Schreber

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Sigmund Freud Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa (Dementia paranoides) Le Président Schreber

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  • Sigmund Freud

    Remarques psychanalytiques sur lautobiographie dun cas de

    paranoa (Dementia paranoides)

    Le Prsident Schreber

  • Table des matires

    [Avant-propos].....................................................................................................2

    I. Histoire de la Maladie......................................................................................4

    II. Essais dinterprtation...................................................................................24

    III. Du mcanisme de la paranoa......................................................................45

    Appendice..........................................................................................................62

  • [Avant-propos]

    Linvestigation analytique de la paranoa prsente, pour nous mdecins ne

    travaillant pas dans les asiles, des difficults dune nature particulire. Nous ne

    pouvons prendre en traitement ces malades, ou bien nous ne pouvons les soigner

    longtemps, parce que la possibilit dun succs thrapeutique est la condition de

    notre traitement. Cest pourquoi je narrive quexceptionnellement entrevoir

    plus profondment la structure de la paranoa, soit que lincertitude dun

    diagnostic, dailleurs pas toujours facile poser, justifie une tentative

    dintervention, soit que je cde aux instances de la famille et que je prenne alors

    en traitement pour quelque temps un malade dont le diagnostic ne fait cependant

    pas de doute. Je vois naturellement par ailleurs assez de paranoaques (et de

    dments prcoces) pour en apprendre sur eux autant que dautres psychiatres sur

    leurs cas, mais ceci ne suffit en gnral pas pour arriver des conclusions

    analytiques.

    Linvestigation psychanalytique de la paranoa serait dailleurs impossible si

    ces malades noffraient pas la particularit de trahir justement, certes sur un mode

    dform, ce que dautres nvross gardent secret. Mais comme les paranoaques

    ne peuvent tre contraints surmonter leurs rsistances internes et en outre ne

    disent que ce quils veulent bien dire, il sensuit que dans cette affection un

    mmoire rdig par le malade ou bien une auto-observation imprime peut

    3

  • [Avant-propos]

    remplacer la connaissance personnelle du malade. Cest pourquoi je trouve

    lgitime de rattacher des interprtations analytiques lhistoire de la maladie d'un

    paranoaque (Dementia paranoides1) que je nai jamais vu, mais qui a crit et

    publi lui-mme son cas.

    Il sagit de lex-prsident (Senatsprsident) de la Cour dAppel de Saxe, du

    docteur en droit Daniel-Paul Schreber, dont les Denkwrdigkeiten eines

    Nervenkranken (Mmoires dun nvropathe) parus sous forme de livre en 1903,

    si je suis bien inform, ont veill un assez grand intrt chez les psychiatres. Il

    est possible que le Dr Schreber vive encore ce jour et ait abandonn le systme

    dlirant dont il stait fait, en 1903, lavocat, au point dtre froiss par mes

    observations sur son livre. Mais, dans la mesure o lidentit de sa personnalit

    dalors et daujourdhui sest maintenue, je puis en appeler ses propres

    arguments, aux arguments que cet homme dun niveau intellectuel si lev,

    possdant une acuit desprit et un don dobservation peu ordinaires2 avait

    opposs ceux qui sefforaient de le dtourner de la publication de son livre :

    Je ne me suis pas dissimul les scrupules qui semblent sopposer une

    publication ; il sagit en effet des gards dus certaines personnes encore

    vivantes. Dun autre ct, je suis davis quil pourrait tre important pour la

    science, et pour la reconnaissance des vrits religieuses que, de mon vivant

    encore, soient rendues possibles des observations sur mon corps et sur tout ce qui

    mest arriv, et que ces observations soient faites par des hommes comptents. Au

    regard de ces considrations, tout scrupule dordre personnel doit se taire3. Dans

    un autre passage, il dclare stre rsolu ne pas renoncer cette publication,

    1 Freud emploie ici ces termes pour dsigner un cas que la clinique psychiatrique franaise

    rangerait parmi les dlires hallucinatoires systmatiss ou bien les psychoses paranodes de

    Claude. (N. d. T)

    2 Ce portrait de Schreber par lui-mme, qui est loin dtre inexact, se trouve la page 35 de son

    livre.

    3 Prface des Mmoires .

    4

  • [Avant-propos]

    mme si son mdecin, le Dr Flechsig, de Leipzig, devait lassigner, ce sujet, en

    justice. Il prte alors Flechsig les mmes sentiments que je suppose aujourdhui

    devoir tre ceux de Schreber : Jespre, dit-il, que chez le Professeur Flechsig,

    lintrt scientifique port mes Mmoires saura tenir en chec les susceptibilits

    personnelles ventuelles.

    Bien que, dans les pages qui suivent, je rapporte textuellement tous les

    passages des Mmoires qui tayent mes interprtations, je prie cependant mes

    lecteurs de se familiariser auparavant avec le livre de Schreber en le lisant au

    moins une fois.

    5

  • I. Histoire de la Maladie

    Schreber crit4 : Jai t deux fois malade des nerfs, chaque fois la suite

    dun surmenage intellectuel ; la premire (tant prsident du Tribunal de premire

    instance5, Chemnitz), loccasion dune candidature au Reichstag ; la seconde,

    la suite du travail crasant et extraordinaire que je dus fournir en entrant dans mes

    nouvelles fonctions de prsident de la Cour dAppel de Dresde6.

    La premire maladie se dclara l'automne de 1884 et, la fin de 1885, avait

    compltement guri. Flechsig, dans la clinique duquel le malade passa alors six

    mois, qualifiait cet tat daccs dhypocondrie grave, dans une expertise quil fit

    ultrieurement. Schreber assure que cette maladie-l se droula sans que

    survienne aucun incident touchant la sphre du surnaturel 7.

    Ni les crits du malade, ni les expertises des mdecins qui y sont adjointes ne

    donnent de renseignements suffisants sur les antcdents personnels ou sur les

    circonstances de la vie du malade. Je ne serais pas mme en tat de prciser son

    ge au moment o il tomba malade, bien que la situation o il tait parvenu dans

    la carrire judiciaire, avant sa seconde maladie, tablisse une certaine limite dge

    au-dessous de laquelle on ne peut descendre. Nous apprenons que Schreber, au

    4 Mmoires, p. 34.

    5 Landesgerichtsdirektor.

    6 Senatsprsident beim Oberlandesgericht Dresden.

    7 Mmoires, p. 35.

    6

  • I. Histoire de la Maladie

    temps de son hypocondrie , tait mari depuis longtemps dj. Il crit :

    Presque plus profonde encore tait la reconnaissance de ma femme qui vnrait

    en le Professeur Flechsig celui qui lui avait rendu son mari, et cest pourquoi,

    pendant des annes, elle eut sur sa table le portrait de ce dernier. (Page 36). Et

    encore : Aprs la gurison de ma premire maladie, je vcus avec ma femme

    huit annes, annes en somme trs heureuses, o je fus en outre combl

    dhonneurs. Ces annes ne furent obscurcies, diverses reprises, que par la

    dception renouvele de notre espoir davoir des enfants.

    Au mois de juin 1893, on annona, Schreber sa prochaine nomination la

    prsidence de la Cour dAppel ; il entra en fonction le 1er octobre de la mme

    anne. Entre ces deux dates8, il eut quelques rves auxquels il ne fut amen que

    plus tard attribuer de limportance. plusieurs reprises, il rva quil tait de

    nouveau malade, ce dont il tait aussi malheureux en rve quheureux au rveil

    lorsquil constatait que ce ntait l quun rve. Il eut de plus, un matin, dans un

    tat intermdiaire entre le sommeil et la veille, lide que ce serait trs beau

    dtre une femme subissant laccouplement (p. 36), ide que, sil avait eu sa

    pleine conscience, il aurait repousse avec la plus grande indignation.

    La deuxime maladie dbuta fin octobre 1893, par une insomnie des plus

    pnibles, ce qui amena le malade entrer de nouveau la clinique de Flechsig.

    Mais l son tat empira rapidement. Lvolution de cette maladie est dcrite dans

    une expertise ultrieure par le directeur de la maison de sant Sonnenstein (p.

    380) : Au dbut de son sjour l-bas9, il manifestait plutt des ides

    hypocondriaques, se plaignait de ramollissement du cerveau, disait quil allait

    bientt mourir, etc..., mais dj des ides de perscution se mlaient au tableau

    clinique, bases sur des illusions sensorielles qui au dbut, la vrit, semblaient

    8 Cest--dire avant que le surmenage d sa nouvelle situation, surmenage auquel il attribue

    ses maux, nait pu agir sur lui.

    9 la Clinique psychiatrique de Leipzig, chez le professeur Flechsig.

    7

  • I. Histoire de la Maladie

    apparatre assez sporadiquement, tandis quen mme temps saffirmait une

    hyperesthsie excessive, une grande sensibilit la lumire et au bruit.

    Ultrieurement, les illusions de la vue et de loue se multiplirent et, en liaison

    avec des troubles cnesthsiques, en vinrent dominer toute sa manire de sentir

    et de penser. Il se croyait mort et dcompos, il pensait avoir la peste, il supposait

    que son corps tait lobjet de toutes sortes de rpugnantes manipulations et il

    souffrit, comme il le dclare encore prsent, des choses plus pouvantables

    quon ne le peut imaginer, et cela pour une cause sacre. Les sensations morbides

    accaparaient tel point lattention du malade quil restait assis des heures entires

    entirement rigide et immobile, inaccessible toute autre impression (stupeur

    hallucinatoire)10. Dautre part, ces manifestations le tourmentaient au point de lui

    faire souhaiter la mort ; il tenta plusieurs reprises de se noyer dans sa baignoire,

    il rclamait le cyanure de potassium qui lui tait destin. Peu peu, les ides

    dlirantes prirent un caractre mystique, religieux ; il tait en rapport direct avec

    Dieu, le diable se jouait de lui, il voyait des apparitions miraculeuses, il entendait

    de la sainte musique, et en vint enfin croire quil habitait un autre monde.

    Ajoutons quil injuriait diverses personnes qui, daprs lui, le perscutaient et

    lui portaient prjudice, en particulier son ancien mdecin Flechsig, quil appelait

    assassin dmes , et il lui arrivait de crier un nombre incalculable de fois

    petit Flechsig , en accentuant fortement le premier de ces mots (p. 383).

    Il arriva de Leipzig, aprs un court sjour dans un autre asile, la maison de

    sant Sonnenstein, prs de Pirna, en juin 1894, et il y resta jusqu ce que son tat

    et revtu sa forme dfinitive. Au cours des annes suivantes, le tableau clinique

    se modifia dans un sens que nous dcrirons au mieux en citant les paroles du

    mdecin directeur de cet tablissement, le Dr Weber.

