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numéro 15 - 2016/09 – Camille Gasnier : 51 - 73 CAHIERS INTERNATIONAUX DE SOCIOLOGIE DE LA GESTION - numéro 15 - septembre 2016 - - 51 - SEMINAIRE AUTOUR DE LA THESE DE SCARLETT SALMAN SUR LE COACHING EN ENTREPRISE Synthèse réalisée par Camille Gasnier Les séminaires du RT 30 s’intéressent au phénomène gestionnaire, avec notamment pour horizon de penser des alternatives à la gestion. Dans la perspective du RT30, la gestion englobe certes des dimensions de dispositifs de gestion des ressources humaines, mais aussi la comptabilité, la finance, la gestion par projets, la logistique, la gestion étant un fait social en lui-même qui déborde le monde du travail. Pour cette cinquième séance, Scarlett Salman, sociologue au LISIS, nous présente un extrait de sa thèse consacrée au coaching en entreprise. INTRODUCTION DE LA SÉANCE, PAR OLIVIER CLÉACH (RT 30) Scarlett Salman est sociologue, membre du LISIS (Laboratoire Interdisciplinaire, Sciences Innovations et Sociétés), MCF à Paris Est Marne-la-Vallée. Sa thèse « Une hygiène psychique au travail : genèse et usages du coaching en entreprise », sous la direction de François Vatin à Nanterre. Plusieurs articles sur le sujet, un livre en préparation. Valérie Brunel, sociologue clinicienne, praticienne des phénomènes qui nous intéressent, mais en les abordant avec une approche sociologique, thèse sur le développement personnel en entreprise comme outil managérial, publiée sous le nom Les Managers de l’âme, parue en 2004 et reparue en 2008. Elle est également intervenante psychosociologue depuis une vingtaine d’année, fondatrice du cabinet Kairos, Accompagnement et Recherches. Dans un premier temps Scarlett présentera l’histoire du coaching et son objet à l’heure actuelle, centré sur l’entreprise. Valérie va ensuite résumer le texte de Scarlett et présenter ses réflexions, et après des premiers éléments de réponse de Scarlett, Olivier proposera des commentaires pour introduire les débats avec la salle.

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numéro 15 - 2016/09 –

Camille Gasnier : 51 - 73

CAHIERS INTERNATIONAUX DE SOCIOLOGIE DE LA GESTION - numéro 15 - septembre 2016 -

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SEMINAIRE AUTOUR DE LA THESE DE SCARLETT SALMAN SUR LE COACHING EN ENTREPRISE

Synthèse réalisée par Camille Gasnier

Les séminaires du RT 30 s’intéressent au phénomène gestionnaire, avec notamment pour horizon de penser des alternatives à la gestion. Dans la perspective du RT30, la gestion englobe certes des dimensions de dispositifs de gestion des ressources humaines, mais aussi la comptabilité, la finance, la gestion par projets, la logistique, la gestion étant un fait social en lui-même qui déborde le monde du travail. Pour cette cinquième séance, Scarlett Salman, sociologue au LISIS, nous présente un extrait de sa thèse consacrée au coaching en entreprise.

INTRODUCTION DE LA SÉANCE, PAR OLIVIER CLÉACH (RT 30)

Scarlett Salman est sociologue, membre du LISIS (Laboratoire Interdisciplinaire, Sciences Innovations et Sociétés), MCF à Paris Est Marne-la-Vallée. Sa thèse « Une hygiène psychique au travail : genèse et usages du coaching en entreprise », sous la direction de François Vatin à Nanterre. Plusieurs articles sur le sujet, un livre en préparation.

Valérie Brunel, sociologue clinicienne, praticienne des phénomènes qui nous intéressent, mais en les abordant avec une approche sociologique, thèse sur le développement personnel en entreprise comme outil managérial, publiée sous le nom Les Managers de l’âme, parue en 2004 et reparue en 2008. Elle est également intervenante psychosociologue depuis une vingtaine d’année, fondatrice du cabinet Kairos, Accompagnement et Recherches.

Dans un premier temps Scarlett présentera l’histoire du coaching et son objet à l’heure actuelle, centré sur l’entreprise. Valérie va ensuite résumer le texte de Scarlett et présenter ses réflexions, et après des premiers éléments de réponse de Scarlett, Olivier proposera des commentaires pour introduire les débats avec la salle.

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Scarlett : Olivier m’a demandé de faire cet exercice de redéfinir le coaching pour cette séance. Je suis revenue un peu sur l’étymologie du terme. Derrick Stec1 a écrit toute une analyse de l’étymologie du mot coach, en revenant à l’origine française du mot : « coche », « cocher », et l’idée du transport. Je ne vais pas revenir là-dessus, car ce sont des choses assez bien connues. Je trace ici le mot anglais « coach ». Il a été introduit en français en 1932, selon le dictionnaire culturel en langue française, dans le domaine sportif, afin de désigner une personne chargée de l’entraînement d’une équipe ou d’un sportif. Néanmoins, c’est principalement à partir des années 1980 que son usage se répand en France, toujours au départ dans le domaine sportif. Le Dictionnaire Le Petit Robert introduit le verbe « coacher » en 1984, et le substantif « coaching » en 1987. Et la figure du coach comme entraîneur d’équipe sportive acquiert une forte popularité, notamment avec la médiatisation d’Aimé Jacquet au moment de la victoire de l’équipe de France à la Coupe du Monde de football en 1998. Et c’est à la même époque, dans les années 1990, qu’émerge l’activité qui m’a occupée pendant plusieurs années et qui nous intéresse ici, qui est le coaching en entreprise. Il émerge plutôt dans le conseil en management en France entre la fin des années 1980 et le début des années 1990, en particulier autour des initiatives de Vincent Lenhardt, consultant en management qui avait aussi la particularité d’exercer comme psychothérapeute. À la fin des années 1980 il monte une première formation, et en 1992 son premier ouvrage sur le coaching paraît, Les Responsables porteurs de sens. À partir de là, les premières formations sont créées, et la première association professionnelle française de coachs est fondée en 1997. Le coaching en entreprise s’est formalisé plutôt d’abord aux États-Unis, mais l’antériorité des États-Unis n’est pas si importante, car c’est surtout dans les années 1980 que le coaching se développe aux États-Unis, et à partir du milieu des années 1990 en France. Ainsi, la Société Française de Coaching (SFC), la première association professionnelle de coachs, est fondée en 1997, seulement trois ans après l’association des coachs et des mentors professionnels aux États-Unis (professional coaches and mentors associations), qui porte aujourd’hui le nom d’International Coach Federation. Il faut constater une évolution sémantique, on passe au monde de l’entreprise, et le coaching devient une démarche d’accompagnement personnalisé d’un dirigeant ou d’une équipe visant à atteindre le meilleur niveau de réussite professionnelle et d’épanouissement, selon la définition du Petit Robert. La référence sportive est toujours présente et elle contribue notamment à la publicisation du coaching dans les années 2000. L’essor du coaching repose en partie sur l’attrait exercé par le sport sur le monde de l’entreprise notamment si on se réfère aux travaux d’Alain Ehrenberg sur les liens entre sport et entreprises. De fait, d’anciens sportifs se reconvertissent comme coachs en entreprise. La figure classique est celle de Timothy Gallway, ancien joueur capitaine d’équipe et entraîneur de tennis américain, auteur d’ouvrages à succès sur le rôle du mental dans la réussite sportive, et qui réalise l’une de ses premières interventions en entreprises dans les années 1980, dans l’entreprise de communication AT&T.

Néanmoins cette filiation sportive n’est pas majoritaire et en France le coaching en entreprise s’est développé largement en dehors de cette filiation. Le terme coaching est aujourd’hui utilisé dans de nombreux domaines où il donne lieu à des discours et à des

1 STEC D., 2010. « Passion’s First Profession : The Arrival of The Coach And The Personification of An Object

», Academy of Management Annual Meeting, Montréal.

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Actes du séminaire « Contributions à une altergestion ». Autour de Scarlett Salman Camille Gasnier

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pratiques effectives, mais d’ampleur limitée comme le coaching scolaire2, le coaching d’artiste, le coaching linguistique, le coaching politique, etc.. La diffusion du terme révèle son succès, mais fait également courir un risque de perte de la substance du coaching. Et à la différence des États-Unis où ce qu’on appelle le life coaching, donc littéralement coaching de vie, s’est développé, en France c’est plutôt le coaching en entreprise qui se stabilise le plus comme activité et qui concentre aujourd’hui le plus de professionnels. L’essor du coaching s’inscrit dans celui du développement personnel, qui a été étudié par Valérie Brunel. Il s’inscrit dans ce qu’elle a défini comme un courant de pensée, un ensemble de méthodes visant l’accroissement des facultés psychiques, individuelles, relationnelles de l’individu et l’épanouissement de soi. Donc l’essor du coaching s’inscrit dans cet essor là mais a aussi pris son propre envol et l’essor du coaching peut être mesuré par plusieurs indicateurs. Le premier est le nombre d’ouvrages publiés sur le sujet. Je me réfère aux travaux de Sybil Persson et Baptiste Rappin3 qui ont recensé le nombre d’ouvrages consacrés au coaching et qui ont montré l’explosion du nombre d’ouvrages, notamment à partir de 2005. Deuxième indicateur : le développement d’une offre de coaching par des associations de professionnels, par des cabinets de conseil, mais aussi par des praticiens qui se présentent aujourd’hui comme coachs en entreprise. Enfin, le dernier indicateur est le recours croissant à cette prestation dans les entreprises depuis le milieu des années 1990 et surtout dans les années 2000. Pour avoir un ordre d’idée, même s’il est difficile d’évaluer cela, on évalue le marché du coaching en France autour de 100 millions d’euros. Et c’est relativement stable puisque je crois que Valérie avait les mêmes chiffres au début des années 2000.

