Scénographie de la lettre et débat public

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Scénographie épistolaire Par Dominique Maingueneau Page 1 sur 16 Cet article exploite la notion de "scénographie" sur deux genres de discours très différents : un libelle religieux (les Provinciales de B. Pascal) et le programme qu'a présenté F. Mitterrand lors de l'élection présidentielle de 1978. C'est là qu'est introduite la notion d'"hypergenre", reprise et développée dans des travaux ultérieurs. Ce texte est une version raccourcie et remaniée d'un article publié sous le titre "Scénographie épistolaire et débat public" qui a paru dans l'ouvrage La lettre entre réel et fiction, J. Siess éd., 1998, Paris, Sedes. Dans cette contribution j’aborde la lettre non pas comme genre de discours mais comme scénographie de lettre privée, mobilisée par des discours qui relèvent d’autres genres. Non pas n’importe quels genres, mais ceux qui participent de débats publics. Il va donc falloir prendre en compte l’écart constitutif entre le caractère privé de la relation épistolaire et le caractère public de son mode d'existence discursive. Cette double restriction, du genre de discours à la scénographie épistolaire et de la scénographie épistolaire aux genres relevant du débat public, exclut donc aussi bien la lettre privée comme genre, c’est-à-dire la « véritable » lettre d’individu à individu, que ces lettres, publicitaires ou administratives en particulier, qui ne participent pas du débat d’idées. Considérons par exemple les dix premières Provinciales de Pascal (1656). D'un point de vue générique il s’agit d’un ensemble de libelles, jansénistes en l'occurrence, inscrits dans une controverse religieuse. Ces libelles ne se présentent pas comme tels, mais comme une série de « lettres » adressés successivement à un ami de province. Ici la scène épistolaire n’est pas une s cène générique, mais une scénographie construite par le texte, la scène de parole dont il prétend surgir. Ces libelles auraient pu se manifester à travers de tout autres scénographies sans changer pour autant de scène générique. La scénographie épistolaire, comme toute scénographie, a inévitablement pour effet de faire passer scène englobante et scène générique au second plan, si bien que le lecteur se trouve pris dans une sorte de piège : si la scénographie est bien exploitée, il reçoit ce texte au premier chef comme une lettre, non comme un libelle.

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Maingueneau, Dominique

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    Cet article exploite la notion de "scnographie" sur deux genres de discours trs diffrents : un

    libelle religieux (les Provinciales de B. Pascal) et le programme qu'a prsent F. Mitterrand lors de

    l'lection prsidentielle de 1978. C'est l qu'est introduite la notion d'"hypergenre", reprise et

    dveloppe dans des travaux ultrieurs.

    Ce texte est une version raccourcie et remanie d'un article publi sous le titre "Scnographie

    pistolaire et dbat public" qui a paru dans l'ouvrage La lettre entre rel et fiction, J. Siess d.,

    1998, Paris, Sedes.

    Dans cette contribution jaborde la lettre non pas comme genre de discours mais comme

    scnographie de lettre prive, mobilise par des discours qui relvent dautres genres. Non pas

    nimporte quels genres, mais ceux qui participent de dbats publics. Il va donc falloir prendre en

    compte lcart constitutif entre le caractre priv de la relation pistolaire et le caractre public de

    son mode d'existence discursive.

    Cette double restriction, du genre de discours la scnographie pistolaire et de la

    scnographie pistolaire aux genres relevant du dbat public, exclut donc aussi bien la lettre prive

    comme genre, cest--dire la vritable lettre dindividu individu, que ces lettres, publicitaires

    ou administratives en particulier, qui ne participent pas du dbat dides.

    Considrons par exemple les dix premires Provinciales de Pascal (1656). D'un point de vue

    gnrique il sagit dun ensemble de libelles, jansnistes en l'occurrence, inscrits dans une

    controverse religieuse. Ces libelles ne se prsentent pas comme tels, mais comme une srie de

    lettres adresss successivement un ami de province. Ici la scne pistolaire nest pas une scne

    gnrique, mais une scnographie construite par le texte, la scne de parole dont il prtend surgir.

    Ces libelles auraient pu se manifester travers de tout autres scnographies sans changer pour

    autant de scne gnrique. La scnographie pistolaire, comme toute scnographie, a invitablement

    pour effet de faire passer scne englobante et scne gnrique au second plan, si bien que le lecteur

    se trouve pris dans une sorte de pige : si la scnographie est bien exploite, il reoit ce texte au

    premier chef comme une lettre, non comme un libelle.

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    Le choix de la scnographie nest pas indiffrent : le discours, en se dployant partir de sa

    scnographie, prtend convaincre en instituant la scne dnonciation qui le lgitime. Le discours

    impose sa scnographie en quelque sorte d'entre de jeu ; mais dun autre ct cest travers son

    nonciation mme quil pourra lgitimer cette scnographie qu'il imposte ainsi ? Pour cela il lui faut

    faire accepter par ses lecteurs la place qu'il prtend leur assigner dans cette scnographie et plus

    largement dans lunivers de sens dont elle participe. Toute prise de parole est en effet, des degrs

    divers, une prise de risque, surtout quand il sagit de genres ou de types de discours qui ont besoin

    de simposer contre dautres points de vue, d'emporter une adhsion qui est loin dtre acquise.

