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SEBASTIEN CASTELLION CONTRE LE LIBELLE DE CALVIN APRES LA MORT DE MICHEL SERVET EDITIONS ZOE

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SEBASTIEN CASTELLION

CONTRE LE LIBELLE DE CALVIN

APRES LA MORT DE MICHEL SERVET

EDITIONS

ZOE

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CONTRE LE LIBELLE DE CALVIN

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OUVRAGES DISPONIBLES DU MÊME AUTEUR

En traduction française

Conseil à la France désolée, Droz, 1967

De l'art de douter et de croire, d'ignorer et de savoir, Jeheber, 1953

De l'impunité des hérétiques, Droz, 1971

En latin

De arte dubitandi et conftdendi ignorandi et sciendi, Studies in Medieval and Reformation Thought, J. Brill, Leyden, 1981

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SÉBASTIEN CASTELLION

CONTRE LE LIBELLE DE CALVIN

APRÈS LA MORT DE MICHEL SERVET

Traduit du latin, présenté et annoté par Etienne Barilier

ÉDITIONS ZOÉ

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d'avoir accordé son aide à la publication de ce livre

Titre original : Contra liMum Calvmi, in quo ostendere conatur haereticos jure gladii coercendos esse

° Editions Zoé, 11 rue des Moraines CH-1227 Carouge-Genève, 1998

Maquette de couverture : Cosette Decroux Illustration : Albert Dürer, retable Paumgartner, Saint Eustache (détail)

ISBN 2-88182-329-7

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Avant-propos

Un livre urgent, vieux de près de cinq siècles. Un li-vre fondateur de la liberté de pensée, mais que per-sonne ne lit. Un livre témoin de la dignité humaine, in-trouvable dans sa langue d'origine, et jamais traduit en français - ni d'ailleurs en aucune autre langue1. Un au-teur qui malgré l'hommage de Montaigne2, de Pierre Bayle3, de Voltaire, de Michelet, de Stefan Zweig, reste presque totalement ignoré. Un homme infiniment plus estimé que connu.

Sébastien Castellion, l'auteur du Contre le libelle de Calvin (Contra libellum Calvini), en réponse à un texte où le Réformateur tentait de justifier l'exécution de Michel Servet, serait peut-être le premier étonné de savoir que Stefan Zweig verrait un jour dans son œuvre « le J'accuse

1 Le tout récent ouvrage de H.-R. Guggisberg, Sebastian Castellio, Huma-nist und Verteidiger der religiöser Toleranz im konfessionellen Zeitalter, Vanden-hoeck & Ruprecht, Göttingen, 1997, dont la bibliographie est très com-plète, ne mentionne aucune traduction de l'œuvre (cf. p. 335). La seule qui soit connue est en langue hollandaise ; elle parut en même temps que l'original latin, au début du XVII<= siècle (cf. H. de la Fontaine Verwey, « Reinier Telle traducteur de Castellion et de Servet », m Autour de Michel Servet et de Sébastien Castellion, ouvrage collectif, Haarlem, 1953, p. 151, et la note 33). Le texte latin lui-même n'a jamais été réédité de-puis 1612.

2 Cf. les Essais, Livre I, ch. 35, éd. de la Pléiade, p. 220.

3 Cf. l'article Castalion, in Dictionnaire Historique et critique, rééd. Slatkine 1969, tome IV, pp. 526 b-541 b.

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de son siècle »\ Il serait tout surpris d'apprendre qu'il « posa pour tout l'avenir la grande loi de tolérance » . Il serait le premier stupéfait de se voir lu et traduit à la fin du XXe siècle, lui qui ne parvint même pas à faire pu-blier, de son vivant, l'ouvrage qu'on va découvrir. La vie de Castellion fut obscure, souvent misérable, et son audience, plus que modeste. Même ceux qui le citent avec révérence vont rarement jusqu'à le connaître. Or il fut grand. Et son obscurité n'y change rien.

L'occasion de son livre, ce fut donc l'exécution de Michel Servet. L'occasion seulement : le sens et la portée du présent ouvrage dépassent de loin les cir-constances de sa rédaction. Et si j'ai voulu traduire et publier le Contra libellwn Calvini, ce n'est pas pour ré-chauffer de vieilles querelles, qui n'ont plus lieu d'être, entre partisans et adversaires de Calvin. C'est pour of-frir au public une œuvre et une pensée qui, dans l'époque présente, c'est-à-dire une époque où la religion retrouve la tentation de la violence, peuvent nous éclai-rer sur l'essentiel, et nous fournir les bases d'une ré-flexion sur cette « tolérance » qu'on invoque si souvent, mais qu'on défend si faiblement.

*

1 Cf. Stefan Zweig, Conscience contre violence, Castellion contre Calvin, trad. Alzir Hella, 1936, rééd. Le Castor Astral, 1997, p. 149.

2 Cf. J. Michelet, Renaissance et Réforme, coll. Bouquins, 1982, p. 212. Cette citation se trouve placée en exergue de l'ouvrage de Ferdinand Buisson, Sébastien Castellion, sa vie et son ceuure, Paris, Hachette,^ 2 vol., 1892 (reprint Nieuwkoop, 1964). F. Buisson ne fournit pas la référence précise ni la phrase exacte, que voici : « Un pauvre prote d'imprimerie, Châtillon, seul, défendit Servet, et posa pour tout l'avenir la grande loi de tolérance ». Michelet devait être d'autant plus touché par le person-nage qu'il était lui-même le fils d'un imprimeur fort pauvre.

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Mais revenons au XVIe siècle, revenons à l'occasion du Contra hbellum Calvini. Je ne rappellerai qu'en deux mots les circonstances de la vie et surtout de la mort de Michel Servet. Elles seront suffisamment évoquées par le texte même de Castellion1.

Né en Espagne aux environs de 1511, Michel Servet, que ses partisans comme ses détracteurs s'accordent à trouver fantasque, irréfléchi, brillant, un peu fou, était philosophe, théologien, géographe et médecin (il a pressenti la « petite circulation » du sang, tant et si bien que Michelet le qualifia de « Copernic » du corps hu-main)2. Il s'était signalé dès 1531 par un ouvrage inti-tulé Des erreurs de la Trinité. Il professa effectivement une théologie antitrinitaire, qui le fit taxer, non sans motifs, d'arianisme3, et qui lui vaudra la mort. Il eut toute une correspondance avec Calvin, correspondance dont le ton, on s'en doute, ne cessa de monter. Inquiété pour ses idées « hérétiques », il prit le pseudonyme de Michel de Villeneuve et vécut tranquille à Lyon comme

1 On trouvera sur Servet les renseignements les plus complets dans R. Bainton, Michel Servet, hérétique et martyr, Droz, 1953, et, d'un point de vue calviniste ou calvinien, dans le travail monumental d'Emile Dou-mergue, Jean Calvin, les hommes et les choses de son temps, Neuilly, 1926, vol. VI, « La lutte », surtout aux pp. 187-442. Même si cet ouvrage n'est pas des plus récents, c'est avec lui que je dialoguerai souvent, non seu-lement parce que son enquête est extrêmement fouillée, mais aussi et surtout parce qu'aujourd'hui encore la position des partisans de Calvin, dans l'affaire Servet-Castellion, demeure essentiellement la même que celle de Doumergue. Mieux vaut donc s'adresser à Dieu qu'à ses saints. Sur Servet, on pourra lire d'autre part l'ouvrage extrêmement vivant et « présent » de Georges Haldas, Passion et mort de Michel Servet, L'Age d'Homme, 1975.

2 J. Michelet, op. cit., p. 638.

3 Bien qu'il s'en soit toujours défendu (cf. notamment D. Cantimori, Eretici italiani del Cinquecento e altri scritti, Einaudi, 1992, p. 51).

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médecin, tout en écrivant et publiant, en 1553, son oeu-vre majeure, la Restitution du christianisme, réponse évi-dente à Y Institution de Calvin. Dénoncé à l'Inquisition romaine dans des circonstances sur lesquelles le texte de Castellion reviendra, il fut emprisonné à Vienne (en Dauphiné), mais s'évada, avant d'être condamné par contumace et brûlé en effigie avec des exemplaires de son livre. Un peu plus tard, il eut l'étrange idée de pas-ser par Genève. Reconnu, il est arrêté, emprisonné, ju-gé, condamné et brûlé à Champel le 27 octobre 1553.

On a tout dit sur ce bûcher. On a discuté à perte de vue sur ses causes et ses effets : par cercles concentri-ques, on a pesé la responsabilité de Calvin, celle de Ge-nève, celle de l'époque, celle de la Réforme, celle de la religion tout entière. Et chacun de ces points demeure controversé1. Mais précisément, le bûcher de Servet fut et reste un signe de contradiction. Tant de réflexions sur la « liberté d'opinion » se sont forgées à son feu ! Et le mérite en revient, pour une part significative, pour ne pas dire capitale, à Sébastien Castellion.

1 La controverse est assurément nécessaire et féconde. Et la moindre des choses, sur un thème pareil, est de laisser libre cours à la plus grande « liberté d'opinion ». Mais que penser d'un ouvrage aussi res-pectable, et présumé aussi objectif que Encyclopaedia Universalis, qui écrit, dans sa version la plus récente, sous l'article Servet : « Le procès dont il est l'objet donne lieu à un tel affrontement entre adversaires et partisans de Calvin qu'il est difficile à celui-ci d'empêcher l'exécution de l'ami dont sans hésiter il dénonce les erreurs doctrinales » ? (jEncyclopaedia Universalis, éd. de 1990, « Thésaurus », p. 3202 c. Article non signé ; c'est moi qui souligne). On reste interdit devant pareil toupet. Alors que les calvinistes les plus pointilleux, Doumergue en tête, reconnaissent volontiers que Servet (qui n'a jamais été, ni de près m de lom, 1' « ami » de Calvin), est bientôt devenu le plus mortel de ses ennemis, et que le Réformateur, en mettant les choses au mieux, n'a rien fait pour lui évi-ter la mort. Cette énormité, dans un ouvrage de référence, prouve au moins que les cendres de Servet sont encore chaudes.

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*

Les calvinistes l'ont souvent répété avec agacement : pourquoi tant reprocher à Calvin ce bûcher-là, pour-quoi en faire un tel symbole, alors que non seulement les bûchers catholiques, en ce XVIe siècle, crépitaient dans toute l'Europe, mais que du côté protestant, l'exécution de Servet n'était pas la première ni la der-nière dont fût victime un « hérétique » : songeons aux anabaptistes. Et le bûcher de Servet, ne fut-il pas très généralement approuvé par les contemporains de Cal-vin ? Si l'on doit parler de faute, n'est-ce pas celle de toute une époque P1

Oui, pourquoi ce bûcher-là ? Eh bien, il se trouve que Calvin lui-même - nouveauté extraordinaire et pro-fondément significative - éprouva la nécessité de le justifier par un « libelle », ce libelle même que va réfu-ter le texte de Castellion. Autrement dit, le bûcher de Servet est le premier bûcher vraiment personnel, si l'on ose ainsi parler ; le premier dont se rende et se veuille responsable une pensée « individuelle ». Le premier qui soit réellement problématique pour les consciences du temps, et d'abord pour celle de Calvin lui-même. In-contestable est la stature de Calvin. Mais c'est parce qu'il fut éminemment une personne agissante et pen-sante, qu'on le tient (et qu'il se tient) pour responsable de la mort de Servet, bien plus que ne l'aurait été un inquisiteur moyen, tel celui qui condamna à Lyon le même Servet, au nom de la foi catholique.

