Histoires impriales et coloniales dAncien Rgime : un regard sur lEtat moderne.

Antnio Hespanha magistro discipuli

1) Lhistoire impriale : une alternative lhistoire nationale des Etats ?

Dans son essai sur l Etat souverain et ses rivaux , Hendrik Spruyt dcrit le Saint Empire de la fin du Moyen ge comme une organisation non territoriale , au mme titre que lEglise. Un rseau de fiefs, de villes, de diocses, de communauts et de 1principauts reconnaissait la suzerainet de lEmpereur, et reprsentait ses intrts la Dite. Cet ensemble politique ne rpond pas aux traits caractristiques de lEtat souverain, tel quon le dfinit communment. Lempire noffrait ni unit juridictionnelle ni continuit territoriale. Des historiens ont renouvel lapproche des formes institutionnelles qui rgissaient politiquement les socits avant que lunit et lindivisibilit de lEtat-nation se soient imposes lpoque contemporaine. Ces recherches se sont dployes plusieurs chelles. On en repre aisment deux. La premire porte sur la vie antrieure des Etats nationaux dEurope. La seconde embrasse les phnomnes dexpansion territoriale et de constitution dempires coloniaux.

Chez nombre dauteurs, ces dimensions sont troitement articules. Deux chantiers historiographiques ont fond le lien entre les deux perspectives. Le premier est la recherche dune criture de lhistoire britannique par opposition lhistoire anglaise , inaugure par John Pocock, en 1973. Le deuxime est lanalyse de 2lEurope des monarchies composites propose par John H. Elliott. Dans le premier 3cas, les historiens sont invits multiplier les points de vue sur les processus de transformation de larchipel britannique, en intgrant non seulement les expriences galloise, cossaise et irlandaise, mais encore celles des colonies de lEmpire. Cest pourquoi, lhistoire britannique et de lhistoire atlantique anglophone ont partie lie, comme le montre Nicholas Canny, depuis une quarantaine dannes. Dans le 4second cas, les territoires europens qui forment le noyau de la monarchie hispanique et les conqutes espagnoles dOutre-mer appellent une approche commune. Le caractre imprial de Charles Quint tient autant aux hritages quil reoit en nom personnel et son lection la couronne impriale, qu la cration dun immense empire territorial en Amrique pour lessentiel. Il tient aussi la propagande politique dploye par les

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hommes de plumes de sa cour, attachs donner sens une construction devenue exorbitante. 5Les deux cas, britannique et hispanique, offrent une grande lisibilit pour comprendre la fois le caractre compos des monarchies modernes et la part des entreprises coloniales dans lvolution de ces ensembles complexes. Mais ils ne sont pas seuls. A 6la fin du XVIe sicle et pendant le XVIIe sicle, lmancipation dune partie des Pays-Bas contre lEspagne, la formation des Provinces Unies et les entreprises maritimes hollandaises ne sauraient tre comprises isolment. Quant lEmpire colonial des 7Portugais, le plus prcoce de ceux que lEurope a forms, il nobit gure au modle hispanique, tant la mtropole est juridiquement unie, tant les dominions sont de nature disparate. Lexpression monarchie pluricontinentale , parat satisfaire certains historiens portugais et brsiliens. Quel que soit le terme retenu, les discussions sur 8cette dnomination indiquent que les histoires mtropolitaine et coloniale du monde portugais sont devenues indissociables. Cest autour du cas portugais que porteront la plupart de nos propositions.

Lhistoire impriale qui scrit aujourdhui, ne reproduit gure le style triomphal des historiographies du XIXe et du premier XXe sicles. Comment en serait-il autrement, puisquelle fait obstacle une vision trop linaire des progrs de la construction tatique, depuis le Moyen ge central jusqu lpoque contemporaine ? Elle dploie des lectures plus complexes et plus instables de ce quont t les configurations politiques anciennes : moins de convergence interne, plus dinteractions avec les mondes extrieurs ; moins de verticalit administrative, plus de diversit des sources du commandement. 9Si lorganisation ancienne des autorits politiques tait un systme fond sur lhtronomie juridique de ses composantes, alors on doit supposer que les rvolutions librales ont signifi une rupture majeure dans lordre institutionnel. Ce passage serait celui de la liquidation de la forme empire au profit de la forme Etat. Mais ds lquation pose, on en pressent les faiblesses. Il suffit de songer la diversit des statuts des

