreest en dernière instance la répétition sans �n des douleursde l'enfantement, donner la vie à un enfant signi�e voir l'en-fant se libérer de sa propre vie. Tôt ou tard viendra l'heure

9. Hans Urs von Balthasar médite sur cette triple dimension de la maternité dela Vierge Marie dans La Triple Couronne.

148

Page 155: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Brune-Lorraine Lalubin

où elle ira dans l'angoisse comme Marie à la recherche deson enfant, et viendra encore cette heure encore plus dou-loureuse, où l'enfant interpellera sa mère : �Femme, que meveux-tu ?� �.

G. von Le Fort conclut :

� Dans une perspective religieuse, toutes ces douleursde mère portent le même nom : celui que la romancièreSigrid Undset a donné au troisième tome de son roman, LaCroix. Christine Lavransdatter, qui a été jusqu'à sacri�er àses enfants sa relation intime à l'époux qu'elle aimait, �nittotalement séparée des plus âgés : le plus jeune enfant, sonpréféré, meurt, elle-même meurt pour un enfant étranger.Ainsi la mère douloureuse a tout o�ert de sa vie �.

Mais les mystères douloureux sont dépassés par l'Illumination des mys-tères glorieux.

Les mystères glorieux ou la mission de la femme dans l'ÉgliseDe même que la Vierge Marie s'est vue revêtir par son Fils sur la Croixd'une maternité spirituelle, la femme, �lle de Marie, reçoit une missionmaternelle au sein de l'Église. Répondant à la demande du Sauveur �Etcelui qui accueillera un enfant comme celui-ci en mon nom, c'est moiqu'il accueille�, la femme participe à la vie de l'Église qui est de faireadvenir le Christ dans les âmes. Elle le fait selon son charisme propre,sous la protection de �la Mère de la divine Grâce�.

� En tant que mère, la femme n'a pas reçu une consécra-tion spéciale, il en est de même pour son apostolat. L'apos-tolat des femmes n'est qu'une part de l'apostolat des laïcs,qui concerne chaque chrétien. La mère ne se réalise jamaispar elle-même, mais en son enfant : ici encore le grand sa-crement est donné au �ls, non à la mère. Mais c'est juste-ment pour cette raison que la mission de la femme en Églisetouche au plus intime de l'essence de l'Église, c'est en celaqu'elle représente une part de cette essence. L'Église elle-même, considérée en tant que mère, est selon son principecelle qui participe, mais celui qui agit en elle est le Christ �.

C'est pourquoi l'Église ne peut accorder le sacerdoce à la femme sansdétruire la signi�cation religieuse, l'essence propre de la femme. Demême que Dieu est un Dieu qui se cache.

149

Page 156: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

La Femme éternelle, Une méditation sur le mystère de la femme

En e�et, � la vie véritablement spirituelle de l'Église est une viecachée. Pour cette raison sont inévitablement en porte-à-faux tous ceuxqui pensent pouvoir évaluer ou juger la vie religieuse de l'Église surl'extérieur. C'est aussi absurde que de vouloir découvrir l'âme dans lecorps grâce à son scalpel �.

Or, � la femme est appelée à incarner la vie cachée du Christ dansl'Église. À ce titre, elle devient donc, dans la mission religieuse où elleest envoyée par l'Église, la �lle de Marie �.

Ce rôle de la femme est illustré dans L'Annonce faite à Marie 10 deClaudel :

� L'÷uvre de Claudel dans son ensemble se distinguede la poésie contemporaine, et même de toute la poésie dudernier siècle parce qu'elle est irriguée de pensée religieuse,mais aussi parce qu'elle s'a�ronte d'un bout à l'autre audogme. Dans ce combat, elle trouve sa grandeur propre maisaussi son isolement absolu. (. . .) Dans le poème de Claudel,l'homme est celui qui agit réellement dans l'Église : �Je teremercie, mon Dieu, dit le bâtisseur Pierre de Craon, d'avoirfait de moi un père de cathédrales�. Car �l'homme est unprêtre, mais à la femme il a été donné de s'o�rir à Dieu�.Ici le secret de la maternité religieuse rejoint le mystère duprêtre dans la transsubstantiation. Le miracle de Violainereste tout d'abord caché, mais il transforme tout �.

Pour conclure, G. von Le Fort s'attache à � esquisser une vue d'en-semble de l'image chrétienne de la femme �. � La femme chrétiennen'est pas la femme type, mais elle représente la femme ordonnée danssa vie aux grandes lois qui la régissent. � Ainsi, elle parvient à uneplénitude puisque � la vierge accède à la maternité spirituelle � toutcomme la mère revient à la virginité spirituelle. L'accomplissement dela femme se trouve dans la mission de la vierge Marie, ancilla Domini,dans sa � disponibilité inaltérable à Dieu �. La Vierge Marie, nouvelleÈve, salut de la femme, exprime aussi le salut par la femme. Gertrudvon Le Fort achève son livre par la méditation de L'Annonce faite àMarie de Claudel, qui évoque de manière saisissante, à travers la �gurede Violaine, le mystère de la femme rédemptrice.

10. Par un miracle de charité, l'héroïne, Violaine, prend sur elle la lèpre de Pierrede Craon. Devenue lépreuse, elle rendra la vie à l'enfant de sa s÷ur, Mara, et sera�nalement ramenée au sein de sa famille pour rendre son dernier sou�e.

150

Page 157: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

� C'est l'Avent jusqu'à l'arrivée de Notre Seigneur auxderniers jours. Mais toujours l'Annonciation précède l'ac-complissement dans le Christ, ce qui est caché précède l'ap-parition, l'humble acceptation précède la Rédemption, le ouide la créature précède la Parousie �.

151

Page 158: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

152

Page 159: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Exemple d'Amour en Vérité :� La foi au centre ; un Regard

Prophétique, un Amour qui se donneet se discerne �

Jean-Baptiste Vasset

Introduction

L'hypothèse, est que l'idée d'un amour qui se donne, en s'inspirantde la Parole de Dieu est centrale pour trouver le chemin vers l'amouren vérité.

La Parole de Dieu est Vérité, et comme il est écrit Ps. 85, 10, enDieu, � Amour et Vérité se rencontrent, Justice et Paix s'embrassent �.Mais parfois, l'Amour s'oppose à la vérité et l'amour ne signi�e pas qu'ilfaut toujours rapporter la vérité, parfois blessante et dure aux gens.L'Amour de Dieu par exemple est tendresse, bonté, il ne nous arrêtepas seulement à la condition de pécheur. C'est cela que je voudraiscroire : qu'on n'arrive pas, souvent, sur Terre, à concilier les deux, maisqu'en Dieu il y a une sorte de miracle, c'est-à-dire que l'Amour peutêtre vécu dans la Vérité, la Vérité peut être une Vérité d'Amour.

Quel visage ?

Amour, l'Amour, un mot qu'on entend bien souvent aujourd'hui,victime qu'il est de sa trop grande vulgarisation. Ce qu'il est au juste ?On ne sait plus trop précisément, et nombre d'entre nous peuvent enconvenir.

Avec ce mot � Amour �, on explique tout, on désigne tout, on tented'excuser ou on pardonne tout. C'est comme un mot de passe univer-sel, et comme une tunique qu'on aurait parfois tendance à trop viteramasser, pour s'en draper encore plus rapidement. Il devient alorspasse-partout, stéréotype, et lieu commun. Tentez de le dé�nir par lui-même, il devient tautologique. Du coup, pour garder sens, il ne peutque demeurer question, donc qu'est-ce aimer, véritablement, aimer envérité ?

153

Page 160: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

La foi au centre

Fruit de la Création et objet de l'Amour in�ni du Père et du Fils,nous, autant que nous sommes, sommes appelés à aimer à notre tour.Mais souvent, on se méprend ou on hésite sur les manifestations del'Amour et sa réalité par rapport à l'autre. De même, il n'est pas tou-jours évident de discerner l'attitude ou les paroles qui témoigneraientd'un amour � vrai � en communion avec le Seigneur. Alors, parfois,nous nous interrogeons.

Pour tenter de parler de l'Amour en Vérité sans trop de sentimenta-lisme, ou, à l'inverse, trop de rationalisme, mais avec, en permanence,un regard chrétien j'ai cherché les réponses au plus près de l'Évan-gile pour arriver à l'esquisse, d'une proposition, d'un exemple illustrantl'Amour en Vérité ; � La foi au centre ; un regard prophétique, un amourqui se donne et se discerne � ?

Le chemin du vrai bonheur, la Parole de Dieu

Pour tenter de voir ce que pourrait être l'Amour en Vérité, nous de-vons aussi chercher dans la Parole de Dieu, la lire et la laisser pénétreren nous, pour marcher à la suite du Père, dans la ligne des évangiles.Une connaissance exacte des vérités de la foi et des obligations moralesqui les accompagnent, une bonne compréhension du mystère de notrereligion, de cette religion qui est capable d'englober les données de notreconnaissance profane et de mettre en perspective le sens de l'histoiredu monde, et de nous-mêmes, tout cela ne peut que nous accompagner,nous autoriser une vie de foi plus profonde qui serait dégagée d'erreuret de superstition et puis plus libre aussi puisque la connaissance nouslibère de beaucoup de peurs et de bien des sottises et que, comme lerésumait un moine contemporain de l'Ordre des Chartreux, � l'igno-rance à ce niveau, est rarement sainte, ni dans ses causes (pour autantque cela dépende de nous), ni dans ses résultats. �

La Parole de Dieu peut être cette lumière qui éclaire notre route, àla découverte de ce qu'est � l'amour en vérité �. Il est dit, Ps. 105 : � Taparole est une lampe à mes pieds, Et une lumière sur mon sentier � ;Ps. 116, : � Soutiens-moi selon ta promesse, a�n que je vive, Et ne merends point confus dans mon espérance ! �

L'Amour Vrai découle de l'Amour de Dieu, de Lui, du Père : � Qui-conque aime celui qui a engendré, aime aussi celui qui est engendré delui � Jn. 3, 14). C'est ce qu'on nous dit aussi toujours dans l'évangile

154

Page 161: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Jean-Baptiste Vasset

de Jean 5 :1, intitulé la foi en Christ et ses e�ets : � Quiconque croitque Jésus est le Messie est né de Dieu, et si quelqu'un aime un père, ilaime aussi son enfant. �

La suite de l'évangile de Jean est aussi intéressante pour notrethème : � Nous reconnaissons que nous aimons les enfants de Dieu aufait que nous aimons Dieu et respectons ses commandements. � Jn. 5, 2.

Nous devons tendre à la manifestation d'un Amour inspiré de Dieuet des Saintes Écritures mais cette inspiration nous guide aussi à nepas séparer l'Amour de la Vérité de Dieu. Est simulacre d'amour toutce qui risque de ne pas s'y conformer.

Se donner ; le nécessaire renoncement d'une partiede soi pour etre à l'image de la Parole de Dieu

Dans les mots mêmes de l'Apôtre Paul aux Philippiens � Rendezma joie accomplie en ceci que vous ayez une même pensée, ayant unmême amour, étant d'un même sentiment, pensant à une seule et mêmechose. Que rien ne se fasse par esprit de parti, ou par vaine gloire,mais que, dans l'humilité, l'un estime l'autre supérieur à lui-même �Phil. 2, 1�6 on voit se dessiner une ébauche d'amour en vérité, simple,sans orgueil, sans mensonges, sans narcissisme, à l'écoute, et soucieux deson prochain. Pour aimer en vérité, il faut renoncer à vivre égoïstement,en soi et par soi, pour soi. Voilà, déjà, une esquisse de réponse ; Aimer envérité, c'est vouloir dépendre, il faut s'e�acer un peu pour que l'Amourpuisse être présent.

Sur ce point, on ne peut faire l'économie d'une pensée pour le célèbrejésuite François Varillon (1905-1978), auteur de nombreux ouvrages àsuccès qui ont étés autant de grands succès spirituels pour le renouvel-lement de l'intelligence de la foi chrétienne.

Le Père Varillon écrivait, en présentant ses critères de discernementpour la tache humaine :

Mais, puisque le Dieu vivant n'est qu'Amour, puisquema vocation est d'entrer en Lui pour vivre à jamais de saVie et être rendu capable d'aimer comme il aime, il me fautbien admettre que pas un atome d'égoïsme ne peut subsisterlà où il n'y a que de l'Amour. C'est pourquoi la plus hautejoie, ce qui fait que nous sommes chrétiens � ne faire qu'un

155

Page 162: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

La foi au centre

éternellement avec l'Amour in�ni � S'accompagne nécessai-rement de la plus haute exigence ; être moi-même tout entieramour, être purement c'est-à-dire uniquement, amour, sansaucune attention à moi, regard sur moi, repliement sur moi.

Or, il est bien entendu qu'il y a eu nous autre chose quede l'Amour. Plus profonde que tout autre, il y a eu nouscette sou�rance, qui est une noblesse en même temps qu'unaveu, de ne pouvoir aimer personne sans nous aimer nous-même davantage. Lorsque je dis à quelqu'un : je t'aime, jene suis jamais absolument sincère ; trop souvent et toujoursun peu, celui ou celle à qui je dis que je l'aime, est un moyenpour l'amour que je me porte à moi-même 1.

Il faut se rappeler de faire preuve d'humilité, de miséricorde même,quand c'est nécessaire, pour être tout à Dieu et au Christ, et se per-mettre d'être à l'écoute de celui, ou de celle que l'on aime, en passantdu moi, de l'avoir (égoïsme) à l'être (amour).

Une des caractéristiques de l'amour, c'est qu'il est un sentiment quinous porte vers quelque chose qui n'est pas nous. Et il faut tout à lafois accepter et comprendre cela pour aimer en vérité.

De la nécessité de discerner les mirages

Aimer en Vérité. Vérité. Sans aucun doute le seul mot dont nousconnaissons et utilisons souvent la transcription en hébreu, lors de nosprières, à l'occasion des repas, des messes ; Amen signi�e : cela n'estpas une illusion, ceci n'est pas un mensonge. Il y a Amen et l'Amourvient.

Mais en chemin il y a beaucoup d'erreurs, faciles à commettre, quiproviennent de l'impatience, qui porte à s'imaginer que l'on a déjàtrouvé ce qui ne fait que s'indiquer, qu'on possède déjà ce qui n'étaitencore qu'au rang de promesse. Il faut se garder, pourtant, autant quepossible de l'illusion, du mirage, de transposer ses projections sur unamour possible, souhaité, partagé ; c'est-à-dire qu'il ne faut pas s'égarerdans un amour délirant, tel qu'on le retrouve dans les pièces de Racineou dans les ÷uvres de Platon (on pensera ici à Phèdre, et au Banquet)où on a un amour-passion qui prend toute sa source dans l'émotionbouleversante suscitée par l'être aimé, chéri, un être adulé parce qu'il

1. Varillon, Joie de Croire, Joie de Vivre, p.274

156

Page 163: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Jean-Baptiste Vasset

est un idéal de beauté, qui demeure la �n unique de cet amour, qui,très vite, bascule dans un besoin d'exclusivité souvent gêné, puisquevouloir être aimé, ce n'est pas encore aimer, et puis, bien sûr, on nepeut posséder la beauté, et à elle seule elle ne peut su�re, par, et pourelle-même à un amour vrai.

On ajoutera à cette précision qu'en son temps déjà le mathéma-ticien, physicien, théologien, philosophe, Blaise Pascal, évoquait déjàla question en ces termes : � Celui qui aime quelqu'un à cause de sabeauté l'aime-t-il ? Non, car la petite vérole, qui tuera la beauté sanstuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus. �

Laissons l'amour-passion qui meurt quand la beauté se défraîchitdonc, puisque c'est un mirage, car vouloir vivre ensemble, rapidement,lors d'une passion amoureuse, les charmes et les fragilités d'un amournaissant et les vertus de la durée est utopique ; il est bien rare en ef-fet qu'une relation durable soit bâtie sur la seule base de l'attirancephysique.

L'amour en vérité est désintéressé, c'est l'amour authentique consis-tant à se donner et non pas à se rechercher, à se dévouer sans penserimmédiatement à son pro�t, ou à pro�ter au sens large, à s'oublier unpeu, pour le bonheur de l'autre.

C'est important, aussi, pour tenter d'aimer en vérité de reconnaîtrela liberté de l'autre, des autres, en cela que le Désir qu'on va éprouverlorsqu'on aime ne va pas s'adresser à un objet mais à une personnelibre, et tant qu'on n'a pas reconnu la liberté de l'autre qui nous faitface, on ne pourra pas le rejoindre dans ce qu'il a de plus essentiel. Ilfaut aimer l'autre en tant qu'autre, qui peut nous échapper, qui nouséchappe, parfois. S'accaparer l'existence en fonction de ses souhaitsn'est pas conforme à la doctrine religieuse.

Un exemple, bien souvent, on croit qu'aimer, aimer en vérité, ouaimer vraiment profondément, c'est trouver son âme-s÷ur, quelqu'undont on puisse dire avec certitude et toute notre foi qu'il est notredouble, et donc raccourci évident et prévisible, qu'on est taillés, faitl'un pour l'autre.

On a enseigné, avec le romantisme notamment, que toute âme ests÷ur d'une autre âme, que tout le monde a une âme-s÷ur, quelqu'unqui l'attend dans l'ombre, et que le destin de ces deux âmes s÷ursc'est de se croiser un jour ou l'autre. C'est beau, mais il n'est pas sûrque cela soit vrai à grande échelle. S'il faut bien un peu de complicité,

157

Page 164: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

de proximité dans l'amour, ce n'est pas parce que telle personne estnotre âme-s÷ur qu'elle serait fondée à être � la � bonne personne, etl'objet possible d'un amour unique. Il y a beaucoup de mythes autourde l'amour, et cela c'en est un. L'illusion portée par une telle penséeveut en e�et qu'on ait tendance à trop attendre de quelqu'un dont larencontre su�rait à combler nos manques, nos désirs, soutenir nos fai-blesses, encadrer nos forces, répondre à nos aspirations plus ou moinsapparentes. Mais bien souvent le temps révèle des déceptions, des dé-faillances, des disputes, au fur et à mesure qu'on découvre l'autre � envérité �. Avant, on ne l'avait pas laissé être lui-même. Et alors, la dés-illusion, ou le sentiment de s'être trompé cassent l'alchimie d'un amourqui aurait pu être vrai, car le partenaire rêvé se révèle partenaire àl'imparfait.

On doit accepter le destin, celui de l'autre, celui de sa liberté, s'yadapter, et s'y rencontrer, s'y retrouver. C'est ce qui explique que lesmariés s'engagent � pour le meilleur et pour le pire � car dans ces cas-là, il n'y a tout simplement plus de situation imaginable sur laquellepuisse venir se briser le roc que serait un tel amour vrai.

Concluons en revenant à la source. Le thème en était � L'Amouren vérité �, nous avons voulu en parler à travers la Parole de Dieu,qui en parle comme d'un amour qui se donne, car le don, authentique,nous semble la condition principale, ou un des meilleurs terreaux dedéveloppement de l'amour en vérité.

On citera à l'appui le philosophe Emmanuel Levinas, qui a beaucouptravaillé sur la phénoménologie de l'amour � La donation [en amour]enrichit l'être, à proportion qu'elle amoindrit et appauvrit l'avoir ; ceque le donateur a donné, inexplicablement, et miraculeusement, il l'aencore ; et plus il donne plus il conserve ; plus il gaspille, plus il pos-sède ! � ; on ne prête pas de l'amour en attendant d'être remboursé,mais on le prête, ou plutôt qu'on le donne, gratuitement, sans espoir deretour, sans condition de réciprocité, qu'on laisse à la liberté de l'autreet à Dieu.

Aimer en vérité ne doit pas se limiter aux ressources du corps maiss'étendre, croiser celle de la foi, de la vie chrétienne et donc les Évan-giles, la Parole de Dieu.

158

Page 165: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Troisième partie

Aimer la vérité à la

suite du Christ

Le Caravage, Incrédulité de Saint Thomas,huile sur toile, vers 1603

Page 166: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

160

Page 167: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Le rôle de la bioéthique dans larecherche en sciences

Marielle Drommi

Introduction

L'éthique de manière générale a pour vocation de discuter de cer-taines actions humaines à la lumière de la morale, c'est-à-dire de ce quiest bon ou mauvais, et de pouvoir ainsi approuver ou désapprouver cesactions.