Certes, Calvin s'acharne à justifier le bûcher de l'Espagnol par la seule Parole et le seul « honneur » de

1 C'est en particulier la thèse soutenue par Emile Doumergue, op. cit, VI, dont tout un chapitre, pp. 373 ss, s'intitule précisément : « L'erreur du temps ».

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Dieu. Mais voilà : il s'y acharne, lui, Jehan Calvin. « L'honneur de Dieu » parle par la bouche d'un homme, d'un individu. Le Réformateur, qu'il le veuille ou non, est un Renaissant1. Son propre libelle, avant même la réponse de Castellion, témoigne à sa manière de cette « naissance de l'individu » dont a si bien parlé Jakob Burckardt.

Jehan Calvin, individualité puissante, homme de grande envergure, « fondateur d'une civilisation »2, a transformé la face de l'Europe, comme l'écrit Stefan Zweig à propos de son intime ennemi3. Et dans une certaine mesure, le Réformateur fut aussi un homme « politique » : il a changé la « polis » - pas seulement celle de Genève4. Le critique suisse Paul Seippel (na-guère une autorité) n'hésitait pas à écrire au début de ce siècle : « Si Calvin avait été un Castellion, il n'aurait pas

1 On peut donc contester l'assertion de R. Bainton, p. 127, qui en fait « une des dernières grandes figures médiévales ». Ou du moins devrait-on ajouter ceci : Calvin certainement avait conscience, ou prescience, que le Moyen-Age, en lui, finissait.

2 C'est le titre que lui décerne E. G. Léonard dans le chapitre qu'il lui consacre (cf. Histoire générale du protestantisme, Quadrige, 1988, tome I, pp. 258 ss).

3 S. Zweig, op. cit., p. 30.

4 Les historiens s'accordent à dire qu'il est abusif de dénoncer une « dictature » de Calvin à Genève, et simplificateur de parler d'une « théocratie » genevoise. On peut en revanche évoquer, comme l'a fait Pierre Mesnard, une « induction », une « galvanisation » de la politique par la religion (cf. Pierre Mesnard, L'essor de la philosophie politique au XVIe

siècle, Vrin, 1969, pp. 306-307). La conclusion de l'ouvrage de François Wendel va dans le même sens : « Plus encore qu'un penseur, au sens ex-clusif du mot, il a été un conducteur d'hommes » (cf. F. Wendel, Calvin, rééd. Labor et Fides, 1985, p. 275). Notons en outre que ce n'est pas le romancier Zweig, mais le très sérieux historien Emile Léonard qui men-tionne, à propos du bûcher de Servet, Le zéro et l'infini d'Arthur Koestler {op. cit., I, p. 270, note 1). Ce qui laisse pressentir que l'action calvi-nienne avait une composante politique - ou que le communisme sovié-tique avait l'allure d'une religion.

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fait l'œuvre qu'il a faite »\ Sous-entendu : il n'aurait pas fait une si « grande » œuvre : la fin (la grande œuvre) justifie les moyens (la coercition, parfois la mise à mort des opposants).

Simone Weil trouvait scandaleux qu'on se mît à ge-noux devant la « grandeur » de César ou d'Alexandre : ils ont changé la face de l'univers, sans doute, mais au nom de leurs visions surhumaines ils ont tenu pour peu de chose la vie simplement humaine. De même, si Cal-vin est l'auteur d'une « grande œuvre » qui, à sa ma-nière, a changé la face du monde, peu importe que le Réformateur ne soit pas un homme politique au sens étroit du mot : il tombe sous la même critique, celle qui porte sur le rapport entre la fin et les moyens.

Castellion, à cet égard, préfigure Simone Weil. Il af-firme que le comportement d'un homme, et singuliè-rement la violence qu'il tolère d'infliger aux autres hommes, est en rapport essentiel, et non pas accidentel, avec sa doctrine ou ses « idées ». Bref, que la question n'est pas de condamner le bûcher de Servet, ce que tout le monde ou presque2 fait aujourd'hui, mais d'inter-roger, en tant que telle, toute doctrine qui conduit à dresser des bûchers. Bref, Castellion affirme que l'envergure d'une pensée ou d'un homme n'est pas tou-jours synonyme de grandeur.

Il est tout à fait vrai que Castellion (et la modernité à sa suite) a concentré sur l'auteur de l'Institution chré-tienne les feux d'une réprobation qui pouvait tout aussi

1 Cité par Doumergue, op. cit., p. 363.

2 Mahmoud Muhammad Taha fut exécuté le 18 janvier 1985 (mille neuf cent quatre-vingt cinq) à Karthoum, pour cause d'apostasie, parce qu'il prétendait faire du Coran une lecture non littéraliste, et abroger des ver-sets qui, concernant la polygamie ou le Jihad, ont désormais, disait-il, « épuisé leur dessein » (cf. Youssef Seddik, « Avons-nous jamais lu le Coran ? », in Esprit, janvier 1998, pp. 99-108).

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bien s'adresser à la plupart des acteurs politiques et re-ligieux de son temps. Mais encore une fois, c'est à l'honneur de l'adversaire : en la personne de Calvin, l'humanisme trouve enfin à qui parler. Le Réformateur assume par une pensée aussi structurée que personnelle ce qui chez d'autres était vécu dans l'irresponsabilité, ou plus exactement l'impersonnalité. D'homme à homme, de pensée à pensée, Castellion va lui répondre. Et ce qu'il va lui dire nous concerne.

*

Sébastien Castellion (ou Chateillon) est né en 1515, à Saint-Martin-du-Fresne, près de Nantua, ville infini-ment plus proche de Genève que Noyon1. Son père était un paysan qui lui apprit, dit-il, l'horreur du vol et

1 Un mot sur l'auteur du premier grand ouvrage qui lui ait été consacré. Ferdinand Buisson, l'auteur du Castellion de 1892 (cf. supra, p. 6, note 2), après avoir enseigné à Neuchâtel, fut le bras droit de Jules Ferry, créa-teur de l'école gratuite, laïque et obligatoire ; il devint inspecteur général de l'enseignement primaire ; il enseigna, à la Sorbonne, les sciences de l'éducation. Il fut dreyfusard et président de la Ligue des droits de l'homme. Il obtint en 1927 le prix Nobel de la paix (en compagnie de l'historien et pacifiste allemand Ludwig Quidde). Son ouvrage fut mis au pilon, faute de lecteurs, dans les années trente... Quant à Etienne Gi-ran, pasteur à l'église française d'Amsterdam, auteur d'un Castellion et la réforme calviniste, Haarlem, 1914, il fut déporté et mourut à Buchenwald en 1944. (Il existe en français un troisième ouvrage consacré à Castel-lion : C. E. Delormeau, Sébastien Castellion, apôtre de la tolérance et de la li-berté de conscience, H. Messelier, Neuchâtel, 1965). Notons aussi qu'Alfred Berchtold, dans son monumental Bâle et l'Europe, Payot, 1990, a consa-cré tout un chapitre, remarquablement documenté, à Sébastien Castel-lion (pp. 547-577). D'autre part et surtout, il faut signaler l'important ouvrage déjà cité supra, et publié en 1997, après la mort de son auteur : le Sebastian Castellio de H.-R. Guggisberg, qui synthétise nos connaissan-ces actuelles sur le sujet (nous abrégerons désormais cet ouvrage : Gug-gisberg 1997, pour le distinguer d'un autre livre du même auteur, beau-coup plus ancien, et qui s'intitule Sebastian Castellio im Urteil seiner Na-chwelt vom Spätbumanismus bis zur Aufklärung, Bâle, 1956, désormais abré-gé : Guggisberg 1956).

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du mensonge. Peut-être une autre horreur encore, qui l'anima toute sa vie, et dont on va parler. Enfant, il put voir s'élever non loin de chez lui la splendide église de Brou, du dernier gothique, le plus lumineux. A l'âge de dix-huit ou vingt ans, il poursuivit ses études à Lyon, et, pour subsister matériellement, donna des cours pri-vés. En digne fils de la Renaissance, il se montra pas-sionné de poésie antique (Virgile, Ovide, Pindare), au point de reprendre à son compte un sobriquet que lui donnaient ses camarades : Castalion, le poète de la fon-taine Castalie. Sur le tard, il se reprochera cette légèreté coupable... Comme presque les poètes de son temps, il s'essaie à des compositions versifiées en latin et en grec1. Ses amis, dès cette époque, admirent en lui le goût de « rendre l'homme plus libre ».

A Lyon, où il vécut dans la pauvreté2, il connut sans doute Maurice Scève, et certainement Etienne Dolet. Ce dernier, accusé d'hérésie et d'athéisme, finit brûlé non pas à Genève mais à Paris, place Maubert. Comme il en ira de Rabelais, Castellion ne tarda pas à tenir Dolet pour un personnage peu recommandable, et ce fut manifestement, de sa part, une grave méprise. Dolet n'était pas un sulfureux athée, mais un « propagateur de l'Evangile », pour reprendre le titre d'une étude que lui a consacrée Lucien Febvre3. Et dans ses Orationes, il réagit au châtiment des hérétiques dans des termes qui préfigurent exactement ceux de Castellion lui-même. « Ne savons-nous pas que tout homme peut se trom-

1 On en trouve un exemple dans Buisson I, p. 30.

2 Cf. Guggisberg 1997, p. 19, et note 23.

3 Cf. L. Febvre, « Dolet propagateur de l'Evangile », in Au coeur religieux du XVIe siècle, coll. Biblio Essais, pp. 231-300.

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per ? », écrivait cet audacieux en qui notre héros ne sut pas reconnaître un frère1.

C'est sans doute autour de sa vingt-cinquième année que « Castalion » passa, pour reprendre l'expression de son biographe, « de l'humanisme à la Réforme »2. Ce n'est pas ici le lieu de rappeler à quel point ce passage pouvait être insensible et naturel, sous le signe, illusoire peut-être, du retour à « l'origine ». Origine de l'esprit antique, de l'esprit évangélique3. Au point que Castel-lion, entre 1545 et 1547, écrira un Jonas en vers virgi-liens et un Prodromos (le Précurseur, Jean-Baptiste) en vers homériques. Quoi qu'il en soit, on se plaît à rap-peler que d'Erasme au cardinal Sadolet, de Thomas More à Castellion lui-même, tous ceux qui tentèrent d'éviter que la Réforme ne devînt sanglante furent de grands humanistes, c'est-à-dire de grands humains.