Pour terminer sur cette présentation, je voudrais préciser la définition que j’ai retenue du coaching. Dans le monde social du coaching il y a une multiplicité de définitions de cette activité. Nos collègues Sybil Persson et Mohammed Bayad4 en ont relevé plus de 80 sur la période 1992-2006, mais ils ont montré qu’au fil du temps on retrouve de plus en plus les mêmes termes. Je vous propose de reprendre la définition proposée par la Société Française de Coaching, cette première association professionnelle de coachs, non pas parce qu’elle se serait imposée et aurait fait disparaître les autres, mais parce que les termes qui sont employés me paraissent rassembler les termes qu’on trouve couramment dans ces autres définitions. C’est l’« accompagnement de personnes pour le

développement de leur potentiel et de leur savoir-faire dans le cadre d’objectifs

professionnels ». Donc cette définition est représentative de l’activité. Mais je me suis centrée sur un type de coaching, qui s’appelle le coaching individuel, et d’ailleurs dans la définition que je vous ai donnée j’ai centré sur l’accompagnement de personnes, sachant que sur le site de la société française de coaching vous verrez que ça peut être aussi l’accompagnement d’équipes. Alors pourquoi ce choix ? Notamment pour deux raisons : d’abord parce que dans une enquête que j’ai faite auprès des gestionnaires des ressources humaines, plus de 90% des entreprises recourent au coaching individuel, alors qu’on tombe à moins de 50% pour ce qui s’appelle le coaching d’équipes, et à moins de 20% pour le manager coach. Donc c’était le fer-de-lance du coaching, l’activité

2 À ce sujet, voir la thèse d’Anne Claudine OLLER, Coaching scolaire, école, individu : l’émergence d’un

accompagnement non disciplinaire en marge de l’école, Université de Grenoble, 2011 3 PERSSON S, RAPPIN B. Il était une fois le coaching. Humanisme et Entreprise, n°311, 2013 4 BAYAD M, PERSSON S. “Le coaching au service de la transformation managériale.” Revue Internationale de

Psychosociologie, Vol XI, N° 25, Automne, 63-91, 2005

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la plus représentative de ce qui est utilisé dans les entreprises. Et j’ai trouvé aussi que c’était l’activité qui était la plus circonscrite, alors que le coaching d’équipes ne se distingue pas encore nettement de formation type « team building » par exemple. Le coaching individuel est une prestation dont les contours sont mieux définis. Concrètement ça se passe comment ? Le coaching individuel consiste en une dizaine, entre 5 et 12, entretiens individuels réguliers et confidentiels entre un coach qui est un consultant en général externe à l’entreprise, mais qui peut aussi être interne, et en général un cadre de l’entreprise. Voilà pour la définition. J’ai étudié le coaching comme une prestation de services auprès principalement des grandes entreprises, également comme une activité d’accompagnement individualisé et personnalisé de cadres supérieurs, reposant sur des techniques psychologiques issues du développement personnel, mais aussi comme un dispositif de néo management. Et c’est également à ce titre, je pense, dans votre séminaire qu’il y a un intérêt particulier pour ce dispositif. J’ai voulu non pas seulement étudier les discours du néo management, étudié par Boltanski et Chiapello, mais observer les pratiques et me demander si les pratiques effectives des coachs correspondent aux principes professés par le néo management. C’était une première question importante qui a guidé mon travail. Une deuxième c’était évidemment la question des effets, avec des guillemets parce que pour autant qu’on puisse mesurer en sociologie, évaluer, apprécier les effets, il faut quand même mettre des précautions. Et enfin la dernière question c’était aussi pourquoi les entreprises recourent-elles à ce dispositif ? Est-ce que c’est un phénomène de mode ou est-ce que ça correspond aussi à des besoins réels liés aux transformations du travail ?

SYNTHÈSE DES TRAVAUX DE SCARLETT SALMAN, PAR VALÉRIE BRUNEL

Valérie Brunel : Il m’incombe la responsabilité de synthétiser le texte de Scarlett que nous allons discuter, qui est extrait de sa thèse et qui s’intitule « le travail des cadres au prisme du coaching ». Dans ce texte, Scarlett analyse un ensemble de situations de coaching de managers en entreprise. Elle en tire plusieurs enseignements. Tout d’abord sur la nature du travail des managers et ensuite et surtout sur la manière dont le coaching traite des épreuves rencontrées par les cadres. Scarlett commence par indiquer que le coaching sert à assister les cadres dans les deux grandes épreuves de leur travail, à savoir l’épreuve relationnelle, la manière dont ces cadres vont gérer des relations difficiles avec des collaborateurs, avec des pairs, avec la hiérarchie, et l’épreuve des temporalités de travail, qui fait référence à l’hétérogénéité des activités que le cadre réalise et qui suscite des difficultés d’organisation à commencer par l’organisation de son propre travail5. Scarlett se concentre ici sur l’épreuve relationnelle et regarde quel est le traitement qui est fait de cette épreuve relationnelle par le coaching. Face à ces deux épreuves, le mandat du coaching en entreprise est unique : l’amélioration du savoir-être et des compétences relationnelles. Une notion qu’elle dit floue, mais qui s’inscrit dans les principes du néo management avec l’idée d’une autorité positive, non hiérarchique, qui va permettre de susciter l’implication des salariés au travail. Il s’agirait de développer un leadership d’influence, un savoir-être qui vise à répondre à des situations relationnelles complexes, où les fonctions des différentes personnes sont interdépendantes et incluent des logiques contradictoires et où la résolution de ces

5 SALMAN Scarlett « Un coach pour battre la mesure ? La rationalisation des temporalités de travail des

managers par la discipline de soi », Revue d’anthropologie des connaissances, 2014/1, Vol.8, N°1, pp. 97-122.

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contradictions voire de ces conflits va s’opérer par des savoir-être et des savoir-faire interactionnels. Scarlett pose un mandat unique, le développement du savoir être donc, mais des situations de prescription différentes :

- Le coaching prescrit comme une formation managériale individualisée : on accompagne un manager pour l’aider à prendre son poste de manager ou l’aider à s’améliorer dans son poste de manager

- Du coaching pour une personne en difficulté, « un mauvais manager », un manager qui a des difficultés à manager

- Un coaching en situation de conflit, souvent avec le supérieur hiérarchique, et comme on ne peut pas remettre en cause le supérieur hiérarchique on coache celui qui est en dessous.

Scarlett souligne le prisme psychologisant de l’analyse des conflits et l’attention qui est portée au comportement du cadre et non à la réalité du conflit. Elle décrit le coaching comme une orthopédie du comportement du cadre, qui vise à promouvoir une attitude dite fonctionnelle, qui ne cherche pas à accuser, mais à trouver des solutions. L’attitude fonctionnelle est opposée à l’attitude spontanée, qui serait plus accusatoire et critique envers les autres.

En regardant la manière dont le coaching opère un traitement de l’épreuve relationnelle rencontrée par le cadre Scarlett repère et isole 5 ressorts de pacification des comportements et des interactions, qui vont permettre de développer cette « attitude fonctionnelle ». D’abord une sorte de discipline interactionnelle, une discipline dans la présentation de soi : il faut écouter, adapter des formes de langage positive, et plus largement des formes d’interaction positives. Deuxièmement, une sorte de recadrage, on pourrait dire de transformation des interprétations, grâce à des grilles simplifiées. Par exemple quelqu’un que vous n’aimez pas, le problème n’est pas que vous ne l’aimez pas, mais qu’il est jaune et que vous êtes vert, ceci faisant référence à des théories de la personnalité très simplifiées. Ce n’est pas que vous ne l’aimez pas, vous avez simplement des cadres de référence différents, des priorités différentes. Cette transformation de l’interprétation est qualifiée par Scarlett de simplification cognitive : il s’agit de donner un autre sens, qui n’est plus accusatoire et devient fonctionnel. Troisième ressort de pacification : la régulation des ardeurs ambitieuses, ou la modération des investissements subjectifs. Un individu trop impliqué dans son travail peut poser problème en refusant d’obéir par exemple, il pourrait remettre en cause des directives au nom de ce qu’il estime être le travail bien fait. Il faut donc lui rappeler qu’il n’a pas toutes les données, qu’il n’est pas son hiérarchique, qu’il n’est qu’un rouage et qu’il y a une hiérarchie qui s’applique. Quatrième ressort, la distanciation ou la limitation des affects. Quand on est trop impacté émotionnellement par une situation il faut redescendre un peu en niveau émotionnel pour être plus efficace. C’est une loi psychologique qu’on connaît depuis plus d’un siècle : le degré d’efficacité, d’efficience cognitive est en relation curvilinéaire avec le niveau d’émotion, c’est-à-dire que quand on est trop ému, trop en colère, qu’on a trop peur on devient inefficace. Le coaching va donc chercher à atténuer l’excès d’émotions pour revenir dans la zone d’efficacité. Scarlett parle là d’hygiène des relations sociales. Et enfin cinquième ressort de pacification, le traitement des conflits intérieurs anciens, des conflits psychiques non résolus, cette fois-ci sur le mode de la thérapie.

Le fait de regarder ce qui se joue à travers la situation de coaching est, je crois, assez inédit et tout à fait passionnant. Scarlett procède ensuite à l’analyse de ce phénomène de

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traitement des conflits. Elle montre qu’il s’accompagne d’une responsabilisation de l’individu, puisqu’il devient responsable de ses interactions et du résultat de ses interactions, donc il devient responsable de résoudre les conflits. Un renforcement de l’autocontrôle. Une transformation de l’économie psychique dans le sens d’une plus grande régulation des émotions. En amont et en aval des situations éprouvantes. Par conséquent Scarlett propose de considérer le coaching comme un espace d’hygiène psychique, et cette expression désigne à la fois une norme d’attention accrue à son comportement en public et un travail subjectif de traitement des situations. C’est à la fois un jeu en façade et un jeu en intériorité.

Dans une troisième partie Scarlett parle des usages organisationnels du coaching. Tout d’abord, la logique productive actuelle des organisations et comment dans de nouvelles configurations productives, de nouvelles formes d’organisations on va chercher à obtenir avant tout de l’initiative, de l’ajustement mutuel efficace, de la circulation de l’information et qu’à ce titre là l’exercice de l’autorité ne doit pas être hiérarchique, mais plutôt un leadership d’influence, ce qu’on appelle l’autorité positive. Ce serait la forme d’autorité qui irait avec la configuration productive en réseau ou adhocratique. Et Scarlett montre que c’est le renforcement de l’autocontrôle qui fait porter sur l’individu les contraintes productives et notamment le coût psychique et relationnel de la coordination par ajustement mutuel, au sens de Minzberg. Même si Scarlett ne parle pas d’ajustements mutuels je pense que ça peut résumer cette idée de négociation permanente de sortie des conflits entre travailleurs en réseau. Scarlett tire de ce constat d’ordre productif une thèse politique : finalement cette psychologisation, cette pacification des interactions n’est pas la seule solution, c’est une solution qui consiste à reporter sur l’individu la responsabilité des tensions, à neutraliser les conflits sociaux. Finalement on déplace l’attention d’une compréhension des problématiques de travail vers le comportement et les émotions du cadre.