    Dans une scnographie s'associent une figure d'nonciateur et une figure corrlative de co-

    nonciateurs. Ces deux places supposent galement une chronographie (un moment) et une

    topographie (un lieu) dont prtend surgir le discours. Ce sont trois ples indissociables : dans tel

    discours politique, par exemple, la dtermination de l'identit des partenaires de l'nonciation ( les

    dfenseurs de la patrie , des citoyens honntes , des administrateurs comptents , des

    exclus ...) va de pair avec la dfinition d'un ensemble de lieux ( la France ternelle , le pays

    des Droits de l'homme , le carrefour de l'Europe , l'Europe chrtienne ...) et de moments

    dnonciation ( une priode de crise profonde , une phase de mutation conomique ...) partir

    desquels le discours prtend tre tenu, de manire fonder son droit la parole.

    La scnographie, pour jouer pleinement son rle, ne doit donc pas tre un simple cadre, un

    dcor, comme si le discours survenait lintrieur dun espace dj construit et indpendant de ce

    discours : lnonciation en se dveloppant sefforce de mettre progressivement en place son propre

    dispositif de parole. Elle implique ainsi un processus en boucle. Ds son mergence, la parole

    suppose une certaine situation d'nonciation, laquelle, en fait, se valide progressivement travers

    cette nonciation mme. La scnographie est ainsi la fois ce dont vient le discours et ce

    qu'engendre ce discours ; elle lgitime un nonc qui, en retour, doit la lgitimer, doit tablir que

    cette scnographie dont vient la parole est prcisment la scnographie requise pour raconter une

    histoire, dnoncer une injustice, etc. Plus le co-nonciateur avance dans le texte, et plus il doit se

    persuader que cest cette scnographie et nulle autre qui est la mesure du monde que configure le

    discours.

    Une scnographie ne se dploie pleinement que si elle peut matriser son propre

    dveloppement, maintenir une distance l'gard du co-nonciateur. En revanche, dans un dbat, par

    exemple, il est trs difficile pour les participants d'noncer travers leurs scnographies : ils nont

    pas la matrise de lnonciation et doivent ragir sur-le-champ des situations imprvisibles

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    suscites par les interlocuteurs. En situation d'interaction vive c'est alors bien souvent la menace

    sur les faces et lethos qui passent au premier plan.

    Notre contribution, nous lavons dit, porte sur la scnographie de la lettre publique . Ce

    nest pas l une catgorie gnrique bien fonde, elle permet seulement de regrouper commodment

    un certain nombre de textes. Public est ici prendre en deux sens :

    - Il sagit textes conus pour tre diffuss dans une large collectivit, qui ne sont pas

    destins un individu ou un groupe dindividus;

    - Il sagit en outre de lettres qui visent participer directement un dbat public existant

    ou en ouvrir un.

    On pourrait considrer que le roman de Laclos Les Liaisons dangereuses relve de cette

    notion de lettre publique puisquelles sont imprimes pour un vaste public et quelles

    interviennent dans divers dbats sur lducation, la morale, etc. En fait, il me semble quelles ne

    sont lettres publiques ni au premier sens, ni au second. En effet, il ne sagit pas de lettres mais

    dun roman par lettres, dun agencement dont les lettres sont seulement les constituants. En outre,

    mme si ce livre avait des intentions politiques, au sens large, mme sil a nourri des dbats, une

    telle vise ne pouvait tre quindirecte. Nous ne considrons ici que les genres qui ont pour finalit

    ouverte de nourrir le dbat public. Notre propos porte en effet sur des scnographies de lettre prive

    dans des genres non pistolaires qui visent agir sur lespace public. Or il existe aussi des lettres

    publiques dont cest la scne gnrique qui est pistolaire. Cest le cas en particulier des lettres

    ouvertes . Pour ce qui nous intresse ici cette distinction nest pas insignifiante : la scne gnrique

    pistolaire se trouve de plain-pied avec son statut, son mode dintervention, alors que la lettre prive

    servant de scnographie un genre du dbat public entretient par nature une tension avec son mode

    dintervention. Dans de telles scnographies on n'a pas affaire des lettres prives dtournes et

    adresses un large public, mais une mise en scne publique de la relation pistolaire prive, dans

    un phnomne de double nonciation qui peut prendre des formes trs diverses. Comme la

    correspondance prive nest cense viser que des individus, la lettre publique comme scnographie

    ne peut qutre tropique : elle ne peut pas tre reue littralement, mais sur le mode du comme

    si .

    Pour de tels textes on peut parler de trope puisque le destinataire officiel de ces lettres, le

    rcepteur adress, nest pas leur destinataire principal, savoir lopinion publique. Pour

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    linteraction orale C. Kerbrat-Orecchioni parle de trope communicationnel dans le type de

    situation suivant :

    Il y a trope communicationnel chaque fois que sopre, sous la pression du contexte, un

    renversement de la hirarchie normale des destinataires ; c'est--dire chaque fois que le

    destinataire qui en vertu des indices d'allocution fait en principe figure de destinataire direct,

    ne constitue en fait qu'un destinataire secondaire, cependant que le vritable allocutaire, cest

    en ralit celui qui a en apparence statut de destinataire indirect. (1990 : 92).

    On est videmment oblig daffiner cette premire caractrisation pour analyser des lettres

    publiques. A priori toute correspondance prive implique un certain nombre de conditions ; en

    particulier :

    - la communication dindividu individu ;

    - le caractre diffr de lnonciation (le lecteur lit le texte dans une situation dcale de

    celle de sa production) ;

    - la possibilit, voire lobligation morale, dune rponse ;

    - le caractre unique du texte (ce qui le distingue de limprim) ;

    - un certain nombre de proprits de la conversation (libert de thme, dee de ton, varit

    des thmes abords, rejet de tout jargon ).