*

L'expérience fondatrice, pour notre Castellion, c'est le spectacle d'hommes suppliciés pour leur religion -disons simplement : d'hommes suppliciés. A Lyon, en janvier 1540, trois luthériens furent brûlés vifs. On n'a pas la preuve formelle que le jeune humaniste, présent dans cette ville, assista personnellement à ces exécu-

1 Cf. Musae reduces, Anthologie de la poésie latine dans l'Europe de la Renais-sance, trad. et prés, de P. Laurens, Leiden, Brill, tome II, 1975, p. 281 ; cf. aussi Buisson I, pp. 45-47 ; et L. Febvre, Le problème de l'incroyance au XVIe siècle, Albin Michel., Coll. L'Evolution de l'humanité p. 57. Le ju-gement erroné de Castellion peut se lire infra, dans la réponse à Calvin 147.

2 Buisson I, titre du ch. III, p. 48.

3 A cet égard, il est remarquable que Michelet évoque Castellion à la charnière de son ouvrage en deux parties : Renaissance et Réforme. Symbo-liquement, le « pauvre prote » porte l'esprit de la première dans la se-conde.

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tions1. Ce qui est sûr, c'est qu'elles le marquèrent pour la vie. Elles le décidèrent pour la Réforme, mais sa réaction au bûcher de Servet prouve assez que leur pouvoir fut plus grand encore. Castellion savait désor-mais cette vérité simple : la torture, et la mort infligée, sont l'inhumain par excellence, et l'inhumain n'est pas Dieu.

Il est une lignée d'hommes que cette certitude « viscérale » conduisit à fonder notre moderne idée d'humanité. Ces hommes ont tous en commun d'avoir éprouvé l'horreur de la violence physique et de la tor-ture. Ils furent tous, le sachant ou non, d'ardents pro-pagateurs du droit naturel. C'est Las Casas condamnant la violence faite aux Indiens et proclamant l'égale hu-manité de tous les hommes ; c'est beaucoup plus tard Beccaria discréditant la torture judiciaire ; c'est très près de nous Camus rapportant le souvenir de son père épouvanté par une exécution capitale, avant de procla-mer son refus absolu de la peine de mort. Ces hommes auraient tous pu s'exclamer, comme Sébastien Castel-lion le fait tout au début du livre qu'on va lire : « Je ne suis qu'horreur du sang » (ego qui a sanguine totus abbor-reo)2. Tous ils auraient pu reprendre les propos qu'il tient à la fin du même ouvrage : Calvin parle avec mé-pris de stupidité bestiale lorsqu'il voit Servet pleurer et crier à l'annonce de son supplice. Castellion de répon-dre : « L'émotion d'un homme, voilà bien qui est hu-main, et non bestial »3.

On ne peut s'y tromper : dans sa magnifique préface au Traité des hérétiques, qui se termine par une adresse

1 Cf. Guggisberg 1997, p. 24.

2 Cf. infra, la préface de Castellion.

3 Cf. infra, la réponse à Calvin 144.

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bouleversante au Christ lui-même, Castellion détaille avec horreur les souffrances physiques endurées par les suppliciés, et finit par crier à Jésus : « Te trouves-tu, quand on t'y appelle, à cette cruelle boucherie, et man-ges-tu chair humaine ? ». Il n'est qu'un seul « blas-phème » : la torture1.

Il y a plus terrible encore. Une réalité qu'en cette fin de XXe siècle nous pouvons plus que jamais compren-dre : Castellion est sensible non seulement à l'horreur de la torture, mais à l'humiliation qu'elle engendre, à la dégradation qu'elle fait subir à l'être humain. Notre siè-cle, celui des camps de la mort, sait de quoi il retourne. Or c'est un homme du XVIe siècle qui a voulu rapporter cette chose atroce, qu'aucun de ses biographes ni aucun des commentateurs de Servet, à ma connaissance, n'a jamais relevée. Conduit à raconter une nouvelle fois la mort de l'Espagnol (dans un ouvrage demeuré manus-crit jusqu'en 1971), voici ce qu'écrit notre auteur, en latin d'abord, puis dans une traduction française de l'époque, sinon de sa main : cum quidem tanto horrore flammanmi concuteretur, ut ei iaxaretur alvus : « [Servet] fut tant ému de l'horreur du feu, qu'il fianta en ses chaus-ses »2.

Certes, ni Castellion ni ses frères et successeurs en humanité n'en resteront à l'horreur pure, à l'émotion nue. lis ne se contenteront justement pas de crier leur indignation, d'en rester aux gémissements. Au con-traire, ils vont tous argumenter, de la manière la plus serrée, pour fonder en raison ce qui bouleverse leur

1 Cité par Buisson I, p. 369. Cité également par Lecler, Histoire de la tolé-rance au siècle de la Réforme, Montaigne/Desclées, 1955, pp. 326-327. Sur le Traité des hérétiques, cf. infra, p. 23, et la note 1.

2 Cf. De l'impunité des hérétiques, Droz, 1971, p. 270, D 12 (p. 68, D 8 v° de la version latine - désormais indiquée ici par les lettres v.l.). Seul A. Berchtold relève ce passage (op. cit., p. 565).

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cœur. Ils vont nous donner des motifs d'être humains. Mais c'est parce qu'ils ont commencé par éprouver dans leur chair ce qu'est l'inhumanité. Castellion, pour sa part, outre le pamphlet qu'on va lire, et qui est un modèle d'argumentation rationnelle et raisonnable, écrira tout un texte pour démontrer l'illégitimité - et l'inutilité - de la torture judiciaire1.

si-

Mais nous l'avons laissé à Lyon, en janvier 1540. Et le premier effet visible des supplices auxquels, peut-être, il assista, fut de le pousser à rejoindre à Strasbourg un certain... Jean Calvin ; ce qu'il fit au printemps de cette même année. Il logea même chez lui brièvement, avant de déménager pour faire place à de nouveaux ar-rivants. Il risqua sa vie pour soigner la peste qui, cette même année, s'était déclarée dans la cité.

Calvin, qui avait dû quitter Genève pour Strasbourg en 1538, y retourna en 1541. Castellion sera du voyage, et deviendra principal du collège de Rive, où l'on avait d'abord espéré faire venir Mathurin Cordier. A Genève, Castellion écrit sa première œuvre « sérieuse », un ma-nuel à caractère à la fois pédagogique et religieux : les Dialogues sacrés, à l'intention des élèves, et qui transpo-sent en latin simple et vivant, puis en français non moins simple et vivant, les grands récits bibliques. Cet ouvrage aura le succès le plus considérable et le plus durable, surtout dans les pays germaniques. Charles Nodier dira plus tard qu'il fait de Castellion « le Féne-lon des protestants »2.

1 Cf. Buisson II, pp. 101-102.

2 Cité in Buisson I, p. 167. Cf. aussi E. Giran, op. cit., pp. 308-309.

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Les premières dissensions apparaissent avec Calvin, sur des questions théologiques dont la gravité, au-jourd'hui, nous paraîtrait toute relative. Mais ces diver-gences sont une raison suffisante pour que soit refusée à notre auteur la charge de pasteur qu'il espérait. Et l'intransigeance doctrinale de Calvin se manifeste dès lors sans équivoque. Castellion, qui s'est entre-temps marié, ne peut plus vivre matériellement de ses ap-pointements de professeur. Le 15 juillet 1544, il doit quitter Genève pour Baie, où il travaillera jusqu'en 1553 comme simple correcteur d'imprimerie. C'est le « pau-vre prote » dont parle Michelet - qui devra d'ailleurs accomplir toutes sortes d'autres travaux manuels pour survivre.

Mais durant ces années il va réaliser, en toute simpli-cité, rien de moins qu'une nouvelle traduction complète, en latin puis en français, de la Bible1. La première Bible française était celle d'Olivétan (cousin de Calvin, qui lui-même reprenait un travail engagé par Lefèvre d'Etaples). Elle remonte à 1535. Elle connut maintes révisions, dont une de la main de Calvin. La traduction de Castellion, vilipendée par ses ennemis, est mainte-nant reconnue comme supérieure à la révision de Cal-vin, et comme « la première traduction vraiment fran-çaise de l'Ecriture sainte »2. Tiens donc ! On crédite Calvin d'avoir pour ainsi dire créé la langue française

1 Son dernier biographe insiste sur la stupéfiante puissance de travail que supposa cette entreprise, menée en parallèle avec beaucoup d'autres écrits (cf. Guggisberg 1997, p. 55).

2 Cf. Buisson I, p. 436. Voir aussi J. van Andel, « La langue de Castel-lion dans sa Bible française », in Autour de Michel Servet et de Sébastien Castellion, pp. 195-205. Le traducteur affirmait (avec un absolu respect) écrire « pour les idiots » (cf. pp. 197 et 199). Il manifestait son audace profane en remplaçant par exemple le fameux : « En vérité je vous dis » par un simple « Je vous assure »... (p. 199).

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avec son Institution. Décidément, l'Histoire prend son temps pour faire pleine justice.

*

Mais ce qui nous intéresse ici, c'est le rapport extra-ordinairement audacieux et nouveau que Castellion ose instituer, ici, entre la lettre et l'esprit. Témoin cette formule : « Ainsi que l'homme est fait du corps et de l'âme, tellement que le corps est le logis de l'âme : ainsi les saintes écritures sont faites de la lettre et de l'esprit, tellement que la lettre est comme une boîte, gousse ou coquille de l'esprit1 ».

Et sa traduction tout entière est placée sous le signe de l'esprit, donc de l'esprit critique : « Il n'y a aucune raison de croire que Dieu ait veillé avec plus de soin sur les mots et les syllabes que sur les livres eux-mêmes, dont plusieurs sont entièrement perdus »2. Autrement dit, le texte biblique peut contenir des erreurs qu'il faut corriger : il n'est pas inspiré dans sa lettre3. Donc pas intouchable. Sur cette voie critique, Castellion n'allait pas s'arrêter4.

C'est l'occasion de lui rendre une autre justice histo-rique. Tout le monde attribue à Spinoza les premières

1 Préface à la Bible française, citée in Guggisberg 1997, p. 70.

2 Même préface, citée in Buisson I, p. 416.

3 Cf. à ce sujet toute la première partie du livre de H. Liebing, Huma-nismus, Reformation, Konfession, Marburg, 1986, intitulée « Die Schriftaus-legung Sébastian Castellios », pp. 11-124. Aux pages 54-59, qui compo-sent le chapitre intitulé « Spiritus et littera », l'auteur montre que la con-ception castellionienne de l'Ecriture ouvre la porte à l'herméneutique moderne.