Je dirais que cette idée de report sur l’individu de la responsabilité c’est un reproche classique qui est fait en général au courant du développement personnel, et en particulier au coaching, et à mon avis ça peut peut-être compacter deux phénomènes. Premièrement le fait qu’il y ait une difficulté externe réelle, comme une organisation du travail délétère ou un chef infect, que le coach peut entendre, reconnaître, accueillir, et le fait que le coaché puisse en première instance et dans le cadre du coaching agir principalement sur lui-même. Ce qui n’empêche pas d’agir par ailleurs sur les situations insupportables. Dans le domaine des risques psychosociaux, cela reviendrait à parler de la prévention primaire et de la prévention secondaire. Et on pourrait dire également que le simple fait que l’individu pense, ressente et vive la situation différemment peut être de nature à transformer la situation. Par exemple, j’accompagne des cadres dans le secteur public qui sont en situation de contrainte maximale, et le simple fait de repenser leur rôle comme étant justement de construire du compromis entre des contraintes, de les aménager, de prendre des libertés avec ces contraintes, va permettre un dégagement du processus souffrant, une réévaluation de son rôle, et une transformation de la situation. Donc c’est ce que Scarlett qualifie de versant émancipateur de la responsabilisation, c’est-à-dire que le fait de se responsabiliser sur un problème, de le voir différemment, a une vertu émancipatrice.

Dans la dernière partie, Scarlett étudie les usages du coaching par les cadres. D’abord elle note que ces cadres quand ils évoquent le coaching dont ils ont bénéficié ont une

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attitude qui oscille entre l’engagement et la distanciation, en disant « oui ça m’a apporté ça, mais bon d’un autre côté il y avait certaines limites ». Alors Scarlett dit c’est peut-être parce qu’ils parlent à une sociologue et qu’ils se doutent bien qu’elle va être un peu critique, mais ils ont joué le jeu, ils en voient des effets, et ils évoquent un phénomène que Scarlett résume sous le terme de rationalisation de leur comportement, et ils font montre d’une certaine interrogation voire d’une certaine retenue quant à l’étendue, la profondeur et la durée des effets de cette rationalisation. Dans les usages du coaching par les cadres il faut donc souligner le soutien à l’individu, la promesse d’épanouissement personnel. Et ce versant émancipateur peut être lié à un risque de sortie de l’entreprise, qui est connu dans le coaching : il y a une proportion non négligeable des coachings qui se traduisent par un départ de l’entreprise, parce que justement la personne s’est émancipée et se dit « comment je fais pour rester dans ce système ? Je m’en vais ! »

Ensuite, Scarlett voit une série d’injonctions contradictoires faites aux cadres : s’investir en gardant une juste distance affective, la créativité tout en exerçant une fonction précise, et la mobilisation sans recourir à l’autorité traditionnelle. Je n’ai pas vu ce qu’il y avait de contradictoire, je trouve ça plutôt cohérent, car on sait que l’autorité traditionnelle n’est pas très mobilisatrice. Scarlett finit par un dernier point sur la question du pouvoir ou de l’autorité, qui est porteur selon elle d’un paradoxe. Injonction est faite aux cadres d’avoir un management participatif, beaucoup de ces cadres passent du temps à faire de la gestion sociale, à écouter leurs équipes, à essayer de répondre à leurs besoins, mais ce management participatif peut se transformer en domination lorsque les contraintes productives le nécessitent. Avant que je formule des commentaires est-ce que j’ai fait des contresens ?

Scarlett : non je ne crois pas, tu as fait une présentation fidèle. Peut-être je me serais un peu plus étendue sur la logique politique et sur la fonction palliative du coaching. Alors effectivement en développant un peu plus le report sur l’individu de la responsabilité. Et sur le fait que la conceptualisation de la situation va permettre à l’organisation de se défausser de l’interprétation du problème et de chercher d’autres solutions. Parce que si on présente d’emblée le problème comme étant centré et refermé sur l’individu ça ne va pas permettre d’autres manifestations qui seraient plus collectives, qui seraient plus contestataires potentiellement.

Valérie : Il serait plus simple d’apprendre à des individus à traiter des situations compliquées que de modifier les situations compliquées ?

Scarlett : Voilà c’est ça. Mais ça a des effets de le présenter comme ça, même si pragmatiquement ça peut être plus simple… ça s’encastre, me semble-t-il, dans une dimension un peu politique : est-ce qu’on veut repenser l’organisation du travail ou est-ce qu’en effet on se dit qu’il est finalement plus simple d’équiper les individus pour faire face à ces situations ?

Valérie : Donc dans mes commentaires ou questions, j’aurais trois points. Le premier qui va porter sur la fonction de codification des interactions. Ce que Scarlett a appelé la pacification. L’autre qui est un point technique, sur la modélisation du comportement. Et le dernier qui revient sur cette question du pouvoir. Revenons sur le premier point, qui est proprement sociologique, sur la fonction de codification des interactions. On peut voir ce traitement du conflit par le coaching comme un processus de passation, de passage de code de civilité, qui effectivement comme le dit Scarlett va euphémiser la

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rudesse des rapports sociaux. Ils vont fluidifier des interactions, mais c’est finalement le propre d’un code de civilité que d’être là pour euphémiser la relation, l’interaction. Ce code de civilité a aussi une fonction de régulation sociale. Scarlett évoque cette fonction en parlant de report sur l’individu des contraintes de l’organisation, dans le registre de la sociologie critique. Je pense qu’on peut aussi le regarder dans le registre de la sociologie des interactions, en disant que les codes d’interactions qui font école, comme le développement personnel et le coaching font école en ce moment, ces codes d’interaction qui font école dans une société donnée ce sont ceux qui vont permettre aux individus de préserver ou d’augmenter leurs ressources. Je pense que là on peut revenir à Elias et à la Société des Individus. Si on dit que la matière du social est faite des différentes formes d’échanges entre les hommes au premier rang desquels les interactions, l’étude des interactions va nous permettre d’observer les transformations du social. Si on prend un manuel de savoir-vivre d’il y a cinquante ans, soixante-dix ans, on va voir que ce sont des codes de préséance qui cherchent à éviter l’agressivité, à éviter tout comportement qui peut être perçu comme importun ou dérangeant et qu’il faut limiter au maximum ce qui peut être de l’ordre de la confrontation. Alors qu’aujourd’hui on a une grammaire interactionnelle complètement différente, qu’on voit très bien à travers le coaching, mais aussi dans beaucoup d’autres domaines comme la parentalité positive, comme toutes les formes d’accompagnement, avec des valeurs ou des principes qui sont le fait de se connaître, de s’accepter tel que l’on est avec ses qualités et ses limites dans le but de favoriser l’estime de soi, l’estime de soi qui a été analysée par Alain Ehrenberg comme la condition d’un positionnement d’égal à égal dans la relation. Cette nouvelle grammaire favorise la coopération, la recherche de solutions qui sont dites « gagnant-gagnant », la responsabilité personnelle ou encore l’autonomie émotionnelle, c’est à dire le fait quand on ressent une émotion de colère, de peur, de ne pas la projeter sur l’extérieur, mais de bien la voir comme une production personnelle qui dit quelque chose de sa vision du monde et dont on va s’occuper. Ma colère m’appartient donc je la traite, c’est la reconnaissance de sa propre subjectivité. Il y a beaucoup de choses je ne vais pas tout lister, mais les thèmes principaux ressortent de l’assertivité, ce néologisme qui vient de l’anglais assert et qui veut dire capacité à s’affirmer dans le respect des besoins d’autrui et de ses propres besoins. Il s’agit d’éviter le rapport de forces, qui est effectivement euphémisé au profit de techniques de négociation, de contractualisation entre les individus qu’on veut voir comme égaux, quand bien même ils ne le seraient pas dans la structure sociale. Tout ceci créant une capacité à construire des compromis, à sortir des conflits par des solutions négociées. Donc je partage tout à fait ce point d’une pacification des rapports sociaux, qui va de l’attitude accusatoire vers l’attitude fonctionnelle. J’avais beaucoup apprécié les travaux de Vrancken et Macquet6 qui avaient regardé comment à chaque type de société correspondait un type d’individus, une manière de produire cet individu, et une manière de réguler les conduites. Et je crois qu’on est vraiment là-dedans, qu’on peut voir cette figure imaginairement instituée d’un individu qui serait parfaitement fonctionnel dans sa régulation aux autres, et quelle est la manière de le produire, une manière qui n’est pas prescriptive. Cette manière de produire cet individu est ce que les coachs appellent la maïeutique ou le fait de faire trouver à lui-même à l’individu ses réponses, puisqu’il

6 VRANCKEN, D., et MACQUET, C. (2003), Les formes de l'échange. Contrôle social et formes de

subjectivation, Les Editions de l'Université de Liège.

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faut qu’il soit autonome. Donc j’y vois vois en réalité la passation d’un nouvel éthos, l’éthos étant des apprentissages émotionnels, cognitifs, comportementaux qui sont encastrés dans un contexte sociologique et qui font qu’on va se comporter de la manière qui est attendue. À travers cela les enjeux organisationnels se dessinent en filigrane : l’enjeu de relation de services, la structuration de l’entreprise autour des processus transverses, la mise en place au sein des organisations de logiques plus adhocratiques, plus organiques, l’idée réelle ou supposée d’un environnement qui est plus complexe, plus changeant, la dévalorisation des rapports d’autorité traditionnelle, l’essor de la logique projet, etc.. Donc effectivement on voit des configurations productives se profiler. Et l’acquisition d’un nouvel éthos et de nouveaux codes se fait sur un mode réflexif et non prescriptif puisqu’il s’agit de susciter l’autonomie, le coach ne doit pas prescrire à l’individu ce qu’il est censé faire, mais l’amener à retrouver lui-même la juste solution par un questionnement, ce que le coach appelle le questionnement puissant. Alors les coachs appellent cela la libération des ressources personnelles. De mon point de vue c’est plutôt une restructuration cognitive, une modification de la vision du monde qui est rendue possible parce qu’en filigrane il y a un partage de ce même éthos qui existe et qui fait que la personne retrouve le bon comportement, je ne vois pas en quoi ça pourrait être une libération de quelque chose qui est enfermé.