On peut alors se poser une question : qu'est-ce qui dé�nit une actionbonne, correcte ? Est-ce que cette dé�nition est universelle, ou bienrelative à certains lieux, certaines époques, certaines civilisations ?

La morale en éthique est fondée sur la réciprocité, sur le fait detoujours s'humaniser l'un l'autre : le bien recèle alors le souci de l'autre,tandis que le mal nie l'autre comme un être de même valeur que soi.

La maxime d'Emmanuel Kant dans Fondement de la métaphysiquedes m÷urs peut servir d'outil dans tout raisonnement en éthique :� Agis de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta per-sonne que dans la personne de tout autre, toujours comme une �n, etjamais simplement comme un moyen �.

Ces ré�exions s'accompagnent toujours de considérations concrètes :impacts sur la santé et sur l'environnement, respect de la vie privée etc.

La bioéthique se concentre sur les actions humaines autour des su-jets biologiques, médicaux, génétiques. . .

Dans le domaine de la recherche, la bioéthique est cruciale, car ellepermet d'éviter les dérives des technologies qui pourraient se dévelop-per. Grâce à la bioéthique, il est possible de prévenir des risques quin'auraient autrement pas été prévus par les chercheurs, soucieux decomprendre la vérité en utilisant des technologies qui ne sont pas tou-jours respectueuses de l'humain.

Nous allons étudier les raisonnements en bioéthique sur la base d'uncas concret, la recherche sur l'embryon humain, avec l'aide des avispubliés par le Comité Consultatif National d'Éthique.

161

Page 168: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Le rôle de la bioéthique dans la recherche en sciences

En 1998, la découverte des cellules souches a été un tournant dansla recherche en biologie. Juste après la fécondation, la cellule mère et lescellules issues de sa division sont dites totipotentes, c'est-à-dire qu'ellespeuvent donner naissance à n'importe quel type de cellule du corpshumains, et que si l'une d'entre elle est isolée, elle pourra donner nais-sance à un nouvel embryon (c'est de la séparation de cellules totipo-tentes que naissent les jumeaux monozygotes, ou vrais jumeaux). Puisles cellules deviennent pluripotentes : elles peuvent toujours donnernaissance à tous les types de cellule du corps, mais séparées, elles nepermettent pas d'obtenir un embryon. En�n les cellules se di�éren-cient, elles deviennent multipotentes, puis pour certaines, unipotentes,et appartiennent à l'une des 200 familles de cellules du corps humain(neurones, cellules du foie, de la peau etc.). Une fois qu'une cellules'est di�érenciée, elle ne peut plus donner naissance qu'à des cellulesdu même type qu'elle.

Ainsi, les cellules souches sont des briques de base du vivant, puis-qu'elles permettent de donner naissance à n'importe quel type de cel-lule. Elles sont donc très prometteuses pour la recherche médicale, puis-qu'elles permettraient par exemple de recréer n'importe quel organedans le but d'une gre�e, avec les cellules du patient. Il n'y aurait ainsipas de risque de rejet.

Mais les cellules souches intéressent aussi grandement la recherchefondamentale, pour comprendre le vieillissement cellulaire, le cancer, lesmécanismes du développement de l'embryon, l'épigénétique (en fonc-tion de l'environnement d'une cellule, certains gènes cessent de s'ex-primer dans l'ADN de la cellule, et ce phénomène est notamment àl'origine de la di�érenciation des cellules) etc.

La di�culté qui subsiste est la question de l'obtention de ces cel-lules totipotentes : il n'en existe plus chez l'être humain après le staded'embryon, donc il faut prélever de telles cellules sur l'embryon. Or ceciprovoque évidemment de grandes questions éthiques, qui impliquent deré�échir sur le mystérieux statut de l'embryon, que le CCNE quali�ede � personne humaine potentielle en devenir �.

Nous allons tout d'abord nous intéresser aux deux contextes trèsdi�érents qui permettraient d'obtenir des cellules embryonnaires : l'uti-lisation des embryons surnuméraires issus de la PMA (procréation mé-dicalement assistée), et la création in vitro d'embryons humains.

162

Page 169: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Marielle Drommi

Lorsqu'un couple décide d'avoir recours à la PMA pour avoir desenfants, et notamment à la FIV (fécondation in vitro), la mère subitdes traitements hormonaux lourds ainsi qu'une opération invasive pourdonner ses ovocytes. De plus, la probabilité pour que l'implantationd'un embryon réussisse est d'environ 20%. Pour éviter de refaire sys-tématiquement des prélèvements d'ovocytes chez la mère et lui fairecourir des risques, plus d'embryons que prévu sont créés, au cas il fau-drait recommencer l'implantation, ou que le couple désirerait d'autresenfants. Ces embryons sont dits surnuméraires, et on sait aujourd'huiles cryogéniser (les conserver à très basse température), pour pouvoir lestransférer plus tard. Tant que ces embryons sont inscrits dans un pro-jet parental, ils sont conservés. Mais lorsque les parents ne veulent plusd'enfants, la question de la destruction des embryons surnumérairesse pose. Dans deux cas, lorsque l'embryon présente une anomalie, oula maladie que les parents voulaient éviter (dans le cas d'une maladiegénétique, qui est dépistée lors du diagnostic préimplantatoire), il estdétruit. Mais que faire lorsque l'embryon est surnuméraire et ne s'ins-crit plus dans un projet parental ? Sous quelles conditions peut-on ledétruire ?

La loi de 2004 sur la bioéthique a tranché pour la destruction desembryons surnuméraires si les parents le demandent, ou au bout de 5ans en cas d'absence de réponse des parents. Peut-on alors utiliser cesembryons détruits à des �ns de recherche ? La loi de 2004 interdit cetterecherche, justi�ant ceci par un refus d'instrumentaliser les embryonssurnuméraires, sauf en cas de dérogations, au cas par cas, avec accorddes parents et si le projet de rechercher promet de faire des avancéesmajeures et ne peut se faire d'une autre manière. Le CCNE soulève lesdi�érents paradoxes de cette interdiction.

Tout d'abord, la recherche est interdite même après destruction,mais la destruction est autorisée. Or ce n'est pas la recherche qui im-plique la destruction, mais la destruction qui permet une possibilité derecherche. Il semblerait que ce soit la recherche qui est ici condamnée,or la recherche est une valeur éthique essentielle, puisqu'elle permet lepartage de nouvelles connaissances. � Refuser de tirer des connaissancesnouvelles à partir d'une conduite que l'on considère licite pose, en soi,un problème éthique. �.

Ensuite, la dérogation ne concerne que les projets de recherche quipromettent des avancées majeures, donc de la recherche appliquée. Or,comme disait Pasteur : � Non, mille fois non, il n'existe pas une caté-

163

Page 170: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Le rôle de la bioéthique dans la recherche en sciences

gorie de sciences auxquelles on puisse donner le nom de sciences appli-quées. Il y a la science et les applications de la science, liées entre ellecomme le fruit à l'arbre qui l'a porté �. Sans recherche fondamentale, lascience ne peut pas évoluer, et encore moins porter des fruits, qui sontses applications. La science fondamentale est aujourd'hui délaissée carjugée inutile, et tout projet de recherche doit, aux yeux de la société,avoir des applications immédiates, sinon il n'est pas légitime, comme lemontre cette loi.

En�n, le couple doit réaliser un choix libre et informé quant à la pos-sibilité de recherche sur ses embryons surnuméraires. Mais aujourd'hui,ce choix consiste à choisir entre la destruction ou la recherche, qu'ellesoit sur l'embryon détruit ou sur l'embryon vivant. Le couple doit doncconsentir au tout ou rien, et ne peut pas consentir uniquement à la re-cherche sur des cellules isolées de l'embryon détruit. Le CCNE proposeune démarche inverse : une évaluation scienti�que et éthique du pro-jet de recherche, puis de demander au couple s'ils consentent à ce queleurs embryons surnuméraires soient utilisés dans le cadre de ce projetde recherche.

Cependant, toutes ces ré�exions sont uniquement situées dans lecadre de la loi de bioéthique de 2004, et il ne faut pas oublier que laquestion éthique première est celle du mystère de l'embryon humain,son statut, et le fait d'accepter que l'on puisse porter atteinte à sonintégrité.

La création d'embryons humains in vitro soulève des problèmeséthiques très complexes, car d'une part elle est nécessaire à certainsprojets de recherche (notamment ceux visant à améliorer les techniquesde PMA pour maximiser la probabilité que l'implantation de l'embryonmarche, et qui nécessitent donc de créer des embryons), et d'autre part,le risque majeur est celui de la réi�cation (transformation d'une relationhumaine en chose) de l'embryon humain.

De plus, dans ce cas, la notion de temporalité devient très impor-tante : Jusqu'à quel stade peut-on laisser se développer in vitro unembryon créé à visée de recherche ? En Grande Bretagne par exemple,la recherche sur l'embryon vivant in vitro est autorisée sous conditions,mais est accompagnée d'une interdiction de poursuivre les recherchesau bout de 15 jours de développement, stade où apparaissent les cel-lules nerveuses. Le CCNE préconise, lui, de ne pas prendre en compteles stades de di�érentiation de l'embryon mais plutôt le stade à partir

164

Page 171: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

duquel il n'est plus capable de se développer s'il est transféré dans lecorps de la mère, c'est-à-dire 7 jours.

Toutes ces questions éthiques sont très complexes du fait de la di-vergence des croyances et des sensibilités et le CCNE opte pour descompromis qu'il faut considérer � non comme une incapacité à choi-sir, mais au contraire comme le choix d'une conduite raisonnée, par-tageable, refusant les certitudes, mais prenant pleinement en comptela complexité de cette énigme de la � personne humaine potentielle �,et en accordant toute sa place au projet parental qui inscrit l'embryonhumain, avant même sa création, dans une relation humaine qui est lacondition même de son devenir �.

L'avis se termine en laissant la parole aux membres du CCNE ayantdes réserves à exprimer par rapport à ce sujet, permettant de voir ladiversité des convictions quant au statut de l'embryon humain.

Sources

Conférence d'Axel Kahn le 3 mars 2015 : � Comment les évolutionstechnologiques peuvent-elles poser des problèmes éthiques ? �

Avis no 112 du Comité Consultatif National d'Éthique : Une ré-�exion éthique sur la recherche sur les cellules d'origine embryonnairehumaine, et la recherche sur l'embryon humain in vitro.

165

Page 172: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

166

Page 173: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Pascal et l'idolâtrie de la véritéAxelle de Reviers

On se fait une idole de la vérité même, car la vérité hors de la charité n'est pasDieu, et est son image et une idole qu'il ne faut point aimer ni adorer, et encore

moins faut-il aimer ou adorer son contraire, qui est le mensonge.Je puis bien aimer l'obscurité totale, mais si Dieu m'engage dans un état à demi

obscur, ce peu d'obscurité qui y est me déplaît, et parce que je n'y vois pas lemérite d'une entière obscurité il ne me plaît pas. C'est un défaut et une marqueque je me fais une idole de l'obscurité séparée de l'ordre de Dieu. Or il ne faut

adorer qu'en son ordre 1.

Le chercheur chrétien se fait-il une idole de la vérité qu'il prend pourobjet, s'il aime son activité ? Il s'agit ici d'interroger, à la lumière dela ré�exion de certains fragments et extraits des Pensées et Opuscules,la valeur d'une forme d'amour de la vérité bien particulière, celle del'amour de la connaissance rationnelle. La question peut paraître horsde propos puisqu'elle interroge une notion qui n'est pas textuellementpascalienne : Pascal ne construit pas d'épistémologie, et l'amour dela connaissance n'est présent qu'en des termes condamnant la � libidosciendi � ou � concupiscence des yeux 2 �. Or, si cette forme d'amour estquali�ée de concupiscence, on doit bien souligner que Pascal, dont sas÷ur Gilberte raconte dans sa Vie que � rien ne l'a jamais pu satisfaireque sa connaissance �, en a témoigné par son activité et son ÷uvrescienti�que.

Loin de prétendre faire répondre à un corpus une question qu'il nepose pas, et qui touche à des questions profondes et complexes de laré�exion pascalienne, il s'agit ici de mettre à jour dans cette dernièreune tension, et d'y situer une interrogation à partir des éléments quien relèvent, éléments qui ont trait à l'anthropologie des Pensées.

Celle-ci donne en e�et à voir l'homme blessé dans son rapport à lavérité. Il l'atteint par deux facultés : sa raison et son c÷ur, par lequelDieu se fait présent à lui dans la foi. Ces facultés sont à la fois le siègede la grandeur et de la misère de l'homme, et leur dérèglement est aufondement de la disproportion par laquelle l'homme est monstre. Larencontre de l'amour et de la vérité se fait dans le Christ, seul objet et

1. PASCAL, Blaise, Pensées � Sellier 755 - Lafuma 9262. � S 460 - L 546

167

Page 174: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Pascal et l'idolâtrie de la vérité

seul sujet d'un amour véritable. Entre cette blessure et cette rencontre,la raison humaine peut-elle prendre la Vérité du Christ pour objet ? Onanalysera en particulier la lecture de cette tension et sa résolution quepropose Balthasar dans la Gloire et la Croix, avec le concept d'analogiegéométrique.

I. Le modèle du Christ, unique rencontre de l'amouret de la vérité, et sa fondation dans la distinction desordres

a/ La charité

Quel modèle d'amour de la vérité est fourni dans les Pensées ?L'homme sans Dieu, décrit dans sa misère, semble davantage capabled'un amour qui le divertit dans l'activité, y compris intellectuelle. Pour-tant, le but de l'entreprise apologétique est de mener l'homme à croire,de le faire approcher de la vérité divine et de lui faire aimer cette vé-rité qui n'est pas théorique mais existentielle. Une telle vérité n'est pasdistincte de la personne du Christ, qui unit en lui amour et vérité dansune parfaite mesure lorsque l'homme, dans sa disproportion, les sépare.Il faut donc distinguer dans les textes pascaliens ce modèle d'amour duvrai auquel correspond la grandeur de l'homme qu'est l'harmonie entreamour et vérité dans la personne du Christ, et la dissociation de cesdeux termes dans la misère de l'homme sans Dieu, a�n de situer l'amourde la vérité théorique dans cette tension.

Comment se quali�e chez Pascal un tel modèle d'amour juste etvéritable ? Pour que celui-ci soit conforme à ce qu'est l'homme dans sagrandeur, il doit correspondre à la charité, dé�nie au sein du paradigmedes � Trois Ordres des choses � : ordre de la chair (représenté par lesrois), ordre des esprits (représenté par les savants), et ordre de la cha-rité (représenté par les saints). Cette tripartition, typologie des âmeshumaines dans leur parcours individuel tout comme des castes sociales,dépasse le discours anthropologique et pose les jalons d'une donne épis-témologique que complète la distinction entre l'esprit de géométrie etl'esprit de �nesse : les trois ordres, tout comme les deux esprits, fonc-tionnent sans compréhension mutuelle, parce qu'il n'existe pas entreeux de commune mesure :

De tous les corps ensemble on ne saurait en faire réussirune petite pensée. Cela est impossible et d'un autre ordre.

168

Page 175: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Axelle de Reviers

De tous les corps et esprits on n'en saurait tirer un mou-vement de vraie charité, cela est impossible, et d'un autreordre surnaturel 3.

Cette incommensurabilité des ordres, qui se pose en loi (la confu-sion des ordres n'étant que l'e�et de la disproportion de l'homme) n'estcependant pas une indépendance : chaque ordre reçoit sa mesure del'ordre supérieur, qui en abolit la valeur : aucune production de l'espritne vaut un mouvement de charité, les premières sont séparées des se-conds par une distance in�nie, ainsi leur valeur à l'égard de cet in�niqui les dépasse est la même que celle qui sépare le néant de l'in�ni.Quelle valeur reste-t-il alors à la raison, néant à l'égard de l'in�ni dela charité que rien ne surpasse si ce n'est la gloire divine ? Le modèlede la charité est Jésus-Christ et sa vie, lui qui non seulement ne s'estpas abaissé à des grandeurs d'ordre charnelles comme la guerre ou laconquête du pouvoir, mais � n'a point donné d'inventions 4 �. La charitéest à l'égard de l'esprit ce qui la fonde et lui donne sa valeur : elle s'éta-blit en e�et vis-à-vis des autres ordres dans un rapport de �guration :l'amour incarné en Jésus-Christ est ce vers quoi tendent tous les autresordres, et ce au sein desquels elle est n'est manifeste que sous formed'absence : tout ce qui n'est pas la charité en est la �gure. Celle-ci netire sa grandeur que de ce dont elle est la �gure, la charité qui, en luidonnant sa signi�cation, l'anéantit :

La charité n'est pas un précepte �guratif. Dire que Jésus-Christ qui est venu ôter les �gures

pour mettre la vérité ne soit venu que mettre la �gurede la charité pour ôter la réalité qui était auparavant, celaest horrible.

Si la lumière est ténèbres que seront les ténèbres ? 5

Cet anéantissement des ordres inférieurs explique la victoire de lacharité divine sur les démonstrations profanes, victoire d'un Dieu qui,sensible au c÷ur, humilie la raison : les vérités divines ne sauraientconstituer l'objet des démonstrations dont l'Art de Persuader donneles règles : � on n'entre dans la vérité que par la charité 6 �.

3. � S 339 - L 3084. Idib.5. � S 430 - L 8496. PASCAL, Blaise, De l'Esprit géométrique, 2, De l'art de persuader, � 3-5, OC

III, p. 413-414, � 3

169

Page 176: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Pascal et l'idolâtrie de la vérité

b/ La concupiscence

Cependant, dans le c÷ur de l'homme sans Dieu, la place d'une tellecharité est usurpée par la concupiscence, amour injuste de soi qui sedonne pour amour alors qu'il n'est qu'amour du faux : cet amour-propreméconnaît la misère de l'ego humain qui est � haïssable � en tant quetel :

La vraie et unique vertu est donc de se haïr, car onest haïssable par sa concupiscence, et de chercher un êtrevéritablement aimable pour l'aimer. 7

L'amour humain, blessé, est coupable de se porter vers des objetsqui ne méritent pas de sa part un tel mouvement. Remplacée par unamour des faux-semblants dans lequel l'ego humain n'aime que soi, lacharité ne trouve pas dans ce c÷ur de l'homme sans Dieu une image�dèle de la vérité divine. Les mouvements que Pascal appelle charnelsen sont des émanations : le peuple d'Israël, en ne reconnaissant pas lasigni�cation véritable des prophéties, et en prenant pour argent comp-tant les promesses de biens terrestres qu'elles font, agissent en peuplecharnel, or une telle attitude est aveugle parce qu'incapable de recon-naître la �gure divine, pour ce qu'elle est. Dans le fonctionnement dela �gure, il faut souligner que l'absence du �guré, du Dieu qui vientse cacher, plus qu'une dissimulation, s'apparente à une kénose par la-quelle l'in�ni divin se rapproche du néant : c'est en cela que la présencedivine ne se réalise dans les ordres inférieurs que par le non-être, parune pauvreté d'être qui vient à l'encontre des attentes et des valeurs deces ordres inférieurs : ainsi, le charnel, dont les valeurs sont la richesseet le pouvoir, n'est pas à même de reconnaître le Christ dans le pauvre.

Peut-on attribuer à l'ordre des esprits une telle erreur ? Pascal dis-tingue pour chacun d'eux une concupiscence : celle de l'ordre des espritsest la curiosité, propre aux savants, celle du troisième ordre, de l'ordrede la charité au sein duquel la connaissance mène à la sagesse, étantl'orgueil 8. Il s'agit donc d'interroger le passage de l'un à l'autre, mani-feste dans les termes utilisés au �112-77 :

Orgueil. Curiosité n'est que vanité. Le plus souvent on neveut savoir que pour en parler, autrement on ne voyagerait

7. � S 471 - L 5648. � S 971 - L 933

170

Page 177: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Axelle de Reviers

pas sur la mer pour ne jamais en rien dire et pour le seulplaisir de voir, sans espérance d'en jamais communiquer 9.

Cette corruption de la raison par l'amour-propre va-t'elle jusqu'àméconnaître la �gure du divin ? En d'autres termes, à quelles conditionsl'amour d'une vérité théorique, la curiosité constitue-t'elle une idole,image corrompue de la charité ?