4 Et l'on ne s'étonnera pas d'apprendre que ses traductions furent vili-pendées par Calvin et les calvinistes, tout en étant mises à l'index par l'Eglise catholique (cf. Guggisberg 1997, pp. 198-200).

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formules iconoclastes sur le « papier noirci » de la Bi-ble, et l'audace suprême qui consiste à signaler que Moïse n'avait pas pu écrire jusqu'au bout les « livres de Moïse » (le Pentateuque), étant donné que ceux-ci ra-content sa propre mort. Eh bien, le premier à proférer ce blasphème-là, ce ne fut pas Baruch Spinoza mais bien Sébastien Castellion1. A ma connaissance, on se contente de constater l'effet indirect, sur Spinoza, des œuvres du « pauvre prote », qui fut édité et traduit en Hollande au début du XVIIe siècle2. On est en droit d'estimer, tant cette remarque sur Moïse est significa-tive, qu'il s'agit plutôt d'un effet direct. Jusqu'à preuve du contraire, je prétends que l'auteur du Traité des auto-rités théologique et politique s'est directement inspiré de celui du Contra libelhtm Calvin?.

1 Cf. Buisson I, p. 312, et E. Giran, op. cit., p. 113.

2 Cf. C. Gallicet Calvetti, Sebastiano Castellion, il riformato urrumista contro il riformatore Calvmo, Milan, 1989, pp. XV et 143. S. Zweig, op. cit, p. 196, donne pour vraisemblable, sans citer ses sources, que Spinoza ait lu Castellion. Une étude fort érudite sur l'influence de Castellion, notam-ment en Hollande, ne mentionne même pas le nom de Spinoza (cf. J. Lindeboom,« La place de Castellion dans l'histoire de l'esprit », in Au-tour de Michel Servet et de Sébastien Castellion, pp. 158-180). De même, le premier des deux ouvrages de H.-R. Guggisberg (1956) consacre nom-bre de pages à la postérité hollandaise de notre auteur. Mais il ne men-tionne pas Spinoza. Enfin, le livre de Léo Strauss, La critique de la religion chez Spinoza, Cerf, 1996, comporte tout un chapitre intitulé « La critique de Calvin» (pp. 229-257), ainsi que des pages sur Faust Socin (pp. 55-59), mais n'évoque jamais la figure de Castellion.

3 Le propos de Spinoza sur le « papier noirci » se trouve dans les Œu-vres complètes, La Pléiade, Gallimard, pp. 786-787. La remarque sur Moïse, que je suppose inspirée de Castellion, à la p. 738. Mea culpa : dans l'ouvrage où je citais ces phrases de l'auteur de L'Ethique, ouvrage auquel je me permets néanmoins de renvoyer le lecteur (Contre le nouvel obscurantisme, Zoé, 1995, pp. 91-93), je n'ai pas mentionné Castellion, dont l'œuvre m'était alors inconnue.

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*

La traduction latine de la Bible paraît en 15511. Castellion se fait une telle réputation d erudit et de sa-vant qu'il est nommé professeur à l'Université de Bâle le 1er août 1553, et qu'il peut enfin renoncer à ses acti-vités de correcteur d'imprimerie. Mais cette année 1553, c'est aussi celle du supplice de Servet. Le doux savant Castellion va donc se jeter dans la mêlée. Nulle rupture, pourtant, entre ses travaux d'érudit ou de tra-ducteur, et l'activité de pamphlétaire qui va lui coûter si cher : les deux éditions de sa Bible comportaient des préfaces qui étaient autant de manifestes pour la tolé-rance religieuse : « Les seuls ennemis des chrétiens sont les vices », proclame-t-il2, pour en appeler à plusieurs reprises à ce qu'il nomme précisément la « douceur »3. Deux ou trois ans plus tôt, Calvin, dans une lettre au tuteur d'Edouard VI, écrivait que les hérétiques « méritent bien d'être réprimés par le glaive qui vous est commis »4.

Si bien qu'au moment de l'affaire, ou plutôt du drame Servet, les positions des adversaires sont déjà bien arrêtées. Simplement, l'urgence de les exprimer, pour l'un et l'autre, croît singulièrement.

Théodore de Bèze pourra écrire dans sa « Vie de Calvin » : « A peine les cendres de ce malheureux [Ser-

1 La traduction française paraîtra en 1555.

2 Cité in Buisson I, p. 306.

3 ld., p. 307. Ce mot revient constamment sous la plume de « Martin Bellie », un des pseudonymes sous lesquels Castellion sera bientôt con-traint d'écrire (cf. Buisson I, p. 364). On le trouve aussi, pour définir le Nouveau Testament tout entier, dans le Conseil à la France désolée, Droz, 1967, p. 67.

4 Cité in Buisson I, p. 308 ; les deux préfaces sont également mises en parallèle par A. Berchtold, op. cit., p. 551.

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vet] furent-elles refroidies qu'on se mit à discuter du châtiment des hérétiques »\ Mais à vrai dire les discus-sions, ou plutôt les accusations, commencèrent dès l'ar-restation de l'Espagnol2. Au mois de décembre, Calvin décide de se justifier par écrit3. Mais avant que son texte ne paraisse, circuleront diverses lettres indignées ou désapprobatrices4, ainsi que deux libelles qui s'en prennent violemment à son acte. Deux Historiafe) de morte Serveti, longues de quelques pages seulement, mais des pages d'une grande violence. L'une de ces « his-toires » est assez généralement attribuée à Castellion5.

1 Texte publié in Joharmi Calvini opéra quae supersunt orrrnia, Brunsvigae, vol. XXI, p. 149. 2 Cf. Guggisberg 1997, p. 80. Voilà un premier point controversé : les

calvinistes soulignent l'approbation générale des Eglises à l'entreprise de Calvin. Les castellionistes font valoir l'ambiguïté de cette approbation, et surtout les réactions scandalisées de divers penseurs et théologiens. On trouvera dans le corps du texte de Castellion, et dans les notes qui l'accompagnent, des renseignements plus détaillés sur toute cette ques-tion.

3 Cf. Uwe Plath, Calvin und Basel in den Jahren 1552-1556, Zurich, 1974, p. 83, qui cite les Opéra VIII, p . 832.

* L'une des plus importantes est celle de Pierre Toussain à Guillaume Farel, en date du 21 septembre 1553, donc bien avant l'exécution de Servet (cf. Calvin, Opéra XX, p. 416). Sur Pierre Toussain, cf. infra, p. 54, note 3.

5 Cf. notamment Doumergue VI, p. 279, et Guggisberg 1997, pp. 83-84. Ferdinand Buisson, lui, ne retient pas cette hypothèse. Castellion, dans ces pages, est mentionné à la troisième personne, mais cela ne suffit pas à prouver qu'il n'en est pas l'auteur. Voir infra, la réponse de Vaticanus à Calvin 74, où Castellion se désigne lui-même à la troisième personne pour égarer les enquêteurs. Cf. aussi U. Plath, op. cit., p. 88. Aux pp. 270-278 de son ouvrage, U. Plath met en parallèle des extraits de cette Historia avec le Contra libellum Calvini, afin de montrer la parenté des deux textes. La seconde Historia de morte Serveti est attribuée à Pieter Anastasius de Zuttere, qui aurait été témoin oculaire de l'exécution de Servet (cf. U. Plath, op. cit., p. 86).

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Calvin publie donc, au début février 1554, une Defen-sio en latin, dont la version française, Déclaration pour maintenir la vraie foi, également rédigée par ses soins, pa-raît le 24 du même mois. Début mars, voilà que surgit à Bâle un ouvrage dont l'auteur principal se présentait sous le nom de « Martin Bellie ». Il s'intitulait : Traité des hérâiques (De haereticis an sint persequendi dans la ver-sion latine). C'était une anthologie de textes écrits contre la persécution en matière religieuse, anthologie faite de citations des Pères de l'Eglise et de nombreux auteurs du XVIe siècle, dont Luther... et Calvin lui-même. Le tout assorti d'une postface de « Basile Mont-fort », autre pseudonyme de Castellion1.

Un mot sur ce recours aux pseudonymes. On pour-rait presque y voir une préfiguration des jeux subtils de Sôren Kierkegaard. Hélas, il ne s'agissait pas de se dé-rober à soi-même son identité, mais bien de la dérober à autrui. Théodore de Bèze, dans la réponse qu'il va faire au Traité des hérétiques, traitera Castellion de lâche : ne se dissimule-t-il pas sous de faux noms ? L'offensé lui rétorquera, en français : « La réponse du renard nous fait sages, qui (comme dit la fable) étant interrogé du lion pourquoi il n'allait vers lui, répondit qu'il voyait bien la trace de plusieurs qui y allaient, mais qu'il ne s'apercevait qu'aucun en retournât »2. Il faut savoir que

1 Sur cet ouvrage, cf. Buisson I, pp. 360-413 ; U. Plath, op. cit., pp. 128-146 ; Guggisberg 1997, pp. 89-106. Sur ses divers pseudonymes, Gug-gisberg 1997, p. 103, note 83. Sur l'identité de l'auteur de la version française, probablement Jacques Gète et non Castellion lui-même, cf. E. Droz, « Castellioniana », in Chemins de l'hérésie II, Slatkine, 1971, pp. 326-354.

2 Cf. De l'impunité des hérétiques, p. 359 K 19 v° (pp. 156-157, I 7 v.l.). L'image est tirée d'une fable d'Esope.

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Calvin menaçait Castellion du sort de Servet, de la fa-çon la plus explicite1.

Calvin, qui venait pour sa part de s'exprimer sur la mort de Servet, avait chargé Bèze de répondre aux at-taques de « Martin Bellie », sur l'identité duquel il ne se faisait aucune illusion2. Entre-temps, d'ailleurs, en juin 1554, une nouvelle attaque était portée au cœur même de Genève ; ce qu'on appela Le Livre des blâmes, dont un des auteurs était peut-être le conseiller Pierre Vandel ; un autre, le fameux carme défroqué Jérôme Bolsec, avec qui Calvin avait eu déjà maille à partir3. Mais de ce nouveau forfait, il soupçonnait aussi Castellion, à tort en l'occurrence. « Castellion est un monstre », écrit-il à cette époque, en toute simplicité4. Ce n'est que plus tard qu'il le traitera de Satan.

Bèze se mit donc à la tâche et publia en septembre 1554 ce qu'on appela L'Anti-Bellius, ou Traité de l'autorité du magistrat (De haereticis a avili magistratu puniendis). Il y accuse notamment Castellion, avec sa coupable man-suétude, de sacrifier les brebis au loup. Car, nul ne l'ignore, les hérétiques sont « infiniment pires » que « les meurtriers de père et mère »5.