    10 Halluzinatorischer Stupor.

    8

  • I. Histoire de la Maladie

    Sans entrer plus avant dans les dtails de lvolution de la maladie,

    jaimerais seulement indiquer la manire dont, par la suite, le tableau clinique de

    la paranoa que nous avons prsent devant nous se dgagea, se cristallisant pour

    ainsi dire hors la psychose aigu du dbut, psychose qui embrassait lensemble de

    la vie psychique du malade, et laquelle convenait le nom de psychose

    hallucinatoire (p. 385). Il avait en effet dune part construit un systme dlirant

    ingnieux, qui a le plus grand droit notre intrt, dautre part sa personnalit

    stait rdifie, et il stait montr la hauteur des devoirs de la vie, part

    quelques troubles isols.

    Le Dr Weber, dans son expertise de 1899, parle de Schreber en ces termes :

    Ainsi le Prsident Schreber, en dehors des symptmes psychomoteurs dont

    le caractre morbide simpose mme un observateur superficiel, ne semble

    actuellement prsenter ni confusion, ni inhibition psychique, ni diminution notable

    de lintelligence, il est raisonnable, sa mmoire est excellente, il dispose dun

    grand nombre de connaissances, non seulement en matire juridique, mais encore

    dans beaucoup dautres domaines, et il est capable de les exposer dans un ordre

    parfait ; il sintresse la politique, la science, lart, etc., et soccupe

    continuellement de ces sujets... ; et, en ce qui touche ces matires, un observateur

    non prvenu de ltat gnral du malade ne remarquerait rien de particulier.

    Cependant, le patient est rempli dides morbides, qui se sont constitues en un

    systme complet, qui se sont plus ou moins fixes et ne semblent pas susceptibles

    dtre corriges par une valuation objective des circonstances relles. (p. 386).

    Le malade, dont ltat stait ainsi modifi, se considrait lui-mme comme

    capable de mener une vie indpendante ; il entreprit les dmarches ncessaires la

    leve de son interdiction et propres le faire sortir de la maison de sant. Le Dr

    Weber sopposa ces dsirs et fit une expertise en sens contraire, mais cependant

    il ne peut sempcher, dans une expertise date de 1900, dapprcier le caractre

    9

  • I. Histoire de la Maladie

    et le comportement du patient de la faon suivante : Le soussign a eu

    amplement loccasion de sentretenir avec le Prsident Schreber des sujets les plus

    varis, pendant les neuf mois o celui-ci a pris quotidiennement ses repas sa

    table familiale. Quel que ft le sujet abord [bien entendu les ides dlirantes

    mises part, quil ft question dadministration, de droit, de politique, dart ou

    de littrature, de la vie mondaine, bref, sur tous les sujets, M. Schreber tmoignait

    dun vif intrt, de connaissances approfondies, dune bonne mmoire et dun

    jugement sain, et, dans le domaine thique, de conceptions auxquelles on ne

    pouvait quadhrer. De mme, en causant avec les dames prsentes, il se montrait

    aimable et gentil, et, lorsquil faisait des plaisanteries, il restait toujours dcent et

    plein de tact ; jamais, au cours de ces anodines conversations de table, il naborda

    des sujets qui eussent mieux convenu une consultation mdicale. (p. 397). De

    plus, une question daffaires stant prsente, qui touchait aux intrts de sa

    famille, il y intervint dune faon comptente et efficace (pp. 401 et 510).

    Dans ses requtes rptes, adresses au Tribunal, requtes ou Schreber luttait

    pour sa libration, il ne dmentait nullement son dlire et ne dissimulait nullement

    son intention de publier ses Mmoires . Il soulignait bien plutt la valeur de ses

    ides pour la vie religieuse et leur irrductibilit de par la science actuelle ; en

    mme temps, il faisait appel l'innocuit absolue (p. 430) de toutes les actions

    auxquelles il se savait contraint par ce quimpliquait son dlire. Lacuit

    intellectuelle et la sret logique de celui qui tait cependant un paranoaque avr

    lui valurent le succs. En juillet 1902, linterdiction de Schreber fut leve ; lanne

    suivante parurent les Mmoires dun nvropathe , il est vrai, censurs et

    mutils de maints passages importants.

    Le jugement qui rendit la libert Schreber contient le rsum, de son systme

    dlirant dans le passage suivant : Il se considrait comme appel faire le salut

    10

  • I. Histoire de la Maladie

    du monde et lui rendre la flicit perdue. Mais il ne le pourrait quaprs avoir t

    transform en femme. (p. 475).

    Un expos circonstanci du dlire, sous sa forme dfinitive, est donn par le

    mdecin de lasile, le Dr Weber, dans son expertise de 1899 : Le point culminant

    du systme dlirant du malade est de se croire appel faire le salut du monde et

    rendre lhumanit la flicit perdue. Il a t, prtend-il, vou cette mission par

    une inspiration divine directe, ainsi quil est dit des prophtes : des nerfs, excits

    comme le furent les siens pendant longtemps, auraient en effet justement la facult

    dexercer sur Dieu une attraction, mais il sagirait l de choses qui ne se laissent

    pas exprimer en langage humain, ou bien difficilement, parce quelles sont situes

    au del de toute exprience humaine et nauraient t rvles qu lui. Lessentiel

    de sa mission salvatrice consisterait en ceci quil lui faudrait dabord tre chang

    en femme. Non pas quil veuille tre chang en femme, il sagirait l bien plutt

    dune ncessit fonde sur lordre universel, laquelle il ne peut tout simplement

    pas chapper, bien quil lui et t personnellement bien plus agrable de

    conserver sa situation dhomme, ce qui est tellement plus digne. Mais ni lui-

    mme, ni le restant de lhumanit ne pourront regagner limmortalit, moins que

    lui, Schreber, ne soit chang en femme (opration qui ne sera peut-tre accomplie

    quaprs de nombreuses annes, ou mme de dcennies), et ceci au moyen de

    miracles divins. Il serait lui-mme il en est sur lobjet exclusif de miracles

    divins, et partant lhomme le plus extraordinaire ayant jamais vcu sur terre.

    Depuis des annes, toute heure, toute minute, il ressentirait ces miracles dans

    son propre corps ; ils lui seraient confirms par des voix qui parleraient avec lui.

    Dans les premires annes de sa maladie, certains organes de son corps auraient

    t dtruits au point que de telles destructions auraient infailliblement tu tout

    autre homme. Il aurait longtemps vcu sans estomac, sans intestins, presque sans

    poumons, lsophage dchir, sans vessie, les ctes broyes, il aurait parfois

    mang en partie son propre larynx, et ainsi de suite. Mais les miracles divins (les

    11

  • I. Histoire de la Maladie

    rayons) auraient toujours nouveau rgnr ce qui avait t dtruit, et cest

    pourquoi, tant quil restera homme, il ne sera en rien mortel. prsent, ces

    phnomnes menaants auraient disparu depuis longtemps, par contre sa fminit

    serait maintenant au premier plan ; il sagirait l dun processus volutif qui

    ncessitera probablement pour saccomplir des dcades, sinon des sicles, et il

    nest gure probable quaucun homme vivant lheure actuelle en voit la fin. Il

    aurait le sentiment quune masse de nerfs femelles lui auraient dj pass dans le

    corps, nerfs dont la fcondation divine immdiate engendrerait de nouveaux

    humains. Ce nest qualors quil pourrait mourir dune mort naturelle, et retrouver

    ainsi que tous les autres hommes la flicit ternelle. En attendant, non seulement

    le soleil lui parlerait, mais encore les arbres et les oiseaux qui seraient quelque

    chose comme des vestiges enchants danciennes mes humaines ; ils lui

    parleraient avec des accents humains, et de toute part autour de lui

    saccompliraient des choses miraculeuses. (p. 386).

    Lintrt que porte le psychiatre praticien des ides dlirantes de cette sorte

    est en gnral puis quand il a constat les effets du dlire et valu son influence

    sur le comportement gnral du malade ; ltonnement du mdecin, en prsence

    de ces phnomnes nest pas chez lui le point de dpart de leur comprhension. Le

    psychanalyste, par contre, au jour de sa connaissance des psychonvroses, aborde

    ces phnomnes arm de lhypothse que mme des manifestations de lesprit si

    singulires, si loignes de la pense habituelle des hommes, sont drives des

    processus les plus gnraux et les plus naturels de la vie psychique, et il voudrait

    apprendre connatre les mobiles comme les voies de cette transformation. Cest

    dans cette intention quil se mettra tudier et lvolution et les dtails de ce

    dlire.

    a) Lexpertise mdicale souligne le rle rdempteur et la transformation en

    femme, comme en tant les deux points principaux. Le dlire de rdemption est un

    12

  • I. Histoire de la Maladie

    fantasme qui nous est familier, il constitue des plus frquemment le noyau de la

    paranoa religieuse. Ce facteur additionnel : que la rdemption doive saccomplir

    par la transformation dun homme en femme est en soi peu ordinaire et a de quoi

    surprendre, car il sloigne du mythe historique que limagination du malade veut

    reproduire. Il semblerait naturel dadmettre, avec lexpertise mdicale, que

    lambition de jouer au rdempteur soit le promoteur de cet ensemble dides

    dlirantes et que l'masculation ne soit, elle, quun moyen datteindre ce but.

    Bien que tel puisse tre le cas dans la forme dfinitive du dlire, ltude des

    Mmoires nous impose nanmoins une conception tout autre. Ils nous

    apprennent que la transformation en femme (lmasculation) constituait le dlire

    primaire, quelle tait ressentie dabord comme une perscution et une injure

    grave, et que ce nest que secondairement quelle entra en rapport avec le rle de

    rdempteur. De mme, il est indubitable que l'masculation ne devait, au dbut,

    avoir lieu que dans un but dabus sexuel, et nullement dans une intention plus

    leve. Pour le dire dune faon plus formelle, un dlire de perscution sexuel

    sest transform par la suite chez le patient en une mgalomanie mystique. Le

    perscuteur tait dabord le mdecin traitant, le Professeur Flechsig, plus tard

    Dieu lui-mme prit sa place.

    Je cite ici in extenso les passages significatifs des Mmoires : Ainsi

    sourdit un complot contre moi ( peu prs en mars ou avril 1894), complot ayant

    pour but, ma maladie nerveuse tant reconnue ou considre comme incurable, de

    me livrer un homme de telle sorte que mon me lui soit abandonne, cependant

    que mon corps, grce une conception errone de la tendance prcite,

    tendance qui est la base de lordre de lunivers, que mon corps, dis-je, chang

    en un corps de femme, soit alors livr un homme11 en vue dabus sexuels et soit

    11 Il drive du contexte de ce passage et d'autres que lhomme qui devait exercer ces abus ntait

    autre que Flechsig (voir plus bas).