Ça m’amène à mon point technique, deuxième point : lorsque Scarlett analyse les 5 mécanismes de transformation, on a le sentiment à la lecture que la passation des codes comportementaux se fait sur un mode assez prescriptif, du type « commencez vos mails par merci », « mettez la main sur l’épaule », enfin des conseils de bon comportement qui me semblent en fait assez contraires aux codes de la profession de coach. S’il s’agit de rendre quelqu’un plus autonome, le conseil ne va pas être la bonne méthode. Et en termes plus psy, le changement comportemental est un niveau de changement faible et superficiel s’il est seul, puisque l’apprentissage comportemental pourra être balayé assez facilement par les émotions fortes ou une nouvelle représentation. Ça fait bientôt vingt ans que j’accompagne des managers et je sais que vous pouvez expliquer tout ce que vous voulez, si la personne reste dans l’idée qu’untel exagère et qu’il faut le recadrer, on aura beau lui donner de bonnes techniques de leadership positif, elle restera de toute façon sur la même vision du monde. Donc le réel changement va passer par un recadrage qui est cognitif et qui est émotionnel. Et dans le code de déontologie de l’ICC qui est l’organisme de certification, le coach ne doit pas donner de prescriptions, mais doit amener la personne à réévaluer elle-même ses croyances et ses conduites. Voilà donc je me suis interrogée sur la matière première qui avait permis d’aboutir à ce constat de prescription comportementale.

Et dernier point qui est plus d’ordre sociologique et politique, un retour sur cette question du pouvoir. Scarlett écrit que ces codes interactionnels vont adoucir la réalité des rapports sociaux, ce que je partage pleinement puisqu’à mon sens c’est typiquement la fonction d’un code de civilité, et là où je trouve qu’on aurait besoin de déployer c’est lorsque Scarlett écrit qu’en fait ce code comportemental va dissimuler une réalité de domination. Finalement cette domination serait tellement dissimulée qu’il faudrait parfois la rappeler, en disant aux gens « mais c’est votre chef, vous devez lui obéir », parce que finalement avec l’intégration des codes de pacification, on aurait tellement bien dissimulé les rapports de pouvoir que les personnes croiraient qu’elles sont d’égal à égal avec leur chef. Je trouve que ce point est intéressant, mais il faut le déployer un peu plus parce que dans la vision du monde qui sous-tend les théories et pratiques du

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développement personnel et du coaching, on ne trouve rien qui ressemble au respect d’un ordre hiérarchique qu’il faudrait rappeler. On va plutôt être dans l’idée d’un pouvoir fonctionnaliste, dénué de hiérarchie, le plus démocratique possible. Effectivement, cette hiérarchie un peu traditionnelle appartient à un autre paradigme, et le coaching véhicule un ensemble de codes comportementaux qui appartiennent à un paradigme complètement fonctionnaliste en termes de pouvoirs, mais il s’exerce dans des mondes qui sont plus autoritaires et hiérarchiques, donc comment il compose ? Dans quelle mesure il va pouvoir s’infléchir lui-même ou peut-être transformer les codes d’interaction qui sont prescrits pour être cohérents avec la réalité sociale dans laquelle il s’inscrit ? Je vais m’arrêter là au niveau des questions.

PREMIÈRES RÉPONSES DE SCARLETT SALMAN

Scarlett : Merci pour tes questions. D’abord merci pour ta relecture. Il y a plusieurs choses sur lesquelles j’ai envie de rebondir. Déjà sur les codes de civilité, on est d’accord, j’en parle aussi de cette manière, je fais référence aux manuels de savoir-vivre, etc. Mais il y a quand même une question là-dessus : est-ce que le coaching dit d’emblée qu’il est là pour civiliser et pour transmettre des codes de civilité ? Non.

Valérie : Non on parle de maïeutique

Scarlett : Mais ce n’est pas pareil, et le but qui est affiché c’est plutôt, comme dans la définition, c’est le développement des potentiels, développement de la personne. Est-ce que développement de la personne veut dire polissage et civilisation de la personne ? C’est déjà une première question. Effectivement j’ai vu dans mon enquête que ça y contribue, et là on est d’accord, mais ce n’est pas rendu explicite par la profession, et donc ça me paraît être un point à discuter. Alors après là par contre sur la dissimulation de la domination j’ai l’impression que c’est une interprétation que tu fais de mon texte, c’est la seule chose où je dirais que j’ai l’impression qu’on ne parle pas exactement de la même chose.

Valérie : Je fais référence au passage où tu cites François Dubet à propos des professionnels du travail sur autrui, qui sont eux confrontés à la nécessité d’un travail de justification permanent pour légitimer l’exercice de la domination sur autrui.

Scarlett : Alors là moi je ne reprends pas ces termes-là tel quel, pour moi ça c’est l’analyse de Dubet. C’est plutôt dans le passage en effet duquel tu parlais à la fin c’est-à-dire l’exercice du pouvoir, l’exercice moderne du pouvoir ne s’appuyant plus sur une autorité en effet hiérarchique, reconnue comme légitime. L’autorité hiérarchique n’est plus reconnue comme légitime et donc Dubet dit qu’en fait les professionnels doivent puiser dans leurs propres ressources et inventer autre chose parce qu’ils ne peuvent plus s’adosser à cette légitimité de la fonction. Je reprends ça, mais en même temps je ne reprendrais pas l’idée d’une dissimulation de la domination. Mais je vais revenir sur ce point, je voulais déjà clarifier que je ne me reconnaissais pas spécialement dans cette expression. Je voudrais reprendre sur la sociologie de l’interaction, sur le prescriptif. Tout à l’heure j’ai oublié de dire que la prestation était majoritairement prescrite. C’est-à-dire très concrètement soit un supérieur hiérarchique, soit un gestionnaire de ressources humaines proposent au cadre d’être coaché. Dans le monde du coaching, on parle de prescription et on sait bien que, même si le cadre a le droit de refuser, son comportement sera dès lors soumis à question. « Pourquoi refusez-vous ? » Il y a quand même un certain nombre de problèmes qui font que cette histoire de prescription a une

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réelle existence. Alors ce qui est prescrit c’est la prestation, je ne dis pas qu’à l’intérieur de la prestation le coach prescrit des comportements. Néanmoins, il faut rappeler ce cadre, car la majorité des coachings ne sont pas à l’initiative de la personne, et la personne le fait parce qu’il y a beaucoup de choses qui sont en jeu, pas nécessairement son poste, mais en partie sa carrière, ses relations avec son supérieur hiérarchique, etc.

Valérie : C’est la norme d’ouverture ?

Scarlett : Voilà, le fait de se montrer en effet ouvert à toute nouvelle expérience et toute remise en cause aussi de soi. Ensuite à l’intérieur du coaching est-ce que cette passation, pour reprendre ton terme, se fait sur un mode prescriptif ? La plupart du temps non, parce qu’effectivement ces principes sont enseignés dans les formations au coaching et les coachs s’efforcent en effet de ne pas proposer de conseil comportemental, mais plutôt de faire prendre conscience à la personne que le comportement qu’elle a adopté jusque-là n’était pas nécessairement adapté aux situations. C’est parce que c’est plus efficace en effet que la personne prenne conscience de son comportement. Mais ce qui est visé c’est quand même que la personne modifie son comportement. Alors dans mon texte c’est vrai que je donne des exemples qui m’ont été retransmis par les coachés, et donc ça c’est aussi intéressant : à la fois les coachés retiennent des changements plus profonds et en même temps ils retiennent aussi des petits trucs. Dans les petits trucs, il y a effectivement un coaché qui dit « maintenant j’ai appris à mettre la main sur l’épaule de mes collaborateurs ». Alors ce n’est bien évidemment pas ce qui est central dans le coaching, mais c’est vrai qu’eux le retiennent. Une autre retient aussi pour s’entraîner à utiliser des questions ouvertes avec ses collaborateurs - parce qu’elle voit qu’elle a une tendance un peu trop directive justement, jugée un peu trop directive par les autres - elle se fait une grande page avec un point d’interrogation qu’elle glisse dans ses dossiers pour se rappeler régulièrement qu’il faut qu’elle fasse des questions ouvertes. C’est des petits trucs. Évidemment, le coaching ne repose pas là-dessus. Néanmoins ça en fait partie. Et quand ça passe par cette technique de maïeutique ça peut être extrêmement puissant, mais ce n’est pas pour autant que la personne ne va pas se trouver prise dans des injonctions contradictoires avec les discours du coaching. Et je pense que le malaise que tu as par rapport à cette histoire de modèle autoritaire ou pas autoritaire, je le diagnostique comme un malaise inhérent au coaching à l’heure actuelle. C’est une activité qui met en avant tout ce que tu as dit, l’assertivité, la relation gagnant-gagnant, mais dans un univers de l’organisation qui reste extrêmement hiérarchisé. L’exemple que je donne dans le texte c’est un cadre dirigeant d’une grande banque qui fait partie des 150 plus hauts dirigeants d’une banque de 150 000 personnes. Il est très investi dans son travail, tout se passe très bien, simplement à un moment on lui prescrit un coaching au motif qu’il se met parfois en colère et que ça fait désordre. Et le coach ne va jamais lui dire "changez votre comportement". Mais à un moment il lui dit « Bon Guillaume est-ce que vous êtes le président de la banque ? » Guillaume dit « bah non ! » Il dit « non vous n’avez pas compris ma question, est-ce que vous êtes le président de la banque ? » il lui répète trois ou quatre fois et pour finir Guillaume dit « Je ne suis pas président de la banque, mais quand même je suis cadre dirigeant donc j’ai quand même le droit de donner mon avis, il y a des choses qui ne vont pas donc je les dis ». Et là en disant ça il comprend. Le coach lui dit « oui, mais vous n’êtes pas le PDG, vous n’avez donc pas toutes les données du problème, tout cadre dirigeant que vous êtes. Donc vous n’êtes pas le président de la banque, point ». Du coup Guillaume comprend et il me le dit « à partir du moment où vous comprenez ça, vous comprenez que vous êtes malgré tout

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un rouage du système dans une grande organisation bien que cadre dirigeant », il me dit « j’ai changé mon comportement du jour au lendemain », donc là il y a un effet du coaching qui est très réel, une technique qui est bien appropriée qui est une technique de maïeutique. Néanmoins le sens de cette histoire c’est quand même un rappel à l’ordre hiérarchique. Là où je te rejoins, c’est qu’il vaut probablement mieux pour Guillaume qu’il ait compris ça s’il veut augmenter ses ressources. Plutôt que de ruer dans les brancards et de se faire mettre au placard à un moment ou à un autre. Donc je suis d’accord que ça augmente ses ressources. Mais il me semble qu’on ne peut pas simplement dire ça, on doit quand même rappeler que c’est aussi un rappel à l’ordre, un rappel de rester à sa place, et du coup on peut interroger ça dans l’univers des organisations. Est-ce que c’est aussi un moyen de réforme des organisations que d’amener les gens à se rappeler qu’il y a des règles et qu’il faut les respecter ? C’est une question ouverte.