Là encore, son pamphlet croisa le nouveau livre de Castellion, celui qu'on va lire : Contre le libelle de Calvin, dont on pense qu'il fut achevé aux environs de juin 1554. Cette fois, Castellion répondait directement et

1 Cf. Buisson II, p. 180.

2 Le Traité des hérétiques n était pas une réponse directe à la Déclaration de Calvin. Les deux textes se sont croisés.

3 Sur Bolsec, cf. infra, p. 112 et la note 1.

* Cf. Buisson II, pp. 30-31. On retrouvera ces personnages dans le corps du texte de notre auteur, et les notes qui s'y rapportent.

5 Cité in Buisson II, p. 27. Sur cet ouvrage de Théodore de Bèze, cf. aussi Guggisberg 1997, pp. 122-127.

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point par point à la Déclaration du Réformateur1. Par la suite, il voulut encore répondre à YAnti-Bellius et rédi-gea De l'impunité des hérâiques (De haereticis non puniendis). Mais aucun de ces deux ouvrages ne put paraître de son vivant2.

C'est que Calvin et les siens étaient intervenus par d'autres moyens : le bras séculier. Ils avaient obtenu de Bâle qu'elle interdise la publication d'un commentaire de Castellion sur l'Epître aux Romains (c'est-à-dire, pratiquement, d'un texte critiquant la prédestination calvinienne)3. Quant au Contra libellum Calvini, ils en ignoraient l'existence. On estime en général que son auteur, tout simplement, renonça de lui-même à tenter une publication dont il sentait que de toute manière elle se heurterait à trop d'obstacles4.

1 Cette Déclaration lui était parvenue à Bâle, presque immédiatement après sa parution, par l'intermédiaire, semble-t-il, du libraire-éditeur Boniface Amerbach (cf. Guggisberg 1997, p. 88).

2 Parmi les autres textes « inspirés » par l'exécution de Servet, on comptera encore deux Apologia pro Serueto, comme il y avait eu deux Historia de morte Serveti. Les auteurs en étaient d'une part, à ce qu'il sem-ble, Matteo Gribaldi (que nous retrouverons dans le texte de Castellion), et d'autre part l'humaniste français Guillaume Postel (cf. U. Plath, op. cit., pp. 154-159 sur Gribaldi, et p. 162 sur Postel).

3 Cf. Guggisberg 1997, pp. 112-113. Castellion écrira encore tout un dialogue (dont la publication sera posthume) sur ce même sujet. Le texte de ce dialogue est traduit, et longuement commenté par C. Gallicet Cal-vetti, op. cit., qui montre, notamment p. 62, à quel point le Ludovicus de ce dialogue est proche de Calvin.

4 Cf. Buisson II, p. 77 ; Guggisberg 1997, pp. 121-122. Cf. surtout Uwe Plath, op. cit., pp. 206-207. Cet auteur pense également que la situation, à Bâle, après la publication du Traité des hérétiques, ainsi que d'une autre œuvre sulfureuse de Curione, sans parler des remous créés par le com-mentaire de Castellion lui-même à l'épître aux Romains, était devenue trop dangereuse pour que notre auteur ait simplement envisagé l'édition du Contra libellum Calvini.

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*

Ce qui est sûr, c'est que la suite et la fin de sa vie se-ront une longue succession d'avanies et d'humiliations. Cet homme d'une honnêteté presque effrayante et d'une bonté sans faille sera calomnié copieusement, ac-cusé notamment de couardise (il aurait refusé de pren-dre des risques lors de la peste à Genève), et de vol (il aurait dérobé du bois à Bâle). Il répondra point par point, humblement, fièrement, ironiquement. L'une de ses formules sera simplement : nous ne sommes pas d'accord, vous et moi. Eh bien, aimons-nous tout de même. C'est, pour le coup, ce qui s'appelle répondre à la violence par la douceur1.

En 1557, il fut sommé, à la suite d'une plainte dépo-sée contre lui au Conseil de sa ville d'adoption, de s'expliquer devant ses collègues sur... la prédestination. Il s'en tira de justesse. Outre une Defensio qui fait jus-tice de toutes les calomnies2, Castellion trouvera la force d'écrire encore plusieurs textes de réflexion, parmi lesquels deux ouvrages essentiels, de nature très différente.

Le premier, qui date de 1562, c'est un appel à la paix, en pleine guerre de religion. Dix ans avant la Saint-Barthélémy, mais trente-huit avant l'Edit de Nantes - dont on fête, en cette année 1998, le 400e an-niversaire. Dans ce Conseil a la France désolée\ le trait le plus admirable peut paraître très secondaire, mais

1 Amemus tamen vnternos (cité in Guggisberg 1997, p. 166, note 47).

2 Cette défense est publiée en appendice par l'éditeur hollandais du Contra lïbellum Calvini (P 3-P 6 ; désormais je désignerai l'ouvrage de Castellion par CLC). Sur cet épisode, cf. Buisson II, pp. 257-261 ; Gug-gisberg 1997, pp. 219-224.

3 Sur les circonstances et les conditions de parution de cet ouvrage, cf. la préface de Marius F. Valkhoff, op. cit., éd. Droz, 1967, pp. 7-14.

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donne une idée du respect de Castellion pour ses ad-versaires : « Il y a aujourd'hui en France deux sortes de gens qui pour la religion s'entrefont la guerre les uns aux autres ; les premiers sont appelés Papistes par leurs adversaires et les autres Huguenots. Les Huguenots se nomment eux-mêmes Evangéliques, et les Papistes Ca-tholiques. Je les appellerai comme eux-memes s'appellent, afin de ne pas les offenser»1. En outre, Castellion invoque sans relâche cette règle de droit naturel, que le Christ n'a fait que confirmer : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne vou-drais qu'on te fît »2. Son combat contre ce qu'il appelle le « forcement des consciences » en fait le plus digne précurseur de Pierre Bayle et de son traité De la tolé-rance.

Ses ennemis ont accusé Castellion de traîtrise, comme il se doit. Mais ce que la postérité reproche le plus souvent à son texte, c'est son caractère par trop idéaliste, inadapté à la situation politique et militaire de l'époque. On peut rétorquer que le Conseil à la France dé-solée était au contraire fort réaliste et pragmatique. La suite des événements l'a prouvé3.

Le deuxième grand texte de la dernière époque de Castellion résume toute sa pensée théologique et mo-rale. Il s'intitule De l'art de douter et de croire, d'ignorer et de

1 Conseil à la France désolée, p. 23. C'est moi qui souligne. (J'ai en outre modernisé la tournure de la première phrase, mais sans attenter au sens).

2 Cf. notamment pp. 28 et 34. Dans d'autres textes significatifs, Castel-lion insiste sur l'universalité des préceptes fondamentaux qui doivent régler le comportement humain. « Ce qui est juste est juste dans toutes les nations », écrit-il par exemple dans son commentaire à la traduction latine de la Bible (cf. Guggisberg 1997, p. 58 et note 7).

3 C'est l'opinion de Guggisberg 1997, p. 217.

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savoir1. L'auteur y approfondit son intuition de la loi naturelle et des universaux moraux2. Il exhorte à se dé-tacher de la lettre3, et reprend donc sa critique du texte biblique, au nom même de la raison4, dont il fait un im-pressionnant éloge : « La raison est, si j'ose dire, la fille de Dieu. Elle fut avant toutes les Ecritures et cérémo-nies, avant même la création du monde. (...) La raison, dis-je, est un discours éternel de Dieu... »5. Il y préfi-

1 Comme le fait observer H.-R. Guggisberg 1997, p. 249, ce titre à lui seul est une provocation pour ses adversaires, et même pour l'époque toute entière. H existe de cet ouvrage une traduction française, par Charles Baudoin, aux Editons Jeheber, Genève-Paris, 1953. (On ap-prend avec intérêt que ce traducteur est également l'auteur d'un ouvrage consacré à Jung ; cf. A. Berchtold, op. cit, p. 573, note 1). Voir aussi la réédition latine de l'œuvre, actuellement disponible, De arte dubitandi et confidendi ignorandi et sciendi, introduction et notes d'Elisabeth Feist Hirsch, Studies in Médiéval and Reformation Thought, J. Brill, Leyden, 1981.

2 Op. cit., l i v r e II, ch. 16 , p. 1 2 2 , 1. 2 5 ss de l ' éd i t ion la t ine , p. 174 de la

t r a d u c t i o n f r a n ç a i s e (déso rmais dés ignée p a r les l e t t r es t . f . ) .

3 Op,. cit., livre II, ch. 41, p. 175, 1. 15 : œrte si verba urgere volumus, baec omnia et alia multo plura absurda admittenda surit : si nous voulons presser les mots, nous devons admettre tout cela, et bien d'autres choses absur-des. 4 Op. cit., notamment le livre I, ch. 11, pp. 35-37 (pp. 57-60 t.f.), et

surtout le livre I, ch. 21, p. 55, où l'auteur affirme que les hommes con-tinueront de se déchirer quamdiu mordicus haerebunt (... ) literis : « Aussi longtemps qu'ils s'en tiendront mordicus à la lettre » (cf. la p. 85 de la trad. fr., que j'ai modifiée). Autre passage très remarquable, celui où Castellion en appelle, contre 1' « observation superstitieuse de chaque mot », à l'examen de la « teneur » du texte (en latin ténor, avec sa con-notation musicale ; cf. livre I, ch. 12, p. 37, 1. 12). Baudouin devait-il se contenter de traduire : « Le ton général du discours » (p. 61) ?

5 Op. cit., livre I, ch. 25, p. 65, 1. 40-44 : ratio est ipsa, ut ita loquar, dei fdia (cf. la p. 99 t.f., que j'ai légèrement retouchée). L'original latin est éga-lement cité in Buisson II, p. 495. Voir aussi le commentaire de Guggis-berg 1997 (pp. 253-254), qui voit dans cette définition une préfiguration des Lumières ; de son côté H. Liebing (op. cit., p. 90, et la note 67) rend attentif aux origines stoïciennes et cicéroniennes de la conception de Castellion.

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gure une fois de plus Spinoza, d'une manière vraiment saisissante, lorsqu'il écrit : « Les hommes pieux croient à bien des miracles, mais ils ne croient à rien d'impossible. Ils croient à bien des choses qui dépas-sent les sens, mais ils ne croient à rien qui les contre-dise »\ Enfin, il y résume toute sa vision du monde : «On reconnaît l'arbre à ses fruits et la doctrine aux mœurs qu'elle produit »2. « La meilleure doctrine est celle qui rend les hommes meilleurs »3. Cette fois, c'est Nathan le Sage que nous lisons en plein XVIe siècle.