II. L'idolâtrie, orgueil et confusion des ordres

a/Le c÷ur et son ambivalence

L'amour, qu'il soit de charité ou de concupiscence, est accompli parla faculté du c÷ur, que Pascal analyse à la lumière d'un examen dela condition humaine, et de la position dans l'existence de l'hommeindividuel. Bien plus qu'un siège des sentiments, son statut est celuid'un espace de jonction entre les facultés humaines, qu'elles soient spi-rituelles ou corporelles, il compose avec elles et de ce rapport dépendson orientation, vers soi (cupidité) ou vers Dieu (charité). Ce statut,ainsi que la nécessaire intimité de sa position dans l'homme en fait unfondement de la totalité hétérogène de ce qu'il est : en cela, il constituela cheville conceptuelle de l'anthropologie de la grandeur et de la misèrequi ne prend pas tant pour objet la nature humaine que sa condition.Or, le c÷ur est à la fois faculté connaissante, qui procède par intuition,et, en tant qu'il relève du sentiment et de la volonté, lieu de la rencontreavec Dieu. En tant que faculté connaissante il est à la fois concurrentde la raison et fondation de celle-ci :

Nous connaissons la vérité non seulement par la raisonmais encore par le c÷ur, C'est de cette dernière sorte quenous connaissons les premiers principes et c'est en vain quele raisonnement, qui n'y a point de part essaie de les com-battre. [. . .] C'est sur ces connaissances du c÷ur et de l'ins-tinct qu'il faut que la raison s'appuie et qu'elle y fonde toutson discours. Le c÷ur sent qu'il y a trois dimensions dansl'espace et que les nombres sont in�nis et la raison démontreensuite qu'il n'y a point deux nombres carrés dont l'un soitdouble de l'autre. Les principes se sentent, les propositionsse concluent et le tout avec certitude quoique par di�érentes

9. � S 112 - L 77

171

Page 178: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Pascal et l'idolâtrie de la vérité

voies � et il est aussi inutile et aussi ridicule que la rai-son demande au c÷ur des preuves de ses premiers principespour vouloir y consentir, qu'il serait ridicule que le c÷ur de-mandât à la raison un sentiment de toutes les propositionsqu'elle démontre pour vouloir les recevoir.

Cette impuissance ne doit donc servir qu'à humilier laraison � qui voudrait juger de tout � mais non pas à com-battre notre certitude. Comme s'il n'y avait que la raisoncapable de nous instruire, plût à Dieu que nous n'en eus-sions au contraire jamais besoin et que nous connussionstoutes choses par instinct et par sentiment, mais la naturenous a refusé ce bien ; elle ne nous a au contraire donné quetrès peu de connaissances de cette sorte ; toutes les autresne peuvent être acquises que par raisonnement 10.

Le c÷ur, siège d'une rencontre avec Dieu qui transcende et humiliel'entreprise de la raison, n'est cependant pas une faculté qui manifestela grandeur de l'homme, au contraire, c'est en son sein que se loge laracine de sa disproportion, il ne mène au salut que si le travail de lagrâce et de la vertu y est victorieux sur les penchants de la naturecorrompue, ce statut est manifeste dans l'image de � place rebelle queles vices ont occupée � de la Prière pour le bon usage des maladies.Ce lieu de la conversion, qui est aussi point de départ de l'amour, estentièrement dépendant de la machine, de l'ensemble des gestes et desattitudes qui conditionnent se disposition par leur répétition. Ainsi, laméconnaissance de la �gure divine dans l'ordre des corps est l'erreurd'un c÷ur charnel.

La di�érence entre connaissance par le c÷ur et connaissance parla raison est rendue manifeste par l'exposé des règles spéci�ques dufonctionnement de la raison dans la Préface pour le traité du vide : lavérité connue par la raison, qui � a toujours l'avantage � parce qu'elleest plus ancienne, et qu'il s'agit, par un e�ort commun, de découvrirsans que cet acte n'en altère l'authenticité première ; la raison humainefonctionne comme une accumulation, ses mouvements sont la conserva-tion et l'accroissement de la connaissance, ce qui constitue sa principaledi�érence avec l'instinct animal. Celle-ci est à distinguer de la connais-sance connue par le c÷ur, qui est toujours nouveauté.

10. � S 142 - L 110

172

Page 179: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Axelle de Reviers

b/ Le jeu de l'activité intellectuelle, sottise et orgueil

Le c÷ur permet donc d'accéder à l'ordre de la charité que le raisonseule ne peut pas même e�eurer. Leur articulation permet-elle cepen-dant à la raison d'atteindre des objets aimables sans que cet amour soitidolâtre ? On peut lire un exemple de cet amour dans le fragment sur ledivertissement, dont un des avatars est l'activité intellectuelle, lorsquecelle-ci s'apparente à un jeu :

Ainsi l'homme est si malheureux qu'il s'ennuierait mêmesans aucune cause d'ennui par l'état propre de sa com-plexion. Et il est si vain, qu'étant plein de mille causesessentielles d'ennui, la moindre chose comme un billard etune balle qu'il pousse, su�sent pour le divertir. Mais direz-vous quel objet a(-t-)il en tout cela ? celui de se vanter de-main entre ses amis de ce qu'il a mieux joué qu'un autre.Ainsi les autres suent dans leur cabinet pour montrer auxsavants qu'ils ont résolu une question d'algèbre qu'on n'au-rait pu trouver jusqu'ici, et tant d'autres s'exposent auxderniers périls pour se vanter ensuite d'une place qu'ils au-ront prise aussi sottement à mon gré. Et en�n les autres setuent pour remarquer toutes ces choses, non pas pour endevenir plus sages, mais seulement pour montrer qu'ils lessavent, et ceux-là sont les plus sots de la bande puisqu'ils lesont avec connaissance, au lieu qu'on peut penser des autresqu'ils ne le seraient plus s'ils avaient cette connaissance 11.

Comment quali�er ici l'attitude du savant, et pourquoi est-elle po-sée en contre-exemple ? Ce savant n'a pas suivi la bonne �n dans sonactivité : il s'agit pour lui d'en montrer le résultat, c'est-à-dire ici semontrer soi, se prendre soi-même pour but et pour objet de son amour.On a là une nette illustration de la curiosité du � 112-77.

L'idolâtrie du savant qui se divertit ainsi est sottise, car il ne pour-suit pas le but de la charité qu'est la sagesse. Peut-on dire cependantqu'il adore un être qui se donnerait pour la vérité ? L'idolâtrie men-tionnée au � 755-926 est celle qui confond les ordres et prétend adoreren-dehors de l'ordre de la charité. Or, le savant cède à la concupiscencede son ordre qu'est la curiosité, et l'estime d'autrui (pente propre auxphilosophes qui, malgré leur connaissance de Dieu, au lieu de le leur

11. � S 168 - L 136

173

Page 180: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Pascal et l'idolâtrie de la vérité

montrer, ne cherchent qu'à être estimés des hommes 12, mais la véritéqu'il poursuit). Cependant cette poursuite de l'estime (qui n'entre pasdans la catégorie des biens poursuivis par les concupiscences) quoiquepréférée à l'amour de la vérité, ne se donne pas pour elle.

L'idolâtre serait davantage le métaphysicien qui prétend prendreDieu pour objet et en faire un concept là où l'objet de l'amour justeest le Christ en tant que personne existante. Un texte est ici éclairant :il s'agit du dialogue du � pari �. Celui-ci est à interpréter comme unachoppement des preuves métaphysiques de l'existence de Dieu, et del'analogia entis, qui ne su�sent pas à convaincre l'athée : les argumentsavancés au début du fragment n'ont pour objet qu'un concept vide :Dieu en tant qu'être existant n'est atteint que par le saut que représentele pari, qui est un passage, via le c÷ur, à un ordre supérieur, à l'ordrede la charité. La confusion des ordres de la métaphysique qui prendDieu pour objet est ici coupable d'avoir cherché la vérité dans sonpropre ordre, cette attitude, est marque d'orgueil, d'un amour de soide la raison qui confond la vérité divine avec un de ses objets propre :un concept. En cela, sa curiosité est sacrilège : cette forme d'amourméconnaît dans son ordre la présence du divin comme �gure, c'est-à-dire absence. La curiosité, concupiscence de la raison, devient alorsorgueil, concupiscence de la sagesse, elle est abolie par l'ordre supérieur,et c'est par ce mouvement qu'elle va à l'encontre de la charité et estidolâtre, voire (bien que ce terme n'apparaisse pas dans les Pensées)sacrilège.

Ainsi, on peut dégager comme fondement de l'idolâtrie de la raison,une confusion entre les ordres qui va de pair avec un amour injustede soi. Il s'agit des racines de la contradiction entre la raison humaineet la charité. Peut-on envisager une résolution de cette contradictionde la nature humaine ? Cette contradiction entre l'esprit et la charitérepose sur la première contradiction entre l'ordre du corps et celui desesprits, et la charité transcende les ordres inférieurs par le Christ qui endéchi�re les �gures. Or, le Christ, Verbe Incarné, est la manifestationde la chair et de l'esprit réconciliés dans l'ordre de la charité. La sagesse,qui est celle de l'Évangile, représente un nouveau rapport à l'esprit qui,s'accomplissant dans des actes d'amour, donne une vie nouvelle à laraison rendue idolâtre par le péché originel. L'incarnation, la mort etla résurrection présentent un nouveau rapport à la matière et au corps,

12. � S175 - L 142

174

Page 181: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Axelle de Reviers

vécu dans le don d'amour. Comment l'homme peut-il par son corps etson âme et leurs facultés, rejoindre cette vérité nouvelle de l'ordre de lacharité ? La lecture d'Urs von Balthasar, dans la Gloire et la Croix, estparticulièrement intéressante à ce propos, dans l'analyse qu'elle proposede Pascal comme �gure esthétique de la révélation.

III. L'analogie géométrique : une résolution par l'es-thétique ? La lecture de Balthasar.

a/La tâche humaine de mesure des ordres

La Gloire et la croix se propose d'étudier � les aspects esthétiquesde la révélation �. Dans sa grande étude sur les transcendantaux, il sepenche sur le Beau comme manifestation de la personne et de l'amourdivins. Balthasar y présente Pascal comme celui qui, en rupture avec latradition scolastique, a audacieusement dressé un pont entre la Révé-lation dans sa manifestation primitive (augustinisme) et la science mo-derne. Il est � une de �gures de proues de l'esthétique théologique �, quia su s'élever au-dessus du � rétrécissement � de l'augustinisme qu'étaitPort-Royal pour tendre vers la grandeur de celui-ci. Contre l'image d'unPascal � déchiré � Balthasar voit chez Pascal un � Romain � dont l'artest de � jeter des ponts sur les abîmes, et même d'introduire les videsdans son architecture. 13 �

Il propose de lire dans la pensée de Pascal une méthode qui atteintDieu dans son amour et sa vérité en suivant une manière géométrique.Cette analogie géométrique ne se résume pas à la projection sur Dieudes conceptions de l'esprit humain, mais la mesure fondamentale desordres est l'homme, qui marque leur �nitude : c'est donc à l'hommeet aux facultés dont il dispose que revient la tâche d'établir entre lesordres la proportion manquante, en recevant par la médiation du Christla grâce nécessaire. C'est ce qui justi�e l'entreprise apologétique, grâceà laquelle l'homme décrypte les �gures de la charité. Cette entreprisefait appel au c÷ur autant qu'à la raison, qui ne peut su�re seule à yparvenir : � vouloir, pour l'amour d'une � science absolue �, faire éclatercelle-ci serait justement contraire à la réalité, donc non scienti�que 14 �.Elle serait aussi idolâtre que la métaphysique lorsque celle-ci prend Dieupour objet. Contre lamathesis cartésienne, Pascal propose une méthode

13. VON BALTHASAR, Urs, La Gloire et la Croix, II p. 12314. op. cit. p. 86

175

Page 182: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Pascal et l'idolâtrie de la vérité

circulaire pour accéder à la vérité : on cherche à prouver une chose qu'ontrouve obscure par une chose qu'on trouve claire. Cette résolution ducon�it entre raison et charité se faisant par la grâce, puisque chaqueordre est jugé à l'aune de l'ordre supérieur, la géométrie doit être àl'image de l'amour de Dieu :

L'amour est donc � par-delà la connaissance du péchéoriginel et du dualisme des états de nature � cet élémentdans lequel la nature atteint sa totalité et par suite se com-prend elle-même. Mais il s'agit de l'amour dans sa vérité :compris comme grâce venue de Dieu et ne pouvant êtreacquis hors de Dieu. Or l'amour qui vient de Dieu, c'estJésus-Christ ; c'est pourquoi lui seul peut amener l'hommeà son achèvement et établir la proportion qui supprime enelle toute disproportion, l'englobant et l'attirant en elle 15.

À l'homme revient donc le rôle de la mesure des ordres, pour celasa géométrie doit imiter l'÷uvre du Christ qui supprime toute dispro-portion. Comment la géométrie peut-elle participer à cette résolutiondes disproportion qu'accomplit la personne du Christ ? Il s'agit pourla raison dans son travail géométrique de justi�er par la �gure de l'in-�ni l'ordre inférieur. � Entre la �gure géométrique et l'espace in�nioù elle est placée, règne la même disproportion qu'entre la �gure �niede l'homme, di�érenciée selon de multiples ordres, et les in�nis danslesquels il se trouve 16. �

Un tel saut vers le haut, qui rend possible la vision, est aussi sautdans l'absence de vision : � c'est ainsi et seulement ainsi que l'aventuretoujours nouvelle du c÷ur est �nalement la glori�cation et la compré-hension de soi de l'amour absolu �. La géométrie repose sur la possibilitéd'obtention d'une certitude au c÷ur même de l'incertain : ainsi, on peutvoire s'esquisser une même méthode dans l'opuscule de l' � Esprit Géo-métrique � qui pose les bases du raisonnement par l'absurde, et dansl'argument du pari, grâce lequel l'homme est conduit à Dieu selon unraisonnement apparenté au calcul des probabilités, intuition victorieusedu mathématicien qui part de ce qui est en bas sans loi et englobé etsoutenu en haut par une géométrie rigoureuse.

15. op. cit. p. 10716. op. cit. p. 87

176

Page 183: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Axelle de Reviers

b/ L'esthétique au fondement de la rencontre de l'amour etde la vérité

Une telle analogie, regroupant sous la méthode géométrique la dis-cordance entre la nature blessée de l'homme dans son rapport à l'amouret à la vérité, et la synthèse glorieuse de l'amour du Christ, relève pourBalthasar de l'esthétique. Il lit le fragment 586-33, qui pose une cor-respondance entre beauté géométrique, beauté médicinale et beautépoétique comme une dépendance des deux dernières vis-à-vis de la pre-mière. L'intelligence humaine doit suivre la voie de la beauté pour êtreà l'image de l'amour du Christ. Balthasar met ainsi en lien le � plaire �dont l'art est décrit dans les Pensées � sur l'esprit et le style � et dansle � Discours sur les passions de l'amour � et l'entreprise apologétiquequi cherche à montrer la vérité : � La crédibilité de la vérité chrétiennedoit �nalement s'ouvrir à un jugement de goût �. L'homme peut ainsiatteindre cette vérité, qui possède un équilibre interne, � équilibre dela chose considérée objectivement en elle-même, convenance au sujet àqui elle plaît ; alors, dans le rapport entre l'objet et le sujet qui regarde,se trouve la juste mesure, décisive 17. �

Une telle lecture de l'entreprise pascalienne est �dèle à la règle selonlaquelle les ordres ne doivent pas être confondus, puisqu'elle suit unmouvement descendant, c'est de l'ordre de la charité que vient la mesuredu spirituel et du sensible et non l'inverse : la raison ne se pose pascomme égale ou supérieure à l'ordre qui la dépasse.

Ainsi ce qui est �nalement requis comme formule d'esthétique, c'estun modèle où l'ordre supérieur de la charité informe l'ordre inférieurdu plaisir sensible, sans préjudice du jugement pénétrant porté par lacharité sur la cupidité 18 �. La raison doit pour cela se soumettre auc÷ur, � organe des fonctions esthétiques aussi bien qu'éthiques, parcequ'à tous les degrés il est l'organe de l'amour 19 �. S'accordant à tous lesordres de l'univers, il peut imiter le c÷ur de Dieu, lorsqu'il se consumedans la mort et la glori�cation du Christ.

17. op. cit. p. 12418. op. cit. p. 12619. op. cit. p. 126

177

Page 184: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Bibliographie

Blaise Pascal, ×uvres complètes, éd. Michel Le Guern, coll. Bi-bliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 2 volumes, 1998 et 2000.

Vincent Carraud, Pascal et la philosophie, PUF Epiméthée, Paris,1992.

Vincent Carraud, � Du c÷ur de l'âme à l'union de la volonté �,journée d'étude � Pascal, le c÷ur et la raison � organisée par J-MChatelain et L. Susini avec le soutien de la BNF et de la Société d'Étudedu XVIIe siècle, Paris, 9 décembre 2016.

Henri Gouhier, Blaise Pascal, commentaires, Vrin, Paris, 1966.Laurent Thirouin, Pascal ou le défaut de méthode, Honoré Cham-

pion � Lumière classique � nno 109, Paris, 2015.Laurent Thirouin, � Une idole de la vérité, une idole de l'obscu-

rité �, journée d'étude � Pascal, le c÷ur et la raison � organisée parJ-M Chatelain et L. Susini avec le soutien de la BNF et de la Sociétéd'Étude du XVIIe siècle, Paris, 9 décembre 2016.

Urs von Balthasar, La Gloire et la Croix, 2. Styles ** De Jean dela Croix à Péguy, Aubier 1972 Broché in-8, Collection � Théologie �.

178

Page 185: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Amour et vérité dans l'÷uvrescienti�que de Pascal

Arthur Berrou

À l'âge de vingt-trois ans, Pascal avait � achevé de parcourir lecercle des sciences humaines �, déclare Chateaubriand avec emphasedans son Génie du christianisme. Pour paraphraser Pascal lui-même,serait-ce exagéré de dire que s'il n'eût existé, toute la face de la terreaurait changé ? Di�cile de juger. Toujours est-il qu'il a fait bondir auGrand Siècle la science comme peu l'ont fait avant lui. Génie parmi lesgénies, il partage toutefois cette caractéristique commune à beaucoupde scienti�ques, celle de n'être point marié, comme si entre science etfoi il avait choisi de vivre exclusivement consacré à l'une puis l'autre.Le Pascal scienti�que, amoureux de la vérité et rien de plus, l'érigeen absolu d'une quête continuelle : une fois qu'il la détient, il veilleprécieusement sur elle, la protège sans cesse et entretient son feu quifait fondre le mensonge et réchau�e la tiédeur des relativismes.

I. Une théorie de la connaissance et de la certitude

En amont de toute recherche, Pascal se pose la question philoso-phique de ce qu'il sait et de ce qu'il peut savoir. L'enjeu est de taillepuisqu'il s'agit non pas d'enliser ses découvertes dans les sables aridesde l'illusion mais de construire un savoir ferme sur le terreau fertile dela vérité.

a/ Protophysique

Par la critique qu'il fait de la raison et la priorité qu'il attribueau c÷ur, Pascal a pu passer pour un mystique irrationaliste ennemides vérités prouvées, jugement absurde au vu de sa contribution scien-ti�que majeure tant à la physique qu'aux mathématiques. Pascal nesaurait être hostile à la raison puisqu'il s'en fait l'inlassable usagera�n de mettre au jour les vérités naturelles. Il est en e�et des véritésque la raison ne peut saisir d'elle-même car il faut toujours selon luiqu'elle partage une propriété avec son objet, voilà par exemple pour-quoi l'homme ne peut se �gurer rien de divin sans la Révélation. Or

179

Page 186: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Amour et vérité dans l'÷uvre scienti�que de Pascal

l'âme humaine a été jetée dans un corps où elle a trouvé pour capitalcognitif originel hérité du c÷ur ces quatre catégories indé�nissables quesont les nombres, l'espace, le temps et le mouvement 1. À ce point, onpeut noter que les mathématiques se satisfont des nombres. Ceux-cisont utiles en physique pour caractériser � l'étendue �, terme que Pas-cal remplace audacieusement par � espace � 2, ainsi que le temps. Cesdeux dernières catégories servant à calculer le mouvement, en tant quedéplacement pendant une durée donnée, on pourrait juger presque re-dondante l'introduction du mouvement en sus. Pourtant le mouvementest avant tout celui d'un corps, il véhicule donc la notion de matière,réunissant dès lors tous les ingrédients pour la naissance d'une sciencephysique.