    Quand la lettre prive devient scnographie dun genre du dbat public, elle n'exploite videmment

    pas toutes ces virtualits, mais en privilgie certaines, en fonction de son positionnement

    idologique et de la scne gnrique laquelle elle est associe. On peut le voir dans les deux textes

    qui vont illustrer notre propos : les dix premires Provinciales de Pascal et la Lettre tous les

    Franais par laquelle Franois Mitterrand a prsent son programme aux lecteurs lors de

    llection prsidentielle de 1998. Si cette dernire privilgie la dimension dintimit, la lettre tant

    cense aller dun membre de la famille un autre, les Provinciales mettent l'accent, entre autres

    choses, sur la prise de distance lgard du jargon thologique et la libert de ton.

    Ces deux textes sont trs diffrents par de multiples aspects : non seulement par le type de

    discours ou lpoque concerns, mais encore par le dispositif dnonciation mobilis. Nous ne les

    abordons pas travers lopposition traditionnelle entre fond (le message faire passer) et

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    forme (le choix dune scnographie pistolaire pour le faire passer) mais dans une perspective

    danalyse du discours, en rapportant ces scnographies aux champs discursifs dans lesquelles elles

    interviennent, en se refusant dissocier un contenu idologique et un cadre pragmatique.

    Dans ces deux textes la scnographie pistolaire est exploite dune manire qui a fait

    vnement quand ils ont paru. Cest loin dtre toujours le cas. Bien souvent en effet et tout

    particulirement lpoque classique, qui constitue en quelque sorte son ge dor la lettre nest

    quune sorte de moule passe-partout qui permet, en adressant un texte ( Lettre X au sujet de Y )

    de mieux linscrire dans un dbat. On comprend que la lettre se prte si bien ce rle. A linstar du

    dialogue, elle possde un statut de ce quon pourrait appeler un hypergenre auctorial. Si tant de

    textes de lAntiquit, et de lEurope classique ont adopt ces scnographies, cest sans doute que

    lettre et dialogue sont des structures gnriques aux contraintes pauvres et qui gardent une relation

    troite avec la conversation. Ils peuvent charrier toutes sortes de contenus et saccommodent des

    situations de communication les plus varis, exploitant de manires diffrentes cette forme basique

    de la communication verbale, lchange dindividu individu. La lettre publique peut donc

    correspondre des dispositifs extrmement divers dont il semble a priori difficile de recenser tous

    les cas de figure possibles.

    La catgorisation gnrique la plus rpandue pour les lettres qui interviennent dans des dbats

    publics est celle de la lettre ouverte , dont lexemple le plus fameux est le Jaccuse de Zola.

    Mais ce dispositif de la lettre ouverte ne convient ni pour les dix premires Provinciales ni pour

    la Lettre de F. Mitterrand, textes dans lesquels la relation pistolaire relve de la scnographie.

    La lettre ouverte sadresse en effet deux destinataires en mme temps, lun tant attest, lautre

    tant le public des lecteurs de la publication. Ainsi Jaccuse est-il adress un destinataire

    attest, le Prsident de la Rpublique (do le sous-titre Lettre au Prsident de la Rpublique )

    mais aussi aux lecteurs de lAurore , et par-del eux lensemble de lopinion. Cest galement

    le cas des Provinciales 11 16 et 17 18, qui sont adresses respectivement Aux rvrends Pres

    jsuites et Au rvrend Pre Annat, jsuite mais qui sont diffuses clandestinement dans le

    grand public.

    Nos deux exemples prsentent des caractristiques diffrentes, ils mobilisent une structure de

    double nonciation moins vidente, introduisant une instance apparemment superflue dans le

    processus de communication. Les Provinciales 1 10 ne sadressent pas un destinataire attest

    mais construisent la fiction dun change pistolaire entre un honnte homme de Paris et un de ses

    amis de province : Lettre crite un provincial par un de ses amis . La seconde lettre est mme

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    suivie dune brve Rponse du Provincial aux deux premires lettres de son amie , laquelle fait

    de la troisime lettre une lettre pour servir de rponse la prcdente . Mais cette structure

    dchange pistolaire nira pas plus loin car cette Rponse sert surtout citer deux autres lettres,

    celle dun membre de lAcadmie franaise et celle d une personne une dame , deux

    pistoliers qui reprsentent en quelque sorte le public cible de ces pamphlets. Dans ces lettres la

    fiction de la correspondance prive permet en fait de construire deux places : celle dun pistolier

    honnte homme non vers en thologie et celle dun destinataire de province tout aussi peu vers en

    thologie, le premier prtendant par ses lettres tenir le second au courant dune affaire qui fait alors

    grand bruit : la Sorbonne menace de condamner certaines propositions, concernant la grce, du

    thologien jansniste Antoine Arnauld. Peu peu, partir de la lettre 4 les lettres vont largir le

    champ de la polmique aux pratiques des casuistes, qui sont mises en scne travers le personnage

    dun pre jsuite complaisant avec lequel sentretient le scripteur. A partir de la lettre 11, on la vu,

    le dispositif change puisquon a affaire des lettres ouvertes. Ce changement de dispositif de

    communication correspond un changement radical dethos : alors que le scripteur des 10

