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1 CLASSIQUE ET BARROQUE : MODELES DE LA VISION, REGIMES DE LA VALEUR Exposé présenté au Colloque Bricolage et signification. Jean-Marie Floch: pratiques descriptives et réflexion théorique, Urbino, juillet 07. RESUME Parmi les nombreuses innovations que Jean-Marie Floch a introduites en sémiotique, sa relecture des distinctions de H. Wölfflin sur les catégories esthétiques du classique et du baroque ("Principes fondamentaux de l'histoire de l'art") est particulièrement féconde. Elle lui permet à la fois de radicaliser le formalisme de la structure et de réactiver le lien avec l'expérience sensible effective. Double valence qui constitue un trait majeur des derniers travaux de J.-M. Floch, dont on tentera de développer les implications plus générales pour la sémiotique aujourd'hui. TEXTE DE LEXPOSE « La visibilité se cristallise pour l’œil en des formes déterminées. Mais un nouvel aspect du contenu de l’univers se révèle dans chaque forme nouvelle de cristallisation » écrit Heinrich Wölfflin, dans la conclusion de ses Principes fondamentaux de l’histoire de l’art. Ces deux phrases suffiraient à attirer leur auteur dans l’orbite des sémioticiens. Jean-Marie Floch, avant tout autre, s’en est chargé. On s’est intéressé, il y a longtemps, aux propriétés du discours de la recherche en sciences sociales (cf. livre Greimas, Landowski). Mais il serait encore utile de se pencher davantage, générativement pourrait-on dire, sur les principes épistémologiques, sur les parcours épistémiques et sur les styles cognitifs qui caractérisent les œuvres marquantes et durables dans ce domaine, ne serait -ce que dans le champ plus étroit de la sémiotique. On pourrait ainsi reconnaître celles qui procèdent par leitmotivs conceptuels pour donner à l’œuvre son ossature (comme les « instances » de Jean-Claude Coquet) ; celles qui se développent par

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    CLASSIQUE ET BARROQUE : MODELES DE LA VISION, REGIMES DE LA VALEUR

    Expos prsent au Colloque Bricolage et signification. Jean-Marie Floch: pratiques descriptives et rflexion thorique, Urbino, juillet 07.

    RESUME

    Parmi les nombreuses innovations que Jean-Marie Floch a introduites en smiotique, sa relecture des distinctions de H. Wlfflin sur les catgories esthtiques du classique et du baroque ("Principes fondamentaux de l'histoire de l'art") est particulirement fconde. Elle lui permet la fois de radicaliser le formalisme de la structure et de ractiver le lien avec l'exprience sensible effective. Double valence qui constitue un trait majeur des derniers travaux de J.-M. Floch, dont on tentera de dvelopper les implications plus gnrales pour la smiotique aujourd'hui.

    TEXTE DE LEXPOSE

    La visibilit se cristallise pour lil en des formes dtermines. Mais un nouvel aspect du contenu de lunivers se rvle dans chaque forme nouvelle de cristallisation crit Heinrich Wlfflin, dans la conclusion de ses Principes fondamentaux de lhistoire de lart. Ces deux phrases suffiraient attirer leur auteur dans lorbite des smioticiens. Jean-Marie Floch, avant tout autre, sen est charg.

    On sest intress, il y a longtemps, aux proprits du discours de la recherche en sciences sociales (cf. livre Greimas, Landowski). Mais il serait encore utile de se pencher davantage, gnrativement pourrait-on dire, sur les principes pistmologiques, sur les parcours pistmiques et sur les styles cognitifs qui caractrisent les uvres marquantes et durables dans ce domaine, ne serait-ce que dans le champ plus troit de la smiotique. On pourrait ainsi reconnatre celles qui procdent par leitmotivs conceptuels pour donner luvre son ossature (comme les instances de Jean-Claude Coquet) ; celles qui se dveloppent par