    13

  • I. Histoire de la Maladie

    ensuite laiss en plan, cest--dire, sans aucun doute, abandonn la

    putrfaction (p. 56).

    En outre, il tait parfaitement naturel, du point de vue humain, qui alors me

    dominait de prfrence, que je regardasse le Professeur Flechsig ou son me

    comme mon vritable ennemi (plus tard sy adjoignit lme de Weber dont je

    parlerai plus loin). Il allait galement de soi que je considrasse la toute-puissance

    divine comme mon allie naturelle ; je la supposais seulement comme tant en

    grande dtresse par rapport Flechsig, et cest pourquoi je croyais devoir la

    soutenir contre lui par tous les moyens imaginables, duss-je aller jusquau

    sacrifice de moi-mme. Que Dieu lui-mme ait t le complice, sinon linstigateur

    du plan daprs lequel on devait assassiner mon me et livrer mon corps, tel celui

    dune femme, la prostitution, voil une pense qui ne simposa moi que

    beaucoup plus tard, et je puis dire ne m'est devenue clairement consciente que

    pendant que jcrivais le prsent mmoire. (p. 59).

    Toutes les tentatives dassassiner mon me, de mmasculer dans des buts

    contraires lordre de lunivers (cest--dire afin de satisfaire la concupiscence

    dun homme) et plus tard celles de dtruire ma raison ont chou. De ce combat

    apparemment ingal entre un homme faible et isol et Dieu lui-mme, je sortis

    vainqueur, bien quaprs avoir subi maintes souffrances et privations, et ceci

    prouve que lordre de lunivers tait de mon ct. (p. 61).

    Dans la note 34, Schreber annonce quelle sera la transformation ultrieure du

    dlire dmasculation et des rapports avec Dieu : Je montrerai plus tard quune

    masculation, dans un autre but, dans un but conforme lordre de lunivers, est

    possible et contient mme peut-tre la solution probable du conflit.

    Ces paroles sont dune importance dcisive pour la comprhension du dlire

    dmasculation et partant pour la comprhension du cas tout entier. Ajoutons que

    les voix entendues par le malade ne traitaient jamais sa transformation en

    14

  • I. Histoire de la Maladie

    femme que comme une honte sexuelle, ce qui leur donnait le droit de se moquer

    de lui. Vu lmasculation imminente que je devais, prtendait-on, subir, les

    rayons de Dieu12 se croyaient souvent en droit de mappeler ironiquement Miss

    Schreber. Et a prtend avoir t prsident de Tribunal, et a se laisse f.....13

    Navez-vous donc pas honte devant Madame votre pouse ?

    La reprsentation mentionne au dbut, et que Schreber avait eue dans un

    tat de demi-veille, savoir quil devait tre beau dtre une femme subissant

    laccouplement, tmoigne aussi de la nature primaire du fantasme dmasculation

    et de son indpendance, au dbut, de lide de rdemption (p. 36). Ce fantasme

    tait devenu conscient avant mme linfluence du surmenage Dresde, pendant la

    priode dincubation de la maladie.

    Schreber lui-mme indique le mois de novembre 1895 comme tant la date o

    stablit le rapport entre le fantasme dmasculation et lide de rdemption, ce

    qui commena le rconcilier avec ce fantasme. Ds lors, crit-il, il me devint

    indubitablement conscient que lordre de lunivers exigeait imprieusement mon

    masculation, que celle-ci me convnt personnellement ou non, et que par suite il

    ne me restait raisonnablement rien dautre faire que de me rsigner lide

    dtre chang en femme. En tant que consquence de lmasculation, ne pouvait

    naturellement entrer en ligne de compte quune fcondation par les rayons divins,

    en vue de la procration dhommes nouveaux. (p. 177).

    La transformation en femme avait t le trait saillant, le premier germe du

    systme dlirant. Elle se rvla encore comme en tant la seule partie qui survct

    12 Les rayons de Dieu sont identiques, comme on va le voir, aux voix parlant la langue

    fondamentale.

    13 Cette omission ainsi que toutes les autres particularits de style, je les emprunte aux

    Mmoires . Je ne verrais moi-mme aucune raison dtre tellement pudibond dans un

    domaine aussi grave.

    15

  • I. Histoire de la Maladie

    au rtablissement du malade, la seule qui st garder sa place dans lactivit

    pratique du malade aprs sa gurison.

    La seule chose qui, aux yeux des autres, peut sembler quelque peu

    draisonnable est ce fait, cit galement par MM. les experts, quon me trouve

    parfois install devant un miroir ou ailleurs, le torse demi-nu, et par comme une

    femme de rubans, de colliers faux, etc... Ceci na dailleurs lieu que lorsque je suis

    seul, jamais, du moins, autant que je puis lviter, en prsence dautres

    personnes. (p. 429). Le Prsident Schreber avoue se livrer ces jeux une

    poque (juillet 1901) o il caractrise trs exactement en ces termes sa sant

    pratiquement recouvre : prsent, je sais depuis longtemps que les personnes

    que je vois devant moi ne sont pas des ombres dhommes bcls la six-quatre-

    deux14, mais de vrais hommes, et que, par suite, je dois me comporter envers eux

    comme un homme raisonnable a coutume de le faire en frquentant ses

    semblables. (p. 409). En contraste avec cette mise en action du fantasme

    dmasculation, le malade na jamais entrepris rien dautre, pour faire reconnatre

    sa mission de rdempteur, que la publication de ses Mmoires .

    h) Les rapports de notre malade Dieu sont si singuliers et si pleins de

    contradictions internes quil faut tre bien optimiste pour persister dans

    lesprance de trouver en sa folie de la mthode . Nous devrons prsent

    chercher y voir plus clair, grce lexpos du systme thologico-psychologique

    que M. Schreber nous fait dans ses Mmoires ; et nous allons avoir expliquer

    ses conceptions relatives aux nerfs, la batitude, la hirarchie divine et aux

    qualits de Dieu, telles quelles se prsentent dans son systme dlirant. Partout

    dans ce systme nous serons frapps par un singulier mlange de platitude et

    desprit, dlments emprunts et dlments originaux.

    14 Flchtig hingemachte Mnner . Nous devons lheureuse traduction de ce terme de la

    langue fondamentale au Dr Edouard Pichon (N. d. T.)

    16

  • I. Histoire de la Maladie

    Lme humaine est contenue dans les nerfs du corps, quil faut se reprsenter

    comme tant dune extraordinaire tnuit, comparables aux fils les plus fins. Une

    partie de ces nerfs ne peuvent servir qu la perception des impressions

    sensorielles, dautres (les nerfs de l'intellect) accomplissent tout ce qui est

    psychique, et ceci de la faon suivante : chaque nerf de lintellect reprsente

    lindividualit spirituelle totale de lhomme, et le plus ou moins grand nombre des

    nerfs de lintellect na dinfluence que sur la dure pendant laquelle les

    impressions peuvent se conserver15.

    Les hommes sont constitus de corps et de nerfs, tandis que Dieu nest par

    essence que nerf. Cependant, les nerfs de Dieu ne sont pas, comme ceux du corps

    humain, limits en nombre, mais infinis ou ternels. Ils possdent toutes les

    qualits des nerfs humains, mais dans une mesure immensment accrue. En tant

    que dous de la facult de crer, cest--dire de se mtamorphoser en toutes sortes

    dobjets de la cration, ils sappellent rayons . Entre Dieu et le ciel toil, ou le

    soleil, il y a une relation intime16.

    Son uvre cratrice accomplie, Dieu se retira dans un immense loignement

    (pp. 11 et 252), et abandonna le monde en gnral ses propres lois. Il se limita

    15 ces passages souligns par lui-mme Schreber adjoint une note dans laquelle il avance

    quon pourrait utiliser cette thorie pour expliquer lhrdit. Le sperme viril contient un nerf

    du pre et sunit un nerf pris au corps de la mre pour constituer une unit nouvelle (p. 7).

    Ainsi il transfre aux nerfs un caractre que nous attribuons aux spermatozodes et ceci rend

    vraisemblable que les nerfs de Schreber soient drivs du domaine des reprsentations

    sexuelles. Il nest pas rare dans les Mmoires quune remarque incidente faite propos

    dune thorie dlirante contienne l'indication voulue relative la gense et par l la

    signification du dlire.

    16Au sujet de cette relation voir plus bas ce qui touche au soleil.

    Lquivalence ou plutt la condensation des nerfs et des rayons pourrait avoir

    comme trait commun leur forme linaire. Les nerfs-rayons sont d'ailleurs tout

    aussi crateurs que les nerfs-spermatozodes.

    17

  • I. Histoire de la Maladie

    tirer soi les mes des dfunts. Ce nest que dans des cas exceptionnels quil se

    mettait en rapport avec quelques hommes hautement dous17, ou bien quil

    intervenait par un miracle dans lhistoire de lunivers. Un commerce rgulier de

    Dieu avec les mes humaines na lieu, daprs lordre de lunivers, quaprs la

    mort18. Quand un homme vient mourir, ses parties spirituelles (les nerfs) sont

    soumises un processus de purification en vue dtre finalement rannexes

    Dieu en tant que vestibules du ciel . Ainsi il arrive que toutes choses se

    meuvent en un cercle ternel, lequel se trouve la base de lordre de lunivers.

    Dieu, en crant, se dpouille dune partie de lui-mme, confre une partie de ses

    nerfs une forme nouvelle. La perte apparente qui en rsulte pour Dieu est

    compense lorsque, aprs des sicles et des milliers dannes, les bienheureux

    nerfs des dfunts se rincorporent Dieu, sous la forme de vestibules du ciel .

    Les mes, aprs avoir pass par ce processus de purification, se trouvent jouir

    de la batitude 19. Entre temps, le sentiment de la personnalit de ces mes

    sest attnu, et elles se sont fondues avec dautres mes en des entits plus

    leves. Des mes remarquables, telles que celles de Goethe, de Bismarck et

    dautres, doivent peut-tre conserver la conscience de leur identit pendant des

    sicles, avant darriver se fondre en des complexes dmes plus leves (tels les

    rayons de Jhovah chez les Hbreux, ou les rayons de Zoroastre chez les Perses).