Dans son opuscule De l'esprit géométrique, Pascal insiste sur l'im-portance pour un esprit rigoureux, par excellence celui du géomètre, dedé�nir les objets sur lesquels il raisonne. Sans même tenter de remonteraux sources d'une vérité première, entreprise vaine promise à régresserin�niment, il en vient rapidement à constater le plus stoïquement dumonde que � les hommes sont dans une impuissance naturelle et im-muable de traiter quelque science que ce soit, dans un ordre absolumentaccompli � 3. Loin de s'arracher les cheveux et de se laisser gagner parun pyrrhonisme 4 paralysant, il reconnaît dans � l'ordre géométrique �une alternative optimale, certes moins convaincante mais tout aussicertaine que le � véritable ordre �. Ce point de vue quelque peu dé-routant trouve sa justi�cation dans l'évidence, au regard des quatreconnaissances innées et naturelles dont nous disposons : � il [l'ordregéométrique] ne suppose que des choses claires et constantes par la lu-mière naturelle, et c'est pourquoi il est parfaitement véritable, la naturele soutenant au défaut du discours. � 5

1. Ces quatre notions ne sont pas toujours désignées comme telles mais peuventêtre subsumées sous d'autres vocables comme dans Pensées � 319 � Deus fecit

omnia in pondere, in numero et in mensura �. Cette tournure empruntée au livrede la Sagesse (Vulgate : 11,21) fait bien comprendre que ces propriétés intelligiblespar l'homme et présentes dans son esprit le sont aussi, de façon immanente, dansla nature.

2. ITARD, Jean. Introduction à la géométrie in L'÷uvre scienti�que de Pascal.PUF, Paris, 1964, p. 108.

3. PASCAL, Blaise. De l'esprit géométrique, in ×uvres complètes. Gallimard,Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1999

4. Ou scepticisme, du nom du philosophe grec Pyrhron d'Élis (360-275 av. J.-C.)qui développa cette doctrine.

5. Ibid.

180

Page 187: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Arthur Berrou

Pour le bien comprendre, rien ne vaut l'exemple que l'auteur nousdonne à lire, ou plutôt nous donne à voir, quelques pages plus loin.Pour montrer la divisibilité à l'in�ni de l'espace, et partant que deuxsegments de tailles di�érentes contiennent autant de points l'un quel'autre, à savoir une in�nité, Pascal propose aux lecteurs de scruter leciel : � qu'ils regardent le �rmament au travers d'un petit verre pour sefamiliariser avec cette connaissance, en voyant chaque partie du ciel enchaque partie du verre � 6. Cet exemple dépasse la simple analogie, ilillustre parfaitement, quasi tangiblement, la bijection du ciel dans unelentille, preuve que la compréhension des phénomènes, même abstraits,trouve sa source dans la nature.

b/ Axiomes et dé�nitions

Comme nous l'avons souligné, il est préférable, aussi bien pour lelecteur que pour l'auteur, que certaines dé�nitions soient tacitementacceptées car intuitives et comprises de tous. L'acharnement à vouloirdé�nir l'indé�nissable se révèle bien souvent ingrat : en recopiant L'In-troduction à la Géométrie, Leibniz, comme pour remédier aux � négli-gences � de Pascal, dévie du texte original en tentant d'expliciter un àun chaque terme, avant de capituler une trentaine de lignes plus bas etde s'en tenir exactement au propos de l'auteur 7. Cela dit, tel qu'il pro-cède, Pascal ne cède aucunement à une forme de mollesse intellectuelle.Au contraire, la lecture des Éléments d'Euclide a sensibilisé Pascal à cesquestions dès sa prime jeunesse. Gilberte Périer relate d'ailleurs dans laVie de Blaise Pascal les prouesses que son petit frère accomplissait surses heures de récréation. On y apprend qu'un bout de charbon lui suf-�sait pour dessiner des �gures géométriques qu'il nommait � rond � ou� barre � selon son propre vocabulaire au lieu de � cercle � ou � droite �et que, constituant ses propres axiomes, il était parvenu à démontrer lestrente-deux premières propositions des Éléments. Tallemant des Réaux,tout en louant le génie mathématique précoce de l'enfant prodige, rela-tivise ses performances trop inouïes pour être vraies en a�rmant qu'ilavait lu Euclide, � en cachette � 8.

6. Ibid.7. ITARD, Jean. Introduction à la géométrie in L'÷uvre scienti�que de Pascal.

PUF, Paris, 1964, p. 108. Le manuscrit de Leibniz est la seule trace qu'il nous restedu texte.

8. SOLOVINE, Maurice. Introduction in Traités de l'équilibre des liqueurs et dela pesanteur de la masse de l'air. Gauthier-Villars, Paris, 1956, p. X.

181

Page 188: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Amour et vérité dans l'÷uvre scienti�que de Pascal

En s'appuyant sur l'exemple du temps 9, Pascal opère la distinctionentre axiome et dé�nition. La dé�nition renseigne sur l'être d'une choseen donnant ce qu'elle est. Elle lie symboliquement et arbitrairement lemot à la chose : ainsi peut-on décider que � temps � signi�e � mouve-ment d'une chose créée �. Pascal quali�e même la dé�nition de � libre �contrairement à l'axiome, ou principe, quant à lui posé comme une dé-�nition dont la preuve reste à établir à moins qu'elle ne soit � évidented'elle-même �, et qui en conséquence peut être contredit ; il constitueen quelque sorte le lien entre une chose d'une nature et une autre d'unenature a priori di�érente. Pascal cite à cet égard le temps dans son sensordinaire reçu par tous et qui se passe de dé�nition, pouvant être priscomme ontologiquement identique au mouvement d'une chose créée.

En dé�nitive, le résultat des ces considérations sémantiques entraînePascal, amoureux protecteur de la vérité, à énoncer de façon assez prag-matique : � Cet ordre, le plus parfait entre les hommes, consiste nonpas à tout dé�nir ou à tout démontrer, ni aussi à ne rien dé�nir ou àne rien démontrer, mais à se tenir dans ce milieu de ne point dé�nir leschoses claires et entendues de tous les hommes, et de dé�nir toutes lesautres � 10. Plus explicitement, il nous livre trois règles fondamentalespour les dé�nitions et deux s'appliquant aux axiomes, préconisant quetous les termes soient dé�nis jusqu'à l'axiome, � évident de lui-même �,a�n de ne pas induire en erreur 11. Cette charte d'écriture fonde l'intel-ligibilité et l'honnêteté intellectuelle du scienti�que 12.

c/ Les mathématiques comme modèle du monde

Nous l'avons vu, la notion d'ordre est a�aire de proportion, dontl'homme serait l'étalon. Or chaque homme habite une petite sphèrede l'espace, milieu entre le néant et l'in�ni où tout est mesurable,quanti�able suivant des grandeurs de diverses natures. C'est donc lagéométrie qui, en tant que � science de l'étendue � donnera à l'es-prit humain d'évaluer correctement les ordres de grandeur. La véritéen science n'est pas seulement qualitative, elle s'exprime également de

9. PASCAL, Blaise, De l'esprit géométrique, in ×uvres complètes. Gallimard,Bibliothèque de la Pléiade, Paris 199910. PASCAL, Blaise, op. cit.11. Règles énoncées dans De l'art de persuader. L'ouvrage fait suite à De l'esprit

géométrique.12. . . . et du théologien, comme le montre l'équivocité de l'adjectif � prochain �

dans la première lettre des Provinciales.

182

Page 189: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Arthur Berrou

façon quantitative, ce qui permet à Pascal d'a�rmer l'égalité de deuxgrandeurs (deux forces par exemple) ou encore la proportion de l'e�età sa cause. Pour mesurer la masse de l'atmosphère, il ne se prive pasd'approximations opportunes, toujours en les justi�ant. Soucieux d'ac-croître la précision et la signi�cativité de ses mesures, il ascensionnela montagne du Puy-de-Dôme dans le but de prouver dé�nitivementet avec brio l'existence du vide 13. Il réitérera d'ailleurs l'expérience dusommet de la tour Saint-Jacques (ou le clocher de l'église Saint-Jacquesdu Haut-Pas, selon les sources). Ce souci de la juste mesure lui vaudrala postérité métrologique en devenant le père éponyme d'une unité depression.

L'innovation majeure de Pascal réside dans l'invention conjointedu calcul des probabilités avec Fermat et Huygens. Bien qu'il eût putrouver source d'inspiration dans l'incertitude du monde alentour pourtenter d'en prédire le cours, il fonde cette nouvelle branche des mathé-matiques qu'il nomme � géométrie du hasard � à la table des parieurs.C'est e�ectivement en cherchant à résoudre le � problème des partis �dans les jeux de hasard, qu'il esquissera une première mathématisa-tion du probable. Rappelons que la question posée est celle du partageéquitable des gains entre deux joueurs dont la partie en trois manchesgagnantes a été interrompue. Dans ce cadre-là, les probabilités serventplus d'aide aux décisions de justice en supputant ce qui aurait été vrai-semblablement gagné par chacun si la partie n'avait été interrompue.Les probabilités étendent donc les traditionnelles valeurs de vérité bi-naires à tout l'intervalle réel compris entre zéro et un. Alors que lascience moderne en est devenue une consommatrice vorace, abonnéeaux tests d'hypothèse en tout genre, Pascal ignore les probabilités danssa pratique expérimentale.

Dans le domaine de la logique, le mathématicien Hans Freudenthalfait de Pascal le père de la première � formulation presque complète-ment abstraite � de la méthode par récurrence, aussi nommée inductionmathématique. Elle permet de généraliser une propriété P à une in�-nité de valeurs en un nombre �ni d'étape, précisément deux : l'initiali-sation, suivie de la démonstration de l'hérédité de P id est l'implicationP (n) ⇒ P (n + 1). L'archétype de la démonstration par récurrence setrouve à la conséquence XII du Traité du triangle arithmétique et porte

13. Expérience reproduite récemment par des étudiants en physique cf. BlaisePascal : le pari scienti�que, dans la Méthode scienti�que, émission France Culturedu 01/12/16

183

Page 190: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Amour et vérité dans l'÷uvre scienti�que de Pascal

sur le calcul des coe�cients binomiaux. Ce mode de raisonnement metun terme �nal à ce qui évoluerait sinon en une � progression à l'in�ni �pouvant être perçue comme � in�nité fausse � 14 et se substitue à laplace comme � in�nité vraie �. En cela l'amour de la vérité est bienaveugle puisque par ce tour de force qu'est la généralisation, le sujetadhère à une propriété vraie sur un horizon in�ni, étendue par essenceirreprésentable.

II. L'art de faire des découvertes

L'amour de la vérité grandit dans l'e�ort pour l'homme de s'ouvrirà ce qui lui est extérieur, la nature par excellence. Après avoir présentél'arsenal conceptuel permettant d'accéder à la vérité, voyons à présentcomment l'utiliser.

a/ Le raisonnement hypothético-déductif

Pascal dissocie deux � objets � successifs dans l'étude de la vé-rité : d'abord celui de la � découvrir quand on la cherche � puis de la� démontrer quand on la possède � 15. L'assertion peut étonner si l'onprésuppose qu'il n'y a de vérité que démontrée, qu'au fond la vérité nes'obtient qu'au prix de sa démonstration. On peut néanmoins y discer-ner la trame du raisonnement hypothético-déductif, où � l'hypothèsegagnante � (celle ultérieurement avérée) adopterait consécutivementdeux statuts : celui de � vérité trouvée � (le chercheur la formule parmid'autres sans a priori présumer de sa véracité) avant d'être promue� vérité démontrée � quand le sacre de la démonstration la couronne àl'exclusion de toutes les autres.

Entre les deux se tient la démonstration 16, produit de la raison. Del'art de persuader édicte trois règles concernant les démonstrations :la première, de ne pas chercher à démontrer un axiome (e�ectivement,cela risquerait de prendre du temps !), la deuxième, de n'utiliser que les

14. HARA, Kokiti, Pascal et l'induction mathématique in L'÷uvre scienti�que dePascal. PUF, Paris, 1964, p. 12115. ITARD, Jean. Introduction à la géométrie in L'÷uvre scienti�que de Pascal.

PUF, Paris, 1964, p. 108.16. Le Traité de l'équilibre des liqueurs un bel exemple de raisonnement par l'ab-

surde en mécanique, partant du principe que � jamais un corps ne se meut par sonpoids, sans que son centre de gravité ne descende � cf PASCAL, Blaise, Traité del'équilibre des liqueurs. Gauthier-Villars, Paris, 1956, p. 8

184

Page 191: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Arthur Berrou

axiomes ou propositions déjà démontrées pour en établir d'autres. Dansla troisième, Pascal préconise de substituer tous les termes par leurs dé-�nitions, le signi�ant par le signi�é. Lui-même semble mettre en appli-cation cette exigence quelque peu rebutante, en s'abstenant d'adoptercertains symbolismes développés à l'époque. Dans son article intituléPascal et l'analyse in�nitésimale 17, François Russo met ce refus sur lecompte d'un � �conservatisme� caractéristique � de Pascal qui préfèrele langage géométrique aux nouveaux formalismes de Viète, Descartesou Fermat. Ces précautions sont un garde-fou contre la menace perpé-tuelle de s'engager sur une mauvaise piste, d'idolâtrer une vérité quin'en est pas une. Quoiqu'il en soit, l'ultime étape de la démonstrationtombe presque comme la grâce en mettant le penseur face à l'évidence,éclairée de la � lumière naturelle � dont nous avons déjà fait mention,parfois aussi soudainement qu'à l'occasion d'une épiphanie 18.

Il arrive que le scienti�que chérisse une hypothèse en particulier ;c'est ainsi qu'à la faveur de quelques conclusions rapportées dans Nou-velles expériences sur le vide, Pascal con�e son opinion personnelle :� Mon sentiment sera, jusqu'à ce qu'on m'ait montré l'existence dequelque matière qui le [l'espace dépourvu de liquide dans le tuyau] rem-plisse, qu'il est véritablement vide, et destitué de toute matière � 19. Cefragment, qui est en fait un abrégé de la conclusion exposée quelqueslignes plus haut sur les propriétés supposées du vide, prend valeur d'hy-pothèse phare pour la suite de ses travaux. Convaincue de sa nécessitéau point de n'envisager sincèrement plus qu'elle, Pascal redouble cepen-dant de prudence et se place en toute probité sous le signe du � sen-timent �, apanage du c÷ur plus que de la raison. On peut voir là,dans l'a�ection portée à une hypothèse comme idée défendue, un signed'attachement à la vérité, ou du moins le refus d'y être indi�érent.

b/ Empirisme et expérimentation

Le rationalisme de Pascal ne s'oppose pas à l'empirisme : � commedans la physique les expériences ont bien plus de force pour persuaderque les raisonnements, je ne doute pas qu'on ne désirât de voir les uns

17. RUSSO, François, Pascal et l'analyse in�nitésimale in L'÷uvre scienti�quede Pascal. PUF, Paris, 1956, p. 13818. Songeons à Archimède et sa célèbre exclamation � Eurêka �.19. CHEVALLIER, Jacques, Les ×uvres complètes de Blaise Pascal. Gallimard,

Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1954, p. 369

185

Page 192: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Amour et vérité dans l'÷uvre scienti�que de Pascal

con�rmés par les autres � 20. Selon lui, l'évidence des faits prévaut surla connaissance théorique purement spéculative quand bien même � ily a une liaison si nécessaire [des] conséquences avec leur principe, quel'un ne peut être vrai sans que les autres le soient également � 21. Ce quipourrait passer pour une obsession ou maniaquerie de la preuve pro-cède à l'en croire d'un � désir � d'adéquation de nos modèles à la réalitéphysique. Lui-même aperçoit les limites de la démarche expérimentale,et sait en tirer pro�t quand il remarque que même si un ballon élevé enaltitude n'en�ait pas, cela ne réfuterait pas l'hypothèse que l'air pèseplus au-dessus des vallons qu'au sommet des montagnes car il seraittoujours possible d'imputer l'absence de di�érence volumique sensibleà une di�érence d'altitude insu�sante pour provoquer l'e�et 22. Il ac-corde par ailleurs la plus grande importance à la reproductibilité deses expériences, c'est pourquoi avant chaque protocole il passe en revuele matériel employé, équivalent du Materials and methods des articlesscienti�ques publiés de nos jours. Les schémas (gravures) abondent etchaque instrument est décrit par le menu.

Le passage par l'expérimentation est aussi bien utile pour pous-ser l'homme hors de ses préjugés car il n'est pas rare que la raison,étayée par l'expérience, contredise le c÷ur (au sens d'intuition) voireque l'expérience renie le bon sens de la raison. Celle du crève-tonneaulaisse songeur : qui aurait cru, Pascal excepté, qu'un tuyau d'un dia-mètre aussi petit soit-il planté dans un tonneau puisse le faire éclater,pourvu que la colonne d'eau contenue soit d'une hauteur su�sante ?Cette expérience spectaculaire découle du premier chapitre du Traitédes liqueurs où Pascal infère que la pression d'un �uide statique dansun récipient ne dépend que de sa hauteur, quelle que soit la forme ducontenant (Pascal en teste plusieurs en faisant varier tous les para-mètres supposés agir). L'amour de la vérité consisterait ici à concilier� l'éternelle inadéquation � de l'esprit à la nature 23 pavée de faussesévidences auxquelles la raison refuse d'accorder sa foi.

Pascal passe outre les objections sceptiques concernant la faiblessede nos sens. Parmi les nombreux exemples qu'il fournit dans ses traitésd'hydrostatique, il laisse la part belle à l'expérience sensible, charnelle

20. PASCAL, Blaise, Traité de la pesanteur de la masse de l'air. Gauthier-Villars,Paris, 1956, p. 3821. Ibid.22. PASCAL, Blaise, op. cit. pp. 36 et 39.23. BORNE, Étienne, Passion de la vérité. Arthème Fayard, 1962, p. 35

186

Page 193: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Arthur Berrou

que chacun a de la pression. Par exemple quand celle-ci s'exerce de toutepart, � tout en�n demeur[e] sans changement � nous dit-il, � tout doitdemeurer sans douleur et sans sentiment � 24. Ceci explique pourquoile poisson vit très bien son immersion, ainsi que tous les animaux aqua-tiques 25. Il en va de même pour la pression atmosphérique, � cause del'attraction du lait que les enfants tettent de leur nourrice � 26 Pascalencourage ainsi à recevoir la � lumière naturelle � à travers le prismedes sens. Conscient de leur limites, Pascal circonspect et craignant lesconclusions hâtives ajoute fréquemment en parlant du vide : �[vide] decorps qui tombent sous les sens �, dès les premiers mots des Nouvellesexpériences touchant le vide par exemple.

c/ L'emprise néfaste de l'imagination

Hormis le contact direct avec la matière, l'imagination autorise aussil'esprit qui l'exerce correctement à se frayer un chemin vers la vérité.La construction d'hypothèses plausibles n'est pas un monopole de laraison, d'autant que � les secrets de la nature sont cachés � 27 et qu'enl'absence d'indices, il faut bien spéculer. Mais comment bien spéculertout en restant en prise avec la réalité et ne pas chuter dans la concu-piscence de l'égarement intellectuel et des théories fumeuses ? Car alorsque Descartes prête à l'imagination le premier rôle dans le processusd'abstraction joignant l'entendement à la volonté (la � faculté d'élire �),Pascal la juge captieuse en tant que � superbe puissance ennemie de laraison � 28. Elle brouille aussi bien les images venues des sens que for-gées par l'homme, dupant �nalement la raison en � marquant du mêmecaractère le vrai et le faux � 29. La raison n'est forte qu'à condition decombattre avec les armes de la méthode, auquel cas elle peut maîtriserla folle imagination.

Le principe de parcimonie sollicite habilement l'imagination en mê-me temps qu'il en jugule les dérives. La querelle du vide s'avère encore

24. PASCAL, Blaise, Traité de la pesanteur de la masse de l'air. Gauthier-Villars,Paris, 1956, p. 2925. PASCAL, Blaise, op. cit. p. 2826. PASCAL, Blaise, op. cit. p. 28, p. 6427. BRUNSCHVICG, Léon, BOUTROUX, Pierre et GAZIER, Félix, Préface pour

le traité du vide in ×uvres complètes de Blaise Pascal, Hachette, Collection desGrands Écrivains de la Franc, Paris, 1908-1914, p. 12928. PASCAL, Blaise, Pensées � 44/78.29. Ibid.