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    approfondissement spiralaire dune problmatique fondamentale (comme la tensivit sous-jacente la catgorisation des structures lmentaires chez Claude Zilberberg) ; celles qui importent, assimilent, transforment et redploient des matriaux conceptuels venus dhorizons divers pour les intgrer dans lhomognit dun corps thorique (comme on peut lobserver chez Jacques Fontanille) ; on pourrait continuer et chacun trouverait sa place Dans une perspective gnrale comme celle-ci, on devrait alors pouvoir reconnatre ce qui fait la singularit de luvre de Jean-Marie Floch : dun ct une discipline greimassienne implacable, de lautre un contact troit toujours maintenu avec la ralit matrielle de lexprience sensible du sens et, entre les deux, comme pour les stimuler rciproquement, lintroduction de modles extrieurs sa discipline venus de lanthropologie, de la philosophie ou de lesthtique principalement qui frappent dabord par leur tranget initiale mais plus encore, ensuite, par leur rendement analytique. Lvi-Strauss et son fameux bricolage , Leroi-Gourhan et le langage mythographique , Ricur, Panofsky et dautres ont ainsi, par son entremise, fait leur entre dans le champ conceptuel de la smiotique visuelle et de la smiotique gnrale. Cest lune de ces acclimatations, dont la porte me parat considrable, que je voudrais mintresser ici : celle du modle distinctif des esthtiques classique et baroque longuement dvelopp par Wlfflin, aprs Renaissance et baroque (Livre de poche, biblio-essais, 1989) dans ses clbres Principes fondamentaux de lhistoire de lart publis, pour leur traduction franaise, Brionne, par Grard Montfort, en 1989.

    Tous les lecteurs de Jean-Marie Floch connaissent les cinq catgories distinctives de Wlfflin : la priorit la ligne dfinitoire du classique oppose la priorit aux masses dfinitoire du baroque, la frontalit des plans oppose la profondeur des points de vue variables, la clture formelle oppose la dilatation et louverture de lespace, la multiplicit des localits autonomes oppose lunit intgratrice de la pluralit, et enfin la lisibilit classique soumise la clart oppose lobscurit baroque gnratrice de la lumire. Ayant eu plusieurs reprises loccasion, la suite de Jean-Marie, lors dtudes smiotiques dans des domaines trs divers de la communication sociale (dition et mdia, design et packaging, annonces publicitaires et textes mme), de solliciter ce modle et den constater le caractre tonnamment opratoire sur des manifestations extrmement varies, jai fini par minterroger sur un pouvoir de pertinence aussi gnral : je serai amen, en fin dexpos, en donner un exemple trs rcent. Comment se fait-il quun mme modle permette de rendre compte des distinctions fondamentales entre les plus hautes manifestations de lart et autorise, en mme temps, la segmentation et la diffrenciation des expressions visuelles les plus modestes pour la promotion commerciale des produits ? Quel est donc le secret de ce troublant pouvoir de gnralisation ? Repose-t-il sur la trop grande gnralit du modle ou sur des optiques cohrentes plus profondes et plus prgnantes que leur seule saillance culturelle dans les arts plastiques, entre les XVIe et XVIIe sicles ? Cette saillance attesterait les prgnances en question, mais nen serait-elle quune manifestation, remarquable certes, mais en quelque sorte locale ? De quelle nature seraient

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    alors ces formes signifiantes qui cristallisent pour lil la visibilit , et comment en rendre compte ? Telles sont les questions que je voudrais soulever au cours de ce bref expos, en mintressant aux modles de la vision et aux rgimes de la valeur quils sous-tendent.

