Semaine de Pâques en Syrie -...

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Semaine de Pâques en Syrie Atterrir à Beyrouth, puis prendre la route de la montagne, après s’être assuré que la voie est dégagée… Un détour par Saida, l’antique Sidon, me permet de revoir au passage le château de Saint-Louis (1253). Le Sud-Liban est à dominante musulmane depuis la guerre du Liban ; plusieurs villages chrétiens ont été détruits alors et leurs habitants se sont réfugiés dans les environs de Beyrouth, devenue une métropole surpeuplée et chaotique. Je peine à reconnaître la ville où j’ai atterri pour la première fois, il y a près de cinquante ans, pour deux ans de coopération à l’université jésuite Saint-Joseph. Dans une atmosphère parfois surréaliste, le « phare du Levant » demeure cependant un poumon économique et culturel pour ce Proche-Orient qui n’a pas connu de paix stable depuis un demi-siècle. Le Liban s’est désormais barricadé, ayant accueilli un nombre de réfugiés syriens qui dépasse ses capacités d’accueil. Côtoyant les « cèdres du Liban » qui couronnent la montagne à 1800m d’altitude, nous nous faufilons en pays druze, pour arriver près de la frontière syrienne. Jadis et depuis des siècles lieu de circulation et d’échange, passage obligé des caravanes et des voyageurs au milieu des collines arides de l’Anti-Liban, la frontière est désormais cadenassée, on n’y passe qu’au compte-goutte, l’armée occupe chaque pouce de terrain. Puis c’est le vide impressionnant, le no mans’ land jusqu’à Damas, autoroute déserte en plein après-midi, le silence un peu angoissant de cette terre « vague et vide », comme le « tohu-bohu » de la Genèse ! Il faut rouler sagement en sachant que l’ennemi – quel qu’il soit – veille et surveille tout mouvement sans se faire voir… Damas est littéralement en état de siège, l’armée ou les milices occupent toutes les rues de la capitale, pas un croisement sans poste de contrôle, armes pointées vers les passants. Militaires et supplétifs sont tous jeunes, souvent très jeunes. Ils ont été décimés à plusieurs reprises par les obus qui sont tombés sans discrimination sur la ville depuis trois ans. Les jeunes syriens doivent faire deux ans de service militaire, en théorie puisque depuis le début de la guerre les appelés ne sont pas rentrés dans leur foyer, beaucoup sont morts dans les affrontements avec les « rebelles modérés » ou avec les combattants de l’État Islamique. Ceux qui n’ont pas encore l’âge cherchent à tout prix à fuir le pays pour ne pas participer à la guerre.

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Semaine de Pâques en Syrie

Atterrir à Beyrouth, puis prendre la route de la montagne, après s’être assuré que la voie est dégagée… Un détour par Saida, l’antique Sidon, me permet de revoir au passage le château de Saint-Louis (1253). Le Sud-Liban est à dominante musulmane depuis la guerre du Liban ; plusieurs villages chrétiens ont été détruits alors et leurs habitants se sont réfugiés dans les environs de Beyrouth, devenue une métropole surpeuplée et chaotique. Je peine à reconnaître la ville où j’ai atterri pour la première fois, il y a près de cinquante ans, pour deux ans de coopération à l’université jésuite Saint-Joseph. Dans une atmosphère parfois surréaliste, le « phare du Levant » demeure cependant un poumon économique et culturel pour ce Proche-Orient qui n’a pas connu de paix stable depuis un demi-siècle.

Le Liban s’est désormais barricadé, ayant accueilli un nombre de réfugiés syriens qui dépasse ses capacités d’accueil. Côtoyant les « cèdres du Liban » qui couronnent la montagne à 1800m d’altitude, nous nous faufilons en pays druze, pour arriver près de la frontière syrienne. Jadis et depuis des siècles lieu de circulation et d’échange, passage obligé des caravanes et des voyageurs au milieu des collines arides de l’Anti-Liban, la frontière est désormais cadenassée, on n’y passe qu’au compte-goutte, l’armée occupe chaque pouce de terrain. Puis c’est le vide impressionnant, le no mans’ land jusqu’à Damas, autoroute déserte en plein après-midi, le silence un peu angoissant de cette terre « vague et vide », comme le « tohu-bohu » de la Genèse ! Il faut rouler sagement en sachant que l’ennemi – quel qu’il soit – veille et surveille tout mouvement sans se faire voir…

Damas est littéralement en état de siège, l’armée ou les milices occupent toutes les rues de la capitale, pas un croisement sans poste de contrôle, armes pointées vers les passants. Militaires et supplétifs sont tous jeunes, souvent très jeunes. Ils ont été décimés à plusieurs reprises par les obus qui sont tombés sans discrimination sur la ville depuis trois ans. Les jeunes syriens doivent faire deux ans de service militaire, en théorie puisque depuis le début de la guerre les appelés ne sont pas rentrés dans leur foyer, beaucoup sont morts dans les affrontements avec les « rebelles modérés » ou avec les combattants de l’État Islamique. Ceux qui n’ont pas encore l’âge cherchent à tout prix à fuir le pays pour ne pas participer à la guerre.