    premires lettres se prsente par son discours comme un homme du monde distanci et ironique, le

    scripteur des lettres suivantes assume directement son statut de jansniste pour interpeller

    violemment, voire sur un ton prophtique, les adversaires effectifs des jansnistes. Dans les 10

    premires lettres la soumission du scripteur lethos et aux normes de la lettre mondaine va de pair

    avec le caractre fictif de la scnographie pistolaire : la lettre va dun provincial en thologie

    un autre provincial, elle feint dignorer quelle constitue un pamphlet qui sadresse aussi des

    adversaires du champ religieux (en revanche, dans les lettres ouvertes 11 18 le caractre

    pistolaire permet dtablir une structure dinterpellation directe de ces adversaires, sans passer par

    un dtour de fiction). Il y a ainsi construction dune place de destinataire pour le public vis

    indirectement par le mode mme de diffusion et la scnographie choisie, public explicitement

    dsign comme les gens du monde , les femmes mmes ( Rponse du Provincial ). Le

    provincial permet de dsigner la place de lecture de ces gens du monde , qui sont eux aussi des

    provinciaux en matire de controverse thologique. Mais ce destinataire modle institu par la

    scnographie qui exploite un genre mondain, la lettre, nexclut pas l'existence dun autre

    destinataire, qui nest requis ni par ladresse ni par la scnographie mondaine, mais par la situation

    de controverse mme dans laquelle s'inscrivent les Provinciales : les acteurs professionnels du

    dbat thologique (jansnistes, no-thomistes, molinistes). Ce texte sinscrit en effet dans une

    longue chane dautres crits de controverse, dont il ne fait que reprendre largumentaire ; il a donc

    par dfinition pour public naturel le public de cette controverse, telle quelle s'est droule jusque

    l. On a affaire ici lquivalent dune histoire conversationnelle , une controverse

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    prcisment. Et dailleurs ce sont eux qui vont rpondre par une srie dautres lettres, auxquelles il

    est fait allusion ds les premiers mots de la 11 lettre : Jai vu les lettres que vous dbitez contre

    celles que jai crites un de mes amis sur le sujet de votre morale. Dans ces dix premires lettres

    on peut donc distinguer deux destinataires, aux statuts distincts :

    - les gens du monde, destinataire modle de la scnographie de la lettre mondaine, dont la

    place est marque par le provincial et dsign explicitement par la Rponse du

    Provincial ; ce destinataire est convertir en public effectif ;

    - le public dj constitu par lhistoire de la controverse, laccumulation des crits et de leurs

    rponses de part et dautre depuis de longues annes.

    Franchissons prsent plus de trois sicles pour considrer la Lettre tous les Franais

    du prsident-candidat Franois Mitterrand. Sa scne englobante est celle quassigne le type de

    discours, politique en loccurrence ; sa scne gnrique est celle du programme lectoral ; sa

    scnographie est celle dune lettre, dune correspondance prive. Le lecteur de la Lettre se

    trouve pris simultanment dans ces trois scnes, puisquil est interpell la fois comme citoyen

    (scne politique), comme lecteur de llection prsidentielle (scne du genre de discours) et

    comme individu qui reoit une lettre (scne revendique par ce texte). Le cadre scnique du texte

    (scne englobante et scne gnrique) est nanmoins repouss l'arrire-plan, au profit de cette

    scnographie pistolaire qui constitue lvidence un cart par rapport aux normes alors

    dominantes de la communication politique. Le lecteur est ainsi pris dans une sorte de pige, car il

    est cens recevoir ce texte comme une correspondance prive, non comme de la propagande

    lectorale. Mais ce nest que la prtention illocutoire de lnonciation, le cadre pragmatique que le

    discours prtend imposer : on se doute quun grand nombre de lecteurs, et au premier chef ceux

    opposs F. Mitterrand, inverseront la hirarchie et sefforceront de ne voir que le cadre scnique :

    pour eux, a nest jamais que de la propagande socialiste.

    Tout discours entend convaincre en faisant reconnatre la scne dnonciation quil impose et

    travers laquelle il se lgitime : lhomme politique qui pose son nonciation travers une

    scnographie de correspondance prive plutt que de rapport dexpert ou de causerie au coin du feu

    prsuppose pragmatiquement quune telle scnographie nest pas un simple vecteur mais quelle

    dfinit un lieu de discours commun pour ses co-nonciateurs, un lieu de discours qui est la mesure

    du sens dlivrer. Comme on la dit, la scnographie vient lgitimer lnonc qui en retour par son

    contenu montre que la scnographie de la correspondance prive est la mesure des propos tenus

    par le candidat.

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    Dans les Provinciales on percevait un cart entre la scne gnrique du pamphlet religieux et

    la scnographie de la lettre mondaine ; de son ct, la Lettre de F. Mitterrand implique une

    tension entre la scne gnrique du programme lectoral d'un prsident lire au suffrage universel

    et la scnographie de la correspondance prive. Dailleurs, ds le dbut du texte lauteur prouve le

    besoin de dnier l'appartenance de son nonc au genre du programme lectoral :

    Je ne vous prsente pas un programme, au sens habituel du mot. Je lai fait en 1981 alors

    que jtais la tte du Parti socialiste. Un programme en effet est laffaire des partis.