    Pour introduire cette rflexion, je voudrais tout dabord rappeler le remarquable travail de formalisation auquel Floch sest livr sur les catgories de Wlfflin : il peut nous mettre sur la voie du problme. En assumant en effet lhypothse que les visions dites classique et baroque fonctionnaient comme un langage propre, il sest attach dmler ce qui, en chacune des catgories et entre elles, pouvait tre rapport chacun des deux grands plans de toute smiose, le plan de lexpression et le plan du contenu. Il en est rsult une schmatisation dune puret structurale exemplaire, o le divers htrogne des commentaires wlffliniens semble venir docilement se ranger avec justesse, chaque trait sa place. Cette schmatisation a t tablie dans Les formes de lempreinte en 1986 et ultrieurement dveloppe dans le chapitre La libert et le maintien. Esthtique et thique du total look de Chanel des Identits visuelles en 1995. Elle combine en chiasme les proprits des deux visions en dfinissant la vision classique par la non-continuit pour lexpression (sparation, dlimitation des plans) et la non-discontinuit pour le contenu (prennit, stabilit, permanence) ; et en dfinissant, linverse, la vision baroque par la non-discontinuit pour lexpression (enchanement, entrelacs, profondeur) et la non-continuit pour le contenu (vnement, culmination, temporalit de linstant). Or, naturellement, la question que pose invariablement lauditoire qui on prsente ce modle concerne le choix des formulations ngatives : pourquoi ne pas dire tout simplement continu et discontinu la place de ces formulations alambiques, comme non-discontinuit o on aperoit la rcursivit dune ngation de la ngation ? Il sagissait, selon Floch, de rendre compte du smantisme prfixal, caractre ngatif, que comportent le s ou le d des mots comme s-paration ou d-limitation . En dautres termes, il sagissait de rendre compte de la dynamique dun acte signifiant que comporte une simple dsignation. Et cela constitue une indication prcieuse. Car, plus encore, il aurait aim pouvoir nommer ces catgories fondatrices des deux grands ordres de la vision, non-continuation et non-discontinuation , afin, dit-il, de mettre laccent sur laspect gnratif et dynamique de ces modes de traitement du sensible 1.

    Une telle indication est prcieuse car, derrire la raideur formelle et la clture toute classique des catgories, ce sont bien des vnements de perception qui sont ici nomms, et des rgimes dintensit suscits. On voit dailleurs qu ce niveau danalyse, les termes classique et baroque sont eux-mmes affaiblis : dans sa schmatisation, Floch les met entre guillemets. Nous allons y revenir.

    1 JMF, Identits visuelles, Paris, PUF, Formes smiotiques , p. 126-127.

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    Mais je voudrais dabord souligner lapport conceptuel, en termes doprativit analytique, de cette nouvelle formulation. Ayant eu comparer des dictionnaires illustrs (Larousse et Hachette), javais t amen retrouver, rgissant leurs diffrences dans les formes de lillustration, les deux rgimes de vision nettement distinctifs et matrialisant visuellement les horizons plastiques de rfrence des deux ouvrages : Larousse classique, Hachette baroque. Mais cest seulement en adoptant la schmatisation que je viens de rappeler que jai pu constater que les distinctions ne concernaient pas seulement les rgimes de prsentation visuelle des lexmes, mais plus largement lordre rdactionnel du discours lexicographique, depuis les principes de taxinomie jusqu la syntaxe de la dfinition. Il apparaissait alors clairement que les logiques en jeu remontaient la conception du langage des auteurs des dictionnaires et aux pistms qui la contrlaient.

    Ainsi donc, quy a-t-il sous les catgories structurales ? On a vu affleurer, derrire les formulations de Floch, la dimension perceptive. Mais il rsiste fortement, et polmiquement, lintroduction du paramtre de laffect tel quil est dvelopp par Claude Zilberberg commentant les mmes distinctions de Wlfflin dans son essai Prsence de Wlfflin 2 (antrieurement leur catgorisation formelle il est vrai, dans Renaissance et baroque, ouvrage bien antrieur aux Principes). Le style, crit Zilberberg, est pour Wlfflin un complexe formel et affectif (p. 25), qui sexprime dans la correspondance entre dun ct forme classique et sentiment daise ou de srnit , et de lautre entre forme baroque et sentiment de malaise ou dinquitude . Cette double tension est sous la dpendance de la profondeur, que le style classique manifesterait sur le mode de la distance et le style baroque sur le mode de la prsence (p. 25). Forme, affect et profondeur sont enfin plus profondment dtermins par le tempo (lent ou rapide), dimension figurale constituante qui , selon la thse de Claude Zilberberg, parat prsider aux destines de la signification (p. 2).