    Au cours de leur purification, les mes apprennent le langage parl par Dieu lui-

    mme, la langue fondamentale, un allemand quelque peu archaque, mais quand

    mme vigoureux, qui se distingue surtout par une grande richesse en

    euphmismes20. (p. 13).

    17 Ceci s'appelle dans la langue fondamentale prendre avec eux contact de nerfs .

    18 Nous verrons plus loin quels reproches Dieu se rattachent ceci.

    19 La batitude consiste essentiellement en un sentiment de volupt (voir plus bas).

    20 Il fut accord une seule fois au patient, au cours de sa maladie, de contempler en esprit la

    toute-puissance de Dieu dans son entire puret. Dieu pronona alors ce mot tout fait courant

    dans la langue fondamentale, vigoureux mais peu aimable : Charogne ! (p. 136).

    18

  • I. Histoire de la Maladie

    Dieu lui-mme nest pas un tre simple. Au-dessus des vestibules du ciel

    flottait Dieu lui-mme, qui, en opposition avec ces empires divins antrieurs, a

    reu encore lappellation dempires divins postrieurs. Les empires divins

    postrieurs subissaient (et subissent encore) une bipartition particulire, daprs

    laquelle furent distingus un Dieu infrieur (Ahriman) et un Dieu suprieur

    (Ormuzd). (p. 19). Sur la signification plus prcise de cette bipartition, Schreber

    ne sait dire que ceci : le dieu infrieur prfre les peuples aux cheveux bruns (les

    Smites) et le dieu suprieur prfre les peuples cheveux blonds (les Aryens).

    Toutefois, on ne saurait exiger davantage de la comprhension de lhomme dans

    un domaine aussi sublime. Nous apprenons cependant encore, bien quil faille,

    sous un certain rapport, concevoir la toute-puissance de Dieu comme tant une,

    que le dieu suprieur et le dieu infrieur doivent tre envisags comme deux tres

    distincts : chacun deux aurait, et ceci mme par rapport lautre, son gosme

    particulier et son instinct de conservation spcial, et par suite chacun essaye tour

    tour de se mettre en avant (p. 140). Aussi ces deux tres divins se comportaient-

    ils, pendant le stade aigu de sa maladie, de faon tout fait oppose envers le

    malheureux Schreber21.

    M. Schreber avait t, avant sa maladie, un sceptique en matire religieuse

    (pp. 29 et 64) ; il navait pas pu parvenir croire lexistence dun dieu

    personnel. De ce fait mme il tire un argument susceptible dtayer la pleine

    ralit de son dlire22. Mais, lorsquon apprendra connatre les caractristiques

    21 Une note de la page 20 permet de deviner quun passage du Manfred de Byron fut ce qui

    dcida Schreber choisir ces noms de dieux perses. Nous retrouverons ailleurs encore

    linfluence de ce pome sur le dlire de Schreber.

    22 Il me semble, ds labord, psychologiquement insoutenable quil se soit agi chez moi de

    simples illusions des sens. Car ces illusions des sens, qui consistent se croire en commerce

    avec Dieu et avec les mes des dfunts, ne peuvent raisonnablement surgir que chez ceux qui

    avaient une foi solide en Dieu et en limmortalit de lme avant de tomber dans leur tat

    nerveux morbide. Daprs ce qui a t dit au dbut de ce chapitre, tel ntait nullement mon

    19

  • I. Histoire de la Maladie

    du dieu de Schreber que nous allons exposer, on devra avouer que la

    mtamorphose accomplie par la paranoa navait point t radicale, et que le

    rdempteur Schreber avait gard beaucoup des traits du sceptique dantan.

    Lordre universel comporte en effet une lacune qui fait que lexistence mme

    de Dieu semble compromise. En vertu dun certain tat de choses impossible

    lucider, les nerfs des hommes vivants, cest--dire de ceux qui se trouvent dans

    un tat dexcitation extrme, exercent sur les nerfs de Dieu une attraction telle que

    Dieu ne peut plus se librer deux, partant est menac dans sa propre existence (p.

    11). Ce cas extraordinairement rare se ralisait prsent pour Schreber et avait

    pour lui les consquences les plus pnibles. Linstinct de conservation de Dieu

    sen mut (p. 30), et on vit par l que Dieu est loin de possder la perfection que

    les religions lui attribuent. On retrouve, du commencement la fin du livre de

    Schreber, cette accusation amre : Dieu, accoutum au seul commerce avec les

    dfunts, ne comprend pas les vivants.

    Il rgne cependant un malentendu fondamental qui depuis lors s'tend sur

    toute ma vie, malentendu qui repose sur ce fait que Dieu, daprs l'ordre de

    lunivers, ne connaissait au fond pas l'homme vivant, et navait pas besoin de le

    connatre. Mais, daprs lordre de lunivers, il navait frquenter que des

    cadavres. (p. 55).

    Ce qui..., daprs moi, doit encore tre rapport an fait que Dieu ne savait

    pour ainsi dire pas frayer avec des hommes vivants, mais ntait habitu quau

    commerce des cadavres, ou tout au moins des hommes endormis et rvants. (p.

    141).

    Incredibile scriptu, serais-je tent dajouter, mais cependant tout ceci est

    absolument vrai, quelque difficult que dautres puissent avoir concevoir lide

    dune aussi totale incapacit de Dieu vraiment comprendre lhomme vivant, et

    cas. (p. 79).

    20

  • I. Histoire de la Maladie

    quelque temps quil mait fallu moi-mme pour maccoutumer cette pense,

    malgr les innombrables observations que javais faites l-dessus. (p. 246).

    Ce nest quen vertu de cette incomprhension de Dieu en ce qui touche

    lhomme vivant quil put advenir que Dieu lui-mme se fit linstigateur du

    complot ourdi contre Schreber, le traita en imbcile et lui infligea les preuves les

    plus dures (p. 264). Schreber se soumit une compulsion penser des plus

    pnibles, afin dchapper cette condamnation (p. 206) : Toutes les fois que ma

    pense vient sarrter, Dieu juge teintes mes facults spirituelles. II considre

    que la destruction de ma raison, limbcillit attendue par lui, est survenue, et que

    de ce fait la possibilit de la retraite lui est donne.

    Dieu soulve, chez Schreber, une indignation particulire par son

    comportement en ce qui concerne le besoin dvacuer ou de ch... Ce passage est si

    caractristique que je le cite intgralement. Pour quil puisse tre bien compris, je

    commencerai par dire que les miracles aussi bien que les voix manent de Dieu,

    cest--dire des rayons divins.

    Vu la signification caractristique de la question sus-mentionne : Pourquoi

    ne chi...-vous donc pas ?, je dois lui consacrer encore quelques remarques,

    quelquindcent que soit le thme que je suis par l oblig daborder. Comme tout

    ce qui est de mon corps, le besoin dvacuer les matires est en effet provoqu par

    des miracles. Cela a lieu de la sorte : les matires sont pousses en avant, parfois

    aussi en arrire, dans lintestin, et lorsquil nen reste plus assez lvacuation

    tant acheve lorifice anal est barbouill avec le peu qui demeure du contenu

    intestinal. Il sagit ici dun miracle du dieu suprieur, miracle qui se rpte

    plusieurs douzaines de fois par jour. ceci se rattache lide, presque

    inconcevable pour lhomme, ide dcoulant de lincomprhension totale qua

    Dieu de lhomme vivant en tant quorganisme, que chi... est pour ainsi dire la

    chose ultime, cest--dire que, en miraculant le besoin de chi..., lobjectif de la

    21

  • I. Histoire de la Maladie

    destruction de la raison est atteint et donne la possibilit dune retraite dfinitive

    des rayons divins. Ainsi quil me parat, il faut, pour comprendre fond lorigine

    de cette ide, songer lexistence dun malentendu relatif la signification

    symbolique de lacte de lvacuation des matires : celui qui est parvenu se

    mettre en un rapport tel que le mien avec les rayons divins a pour ainsi dire le

    droit de chi... sur le monde entier. (p. 225).

    Toute la perfidie23 de la politique dirige contre moi clate l-dedans.

    Presque chaque fois o le besoin dvacuer mest miracul, on envoie, en excitant

    les nerfs de la personne en question, une personne de mon entourage au cabinet,

    afin de mempcher de dfquer ; ceci est un phnomne que jai observ, depuis

    des annes, un si incalculable nombre (des milliers) de fois, et si rgulirement,

    que toute ide de hasard est exclue. moi-mme il est rpondu la question :

    Pourquoi ne ch...-vous donc pas ? par la fameuse rponse : Parce que je suis bte

    ou quelque chose comme a. La plume se refuse transcrire cette formidable

    stupidit, savoir que Dieu, dans son aveuglement, bas sur sa mconnaissance de

    la nature humaine, puisse rellement aller jusqu admettre quil existe un homme

    incapable dune chose que nimporte quel animal sait faire : un homme, par btise,

    incapable de ch...

    Si jarrive, quand jprouve un besoin, dfquer rellement et je me sers

    pour cela gnralement dun seau, trouvant le cabinet presque toujours occup

    cette dfcation est chaque fois accompagne dune closion extrmement intense

    de la volupt d'me. La dlivrance de la pression quexercent les matires sur

    lintestin cause en effet un plaisir intense aux nerfs de volupt : la mme chose se

    produit aussi lorsque je pisse. Cest la raison pour laquelle, et ceci toujours sans

    exception, au moment de la dfcation ou de la miction, tous les rayons ont t

    runis ; et cest pour la mme raison que, toutes les fois o je mapprte

    23 Une note sefforce ici dattnuer la duret du mot de perfidie : Schreber y renvoie une des

    justifications de Dieu que nous mentionnerons plus bas.

    22

  • I. Histoire de la Maladie

    accomplir ces fonctions naturelles, lon cherche, bien que le plus souvent en vain,

    me dmiraculer le besoin de dfquer et de pisser24.

    Ltrange Dieu de Schreber nest pas non plus capable de tirer des leons de

    lexprience (p. 186) : Tirer une leon pour lavenir de lexprience ainsi

    acquise semble, grce quelque particularit inhrente lessence de Dieu,

    impossible. Dieu peut par suite reproduire pendant des annes les mmes types

    dpreuves pnibles, les mme miracles et les mmes manifestations par des voix,

    sans aucun changement, ceci jusqu devenir un objet de rise pour le perscut.

    Cest pourquoi, dans presque tout ce qui marrive les miracles ayant

    prsent perdu la plus grande partie de leur terrible effet Dieu me parat surtout

    ridicule et enfantin. Ceci a pour effet que je suis souvent oblig, en lgitime

    dfense, de blasphmer tout haut25. (p. 333).