Valérie : C’est le coaching au service du rappel de l’ordre hiérarchique. C’est quand même un contre-emploi.

Scarlett : Un paradoxe oui bien sûr. Et encore une fois, je ne dis pas que tout le coaching est comme ça et qu’il fait ça tout le temps, c’est sûr et certain que non, mais il me semble qu’il y a quand même une dimension de cet ordre-là.

Valérie : En tout cas de meilleure adéquation entre le comportement de la personne et le cadre dans lequel il s’inscrit.

Scarlett : Et qui peut passer par cette histoire de rappel à l’ordre et de tenir son rang, garder son rang, et dans les deux sens aussi par rapport au salarié, puisque je donne un autre exemple en miroir d’un cadre qui veut tout le temps vérifier ce que font ses collaborateurs, et là non plus ça ne fonctionne pas, on sanctionne son comportement.

INTRODUCTION DE LA DISCUSSION, PAR OLIVIER CLÉACH

Quelques remarques de ma part. Certaines questions peuvent être naïves, mais cette thématique m’intéresse notamment parce que tu montres bien Scarlett que le coaching est un analyseur intéressant des transformations du travail et des pratiques de management. Je pense qu’il pourrait être une bonne illustration de ce qu’on appelle au RT 307 la gestionnarisation de la société, c’est à dire le fait que des pratiques, des normes, des croyances issues du domaine du management, de la gestion, se diffusent à d’autres sphères de la société. Maintenant il y a même des coachs pour ranger la chambre des enfants ! J’ai été aussi intéressé, car dans tes travaux tu montres bien dans quelle mesure le coaching en entreprise pourrait être analysé comme ce qu’on appelle un dispositif de gestion. Je vais essayer d’expliciter ça en revenant sur les trois figures de la relation de coaching : le commanditaire, le coach, et le coaché. Je précise que je m’intéresse simplement aux prescriptions d’amélioration, aux corrections du management, et aux prescriptions en cas de situations conflictuelles. Je n’ai pas considéré tout ce qui se rapproche de la formation.

Du côté du commanditaire, la première question est : existe-t-il une sorte de type d’organisations qui font appel aux coachs ? Par exemple dans mes recherches sur les

7 http://sociogest.hypotheses.org/

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« tiers lieux » comme on les appelle, on s’aperçoit qu’il y a beaucoup de coachs qui gravitent autour de ces lieux-là. Y at-il une organisation type ou un profil type d’organisation qui recourt aux coachs, comme les start-up occupant les tiers lieux ? Par ailleurs, est-ce que ce sont les commanditaires qui posent le diagnostic ? C’est-à-dire untel est défaillant, untel est inadapté, voire même déviant, donc il faut qu’on fasse appel à un coach pour le rééduquer entre guillemets. Ou est-ce que le coach participe à l’évaluation de la situation dans sa globalité ? Est-ce que ça fait partie de sa mission ? Comment s’élabore la demande ? Est-ce que les attentes sont clairement exprimées, c’est-à-dire corriger le dysfonctionnement de tel individu ou ce que tu appelles neutraliser les conflits sociaux ? Ou est-ce que les commanditaires et les coachs sont dans une proximité idéologique et méthodologique suffisante pour ne pas avoir à l’exprimer clairement ? C’est ce que disait Valérie en parlant d’une souscription commune à une logique psychologisante. Cette logique-là expliquerait que l’organisation du travail, les contraintes sociales et les modes de management soient souvent occultés dans la démarche d’intervention du coach, qui est ramenée à l’individu. Cela rejoint par exemple les travaux de Danièle Linhart8 sur la politique d’individualisation de la gestion des ressources humaines rêvée par Taylor pour ne s’adresser qu’à des individus et non plus à des collectifs, et qui a été mise en œuvre depuis le milieu des années 70. Les réponses apportées à des situations problématiques sont individuelles et psychologisantes, même si les causes sont collectives : l’individu doit s’adapter à l’organisation et pas l’inverse. Donc le travail, le sens du travail, la définition de ce qu’est un travail de qualité, n’est pas discutable collectivement. À la rigueur, on peut en discuter, mais dans le sceau du secret avec le coach. Et ça peut être au nom de la sacro-sainte séparation taylorienne entre la conception et l’exécution.

Du côté du coach, donc la figure du tiers extérieur, peux-tu nous donner quelques éléments de profil ? Ce sont plutôt des hommes, des femmes ? Quels sont leurs formations, leur statut ? Il faut peut-être faire une distinction avec les mentors. Les coachs qui interviennent dans des situations de prescription (amélioration / correction) sont-ils dupes des intentions réelles des commanditaires, du rôle qu’on leur fait jouer (participer quelque part à la reproduction du système de domination) ? Comment gèrent-ils cela, notamment sur un plan moral ou déontologique, par exemple lorsqu’ils sont amenés à aller à l’encontre de leurs valeurs au sens de Davidson9 ? Comment se positionnent-ils ? À plusieurs reprises, cette question de l’instrumentalisation du coach à des fins managériales revient dans ton texte. Comme tu le dis, si en général le mandat du coach est flou : « améliorer le savoir-être de tel ou tel collaborateur », les attentes des commanditaires sont, elles, plus précises : faire rentrer untel dans le moule, dans le rang, faire en sorte qu’il joue la partition de son rôle et seulement elle, faire prévaloir la logique managériale (faite de standardisation et de normalisation des comportements, d’imposition d’une logique de type "command and control", de rappel de l’ordre hiérarchique, d’injonction à la coopération, et l’équation : conformité = épanouissement personnel = efficacité, performance…), souvent d’ailleurs en contradiction avec l’image qu’on souhaite que les managers adoptent (des animateurs détachés des méthodes autoritaires, disciplinaires, être plus « humains », sans tomber dans l’affectif ou

8 Par exemple : LINHART D., La comédie humaine du travail, Toulouse, Erès, 2015. 9 DAVIDSON D., Actions et événements, Paris, PUF, 1993.

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l’émotionnel vus comme des faiblesses / bref tous les poncifs du management participatif) et avec une logique d’innovation qui nécessiterait que les innovateurs sortent des sentiers battus, soient des déviants, comme le montre par exemple Norbert Alter10. Donc comment gère-t-on ça ? Autour du coaching ce qu’on veut c’est qu’il y ait de l’engagement, de l’autonomie, de l’initiative, maintenant on dirait de l’agilité, mais toujours dans un cadre qui soit posé, ordonné. Et on demande aussi au coach peut-être en dernier ressort de rappeler ce cadre, et qu’il est fondé sur deux piliers, la loyauté et l’obéissance.

Derrière ces questions, il y a donc celles de : comment choisit-on un coach et quelles sont sa valeur ajoutée (même si elle est difficile à évaluer selon toi) et ses marges de manœuvre, notamment par rapport à ses idéaux, à son éthique professionnelle ? Est-il un simple « moyen » au service d’une hégémonie managériale au sens de James Scott11, le bras armé du néo management et de son discours ou un vecteur d’acculturation à l’idéologie managériale, à des modèles de comportement (une sorte de « machine » à one

best way et à conformité), ou encore un moyen « doux » (au sens de Courpasson12) de rappeler à l’ordre un collaborateur dont on ne souhaite pas se séparer, d’encadrer les encadrants en leur faisant prendre conscience de leur déviance ? Ou alors participe-t-il à l’émancipation du coaché s’il a les moyens nécessaires pour faire remonter les dysfonctionnements liés à l’organisation du travail ou au type de management, au-delà de la mise en cause personnelle de « son sujet » ? Cela renverrait à la figure du counselor qu’on retrouve dans le sillage du mouvement des relations humaines13.

Pour terminer, du côté du coaché, on s’aperçoit qu’un certain nombre de cas que tu décris renvoie l’individu « coaché » à une situation d’échec (on le considère comme pas assez « performant », inadapté), à une image de « mauvais managers » (cité dans le texte), bref quelque part à une remise en cause de son professionnalisme, de sa capacité à se contrôler en toutes circonstances, même si, comme tu le montres, on reste, du côté des prescripteurs, toujours dans le non-dit : l’intervention du coach lui est présentée comme une faveur qu’on lui fait, comme une chance qu’on lui octroie, mais au fond l’idée sous-jacente – en procédant à une sorte de psychologisation de la situation, des rapports sociaux – consiste bien à reporter la cause du dysfonctionnement sur l’individu, faisant de lui une sorte de bouc émissaire et cette responsabilisation individuelle a au final un air de culpabilisation de la personne – Frédérik Mispelblom parle à propos du coaching d’un « cadeau empoisonné ». Et ce, même si ledit cadre n’a pas toujours les moyens pour exercer ses activités dans de bonnes conditions, pour bien faire son travail. Pourrais-tu nous dire comment les « coachés » vivent cette situation et parfois cette intrusion dans leur intimité, au-delà du fait qu’ils essaient de faire bonne figure en rationalisant a posteriori l’expérience ou parfois en intériorisant et en individualisant ces critiques, cet échec. Ou alors ont-ils un point de vue plutôt critique sur l’expérience de coaching ou pas ? Quelles sont les répercussions sur leurs pratiques de management ? Et ressort-il de tes travaux l’idée d’un effet générationnel par rapport à la perception / l’acceptation du

10 ALTER N., L’innovation ordinaire, Paris, PUF, 2000. 11 SCOTT J., La domination et les arts de la résistance, Paris, Editions Amsterdam, 2009. 12 COURPASSON D., L’action contrainte, Paris, PUF, 2000. 13 DICKSON W. J., ROETHLISBERGER F. J., Counseling in organization, Boston, Harvard University Press,

1966

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coaching (idée que les jeunes diplômés des écoles de commerce auraient été baignés dans le coaching) ? Une dernière remarque : quand tu faisais l’histoire du coaching, je pense qu’il y a un beau parallèle à faire avec la RSE, on étudie les mêmes processus. En tout cas merci de m’avoir fait découvrir l’univers du coaching.