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personnes et des territoires quont autorise le lgislateur et les juges dans lempire colonial franais, sous rgime rpublicain. Cest pourquoi, dans le volume quils ont consacr aux empires, Jane Burbank et Frederick Cooper dnoncent le risque quil y aurait rduire les transformations contemporaines au passage dune forme lautre, de lEmpire lEtat. Les travaux dAlexe Miller sur la question nationale dans lempire 10des Romanov offrent une illustration de ce point de vue critique, car ils montrent combien les structures impriales et laffirmation des nationalits se sont mutuellement renforces. 11Lopposition entre un pass pluraliste des empires et un prsent unifi des Etats est trop simple pour rendre compte des transformations politiques modernes et contemporaines. Une telle construction ne peut plus retenir lattention, alors que les historiens testent de nouvelles dimensions de lexprience politique, depuis des dlibrations microscopiques jusqu des phnomnes dampleur mondiale. Dans cette ouverture des chelles, lEtat ne saurait occuper de place privilgie. Si les notions d Etats dAncien Rgime et de systmes impriaux semblent trop univoques, celle de formation impriale place laccent sur les processus constitutifs des empires modernes en perptuelle reconfiguration. Du coup, les enqutes historiques interrogent 12la plasticit de ces formations politiques.Cette approche accorde une grande importance la diversit linguistique et juridique, religieuse et culturelle que les institutions impriales devaient constater, dcrire, agencer, amodier et grer. Dans lempire portugais, la pluralit des droits et lautorit des tribunaux locaux illustrent ces phnomnes, quil sagisse de l Etat portugais de lInde (Estado da India) , des tablissements de lAngola ou du Mozambique, ou des 13villes de lAmrique portugaise. La prsence dune population esclave africaine Lisbonne, la cration de socits soit dominante portugaise, soit dominante luso-africaine dans les archipels atlantiques, tout comme les usages diffrencis du droit crit au nord et au sud du Portugal : ces questions appartiennent tout autant lhistoire politique du pays, au sens le plus traditionnel, qu celle de son expansion sur mer et sur terre. De cette faon, ltude de lempire ne rhabilite pas le caractre ethnocentrique de lhistoire nationale, mais ne confie pas davantage aux terrains exotiques la fonction dantidotes leurocentrisme. Au contraire, la recherche sur les formations impriales permet de rvler un certain nombre de postulats discutables de lhistoire de la formation des Etats, tout en tendant le domaine de la recherche la dimension dexpriences que traversaient effectivement les agents de ces institutions.

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Parmi les entreprises visant ne pas scinder domaine mtropolitain et domaine colonial, les tudes atlantiques ont suscit de grandes avances. Cependant, ce modle fait dsormais lobjet de critiques de deux ordres : dun ct, toutes les rgions concernes ne sont pas traites avec la mme intensit (le Nord plus que le Sud ; lEurope et les Amriques plus que lAfrique), dun autre ct, nombre de processus historiques qui traversent les espaces atlantiques ne peuvent tre compris quen relation avec les volutions de la Mditerrane et de lOcan Indien . Concernant, par exemple, les 14rvolutions dites atlantiques (Etats-Unis, France, Hati), le cadre de lAtlantique seul est devenu un obstacle pour comprendre des processus historiques majeurs. 15

La question des bornes chronologiques de lhistoire atlantique demeure ouverte. Des mdivistes soulignent que lexpansionnisme anglo-normand au dtriment du Gaeldom peut tre interprt comme la premire tape de lEnglish Empire. Robert Bartlett 16dcrit lexpansion dun noyau franco-latin et anglo-normand en direction de lEst europen et du Sud euro-mditerranen, depuis le XIIe sicle. Il souligne les caractres coloniaux de ce mouvement. Ses propositions font cho dautres travaux sur 17diffrents thtres europens. Ainsi, lexpansion des Aragonais en Mditerrane a 18favoris la cration de plantations sucrires servies par une main duvre esclave. Ces tablissements se dveloppent au moment o Castillans et Portugais prennent pied, de leur ct, aux Canaries. Au-del des priodisations et des continents, Jrme Baschet rflchit sur le caractre fodal de lencomienda castillane en Nouvelle Espagne, tout au long du XVIe sicle. 19

Depuis les travaux dAlphonse Dupront, James Muldoon, Lus Filipe Thomaz au Portugal, Alain Milhou et Antonio Garca Espada, lhistoire des Croisades stend bien au-del de lchec de Saint Louis devant Tunis en 1270. Elle concerne dsormais

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lpoque moderne et lexpansion atlantique. Pour les royaumes ibriques, dans leurs 20relations avec la papaut, la promesse dextension de la Chrtient aux dpends de lIslam est rcompense par de nouvelles ressources conomiques et symboliques. Tout comme en Afrique du Nord, laventure amricaine permet dtablir les cadets de la chevalerie. Ainsi, la dynamique qui pousse les conquistadores aux Amriques prolonge les pratiques dune noblesse qui investit sur des conqutes en terres musulmanes. La prise de Ceuta par les Portugais en 1415 prolonge le mouvement de conqute chrtienne de la pninsule Ibrique. Ds les dbuts du XVe sicle, les rois du Portugal ont obtenu des papes quils statuent sur leur droit exclusif poursuivre luvre de restauration de la Chrtient en terres africaines contre les puissances islamiques. Avec les traits dAlcaovas-Toledo de 1479, le roi portugais se trouvait en position de revendiquer pour sa couronne les ctes et les les dcouvertes en de de cent lieues louest des Canaries. Au-del, les navigateurs portugais ne jouiraient daucun droit de conqute. Le Portugal estimant ces arrts trop favorables aux Espagnols, Ferdinand et Isabelle durent rouvrir la ngociation. Les points essentiels de laccord de 1494, le 21Trait de Tordesillas, sont llargissement de la zone attribue la navigation. Les autres puissances europennes, notamment protestantes, ont dsign le trait comme un modle dabus. Sa rfutation par Grotius dans le Mare Liberum (1609), est tenue pour lacte de naissance du droit international. Ces contestations sont postrieures aux vnements de 1494, et elles brouillent linterprtation de ce qui se jouait alors. Les Portugais ngociaient sur des coordonnes abstraites, antrieures toute dcouverte relle. Contrairement aux accords prcdents qui identifient des itinraires licites et prcisent les conditions de mouillage, les traits dAlcaovas et de Tordesillas divisent les espaces ocaniens, indpendamment de ce quils pourraient contenir. Le domaine 22conqurir, bien quabstrait et antrieur toute reconnaissance, est nanmoins dfini : il sagit de lAtlantique. Ltendue ocanienne dispute a ainsi partie lie avec de nouvelles conceptions de lespace. Cette innovation culturelle dsigne sans doute un seuil dentre dans une certaine modernit occidentale.Mais la construction de lAtlantique ne porte pas une rvolution des pratiques. Les navigations portugaises, gnoises, normandes, flamandes et castillanes prs des ctes ocaniennes du Maroc sont la matrice de la formation de lAtlantique. Les modes de 23