    Cette critique de Dieu, cette rvolte contre Dieu se heurte cependant, chez

    Schreber, un courant contraire qui se fait jour dans plusieurs passages : Je ferai

    cependant observer de la faon la plus formelle quil ne sagit l que dun pisode,

    lequel, je lespre, sachvera au plus tard avec ma mort. Le droit de se moquer de

    Dieu nappartient par consquent qu moi, et non pas dautres hommes. Pour

    les autres humains, Dieu demeure le tout-puissant crateur du ciel et de la terre, la

    cause premire de toutes choses et leur salut dans lavenir. lui sont dus

    ladoration et le respect le plus profonds, de quelques mises au point quaient

    besoin certaines dentre les conceptions religieuses. (p. 333).

    24 Cet aveu du plaisir li aux excrtions, plaisir que nous avons trouv tre une des composantes

    autorotiques de la sexualit infantile, est rapprocher de ce que dit le petit Hans dans :

    l' Analyse dune phobie chez un petit garon de cinq ans . (Traduction franaise par Marie

    Bonaparte, Revue franaise de Psychanalyse, 1928, tome II, fasc. 3, p. 495.)

    25 Dans la langue fondamentale , Dieu lui-mme ntait pas non plus toujours celui qui

    invectivait, parfois il tait celui a qui sadressait linvective, par exemple : Ah ! maldiction,

    a nest pas facile dire que le Bon Dieu se fait f... (p. 194).

    23

  • I. Histoire de la Maladie

    Cest pourquoi Schreber, diverses reprises, essaie de justifier le

    comportement de Dieu envers lui. Cette justification, tout aussi subtile que toutes

    les thodices, sappuie tantt sur la nature des mes en gnral, tantt sur la

    ncessit o Dieu se trouve de pourvoir sa conservation, ou bien encore sur

    linfluence nfaste de lme de Flechsig (pp. 60 et suiv. ; p. 160). En somme,

    Schreber conoit sa maladie comme une lutte de lhomme Schreber contre

    Dieu, lutte de laquelle lhomme faible sort vainqueur, du fait quil a lordre de

    lunivers de son ct (p. 61).

    Daprs les expertises mdicales, on aurait t tent de conclure quon se

    trouvait en prsence, chez Schreber, de la forme commune du dlire de

    rdemption . Le malade serait le fils de Dieu, destin tirer lunivers de sa

    misre, ou bien le sauver de sa fin prochaine, etc... Aussi nai-je pas nglig

    dexposer les particularits des relations de Schreber Dieu ; limportance pour le

    reste de lhumanit dvolue ces relations nest mentionne que rarement dans les

    Mmoires , et cela uniquement vers la fin de lexpos du systme dlirant.

    Cette importance rside en ceci : aucun dfunt ne peut atteindre la batitude, tant

    que la personne de Schreber absorbe, grce sa force dattraction, le plus grand

    nombre des rayons divins (p. 32). De mme, lidentification manifeste avec Jsus-

    Christ ne se manifeste que fort tard (pp. 338 et 431).

    Aucune tentative dexplication du cas Schreber ne pourra esprer tomber juste,

    tant quelle ne tiendra pas compte de ces particularits de lide que Schreber se

    fait de Dieu, de ce mlange dadoration et de rvolte. Nous allons prsent

    aborder un autre thme, thme intimement en rapport avec lide de Dieu : le

    thme de la batitude.

    Pour Schreber aussi, la batitude est la vie de lau-del vers laquelle lme

    humaine slve par la purification qui suit la mort. II la dcrit comme un tat de

    jouissance ininterrompue, accompagne de la contemplation de Dieu. Ceci serait

    24

  • I. Histoire de la Maladie

    peu original ; par contre, nous sommes surpris de la distinction que fait Schreber

    entre une batitude mle et une batitude femelle (p. 18) : La batitude mle

    tait dun ordre plus lev que la batitude femelle ; cette dernire paraissait

    principalement consister en une sensation de volupt ininterrompue26.

    Dans dautres passages, la concordance de la batitude et de la volupt

    sexprime plus nettement, ceci indpendamment de la diffrence des sexes. De

    mme, Schreber ne traite plus de cette partie de la batitude qui consiste en la

    contemplation de Dieu. Par exemple : Grce la nature des nerfs de Dieu, la

    batitude... devient, sinon exclusivement, du moins de faon prdominante, une

    sensation de volupt des plus aigus. (p. 51). La volupt peut tre considre

    comme une part de batitude concde pour ainsi dire davance aux hommes et

    aux autres tres vivants. (p. 281).

    Ainsi la batitude doit tre comprise comme consistant essentiellement en une

    exaltation et une continuation de la jouissance sensuelle dici-bas !

    Cette conception de la batitude nappartient en rien aux conceptions, datant

    des premiers stades de sa maladie, que Schreber a ensuite limines de son dlire,

    les jugeant incompatibles avec lensemble de celui-ci. Dans son pourvoi en appel

    de juillet 1901, le malade met en avant, comme tant une de ses grandes

    rvlations, que la volupt est ainsi en un troit rapport avec la batitude des

    mes des dfunts, rapport jusqualors demeur invisible aux autres hommes27 .

    26 Il serait plutt conforme la ralisation du dsir, dans la vie de l'au-del, qu'on y soit enfin

    dlivr de la diffrence des sexes.

    Und jene himmlischen Gestalten

    Sie fragen nicht nach Mann und Weib.

    (Chanson de Mignon, dans Wilhelm Meister de Goethe, liv VIII, chap II.)

    (En ces figures clestes

    Ne demandent pas si l'on est homme ou femme.)

    27 Voir plus bas quel sens profond pourrait avoir cette dcouverte de Schreber.

    25

  • I. Histoire de la Maladie

    Nous apprendrons plus loin que ce rapport troit est la pierre angulaire sur

    laquelle le malade difie un espoir de rconciliation finale avec Dieu et de

    cessation de ses maux. Les rayons de Dieu perdent leur tendance hostile ds quils

    sont srs de se fondre en une volupt dme dans le corps de Schreber (p. 133) ;

    Dieu lui-mme exige de trouver de la volupt chez Schreber (p. 283), et il menace

    de retirer ses rayons si celui-ci nglige les soins de la volupt et ne peut offrir

    Dieu ce quil demande (p. 320).

    Cette surprenante sexualisation de la batitude cleste nous suggre que le

    concept schrbrien de la batitude drive dune condensation des deux sens

    principaux qua, en allemand, le mot selig : dfunt ou feu et sensuellement

    bienheureux28. Et cette sexualisation nous fournira de plus loccasion dtudier

    lattitude de notre patient envers l'rotisme en gnral et envers la question de la

    jouissance sexuelle. Car, nous autres psychanalystes, nous avons jusquici soutenu

    que les racines de toute maladie nerveuse ou psychique se trouvent par excellence

    dans la vie sexuelle ; les uns lont dit en se basant uniquement sur lexprience,

    dautres encore en vertu de considrations thoriques.

    Les chantillons que nous avons donns jusqu prsent du dlire schrbrien

    nous permettent dcarter sans plus lide que cette affection paranode pourrait

    justement tre le cas ngatif recherch depuis si longtemps : celui o la

    sexualit ne jouerait quun rle minime. Schreber lui-mme sexprime maintes

    reprises tout comme sil partageait nos prjugs. Il parle sans cesse, et dune seule

    28 Nous citerons comme exemples extrmes de ces deux sens : Mein seliger Vater , Feu mon

    pre , et lair de Don Juan :

    Ja, dein zu sein auf ewig

    Wie selig werdich seinm

    Oui, tre tienne jamais

    Me rendra bienheureuse.

    Mais le fait que la langue allemande use du mme terme pour rendre deux situations aussi

    diffrentes ne saurait lui-mme tre dnu de signification.

    26

  • I. Histoire de la Maladie

    haleine, de nervosit et de manquement dordre rotique, tout comme si ces

    deux choses taient insparables29.

    Avant quil ne tombt malade, le Prsident Schreber avait t un homme dune

    haute moralit : Il est peu dhommes , dclare-t-il et je ne vois aucune

    raison de ne pas le croire qui aient t levs dans des principes moraux aussi

    svres que je lai t, et qui, toute leur vie, se soient impos au degr o je puis

    affirmer lavoir fait une retenue conforme ces principes, en particulier en

    matire sexuelle. (p. 281).

    la suite du grave conflit psychique dont la manifestation extrieure fut la

    maladie, lattitude de Schreber envers lrotisme se modifia. Il en vint

    comprendre que cultiver la volupt tait pour lui un devoir dont

    laccomplissement tait seul apte mettre fin au grave conflit qui avait clat en

    lui, ou comme il pensait -cause de lui.

    La volupt ainsi ses voix le lui assuraient tait devenue emplie de la

    crainte de Dieu (p. 285), et il regrette seulement de ntre pas en tat de pouvoir

    se consacrer au culte de la volupt tout le long du jour30 (p. 285).

    29 Ainsi s'exprime Schreber, quand il pense, daprs les histoires bibliques de Sodome et

    Gomorrhe, du Dluge, etc... que le monde pourrait bien tre prs de la catastrophe finale :

    Quand la corruption morale (cest--dire des excs voluptueux) ou bien peut-tre encore la

    nervosit se sont saisies de la sorte de toute la population dune plante... (p. 52).

    Il crit par ailleurs : ... sem la peur et lpouvante parmi les hommes, dtruit les fondements de

    la religion et caus la dissmination dune nervosit et dune immoralit gnrales, en

    consquence desquelles des flaux dvastateurs se sont abattus sur lhumanit. (p. 91).

    Et encore : Ainsi, par Prince de l'Enfer, les mes entendaient sans doute cette force mystrieuse

    qui avait pu se dvelopper dans un sens hostile Dieu, en raison de la dpravation morale des

    hommes ou bien de la surexcitation nerveuse due une surcivilisation. (p. 163).

    30 Le passage suivant fait voir comment cette ide rentrait dans l'ensemble du dlire : Cette

    attraction perdait nanmoins ses terreurs pour les nerfs en question, au moment o, et dans la

    mesure o, en pntrant dans mon corps. ils rencontraient la sensation de la volupt dme,

    27

  • I. Histoire de la Maladie

    Tel tait le rsultat des changements effectus en Schreber par la maladie,

    ainsi quil apparaissait dans les deux directions prises par son dlire. Il avait t

    auparavant enclin lasctisme sexuel, il avait t un douteur de Dieu ; la suite

    de sa maladie, il tait devenu croyant et sadonnait la volupt. Mais, de mme

    que la foi en Dieu quil avait retrouve tait dune nature part, de mme la partie

    de la jouissance sexuelle quil avait reconquise prsentait un caractre tout fait

    insolite. Ce ntait plus la libert sexuelle dun homme, mais la sensibilit

    sexuelle dune femme : il avait adopt lgard de Dieu une attitude fminine, il

    se sentait la femme de Dieu31.