Scarlett : Merci pour toutes ces questions. Tu me demandais le type d’organisations qui font appel aux coachs : dans l’enquête quantitative que j’ai réalisée auprès des membres de l’Association Nationale des Directeurs des Ressources Humaines, ce qui est ressorti, et qui a été ensuite confirmé par mon enquête qualitative, est que ce sont surtout les grandes entreprises qui recourent aux coachs, ne serait-ce que parce qu’ils ont plus de moyens dans les services de ressources humaines. Mais ça peut aussi être à l’initiative de la direction générale, ils ont plus de moyens pour définir une politique managériale et dire que le coaching s’inscrit dans cette politique managériale. Le coaching est financé en partie par les fonds de la formation professionnelle continue, c’est quelque chose qui n’est pas nécessairement très explicite là aussi, mais qui joue. Après, ce qui explique peut-être que tu vois des coachs dans les starts up et dans les espaces de coworking, c’est une tout autre question qui touche aux formes d’emploi des coachs. La grande partie d’entre eux exercent comme indépendants ou sous des formes hybrides d’emplois, c’est à dire soit à leur compte, soit vacataires pour des cabinets de conseils soit salariés en portage salarial ou en SARL, EURL. Enfin la majorité des coachs n’exercent pas comme salariés.

Valérie : Ce sont des coachs qui sont en profession libérale, ou autoentrepreneurs.

Scarlett : Voilà. Alors le diagnostic est-il fait en commun par le commanditaire et le coach ou est-ce simplement le commanditaire qui désigne la personne et ce qu’il va devoir faire sur cette personne ?

Valérie : Sur le plan de la passation du contrat tripartite, le coach ne doit pas être porteur d’un mandat caché. Après ce n’est pas parce qu’il y a des règles qu’elles sont respectées, mais lorsque c’est un hiérarchique qui attend autre chose de son collaborateur, le coach peut lui demander de l’expliciter. Et sans doute qu’il veillera à ne pas être porteur lui d’un mandat qui ne serait pas verbalisé.

Scarlett : Il peut y avoir aussi une première formalisation de ce pour quoi le coaching a été demandé, et ensuite il y a la relation de coaching, le coach et le coaché, et là il y a d’autres choses qui peuvent émerger. Il y a aussi des attentes qui ne sont pas nécessairement formulées, pas parce qu’elles sont nécessairement cachées, mais aussi parce que parfois elles ne sont pas si explicites que ça.

Olivier : Ou est-ce qu’il n’y a pas une proximité idéologique entre les commanditaires et les coachs qui fait qu’ils n’ont pas nécessairement obligation de mettre les points sur les i pour se comprendre ? Peut-être que tu peux y répondre en nous donnant le profil des coachs.

Scarlett : Le coaching quand il a été introduit en France a surtout été introduit par des hommes, par des consultants psychothérapeutes, qui avaient cette double activité. J’ai presque envie de dire : des psychothérapeutes qui ont investi le champ du conseil. Après la profession est aujourd’hui majoritairement féminine. Quand on regarde les enquêtes, que ce soit celle que j’avais faite passée en 2002 ou l’enquête de la SF coach en 2010, je n’ai plus les chiffres, mais c’est plus de 75% de femmes. Et elles coachent plutôt des hommes. Concernant les origines des coachs, dans l’enquête que j’ai faite il y a deux grands profils. Le premier grand profil c’est d’anciens consultants formateurs et une

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petite marge de psychologues, mais proportionnellement plus faible. Donc ce sont essentiellement des consultants, des formateurs qui soit ont eu une activité assez éclectique, tant en termes de type d’activité que de statut dans l’emploi, avec un passage fréquent de salariat dans une grande entreprise au sein d’une cellule de conseil interne, mais aussi des indépendants, voire bénévoles dans des activités associatives ou culturelles. Le profil des psychologues, qui est assez faible, mais qui existe, et qui a été important dans l’institutionnalisation du coaching, là ce sont surtout des femmes, qui se sont investies dans les associations professionnelles au début. Elles étaient plutôt issues de cabinets de conseils dont elles sont parties, mais il faut voir que dans les cabinets de conseil elles avaient un profil particulier au sens où elles avaient fait des études de psychologie clinique, ce qui n’est pas le cas de tous les consultants des cabinets de conseils. C’est comme une forme de retour à leurs premiers amours, elles ont fait des études de psychologie clinique, elles se sont tournées vers des cabinets de conseil en ressources humaines et dans le recrutement, car dans les années 80-90 il y avait une forte demande de ce point de vue, les débouchés étaient plus importants. À la fin des années 1980, le bilan de compétence commence à modifier leurs pratiques vers des entretiens plus individuels. Puis il y a la découverte du coaching et là elles s’investissent dans cette nouvelle activité qui correspond pour elle à une forme de continuité dans leur parcours entre la psycho clinique et le conseil. Voilà pour le premier profil. Le deuxième profil c’est d’anciens cadres d’entreprises, de grandes entreprises qui n’ont pas du tout de formation en général en sciences humaines, qui sont plutôt de formation ingénieurs et qui eux n’ont pas du tout le même type de parcours buissonnants comme les premiers, mais un parcours relativement linéaire dans une grande organisation et interrompu par une rupture. Une rupture du type licenciement ou une rupture du type essoufflement des perspectives de carrière, voire couplées à une rupture d’ordre personnel, un divorce, un accident, une maladie grave qui met fin à la carrière ascendante et qui amène la personne à s’interroger sur ce qu’elle pourrait faire. Et à ce moment-là souvent une formation est proposée à ces cadres dans l’entreprise, voire un coaching, et ce que j’ai constaté et qui m’interroge toujours c’est qu’une partie d’entre eux qui donc sont dans une situation compliquée au niveau professionnel, de plafonnement ou de rupture, à ce moment-là veulent devenir coach. Ce phénomène de circularité, de cooptation informelle peut s’expliquer aussi par le fait que tout simplement ça représente un débouché concret.

Valérie : Ils y voient aussi une manière d’utiliser leurs compétences de managers

Scarlett : Oui par rapport à la psychothérapie notamment. Parfois ils disent vouloir se tourner vers une relation d’aide, d’accompagnement, ils ont eux-mêmes fait une psychothérapie, et la question que je me pose c’est pourquoi ils ne deviennent pas psychothérapeutes à ce moment-là ?

Valérie : La barrière à l’entrée est beaucoup plus importante.

Scarlett : Oui effectivement. Mais pourquoi coach et pas artisan d’art par exemple ?

Olivier : Est-ce que tu fais une corrélation entre les profils que tu nous dresses et le fait qu’on met souvent l’accent sur les dimensions individuelles plutôt que sur les effets organisationnels ou la remise en cause du système de management ?

Scarlett : Pas tout à fait, car pour moi cela correspond plutôt à la manière dont est utilisé le coaching en entreprise, et les raisons pour lesquelles on recourt à cette prestation individuelle. Ça va être très difficile malgré tous les efforts des coachs que je crois

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parfaitement honnêtes dans l’exercice de cette activité et aussi les marges de manœuvre qui existent (une réunion tripartite, au début, à la fin, parfois au milieu), des espaces dont les coachs essaient de se saisir pour en effet faire remonter les problèmes et pas uniquement rester sur l’individu. Tout cela existe, mais le dispositif tel qu’il est pensé reporte majoritairement la responsabilité sur l’individu, quand bien même tout le monde essaie de faire des efforts, en tout cas les coachs, pour faire remonter d’autres choses. Pour revenir aux questions, la différence coach / mentor, je n’ai pas croisé le mentoring dans mon enquête. Je sais ce qu’en disent Sophie Pochic et Cécile Guillaume qui ont travaillé sur les règles de fabrication organisationnelle des dirigeants. Elles expliquent que le mentoring est ce phénomène interne à l’entreprise où il y a un cadre dirigeant ou supérieur qui va jouer le rôle de mentor pour des cadres plus bas dans la hiérarchie et que ça fait des phénomènes de cliques, etc. Le coaching ce n’est pas ça, c’est une prestation en général externe, il y a quelqu’un avec qui on formalise un contrat au sens métaphorique, mais aussi un vrai contrat de travail pour les coachs externes, c’est une prestation délimitée dans le temps et dans l’espace et qui est rendue explicite.

Valérie : Le mentor ça va plutôt être une sorte de parrain interne à l’entreprise qui va avoir un rôle de traduction des règles implicites, de conseil, qui va aider une jeune recrue à évoluer dans cet environnement.

Scarlett : Alors pour revenir sur l’idée d’instrumentalisation des cadres, les coachs sont-ils dupes ? Il me semble qu’ils voient les choses du point de vue de l’individu qu’ils sont en train d’aider. Quand on aide l’individu, si je reprends l’exemple sur Guillaume, si on veut l’aider lui en tant que Guillaume, il vaut mieux qu’il connaisse les règles du jeu. Finalement, pour employer une opposition marxiste, il y a une abolition de l’opposition capital / travail dans la manière dont c’est présenté dans les codes de déontologie, le coach doit à la fois satisfaire le client et le commanditaire. Ils croient en la possibilité d’une convergence d’intérêts, dans la lignée du mouvement des Relations Humaines d’Elton Mayo.

Valérie : Les objectifs doivent être acceptables par l’entreprise qui paie et par le coaché. Mais dans les faits les coachs travaillent majoritairement pour le coaché, quand bien même ça devrait l’amener à partir de l’entreprise. En général il est stipulé dans leur contrat qu’ils ne sont pas responsables du résultat et que si leurs bons offices font que le coaché décide de partir ça ne leur sera pas imputable.