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pilotage qui assurent les liaisons entre Madre, les Canaries, le Cap-Vert, les Aores et le continent prolongent les formes de navigation connues des Balares la Sicile et la Sardaigne, jusque vers la Crte et la mer Ege. Le premier Atlantique des Ibriques demeure une prolongation de la Mditerrane dans limmensit ocanique. 24

Ainsi, le trafic des esclaves en Mditerrane et la traite atlantique ne sont pas des phnomnes disjoints et successifs, lun mdival et lautre moderne. Depuis le XVe 25sicle, les marchs aux esclaves de Valence et de Lisbonne sont considrables, et les provenances des victimes demeurent diverses : originaires des Balkans, du Maghreb et dAfrique subsaharienne arrivent dans les ports ibriques. Lusage de leur force de 26travail dans les exploitations sucrires de Sicile ou des Balares se reproduit dans les archipels atlantiques (Canaries, Madre). Il annonce le systme cariben et amricain 27des plantations. Avec de grandes diffrences toutefois : esclaves, affranchis et salaris travaillent ensemble et la pratique de la manumission est gnralise. Le ngoce des esclaves a une double fonction en Mditerrane : fournir une main duvre contrainte aux planteurs et offrir aux autorits royales le fruit de lourdes taxes sur ces transactions. Ces traits ne sont pas absents des plantations amricaines ni des compagnies jouissant du monopole de la traite transatlantique.Dans le mouvement qui mit les Europens au contact de toutes les rgions et de la plupart des populations du monde, le rle des Portugais et des Espagnols a t pionnier. Ils ont absorb le choc de la nouveaut et ont offert leur exprience en spectacle, cest--dire en textes et en images, aux autres Europens. La notion de dcouverte na pas le mme sens, pour les conqutes des Portugais au Maghreb et leurs navigations en Asie, ou bien lexploration de la cte Ouest de lAfrique subsaharienne et, enfin, labordage de lAmrique. Dans les premiers cas, les Europens disposaient de connaissances sur les socits concernes. Les tablissements portugais en Afrique du Nord, et les routes maritimes quils ont investies du Golfe Persique la Mer de Chine ont permis daccumuler des informations sur des mondes avec lesquels les Europens navaient cess dentretenir des contacts. En revanche, les Europens ne savaient que 28peu de choses sur lAfrique noire, du moins avant la diffusion de la chronique de Zurara (1468), et rien sur les Amriques. Enfin, si le contact avec Nouveau Monde signifie larrive dEuropens dans des rgions aux territoires et aux populations inconnus et,

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comme aux Carabes, la rapide destruction des peuples ainsi dcouverts , tout a commenc bien avant 1492. Les navigations des pilotes Normands, Gnois et Portugais aux Canaries la fin du XIVe sicle et lexploitation des les par des colons Espagnols au cours du XVe sicle rpondent aux deux critres. Dune part, les Europens 29entrrent alors en contact avec les Guanches, sur lesquels il nexistait aucune description pralable. Dautre part, ces insulaires furent soumis des traitements effroyables, depuis la rduction en esclavage jusqu lextinction biologique, avant que Christophe Colomb ne se lance dans la navigation plein Ouest. Aujourdhui, lhistoire atlantique saffranchit de la date magique de 1492, impose par la clbration de lhispanit, et dune gographie centre sur lAtlantique Nord, impose par les puissances britannique puis tatsuniennes. Lexprience mdivale du contact des trois continents et limportance des relations entre Amrique et Afrique dans lhmisphre sud enrichissent le programme scientifique de faon dcisive. Il ne sagit pas seulement de gagner une profondeur chronologique ou une diversit rgionale. Ces modifications bouleversent les cadres de lhistoire coloniale. En prtant enfin attention lhistoire de lAfrique, elles sortent dune problmatique du pillage subi et restituent aux socits africaines leur capacit daction dans un contexte mouvant. En renouant les liens avec la Mditerrane, elles retrouvent les articulations entre entreprises europennes dAfrique et dAmrique. En ouvrant lventail des configurations sociopolitiques, elles redonnent aux socits coloniales leur degr exact dautonomie et affaiblissent dautant le modle binaire mtropoles / colonies.

2) Quest-ce quune situation coloniale dAncien Rgime ?

Le pluralisme juridique et institutionnel de lAncien Rgime mtropolitain se retrouve dans la sphre coloniale. Cependant, lanalyse des processus coloniaux rvle des phnomnes et suscite des questions spcifiques. Les socits locales interagissent avec les propositions europennes et les rinventent. De mme, les institutions coloniales furent modeles par le contact avec les cultures indignes. Lassociation entre Ancien Rgime et tudes impriales a suscit de vifs dbats entre historiens, de part et dautre de lAtlantique, notamment au Brsil. Ce dbat renvoie une discussion sur le paradigme politique en vigueur en Europe avant 1750, soit la critique de lhistoriographie classique sur lEtat moderne . Lhypothse dun Etat faible , selon 30lexpression dAntnio Hespanha, met en relief la force dautres ples dautorit, comme lglise, les municipalits et les corporations. Laccent est plac sur les obstacles qui sopposent laction coordinatrice du centre, des niveaux aussi diffrents que le juridico-institutionnel, le spatial-territorial, ou le culturel symbolique. Ds lors, un Ancien Rgime sous les Tropiques se dploierait dans un cadre encore

! David Abulafia, The Discovery of Mankind. Atlantic Encounters in the Age of Columbus, New Haven, 29London, Yale University Press, 2008.