    On notera toutefois que la modalisation autonymique au sens habituel du mot permet de ne pas

    passer la frontire de la notion ; ici lnonciateur joue avec la notion de programme , il nen

    sort pas. Alors que dans les Provinciales la fiction pistolaire rompait nettement avec la scne

    gnrique du pamphlet pour se constituer un nouveau public, ici lnonciateur se refuse trancher

    nettement : la scnographie ne doit pas occulter la scne gnrique.

    La difficult que rencontre F. Mitterrand nest pas nouvelle. Dans une tude sur l'usage des

    substantifs programme , projet , proposition aux lections lgislatives de 1978, J. Bastuji

    (1981) a montr que le choix de ces dnominations gnriques tait contraint par la langue ; comme

    programme - terme alors adopt par le Programme commun de la Gauche - impliquait sujet

    collectif et systmaticit, le Parti Rpublicain et le RPR ont choisi dautres noms dans le paradigme

    des noms en pro-, prfixe associ un schme de mouvement en avant : projet et

    propositions taient censs mieux en harmonie avec leurs options politiques librales. Dix ans

    plus tard, dans la campagne de F. Mitterrand le recours une scnographie pistolaire rend encore

    plus dlicat lusage de programme : l'nonciateur se prsente comme sujet qui parle en son nom

    propre, il tablit une opposition entre le reprsentant de parti quil tait et lindividu quil est devenu

    par lonction prsidentielle.

    Cette scnographie de la correspondance prive invoque elle-mme la caution d'une autre

    scne de parole : sorte de rflexion en commun, comme il arrive le soir autour de la table, en

    famille. Ainsi, llecteur n'est pas seulement cens lire une lettre, il doit aussi participer

    imaginairement une conversation en famille o le Prsident assume implicitement le rle du pre.

    Cet enchssement dune scne de parole dans une autre na rien de surprenant : les scnographies

    s'appuient frquemment sur des scnes de parole que jappelle valides, c'est--dire dj installes

    dans la mmoire collective, que ce soit titre de repoussoir ou de modle valoris. La conversation

    familiale au repas est l'exemple d'une scne valide positive dans la culture franaise. Le

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    rpertoire de ces scnes varie en fonction du groupe vis par le discours, mais, de manire gnrale,

    tout public, ft-il vaste et htrogne, on peut associer un stock de scnes qu'on peut supposer

    partages. La scne valide sappuie sur un strotype dcontextualis, popularis par les

    mdias. Il se produit dans le discours une interaction entre scnographie et scne valide ; il est

    vident, en particulier, que la scne valide dur repas familial accentue le caractre priv de

    lpistolaire.

    Le lecteur de la Lettre tous les Franais reoit donc la fois un chantillon de discours

    politique, un programme lectoral et une lettre personnelle qui se prsente elle-mme comme une

    discussion en famille. Cette scne valide fait dailleurs l'objet dune reprise la fin de la

    Lettre :

    En commenant cette lettre, jcrivais que je vous parlerais, comme autour de la table, en

    famille. Ce dernier mot nest pas tomb par hasard sous ma plume. Je suis n, jai vcu ma

    jeunesse au sein dune famille nombreuse. Les leons que jen ai reu restent mes plus sres

    rfrences.

    Si, comme on la vu, il y a tension entre la scne gnrique de programme lectoral et la

    scnographie de la Lettre , il y a aussi tension entre cette scnographie et la scne valide de la

    discussion en famille : la discussion est une interaction vivante, alors qu'une une lettre suppose une

    nonciation monologale. Cette tension ne peut tre vritablement rsolue, elle est partiellement

    masques par le mouvement du texte :

    J'ai choisi ce moyen, vous crire, afin de m'exprimer sur tous les grands sujets qui valent

    d'tre traits et discuts entre Franais, sorte de rflexion en commun, comme il arrive le

    soir, autour de la table, en famille.

    En fait, la rsolution de la tension est purement verbale. Le groupe nominal "rflexion en

    commun" joue sur les deux tableaux : rflexion va dans le sens de la pense personnelle et en

    commun dans le sens de la discussion. Mais comment une lettre peut-elle tre une rflexion en

    commun ? Cest dans la dynamique de la lecture que se rsout pratiquement la difficult.

    La Lettre met en relation une communaut dlecteurs-destinataires et un nonciateur-

    candidat qui par son nonciation mme sen trouve exclu. Dun autre ct, le texte sattache

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    prsenter destinateur et destinataire comme appartenant la mme communaut, ce que marquent

    les adresses mes chers compatriotes et entre Franais .

    Cette communaut inclusive, qui comprend la fois le je et le tu, est prcisment dsigne par

    une srie dentits la non-personne : la France , la Rpublique , notre pays , la

    Nation . La majuscule institue les rfrents en ensembles transcendants la diversit empirique de

    ses membres, tandis que le notre inclusif efface laltrit du destinataire. La phrase par laquelle

    lnonciateur sexclut des partis ( Un programme en effet est laffaire des partis. Pas du Prsident

    de la Rpublique ou de celui qui aspire le devenir ) va dans le mme sens : entre le scripteur et

    les Franais aucune division ne sinterpose, la Lettre circule dans lhomognit dune

    communaut rassemble imaginairement.