Les chrétiens sont soumis comme les autres au service militaire et comme tous les plus jeunes appelés, sont souvent mis en première ligne. Tristesse d’une maman rencontrée après la messe du dimanche qui a perdu un fils, elle porte sa photo en médaillon autour du cou, et son deuxième fils vient de partir à son tour au combat ; grands yeux étonnés d’une toute petite fille dont le frère a été tué. Et tant d’autres… La violence, qu’elle vienne d’un côté ou d’un autre n’a épargné personne, aucune famille. Si les plus aisés sont partis, comme d’habitude les plus démunis restent, et sont atteints par ce que quelqu’un a appelé la « bombe de la pauvreté » qui menace désormais le pays autant que les armes létales. « Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés »…

Et pourtant la vie continue ; pendant

quelques jours bénis de cessez-le-feu, les commerces et les cafés ont rouvert leur porte, les enfants viennent jouer dans l’immense jardin public au centre de la ville, sous la protection de militaires en armes. Une pause bienvenue après deux ans d’incessants tirs d’obus dont on voit les traces un peu partout ; la chambre où je loge a reçu de nombreux éclats, visible encore sur portes et fenêtres, le toit a dû être remplacé. Tout près, de nombreuses victimes touchées au hasard, enfants et adultes ; beaucoup de blessés et amputés ont été accueillis à l’hôpital Saint-Louis, tenu par les sœurs de Saint Vincent de Paul, qui font un travail admirable avec les médecins syriens. Je le visite au pas de charge en compagnie de la directrice, une jeune religieuse libanaise, qui me fait découvrir l’immense bâtisse où elle essaie tant bien que mal avec son personnel d’assurer soins d’urgence, opérations, accouchements, dialyse, etc… Aucune subvention de l’État… ni de la France, qui a cessé toute assistance aux établissements de santé et d’éducation en Syrie (si vous avez quelques sous inutilisés, faites-moi savoir, je transmettrai…).

Dans une école qui comptait avant la guerre plus de mille élèves, où l’enseignement est en arabe et en français, quelques religieux lazaristes accueillent encore les enfants, de la maternelle jusqu’en terminale, parmi lesquels de nombreux réfugiés qui ont fui l’intérieur du pays. Je passe un moment avec les élèves appliqués de la grande section de maternelle, où déjà ils apprennent à lire et à écrire dans les deux langues ! J’aimerais voir les nôtres montrer autant d’enthousiasme, et dans de semblables conditions ; plusieurs d’entre eux ont perdu un père ou un frère. Chrétiens pour la plupart, ils me

chantent d’une seule voix un petit cantique à la Vierge en battant des mains. Émotion, émotion.

D’autres écoles ont dû fermer leurs portes, pillées par les milices ou par les rebelles, certaines se sont regroupées à Bab Touma, le quartier ou vécut jadis saint Paul après sa conversion. Dans ce même quartier, sœurs de Mère Térésa, du Bon Pasteur, de Besançon, Franciscaines Missionnaires de Marie continuent de servir, d’aimer, de soutenir les familles et les paroisses.

Un dimanche d’eucharistie en rite grec-catholique sous un soleil brûlant. Au cœur de la « vallée des chrétiens », cinq gros villages en enfilade à majorité chrétienne, qui ont résisté à plusieurs tentatives d’occupation.

À l’entrée d’un très vieux monastère dédié à saint Thomas, le patriarche melkite, syrien pur jus et inébranlable malgré ses 84 ans, est accueilli par la fanfare des scouts, par les familles qui ne sont pas parties. La longue liturgie de saint Jean Chrysostome en arabe est une sorte de ballet mystique ; la supplication est intense, elle est le cri de la souffrance d’un peuple qui a été broyé dans son corps et son âme par une violence absurde, qui en veut à tous ceux, puissances occidentales ou régionales, islamistes de tout poil, hommes de guerre, tous ceux qui ont transformé une terre splendide et de culture millénaire en champ de ruines et de haine. Le temps de la réconciliation et de la reconstruction semble si loin…

Je n’ai vu de sourires que ceux des pères portant leurs petits enfants et des religieuses ; le visage des autres, militaires, passants, anonymes, est rude, fermé, apeuré, à l’aune de l’immense drame qui se joue au jour le jour. « On a peur », m’a répété cent fois un très vieux prêtre qui est resté seul au sanctuaire de saint Elie, jadis lieu de pèlerinage très fréquenté. À côté de la chapelle creusée dans le roc se dresse un orphelinat qui accueillait avant la guerre une centaine d’enfants, et une maison pour personnes âgées. Les bâtiments ont été pris et repris, n’y sont restés avec le père que quelques militaires qui campent dans les salles et les dortoirs vides de tout. Même les oiseaux et les rapaces se sont tus, qui planent au-dessus des collines où quelques rares cultures de céréales tempèrent l’ocre des rochers avec de ténues teintes de vert.

Partout un silence étonnant, mis à part le vrombissement lointain des avions qui très haut dans le ciel partent pour un énième bombardement sur les zones rebelles.

Bien entendu je me suis gardé et me garde encore de tout commentaire « politique » sur la situation en Syrie, laissant cela aux chefs des nations qui portent une lourde responsabilité dans le chaos syrien. Regrettant seulement que tous ceux qui condamnent l’une ou l’autre des parties en cause se gardent bien de venir en aide sur place à qui souffre et meurt. Et force est de reconnaître que les chrétiens, si décriés désormais dans nos sociétés, nos Églises traînées dans la boue ou taxées d’obscurantisme, sont parmi les seuls qui au nom de la charité du Christ, se penchent sur leurs frères en humanité qui

tentent de survivre à Damas, à Homs, à Alep, dans les zones occupés par les islamistes, etc. J’ai souvent fredonné en ces jours l’hymne de l’Année Sainte : Miséricordieux comme le Père… Réconfortés par Lui offrons le réconfort, en toute occasion l’amour espère et persévère.

© Dominique Rézeau Damas/ L’Île d’Yeu - 5 avril 2016