    Aucune autre partie de son dlire nest traite par le malade avec autant de

    dtails, on pourrait dire avec autant dinsistance, que la transformation en femme

    quil prtend avoir subie. Les nerfs quil a absorbs ont pris dans son corps le

    caractre de nerfs de volupt fminins, et ont donn son corps un caractre plus

    ou moins fminin, sa peau en particulier la douceur particulire au sexe fminin

    (p. 87). Sil exerce une lgre pression de la main sur un point quelconque de son

    corps, il sent, sous la surface de la peau, ces nerfs, tels une trame faite de fils ou

    de petites ficelles ; on les rencontre particulirement sur la poitrine, l o se

    trouvent chez la femme les seins. En appuyant sur cette trame, je suis mme,

    sensation laquelle, de leur ct, ils prenaient part. Alors, en change de la batitude cleste

    quils avaient perdue (et qui consistait sans doute en une jouissance voluptueuse analogue), ils

    retrouvaient dans mon corps un quivalent absolu ou du moins approchant de cette batitude

    (p. 179).

    31 Quelque chose danalogue la conception de Jsus-Christ par une vierge immacule, cest-

    -dire par une femme qui navait jamais eu de rapports avec un homme quelque chose

    danalogue s'est pass dans mon propre corps. Par deux fois dj (et ceci lorsque jtais encore

    dans rtablissement de Flechsig) jai eu des organes gnitaux fminins et prouv dans mon

    corps des mouvements sautillants, pareils aux premires agitations d"un embryon humain. Des

    nerfs de Dieu, correspondants du sperme mle, avaient t, par un miracle divin, projets

    dans mon corps, et une fcondation stait ainsi produite (Note de la p. 4 de lavant-propos).

    28

  • I. Histoire de la Maladie

    surtout si je pense en mme temps quelque chose de fminin, de me procurer

    une sensation voluptueuse correspondant celle dune femme. (p. 277). Il le sait

    de faon certaine : cette trame, daprs son origine, nest rien dautre que de ci-

    devants nerfs de Dieu, lesquels ont peine d perdre de leur qualit de nerfs par le

    passage dans son propre corps (p. 279). Au moyen de ce quil appelle dessiner

    (se reprsenter visuellement les choses), il est en tat de se donner limpression,

    lui-mme comme aux rayons, que son corps est pourvu de seins et dorganes

    fminins. Jai tellement pris lhabitude de dessiner un derrire fminin mon

    corps honni soit qui mal y pense32 que, chaque fois o je me penche, je le

    fais presque involontairement. (p. 233). Il est assez hardi pour laffirmer :

    quiconque me verrait le haut du tronc nu devant une glace surtout si jaide

    lillusion en portant quelque parure fminine aurait lindubitable impression de

    voir un buste fminin (p. 280). Il rclame un examen mdical, afin quon

    tablisse que tout son corps, de la tte aux pieds, est parcouru de nerfs de

    volupts, ce qui, daprs lui, nest le cas que du corps fminin, tandis que, chez

    lhomme, autant quil sache, on ne trouve de nerfs de volupt que dans les organes

    gnitaux et leur voisinage immdiat (p. 274). La volupt dme qui sest

    dveloppe, grce cette accumulation de nerfs, dans son corps, est si intense

    quil lui suffit, en particulier lorsquil est couch dans son lit, du moindre effort de

    limagination pour se procurer un bien-tre sensuel donnant un avant-got assez

    net de la jouissance sensuelle de la femme pendant laccouplement (p. 269).

    Si nous nous rappelons le rve quavait eu le patient pendant lincubation de

    sa maladie, avant son installation Dresde, il devient tout fait vident que lide

    dlirante dtre chang en femme nest que la ralisation de ce rve. Il stait alors

    insurg contre ce rve avec une indignation toute virile, de mme il commena par

    se dfendre contre sa ralisation pendant la maladie ; il considrait la

    transformation en femme comme une honte, un opprobre qui devait lui tre inflig

    32 En franais dans de texte (N. d. T.)

    29

  • I. Histoire de la Maladie

    dans une intention hostile. Mais il vint un temps (novembre 1895) o il commena

    se rconcilier avec cette transformation et la rapporta aux dessins suprmes de

    Dieu. Depuis lors, et en pleine conscience de ce que je faisais, jai inscrit sur

    mes drapeaux le culte de la fminit. (pp. 177 et 178).

    Il acquit alors la ferme conviction que ctait Dieu lui-mme qui, pour sa

    propre satisfaction, rclamait de lui la fminit.

    Mais, ds que je suis si je peux mexprimer ainsi seul avec Dieu, me

    voil dans la ncessit demployer tous les moyens imaginables, comme aussi de

    concentrer toutes les forces de ma raison, en particulier la force de mon

    imagination, en vue datteindre ce but : que les rayons divins aient limpression

    aussi continue que possible ou bien, ceci tant simplement impossible

    lhomme, aient du moins certains moments de la journe limpression que je

    suis une femme enivre de sensations voluptueuses. (p. 281).

    Dautre part. Dieu rclame un tat constant de jouissance comme tant en

    harmonie avec les conditions dexistence imposes aux mes par lordre de

    lunivers ; cest alors mon devoir de lui offrir cette jouissance..., sous la forme du

    plus grand dveloppement possible de la volupt dme. Et si, ce faisant, un peu

    de jouissance sensuelle vient mchoir, je me sens justifi laccepter, au titre

    dun lger ddommagement lexcs de souffrances et de privations qui ont t

    mon lot depuis tant dannes... (p. 283).

    ...je crois, mme daprs les impressions que jai reues, pouvoir exprimer

    cette opinion : Dieu nentreprendrait jamais de se retirer de moi ce qui chaque

    fois commence par porter un prjudice notable mon bien-tre corporel mais il

    cderait tout au contraire sans aucune rsistance et dune faon continue

    lattraction qui le pousse vers moi sil mtait possible dassumer sans cesse le

    rle dune femme que jtreindrais moi-mme sexuellement, si je pouvais sans

    30

  • I. Histoire de la Maladie

    cesse reposer mes yeux sur des formes fminines, regarder sans cesse des images

    de femmes, et ainsi de suite (p. 284).

    Les deux lments principaux du dlire systmatis de Schreber : sa

    transformation en femme et sa situation de favori de Dieu, se relient entre eux au

    moyen de lattitude fminine de Schreber envers Dieu. Nous aurons tablir

    ncessairement une relation gntique entre ces deux lments. Nous nous

    trouverions sans cela, avec toutes nos tentatives d'lucidation du dlire de

    Schreber, dans la position ridicule dcrite par Kant dans sa fameuse mtaphore

    (Critique de la raison pure) : celle de lhomme qui tient un tamis sous un bouc

    quun autre est en train de traire.

    31

  • II. Essais dinterprtation

    Nous allons maintenant tenter de pntrer le sens de cette histoire dun malade

    paranode et dy dcouvrir les complexes et les forces instinctives de la vie

    psychique nous connus. Nous pouvons aborder ce problme par deux faces : en

    partant soit des manifestations dlirantes du patient lui-mme, soit des

    circonstances qui occasionnrent sa maladie.

    La premire de ces voies semble sduisante depuis que C.-G. Jung nous en a

    donn un brillant exemple en interprtant, grce cette mthode, un cas

    incomparablement plus grave de dmence prcoce, dont les symptmes

    scartaient infiniment de la normale33. En outre, la grande intelligence de notre

    patient, et le fait quil ft si communicatif, semblent devoir nous faciliter la

    solution du problme si nous labordons de ce ct. Lui-mme nous donne assez

    souvent la cl du mystre, en ajoutant incidemment une proposition dlirante un

    commentaire, une citation ou un exemple, ou bien encore en opposant une

    ngation expresse un parallle qui lui est venu lesprit. II suffit alors, dans ce

    dernier cas, de suivre notre technique psychanalytique habituelle, cest--dire de

    laisser tomber ce revtement ngatif, de prendre lexemple cit pour la chose elle-

    mme, de regarder la citation ou la confirmation comme tant la source originelle,

    et nous nous trouvons alors en possession de ce que nous cherchions : la

    33 C.-G. Jung : Ueber die Psychologie der Dementia praecox (De la psychologie de la Dmence

    prcoce), 1907.

    32

  • II. Essais dinterprtation

    traduction du mode dexpression paranode en le mode dexpression normal. Nous

    citerons lappui de cette technique un exemple qui mrite peut-tre dtre expos

    plus en dtail : Schreber se plaint des ennuis que lui causent les oiseaux dits

    miraculs , ou parlants , auxquels il attribue une srie de qualits vraiment

    frappantes (pp. 208-214). Daprs lui telle est sa conviction ces oiseaux sont

    constitus par des vestiges de ci-devant vestibules du ciel , cest--dire par des

    reliquats dmes humaines devenues bienheureuse : ils sont chargs de poison

    de cadavre 34 et alors lchs contre lui. On les a mis en tat de rpter des

    phrases dnues de sens apprises par cur , phrases qui leur ont t serines .

    Chaque fois que ces oiseaux se sont dchargs sur lui de leur charge de poison de

    cadavre, cest--dire quils ont jusqu un certain point dbit les phrases quon

    leur a serines , ils se dissolvent en une certaine mesure dans son me lui en

    profrant ces mots Sacr gaillard ! , ou bien Le diable lemporte ! , les seuls

    mots quils soient encore capables de profrer pour exprimer leurs sentiments

    rels. Ils ne comprennent pas le sens des paroles quils noncent, mais ils sont, de

    par leur nature, dous de rceptivit en ce qui touche la similitude des sons, qui

    na pas besoin dtre absolue. Par suite, il leur importe peu que l'on dise :

    Santiago ou Karthago ;

    Chinesentum ou Jesum Ghristum ;

    Abendrot ou Atemnot ;

    Ariman ou Ackennan, etc... 35 (p. 210).

    34 Ptomanes.

    35 Santiago ou Cartilage

    Chinoiserie ou Jsus-Christ

    Coucher de soleil ou dyspne

    Ahriman ou laboureur.

    (N. d. T.)