187

Page 194: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Amour et vérité dans l'÷uvre scienti�que de Pascal

une fois riche d'enseignement : � qu'il est étrange, nous dit Pascal, qu'onait été chercher l'horreur du vide, des qualité occultes, et des causes siéloignées et si chimériques pour en rendre raison 30 �. Cette objectionprive la nature de toute intention, ne lui concédant qu'un mouvementpropre par lequel elle n'agit plus pour le futur mais dans le présent. Àson sens, c'était manquer cruellement d'imagination que de conjecturercet axiome adventice, que la nature abhorre le vide, alors qu'une analo-gie avec la pesanteur des liqueurs élucidait très bien le fonctionnementdes pompes à aspiration sous la seule pression atmosphérique. Mais ilfallait bien toute la sagacité de Pascal pour l'imaginer.

On peut se �gurer que l'analogie, souvent comparée à une égalitéde rapports, résulte d'un usage raisonné de l'imagination cherchantpar une espèce de transformation géométrique à étendre des véritéséprouvées d'un domaine à l'autre. L'imagination guidée par l'analo-gie marche donc sous contrôle de la géométrie sans nuire au raisonne-ment. Or Pascal voit l'in�ni du monde dans sa périodicité et ses répé-titions 31 : les corps obéissent aux mêmes lois, à l'instar de la vérité quiest une. Plus encore qu'à travers l'analogie, c'est par la multiplicationdes exemples chez Pascal que s'accomplit la coalescence du multiplevers l'un, dans une anti-casuistique qui partant de situations particu-lières, les raccroche à une règle générale. Il manipule dans ce but aussibien le vivant (animaux, organes etc.) que l'inerte (vaisseaux, plaquesmétalliques etc.). Cette tâche prise comme mission d'uni�er un mondeconstitué d'objets disparates n'est sans doute pas propre à Pascal, maiscommune à beaucoup de scienti�ques.

III. Communiquer la vérité

Nous venons de voir combien l'amour scienti�que de la vérité veutla préserver de toute souillure en la démontrant bien et en ne la gé-néralisant pas à outrance ; mettons maintenant en exergue commentPascal aspire à faire de chacun le dépositaire de la vérité, au nom deson universalité.

30. PASCAL, Blaise, Traité de la pesanteur de la masse de l'air. Gauthier-Villars,Paris, 1956, p. 6531. MOROT-SIR, Édouard, La Métaphysique de Pascal, PUF, 1973, p. 84

188

Page 195: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Arthur Berrou

a/ La pédagogie pascalienne

La première arme de Pascal est sa langue, son style à la fois clairet plaisant. Bien insensible est celui qui succombe pas à l'éloquencede sa prose ! Sous sa plume, la science ne se contente plus d'instruire,elle plaît et émeut en se parant d'un habit rhétorique. Pour contrertoute impression de monotonie et captiver ses lecteurs, le scienti�quene décrit pas ses expériences, il les narre. De plus, une technique réguliè-rement employée consiste à cataloguer toutes les conséquences possiblesde ses expériences selon les di�érentes hypothèses, y compris les fausses,au sein d'une longue digression, soudain interrompue par une annonceaussi triomphante que lapidaire du type : � Mais c'est trop di�érer ; ilfaut dire en un mot, que l'épreuve a été faite, et qu'elle a réussi en cettesorte � 32. Fin psychologue, il puise pour ses exemples dans l'imageriedu plaisir : ainsi arrive-t-il que les tubes d'eau soient remplacés par destonneaux de vin. En guise de leitmotiv, il ne cesse de répéter que sesconclusions sont telles � qu'il n'y a rien de plus clair au monde � 33.

Plus largement, la transmission des découvertes requiert de la péda-gogie, d'où le tissage d'une relation personnalisée maître-élève par livreinterposé, entre Pascal, professeur, et le lecteur son élève. Le lecteur mo-derne rompu à la lecture des journaux Science ou Nature sera d'aborddésarçonné puis vite séduit par l'expression de Pascal à la première per-sonne. Il manifeste une constante volonté de se mettre au niveau de sesdestinataires, tant ceux qui sont accoutumés à la géométrie que ceuxqui ne le sont pas. Pour ces derniers, il préfère les explications � avecles mains � aux calculs. Il ne laisse pas non plus pour compte ses dé-tracteurs, qu'il juge � toujours disposé[s] à nier tout ce qui [leur] estincompréhensible �. Il élabore même à leur adresse une méthode poury remédier 34. Une autre de ses particularités parmi les plus répanduesest d'anticiper les objections potentielles en amont de sa démonstra-tion, en sorte qu'au moment d'y venir, le lecteur se trouve désarmé deses préjugés. Transmettre la vérité force l'empathie a�n qu'à celui quine comprend pas soit donné de faire sienne la vérité. En cela l'amourde la vérité ne peut se passer de la charité.

L'amour de Pascal est oblatif, envers autrui autant qu'envers la vé-

32. PASCAL, Blaise, Traité de la pesanteur de la masse de l'air. Gauthier-Villars,Paris, 1956, p. 3933. PASCAL, Blaise, op. cit. Gauthier-Villars, Paris, 1956, p. 7634. PASCAL, Blaise. De l'esprit géométrique, in ×uvres complètes. Gallimard,

Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1999

189

Page 196: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Amour et vérité dans l'÷uvre scienti�que de Pascal

rité elle-même, à laquelle il se donne corps et âme. Pour bien rendrecompte à quel point il y tient comme à la prunelle de ses yeux, citonsun fragment de l'avertissement aux Expériences nouvelles touchant levide : � J'ai craint qu'un autre qui n'y aurait employé le temps, l'ar-gent ni la peine, me prévenant, ne donnât au public des choses qu'iln'aurait pas vues, et lesquelles par conséquent il ne pourrait pas rap-porter l'exactitude et l'ordre nécessaire pour le déduire comme il faut :n'y ayant personne qui ait eu des tuyaux et des siphons de la longueurdes miens, et peu qui voulussent se donner la peine nécessaire pour enavoir. � Si les applications qu'il entrevoit pour ses découvertes (pressehydraulique. . .) sont autant de preuves a posteriori du succès de sesthéories, elles incarnent la victoire permanente de la vérité scienti�queà l'÷uvre dans le progrès technique. Une machine qui fonctionne est lapreuve empirique renouvelée que son principe reste vrai ; la réciproquepourrait être vue en la machine arithmétique qui par la matérialité deses rouages automatise le calcul et par là-même le prouve.

b/ Une lutte âpre contre la pseudo-science

Ses recherches scienti�ques mettent Pascal aux prises avec bon nom-bre de scienti�ques et d'idées 35. Il se mé�e du dogmatisme commed'un �éau : les générations qui y sont exposées contractent des erreursqu'elles transmettent aux générations suivantes 36. Le principe de l'hor-reur du vide lancé par Aristote a traversé vigoureusement les siècles,faisant a�rmer Héron qu'un siphon su�rait à faire couler une rivièrede son lit dans un autre par dessus une montagne de quelque hauteurque ce soit 37. Après avoir appris des fontainiers italiens que l'eau pom-pée ne s'élève pas in�niment, Galilée, plutôt que de révoquer le fameuxdogme, l'adapta à cette nouvelle contrainte en admettant l'existenced'une constante propre à la pompe et valable partout, l'Altessa limitis-sima. Pascal livrera l'assaut �nal au vieil édi�ce déjà ébranlé par Tor-

35. Pascal ne déplore pas non plus l'existence de tels antagonismes au sein de lacommunauté scienti�que. Elle fait naître une dialectique dont se saisit la rhétoriquepascalienne, en deux étapes : 1) la discussion alternée du pour et du contre, quireprend la structure de la disputatio médiévale 2) la recherche d'un point �xe. Cf.MOROT-SIR, Édouard, La Métaphysique de Pascal. PUF, 1973, p. 39.36. Mû par sa hantise de l'erreur, Pascal semble appliquer à la lettre la parabole

de la lampe, selon un lecture qui assimilerait l'obscurité à l'erreur (ce que fait saintJean Chrysostome dans la Catéchèse Baptismale IV) et la lumière divine à la vérité.37. PASCAL, Blaise, Traités de l'équilibre des liqueurs et de la pesanteur de la

masse de l'air, Gauthier-Villars, Paris, 1956, p. 98

190

Page 197: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Arthur Berrou

ricelli et portera le coup fatal à la prétendue � inexistence du vide �.La querelle le mit aux prises avec le P. Noël, jésuite borné qui ne lui �taucun cadeau mais dont l'obstination dans l'erreur conduisit Pascal àparfaire la dé�nition de sa méthode.

Cette haine de l'erreur ne lui inspire que mépris pour ceux qui lasuscitent du fait de leur ignorance. Il les fustige sans détours, les accu-sant de � couvrir leur ignorance � au moyen d'arti�ces et de � satisfaireleur vanité par la ruine de la vérité � 38 Autrement dit pour ces hommesmisérables ayant quitté l'être pour le paraître, l'amour-propre précèdel'amour de la vérité. Pourtant, d'aucuns reprocheraient à Pascal dene pas être en reste, dans le sillage de F. Mathieu qui en 1906 initiala controverse sur l'originalité de certaines idées pascaliennes. Autreexemple de sa susceptibilité : la récompense qu'il promit pour la réso-lution de problèmes autour de la roulette (cycloïde) ne fut décernée àaucun des illustres savants en lice (Wallis en faisait partie) alors mêmequ'ils avaient proposé des solutions. Il supportait mal semble-t-il lasaine émulation, encore moins la rivalité, et les exploits de ses concur-rents pouvaient aisément porter atteinte à son amour-propre.

Il conclut les deux traités sur l'équilibre des liqueurs et la pesanteurde l'air en mettant le lecteur au dé� de dire mieux que lui : � Qu'onrende raison maintenant, s'il est possible, autrement que par la pe-santeur de l'air, pourquoi [. . .énumération de tous les e�ets démon-trés. . .] � 39. Par cette formule il o�re la preuve ultime de son amourinconditionnel pour la vérité : il ne l'enferme pas dans un nouveaudogme mais préserve son autonomie, sa liberté qui est en fait la nôtre,celle de le suivre ou bien de s'opposer à lui. Il réserve sa dernière �èchepour les disciples d'Aristote qu'il interpelle : � sinon qu'ils reconnoissentque les expériences sont les véritables maîtres qu'il faut suivre dans laphysique, que celle qui a été faite sur les montagnes est celle qui a ren-versé cette croyance universelle du monde � 40. L'expérience détrône�nalement le savant puisque seul comptent les faits dans l'explicationdu réel.

38. PASCAL, Blaise, op. cit., p. 98.39. PASCAL, Blaise, Traités de l'équilibre des liqueurs et de la pesanteur de la

masse de l'air, Gauthier-Villars, Paris, 1956, p. 10240. PASCAL, Blaise, op. cit. p. 103

191

Page 198: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Amour et vérité dans l'÷uvre scienti�que de Pascal

c/ L'admiration de la nature

Dans ses publications scienti�ques, à l'exception occasionnelle dequelques préfaces, Pascal tait généralement ses opinions philosophico-théologiques et ce n'est que parallèlement, dans une littérature toutaussi profuse que celle des traités qu'il les expose publiquement. LesPensées informent de façon concise et limpide sur l'attitude idéale del'homme face au monde. Pascal l'appelle à convertir sa curiosité enadmiration : � il tremblera dans la vue de ces merveilles ; et je croisque sa curiosité, se changeant en admiration, il sera plus disposé à lescontempler en silence qu'à les rechercher avec présomption. � 41 Quelledi�érence peut-on discerner entre les deux démarches ? La curiosité,dont on fait tant l'éloge dans nos écoles aujourd'hui, est encouragéepour elle-même, comme cause et �n de la recherche. Bien que sédui-sante, la curiosité à la fois moteur et mouvement peut, à l'extrême,nous engluer dans le piège de son autoréférence, en jetant son dévolusur des objets dont elles se fait des accessoires. L'admiration consi-dère l'objet pour lui-même avec plus d'intensité et de profondeur quela curiosité, super�cielle et expéditive. Le pré�xe ad- marque linguis-tiquement le rapprochement ou le renforcement, le béné�ce en sommed'une attention particulière octroyée au réel, notamment matériel. Leprécepte de � silence � dans la contemplation des merveilles pourraits'interpréter littéralement comme le silence de l'expérimentateur quiretient son sou�e de peur de perturber la mesure. En un sens plusphilosophique, on peut le prendre comme corollaire du principe de par-cimonie, et a contrario le � bruit� comme l'ensemble des hypothèseset axiomes abusifs ou super�us, du verbiage et de toute sorte d'er-reurs. Rester silencieux consisterait à n'énoncer que des propositions etthéorèmes vrais, conformes à la réalité, en empruntant les chemins del'esprit géométrique 42.

Si l'admiration est un socle commun à l'amour et à la vénération,existe-t-il une voie circulant de l'un à l'autre su�samment large pourinclure science et vérité ? Revenons à cette idée que des propriétés,aussi foisonnantes et divergentes qu'elles paraissent, se retrouvent en

41. PASCAL, Blaise, Pensées, fragment Transition no 4/8.42. Dans De l'esprit géométrique, la vérité apparaît comme promesse d'admira-

tion. Elle est presque tournée sous forme de béatitude : � Ceux qui verront clai-rement ces vérités pourront admirer la puissance et la grandeur de la nature � cf.PASCAL Blaise, De l'esprit géométrique, in ×uvres complètes. Gallimard, Biblio-thèque de la Pléiade, Paris 1999

192

Page 199: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Arthur Berrou

plusieurs objets, en plusieurs êtres. Dans l'article II des Pensées Pascalécrit : � Ainsi il y a des propriétés communes à toutes ces choses dont laconnaissance ouvre l'esprit aux plus grandes merveilles de la nature �.Cette diversité résulte donc d'une � in�nité d'accidents compensée parla répétition de la nature et la logique des concepts � 43. Le caractèreaccidentel, donc contingent, des caractéristiques observées peut être dé-crypté par le calcul des probabilités, qui contribue ainsi à découvrir larationalité cachée du monde. Mais au-delà de ces similitudes innom-brables partagées entre maints phénomènes naturels, quelles sont ces� plus grandes merveilles de la nature � ? La réponse se trouve peut-être au fragment 698 des Pensées : � La nature s'imite. Une graine jetéeen bonne terre produit. Un principe jeté dans un bon esprit produit.Les nombres imitent l'espace qui sont de nature si di�érente. Tout estfait et conduit par un même maître. La racine, les branches, les fruits,les principes, les conséquences. � Ce principe d'imitation interne pour-rait bien aussi être celui de la Sagesse créée par Dieu et décrite dans lelivre des Proverbes (Pr. 8, 12�31), � prémisse � de l'÷uvre de YHWH,créée avant � ses ÷uvres les plus anciennes � et � maître d'÷uvre � lorsde la création. La raison de ces règles d'imitation demeurera à jamaissecrètes, mais la pratique des sciences et le développement des tech-niques permettraient d'en cerner une partie et de côtoyer de plus prèsla Sagesse qui � habite avec le savoir-faire � et � possède la science de laré�exion �. La Sagesse se situe au n÷ud de deux relations organiquesentretenues avec Dieu d'une part et l'humanité d'autre part puisqueDieu � trouve ses délices � dans la sagesse et elle-même trouve les siensparmi � les enfants des hommes �. Sagesse médiatrice de Dieu versl'homme (qui reçoit la Sagesse cryptée dans la nature) et de l'hommevers Dieu (après décryptage). Elle marque un jalon incontournable surla voie d'amour qui mène au Seigneur, Dieu et vérité.

Remarquons en�n que l'admiration s'accompagne d'une subordina-tion à la chose admirée. Cette posture de soumission poussant à l'humi-lité nous enseigne combien plus petit encore il faut nous faire vis-à-visde ce qui dépasse l'entendement. Paradoxalement, c'est en regardant lemicroscopique ciron et en constatant qu'il est organisé à notre image,lui aussi de chair, de sang et de membres articulés 44, que notre abais-sement est le plus grand. Telle est la tragique désillusion de l'hommequi prend conscience de sa �nitude : � car en�n qu'est-ce que l'homme

43. MOROT-SIR, Édouard, La Métaphysique de Pascal, PUF, 1973, p. 8144. PASCAL, Blaise, Pensées, fragment Transition no 4/8

193

Page 200: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

dans la nature ? Un néant à l'égard de l'in�ni, un tout à l'égard dunéant, un milieu entre rien et tout. In�niment éloigné de comprendreles extrêmes, la �n des choses et leur principe sont pour lui invincible-ment cachés dans un secret impénétrable, également incapable de voirle néant d'où il est tiré, et l'in�ni où il est englouti. � 45 Mais déjà la� docte ignorance � chère à Nicolas de Cues peut relever de sa faillitela raison confessant ses limites, de même que la science bien conduitepeut dévoiler quelques facettes des secrets naturels réputés les plus im-pénétrables. L'homme ne peut pas prétendre à la connaissance parfaited'une chose car il lui faudrait alors connaître le tout. Cependant Pascaldéfend l'idée qu'une fois le tout connu, l'in�ni est à portée de main :� Ces extrémités se touchent et se réunissent à force de s'être éloi-gnées et se retrouvent en Dieu, et en Dieu seulement.� 46 Cette imageprophétique de la fusion entre l'in�ni et le tout pourrait bien se réa-liser au même point où amour et vérité se rencontrent. En revanchel'union des extrêmes alors même qu'ils s'éloignent relève du mystère :faut-il y voir la participation de l'homme au sacri�ce rédempteur dela nouvelle Alliance, par l'o�rande de son c÷ur entier contre le rachatde tous ses péchés et la réception d'un amour in�ni ? Ou alors un faitqui ne s'accomplira qu'au temps de l'eschaton ? Dans ce cas, condam-nés à attendre, la meilleure position serait alors celle du � repos �, àmi-chemin entre les deux in�nis. À nous de devenir ce mercure queFlorin Périer, beau-frère de Pascal, mesura sur le Puy-de-Dome, �uideimmobile entre le vide et une immense colonne d'air. L'amour, �ls de

Pénia, le dénuement, et de Poros, la ressource, s'accomplit pleinementdans la recherche de la vérité. Ne détenant jamais tout de la vérité nousne pouvons que toujours davantage persévérer dans son amour, que lascience s'ingénie à servir. Le � mystère Pascal �, celui d'un hommetourmenté et ambivalent, dont la conciliation des textes scienti�ques etapologétiques s'apparente à la quadrature du cercle n'est peut-être aufond pas si contradictoire. Observé dans le référentiel de l'amour et dela vérité, il clame que l'homme peut sans se compromettre étreindreà deux bras la foi et la science car les deux ordres participent d'unemême anagogie, d'un même élan qui se projette positivement sur lesdimensions de l'amour et de la vérité.

45. Ibid.46. Ibid.

194

Page 201: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Mans�eld Park de Jane Austen : unroman sur l'éducation ?

Elisabeth Vuillemin

Tous les romans de Jane Austen ont une visée morale, et contribuentainsi à l'édcuation des jeunes �lles. Elles doivent éviter les jugementstrop hâtifs, (Emma, Pride and Prejudice), ne pas se laisser égarer parla mode du romantisme, gothique ou sentimental (Northanger Abbey,Sense and Sensibility), mais surtout, presque toujours, échapper au vilséducteur, personnage incontournable.

On retrouve cette dimension dans Mans�eld Park, publié en 1814,avec ceci de particulier que l'éducation est un thème majeur du roman,présent de façon plus ou moins visible dans plusieurs dimensions del'intrigue.

Le personnage principal de Mans�eld Park est Fanny Price, pre-mière �lle d'une famille nombreuse et désargentée, conduite dès l'âgede 10 ans chez son riche oncle, Sir Thomas Bertram, pour soulager�nancièrement ses parents et recevoir la même éducation soignée queses cousins. Nous voyons principalement à travers ses yeux les intriguesamoureuses qu'elle vit et qu'elle observe, et sur lesquelles je m'étendraile moins possible. Mais je raconterai d'abord l'histoire du point de vuede Sir Thomas Bertram.