    A cette srie dentits valeur inclusive soppose son complmentaire, en l'occurrence

    lunivers extrieur la France, marqu par on et le monde . Ces deux dsignateurs ont la

    particularit de pouvoir rfrer au complmentaire sans exclure les cononciateurs. En effet, si lon

    suit la propostition dEvelyne Saunier (1996 : 428), le on marque la construction dune instance

    subjective sans quil y ait prise en compte dune altrit nonciateurs/co-nonciateurs/non-

    nonciateurs. En dautres termes, le on rfre un tre humain en excluant ce qui regarde son

    statut nonciatif. Leffet produit ici est net : le on est par dfinition tranger aux cononciateurs,

    mais sans pour autant les exclure en tant qutres humains. Ce qui permet la fois disoler la

    communaut nationale, rassemble en famille , et de ne pas la dissocier du reste de lhumanit,

    qui est cense attendre quelque chose de la France. Le dsignateur le monde va dans le mme

    sens puisquil distingue les cononciateurs du reste des humains, mais nen exclut pas la France. En

    fait, ces reprages personnels ne doivent pas tre dissocis de la scnographie de correspondance

    prive, qui prsuppose pragmatiquement ce dont elle parle : le texte rfre une communaut de

    Franais qui dune certaine faon est constitue par cette lettre qui prtend circuler dans un cercle

    dintimes. Le dit et le dire stayent rciproquement.

    Un programme lectoral qui se prsente comme une lettre fait donc davantage quhabiller un

    contenu indpendant de lui : le discours de F. Mitterrand a pu avoir un impact, il a pu faire

    vnement dans une conjoncture donne parce que prcisment la scnographie de la Lettre

    ntait pas un simple procd. Sur ce point, il en va du discours politique comme dautres types de

    discours. Si un philosophe met sous forme de dialogue une pense qui na rien de dialogique, ce

    dialogue sera peru comme un simple habillage rhtorique.

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    Pour quune scnographie fasse ainsi sens, il faut quelle soit en harmonie non seulement

    avec les contenus mmes quelle porte, mais encore avec la conjoncture o elle intervient. Nous

    avons dj trait du premier aspect, en mettant en vidence la faon dont lnonc, ds les premires

    lignes, justifie sa scnographie : la lettre conteste la scne gnrique du programme et

    permet de dfinir une communaut politique imaginaire. Quant au second aspect, cest lui qui donne

    la scnographie une prise sur la conjoncture historique ; cest ce niveau quon lanalyse

    comme coup de politique, symptomatique dun certain tat de la communication politique en

    France. A lvidence, une telle scnographie de la correspondance prive1[1]participe dun

    mouvement de fond de la communication politique, o le discours tend se rabattre sur la

    singularit biographique de sa source.

    Cela permet dattnuer la diffrence avec la scnographie pistolaire des Provinciales. On

    peut avoir limpression que la Lettre tous les Franais na quun seul destinataire, le lecteur

    invoqu par ladresse tant le seul public que puisse prendre compte le discours. En fait, dans les

    deux cas on est en droit de considrer quon a affaire une double nonciation, une nonciation

    adresse simultanment deux destinataires. Cest vident pour le pamphlet jansniste, qui vise la

    fois, tacitement, le public gnrique , cest--dire le public de cette controverse et directement

    les honntes gens, travers la place de lecture mnage pour la figure du Provincial . Dans le cas

    de la Lettre tous les Franais , en revanche, il semble quil ny ait quun seul destinataire, les

    lecteurs, lecteur modle et public gnrique, mais on peut affirmer quil y a un second

    destinataire : dans lunivers mdiatique dont participe cette nonciation le destinataire indirect sont

    les commentateurs politiques et les journalistes, dont la fonction est de gloser lacte nonciatif

    prsidentiel. Produit dune quipe de communication, la Lettre est un signe qui est vou entrer

    dans un circuit prvisibles de traitements et d'interprtations.

    La relation entre les deux destinataires nest cependant pas la mme pour les deux discours.

    On pourrait dire que les Provinciales jouent un destinataire contre l'autre : elles veulent sduire les

    honntes gens, destinataire impliqu, pour prendre revers les appareils ecclsiastiques, destinataire

    gnrique de la controverse. Ici l'opinion doit aller peser contre une partie de ce public gnrique,

    les autorits ecclsiastiques, qui sont sur le point de condamner les jansnistes.

    De son ct, la Lettre veut sduire les lecteurs, lopinion, destinataire impliqu, tout en

    sadressant des appareils mdiatiques, destinataire second ; mais cette fois on na pas de mise en

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    opposition des deux destinataires puisquil s'agit au contraire de mobiliser les mdias au service

    dune meilleure sduction du destinataire invoqu, que lon postule que ce sont les mdias qui

    peuvent influer sur l'opinion par les discours quils vont produire sur cette Lettre . Il y a

    convergence dsire des deux destinataires.

    Quant la Lettre , elle couronne un type de discours politique dans lequel l'lecteur est de

    moins en moins construit comme sujet politique abstrait mais comme individu, ce qui est corrlatif

    dune position dnonciateur qui se qualifie comme individu dou dune biographie et dune image

    singulires et non comme porte-parole dun collectif ou le support dune doctrine. Allons plus loin :

    le choix mme de la scnographie pistolaire prive fait cart galement avec ce quon peut

    considrer comme la nouvelle norme de la communication politique, savoir la tlvision. En

    prenant la plume, en mettant en scne par tout un battage mdiatique appropri, lacte de faonnage

    artisanal de cette lettre, on ne va pas dans le sens contraire en fait : le candidat-prsident se place

    lcart, comme un homme du fondement, de la parole inscrite, immmoriale, des vraies valeurs

    contre les vains parleurs. En dautres termes, si lpoque des Provinciales le choix dune

    scnographie mondaine met la controverse religieuse en prise sur des activits discursives

    modernes , la fin du XX sicle la scnographie pistolaire dans le dbat politique rapporte

    lnonciation des activits discursives en voie de marginalisation. Ce qui fait encore vnement.