Et lorsque nous découvrons dans un autre ouvrage de ces annees ultimes, que « comme dans la vie corpo-relle, c'est un même souffle vital qui anime successive-ment l'enfant, l'adolescent et l'homme, ainsi, dans l'ordre spirituel, c'est un seul et même esprit de Dieu qui commence au moyen de la loi, qui développe par l'Evangile, et qui achève par l'Esprit l'institution de l'homme divin»4, nous retrouvons encore Lessing, mais cette fois-ci celui de L'Education du genre humain. Or le texte de Castellion (dont le titre, De lihero arhitrio, re-prend celui d'Erasme), date des années 1560. Lessing ? Oui, mais Kant tout autant : au moment de justifier une

1 Supra sensus item multa credunt, sed contra sensus nibil (op. cit., livre I, ch. 31, p. 77, 1. 108-109 ; p. 116 t.f.). Ce passage est commenté in Gug-gisberg 1997, p. 252. On trouve aussi dans le Dialogue sur la prédestina-tion (cf. C. Gallicet Calvetti, op. çil, qui préface et édite les Dialogi IV de notre auteur) une remarquable distinction entre ce qui est miraculeux, et même « contre nature », et ce qui est « absurde » : Dieu, dit Castellion, a fait parler l'ânesse de Balaam, mais il ne l'a pas fait parler par les oreilles ou par les pieds... (pp. 281-282 de la traduction italienne).

2 Op. cit., livre II, ch. 13, p. 115, 1. 50-51 (p. 165 t.f.).

3 Op. ciL, livre I, ch. 6, p. 26, 1. 41-42 (p. 45 t.f.). Sur cette religion mo-rale, où serait selon Castellion 1' « essence du christianisme », cf. aussi H. Liebing, op. cit., pp. 80-86.

4 Cité in Buisson II, p. 194, et tiré des Dialogi IV (id., p. 372).

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interprétation de la Bible selon l'esprit et non la lettre, Castellion écrit ces mots émouvants entre tous : auden-dum aliquid est (« il faut oser quelque chose ») : comment ne pas entendre le sapere aude par lequel Kant définira les Lumières1 ?

si-

Cependant, l'étau se resserrait sur le grand huma-niste. On découvrit avec horreur qu'il était lié d'amitié avec David Joris, un fameux anabaptiste qui avait vécu ses dernières années dans la région de Baie sous un faux nom, et dont on venait de révéler l'imposture. Jo-ris fut déterré et son cadavre brûlé en public2. Castel-lion assistera à la macabre cérémonie, en compagnie de son ancien élève Félix Platter, qui la raconte dans ses mémoires3. Et là nous apprenons sur l'homme Castel-lion ce que nous savions déjà : Félix Platter note que, face à ce macabre spectacle, Sébastien devint « livide »4. Une telle réaction, devant un cadavre dévoré de flam-mes, laisse imaginer ce qu'éprouvait notre auteur à la seule idée du supplice, par le feu, d'un homme vivant.

Entre autres forfaits pendables, David Joris, en 1553, était intervenu directement auprès des autorités de plu-sieurs villes suisses, afin qu'elles sauvent Michel Servet

1 Cf. De arte dubitandi, livre I, ch. 17, p. 47, 1. 9 (p. 73 t.f.) ; également cité in Buisson II, p. 218. La formule de Kant se trouve dans sa « Réponse à la question : qu'est-ce que les Lumières », in Œuvres philo-sophiques II, La Pléiade, p. 209. Sur Castellion précurseur des Lumières, cf. aussi Guggisberg 1997, pp. 243 et 254.

2 Sur David Joris, cf. Guggisberg 1997, pp. 168-171 ; A. Berchtold, op. cit., pp. 541-546.

3 Cf. J. Lecler, op. cit., pp. 225-226.

^ Cité in Guggisberg 1997, p. 169.

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de la mort1. Et Castellion l'aurait aidé dans la rédaction de sa supplique. On peut donc noter qu'avant de dé-fendre la mémoire de Servet, notre auteur aura tenté de sauver sa vie2.

Contre lui, les attaques se multiplient. A Genève, en 1561, dans le collège même dont il avait été directeur, on joue une comédie de Conrad Badius, un de ses an-ciens compagnons pourtant. La pièce s'intitule Le Pape malade. Castellion y est présenté comme un cynique ambitieux, qui se fait payer par Satan en personne pour servir le pape et la messe3. C'était une basse pantalon-nade. Mais peu auparavant, en 1559, Calvin écrivait dans sa grave préface à une nouvelle traduction du Nouveau Testament, que Castellion était « un instru-ment choisi de Satan »4.

Il y eut pire encore : L'affaire Ochino. Bernardo Ochino était une grande figure, une haute autorité de l'Eglise catholique. Il avait suscité l'admiration et la vé-nération de Vittoria Colonna qui, n'en doutons pas, fit partager ces sentiments à Michel-Ange. Général des Capucins, il avait pris du haut de la chaire la défense de compagnons « hérétiques ». A Venise, il avait poussé cette exclamation célèbre : « Se peut-il, o reine des mers, que tu jettes dans les cachots les hérauts de la vé-rité ? ». Menacé dans sa vie, il fuit alors l'Italie pour

1 Voir le texte de sa lettre émouvante in Eugénie Droz, « Castel-lioniana » cit., pp. 419-423. R. Bainton, p. 125, en fournit des extraits. Cf. aussi à ce sujet Guggisberg 1997, p. 82.

2 Cf. Buisson II, pp. 163-184.

3 Cf. Buisson II, pp. 253-255 ; Guggisberg 1997, p. 207.

4 Cf. Buisson II, p. 251 ; Guggisberg 1997, p. 205. Plus tard encore, la douceur de Calvin se fera plus insistante encore : « Que Dieu te broie, Satan ! » (cf. Calumniae nebulonis... responsio, cité in Guggisberg 1997, pp. 163 et 167).

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Genève, où il obtint le respect général, même celui de Calvin. Devenu l'ami de Castellion, il lui enseignera l'italien. Ochino venait de publier à Bâle en 1563 trente audacieux Dialogues. L'un d'entre eux condamnait l'usage du glaive dans les affaires religieuses. D'autre part, leur auteur ne pouvait croire à la réalité des tour-ments éternels. Or Castellion, poussé par l'amitié au-tant que par la conviction, avait traduit ces Dialogues en latin. Banni de Zurich à cause d'eux, Ochino, âgé et malade, erra en Allemagne, en Pologne, en Moravie et mourut dans la solitude et le dénuement1.

Castellion, semble-t-il, souhaitait l'accompagner dans son exil2. A la suite d'une plainte déposée contre lui au Conseil de Bâle, un procès le menaçait. Il ne put mettre son projet à exécution. Il mourut d'épuisement, de tension, de tristesse, de privations, le 29 décembre 1563, à l'âge de 48 ans, et à l'indécente satisfaction de ses ennemis de Genève et d'ailleurs3.

1 Sur Ochino, cf. Delio Cantimori, op. cit., srtt les ch. XVI et XXII ; Le-der, pp. 349-350 ; Buisson I, pp. 222-229 ; Doumergue VI, pp. 467-473 ; A. Berchtold, op. cit., pp. 588-592. Voir aussi l'article « Ochin » dans le Dictionnaire de Pierre Bayle (vol. XII, pp. 192-208). On verra que Castel-lion, dans CLC, fait allusion à Ochino (voir infra la réponse de Vatica-nus à Calvin 8 a).

2 On a retrouvé une lettre que lui adressait à cette époque, de Pologne, le marquis d'Oria, dont il avait fait la connaissance à Bâle, et qui l'invite à le rejoindre. Chez nous les froids sont terribles, écrit-il, les fleuves gèlent, mais dans votre Germanie ce n'est pas beaucoup plus chaud... et surtout, tu serais libre de vivre et d'écrire (lettre citée m D. Cantimori, op. cit., p. 265, note 22 ; sur le marquis d'Oria, sa relation avec Castellion et sa présence à Bâle, cf. Buisson II, pp. 14-18).

3 « Castellion est mort : excellente chose. » « Castellion est mort : les bons s'en réjouiront », etc. (cité in Guggisberg 1997, p. 230).

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si-

Voici donc le Contra libellum Calvini, dont il doit res-ter, en latin, une dizaine d'exemplaires au grand maxi-mum1, dans le secret des bibliothèques2. C'est le livre de Stefan Zweig, écrit en 1936, mais réédité en 1997, qui a attiré mon attention sur lui, et m'a donné la cer-titude qu'il méritait, encore aujourd'hui, d'être décou-vert . Jusqu'à quand devrions-nous rester privés d'un texte dont tous les commentateurs s'accordent à louer la force, la justesse, l'intelligence et le courage ? Un texte qui répondit à Calvin comme nous aimerions ré-pondre à tous les abus commis au nom du sacré (et « Dieu » sait qu'il s'en commet aujourd'hui) ? Comment pouvons-nous rester privés d'une œuvre dont Ferdi-nand Buisson put écrire : « Il est peu de livres qui aient mieux mérité de vivre4 » ?

1 Cf. les précisions fournies in Buisson II, p. 365. Cf. aussi Gueeisbere 1997, p. 117 et la note 43. &

2 Je dois à l'obligeance du directeur de la BPU de Genève d'avoir obte-nu photocopie de l'exemplaire que détient cette institution.

3 De l'ouvrage de Zweig, à la fois marqué par l'époque tragique de sa rédaction et par les relations de l'auteur avec le protestantisme libéral genevois, le moins qu'on puisse dire est qu'il est controversé. L'auteur lui-même craignit d'avoir été injuste à l'égard de Calvin (cf. A. Berchtold, op. cit., pp. 576-577). Les historiens considèrent ce livre comme « problématique » en dépit de toutes ses qualités littéraires (c'est le jugement de H. R. Guggisberg 1997, pp. 4-5, note 16). Il reste que la passion fondamentale qui l'anime est une passion noble, et que son en-jeu porte bien au-delà des querelles pour ou contre Calvin.

4 II, p. 32. Pour ne donner qu'un exemple de l'oubli dans lequel cet ou-vrage demeure, une récente biographie de Calvin, celle de B. Cottret (Lattès, 1995) , mentionne bien sûr le débat du Réformateur avec Castel-lion, et cite le Traité des hérétiques, mais n'évoque nulle part le CLC. Th. Wanegffelen, op. cit., p. 133, dit de cet ouvrage qu'il est « demeuré ma-nuscrit », ce qui ne fut vrai que jusqu'en 1612.

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Sans doute, certains aspects de ce livre ont vieilli, du moins à première vue ; et la cause de Servet, au-jourd'hui, semble largement entendue. Mais il faut le répéter : ce qui compte ici n'est pas le point de départ, c'est le point d'arrivée. Ce n'est pas que Castellion ré-fute un Calvin dont personne aujourd'hui ne doute qu'il se soit pour le moins « trompé », ni qu'il se soit fait de Dieu la conception la plus terriblement hu-maine, lui qui voulait servir un Dieu terriblement di-vin1. Non, ce qui compte, ce sont les idées et les pen-sées au nom desquelles Castellion le réfute. C'est la vi-sion de l'homme qu'il nous propose, vision qui fonde ce qu'on appelle aujourd'hui, d'un mot trop galvaudé, la tolérance, et qu'on devrait appeler simplement l'humanité.

si-

Première surprise, d'ordre formel : le Contra libellum Cahmi se présente comme un dialogue. Sans doute cette forme n'était-elle pas rare au temps de Castellion, m dans son œuvre propre : ses Dialogues sacrés l'illustraient déjà2. Et la Réforme avait remis en honneur ce genre

1 La cause est entendue, mais elle ne l'est pas toujours de la façon la plus claire par les historiens contemporains les plus en vue. C'est ainsi qu'E. Le Roy Ladurie, dans Le siècle des Platter, I, Fayard, 1995, nous donne de l'exécution de Servet la raison suivante : « Calvin n'aimait point être débordé sur sa gauche» (p. 231). En outre, il affirme que Servet était « d'origine juive », confondant sans doute l'auteurde la Res-titution du christianisme avec l'évêque de Burgos, qui fut son maître, et qui était effectivement un Juif converti (cf. R. Bainton, p. 9).