Sir Thomas, ou l'échec de la bonne vieille éducationsévère

Jane Austen nous donne une première ébauche de son portrait enracontant les ennuis d'argent des parents de Fanny :

Sir Thomas Bertram had interest, which, from principleas well as pride, from a general wish of doing right, and adesire of seeing all that were connected with him in situa-tions of respectability, he would have been glad to exert forthe advantage of Lady Bertram's sister. 1

1. � Sir Thomas Bertram avait des relations que, par principe aussi bien quepar orgueil, par une volonté générale de bien agir, et un désir de voir tous ceux quilui étaient liés dans des situations respectables, il aurait été heureux d'utiliser au

195

Page 202: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Mans�eld Park de Jane Austen : un roman sur l'éducation ?

Ce premier portrait nous donne deux aspects de son caractères. Cen'est plus � pride and prejudice � mais � pride and principle �. SirThomas est généreux, bien intentionné, mais aussi �er de sa situationet attaché à une respectabilité un peu super�cielle. L'auteur revientsouvent sur sa � dignity �, un air digne qu'il se croit obligé d'arboreren toute circonstance, qui le rend froid avec ses proches, et e�rayantpour la petite Fanny. On peut rapprocher ce personnage avec la �guredu paterfamilias romain, qui remplit ses devoirs, se montre exigeant etsévère avec ses enfants, impose son autorité et garde toujours un airgrave imposant le respect.

Ce gentleman est l'heureux père de quatre enfants, deux �ls et deux�lles. Il est tout à fait content de ses �lles, Maria et Julia : belles,obéissantes, polies, agréables en société, cultivées juste ce qu'il faut,bien dotées, elles promettent de faire un beau mariage. Mais dès ledeuxième chapitre, l'auteur nous avertit des lacunes de cette éducation :

It is not very wonderful that with all their promisingtalents and early information, they should be entirely de-�cient in the less common acquirements of self-knowledge,generosity, and humility. Sir Thomas did not know whatwas wanting, because, though a truly anxious father, he wasnot outwardly a�ectionate, and the reserve of his mannerrepressed all the �ow of their spirits before him. 2

Sir Thomas ne néglige pas l'éducation morale et chrétienne de sesenfants ; mais il croit l'assurer en leur faisant de temps à autres desévères recommandations, qui leur font craindre leur père et non aimerla vertu. La réserve de Sir Thomas, sa � dignity �, est donc un obstacleà l'éducation morale de ses �lles, et le maintient dans l'aveuglement : ilne se rend pas compte qu'il ne connaît pas leur c÷ur. Cela va jusqu'àempêcher ses �lles de l'aimer. Cela se manifeste cruellement lorsqu'ilpart pour un voyage long et périlleux, a�n d'améliorer la gestion de ses

pro�t de la s÷ur de Lady Bertram � Volume, I, chapitre 1. Je traduis � interest� par � relation � : cet � intérêt � pourrait être �nancier, mais il s'agit plus vrai-semblablement de trouver un poste et un revenu satisfaisant à son beau-frère en lerecommandant à un ami.

2. � Ce n'est pas étonnant que malgré tous leurs talents prometteurs et leur ins-truction avancée, elles dussent manquer complètement des qualités qui s'acquièrentmoins communément, la connaissance de soi, la générosité, et l'humilité. Sir Thomasne savait pas ce qui leur faisait défaut, parce que, bien qu'il fût vraiment un pèresoucieux de bien faire, il n'était pas ouvertement a�ectueux, et son attitude réservéeréprimait toute e�usion de leurs humeurs devant lui. � Volume I, chapitre 2.

196

Page 203: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Elisabeth Vuillemin

propriétés d'Amérique : � The Miss Bertram were much to be pitiedon the occasion ; not for their sorrow, but for their want of it � 3, nousdit Jane Austen. Leur mère ne corrige pas les défauts de l'éducationdonnée par leur père : elle est dotée d'un caractère indolent, peu portéà se préoccuper des soucis du quotidien, ce qui lui donne un rôle toutà fait nul dans l'éducation de ses enfants. Ce rôle est nul et non pasnéfaste : son exemple ne conduit aucun enfant à devenir paresseux, etles nombreux cours payés par leur père su�sent sans doute à les éloignerde ce vice. La responsabilité de l'éducation repose donc entièrement surles épaules de Sir Thomas et de Mrs Norris, s÷ur de Mrs Bertram ettante des enfants, veuve sans enfants qui passe beaucoup de temps àMans�eld Park. Mrs Norris a toujours l'ambition de se rendre utile endonnant son avis sur toutes les questions domestiques, mais surtout,elle voue à ses nièces une admiration excessive et les couvre sans cessed'éloges.

L'intrigue du roman conduit Sir Thomas à se rendre compte de seserreurs, trop tard. A la �n du roman, il est lucide sur sa responsabilitédans les fautes commises par ses �lles :

Too late he became aware how unfavorable to the cha-racter of any young people, must be the totally oppositetreatment which Maria and Julia had been always expe-riencing at home, where the excessive indulgence and �at-tery of their aunt had been continually contrasted with hisown severity. [. . . ] Wretchedly did he feel, that with all thecost and care of an anxious and expensive education, he hadbrought up his daughters, without their understanding their�rst duties, or his being acquainted with their character andtemper. 4

Un ré�exe pavlovien de lettres classiques me fait voir, dans cetteleçon reçue trop tard, une dimension tragique du personnage. En ef-

3. � Les demoiselles Bertram étaient fort à plaindre en cette occasion ; non pourleur chagrin, mais pour leur manque de chagrin. � Volume I, chapitre 3.

4. � Il prit conscience trop tard de la façon dont, pour le caractère de n'importequelle jeune personne, le traitement tout-à-fait opposé que Maria et Julia avaienttoujours reçu chez elles, où l'indulgence et la �atterie excessives de leur tante avaienttoujours était en contraste avec sa propre sévérité, était pernicieux au plus hautpoint. [. . .] Il sentait cruellement qu'avec tout le prix et le soin d'une éducationinquiète et coûteuse, il avait élevé ses �lles sans qu'elles comprennent leurs premiersdevoirs, et sans qu'il eût connaissance de leur caractère et de leur tempérament. �Volume III, chapitre 17.

197

Page 204: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Mans�eld Park de Jane Austen : un roman sur l'éducation ?

fet, la prise de conscience tardive d'une faute après la catastrophe estun trait commun à de nombreux personnages de tragédie. Cependant,il ne faut pas trop insister là-dessus : on retrouve chez Jane Austenbien peu de traits de la tragédie antique. On peut surtout remarquerdans ce passage assez long, situé dans le dernier chapitre, l'emploi dudiscours narrativisé : les pensées du personnage sont entièrement refor-mulées par l'auteur. Tout en attribuant cette ré�exion à Sir Thomas,Jane Austen reprend donc la main en nous donnant assez clairement lesleçons qu'il faut tirer de cette histoire : l'une d'elles est une leçon d'édu-cation. Elle met en garde les éducateurs bien intentionnés contre uneexcessive sévérité et une réserve interdisant toute e�usion de sentiment.Jane Austen est connue pour avoir mis en garde les jeunes �lles contrel'imagination et la sensibilité excessive favorisées par le préromantisme.Dans notre passage aussi, elle rappelle la nécessité de soumettre les sen-timents à la raison, déplorant au sujet de Maria et Julia : � they hadnever been properly taught to govern their inclinations and tempers, bythat sense of duty which can alone su�ce � 5. Mais Jane Austen ne selaisse pas enfermer dans ces caricatures : si Sir Thomas a bien � ce sensdu devoir �, cela ne su�t pas : il aurait dû manifester davantage sona�ection paternelle. L'idéal antique, encore présent dans la culture, dupaterfamilias romain, est ici vivement contesté. Jane Austen partagedonc, dans une certaine mesure, la sensibilité de son temps, o�rant uncontrepoint à la leçon de Sense and Sensibility.

Fanny, éduquée et éducatrice

L'héroïne, Fanny Price, peut d'ailleurs être rapprochée de MarianneDashwood, l'une des deux héroïnes de Sense and Sensibility. Elle pos-sède le même c÷ur sensible et a�ectueux. Sa sensibilité donne parfoisprise à une ironie bienveillante de l'auteur. Mais, tandis que la sensibi-lité de Marianne Dashwood est cultivée comme une vertu, et encoura-gée par sa mère, chez Fanny Price, elle est bridée par la timidité, parla crainte que lui inspirent son oncle et sa tante Norris, par un senti-ment d'infériorité par rapport à ses cousins mieux instruits et plus àl'aise qu'elle. Sa situation d'infériorité sociale � tante Norris n'oublierajamais de lui rappeler qu'elle a été reçue à Mans�eld Park par cha-

5. � On ne leur avait jamais enseigné de façon convenable à gouverner leur in-clinations et leurs tempéraments, par ce sens du devoir qui est le seul à pouvoir ysu�re. � Volume III, chapitre 17.

198

Page 205: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Elisabeth Vuillemin

rité � se double, dans l'esprit de chacun, du sentiment d'une inférioriténaturelle. Fanny, la première, cherche avant tout à faire accepter sa pré-sence, en évitant de déranger les autres et en tachant de se rendre utile.Cette situation su�t à lui donner un tempérament doux et raisonnable,exempt de toute velléité d'orgueil.

Est-ce à dire que la position d'infériorité, les jugements et les trai-tements injuste qu'elle entraîne, su�sent à la formation du caractère ?On peut le penser en examinant le sort de Julia, �lle cadette de SirThomas, qui fait de grosses bêtises, comme sa s÷ur Maria, mais s'ensort moins mal. Dans le dernier chapitre, Jane Austen nous l'expliquepar une di�érence de tempérament et d'éducation :

That Julia escaped better than Maria was owing, insome measure, to a favorable di�erence of disposition andcircumstance, but in a greater to her having been less thedarling of that very aunt, less �attered, and less spoilt. Herbeauty and acquirement had held but a second place. Shehad been always used to think herself a little inferior toMaria. Her temper was naturally the easiest of the two,her feelings, though quick, were more countroulable ; andeducation had not given her so very hurtfull a degree ofself-consequence. 6

Encore une fois, le sentiment d'une infériorité, injuste et dû au mau-vais jugement de tante Norris, a joué un rôle positif dans l'éducationd'une jeune �lle. Cette circonstance due au hasard ou à quelques critèresarbitraires doit-elle devenir une règle d'éducation ? Ce serait revenir àla sévérité tant blâmée chez Sir Thomas.

Il faut donc noter un élément qui a beaucoup joué chez Fanny,la seule dont l'éducation est �nalement plutôt réussi : elle est sanscesse soutenue et conseillée par son grand cousin Edmund, est le seulà voir en elle les grandes qualités que représentent un jugement droit

6. � Que Julia s'en sortît mieux que Maria, c'était dû, dans une certaine mesure,à une di�érence de dispositions et de circonstances qui jouait en sa faveur, mais,dans une mesure plus grande, au fait qu'elle avait moins été la favorite de cette mêmetante [tante Norris], moins �attée, et moins gâtée. Sa beauté et les talents qu'elleavait acquis n'avaient tenu qu'une seconde place. Elle avait toujours eu l'habitudede se penser un peu inférieure à Maria. Son tempérament était, par nature, leplus facile des deux, ses sentiments, même vifs, étaient plus contrôlables, et sonéducation ne lui avait pas donné le sentiment de sa propre importance à un degréaussi dommageable. � Volume III, chapitre 17.

199

Page 206: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Mans�eld Park de Jane Austen : un roman sur l'éducation ?

et un c÷ur a�ectueux. Jane Austen ne nous indique pas ce que Fannyserait devenu sans ce cousin, qui, bien qu'il n'en soit pas chargé, asans doute joué un rôle dans son éducation. Un autre élément peutexpliquer la di�érence entre Fanny et ses cousines : Sir Thomas luiinspire certes de la crainte, comme il en inspire à ses �lles, mais elleéprouve aussi de la reconnaissance envers lui. Fanny voit qu'il soutientde loin, �nancièrement, ses parents et ses frères et s÷urs. Ces bienfaitsla touche beaucoup, parce qu'elle est restée très attachée à sa famille.Elle se sent donc coupable lorsque la crainte l'emporte sur l'a�ectionqu'elle devrait ressentir à son égard. Le sentiment d'un devoir d'aimervient pallier le défaut d'a�ection spontanée.

Fanny fait en outre le lien entre deux familles, celle de Sir Tho-mas Bertram et celle de ses parents, les Price, ce qui nous permet decomparer deux éducations.

We shall probably see much to wish altered in her, andmust prepare ourselves for gross ignorance, some meannessof opinion, and very distressing vulgarity of manner ; butthese are not incurable faults, 7

déclare Sir Thomas au moment où il décide de l'accueillir. Ce gestene vise pas seulement à soulager les Price de la charge �nancière quereprésente un enfant, mais aussi à réparer l'éducation nécessairementdésastreuse que la �llette a reçue dans une famille nombreuse où l'onn'a pas les moyens de payer gouvernante et professeurs. Cependant la�llette a gardé le souvenir d'une famille aimante, où se sont construitsdes liens fraternels très forts. Elle aime particulièrement son frère aînéWilliam, qui tourne très bien, même s'il n'a pas été élevé dans la hautesociété. L'a�ection et la simplicité d'une famille moins favorisée so-cialement formeraient-elles mieux les c÷urs que les gouvernantes deSir Thomas ? Jane Austen se rapprocherait-elle vaguement des idéesde Rousseau, en insinuant que les manières civilisées et la culture fontperdre à l'homme sa bonté naturelle ? On pourrait le croire en lisant cer-tains passages. Ainsi, quand Fanny arrive pour passer un séjour dans safamille, l'auteur souligne le manque de bonnes manières de ses s÷urs,mais elle s'empresse d'ajouter : � But manner Fanny did not want.

7. � Nous verrons beaucoup de choses que nous souhaiterons voir changées enelle. Nous devons nous préparer à une ignorance crasse, à une certaine étroitessede vues, et à une désastreuse vulgarité dans ses manières ; mais ce ne sont pas desdéfauts incurables. � Volume I, chapitre 1.

200

Page 207: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Elisabeth Vuillemin

Would they but love her, she would be satis�ed. � 8 Outre cela, le goûtde Fanny pour la nature, le plaisir qu'elle prend à contempler les pay-sages, en font un personnage tout-à-fait en accord avec la sensibilitéde son temps. Cependant, cet éloge des sentiments naturels que l'ontrouve chez les gens simple est à peine e�euré. Fanny est vite déçuepar le séjour qu'elle passe chez ses parents. Malgré la vivacité de sespremières e�usions, Mrs Price se révèle presque aussi indolente que sas÷ur Mrs Bertram. Elle est tout aussi incapable de mettre de l'ordredans son ménage que d'imposer des règles à ces enfants. La maisonest rendue invivable à cause du désordre, du bruit et des disputes �c'est même une menace pour la santé fragile de Fanny. Dans une telleatmosphère, les sentiments d'a�ection maternelle et �liale ne peuventêtre entretenus. Le bonne ordre et les bonnes manières de Mans�eld nesu�sent pas au bonheur familial, mais ils y sont nécessaires. Fanny vajusqu'à demander, et obtenir, que la plus grande de ses petites s÷urs,Susan, l'accompagne à son retour à Mans�eld, pour recevoir la mêmeéducation qu'elle. La comparaison entre les deux familles montre doncl'importance fondamentale de l'éducation toute formelle que Sir Tho-mas donne à ses enfants.

La mention de Susan nous conduit à étudier un deuxième aspect dupersonnage de Fanny. D'éduquée, elle devient éducatrice. Sa décisionde s'occuper plus particulièrement de Susan commence par une doubleprise de conscience : elle se rend compte du bon naturel de sa s÷ur,malgré ses erreurs de conduite, et elle se rend compte de l'in�uencequ'elle peut avoir sur elle.

Fanny, understanding the worth of her disposition, andperceiving how fully she wos inclined to seek her good opi-nion and refer to her judgment, began [. . .] to entertain thehope of being useful to a mind so much in need of help, andso much deserving it. 9

C'est alors qu'elle commence à prodiguer ses conseils à sa s÷ur, àlui recommander de bons livres, avant de la conduire à Mans�eld. Onpeut ici discerner deux qualités nécessaires à un éducateur : comprendre

8. � Mais Fanny ne voulait pas de bonnes manières. Il su�sait qu'elles l'aiment,et elle serait satisfaite. � Volume III, chapitre 7.

9. � Fanny, comprenant la valeur de son caractère, et percevant combien elle étaitcomplètement encline à rechercher son estime et à s'en remettre à son jugement,commença [. . . ] à entretenir l'espoir d'être utile à un esprit qui avait tant besoind'aide, et qui en méritait tant. � Volume III, chapitre 9

201

Page 208: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Mans�eld Park de Jane Austen : un roman sur l'éducation ?

le caractère de l'enfant et occuper à ses yeux une position d'autoritébienveillante, c'est-à-dire être aimé, respecté et admiré par lui.

Mais Fanny occupe parfois cette position d'éducatrice malgré elle.On peut dire en e�et qu'elle fait, malgré elle, l'éducation du vil séduc-teur de ce roman-ci, Henry Crawford. Me voici forcée de révéler unepartie de l'intrigue amoureuse, mais ce sera la première et dernière fois,promis ! Ce vil séducteur, que Fanny a déjà vu à l'÷uvre, se met en têtede la séduire par jeu, et parce qu'il imagine qu'il doit être agréable d'êtreaimé par une jeune �lle si douce. Mais il est pris à son propre piège :elle lui résiste, et lui tombe sincèrement amoureux, jusqu'à demandersa main. Grâce à l'amour qu'il éprouve pour elle, Fanny est, vis-à-visde lui, dans une position d'autorité : il admire la droiture de ses juge-ments et cherche sincèrement à conformer sa conduite à ses volontés.En outre, elle l'a compris mieux que les autres, puisqu'elle a vu clairdans son jeu jusque là. La conduite d' Henry Crawford change visible-ment à ce moment : � [Fanny] was quite persuaded of his being moregentle, and regardful of others, than formerly. � 10 Son c÷ur changeaussi, nous pouvons le supposer, même si, à ce moment du récit, nousvoyons l'histoire par les yeux de Fanny, sans avoir accès à l'intérioritédes autres personnage. S'il tombe amoureux d'une jeune �lle en ad-mirant ses qualités de c÷ur, c'est sans doute quelque chose de bon enlui qui s'éveille. Même le méchant typique des romans de Jane Austenpeut se corriger, s'il rencontre la bonne personne : ici Jane Austen est enpleine cohérence avec le regard plein d'espérance que tout chrétien doitposer sur son prochain, même si elle ne mentionne pas la grâce divine ets'en tient aux circonstances humainement observables. On peut trouverça un peu facile, surtout après Victor Hugo qui met la rédemption deJean Valjean au centre de l'intrigue des Misérables 11, et après tous lesDisney qui racontent des histoires de méchants repentis, La Reine desNeiges en tête. Mais c'est plus fort chez Jane Austen, parce qu'elle abien démoli son personnage avant. Henry Crawford inspire d'abord dumépris, alors que, même avant sa conversion, c'est surtout de la pitiéqu'on éprouve pour Jean Valjean, condamné au bagne pour avoir voléun pain. On peut aussi, de manière plus cohérente chronologiquement,comparer Henry Crawford au Valmont des Liaisons Dangereuses 12 ou

10. � [Fanny] était vraiment persuadée qu'il était plus doux et plus attentionnéqu'auparavant. � Volume III, chapitre 11.11. 186212. Choderlos de Laclos, 1782

202

Page 209: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Elisabeth Vuillemin

au Lovelace de Clarissa, or the History of a Young Lady 13. Ce sont deuxvils séducteurs, qui se repentent avant de mourir dans un duel. Tousdeux sont redoutables, cyniques, et empreints d'une certaine grandeur.Henry Crawford est plus faible, plus médiocre et, pour cette raison, plusréaliste. Dans Mans�eld Park, le vil séducteur a un double féminin, sas÷ur, Mary Crawford. Pour elle aussi, Fanny tient le rôle d'éducatricemalgré elle, mais c'est un échec. Son cousin Edmund espère que Maryse corrigera de sa frivolité et de son égoïsme en fréquentant Fanny. MaisMary n'a aucune estime particulière pour Fanny, elle ne se remet pasen question, ne cherche pas à se corriger en imitant son exemple eten se �ant à son jugement. Pour Jane Austen, un éducateur doit doncd'abord s'attirer l'estime et l'a�ection de celui qu'il éduque, ce à quoi aéchoué Sir Thomas, et ce qui explique le manque d'in�uence de Fannysur Mary. L'étude de l'éducation reçue par Fanny, et de l'éducationprodiguée par Fanny, nous montre donc comment Jane Austen envi-sage toutes les dimensions de l'éducation, instruction, bonne manièreet a�ection, formation de l'esprit et du c÷ur, en insistant sur l'équi-libre et l'accord qui doit régner entre les sentiments et la raison, thèmerécurrent dans son ÷uvre.