    Ici comme dans les Provinciales l'essentiel passe par la scnographie, non par le contenu. On ne

    peut donc pas dire que le recours cette scnographie provoque les mmes effets de sens ; il se

    produit un filtrage, une hirarchisation distincte des valeurs virtuelles de ce genre de discours.

    On doit donc prendre en compte massivement la dimension mdiologique de la

    communication pistolaire. Pour que la scnographie pistolaire napparaisse pas comme

    plaque , il faut quelle soit connexe avec les autres plans du discours. Ainsi, les premires

    Provinciales ne se contentent pas dexhiber quelques signes de leur appartenance au genre de la

    lettre, elles adoptent lethos, le code langagier, les normes de communication qui sont ceux en

    vigueur dans les genres mondains. La scnographie de la lettre, en effet, nest pas intemporelle, elle

    sinscrit dans des normes de discours situes. Cest seulement ainsi quil est possible de faire

    admettre aux destinataires que cette affaire de thologie est la leur : elle est la leur dans la mesure

    o on leur crit travers leur discours.

    Ces deux lettres publiques en tant quelles se dveloppent travers une scnographie qui

    tranche sur la scne gnrique routinire, sont en outre voues faire vnement dans lordre du

    discours. Il nest dailleurs pas indiffrent que ces textes aient laiss des traces, mme si ce nest pas

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    la mme chelle : ils suscitent des commentaires, ils marquent une inflexion dans le statut mme

    du discours dont ils relvent. Ce qui fait quils sont bien autre chose quun procd . On le sait,

    les Provinciales marquent un dplacement dans la distribution des autorits : en s'adressant au

    public des non-spcialistes travers un code langagier qui est celui de la rationalit commune

    incarne dans un certain type de franais, les Provinciales leur insu impliquent un nouvel espace

    qui sera celui des Lumires. Au milieu du XVII sicle la lettre est une institution de parole en prise

    sur le rseau de communication, elle constitue un des vecteurs privilgis de la pense et de la

    sociabilit : ltablissement dun rseau de correspondance avec des membres prestigieux dun

    espace social est un signe majeur de limportance de sa position. Dans un monde o la presse est

    embryonnaire et la lettre bien souvent destine des groupes de lecteurs, une bonne part des

    informations de poids passe par elle.

    Lpistolier est un type dnonciateur qui, comme pour toute structure qui se veut dialogale,

    est ncessairement plus impliqu dans la mme communaut que ses destinataires, puisquil les vise

    individuellement et non, comme dans lcriture monologale dun livre, comme ensemble flou

    parvenant de manire souvent indterminable ses lecteurs. Il en va de mme pour la Lettre , qui

    associe la scnographie pistolaire une figure de membre de la famille des Franais, celle du pre

    de famille, lappartenance une communaut. Ce que lon voit ds le dbut du texte, comme on la

    montr plus haut propos des reprages personnels. En outre, a priori, une lettre prive comme

    genre implique un certain nombre de conditions d'nonciation :

    - la communication intime, dindividu individu ;

    - la possibilit, voire la ncessit, dune rponse ;

    - le caractre diffr de lnonciation (le lecteur lit dans une autre situation que que celle de

    la production) ;

    - le caractre unique du texte (par opposition limprim).

    Or, avec les Provinciales cest moins la dimension dintimit que de mondanit qui est privilgie :

    la lettre se soumet un code collectif, elle est destine circuler dans un cercle de familiers ; avec

    La Lettre tous les Franais cest la sphre d'intimit qui est mise en vidence, comme le

    souligne lvocation de la table de famille. Ici il nest pas question dethos ironique, de briller pour

    un cercle choisi, mais dethos la fois affectueux et grave qui rassemble chaque famille dans

    lorganicit de la Patrie. On le voit, cela va de pair avec la dfinition des communauts

  • Scnographie pistolaire Par Dominique Maingueneau

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    d'appartenance quimplique la lettre prive ( la diffrence de la lettre ouverte ) : la lettre

    prive est cense circuler dans une sphre dappartenance qui se conforte travers cette lettre

    mme. Dans une perspective pragmatique, en effet, il est vident que la lettre ne se contente pas de

    prsupposer lexistence dun rseau, dune communaut, elle contribue le faire exister et le

    maintient. La carte postale de vacances ne prend pas acte dune relation, elle contribue la

    constituer. Dans un cas comme dans lautre, il faut noncer travers les normes mmes de cette

    communaut.