    33

  • II. Essais dinterprtation

    En lisant cette description des oiseaux, on ne peut se dfendre de lide quelle

    doit en ralit se rapporter des jeunes filles. On compare en effet volontiers

    celles-ci, quand on est dhumeur critique, des oies, on leur attribue de faon peu

    galante une cervelle doiseau , on les accuse de ne rien savoir dire que des

    phrases apprises par cur et de trahir leur peu de culture en confondant les mots

    trangers de consonance analogue. Le sacr gaillard ! , les seuls mots que les

    oiseaux sachent profrer srieusement, reprsenterait alors le triomphe du jeune

    homme qui a russi leur en imposer. Et voil que, quelques pages plus loin, se

    trouve un passage qui confirme cette interprtation : Afin de les distinguer, jai,

    en manire de plaisanterie, donn des noms de filles un grand nombre des mes

    doiseaux qui restent, car, par leur curiosit, leur penchant pour la volupt, etc...,

    on peut dans leur ensemble les comparer en premier lieu des jeunes filles. Une

    partie de ces noms de filles ont par la suite t adopts par les rayons de Dieu et

    sont demeurs pour dsigner les mes doiseaux en question. (p. 214). Cette

    facile interprtation des oiseaux miraculs nous indique dans quelle voie il

    faudrait sengager pour arriver comprendre les nigmatiques vestibules du

    ciel .

    Je ne me fais pas dillusion ; il faut une bonne mesure de tact et de rserve

    celui qui abandonne les voies classiques de linterprtation au cours du travail

    psychanalytique, et ses auditeurs ou lecteurs ne le suivront que jusquo leur

    familiarit avec la technique psychanalytique le leur permettra. Lauteur a donc

    toutes les raisons de parer ce risque : une plus grande subtilit de sa part ne doit

    pas avoir pour corollaire un moindre degr de certitude et de vraisemblance dans

    son travail. Il est de plus dans la nature des choses quun analyste exagre la

    prudence, un autre la hardiesse. On ne pourra tracer les justes limites o doit se

    tenir une interprtation quaprs de nombreux essais et une plus grande familiarit

    avec les objets de lanalyse. Dans le cas de Schreber, la rserve mest impose par

    la circonstance suivante : les rsistances la publication des Mmoires dun

    34

  • II. Essais dinterprtation

    nvropathe eurent du moins ce succs quune partie considrable du matriel,

    sans doute la plus importante pour la comprhension du cas, nous demeure

    inconnue36. Le chapitre III, par exemple, souvre par ce prambule plein de

    promesses :

    Je vais maintenant dabord traiter de quelques autres vnements relatifs

    dautres membres de ma famille, vnements qui pourraient bien tre en rapport

    avec lassassinat dme que nous avons postul. Ces vnements sont tous plus ou

    moins empreints de quelque chose dnigmatique quil est difficile dexpliquer

    daprs la seule exprience courante des hommes. (p. 33). Mais la phrase

    suivante nous le dclare : La suite du chapitre na pas t imprime, tant

    impropre la publication. Je devrai par suite tre satisfait si je puis ramener du

    moins ce qui constitue le noyau du dlire, avec quelque certitude, des mobiles

    humains connus.

    Dans cette intention, je rapporterai une partie de lhistoire du malade dont

    limportance, dans les expertises, nest pas estime sa juste valeur, bien que le

    malade lui-mme ait tout fait pour la mettre au premier plan. Je veux parler des

    rapports de Schreber son premier mdecin, le Conseiller intime Professeur

    Flechsig, de Leipzig.

    36 Si l'on jette, crit le Dr Weber dans son rapport, un coup dil densemble sur ce que

    contient ce document, si lon considre labondance des indiscrtions quil contient, tant en ce

    qui touche Schreber lui-mme quen ce qui concerne dautres personnes, si l'on envisage la

    faon sans vergogne avec laquelle il dpeint les situations et les vnements les plus dlicats et

    les plus impossibles admettre du point de vue de lesthtique, ainsi que l'emploi des gros

    mots les plus choquants, etc.., on trouvera tout fait incomprhensible qu'un homme, par

    ailleurs connu pour son tact et la dlicatesse de ses sentiments, puisse projeter daccomplir un

    acte destin le compromettre aussi gravement devant l'opinion publique, moins que... ,

    etc... (p. 402). Certes, les dernires qualits que lon puisse demander une histoire de malade

    ayant pour but de dcrire les troubles de lhomme malade et les luttes de celui-ci en vue de se

    rtablir, cest la discrtion et la grce esthtique .

    35

  • II. Essais dinterprtation

    Nous le savons dj : la maladie de Schreber avait au dbut le caractre dun

    dlire de perscution, caractre qui ne seffaa qu partir du moment critique o

    la maladie changea de face ( rconciliation ). Les perscutions se firent alors de

    plus en plus supportables, lobjectif dabord ignominieux de l'masculation dont

    Schreber tait menac fut alors refoul larrire-plan par un objectif nouveau

    conforme lordre de lunivers. Mais lauteur premier de toutes les perscutions

    tait Flechsig, et il demeura leur instigateur durant tout le cours de la maladie37.

    En quoi consistait, proprement parler, le forfait de Flechsig. et quels

    pouvaient en tre les motifs, voil ce que le malade raconte avec une imprcision

    et une obscurit bien caractristiques. Si nous jugeons la paranoa daprs

    lexemple, qui nous est bien mieux connu, du rve, nous reconnatrons dans cette

    obscurit et cette imprcision les indices dun travail particulirement intense dans

    llaboration du dlire. Flechsig aurait assassin l'me du malade, ou tent de

    lui assassiner l'me , un acte mettre en parallle avec les efforts du diable

    ou des dmons pour semparer dune me, acte dont le prototype tait peut-tre

    fourni par des vnements qui se seraient passs entre des membres de la famille

    Flechsig et des membres de la famille Schreber, tous depuis longtemps dcds38.

    On aimerait en apprendre davantage sur ce que signifie cet assassinat dme ,

    mais ici encore les sources de notre information viennent tarir de faon

    tendancieuse : En quoi consiste, proprement parler, lessence de lassassinat

    37 Schreber, dans la lettre ouverte Flechsig qui sert de prface son livre, crit : Aujourdhui

    encore les voix qui me parlent profrent votre nom des centaines de fois par jour. Elles vous

    nomment dans des contextes qui se reproduisent sans cesse, en particulier en tant quauteur

    premier des dommages que jai subis. Et ceci, bien que les relations personnelles qui, pendant

    un certain temps, existaient entre nous se soient depuis longtemps estompes larrire-plan,

    de telle sorte que jaurais difficilement moi-mme des raisons de me souvenir de vous, et

    moins de raisons encore de le faire avec le moindre ressentiment (p. VIII).

    38 P. 22 et suiv.

    36

  • II. Essais dinterprtation

    dme, et, si lon peut sexprimer ainsi, sa technique, je ne saurais en dire plus

    long que ce qui a t indiqu plus haut. On pourrait peut-tre encore ajouter

    seulement ceci (ici suit un passage impropre la publication). (p. 28). Par suite

    de cette omission, nous restons dans lignorance de ce que Schreber entend par

    assassinat dme . Nous mentionnerons plus loin la seule allusion ce sujet

    qui ait chapp la censure.

    Quoi quil en soit, le dlire de Schreber subit bientt une nouvelle volution

    touchant les rapports du malade Dieu, ceci sans modifier les rapports du malade

    Flechsig. Si Schreber avait jusqualors regard Flechsig seul (ou plutt lme de

    celui-ci) comme son ennemi proprement dit et Dieu tout-puissant comme son

    alli, il ne pouvait prsent plus se dfendre de lide que Dieu lui-mme tait le

    complice, sinon linstigateur, de toute lintrigue dirige contre lui (p. 59).

    Cependant Flechsig garda le rle de premier sducteur, linfluence duquel Dieu

    avait succomb (p. 60). Il avait russi slever jusquau ciel, avec son me

    entire, ou avec une partie de celle-ci, et devenir ainsi sans avoir pass par la

    mort et subi une purification antrieure un capitaine de rayons39.

    Lme de Flechsig conserva ce rle mme aprs que le malade et quitt la

    clinique de Leipzig pour la maison de sant du Dr Pierson. Linfluence de cette

    nouvelle ambiance se manifesta par ladjonction dune nouvelle me, celle de

    l'infirmier en chef (en qui le malade avait reconnu quelquun ayant habit

    39 Daprs une autre version trs significative, mais bientt abandonne, Flechsig se serait tir

    une balle dans la tte soit Wissembourg en Alsace, soit au poste de police de Leipzig. Le

    patient vit passer son enterrement, mais le cortge ne suivait pas le chemin quon aurait d

    sattendre lui voir prendre vu les emplacements respectifs de la Clinique de lUniversit et

    du cimetire. Flechsig lui apparut encore dautres fois en compagnie dun agent de police ou

    en train de parler avec sa propre femme. Schreber fut tmoin de cet entretien par le moyen des

    connexions nerveuses et cest au cours de cette conversation que Flechsig se qualifia devant sa

    femme de Dieu Flechsig, ce qui inclina celle-ci le croire fou (p. 82).

    37

  • II. Essais dinterprtation

    autrefois la mme maison que lui) sous le nom de lme de von W.40. Lme de

    Flechsig commena alors pratiquer le systme du fractionnement dme,

    systme qui acquit bientt une grande envergure. un certain moment, il y avait

    de 40 60 de ces fractions de l'me de Flechsig ; deux de ces fractions, les

    plus grandes, reurent les noms de Flechsig suprieur et de Flechsig du milieu (p.

    111). L'me de von W. (celle de linfirmier en chef) se comportait exactement de

    mme. Cependant, ctait trs drle dobserver comment ces deux mes, malgr

    lalliance quelles avaient conclue, guerroyaient : lorgueil nobiliaire de lun et la

    vanit professorale de lautre se heurtaient rciproquement (p. 113). Ds les

    premires semaines du sjour de Schreber Sonnenstein (la maison de sant o il

    fut finalement envoy en lt de 1894), lme de son nouveau mdecin, le Dr

    Weber, entra aussi en action, et bientt aprs se produisit dans lvolution du

    dlire de Schreber ce revirement que nous connaissons dj sous le nom de

    rconciliation.

    Pendant la dernire partie de son sjour Sonnenstein, alors que Dieu

    commenait mieux savoir apprcier le malade, se produisit une razzia sur les

    mes, lesquelles staient multiplies au point de devenir un flau. Il sensuivit

    que lme de Flechsig ne garda que deux de ses formes et lme de von W. quune

    seule. Cette dernire disparut bientt tout fait, les fractions de lme de Flechsig,

    qui peu peu perdirent leur intelligence comme leur pouvoir, reurent les noms de

    Flechsig postrieur et de Parti du Eh bien ! La Lettre ouverte Monsieur le

    Conseiller intime Professeur Flechsig , qui sert de prface au livre, nous enseigne

    que lme de Flechsig avait conserv jusqu la fin toute son importance.