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plus pluraliste que celui du royaume, marqu par des forces centrifuges trs puissantes, sous leffet des distances maritimes et terrestres.

Jack P. Greene a incorpor les conclusions du dbat sur lEtat moderne et les a projetes sur lanalyse du contexte colonial anglais. En plaant laccent sur le fait quaucun tat de lEurope moderne ne possdait les ressources coercitives pour tablir une hgmonie en Outre-mer, il analyse le lien colonial comme une configuration politique encore moins coercitive et qui requiert des ngociations diffrents niveaux . De mme, Lus 31Filipe Thomaz confirme cette perspective partir de ses propres recherches. En effet, son article fondateur de 1980 renouvelle lhistoire de lEtat portugais de lInde, en montrant que la structure administrative coloniale en Inde et sur lOcan Indien reposait sur la matrise des routes maritimes et linstallation de forteresses et de comptoirs sur des positions terrestres commercialement stratgiques. Il contestait les lectures nationalistes dun empire asiatique tout-puissant. 32Ainsi, partant de la thse de la dcentralisation des pouvoirs et prenant pour objet lexprimentation des dispositifs dadministration, nous proposons de poursuivre la rflexion en trois directions : des rseaux et des frontires flexibles aux limites ; la colonisation comme traduction ; lempire comme laboratoire social.

Comment dfinit-on le territoire dun empire, alors que les limites ne sont pas traces ? La rponse appelle deux notions, celle de rseau et celle de frontire 33flexible . La premire est forge par un spcialiste de lAsie et la seconde par un 34spcialiste de lAfrique Centrale. Du point de vue de la constitution des situations coloniales dAncien Rgime, elles se recoupent, car laccent est plac sur la labilit et la mobilit de la dfinition des espaces. Le territoire comme espace dlimit dexercice 35

! Jack P. Greene, Negotiated Authorities: Essays in Colonial Political and Constitutional History, 31Charlotesville, University of Virginia Press, 1994; Fernando Novais, Portugal e Brasil na Crise do Antigo Sistema Colonial (1777 1808), So Paulo, Editora Hucitec, 1978; Laura de Mello e Sousa, O Sol e a Sombra: poltica e administrao na Amrica portuguesa do sculo XVIII, So Paulo, Companhia das Letras, 2006; Joo Fragoso, Maria Ftima Gouveia, Maria Fernanda Bicalho, Uma leitura do Brasil colonial. Bases da materialidade e da governabilidade do Imprio, Penlope, Revista de Histria e cincias sociais, 23, 2000, pp. 67-88.

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de souverainet pleine cde la place des espaces de circulation commerciale lintrieur desquels se nouent des alliances politiques et diplomatiques gomtrie variable. La frontire est fluide, puisque travers elle, passent tous les acteurs qui transitent entre un monde colonial officiel et un domaine de prsence officieuse.

L Estado da ndia portugais sapproprie le fonctionnement des rseaux que Denys Lombard a tudi pour lAsie du Sud Est. LEtat Portugais de lInde, malgr quelques tentatives, restait faiblement territorialis. Il se configurait comme un rseau, appuy sur des enclaves stratgiques situes sur les ctes. Goa, Malacca et Ormuz correspondaient aux trois positions cls conquises par Afonso de Albuquerque (1510, 1511 et 1515) pour la matrise du commerce sur lOcan Indien. Elles taient relies par des routes maritimes des comptoirs et des forteresses installes dans les domaines des royaumes territoriaux dInde et dAfrique Orientale.

Dans le systme du rseau, les traits signs avec les autorits locales assurent une aire dinfluence, sans permettre lexercice dune pleine souverainet. Ces accords, forms sur le droit fodal, sont signs ds le dbut du XVIme sicle en Asie et passent ensuite en Afrique o ils demeurent valides jusquau dbut du XXme sicle . Le roi 36du Portugal recourt, ainsi, une forme de suzerainet qui lui confre une position de roi de rois dans ses relations avec des autorits asiatiques et africaines. Ce dispositif lui permet daccder des ressources quaucune conqute territoriale fonde sur la notion de souverainet naurait pu lui offrir entre le XVme et le XIXme sicles. Limpossibilit de fonder des colonies de peuplement, due aux limites dmographiques du royaume et une trs faible prsence de femmes portugaises hors de la mtropole, engendre un empire commercial, avant tout. 37En Afrique et en Amrique, les seules frontires des empires europens se situaient sur les littoraux. Cependant lAtlantique fonctionnait comme un prolongement des hinterlands amricain et africain quil reliait. Sur les continents, la frontire telle quelle sinstitue lentement en Europe nexistait pas. LAmrique et lAfrique constituaient, alors, des espaces dexpansion potentielle et de conqute. Ce sont des aires dinfluence lintrieur desquelles la couronne portugaise construit progressivement le territoire colonial. La titulature des rois, les dsigne comme seigneurs de la conqute . Dans ce cadre, la juridiction sur les personnes est plus structurante que la frontire en elle-mme.