Scarlett : À ce sujet ils ont des techniques de justification qui sont aussi des rationalisations du métier, par exemple « finalement il est parti donc vous n’êtes pas très contents en tant que RH qui l’aviez recruté, mais en même temps regardez il n’était pas à sa place ». Cette idéologie de la place est très importante. C’est une forme de théodicée, il y aurait une place pour chaque personne dans la société, il faut qu’on la découvre. Après ils peuvent dire « en fait cette personne n’était pas à sa place dans ce poste, dans cette entreprise donc vous auriez perdu du temps et de l’argent à garder cette personne ». Je pense que le terme dupe n’aide pas à comprendre ce qui se passe, mais j’ai vu dans la pratique du coaching en effet des modes comme ça à la fois de justification et des dispositifs qui permettent aux coachs d’être à l’aise avec leurs valeurs. Je crois qu’effectivement ils ont des valeurs et qu’ils veulent aider les personnes qu’ils coachent. Comment on fait quand on nous demande de coacher quelqu’un qui n’a pas demandé ce coaching au départ ? Pour plusieurs coachs que j’ai interviewés, ils disaient : ce qui est important c’est de redonner le choix du coach, OK le coaching n’est pas choisi, mais la

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personne doit pouvoir choisir son coach. Donc ils remettent de la liberté là-dedans, c’est ça aussi apprendre à être coach, c’est apprendre aussi à remettre du jeu et à trouver des techniques pour réduire la dissonance cognitive entre ses valeurs et ce dispositif qui reste très contraint.

Valérie : Je voulais revenir sur l’équation dont tu as parlé Olivier, développement personnel = conformité = efficacité. Je trouve que c’est une manière de voir les choses qui sous-entendrait qu’il y aurait des formes d’individus qui ne seraient pas adaptés. Pour moi c’est une forme de socialisation, quand on parle de transmission des règles du jeu c’est de dire que dans l’entreprise, il y a des règles du jeu que la personne n’avait pas forcément bien saisies, et donc on va la socialiser, on va l’acculturer. Mais s’adapter à un ordre social, ce n’est pas de l’aliénation : il faut bien de toute façon être socialisé en référence à certaines règles, on ne peut pas exister à l’état de nature.

Olivier : L’équation c’est un mode de pensée qui s’inscrit dans une logique managériale. On veut avoir des personnes conformes parce que des personnes conformes sont plus efficaces. Est-ce qu’il n’y a pas cette dimension ?

Valérie : C’est plus simple de faire fonctionner un système quand tout le monde connaît les règles du jeu et les partage.

Scarlett : Sur cette question de la conformité, les organisations actuelles disent qu’elles ne cherchent pas de conformité. On peut dire que c’est juste un effet de discours, mais qu’en fait elles veulent de la conformité. Par ailleurs les exemples mêmes que j’ai proposés vont plutôt dans ce sens-là. Mais en même temps ce qu’elle cherche aussi c’est de l’initiative, de la réactivité, de la créativité. C’est ça aussi le paradoxe du coaching, c’est-à-dire qu’il est mandaté pour susciter de la créativité, etc. Donc en effet le coach rappelle à l’ordre en partie, mais le but ultime est bien que la personne s’engage et s’investisse. Il faut qu’elle le fasse habilement et diplomatiquement en respectant les règles hiérarchiques. Ce qui est recherché par les organisations c’est le commitment, c’est l’engagement, la réactivité, etc. Avec un cadre qui est donné. Et ce qui est assez fort dans ce dispositif c’est qu’il ne prescrit pas, mais qu’il amène plutôt les personnes à comprendre dans quel environnement elles se trouvent et ce qui leur est autorisé et ce qui ne leur est pas autorisé, il sauvegarde ainsi leur investissement. Parce que ce n’est pas brutal et les personnes peuvent se demander quel est leur intérêt. Je vais donner un exemple, pas dans l’ordre des relations de travail, mais dans l’ordre des carrières, qui était un autre aspect que j’ai étudié dans mon enquête. Il y a pas mal de coachings qui se font suite à un refus de statut ou un refus de poste au cadre. Donc le cadre aspirait à un statut, celui-ci lui est refusé par l’entreprise pour tout un tas de raisons qui concernent l’organisation des carrières, ou pour des raisons propres à la direction, mais évidemment le cadre, qui souvent est un cadre assez élevé dans l’organisation, qui s’est beaucoup investi et qui donc attendait en retour une montée en carrière, est très frustré. Donc c’est ce que j’ai appelé la fonction palliative c’est-à-dire qu’à ce moment-là la DRH en général lui dit « On vous explique, vous êtes très brillant, vous êtes très fort, en fait on ne vous a pas donné de statut parce que vous manquez un peu de savoir être donc c’est pour ça qu’on vous propose un coaching ». Mais je pense que l’intérêt réel du coaching dans ce genre de cas c’est moins d’acquérir un savoir-être que de permettre au cadre d’exprimer son insatisfaction dans le huis clos du coaching et de revenir à une forme

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Actes du séminaire « Contributions à une altergestion ». Autour de Scarlett Salman Camille Gasnier

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d’initiative14. Le cadre va exprimer son insatisfaction, va même être amené par le coach à faire le deuil du statut qu’il souhaitait, et néanmoins ça ne l’amène pas à quitter l’entreprise, mais à se réinvestir dans le travail parce qu’au bout d’un moment il se rend compte que finalement son intérêt est souvent, mais pas toujours, de rester dans ces grandes organisations dans lesquelles il a quand même une expérience une ancienneté, etc. Donc en gros ce que je veux dire c’est que le coaching permet un réinvestissement dans le travail. Dans un cadre qui reste clair : on ne lui donnera pas le statut qu’il voulait. C’est pour ça que je parle du report sur l’individu de la responsabilité, et ça m’amène aux dernières questions. Les coachés ne sont pas dupes du fait qu’on leur prescrit un coaching, ils ont très bien compris que c’est parce qu’ils remettent en cause leur hiérarchie ou qu’on leur a refusé le statut. Ils savent en même temps qu’ils n’ont pas vraiment le choix parce que s’ils veulent continuer à jouer les règles du jeu de l’entreprise ils le font, et puis ils se disent que parfois ils peuvent en retirer un usage stratégique. Et donc y compris se réinvestir dans le travail en pariant sur un autre poste, parce que souvent ils changent de services. Ils parient sur le fait que ça peut fonctionner et aussi que les valeurs du coaching de convivialité, d’égalité, etc. vont payer, parce qu’ils auront joué le jeu. C’est pour ça que je mets un bémol sur l’évaluation des effets parce qu’il faudrait pouvoir vraiment les évaluer in fine ! Parce que ce pari est risqué et parfois il n’est pas suivi d’effets donc c’est aussi une fausse promesse, mais ça leur aura quand même permis de se réinvestir.

Valérie : Alors quel est le contenu du coaching dans ces cas de fonction palliative ? Parce qu’il est déçu, il n’a pas eu sa promotion, le coach ne sait pas pourquoi il n’a pas eu sa promotion.

Scarlett : Non, mais ils le savent quand même en partie, il y a des coachs qui m’ont raconté ce genre de configurations en me disant voilà on est dans une grande entreprise à statut du secteur public et la femme que je suis n’est pas polytechnicienne, tous les cadres dirigeants sont polytechniciens, donc elle n’aura pas le statut. Et ce qui est intéressant c’est le glissement, elle dit ça, mais après elle dit « mais bon par ailleurs quand même elle doit travailler un peu sur son leadership et donc on va faire un travail sur le leadership ensemble ».

DÉBATS AVEC LA SALLE

Nhu-Tuyen Lé : Quelle a été la réaction des Directeurs des Ressources Humaines quand vous les avez interrogés ? Parce que j’ai l’impression qu’aujourd’hui on sous-traite auprès des coachs les dossiers épineux. J’avais également une question sur l’épanouissement : quels sont les points communs et les points de divergence entre le travail de coach et les prestations de méditation de pleine conscience ? Parce qu’une même personne pourrait bien bénéficier des deux.

Scarlett : C’est intéressant votre question sur les gestionnaires des ressources humaines parce qu’ils ont souvent un rôle dans ce système d’abord de recruteur et de prescripteur. D’un côté, notamment dans le questionnaire que je leur ai fait passer, il a affleuré une forme de concurrence. Certains m’ont dit « mais ça, c’est le rôle du DRH ». Mais là on est

14 SALMAN Scarlett « La fonction palliative du coaching en entreprise. ». Sociologies pratiques, 17, « La

tentation psy », 43-54, 2008

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bien dans un processus classique de différenciation et de division du travail, et donc de concurrence avec des nouveaux acteurs qui veulent créer un nouveau segment et ce segment il va empiéter sur le territoire d’autres acteurs plus établis dans l’entreprise. C’est typiquement ce qui se passe entre les coachs et les RH. Et en même temps les gestionnaires des ressources humaines peuvent aussi par ce moyen externaliser certains problèmes sur les coachs. Donc je pense que pour eux c’est un peu mitigé, c’est-à-dire que d’un côté certains se sentent en concurrence avec les coachs, et d’un autre côté ça leur permet en effet de se défausser d’un problème épineux et ça leur donne une autre ressource. Par exemple face à la personne qui n’a pas son statut ils se disent qu’ils ne vont pas révolutionner les règles du jeu de la carrière dans leur entreprise, mais qu’ils font quand même quelque chose en lui proposant un coach avec lequel elle va pouvoir faire le point, voir ce qu’elle veut faire dans sa carrière. Et sur la méditation pour moi ce qui est commun c’est que ça se veut une réponse aux problèmes actuels du travail des cadres : la fragmentation, la dispersion, la multiactivité. Mais elle traite plus de la question des temporalités de travail que des relations. La méditation de pleine conscience de ce que j’ai pu en voir me semble rentrer dans ce type de dispositif d’hygiène psychique dont j’ai parlé, pour arriver à faire le tri entre les injonctions contradictoires, les différentes activités, une forme de recentrage à la fois dans le temps et dans l’action. Mais ce sont des pistes d’interprétation.

Valérie : Pour moi le point commun c’est que dans les deux cas on a un cadre qui arrive à une limite parce qu’il a trop de contraintes, trop de choses, trop de conflits, il arrive à une limite et on va chercher à provoquer une prise de recul qui va permettre un recadrage cognitif, un recadrage émotionnel et une transformation de l’être au monde, et il y a plein de méthodes pour faire ça et pour moi le processus de coaching, la méditation vont servir cet objectif-là.

Isabelle Chambost : Moi j’avais une question d’ordre comparatif entre le coach et la thérapie, en me demandant dans quelle mesure les techniques de coach vont emprunter certaines choses et pas d’autres au processus de psychothérapie ? Est-ce qu’il y a une instrumentalisation des techniques de thérapie dans le coaching ? Et plus largement est-ce qu’il y a une segmentation dans l’entreprise, une gestion différentielle des cadres entre ceux à qui on ne propose rien et d’autres cadres qui ont une plus grande valeur pour l’entreprise et qu’on va soigner en amont, à qui on va proposer un coaching pour les garder dans l’entreprise ?