En guise de conclusion : nature, culture et circons-tances

En�n, il faudrait signaler que Mans�eld Park occupe une place àpart dans l'÷uvre de Jane Austen, parce que c'est l'÷uvre ou JaneAusten analyse le mieux le rapport entre naturel et éducation dans laformation de ses personnages. Dans de nombreux romans, on constated'énormes disparités de caractères au sein d'une même famille, sans quel'auteur s'attarde à les expliquer. L'une des astuces est de faire des-cendre toute la fratrie d'une mésalliance, comme dans Pride and Preju-dice, où Mr Bennet a eu la folie d'épouser Mrs Bennet pour sa beauté,avant de se rendre compte de la sottise de cette femme. Dans Persua-sion, c'est la mère de l'héroïne qui s'est laissée séduire par le charmed'un bel homme sans se rendre compte de sa vanité. Dans chaque cas,on a un couple avec un parent stupide et un parent sensé : les enfantstiennent de l'un ou de l'autre, ce qui explique les fratries disparates.Mans�eld Park ne fait pas exception, du moins si l'on considère la fa-

13. Richardson, 1748

203

Page 210: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Mans�eld Park de Jane Austen : un roman sur l'éducation ?

mille Bertram : Sir Thomas est plus généreux et plus intelligent queson épouse, même si l'opposition est moins caricaturale. (La valeur deFanny et de son frère William est déjà plus étonnante, puisque aucunde leurs parents ne manifeste leurs qualités de c÷ur. Ce doit être ungêne récessif qui a sauté une génération.) Mais le caractère des enfantsest plus �nement expliqué par l'interaction entre leur naturel et leuréducation : cette explication de leur formation montre que leur carac-tère ne procède pas inéluctablement de leur nature, et qu'ils peuventchanger.

On peut identi�er des personnages qui ont d'emblée un bon natu-rel, c'est-à-dire des grandes qualités de c÷ur et de jugement. J'ai déjàmentionné Fanny et William, il faut leur ajouter Edmund, �ls cadet deSir Thomas, qui fut le principal soutien de la jeune Fanny. Ces person-nages ont béné�cié d'une éducation qui a favorisé le développement deleurs qualités, à Mans�eld pour Edmund et Fanny, et... on ne sait pasoù pour William. (Jane Austen ne s'attarde pas sur son cas, il faut lereconnaître. Je peux essayer de le faire à sa place, même si c'est un peuvain de faire des hypothèses invéri�ables sur des personnages de �ction.Je dirai donc que, puisque William est un marin, il a appris la vie surson bateau auprès d'un bon capitaine.) Le cas du Susan est toutefoisplus signi�catif : c'est un bon naturel, gâché par une mauvaise éduca-tion, que Fanny rattrapera ensuite. Et qu'en est-il des personnages quitournent mal ? Les deux jeunes �lles ne sont pas mauvaises par nature ;c'est dit très clairement au début du roman : � There was no posi-tive ill-nature in Maria or Julia � 14. Elles ont un tempérament plusou moins facile, des sentiments plus ou moins vifs, une volonté plus oumoins forte, mais pas de véritable défauts dont elles seraient entachéesdès la naissance. Pour les Crawford, le jugement est moins clair, maisl'auteur souligne à plusieurs reprise l'in�uence de leur mauvaise éduca-tion sur eux. Ils ont été élevés par un oncle noceur et une tante aigrie,qui étaient en con�it permanent. Edmund répète à plusieurs reprisesque Mary, au fond, a une bonne nature, mais il est partial. Quant àHenry, il ne semble pas incapable de bons sentiments. L'auteur lui ac-corde même d'importantes qualités, au détour d'une phrase : � withsense and temper which ought to have made him judge and feel better,he... � 15 Il pourrait donc être plus sensé et plus aimable que ses actions

14. � Il n'y avait pas de véritable mauvaise nature en Maria ou en Julia. � Volume1, chapitre 2.15. � malgré une raison et un tempérament qui auraient dû le faire juger mieux

204

Page 211: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

ne le laissent paraître. Pour tous ces jeunes personnes, on dirait doncque leur nature, reçue à la naissance, consiste plus en des forces et desfaiblesses de la raison ou des sentiments qu'en de véritables qualités etdéfauts intrinsèques. Ces forces ou ses faiblesses les font résister plusou moins aux in�uences bonnes ou mauvaises de leur entourage.

Mais cet entourage n'est pas déterminé uniquement par les principeséducatifs de leurs parents. D'autres facteurs entrent en compte. Il peuty avoir rivalité, comparaison involontaire entre deux enfants, c'est cequ'on a vu avec Maria et Julia. Il peut y avoir aussi des facteurs sociaux.C'est le cas avec Tom, le �ls aîné des Bertram. On a vu que l'éducationde Sir Thomas Bertram ne parvenait pas à transmettre la droiture dessentiments et le sens du devoir. Mais c'est particulièrement sa positionde �ls aîné et d'héritier qui contribue à la formation de ce personnage.D'emblée, il est décrit ainsi :

He was just entering into life, full of spirits, and with allthe liberal dispositions of an eldest son, who feels born forexpense and enjoyment. 16

La position sociale semble l'avoir déterminé jusqu'à en faire unpersonnage-type de �ls prodigue, si j'ose dire. Ce n'est d'ailleurs pas unpersonnage très développé psychologiquement. Au naturel et à l'édu-cation s'ajoutent donc le facteur des circonstances, des rapports decomparaisons, de jalousie, des di�érences sociales, qui viennent ra�nerl'analyse.

DansMans�eld Park, le caractère des personnage n'est pas un donnébrut, leur genèse est expliqué plus ou moins �nement par l'auteur. Ainsi,leurs évolutions sont sensibles, et plusieurs personnalités semblent os-ciller entre le vice et la vertu, ce qui contribue à un certain suspens,en attisant l'intérêt de la lecture. Pour ma part, j'espère n'avoir pastrop gâché ce suspens à ceux d'entre vous qui n'avaient pas lu ce livre,et vous avoir donné envie de poursuivre cette étude en vous plongeantdans le texte.

les chose et éprouver de meilleurs sentiments, il ... � Volume I, chapitre 5.16. � Il venait d'entrer dans la vie, plein de bonne humeur, et avec toutes les

dispositions généreuses d'un �ls aîné, qui se sent né uniquement pour la dépense etle plaisir. � Volume I, chapitre 2.

205

Page 212: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

206

Page 213: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

L'esprit d'enfance ou l'amour de lavérité dans les essais de Bernanos

Éléonore Mermet

Face aux scandales de l'histoire, aux principes mortifères des bour-geois, des élites et des rationalistes, Bernanos ne cesse de convoquerl'enfance : dans ses essais, l'esprit d'enfance semble bien totalementinformer le rapport que l'homme se doit d'entretenir avec la réalité.Pour Bernanos, l'enfance sauvera le monde : elle est cette exigence dejustice et de pureté qui s'oppose aux compromis et à l'égoïsme, quine génèrent qu'injustice et violence. Ainsi voit-on dans Jeanne, relapseet sainte, Jeanne d'Arc braver ses juges ecclésiastiques, dans la Lettreaux Anglais les peuples exiger la justice et la vérité, et les chevaliersdu Moyen-Âge braver la sagesse du monde et mettre leur honneur dansle service des faibles. . . Cette exigence, Bernanos l'applique dans sacorrespondance, dans le regard qu'il porte sur son temps, sur sa proprevie et sur ses proches. L'enfance voit le monde dans sa simplicité, dansla pureté de son sens, sans compromis. Pour Bernanos, elle n'est doncen rien un âge de la vie, mais un esprit à retrouver, propre à l'enfantqui reconnaît humblement sa petitesse et sa dépendance. L'enfant saiten e�et qu'il ne maîtrise pas tout, que ce n'est pas lui qui a créé le réeldans lequel il se trouve, mais qu'il doit le comprendre et s'y soumettre.L'esprit d'enfance est donc tout d'abord un attachement à la véritéavidement recherchée, contrairement à l'esprit de vieillesse, esprit demensonge ou de compromis qui détourne la vérité selon ses intérêts. Dece �dèle attachement à la vérité découlent le sentiment de l'honneur etle sens profond de la justice, qui mènent, selon Bernanos, à la liberté,état auquel tout homme est appelé du fait de sa nature. Au fondementde l'esprit d'enfance, dans les essais de Bernanos, réside un amour duvrai : dans cet abandon qui souhaite se conformer à la vérité de lapersonne unie à un Père créateur, résident la générosité et le courage,seules conditions d'un amour vrai et libre.

I. La grâce de l'enfance

C'est dans un avertissement aux Américains dans la Lettre auxAnglais que Bernanos montre peut-être le plus clairement et le plus

207

Page 214: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

L'esprit d'enfance ou l'amour de la vérité dans les essais de Bernanos

explicitement la distinction entre l'âge et l'esprit. À une Amérique quia cherché à se distinguer de la Vieille Europe, l'auteur explique la jeu-nesse des valeurs chrétiennes de ce continent chargé d'histoire : � [. . . ]la cathédrale de Chartres, par exemple, est beaucoup plus jeune en réa-lité, c'est-à-dire beaucoup plus accordée à de jeunes c÷urs, de jeunesesprits, que tant de monuments qui paraissaient à vos milliardaires,il y a cinquante ans, le dernier mot du modernisme 1. � La jeunesseconcerne donc le c÷ur, l'esprit, c'est-à-dire la sensibilité, l'intelligenceet la volonté : est jeune celui qui voit le monde d'une certaine manière.Il y a donc des valeurs, des symboles dans la cathédrale de Chartresqui répondent aux aspirations d'une jeunesse spirituelle expliquée parla suite dans l'opposition entre les peuples d'Europe et leurs élites. Carles peuples peuvent être jeunes, � les peuples sont des enfants 2 �, pré-cise Bernanos. Les peuples sont jeunes en ce qu'ils ne recherchent pascomme les élites le confort matériel pour lui-même, ce � matérialismequi pour se dé�nir et se justi�er, exploite le vocabulaire du Moral etdu Spirituel 3 �. L'esprit de vieillesse, dé�ni par Bernanos comme un� esprit d'avarice 4 �, nie la dimension spirituelle de l'homme, ou plutôtla détourne, par le mensonge qui lui est propre, a�n de se donner bonneconscience : cette médiocrité, dont Bernanos accuse les bourgeois, s'op-pose en tout point aux valeurs de la jeunesse, caractérisée par le désird'absolu. � Nos peuples ne vont jamais d'eux-mêmes aux solutions mé-diocres, soit dans le Mal, soit dans le Bien 5 � : le Bien et le Mal, pourBernanos, ont tous deux un évangile, une bonne nouvelle à annoncer aumonde entier. Ils font appel en l'homme au spirituel et au religieux. Levocabulaire employé pour dé�nir le marxisme le montre bien : � religionhumanitaire � et � Evangile d'une nouvelle fraternité 6 � évoquent unetranscendance que recherchent les peuples comme ils peuvent la recher-cher dans l'Evangile chrétien. Ainsi la cathédrale de Chartres est jeunecar elle re�ète, dans son architecture et ses symboles, l'aspiration reli-gieuse accordée à un c÷ur jeune, ennemi de la médiocrité. Sa construc-tion appelle au-delà de la matière contrairement au matérialisme de

1. Georges Bernanos, Lettre aux Anglais. Essais et écrits de combat, vol II, Paris,Gallimard, coll. � Bibliothèque de la Pléiade �, 1995 [désormais abrégé en Anglais],p. 138.

2. Anglais, p. 109.3. Id., p. 139.4. Id., p. 138.5. Id., p. 139.6. Ibid

208

Page 215: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Éléonore Mermet

l'esprit de vieillesse. L'esprit d'enfance, pour les peuples comme pourles hommes, se dé�nit donc contre l'esprit de mensonge, pour suivrela justice, la liberté et la vérité, aspirations profondes de l'homme quene peuvent étou�er le matérialisme, l'égoïsme et le mensonge de l'es-prit de vieillesse. L'enfance reconnait sa dépendance, elle se sait enfantde Dieu, ou d'idéaux, comme le progrès de l'humanité dans le cas dumarxisme. Elle ne réduit pas le réel à sa propre dimension.

Le peuple est resté naturel, ou - comme nous disonsen argot parisien � nature. Il agit presque toujours spon-tanément, selon son instinct, c'est-à-dire selon ses ré�exeshéréditaires, au lieu que la Bourgeoisie s'est faite � �Je mesuis fait moi-même�, déclare �èrement le bourgeois parvenu.Elle s'est faite une conscience, une morale, une politique, unEsprit 7.

Car c'est bien un esprit nouveau que crée la bourgeoise : la pro-gression de la phrase met en valeur l'orgueil de cette création qui tented'e�acer les lois inscrites par un Créateur dans l'instinct humain. C'esten cela que réside la grandeur de l'esprit d'enfance : la conformité àsa propre nature, dépendante d'une création qui instaure ses lois, maistranscendée par le respect de ces valeurs. L'esprit de vieillesse, quant àlui, est réduit aux dimensions humaines de son orgueil et de son men-songe. Bernanos voit toujours dans l'homme l'÷uvre d'un Dieu, Père etCréateur : l'homme est par nature enfant de Dieu. En cela, Bernanosrejoint la spiritualité de sainte Thérèse de l'enfant Jésus, cette carmé-lite qui a choisi de se mettre sous le patronage de l'enfance du Christ,et qui témoigne de cette imitation et de son abandon �lial en Dieudans son autobiographie Histoire d'une âme. L'esprit d'enfance, chezBernanos comme chez sainte Thérèse, est d'abord humilité, c'est-à-direregard vrai sur sa faiblesse et sa dépendance face au Créateur, en quielle espère cependant davantage :

Il me semble que si une petite �eur pouvait parler, elledirait simplement ce que le Bon Dieu a fait pour elle, sansessayer de cacher ses bienfaits. [. . . ] La �eur qui va racon-ter son histoire se réjouit d'avoir à publier les prévenancestout à fait gratuites de Jésus, elle reconnaît que rien n'était

7. Id., p. 89.

209

Page 216: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

L'esprit d'enfance ou l'amour de la vérité dans les essais de Bernanos

capable en elle d'attirer ses regards divins et que sa miséri-corde seule a fait tout ce qu'il y a de bien en elle. . . 8

Il est nécessaire de préciser ici un point important : être enfant,redevenir enfant pour Bernanos n'équivaut en rien à jouer à des jeuxpuérils et à rivaliser d'enfantillages. L'esprit d'enfance étant cet espritd'abandon en un Père Créateur, et un attachement à une vérité quidépasse la créature, touche donc à ce qu'il y a de plus profond dansla condition de l'homme : il s'agit d'un regard lucide sur sa proprecondition ; à l'inverse, c'est précisément dans l'aveuglement que consistel'enfantillage, qui se permet de ne pas répondre aux exigences de sacondition d'enfant de Dieu, tout en se donnant bonne conscience. Dansune de ses dernières lettres, Bernanos s'adresse au père Bruckberger endes termes qui peuvent sembler durs, mais qui témoignent d'une amitiésincère et véritable : � Ce n'est quand même pas le moment de �fairel'enfant� et il y a quelques petites choses à mettre au point 9 �. Dansle contexte de cette lettre, � faire l'enfant � ici serait se taire pourBernanos, ou, de la part du père, s'aveugler sur son comportement,puisqu'il s'agit ici d'une lettre qui rappelle au moine sa vocation qu'ila � trahie �. Être �dèle au � petit moine �, n'est-ce-pas encore, end'autres termes, appeler le père Bruckberger à l'esprit d'enfance, plusprécisément à redevenir enfant, à être �dèle à ce qu'il est réellement, parnature, c'est-à-dire enfant de Dieu ? Et Bernanos parle ici d'une enfancetoute spéciale : s'il évoque le � petit moine �, il est clair ici qu'il ne s'agitpas de l'âge, mais de la vérité fondamentale du père dans sa relation àDieu, sa vocation religieuse. � Faire l'enfant � consisterait à l'inverse àtaire cette vérité. Faire l'enfant s'oppose donc fondamentalement à êtreenfant : il est ici question d'apparences, d'un jeu qui se dissocie de laréalité. Il y a donc dans cette expression employée par Bernanos l'idéed'une vérité biaisée et faussée.

Mais Bernanos va plus loin encore. L'esprit d'enfance n'est pas sim-plement une réalité spirituelle, mais surnaturelle : il est grâce. � PourBernanos la réalité fondamentale de l'homme est ce lien surnaturel,déjà réalisé dans notre enfance, entre nous et Dieu, sur le mode de larelation de l'enfant à son père 10 �. Cette relation �liale inhérente à l'es-

8. Thérèse de l'Enfant Jésus, Histoire d'une âme, Paris, Éditions du Cerf, Descléede Brouwer, 1972, p. 22-23.

9. Id., p. 466.10. Yves Bridel, L'esprit d'enfance dans l'÷uvre romanesque de Georges Berna-

nos, Paris, Minard, Lettres Modernes, coll. � Thèmes et mythes �, no 10, 1966, p.

210

Page 217: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Éléonore Mermet

prit d'enfance, qu'explique Yves Bridel, montre que le surnaturel, chezBernanos, fait partie de la nature de l'homme, et qu'il existe une partde divin en lui. L'enfance entre alors pleinement dans le vocabulairereligieux, elle est cette grâce divine qui lie la créature à son créateurpar un lien �lial, ou plutôt qui lui fait faire l'expérience de ce lien.� Ah si j'avais vingt ans ! Mais le bon Dieu me rend parfois l'enfance,la jeunesse, jamais ! 11 �, écrit-il au père Bruckberger en 1940. Ce regretlui permet de faire la distinction entre l'âge et l'esprit, mais aussi designi�er que l'esprit d'enfance est un don de Dieu, et non pas un travailpsychologique sur soi-même. L'expression � le bon Dieu � souvent em-ployée dans sa correspondance montre bien que c'est un rapport vécu,de con�ance et d'abandon envers Dieu qui caractérise Bernanos, s'ins-pirant aussi certainement de la spontanéité du style thérésien. L'espritd'enfance ne consiste pas à se sentir jeune, mais à éprouver la �liationqui le lie à un Dieu paternel.

II. � La vérité vous rendra libres � (Jean VIII, 32)

En étant attaché par essence à la vérité contre le mensonge et lalâcheté de l'esprit de vieillesse, l'esprit d'enfance est pour Bernanos laseule et unique condition de la liberté. La vérité est en e�et le lieu oùpeut se déployer et grandir l'homme tel qu'il est, conformément à lagrandeur à laquelle il est appelé. Ainsi la vérité rend libre, et la cor-respondance entre le chrétien Bernanos et l'a�rmation du Christ dansl'Evangile de saint Jean n'est certainement pas anodine. La vérité chezBernanos est un combat, avec soi-même et avec les autres : elle exigele courage de la lucidité et la défense de ce qui est juste et vrai, au dé-triment de l'utile et du confortable. Elle est la conformité à une réalitéqui est, dans toute l'÷uvre bernanosienne, transcendante. L'homme aaccès à ce qui le transcende, à cette réalité à la fois naturelle et surna-turelle, et c'est là toute sa grandeur et sa responsabilité. Combien defoi Bernanos ne rappelle-t-il pas qu'il est appelé, � vocatus � à servirune vérité qui le dépasse, à transmettre � cette petite part de vérité quele bon Dieu [lui] a donnée en garde 12 � ? L'homme est ainsi fait pour

251.11. Georges Bernanos, Lettres retrouvées, 1904-1948, Correspondance inédite, re-

cueillie, choisie annotée et présentée par Jean-Loup Bernanos, Paris, Plon, 1983[désormais abrégé en Cor.], p. 373.12. Cor. , p. 359.