    Je ne peux videmment entrer dans le dtail de cette analytique du sensible, si fortement argumente par son auteur dans un grand nombre de ses travaux. Je retiens seulement les objections de Jean-Marie Floch qui conteste le privilge accord par Zilberberg la dimension affective *et+ passionnelle de lanalyse des formes (JMF, op.cit., p. 129), trs loigne, selon lui, des positions de Wlfflin. Et il oppose au contraire ce privilge passionnel indu le primat du cognitif sur le thymique. Il soutient, par exemple, que la tranquillit classique nest quun effet de sens second, dordre thymique, engendr par un trait premier, dordre cognitif, qui prsente le monde de la vision comme matrisable (id., p. 130). Mais do vient cette matrise ? Cest la question que pour ma part je poserai, en

    2 Claude Zilberberg, Prsence de Wlfflin , Nouveaux Actes Smiotiques, 23-24, Limoges, Pulim, 1992.

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    rintroduisant entre le pathmique et le cognitif qui oppose les deux auteurs, le paramtre du perceptif et la smiotique de lesthsie elle-mme.

    La discussion sur le problme de la profondeur est encore plus clairante. Floch rejette galement lanalyse de Zilberberg de ce point de vue. Loin de sopposer terme terme sur laxe smantique de la profondeur, travers lhomologation du classique avec la distance et du baroque avec la prsence , les deux visions sollicitent galement ces deux dimensions, selon Jean-Marie Floch, mais sopposent par deux rgimes diffrents de prsence-profondeur . Deux rgimes qui sont alors condenss dans un petit scnario figuratif. Je cite : La prsence au monde, selon le principe de non-continuation classique, cest un recul pris par le sujet par rapport un monde encore porte de main (je souligne) ; la prsence baroque, selon le principe de non-discontinuation, cest linverse : cest lavance vers le sujet dun monde qui est encore porte dil (je souligne) (id., p. 131). Scnario remarquable mes yeux, pour deux raisons : tout dabord, parce quil pose et peut-tre rsout le problme du statut de la saisie sensible du sens apparemment occulte par les catgorisations smiotiques. On pouvait en effet se demander comment la radicalisation du formalisme de la structure tait compatible avec la reconnaissance de lexprience sensorielle effective. Certes il faut souligner la rserve importante de Floch qui sexcuse presque demployer un discours mtaphorique : Si on parlait en images ? crit-il avant de se lancer. Or, et cest la seconde raison qui me fait trouver ce scnario remarquable, je crois quon peut prendre la lettre ce qui nest prcisment donn ici que comme image : je veux parler du mode de coexistence des expriences sensorielles, porte de main et porte dil , dans cette saisie de la prsence-profondeur .

    En relisant Wlfflin en effet, on constate limportance dun paramtre que la smiotique structurale minimise : celui de lhorizon sensoriel. Lhistorien de lart insiste fortement sur un point qui me parat central. La vision classique fonde ses impressions figuratives sur la collaboration des valeurs visuelles avec des valeurs tactiles, associant ainsi dans la vue la saisie prhensive et com-prhensive dun objet ; la vision baroque, quant elle, fonde ses impressions figuratives sur des valeurs exclusivement visuelles, lies au mouvement sensori-moteur qui commande la vue plus que les autres sens, entre le mouvant et le furtif, entre le saisissable et linsaisissable.

    Wlfflin qualifie ainsi le classique comme art plastique , impliquant la dimension du toucher inhrente la saisie des objets plastiques, quil oppose la qualification du baroque comme art pictural . Il crit : En un cas, on peut dire que cest la main qui a pris connaissance du monde des corps en palpant son contenu plastique, dans lautre cas, cest lil qui est devenu sensible aux richesses du monde matriel, dans leur varit infinie (p. 31). Et quelques lignes plus loin : pour le style linaire, la vision () semble tirer profit du sens du tact, lequel se plat au contact des surfaces et de lenveloppe diverse des objets. (id.) Mais dans le style pictural,

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    la sensibilit souvre aussi maintenant au domaine de linsaisissable ; () Le style pictural nous rvle vraiment () le monde comme une chose vue (id.). Il affirme que dans une pointe-sche de Drer, la recherche des valeurs tactiles est partout perceptible (p. 26), de mme que dans ses portraits peints, limites formelles et surfaces sont tablies en vue dune preuve tactile , ou sont modeles pour tre perues par le toucher. (p. 48) A linverse, Rembrandt dans ses eaux-fortes dtache limage de la zone du toucher , nglige dans le dessin tout ce qui peut natre de lexprience directe des organes tactiles (p. 26) ; de mme la forme , dans les portraits de Franz Hals, se soustrait la perception par le toucher. Elle est aussi peu prhensible quun buisson agit par le vent ou les ondulations dun fleuve (p. 49). Do le remplacement dun fondu du model, appelant la caresse, par un model par touches qui rompt, vu de prs, avec toute ressemblance, renonce impressionner le toucher et ne sadresse qu la vue.