Scarlett : Le coaching historiquement s’est appuyé sur des méthodes de psychothérapie. En France les personnes qui étaient à l’origine de l’introduction du coaching étaient des spécialistes d’analyse transactionnelle, des spécialistes de courants qu’on a définis à un moment comme des courants post psychanalytiques et donc des courants de psychologie de développement personnel. Les acteurs de ces courants-là qui ont été introduits en France dans les années 1970 n’étaient ni psychiatres, ni psychanalystes, ni psychologues, mais ils se réclamaient néanmoins d’une pratique de psychothérapie et donc du fait même de cette définition par la négative, leur cible était plutôt des personnes non pas étiquetées comme souffrantes, mais plutôt des personnes bien portantes. Il faut voir la thèse de Valérie à ce sujet. Je voulais réinscrire le coaching dans cette histoire pour rappeler qu’historiquement il y a une filiation avec la psychosociologie. Je n’emploierais pas le terme d’instrumentalisation de la thérapie parce que le coaching s’appuie sur des instruments de psychothérapie, mais ça s’est

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construit comme ça historiquement. Et la question de la gestion différentielle des personnes m’intéresse beaucoup, j’avais commencé à travailler sur la médecine du travail et la catégorie de souffrance au travail, donc je voudrais reprendre ces travaux maintenant pour essayer avec tout ce qui s’est fait autour des risques psychosociaux de comprendre comment ça s’articule en effet les catégories de burn-out, comment les diagnostics se font, comment les personnes sont orientées plutôt vers du coaching ou plutôt vers ce type de prise en charge effectivement avec des acteurs très différents, d’un côté le médecin du travail qui est une figure traditionnelle instaurée dans l’entreprise et puis de l’autre côté le coach qui est un intervenant plus récent et puis pas stabilisé dans l’emploi, etc.

Valérie : Les frontières entre le coaching et la thérapie sont floues. Avec le travail sur les investissements psychiques précoces anciens qui nécessitent d’être transformés, là on est sur des coachs qui ont une formation de psychothérapeutes. Et ça pose beaucoup de questions, notamment, celle de l’usage éventuel de ces outils par des coachs qui ne seraient pas thérapeutes qui provoqueraient des décompensations sans avoir la compétence pour gérer ce qu’ils ont provoqué, ça pose la question de l’efficacité d’un coaching auprès de quelqu’un qui a des comportements de type névrotiques et qui serait mieux chez un psy pour améliorer son être au monde. Dans les normes de la profession, on ne doit pas aller sur ce terrain-là, on doit se contenter de désactiver le lien entre une formation psychique et un comportement indésirable, mais non tenter d’agir sur la structure psychique.

Jean Marie Pillon : J’avais une question sur le contenu du travail des cadres. Tu as montré que c’était un enjeu de masquer un peu les questions organisationnelles, mais est-ce que la question du contenu du travail est un enjeu ? Est-ce qu’ils se posent la question de savoir que fait le cadre ? Est-ce que les coachs peuvent travailler sans comprendre ce que fait le coaché ?

Scarlett : Des coachs m’ont dit qu’effectivement ils ne s’intéressaient pas au contenu du travail et ils l’ont revendiqué en disant que leur compétence ce n’était pas le travail du cadre, mais des compétences plutôt psy, et sur le relationnel. Ils disaient que ça leur permettait de coacher des gens différents parce que justement on ne rentre pas dans le cœur du travail. Deuxième justification : ils disent qu’il faut préserver l’autonomie du cadre, car lui sait mieux que le coach ce qui est bon pour lui parce qu’il connaît son travail, donc le coach ne veut pas savoir ce qu’il y a dans son travail parce qu’il ne veut pas être absorbé par les mêmes problèmes que lui, il a un regard extérieur. Alors moi qui suis sociologue du travail évidemment ça ne me va pas entre guillemets. Toute la sociologie du travail, notamment de l’activité, dit que si on ne comprend pas les problèmes concrets auxquels les gens sont confrontés dans le travail alors on va mettre des dispositifs inadaptés. Après, ça, c’est autre chose, c’est une répartition des compétences. Je vais vous donner un exemple : j’ai plusieurs cas de cadres qui appartiennent au service Risques de grandes banques, un service qui évalue le risque qu’il y a à accorder un crédit à quelqu’un, et qui disent que dans ce service ils sont les censeurs du commerce. Les deux services sont en contradiction. Et d’un autre côté ils disent « j’ai un très bon QI, mais j’ai un très mauvais QE, je ne suis pas un très bon communicant, etc. ». Donc ils donnent une appréciation positive du coaching qui leur a appris à ne pas communiquer négativement par écrit, à faire ci et ça, et ils sont sincères. Mais pour moi il y a occultation du travail réel et à aucun moment on ne dit en fait on a

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deux services qui ont en effet des objectifs contradictoires et que donc c’est un problème d’organisation du travail. Peut-être que ce n’est pas soluble d’un point de vue organisationnel, mais on peut quand même se poser la question. Par contre en oblitérant ça on renvoie à des problèmes de personnalité et de communication interpersonnelle, donc après la personne est-ce que ça l’aide ou non ? Oui probablement, de toute façon c’est toujours plus agréable quelqu’un qui est un peu plus diplomate que quelqu’un qui ne l’est pas, en particulier quand il occupe une fonction qui est en effet contradictoire ou qui pose conflit en elle-même. Mais le problème du travail n’a pas été posé.

Jérôme Cihuelo : On a beaucoup parlé de la transmission, de l’intégration, de l’acculturation, mais est-ce que ce n’est pas tout simplement une sorte de déni institutionnalisé ? À tous les étages, on a l’impression qu’on est en train de vider la situation de son contexte. Ça me fait penser à ce que dit Marie-Anne Dujarier15 sur les "planneurs", c’est-à-dire qu’on met à distance, on ne veut pas savoir ce qui se joue dans la situation parce que ça serait effectivement trop compliqué. J’ai l’impression qu’effectivement le coach est une forme un peu symptomatique, une sorte de déni institutionnalisé de toutes les contradictions qui sont portées par l’organisation. Et je me disais également : est-ce que recourir aux coachs ce n’est pas un constat d’échec de l’organisation dans sa capacité à organiser, à assurer une activité suffisamment équilibrée et régulatrice ? Quelles sont les visées organisationnelles de ce recours aux coachs ?

Scarlett : Les visées organisationnelles de ce recours, d’une part, sont d’abord liées aux problèmes de travail rencontrés par les cadres : les temporalités de travail, la surcharge, la fragmentation, la dispersion, etc. Les organisations en attendent une amélioration de la gestion du travail. D’autre part, il y a une visée plus politique, une fonction palliative, pour gérer les problèmes de carrière. Mais d’une certaine manière, c’est aussi afin d’éviter les contestations et les litiges qui peuvent passer aux prud’hommes, etc., pour éviter aussi de l’exit pour des professionnels qui sont recherchés et dont l’entreprise n’a pas envie de se séparer, parce que le professionnel a un carnet d’adresses, parce qu’il a emmagasiné tout un tas d’informations et qu’on n’a pas envie qu’il passe à la concurrence. Donc le coaching il remplit aussi cette fonction palliative du point de vue des organisations, même si ce n’est pas explicitement dit. Ce qui est explicitement dit par les organisations c’est plutôt on a un mauvais manager on voudrait une amélioration de ce point de vue-là, il stresse les équipes, ça ne marche pas. Mais tout le discours du coaching vise à mettre à l’aise les managers et aussi les entreprises en disant c’est normal finalement les managers n’ont jamais appris à être managers, il n’y a pas de professionnalisation du management, il y a des formations managériales, mais elles sont très incomplètes, donc il faut des dispositifs plus individualisés qui vont aider les gens à comprendre mieux comment ils peuvent fonctionner en tant que manager. Donc tout ce discours sur la professionnalisation du management il vise justement à remettre un peu de liberté dans l’exercice pour que les gens ne se disent pas qu’ils sont défaillants, ou que les organisations se disent comment ça se fait qu’on n’arrive pas à fonctionner. Et je ne pense pas qu’il y ait d’effet générationnel, mais c’est un peu comme les technologies numériques. Il y a une évolution des modes de transmission, y compris dans l’enseignement. Je ne crois pas qu’il y ait une génération qui soit plus favorable au

15 DUJARIER M.-A., Le management désincarné, Paris, La Découverte, 2015.

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coaching qu’une autre, mais par contre le mode de transmission, ce qu’on peut appeler l’autorité, même si je n’aime pas trop ce terme, a évolué.

Isabelle Chambost : Est-ce que vous vous êtes intéressées à la façon dont le coaching se clôture ? Quand finit-il ? Est-ce qu’il y a un nombre d’heures défini dans le contrat ?

Valérie : En théorie, il y a un objectif qui est défini, avec un nombre de séances approximatif, et c’est censé se finir quand l’objectif est atteint. En pratique c’est toujours un équilibre entre ce qu’on prévoit au début parce qu’on est obligés d’être dans un contrat avec un calendrier, des actions, un budget. En réalité on compose, on fait des avenants. On essaie d’être le plus efficace possible dans le cadre qui est donné, en aménageant un peu le cadre, et en faisant en sorte que ça reste acceptable financièrement. En général il y a une dizaine de séances, mais une pratique qui se développe aux États-Unis c’est un abonnement où il n’y a pas de coaching proprement dit, c’est à la séance. Par exemple, j’ai un problème j’appelle mon coach et il doit me répondre sous 24h pour m’aider à prendre une décision, à réguler un conflit, à préparer une réunion. Mais je voulais revenir sur le contenu du travail et l’idée que le coach ne s’intéresse absolument pas à ce qui se passe dans le travail. Moi, j’ai été formée dans une école de coaching où on est censés avoir été consultants en organisation, on est censés regarder dans une grosse partie du temps les opérations concrètes et ce qu’on peut en dire, et le coaching ajoute une dimension peut être plus psy, plus de l’ordre de la régulation interpersonnelle, mais n’enlève pas la couche d’organisation du travail qui est bien celle qui pose au départ le problème.

Scarlett : C’est quand même majoritaire dans ce que j’ai entendu, cette volonté de ne pas rentrer dans le travail. Et il y a une autre distinction à faire, entre organisation et travail. C’est-à-dire que s’intéresser à l’organisation ce n’est pas la même chose non plus que de s’intéresser à l’activité de travail, ça c’est peut-être aussi encore une autre distinction.