! Jlio Firmino Jdice Bilker, Colleco de Tratados e Concertos de Pazes que o Estado da India 36Portuguesa fez com os Reis e Senhores com quem teve Relaes nas fartes da Asia e Africa Oriental desde o princpio da Conquista at ao fim do sculo XVIII, 14 vols., Lisboa, Imprensa Nacional, 1881-1887; Antnio Vasconcelos Saldanha, Iustum Imperium. Dos Tratados como Fundamento do Imprio dos Portugueses no Oriente. Estudo de Histria do Direito Internacional e do Direito Portugus, Lisboa, Fundao Oriente, 1997; Beatrix Heintze, Luso-african feudalism in Angola? The vassal treaties of the 16th to the 18th century, Revista da Faculdade de Letras da Universidade de Coimbra, 1980, pp.111-131.

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La question des Moluques (1524-1529) contraint les deux couronnes ibriques signer un trait, au terme duquel, pour la premire fois, on faisait concider la ligne imaginaire de lantimridien de Tordesillas avec une dmarcation terrestre. Cependant, il faut attendre le XVIIIme sicle pour que le gouvernement de Lisbonne cherche dfinir les limites continentales de ses possessions au Brsil (trait de Madrid de 1750) et en Angola (1753). Les traits diplomatiques et la ralisation in situ dune 38cartographie systmatique par un corps professionnel dingnieurs ont alors permis de dpasser, du moins sur le papier, limprcision des espaces de domination. Ainsi, la 39territorialisation aura t un processus de trs longue dure, et ne constitue pas un objectif par elle-mme. Progressivement, la limite remplace la juridiction, et lhomognit des formes politiques prend le pas sur lagencement jurisprudentiel ainsi que sur la ngociation cas par cas des relations entre administrateurs coloniaux et autorits locales.

Ces phnomnes modlent la construction de lautorit en contexte colonial. La couronne portugaise opte pour diffrentes solutions juridiques, plutt quelle ne fonde une souverainet homogne et homognisante sur un territoire donn. Ces processus contribuent la formation de couches superposes de formes de souverainet (capitanias-donatarias et villes), de suzerainet (traits) et dextra-territorialit (places fortes et comptoirs) . Des statuts juridiques trs divers, une discontinuit spatiale et la 40pluri-continentalit structuraient ainsi cet empire transocanique.

La question de la souverainet vient lordre du jour, dans des publications rcentes. 41La notion de layered sovereigneties propose par Jane Burbank pour saisir les modes de gouvernement de lempire russe, en est un exemple . Lauteure dveloppe une 42conception constructiviste du territoire et de la territorialit. Elle montre la prsence de logiques spatiales, de dispositifs sociaux ou politiques et finalement dune imagination du politique qui ne sidentifiaient pas obligatoirement avec la souverainet territoriale. Le cas portugais invite enrichir la notion et identifier les processus qui favorisent le passage dun empire engag dans la matrise des rseaux commerciaux vers un empire qui se territorialise et largit ainsi lexercice de facto de sa souverainet. Zoltan Biedermann imagine un principe des Matriochkas et, montre comment, dans le

! Lus Ferrand dAlmeida, Alexandre de Gusmo, o Brasil e o tratado de Madrid (1735-1750), 38Coimbra, Instituto de Investigao Cientfica, 1990.

! Catarina Madeira Santos, Aconstruo de Angola.39

! Antnio Vasconcelos de Saldanha, Conceitos de espao e poder e seus reflexos na titulao rgia 40portuguesa da poca da expanso, La Dcouverte, le Portugal et lEurope, Jean Aubin ed., Paris, Fondation Calouste Gulbenkian, 1990, pp. 105-129; Ibid. As Capitanias. O Regime senhorial na expanso ultramarina portuguesa, Funchal, Centro de Estudos de Histria do Atlntico, 1992.

! Patricia Seed, Ceremonies of Possession in Europe's Conquest of the New World, 1492-1640, 41Cambridge, C.U.P., 1995; Lauren Benton, A Search for Sovereignty: Law and Geography in European Empires, 1400-1900, Cambridge, C.U.P.,2010.

! Jane Burbank, "Thinking Like an Empire: Estate, Law, and Rights in the Early Twentieth Century", 42Jane Burbank, Mark von Hagen, Anatolyi Remnev, eds., Russian Empire: Space, People, Power, 1700-1930, Bloomington, Indiana University Press, 2007, pp. 196-217.

contexte de la monarchie des Habsbourg, les rapports entre lEtat Portugais de lInde et les Rois de Kotte, passrent de la signature des traits une tentative de loccupation effective du territoire Ceylan . 43Pour lAmrique portugaise, o est pratique la colonisation de peuplement et de plantation, les tudes mettent laccent sur le rle des bandeirantes dans le lent dfrichage de la brousse. Les paulistas ont form des communauts de frontire 44prsentant des caractristiques proches celles de la socit de frontire des tats Unis. La notion de frontire, dans la dfinition donne par Turner pour les tats Unis, peut sappliquer la formation territoriale du Brsil . Cependant, Russel-Wood rfute lide 45dune frontire en mouvement et prfre parler d darchipels de colonisation, isols les uns des autres par dimmenses tendues . La diversit des interprtations signale 46aussi lhtrognit des formes de domination et la coexistence dans un mme empire de stratgies de territorialisation et de stratgies dappropriation de rseaux commerciaux. On a affaire une colonisation diffrente de la colonisation contemporaine, ancre sur lapplication dune mme matrice administrative et des stratgies de peuplement bien plus dcides.