211

Page 218: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

L'esprit d'enfance ou l'amour de la vérité dans les essais de Bernanos

être au service de cette vérité, pour répondre à cet appel, ce qui permetalors de comprendre le ton en�ammé des essais bernanosiens, commecelui d'un homme qui ne possède pas la vérité mais bien plutôt que lavérité possède. C'est dans la grandeur de cette mission que l'hommetrouve son honneur, qui est donc directement lié à l'esprit d'enfance,puisqu'il est cette correspondance avec l'esprit de vérité. C'est danscette compréhension de l'esprit d'enfance comme le courage de conqué-rir sa liberté par l'a�rmation de la vérité que l'on peut saisir l'analogieentre la pensée et l'enfant qu'établit Bernanos en parlant des hommesqui se satisfont d'une � demi-vérité confortable �, contrairement auxhommes libres :

Quand leur pensée commence à remuer, ils trouvent quece fruit de leur cerveau coûtera bien cher à élever, sansparler des douleurs de la gestation, et s'ils n'ont pas réussi àle décrocher avant terme, ils vont le con�er dès sa naissanceà une institution de bienfaisance publique ou privée. Quevoulez-vous ? C'est bien lourd à porter, une âme ! Et c'estlong, une vie 13 !. . .

La pensée, insatisfaite par le mensonge et l'aveuglement, fait accé-der à la vérité qui seule peut la combler. La vérité est exigeante, elledemande des sacri�ces, des renoncements, des prises de positions cou-rageuses, mais c'est en la suivant que l'homme trouve sa grandeur. Ber-nanos est très proche en cela de la ré�exion pascalienne : � L'homme estvisiblement fait pour penser. C'est toute sa dignité et tout son mérite ;et tout son devoir est de penser comme il faut 14 �. C'est ce � commeil faut � qui importe à Bernanos. La métaphore de la pensée à portercomme un enfant à naître est riche de signi�cations : non seulementelle exprime la lourdeur, les douleurs de la gestation de la pensée, quise conçoit dans la durée. Or pour Bernanos, le monde moderne n'apas cette patience nécessaire, lui qui � n'a pas le temps d'espérer, nid'aimer, ni de rêver 15 � : penser est alors un acte d'a�rmation de soidans la liberté au sein du monde moderne. Mais il importe aussi de voirdans cette métaphore que l'analogie entre la pensée et l'enfant mène à

13. Ibid.14. Pascal, Fragment 527 dans Pensées, éd. Le Guern, Gallimard, coll. � Folio

classique �, 2004, p. 360.15. Georges Bernanos, Les Enfants humiliés, Essais et écrits de combats, vol. I,

Paris, Gallimard, coll. � Bibliothèque de la Pléiade �, 1971 [désormais abrégé enEnfants], p. 899.

212

Page 219: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Éléonore Mermet

une vision bien précise de l'esprit d'enfance. Si la métaphore est �lée, sidans la même phrase sont employés à la suite � gestation �, � terme �,� naissance �, si la pensée � remue �, c'est pour mettre en lumièrel'aspect fondamental de l'esprit d'enfance, de patience et de couragedans l'enfantement de la vérité, et d'une mise au monde di�cile, carcet � enfant � est opposé à � l'esprit du monde �. Si l'individu aban-donne cet enfant, cet esprit d'enfance qu'il porte en lui, et le remet àune autorité supérieure, par l'attrait d'une vie plus tranquille et plusconfortable, il perd non seulement la vérité, mais d'un même coup, saliberté. Cette instance supérieure que redoute Bernanos, parce qu'elleest susceptible de retirer à l'homme sa dignité et son honneur en faisantde lui un � Assisté �, et non plus un � Citoyen 16 �, est celle de l'Etat,ou plus précisément, de la dérive d'un Etat qui dépasse les limites deses fonctions et cherche à s'approprier la liberté du peuple. L'espritd'enfance réside donc dans cet attachement à la vérité, et la liberté,qui en est la conséquence, est un risque, � [. . . ] le plus magni�que desrisques, le risque absolu 17 � : � Tout ou rien 18 �, telle est la dé�nitiondu � risque absolu � chez Bernanos, car la vérité est une.

III. Le c÷ur du monde

� Le c÷ur du monde bat-il encore ? � Que veut dire ce � Vieillard �au lendemain du 11 novembre, se retrouvant seul parmi les morts audébut de Jeanne, relapse et sainte ? Le monde vit, le monde est là, ilest justement sorti de la guerre, tout peut recommencer. Que signi�ece mot � c÷ur � ? Il semblerait que la vie se soit arrêtée au sortir dela guerre, mais de quelle vie parle-t-il ? � Mais le c÷ur du monde battoujours. L'enfance est ce c÷ur 19 �. Ce n'est pas sans raison qu'Urs vonBalthasar quali�e cet essai d'� hymne à la jeunesse 20 �. Par le person-nage de Jeanne, Bernanos montre par quoi tient le monde : la mort dela petite sainte fait perdre l'assurance de ses juges, elle les condamne.En mourant, elle emporte avec elle le sens du monde. L'amour de la

16. Anglais, p. 176.17. Id., p. 168.18. Id. p. 114.19. Georges Bernanos, Jeanne relapse et sainte, Essais et écrits de combat, vol.

I, Paris, Gallimard, coll. � Bibliothèque de la Pléiade �, 1971 [désormais abrégé enJeanne], p. 21.20. Hans Urs von Balthasar, Le Chrétien Bernanos, traduit de l'allemand par

Maurice de Gandillac, Paris, Parole et Silence, 2004, p.252.

213

Page 220: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

L'esprit d'enfance ou l'amour de la vérité dans les essais de Bernanos

vérité et la conformité à la vocation de l'homme est ce c÷ur qui tientle monde en vie. Ici, Bernanos ne parle pas de l'existence du monde,puisqu'il demeure après la guerre, mais de sa vitalité spirituelle, de l'es-pérance qui donne sens, c'est-à-dire une signi�cation et une directionà toute vie humaine. Ce terme � c÷ur � si souvent repris dans les es-sais et la correspondance révèle la vision du monde comme un corps envie. Dans la Lettre aux Anglais, l'auteur utilise aussi cette métaphorepour expliquer la vie d'une nation : � La médiocrité qui a eu raisonde mon pays n'a pas épuisé sur lui son venin, elle circule encore dansles veines de toutes les nations, elle peut atteindre brusquement leurc÷ur ou leur cerveau, causer la même paralysie foudroyante 21 �. Il ya comme un organisme du monde, dont les nations font partie, avecleurs faiblesses et leurs maladies, mais aussi avec leur dynamisme. Lemonde a un principe de vie auquel tout est lié, ce qui explique sa pa-ralysie ou sa vitalité. Parler de corps n'est pas anodin, c'est voir le lienvital et organique entre les êtres, et la répercussion de leurs actes surl'ensemble de la création. Pour Bernanos, l'homme n'est pas seul, maisprofondément uni aux autres : cette image du c÷ur dans un corps re-joint l'idée de la � communion des saints � chère à l'auteur, comme onle voit dans ses romans ou, par exemple dans les Dialogues des carmé-lites, avec l'échange des morts de la prieure et de Blanche. C'est doncl'esprit d'enfance qui sauve le monde, et lui seul permet aux hommesde garder la vraie vie, la seule qui s'accorde à la dignité de l'homme, lavie spirituelle. C'est l'homme libre, celui qui vit dans l'esprit de liberté,qui donne aux valeurs leur vrai sens pour tous les hommes :

Que de telles gens soient le type accompli de l'huma-nité, nous ne le prétendons pas. Nous ne souhaitons mêmepas que leur nombre aille sans cesse croissant. Nous savonsseulement que lorsque l'espèce en devient trop rare on voitaussitôt l'esprit de Légalité l'emporter sur l'esprit de Justice[. . . ] 22.

L'enfance est donc le c÷ur du monde, elle est ce qui le maintient dansune vie adaptée aux aspirations de l'homme. Et l'esprit d'enfance esten cela l'espérance du monde : sa �délité à la vérité explique chez Ber-nanos l'idée d'un monde sauvé par les enfants et par tous ceux qui seconsacrent de manière absolue et courageuse à leur vocation d'homme

21. Anglais, p. 109.22. Id., p. 177.

214

Page 221: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Éléonore Mermet

libre : � [. . . ] ma certitude profonde est que la part du monde encoresusceptible de rachat n'appartient qu'aux enfants, aux héros et auxmartyrs 23 �. Cependant, le c÷ur signi�e non seulement le principe dela vie, mais aussi de l'amour. C'est peut-être la question essentielle del'esprit d'enfance chez Bernanos, car s'il est tout d'abord un attache-ment absolu à la vérité, ce n'est certes pas une quête intellectuelle etrationnelle. Parler de c÷ur permet ainsi de comprendre plus profon-dément la nature de ce rapport à la vérité. L'esprit d'enfance est cetesprit qui fait adhérer la personne toute entière à ce qui est vrai, dans saraison et ses sentiments. Cette adhésion d'intelligence et de c÷ur s'op-pose frontalement au rationalisme moderne et aride, qui dissocie cesdeux facultés en accordant toute l'importance à la raison. C'est le casde l'araignée � qui tisse et retisse sa philosophie cartésienne 24 � dansJeanne, relapse et sainte, mais aussi de ceux que Bernanos quali�e deréalistes dans ses essais, comme Maurras, � et sans doute la plupart desFrançais 25 �, les bourgeois, qui ré�échissent en théorie mais manquentla vérité de la réalité, s'attachent à la lettre et non à l'esprit. Maurras� a le sens du respect � : � La liste des Révérences et Vénérations luiest aussi familière qu'au boursier le marché des changes, et il joue lahausse ou la baisse d'un c÷ur lucide et froid 26 �. Toute la di�érenceréside dans la dureté de ce c÷ur, dans cette idée de calcul perpétuelessentiellement contraire à l'élan et la sincérité. Il y a une antithèse frap-pante dans l'association du c÷ur avec la lucidité et la froideur. Maurrasn'aime pas ce qu'il respecte, mais décompose l'union qui existe entre laraison et l'élan du c÷ur. L'amour réside dans l'esprit d'enfance de ma-nière inhérente, par cet attachement total à la vérité, et c'est pour cetteraison que l'enfance est � c÷ur du monde � : elle est à la fois essentielleet principe de vie. C'est un élan de tout l'être vers le vrai, et non lafroide ré�exion sur des principes et des lois simplement rationnelles.

Ainsi, si Bernanos utilise ce terme de � c÷ur �, c'est pour évoquerla générosité et la grandeur d'âme propre à l'enfance, contrairementà l'esprit de vieillesse sans c÷ur, égoïste et avare. � N'était ce douxscandale de l'enfance, l'avarice et la ruse eussent, en un siècle ou deux,

23. Georges Bernanos, Les Grands cimetières sous la lune. Essais et écrits decombat, vol I, Paris, Gallimard, coll. � Bibliothèque de la Pléiade �, 1971 [désormaisabrégé en Cimetières], p. 356.24. Jeanne, p. 22.25. Enfants, p. 857.26. Id., p. 356.

215

Page 222: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

L'esprit d'enfance ou l'amour de la vérité dans les essais de Bernanos

tari la terre 27 �. L'esprit d'enfance n'adhère pas à la vérité de manièresimplement intellectuelle, et donc froide et rationnelle, mais elle unit àson intelligence un amour de la vérité qui la rend �dèle jusqu'à la mortà ce qui lui a été donné de comprendre. C'est le cas de Jeanne d'Arc,qui va jusqu'à a�ronter les gens d'Église et préférer l'humiliation et lebûcher au mensonge. Bernanos insiste sur � la nuit 28 � qui recouvre etaveugle Jeanne : ce n'est plus la raison qui la maintient alors dans sonchoix, mais un attachement de c÷ur, une �délité par amour. � Le Christs'y veut dérober à notre raison, à notre jugement, à notre consciencemême ; le c÷ur seul l'y cherche et l'y trouve 29 ; �. Ce passage de laLettre aux Anglais, rejoint parfaitement la vie de cette jeune sainte etmet en lumière la distinction de l'intelligence et du c÷ur, en établissantune progression vers l'amour. La conscience elle-même n'est pas encorede l'ordre du c÷ur, si elle reste fondée sur un simple jugement moral,informé par la raison. Le c÷ur est donc vie et espérance pour le monde,mais le terme signi�e aussi l'amour qui lie l'homme à la vérité qui ledépasse, et que la raison ne peut pénétrer totalement. Il est importantde préciser qu'il ne s'agit pas d'un vague attachement, sans fondement,mû par des intérêts égoïstes ou médiocres. Bernanos, s'en prenant àl'esprit de vieillesse de l'Arrière dans la Première Guerre mondiale,établit avec ironie une distinction révélatrice : � Qu'est-ce que l'Arrièrea dans le ventre ? Je ne dis pas dans le c÷ur bien sûr, mais dans leventre !. . . 30 �. C'est seulement à l'enfance qu'appartiennent le véritableamour, l'élan pur et absolu de soi vers la vérité.

Si l'enfance est un amour ordonné à la vérité, les nombreuses imagesobscènes qui traversent l'÷uvre de Bernanos pour évoquer l'esprit devieillesse montrent bien en ce sens que les déviances de l'amour sont desformes d'impureté. Les élites, les bourgeois, les conformistes, tous ceuxqui n'aiment pas la vérité, mais la détournent pour servir leur confortet leurs intérêts sont ainsi comparés à des vieillards jouissant d'eux-mêmes. � Je ne crois pas à la guerre, je ne crois pas à cette guerre, jecrois que le monde se donne l'illusion de cette guerre comme un vieillardérotique, par des grimaces qui feraient rougir l'adolescent le plus obsédé,l'illusion du désir et de ses fureurs 31 �. Il est clair ici que l'impureté

27. Jeanne, p. 21�22.28. Id., p. 36.29. Anglais, p. 177.30. Enfants, p. 785.31. Id., p. 836.

216

Page 223: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Éléonore Mermet

est liée au mensonge, à � l'illusion � et donc à une apparence de véritéseulement : c'est la déviance de cet amour de la vérité qui est expriméepar une jouissance de soi-même qui inspire le dégoût. Rien n'est vrai,même son plaisir, qui ne peut le satisfaire. Il n'est pas question de c÷urni d'amour pour le vieillard, mais d'intérêts et donc d'un plaisir prispour lui-même et détourné de sa �n.

� La jeunesse tient dans la société la place de l'amour dans la vied'un homme 32 �. Par analogie, l'esprit d'enfance est à la fois c÷ur dumonde, et c÷ur d'une vie humaine, car elle est ce qui est essentiel et quidonne sens à toute existence. Chercher à retrouver l'esprit d'enfance, àredevenir enfant, c'est vouloir retrouver ce qui est la nature profonde del'homme, correspondre à sa vérité a�n d'être libre. Pourquoi les hommesd'Europe � étou�aient-ils � alors qu'ils possédaient tout ce qui pouvaitles � distraire � dans la société d'après-guerre ? � [. . . ] c'était le c÷urqui nous manquait 33 � explique Bernanos dans la Lettre aux Anglais. Ilne serait pas étonnant que l'auteur fasse ici référence au divertissementde Pascal, qui empêche l'homme de se confronter à lui-même, et d'agirselon ce qu'il est réellement. L'enfance ne se distrait pas, elle ne se dé-tourne pas d'elle-même, mais au contraire, en agissant, en comprenantavec le c÷ur, elle implique tout son être en chaque chose. L'esprit d'en-fance est donc, dans la vie d'un homme, comme à l'échelle d'une nation,un amour de ce qui est essentiel, fondamental, laissant de côté s'il lefaut, tout ce qui pourrait y faire obstacle. Seul l'amour qui demandedu courage et accepte la sou�rance et la mort, peut s'attacher à l'ab-solu de la vérité, ce � tout ou rien � qui refuse la médiocrité. Et ainsi,seul l'enfant, qui s'attache à la vérité et répond à sa vocation d'hommelibre, est mû par un amour pur qui dépasse ses propres faiblesses. C'estfondamentalement le c÷ur de toute vie, comme l'explique Bernanos ens'appuyant sur l'Évangile : Car en�n, parmi les quelques pécheurs, unpetit nombre, que le Christ a maudits dans l'Évangile, est-ce que voustrouvez beaucoup de révoltés, de réfractaires ? Je n'y vois guère, moi,que des conformistes, des gens asservis à une foi sans générosité, à unediscipline sans amour. L'Amour, voilà le mot qui conclut. L'Hommelibre, seul, peut aimer 34.

L'esprit d'enfance est donc tout entier consacré à la vérité, mais àla manière du saint et du héros. Jeanne d'Arc est en quelque sorte l'in-

32. Id., p. 804.33. Anglais, p. 167.34. Id., p. 187.

217

Page 224: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

L'esprit d'enfance ou l'amour de la vérité dans les essais de Bernanos

carnation de cet esprit, par son jeune âge, mais aussi par le paradoxequ'elle manifeste, entre sa faiblesse et son courage : en elle se retrouventindissociablement mêlés la jeune �lle, la sainte et le soldat. Pour Ber-nanos l'esprit d'enfance est ainsi un accomplissement de la personnehumaine et de toute l'humanité, par un amour qui n'accepte nul com-promis. Ce rapport absolu à la vérité fait ainsi accéder le saint et le hérosà la transcendance d'un Père créateur dont ils sont les enfants. Toutréside dans cette �liation. L'adulte doit � redevenir enfant �, comme ledemande le Christ dans l'Évangile, en prenant conscience de la véritéde son être, de ses limites, ses faiblesses et sa petitesse, mais aussi desa vocation à aimer, espérer et s'abandonner avec con�ance. Tel estle prix de la liberté, qui donne sens à l'existence humaine, car l'aveu-glement et le mensonge ne sont que des étaux qui resserrent l'hommesur lui-même et le coupent de sa relation au Père. L'enfance est alorschez Bernanos une grâce, puisqu'elle est ce lien entre l'homme et Dieu,reconnaissance du surnaturel au sein même du naturel. S'adressant auxhéros de son enfance, aux personnages de ses romans, Bernanos lancece cri : � Dieu veuille que je ne revoie jamais les chemins où j'ai perduvos traces, à l'heure où l'adolescence étend ses ombres, où le suc dela mort, le long des veines, vient se mêler au sang du c÷ur ! 35 �. Cecri révèle le déchirement que provoque l'âge adulte au sein de l'homme.L'adolescence, ce changement, cette sortie de l'enfance spirituelle, est lemoment d'une crise qui atteint réellement le � sang du c÷ur �, l'enfancede l'homme. C'est le principe de vie qui est atteint dans la rupture dela �liation. A travers ce basculement qui mène aux ténèbres et à lamort de l'esprit, Bernanos dé�nit ainsi en creux l'enfance comme véritéde la personne. � L'expérience m'a prouvé trop tard qu'on ne sauraitexpliquer les êtres par leurs vices, mais au contraire par ce qu'ils ontgardé d'intact, de pur, par ce qui reste en eux de l'enfance, si profondqu'il faille le chercher 36 �.

Ces essais, qui sont pour Bernanos ses armes de défense de la vérité,sont eux-mêmes écrits sur le ton de l'enfance, entre la révolte contre lemensonge et l'imposture, et la méditation d'une transcendance au c÷urmême de la condition humaine : � Je comprends de plus en plus que jen'ajouterai rien à la vérité dont j'ai le dépôt, je ne pourrai m'en donnerl'illusion. C'est moi-même qui devrais me mettre à sa mesure, car elle

35. Cimetières, p. 355.36. Anglais, p. 68.

218

Page 225: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette

Éléonore Mermet

étou�e en moi, je suis sa prison, et non pas son autel 37. � Être à lamesure de la vérité, et non donner à la vérité sa propre mesure. L'espritd'enfance permet ainsi de comprendre le lien profond entre la vérité etl'amour chez Bernanos. Il est une �délité à soi, et un attachement auvrai et c'est cet amour de la vérité qui rend l'homme fondamentale-ment libre, de cette seule liberté qui permet un attachement de c÷ur,conscient et volontaire, l'amour d'un Dieu père, mais aussi l'amour desoi et du prochain comme enfants de Dieu.

37. Enfants, p. 902.

219

Page 226: Sénevé - Amour et Vérité · dira le Seigneur Dieu? . Au coeur prêt à aimer la vérité, Dieu donnera son salut et sa paix, il lui fera don de sa charité pour que sur cette