2 Ce qui est terrible, et qui dut frapper Castellion s'il l'a su, c'est que nous conservons les disputes théologiques de Calvin et de Servet sous forme de dialogues écrits. L'un des personnages y travaillait chez lui, l'autre dans sa prison, et les papiers circulaient (cf. Calvin, Opéra VIII,

pp. 519-554. G. Haldas, op. cit., pp. 131-137, restitue certains elements de cette « controverse écrite »).

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littéraire, en s'inspirant de Platon et, paradoxalement, de 1' « impie » Lucien1. Il n'en reste pas moins que la forme, ici, porte un sens bien profond : l'auteur choisit de laisser parler l'adversaire, il se refuse à déformer ses propos. Ethique de la raison « communicationnelle », bien des siècles avant Habermas. Ethique du respect, tout simplement, et qui ne nous surprend pas de la part d'un homme qui, dans son Conseil à la France désolée, veut donner à chacun le nom qu'il se donne à lui-même.

A Calvin s'oppose un personnage dont le pseudo-nyme, une fois encore, semble anticiper sur le Climacus de Kierkegaard : Vaticanus. Ce nom, bien sûr, a de quoi laisser perplexe ; on a supposé, sans pouvoir tirer l'affaire au clair, que les répliques de ce personnage « auraient pu être mises dans la bouche d'un catholi-que »2. Pourquoi pas ? Du moins si le catholique suppo-sé s'appelait Cassander, cet humaniste iréniste, admira-teur d'Erasme, et qui entretint avec Castellion des rela-tions amicales et respectueuses3 ; ou le cardinal Sadolet,

1 Cf. à ce sujet L. Febvre, Le problème de l'incroyance au XVIe siècle, p. 137.

2 Cf. Buisson II, p. 35. E. Giran, quant à lui, s'indigne de cette hypo-thèse (op. cit., p. 223, note 1). Pour l'état de la question, cf. Guggisberg, 1997, p. 117 et note 46. On a même supposé que « Vaticanus » venait de « vates », « le devin », Castellion se souvenant qu'il avait traduit les Ora-cles sibyllins. C'est vraiment chercher loin. La passion de Castellion pour ces Oracles (cf. H. Liebing, op. c i l , pp. 61-62), avec les acrostiches et au-tres jeux de lettres qu'ils comportent, me suggère une autre idée. A-t-on remarqué que l'anagramme de CALVINUS n'est autre que VALIC(A)NUS ?

A une consonne près (plus le réemploi de la voyelle A), c'est le même mot : l'adversaire de Calvin met Calvin sens dessus dessous... Dans cette coïncidence, Castellion vit peut-être un motif supplémentaire de se transformer en locataire du Vatican.

3 Cf. Lecler, pp. 267-272 ; Buisson II, p. 247 ; Guggisberg 1997, pp. 197, 270-271. Sur les tentatives de Cassander pour faire valoir au-près des catholiques les arguments de Castellion, cf. aussi H. de la Fon-taine Verwey, « Reinier Telle traducteur de Castellion et de Servet », in A utour de Michel Servet et de Sébastien Castellion, pp. 148-149.

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grand humaniste lui aussi, qui osait correspondre avec l'imprimeur « hérétique » bâlois Amerbach, lui-même proche de Castellion. Sadolet qui s'était écrié, devant la persécution des Vaudois par sa propre Eglise : « Ces gens-là sont plus chrétiens que nous ! » \ et qui regret-tait que « les esprits d'élite doivent renoncer à se voir » pour cause de dissensions religieuses2. Une chose est sûre : Vaticanus est « catholique », au sens où il défend l'idée que l'homme est « universellement » frère de l'homme3. Au reste, un ouvrage de 1998 nous apprend que sur le terrain de la tolérance entre religions et con-fessions, « tout se passe comme si le pape [Jean-Paul II], raisonnait comme Castellion »4. On notera d'ailleurs, non sans émotion, l'hommage que deux catholiques éminents rendirent à notre héros. Au XVIIe siècle, le prêtre Richard Simon, qui salua ses rares qualités hu-maines autant que sa valeur intellectuelle5, et, au XXe

siècle, le Père Joseph Lecler, qui, de lui, écrivit tout simplement : « Il a fait œuvre décisive »é.

1 Cf. Buisson I, p. 353, note 2.

2 Cf. Buisson I, p. 289.

3 « Non orrmes pari condition » (tous ne sont pas de la même condition), écrivait Calvin dans l'Institution (cf. l'édition de 1539-1554, m Opéra I, p. 865, 1. 6 ; cf. aussi F. Wendel, op. cit., p. 206) ; cette inégalité est in-dissociable de la prédestination. Et Castellion de répondre : « Ormes ea-dem conditione » (tous sont de la même condition) ; cf. les Annotationes m cap. 9 ad Rom. (remarques sur le chapitre 9 de l'épître aux Romains), p. 16, cité in Buisson II, p. 173 ; cf. aussi la bibliographie de Castellion, id., p. 373 ; ce texte est également cité et commenté in Guggisberg 1997, p. 241.

^ Cf. Th. Wanegffelen, L'Edit de Nantes, une histoire européenne de la tolé-rance, p. 246.

5 Cité par E. Giran, op. cit., pp. 414-416.

^ Op. cit., p. 342.

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Mais que dit-il, Vaticanus ? Trois choses essentiel-les : il montre que La pensée est toujours sœur de la douceur ; il affirme le droit à ce que nous appelons aujourd'hui la liberté d'opinion ; il proclame la nécessité de passer de la lettre à l'esprit.

*

Il montre que la pensée est toujours sœur de la douceur : à fleur de souffrance et d'indignation, il dénonce bien sûr la cruauté de Calvin et des siens, leur « soif de sang », leur désir de régner à la fois sur les esprits et sur les corps, et la façon inique dont a été traité Servet. Calvin prétendait discuter doctrine, tout en tenant son contra-dicteur prisonnier dans les pires conditions. Comment oser parler de dialogue et de respect d'autrui ? Même si la réaction de Vaticanus est ici viscérale, on a vu que 1' « horreur du sang », et la haine de la cruauté ne sont pas une simple affaire de viscères. La vérité, c'est que Dieu ne peut vouloir le sang1. « Qui penserait que le Christ fût quelque Moloch ?2 ».

En décrivant les souffrances de Servet, Castellion se-ra conduit, de facto, à comparer le supplicié au Christ3. Or ce qui est admirable, c'est de le voir rapprocher le silence des deux personnages au moment d'être conduits à la mort. On se rappelle que Dostoïevsky, dans sa fa-meuse parabole du Grand Inquisiteur, imaginera de

1 L'ouvrage de Georges Haldas souligne que le Dieu chrétien, puisqu'il a répandu son propre sang dans la personne du Christ, n'a plus à récla-mer que l'on continue de répandre en son nom celui des hommes (cf. les pp. 8-21).

2 Préface de Castellion au Traité des hérétiques, cité in Buisson I, p. 368.

3 Cf. infra, sa réponse à Calvin 148 a. Georges Haldas y sera conduit lui aussi, non sans justes motifs. De même Dimitri Merejkovsky, dans son Calvin, Gallimard, 1942, notamment p. 150.

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même que le Christ, pour seule « parole », offre au bourreau son silence plein de tendresse et de pitié. C'est évident : si Castellion prône la douceur christique, ce n'est pas le simple effet d'une sensibilité en avance sur son temps. C'est aussi que la douceur christique, c'est le Christ tout entier, c'est son message même. La douceur, c'est aussi la vérité et l'humanité. Il n'est pas de violence infligée à l'homme qui ne soit insulte au Christ, à l'humain. Toute doctrine, toute idée cessent d'être justes quand elles n'attendent plus réponse mais soumission.

si-

Ensuite, Vaticanus reprend et amplifie un autre thème non moins essentiel, dont on a déjà vu qu'il ap-paraît dans bien d'autres ouvrages de Castellion : celui du passage nécessaire de la lettre à l'esprit\ signifié et symbolisé par le passage de l'Ancien au Nouveau Tes-tament - mais dont on voit assez qu'il doit être à nou-veau vécu, à nouveau compris par chaque génération humaine. a . t A

Sur ce point, l'ouvrage présente un extreme interet historique, mais sa leçon n'en est pas moins actuelle : le texte qu'on va lire est constellé de citations ou d'allusions bibliques. Autrement dit, pour opérer le passage de la lettre à l'esprit, il faut, semble-t-il, s'appuyer sans relâche sur la lettre... C'est un paradoxe, mais combien fécond. Il signifie que le dépassement de la lettre passe par la lettre ; et que l'esprit critique s'aiguise à critiquer quelque chose. Qu'il est un travail de confrontation entre le donné scripturaire et nos exigen-ces, nos attentes spirituelles. Bref, que l'esprit est travail

1 Cf. infra, notamment la réponse à Calvin 125.

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sur la lettre. La lettre ? Il faut croire en sa force pour échapper à sa contrainte.

*

Vaticanus, enfin, revendique ce que nous appelle-rions aujourd'hui la liberté dopinion. Comment cela ? En dénonçant, par une argumentation extrêmement précise e t , s f r r ^ e ' confusion introduite par Calvin entre Y hérétique et le blasphémateur. Pour dissiper cette confu-sion, il va même insérer tout un essai à l'intérieur de son dialogue1. Il y définit, en recourant à l'étymologie grecque du mot, ce qu'est exactement l'hérésie, pour en conclure que Servet, sans nul doute hérâique, ne mérite aucun châtiment, puisqu'il n'a pas blasphémé.

Cette dissertation peut nous paraître inutilement longue, et son enjeu, bien dépassé. A quoi rime, en no-tre fin de XXe siècle, de s'acharner à distinguer l'hérésie du blasphème ? Nous ne savons plus ce qu'est la pre-mière, et plus guère ce qu'est le second. Et nous ne prétendons plus tuer personne, ni à cause du premier ni à cause du second.

Et pourtant ! malgré les apparences, la distinction entre le blasphème et Y hérésie se perpétue bel et bien de nos jours. Sous une forme un peu différente, certes, mais dans un débat qui n'est pas moins crucial ni moins difficile.