    La lettre publique joue de cette proprit dinterpellation en convoquant le destinataire

    indirect ; la lettre peut tre adresse qui elle veut puisque de toute faon elle aura pour destinataire

    un public. On est ici trs prs et trs loin de la double nonciation thtrale. Trs prs parce que

    comme au thtre toute parole adresse sur scne est aussi adresse au public ; mais trs loin aussi

    parce que le thtre est fictif, alors que la lettre participe par essence du rel. Bien entendu cela vaut

    essentiellement de la lettre ouverte . En effet, dans les Provinciales la lettre est fictive ; pourtant,

    lanonymat permet de laisser dans le doute le public quant lauthenticit des lettres. A lpoque

    beaucoup se sont acharns trouver des cls, comme si la lettre avait par elle-mme une force

    dauthenticit telle quelle provoquait immdiatement un effet documentaire. Les concepteurs des

    Provinciales ont dailleurs jou de ce pouvoir en ajoutant des lettres de rponse au scripteur, de

    lami du provincial, dun acadmicien et dune femme du monde . Ce qui permet de

    reprsenter dans le texte mme un mode de diffusion qui dnie l'artificialit du texte : ce nest pas

    parce que le texte est imprim que tout le monde le lit, mais parce quon se passe la lettre de main

    en main, quon la copie, l'intrieur dune lite. Quant la Lettre de Mitterrand, elle na pas

    besoin dinterpeller, de faire violence, puisquelle est lgitime par la scne gnrique : par

    dfinition, un programme lectoral est adress aux lecteurs. Le destinataire na aucun besoin

    d'authentifier un texte qui est immerg dans sa ralit.

    Ce quil faut donc penser, cest ce mlange de fictionnalit li au caractre priv/public de la

    lettre et de vrisme de la lettre.

    Autre diffrence entre les deux textes : le mode de rception que se prescrivent les textes. Les

    lettres au Provincial sont avant tout destines tre lues. Si le scripteur se soumet aussi

    rigoureusement aux normes de discours des honntes gens (un texte bref, ironique clair), cest

    prcisment pour modeler leur opinion. Le texte ne fait pas autorit, il invoque lautorit de ses

    lecteurs, de leur bon sens . En revanche, il y a un vident dcalage entre la pesanteur (la longueur

    en particulier) du programme lectoral et la scnographie de la Lettre , qui ne peut prendre

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    effectivement allure de lettre que dans ses deux zones stratgiques douverture et de fermeture,

    celles dont on pense que tout le monde prendra connaissance. En ralit, on nattend pas rellement

    que le public lise intgralement ce texte qui excde tout caractre de correspondance prive mais

    quil reoive ce texte comme de la correspondance prive lui adresse par quelquun qui sest

    donn la peine de l'crire longuement et patiemment. Alors que les Provinciales, texte clandestin,

    hors-la-loi, doit couper toute relation ses conditions de production, prtendre surgir de nimporte

    o dans le milieu o il circule, la Lettre de F. Mitterrand participe d'une campagne o de

    multiples discours sont tenus la tlvision, dans les magazines ou les journaux, sur le processus

    dlaboration, le sujet crivant. Diffrence entre les deux scnographies pistolaires qui ne

    renvoient pas des conditions seulement extrinsques mais au sens mme quelles prtendent

    instituer. En effet, lanonymat du scripteur et du destinataire va de pair avec une nonciation qui

    prtend prendre pour autorit les rgles de bon sens communes aux tres dous de raison : peu

    importe do elles viennent puisquil sagit dun tribunal aux rgles universelles. En revanche, la

    Lettre ne peut prendre sens que rapporte la familiarit dun prsident-pre dj intimement

    connu, dont la trajectoire biographique, lge, lexprience fondent lautorit. Seule une subjectivit

    la position singulire dans la communaut peut sadresser ainsi aux Franais pour faire part de son

    programme, voire dnier le statut mme de programme.

    Dans les cas de scnographies pistolaires associes des scnes gnriques il ne suffit donc

    pas de considrer une lettre publique comme une lettre prive dtourne et adresse un large

    public, mais comme une mise en scne publique de la relation pistolaire dans un phnomne de

    double nonciation qui peut prendre des formes trs diverses.

    Toute la question est de savoir si la lettre publique peut chapper cette double nonciation, si

    lon peut imaginer une lettre publique qui sadresserait directement ses lecteurs. Une lettre

    publique est forcment dans la double nonciation, du fait mme que son destinataire impliqu

    creuse un cart par rapport au caractre public de son mode de diffusion : il y a toujours place pour

    le tiers inconnu, innommable, celui qui nest pas le destinataire mais qui sadresse la mise en

    scne. Il y a encore autre chose : lespace dans lequel se montre et circule la lettre publique est un

    espace mdiatique, qui ne peut pas concider avec lensemble du corps social. Il existe un lieu

    abstrait o circulent les noncs idologiques qui est ouvert tous ceux qui participent de ce lieu

    conflictuel, un lieu o interagissent les divers champs discursifs (philosophique, religieux, politique,

    littraire) et qui excde tout groupe, toute appartenance, toute limite, par exemple celle que

    prtend construire la dfinition explicite dun destinataire.

  • Scnographie pistolaire Par Dominique Maingueneau

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    Bien videmment ce nest jamais cet espace public que renvoient les lettres publiques, mais

    des communauts imaginaires, au-del de tout partage, lAutre ultime, rfrent absolu. Ainsi la

    France, la Patrie pour Mitterrand, au-del des mdias et de cette lection-ci, la communaut

    transcendante dans lhistoire ; ainsi pour Les Provinciales la communaut de lEglise ternelle, au-

    del de toute distinction entre les appareils ecclsiastiques et les honntes gens, au-del de la

    censure de la Sorbonne.

    Il nous faut donc compliquer notre schma puisque la communaut d'appartenance que

    suppose la lettre prive est domine par une communaut de transcendance qui fonde la

    lgitimit du trope communicationnel que suppose la scnographie pistolaire.

    Rfrences

    Bastuji J. (1981), Smantique, pragmatique et discours , Linx, Universit de Paris X, n 4, p.7-

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    Saunier E. (1996), Identit lexicale et rgulation de la variation smantique, Thse de Doctorat de

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