    Ce serait faire injure Jean-Marie Floch que de considrer son exigence structurale comme un refus des apports de la phnomnologie de la perception. Les exemples cits montrent au contraire une prise en compte de lhorizon sensible, nourrie de la lecture de Merleau-Ponty comme de la sensibilit matrielle chre Lvi-Strauss. Mais il est vrai aussi que les dveloppements plus rcents de la smiotique ont conduit approfondir les conditions de la perception comme smiose (je pense aux travaux italiens dans ce domaine, et en franais, ceux de Jean-Franois Bordron ou dHerman Parret) ; ces dveloppements ont conduit dcrire les modes du sensible et leur syntaxe figurative (je pense au sminaire intersmiotique qui leur a t consacr au dbut des annes 2000 et son compte-rendu par Jacques Fontanille) ; ou encore envisager lnonciation perceptive dans la perspective des instances de discours, prolongeant ainsi les propositions thoriques de Jean-Claude Coquet et sa conception dune smio-phnomnologie du discours.

    A partir de ces apports, il me parat possible denvisager nouveaux frais, comme on dit, la question des distinctions wlffliniennes concernant les visions classique et baroque et surtout de mieux comprendre le problme que je me suis pos initialement, savoir celui de leur formidable extension et de la possible gnralisation de leur pertinence sur des objets smiotiques quon ne peut rapporter, sans un abus de langage, des esthtiques classique ou baroque . Les raisons de cette oprativit seraient donc chercher du ct des rgimes de lesthsie (et/ou des modes de synesthsie), qui seuls peuvent montrer comment la visibilit se cristallise pour lil en des formes dtermines , et comment opre ladite cristallisation.

    Mon hypothse, pour linstant trop sommaire, serait la suivante. Je considre, la suite de Jean-Franois Bordron, que la perception se prsente comme une expression , cest--dire la fois un plan de lexpression du monde (les esquisses ) et une nonciation perceptive venue des choses (elles se livrent ou se drobent), et qu ce titre, la perception est analysable comme une smiotique. Je

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    considrerai aussi que les esquisses travers lesquelles se donne le plan nomatique du monde sensible peuvent tre comprises, smiotiquement, comme des indices ( il y a quelque chose ), comme des icones ( cette chose offre une semblance une vrai-semblance, ou une res-semblance ), et comme des symboles ( ces semblances, pour tre reconnues et identifies sont soumises des rgles, de composition, dusage, etc. ), indices, icones et symboles formant la trame dune gense du sens dans la perception. Je considrerai enfin que ce discours signifiant du sensible intervient dans la perception ordinaire travers la collaboration des sens, tactile, gustatif, olfactif, auditif, visuel, sous la commande de la sensori-motricit. Ils communiquent lun lautre leur exprience travers mon corps, ils sont immdiatement symboliques lun de lautre, mon corps tant justement , comme lcrit Merleau-Ponty dans la Phnomnologie de la perception, un systme tout fait dquivalences et de transpositions intersensorielles (p. 271). Les donnes des diffrents sens , qui relvent de mondes spars dans leur manire de moduler la chose comme il le dit aussi, ou de syntaxes figuratives distinctes comme nous le dirions, ces donnes, dit encore Merleau-Ponty, communiquent toutes par leur noyau significatif (cest--dire fait dindices, dicones, de symboles, au sens de Jean-Franois Bordron).