    Dans ce curieux document, Schreber lassure : cest sa conviction ferme que le

    mdecin qui linfluence a eu les mmes visions que lui-mme et les mmes

    40 Les voix dirent Schreber, au sujet de von W..., quau cours dune enqute ce von W... aurait

    dit, exprs ou par ngligence, des choses fausses, en particulier laurait accus de se livrer

    lonanisme : en punition, von W... tait prsent condamn servir le patient (p. 108).

    38

  • II. Essais dinterprtation

    rvlations relatives aux choses surnaturelles. Il affirme ds la premire page que

    lauteur des Mmoires dun nvropathe na pas la moindre intention de sen

    prendre l'honneur du mdecin. Il le rpte avec srieux et emphase en rapportant

    son cas (pp. 343, 445) ; on voit quil sefforce de distinguer l'me de Flechsig du

    vivant du mme nom ; le Flechsig rel du Flechsig de son dlire41.

    Ltude dun certain nombre de cas de dlire de perscution nous ont conduits,

    moi ainsi que quelques autres investigateurs, cette ide que la relation du malade

    son perscuteur peut se ramener dans tous les cas une formule trs simple42. La

    personne a laquelle le dlire assigne une si grande puissance et attribue une si

    grande influence, et qui tient dans sa main tous les fils du complot, est quand

    elle est expressment nomme la mme que celle qui jouait, avant la maladie,

    un rle dimportance gale dans la vie motionnelle du patient, ou bien une

    personne substitue cette premire personne et facile reconnatre comme telle.

    Limportance motionnelle qui revient cette personne est projete au dehors sous

    forme de pouvoir venant de lextrieur, la qualit de lmotion est change en son

    contraire ; celui que lon hait et craint prsent en tant que perscuteur fut en son

    temps aim et vnr. La perscution que postule le dlire sert avant tout

    justifier le changement dattitude motionnelle de la part du patient.

    41 Il me faut daprs cela admettre comme possible que tout ce que j'ai crit dans les premiers

    chapitres de mes Mmoires sur des processus se trouvant en liaison avec le nom de Flechsig

    ne se rapporte qu lme de Flechsig, qu'il convient de distinguer de lhomme vivant. Que

    cette me ait une existence indpendante, voil qui est certain, bien quimpossible expliquer

    par des moyens naturels (p. 342).

    42 Comp. K. Abraham : Die psychosexuellen Differenzen der Hystrie und der Dementia

    prcox ( Les diffrences psycho-sexuelles entre lhystrie et la dmence prcoce),

    Zentralblatt fr Nervenh. und Psychiatrie, juillet 1908. Dans ce travail, le scrupuleux auteur,

    se rfrant une correspondance change-entre nous, m'attribue une influence sur l'volution

    de ses ides.

    39

  • II. Essais dinterprtation

    De ce point de vue, examinons les relations qui avaient auparavant exist entre

    le patient et son mdecin et perscuteur Flechsig. Nous le savons : en 1884 et

    1885, Schreber avait dj t atteint dune premire maladie nerveuse, qui stait

    droule sans que survienne aucun accident touchant la sphre du surnaturel

    (p. 35). Pendant que Schreber se trouvait dans cet tat, alors qualifi

    d hyponchondrie , tat qui semblait se tenir dans les limites dune nvrose,

    Flechsig tait son mdecin. Schreber passa alors six mois la Clinique de

    l'Universit de Leipzig. Nous apprenons que Schreber, lorsquil fut guri de cette

    premire maladie nerveuse, avait gard de son mdecin un souvenir reconnaissant.

    Le principal est quaprs une assez longue priode de convalescence, passe

    voyager, je finis par gurir ; je ne pouvais donc alors tre rempli que des

    sentiments de la plus vive reconnaissance envers le Professeur Flechsig ; je donnai

    dailleurs une expression toute spciale ces sentiments et par une visite

    ultrieure que je fis Flechsig et par les honoraires que je lui remis, honoraires

    que je jugeai proportionns ce que je lui devais. Il est vrai que Schreber, dans

    les Mmoires , ne loue pas sans faire quelques rserves le premier traitement

    quil reut de Flechsig, mais ceci sexplique aisment par lattitude contraire quil

    avait adopte depuis lors. Le passage qui suit immdiatement celui que nous

    venons de citer tmoigne de la cordialit primitive de ses sentiments pour le

    mdecin qui lavait trait avec tant de succs : La reconnaissance fut peut-tre

    encore plus profonde de la part de ma femme, laquelle vnrait dans le Professeur

    Flechsig celui-l mme qui lui avait rendu son mari ; cest pourquoi elle garda

    pendant des annes sur son bureau le portrait de Flechsig. (p. 36).

    Ne sachant rien de la causation de la premire maladie (quil serait

    indispensable de comprendre pour pouvoir vraiment lucider la seconde et plus

    grave maladie), il nous faut maintenant nous lancer laventure dans linconnu.

    Nous le savons : au cours de lincubation de la maladie (cest--dire entre la

    nomination de Schreber. en juin 1893, et son entre en fonction, en octobre 1893),

    40

  • II. Essais dinterprtation

    il rva plusieurs reprises que sa vieille maladie nerveuse tait revenue. Une autre

    fois, pendant un tat de demi-sommeil, il eut tout coup limpression quil devait

    tre beau dtre une femme soumise laccouplement. Schreber rapporte lun

    immdiatement aprs les autres ces rves et ce fantasme ; si, notre tour, nous les

    rapprochons, quant leur contenu, nous pourrons en dduire que le souvenir de la

    maladie veilla aussi celui du mdecin et que lattitude fminine manifeste dans

    le fantasme se rapportait ds lorigine au mdecin. Ou peut-tre ce rve : la vieille

    maladie est revenue, exprimait en somme cette nostalgie : je voudrais revoir

    Flechsig. Notre ignorance du contenu psychique de la premire maladie nous

    empche daller plus loin dans ce sens. Peut-tre un tat de tendre attachement

    avait-il subsist en Schreber titre de reliquat de cet tat morbide, attachement

    qui, prsent pour des raisons inconnues sintensifia au point de devenir

    une inclination rotique. Ce fantasme rotique qui restait encore lcart de

    lensemble de la personnalit fut aussitt dsavou par la personnalit

    consciente de Schreber ; il lui opposa une vritable protestation mle , pour

    parler comme Alfred Adler, mais pas dans le mme sens que celui-ci43. Cependant,

    dans la psychose grave qui clata bientt aprs, le fantasme fminin saffirma

    irrsistiblement, et il nest besoin damender que fort peu limprcision paranode

    des termes employs par Schreber pour deviner que le malade craignait que le

    mdecin lui-mme abust sexuellement de lui. La cause occasionnelle de cette

    maladie fut donc une pousse de libido homosexuelle, lobjet sur lequel cette

    libido se portait tait sans doute ds lorigine le mdecin Flechsig, et la lutte

    contre cette pulsion libidinale produisit le conflit gnrateur des phnomnes

    morbides.

    43 Adler : Der psychische Hermaphroditismus im Leben und in der Neurose

    ( Lhermaphrodisme psychique dans la vie et dans la nvrose ), Fortschritte der Medizin,

    1910, n 10. Daprs Adler, la protestation mle participe la gense du symptme, dans le

    cas prsent la personne proteste contre le symptme tout constitu.

    41

  • II. Essais dinterprtation

    Je marrte ici afin de faire face lorage dattaques et dobjections que jaurai

    soulev. Quiconque connat ltat actuel de la psychiatrie doit sattendre au pire.

    Accuser dhomosexualit un homme dun niveau moral aussi lev que lex-

    prsident de la Cour de Cassation Schreber ne constitue-t-il pas une

    impardonnable lgret, un abus et une calomnie ? Non, car le malade a lui-mme

    fait connatre lunivers le fantasme de sa transformation en femme, et il sest mis

    au-dessus de toutes les susceptibilits personnelles, au nom dun intrt suprieur.

    Il nous a par suite confr nous-mmes le droit de nous occuper de ce fantasme,

    et le fait de lavoir traduit en termes mdicaux na rien ajout son contenu.

    Certes, mais le malade ne jouissait pas de sa raison quand il la fait, son ide de

    transformation en femme tait une ide dlirante. Nous ne lavons pas oubli.

    Aussi ne nous soucions-nous que de la signification et de lorigine de cette ide

    morbide. Et nous en appelons la distinction, que Schreber lui-mme tablit, entre

    Flechsig lhomme et Flechsig lme . Nous ne lui reprochons dailleurs rien, ni

    davoir eu des pulsions homosexuelles, ni de stre efforc de les refouler. Ce

    malade pourrait donner une leon aux psychiatres, car, malgr son dlire, lui du

    moins sefforce de ne pas confondre le monde de linconscient avec le monde de

    la ralit.

    Mais, objectera-t-on encore, il nest nulle part expressment dit que la

    transformation en femme que Schreber redoutait dt saccomplir au profit de

    Flechsig. Cest exact, cependant il nest pas difficile de comprendre pourquoi

    une accusation aussi grave nest pas profre dans ces mmoires destins la

    publicit, et dans lesquels Schreber tait soucieux de ne pas offenser Flechsig

    lhomme . Mais les attnuations apportes de ce fait la manire de sexprimer

    de Schreber ne vont pas jusqu voiler entirement le sens rel de cette accusation.

    On peut soutenir que ce sens sexprime aprs tout ouvertement dans un passage tel

    que celui-ci : De cette faon, un complot se perptra contre moi (en mars ou

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  • II. Essais dinterprtation

    avril 1894 environ). Ce complot avait pour objet, une fois ma maladie nerveuse

    reconnue comme incurable, ou suppose telle, de me livrer un homme de telle

    sorte que mon me ft abandonne, tandis que mon corps..., chang en un corps

    de femme, devait tre abandonn... comme tel lhomme en question, en vue

    dabus sexuels44. (p. 56). II est superflu de le faire observer : dans le texte

    personne nest jamais nomm que lon pourrait mettre la place de Flechsig. Vers

    la fin du sjour de Schreber la clinique de Leipzig, cette peur se fait jour en lui :

    Il pourrait tre jet aux infirmiers en vue dabus sexuels (p. 98). Et lattitude

    fminine envers Dieu, que Schreber avoue sans vergogne aux stades ultrieurs de

    son dlire, lve certes les derniers doutes qui pourraient subsister au sujet du rle

    originel attribu au mdecin. Lautre des reproches levs contre Flechsig retentit

    bruyammen