Sous lAncien Rgime, les limites imposes laction colonisatrice incitent ladministration btir des homologies et des quivalences entre culture europenne et les diffrentes cultures locales. On peut alors parler de colonisation comme traduction en deux sens : lintgration dinstitutions non europennes (africaines et asiatiques) dans lappareil politique imprial, et lappropriation dinstitutions europennes dans des contextes non europens. Dans ce processus des phnomnes de re-smantisation se produisent, sans conduire ncessairement des rsultats mtisss. La prsence portugaise en Inde et en Afrique offre des exemples loquents.

Ainsi, linstitution des vice-rois des Indes Goa rsulte de la dlgation des regalia maiora un magistrat. Le vice-roi est lalter-ego du roi du Portugal et fait usage la majest qui lui tait associe. Cependant, on ne peut comprendre comment ce magistrat put se faire accepter par les cours et les ambassadeurs asiatiques, si on ne prend pas en compte lappropriation dlments de la culture politique des socits contactes . A 47

! Zoltn Biedermann, The Matrioshka Principle and How it was overcome: Portuguese and Habsburg 43Imperial Attitudes in Sri Lanka and the Responses of the Rulers of Kotte (1506-1598), Journal of Early Modern History, 13, 2009, pp. 265-310.

! Stuart B. Schwartz, "Plantations and Peripheries, ca. 1580-ca.1750." in Leslie Bethell, ed., Colonial 44Brazil. New York: Cambridge University Press, 1987, pp.67-144.

! Frederick Jackson Turner, The Signifiance of the frontier in American History, New York, Frederick 45Ungar Publishing, 1963.

! A.J.R. Russell-Wood, Polticas de fixao e integrao, Vol. II: Do ndico ao Atlntico, in Histria 46da Expanso Portuguesa, Francisco Bethencourt et Kirti Chaudhuri (dir.), Lisbonne, Crculo de Leitores, 1998, pp. 126-150. Jorge Pedreira, O Brasil, fronteira de Portugal. Negcio, emigrao e mobilidade social (sculos XVIIe XVIII)", in Do Brasil Metrpole efeitos sociais (sculos XVII-XVIII), Mafalda Soares da Cunha (coord.), , vora, Universidade de vora, 2001, p.47-72.

! Cf. Catarina Madeira Santos, Goa a chave,Chap. I.47

Goa, frquentes taient les visites dambassadeurs dpchs par les rois indiens qui se trouvaient lis aux Portugais par des traits et de paix et damiti. Lorsque, tous les trois ans, un nouveau titulaire entrait en charge, les ambassadeurs venaient lui rendre hommage, ils lui offraient des cadeaux et confirmaient les alliances . Se prsenter au 48vice-roi comme on se prsentait au roi tait un lment essentiel de la vie de cour . 49Cette prsentation avait sa contrepartie auprs des cours des sultans du Deccan et la cour moghole elle-mme. Dans lempire Moghol, les audiences ou darbrs se droulaient autour de lempereur, et elles taient intgres la culture aristocratique. Imitant ainsi lempereur, chaque personnage de la noblesse tenait ses propres darbrs . Cette expression fut ensuite employe pour dcrire les rencontres tenues 50avec les vice-rois des Indes britanniques . La culture de cour asiatique exigea la 51complexification de la ritualisation du pouvoir des vice-rois de lInde. Les tapisseries qui reprsentent les victoires militaires et lentre triomphale du vice-roi Joo de Castro Goa (1546-1547) en tmoignent.

En Afrique Centrale, on constate galement des phnomnes d'appropriation. Les guerres entre Portugais et chefs africains se poursuivent en Angola pendant une bonne partie du XVIIme sicle et conduisent aux traits de vasselage. Les chefs devenaient vassaux du roi par la signature dun document gard comme preuve. La familiarisation des Africains avec le lexique fodo-vassalique, travers les crmonies et les documents crits, favorise lincorporation de cette institution europenne, qui devient une forme africaine de lgitimation politique. Elle ouvre lappropriation de lcrit comme instrument privilgi des relations des pouvoirs africains avec le gouvernement colonial, aussi bien quentre eux. Lexprience prolonge de la vassalit a exig et permis, que les pouvoirs locaux adoptent les concepts associs ce systme. Des expressions comme votre vassal , soba vassal , dembo vassal sont communes, employes par les intresss eux-mmes, non seulement pour dfinir leur degr dattachement au gouvernement de Luanda, mais galement pour prciser les relations entre les diffrentes autorits, lorsquil tait ncessaire dinvoquer ou de lgitimer des alliances. Le pouvoir colonial lui-mme esprait quil en irait ainsi, et utilisait dessein la terminologie de la vassalit comme langage politique de communication. En dpit de la distance manifeste existant entre les concepts utiliss et leur charge smantique, ce lexique politico-juridique fut reu et intgr par les potentats vassaux de lactuel espace angolais. Il sagit dun transcodage, qui rsulte de larticulation entre linvocation dune filiation symbolique, recourant au vocabulaire africain de la parent perptuelle pre

! Franois Pyrard de Laval, Voyage de Pyrard de Laval : aux Indes Orientales (1601-1611), prface de 48Genevive Bouchon, Paris, Chandeigne, 1998, vol. 2, p. 604; Diogo do Couto, Asia. Dos feitos que os Portugueses fizeram na Conquista e Descobrimento das terras e mares do Oriente. Dcada VIII, Lisbonne, 1778, p. 220 ; Livro das Cidades e Fortalezas que a Coroa de Portugal tem nas partes da ndia, e das capitanias e mais cargos que nelas h, e da importncia deles, F. P. Mendes da Luz (ed.), Boletim da Universidade de Coimbra, 21, 1954, fl. 6 v.