Rappelons-nous d'abord ce qu'était, jadis et naguère, le blasphème. Blasphémer, c'était bafouer le sacré, c'est-à-dire l'évidence absolue sans laquelle la communauté des humains ne pouvait vivre. Dieu, c'était le garant de toute moralité mais aussi de tout sens et de toute réali-té. C'est pourquoi l'insulte à Dieu ne pouvait être que

1 Cf. infra, la réponse à Calvin 129.

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le crime suprême. Il faut être fondamentalement per-vers ou méchant pour nier l'existence même de la véri-té, pour s'en prendre à celui dont le nom atteste l'existence de l'être. Si Dieu est l'être, blasphémer signi-fie parler avec la voix de Satan. Le blasphémateur est donc habité par le mal absolu. Apparemment, puisque le blasphème est pensée ou parole, ce n'est pas un acte, il n'est donc pas punissable. Mais si : c'est un acte ! Le pire de tous, et qui vise, en affirmant l'irréalité ou l'inexistence de Dieu, à établir le règne du mal. Le blas-phème ne discute pas la nature du bien, il s'attaque à son existence.

En revanche, nous explique Castellion, l'hérésie, est un « choix» de pensée qui ne met absolument pas en cause Dieu lui-même, ou le sacré lui-même : c'est l'expression d'une certaine idée de Dieu, ou sur Dieu. En optant pour telle ou telle hérésie, nous ne faisons pas violence à la Réalité qui fonde toute pensée et toute morale. Nous faisons notre travail d'intelligence et de raison. Nous ne prétendons pas que l'être n'est pas. Il est donc légitime et nécessaire de libérer Y hérésie de toute poursuite et de toute condamnation : non seule-ment nous ne léserons pas le sacré, mais nous le gran-dirons et le préserverons. Nous le fonderons plus sû-rement. Car si nulle hérésie ne l'ébranlé, c'est précisé-ment parce qu'il est au-dessus d'elles, et que leur diver-sité même atteste son caractère inaccessible, inépuisa-ble. Le sacré, qui fonde notre liberté de penser, ne sau-rait être affecté par elle. L'intelligence lui rend toujours hommage.

Voilà comment parle Castellion. Imaginons mainte-nant de remplacer le mot de blasphème par celui de con-testation de crimes contre l'humanité, et celui d'hérésie par celui de délit d'opinion. Le lecteur haussera peut-être les épaules, et verra là une façon forcée ou superficielle

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d ' « actualiser » le XVIe siècle. Et pourtant ! Ce qu'on appelle le sacré n'est pas mort, que je sache, dans notre société moderne. Et nous continuons de distinguer, dans les actes de parole ou d'écriture, la pensée crimi-nelle, donc punissable, de la pensée simplement déviante ou différente. Nous continuons d'estimer qu'il peut exister des paroles qui sont des crimes, et d'autres qui, même provocantes, même hétérodoxes autant qu'on voudra, ne le sont pas. Mais justement, nous avons par-fois peine à distinguer ces deux sortes de pensées ou de paroles, et la réflexion de Castellion peut nous être alors précieuse.

La distinction qu'il opère permet à la fois de garantir une absolue liberté d'opinion parmi les hommes et de lé-gitimer le refus, par le pouvoir civil, de ce moderne blasphème qu'est (par exemple) la contestation de crime con-tre l'humanité. Car celle-ci, en tentant de faire que ce qui fut n'ait pas été, et que la vérité devienne mensonge, discrédite le témoignage que les hommes se rendent les uns aux autres, brise la confiance naturelle que l'homme fait à l'homme. Contester ouvertement ce qui fut, ce qui est, retirer à la douleur humaine son exis-tence réelle, c'est retirer l'être à l'être, c'est travailler pour la mort. C'est chercher l'anéantissement de ce réel qui nous soutient, par lequel nous sommes. C'est ce « blasphème »- là, et lui seul, qu'il faut interdire et punir. Dans De l'impunité des héràiques, Castellion va plus clai-rement encore dans ce sens, en affirmant que le blas-phème « doit être jugé par un commun sens de toutes nations »\ parce que c'est un crime qui n'a rien à voir avec les religions, mais qui attente à la dignité de l'homme.

1 Cf. De l'impunité des hérétiques, p. 392, M 19 (p. 190, L 6 v° v.l.).

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En revanche, aucune opinion au monde, si vraiment elle n'est qu'opinion, ne peut être blasphématoire (c'était aussi l'avis de Simone Weil, déjà nommée ici). Il n'y a qu'un seul blasphème : nier ou saper ce fonde-ment « naturel » de confiance réciproque qui seul rend possible la pensée humaine et la parole échangée.

*

La douceur, la liberté d'opinion dans le refus du « blasphème », le choix de l'esprit contre la lettre. Ces trois thèmes du discours de Vaticanus, bien sûr, sont solidaires. Ce sont trois aspects complémentaires de l'humanisme, de l'humanité. Le choix de l'esprit contre la lettre signifie la douceur, car l'esprit veut convaincre et non contraindre. Il implique aussi la liberté - ou plutôt il est la liberté : il va toujours vers ce qui n'est pas encore, ce qui n'est pas prévu, ce qui n'est pas écrit. Toujours, comme le dit Castellion, pour l'esprit hu-main, audendum aliquid : il faut oser quelque chose.

Est-il possible qu'une œuvre aussi capitale soit restée sans postérité ? Qu'elle ait vraiment sombré dans l'oubli ? Non, Castellion eut une postérité, d'abord se-crète, puis discrète, mais bien réelle. Il comptait parmi ses amis un certain Lelio Sozzini, ou Socin1, mort une année avant lui. Son neveu, Faust Socin, après avoir passé dix ans à Florence comme secrétaire à la cour des Médicis, se rendit à Baie où avait vécu son oncle. C'est là qu'il découvrit, en 1578, les manuscrits de Castellion, qui le confortèrent dans sa propre vision du monde -vision qui sera plus tard connue, et le demeure au-jourd'hui, sous le nom de socinianismê. Mais c'est sur-

iC f . aussi infra la réponse à Calvin 8 a, et les notes qui s'y rapportent.

2 Cf. Buisson II, pp. 313-319. Sur les sociniens, mouvement anti-trinitaire, qui fut une des composantes de la tendance « unitarienne », et

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tout en Hollande que Castellion sera ressuscité, par le mouvement anti-calviniste des Remontrants. Ce sont les Remontrants hollandais qui les premiers éditèrent, en 1613, le livre qu'on va lire1.

Dès lors, la survie de Castellion était assurée. Elle va se manifester de manière éclatante dans l'œuvre de deux grands penseurs de la tolérance au XVIIe siècle. Ni l'un ni l'autre n'invoquent Castellion, mais nous savons de science certaine qu'ils le connaissaient fort bien tous les deux. Il s'agit de Pierre Bayle et John Locke. Bayle consacre, on l'a dit, un long article à Castellion dans son Dictionnaire, et montre par là qu'il le connaissait en profondeur, même s'il ne le cite pas dans son De la tolé-rance?. Quant à Locke, Plusieurs ouvrages de Castellion,

qui fleurit en Pologne, cf. notamment Lecler, pp. 381-383. Sur Faust Socin, voir surtout Jean-Pierre Osier, Faust Socin ou le christianisme sans sacrifice, Cerf, 1996, qui comporte une importante anthologie de textes de cet auteur, la première en langue française (pp. 109-250 ; cf. dans le texte de Castellion, la réponse à Calvin 8 a, et les notes qui s'y rappor-tent).

1 Cf. Buisson II, pp. 319-327. Guggisberg 1997, pp. 270-277, décrit en détail ce qu'il appelle la « renaissance hollandaise » de Castellion, qui vit l'édition et la traduction, dès la fin des années 1570, de plusieurs de ses ouvrages. La traduction hollandaise dont s'accompagnait l'édition latine du CLC est probablement due à Reinier Telle, polémiste et poète, éga-lement traducteur de Guichardin et de... Servet. On trouvera des détails à ce sujet in Guggisberg 1956, pp. 80-81, ainsi que dans H. de la Fon-taine Verwey, « Reinier Telle traducteur de Castellion et de Servet », in A utour de Michel Servet et de Sébastien Castellion, pp. 142-157.

2 Cf. l'édition donnée par M. Gros de ce dernier ouvrage, coll. Presses Pocket, 1992, où figure, dans un « dossier » sur les précurseurs de la to-lérance, un extrait du Conseil a la France désolée, aux pp. 384-391 ; en re-vanche, Bayle mentionne Castellion dans le « Supplément » qu'il écrira à son commentaire sur la tolérance, en réponse à une attaque de Jurieu (cf. à ce sujet H.-R. Guggisberg 1956, pp. 149-150). Ce qui est plus étrange, c'est que le Dictionnaire de Bayle ne comporte pas d'article con-sacré à Servet, qui cependant apparaît dans l'article sur Ochino (XI, pp. 197 a et 205 a), sans aucun jugement de valeur, et encore plus inci-demment, dans l'article sur Sébastien Franck (VI, 587 a). Dans l'article consacré à Théodore de Bèze, et singulièrement à son De puniendis haere-

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dont le Contra libellum Calvini, figuraient dans sa biblio-thèque. Et de ce dernier texte, il s'est manifestement inspiré1. Tel est justement le problème : ces deux au-teurs, plus célèbres que Castellion, s'en sont nourris mais ne le nomment guère. Plus tard, Voltaire se nour-rira de Bayle, mais sans trop le nommer...

On pourrait presque dire : l'influence et l'importance de Castellion sont trop grandes pour que son nom ne soit pas négligé. Car même si l'on peut sui-vre précisément sa trace, des sociniens aux Remon-trants et de Bayle à Locke, cette trace devient presque trop large pour ne pas se confondre avec la route même de l'histoire de l'esprit humain, et de son « progrès » : les vrais héritiers de Castellion, ce ne sont pas simple-ment des courants religieux ni même des courants in-tellectuels. C'est, incarnée en Lessing ou Kant ou Con-dorcet, la modernité même, la liberté même et l'exigence même de penser. C'est le audendum est aliquid : il faut oser quelque chose.

ticis, Bayle s'exprime pl us longuement sur l'affaire Servet. Pour stigmati-ser, mais d'un point de vue utilitaire et politique, la faute qui consistait à autoriser les magistrats à punir les hérétiques : cette autorisation s'est évidemment retournée contre les protestants (cf. article « Bèze », III, p. 401 a ; cf. aussi H.-R. Guggisberg 1956, pp. 145-150).

1 Cf. J. Locke, Lettre sur la tolérance, Quadrige, PUF, p. XXIV de la pré-face. Cf. aussi H.-R. Guggisberg 1956, p. 117 ; Guggisberg 1997, pp. 282-283. Voir encore infra., la réponse à Calvin 119, p. 232, note 1.