! Gaspar Corrreia, Lendas da India, ed. M. Lopes de Almeida, Porto, vol. I I , 1975, p . 366.49

! John F. Fuchards, The Mughal Empire, The New Cambridge History of ndia, 1-5, New Delhi, 50Cambridge University Press, 1993, p p . 61-62 et 299.

! Louis Frdric, Darbr, Dictionnaire de la Civilisation indienne, Paris, Robert Laffont, 1986.51

de la gnration , fils (sujets) au sens sociopolitique du terme, avec les hirarchies et les classifications que cette parent implique , et le vocabulaire europen construit autour de lamiti politique et de lunivers domestique, considrs comme modles du monde politique. Ces deux systmes de mtaphorisation du politique sont permables lun lautre et favorisent la communication. Celle-ci ntait rendue possible que parce quelle reposait sur une comprhension trs souvent superficielle, mais aussi parce quelle fonctionnait de manire fortement ritualise .52Cest au niveau du droit et des tribunaux que lintgration dinstitutions africaines dans le cadre administratif colonial est saisissante. On constate lentremlement entre droits coutumiers africains et droit colonial. Le tribunal des mucanos , prsid par le gouverneur dAngola, enregistre des modes de rsolution de conflits interafricains, et fait appel au droit coutumier . En effet, linstance judiciaire africaine destine rgler 53les litiges, lAudincia de mucanos, notamment ceux lis lesclavage, intgra la structure judiciaire coloniale parce que les dynamiques du trafic lexigeaient. La question de la lgitimit du statut desclave obissait deux principes. Quand les Portugais rduisaient quelquun en servitude, la thorie de la guerre juste tait invoque : ceux taient pris la suite dune guerre dont la cause tait juste taient des esclaves lgitimes. Mais, le plus souvent, les Portugais achetaient aux Africains des esclaves qui ptissaient dj de ce statut. Ds lors, la question de la lgitimit ne se posait plus, car elle relevait du droit africain et de ses voies de lgitimation. Les Portugais smancipaient ainsi des justifications chrtiennes sur lesclavage, la responsabilit de la rduction en esclavage revenant aux commerants africains. Les difficults survenaient lorsque ces esclaves, achets par les Portugais, dclaraient avoir t illgitimement emprisonns, sur des arguments de droit coutumier, ou quand les sobas rclamaient la restitution de leurs fils , en affirmant lillgitimit de leur captivit. Ce type de situations dcoulait du fonctionnement de linstitution de lesclavage en Afrique. Souvent, ces contestations posaient des problmes de nature politique, car quand les sobas rclamaient la restitution de leurs sujets, le dclenchement dune guerre pouvait se produire. Le enjeux pouvaient galement tre de nature conomique, lorsque les principaux centres de ravitaillement se trouvaient menacs . LAudincia de Mucanos sest donc trouve insre dans les pratiques 54judiciaires coloniales en Angola. La traite favorisa ainsi lintgration dun tribunal africain dans la structure judiciaire portugaise.

! Catarina Madeira Santos, Entre deux droits, les Lumires en Angola (1750-v.1800), Annales. 52H.S.S., 2005, pp.817-848 ; crire le pouvoir en Angola. Les archives ndembu (XVIIme-XXme sicles) , Annales. H.S.S., 2009, numro spcial Cultures crites en Afrique, pp.767-795.

! Catarina Madeira Santos, Entre deux droits. , pp.838-845.53

! Lettre au rgent de Pungo Andongo, 24 juin 1805 , AHNA, Codex 91, f. 9v; Lettre au rgent de 54Pungo Andongo, 24 juin 1805 , AHNA, Ibid., f. 14) ; AHNA, Codex 91, Lettre au rgent dAmbaca, 2 septembre 1805 , f. 19v ; Lettre au directeur de la foire du Bondo, 20 juillet 1759 , AHU, Angola, Bote 43, doc. 54; Jos Curto, Un butin illgitime : razzias desclaves et relations luso-africaines dans la rgion des fleuves Kwanza et Kwango , in Draison, esclavage et droit : les fondements idologiques et juridiques de la traite ngrire et de lesclavage, Paris, UNESCO, 2002, pp. 314-327; Jean-Luc Vellut, Le royaume de Cassange.. , art. cit.

Le dpassement du schma binaire colonisateur /colonis invite placer laccent sur la ngociation et lambigut des statuts des acteurs sociaux. Les situations coloniales dAncien Rgime se construisent par le biais de ces acteurs que la bibliographie nomme intermdiaires culturels, passeurs culturels, ou go-between . Ils sont les protagonistes 55de tous les processus de ngociation que lon vient de dcrire. ct de lmergence de ces intermdiaires, qui agissent au niveau individuel, on observe celle de nouveaux groupes dont les caractres chappent aussi bien aux institutions mtropolitaines quaux socits locales. La description de ces formations sociales permet de complexifier ltude des groupes que la bibliographie a tendance dsigner sous les catgories floues de dindo-portugais (ou luso-indien ) et de luso-africains . Ces 56dsignations correspondent une multiplicit de situations qui peuvent difficilement tre rduites un seul dnominateur. Pour lempire portugais dAsie, Sanjay Subrahmanyam a dcrit en dtail les diffrents statuts, derrire les dsignations gnrales, en explicitant leurs ambigits . Son cadre danalyse peut tre utilis pour 57penser les (re)configurations sociales dans les autres espaces impriaux. Sur ce point, deux exemples extrmes savrent parlants.

Le premier est celui des casados de Goa. Ce statut est cr par Afonso de Albuquerque, au lendemain de la conqute de la ville en 1510. Les soldats portugais, sils se mariaient des femmes hindoues converties, devenaient des casados (maris), ayant accs des privilges prcis: la concession de terres (gnralement confisques aux musulmans), des exemptions fiscales, laccs au gouvernement municipal. Lobjectif tait, en raison de labsence de femmes portugaises en Inde, de crer les conditions de dveloppement dune socit coloniale mtisse, voire une colonisation de peuplement o lagriculture occuperait un rle significatif. Dans ce cas, la catgorie indo-portugais associe la ville de Goa et la socit quelle abritait, dsigne un groupe invent par les autorits impriales, du haut vers le bas, sur le terrain, et qui eut tendance disparatre, avec la consolidation des structures impriales.

Un autre exemple vient de Sngambie. Ce sont les lanados ou tangomaos, un statut qui merge sur les fleuves de Guine et de la Petite Cte. Il englobe tous les commerants qui chappent lencadrement imprial, cest--dire qui ne respectent pas linterdiction impose depuis 1472 aux habitants de larchipel du Cap-Vert de stablir

! Louise Bnat-Tachot, Serge Gruzinski, Passeurs culturels.Mcanismes de mtissage, Paris, FMSH, 552001 ; Simon Schaffer, Lissa Roberts, Kapil Raj, James Delbourgo. The Brokered World: Go-Betweens and Global Intelligence, 1770-1820, Sagamore Beach: Science History Publications USA, 2009.

! Lus Filipe Thomaz, Goa : une socit luso-indienne , Bulletin des tudes portugaises, 42-43, 561981-1982, pp. 15-44; Peter Mark, The evolution of Portuguese identity: luso-africans on the upper Guinea Coast from the sixteenth to the early nineteenth century, The Journal of African History, 40, 1999, pp. 173-191; Peter Mark, Jos da Silva Horta, The Forgotten Diaspora: Jewish Communities in West Africa and the Making of the Atlantic World, Cambridge, C.U.P., 2011; Joseph Miller Way of Death, Londres, James Currey, 1988.

! Lempire Portugais dAsie 1500-1700. Une Histoire conomique et Politique, Paris, Maisonneuve & 57Larose, 1999, pp.269-330.

sur la cte et donc de menacer le monopole commercial de la couronne portugaise. tre lanado signifie se placer la marge de la norme impriale. On trouve parmi eux des descendants de spharades. Ceux qui sont rests en Guine et se sont maris des femmes africaines, aprs deux gnrations, ont tendance se dissoudre dans la vie africaine. Le statut de lanado est un stade qui ne se cristallise pas. Ces individus sont intgrs aux socits prexistantes en Afrique. Dautres exemples peuvent tre identifis en Afrique Orientale et en Afrique Centrale. Les recherches en cours permettent de cerner les diffrents statuts, les processus donnant lieu leur mergence, leur dure et leur reconfiguration. Les notions floues dindo-portugais et de luso-africains, une fois retravailles partir dchantillons importants des cas particuliers, peuvent revenir comme des catgories explicatives.

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Faire une histoire des situations coloniales dAncien Rgime impose un double regard : la fois en direction des processus europens et des processus des diffrentes socits locales. La situation coloniale dAncien Rgime se construit sur des degrs dinterpntration et dappropriations mutuelles extrmement variables. Cette htrognit des phnomnes fait la spcificit des premiers empires modernes, dont le cas portugais permet de percevoir les spcificits.

Les tudes sur les empires nvitent donc aucune des questions centrales de lhistoire des institutions et des pratiques politiques : elles les saisissent de front. Mais elles demeurent sensibles ce quon pourrait appeler la diversit des pluralismes : les socits europennes de dpart se prsentent dans leur complexit, tout comme les socits coloniales dans la leur. Ces agencements ne se rduisent pas les uns aux autres, mais sclairent les uns par les autres. Les socits dOutre-mer sont les terrains de dploiement de normes prsentes dans les mtropoles. Cest prcisment pour cela quelles engendrent des situations nouvelles dont mtropolitains, colons et coloniss sont les acteurs et les tmoins. Les phnomnes qui se sont dploys dans ces territoires et ces possessions ont pes sur les mcanismes de politisation et dinstitutionnalisation en Europe mme. Lhistoire impriale participe la reconfiguration de lappareil conceptuel produit dans le cadre de lhistoire europenne et vice-versa. Cest pourquoi, une division stricte du travail entre spcialistes des mtropoles et spcialistes des empires coloniaux na plus gure de sens. Cependant, ceux qui travaillent sur les 58empires sont obligs de regarder dans deux directions : vers lhistoriographie occidentale et celle qui se produit dans les cadres spcifiques o se droulent leurs recherches. Nos recherches et nos enseignements visent articuler les diffrentes dimensions de ces domaines.

Catarina Madeira SantosJean-Frdric Schaub

! Jean-Frdric Schaub, La catgorie tudes coloniales est-elle indispensable ? , Annales HSS, 63 58(3), 2008, p. 625-646.