    Sur cette base sommairement cadre, on peut dire, me semble-t-il, que les distinctions entre les visions dites classique et baroque (mais on voit bien que les termes ne sont plus que des habillages commodes), correspondent des rgimes perceptifs diffrents, selon les deux grands ordres que je viens de suggrer : celui des formants nomatiques (indiciel, iconique, symbolique) et celui des modes dintersensorialit.

    Ainsi, au foyer de la vision dite classique , la collaboration synesthsique est active : lexprience visuelle, la vision de lobjet, est accompagne et conforte par la potentialisation simultane dune apprhension tactile. Lobjet est ainsi par dfinition, et littralement, saisissable. Cette exprience se caractriserait donc par la multiplicit des instances de lnonciation perceptive convoques dans la saisie, et la visibilit est dautant plus entire quelle est confirme par une possible palpation, dont la ligne est prcisment le signe fort car elle est, conventionnellement, symbole. En outre, les formants qui se donnent la perception rsultent du mme coup dune relation troite entre icones et symboles, ignorant les traces indicielles : chaque formant a son assignation rsidence ; le sentiment dun monde matris est ce prix.

    Au foyer perceptif de la vision dite baroque , les choses se passent autrement : pas de collaboration synesthsique. Au contraire, la seule perception visuelle se prsente isole, livre elle-mme et ses esquisses, celles-ci saisies dans le mouvement de la vision, et donc dans leur incompltude. La vue, toute transposition intersensorielle un instant suspendue, est alors associe au seul cintisme sensori-moteur. Le nombre des instances de lnonciation perceptive est

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    rduit au minimum, engendrant linscurisation perceptive. Car alors, dans le jeu des formants, si icones et symboles restent actifs, ce sont cette fois les indices qui ont la part belle : il y a quelque chose, mais de linsaisissable : cest la rgissante part de lombre.

    Il faudrait bien entendu affiner et articuler davantage cette smiose, qui na ici que la forme dune suggestion. Mais, en remontant du domaine des esthtiques celui des esthsies, on comprend mieux pourquoi et comment le modle de Wlfflin peut se rvler si puissamment opratoire. Cest que, par del le classique et le baroque, ses Principes fondamentaux sont bien des principes fondamentaux . Ils proposent une thorie gnrale des relations entre formes et visibilit, localement incarne dans un moment crucial de lhistoire de lart. La smiotique aujourdhui peut permettre mes yeux de mieux articuler, en de de la catgorisation de Jean-Floch, les processus plus intimes de la semiosis mise en uvre. Les instruments de la gnralisation thorique ainsi dgags permettent en tout cas de comprendre la porte extensive de lapplicabilit du modle.

    Jaimerais conclure, pour illustrer mon propos, par lvocation dun cas trs modeste : la recherche dun futur logo pour le leader mondial du lgume transform (conserve, surgel, frais, traiteur), Bonduelle. Je montre rapidement un ou deux projets, pour des raisons de confidentialit, et sans voquer le moins du monde les recommandations en cours. Prsentation logo 0 (actuel), logo 1 et logo 3. Les distinctions wlffliniennes apparaissent avec leur puissance distinctive.

    Logo 0 : un mixte incertain de visions classique et baroque

    - Vision classique . Sur le plan plastique : centralit, symtrie, frontalit, typographie, orthogonalit (iconisation symbolique dordre et figurant la prhension). Sur le plan du contenu : lumire, solarit, rayonnement qui renouvelle le motif religieux strotyp de lapparition (le nom avec son aurole) et thmatise la protection (iconicit figurative et symbolique).

    - Vision baroque . Sur les plans plastique et figuratif : indistinction des formes, profusion vgtale o aucun lment na dexistence propre ; le flou la base engendre la fusion avec les formes sous-jacentes (indicialit, suspension de liconicit figurative). Sur le plan du contenu : une trame narrative conflictuelle o le vgtal ne rsiste pas linvasion de la lumire qui partout le transperce (inscurisation).

    Indcision esthtique entre les deux rgimes de figuration.

    Logo 1. Choix dune vision baroque cohrente

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    - Abondance des rimes plastiques, assurant lunit dune scne (univers de courbes, effets denlacements et de solidarit interne des motifs).

    - Asymtrie et multiplication des points de vue (oblique, ascendant, etc.) - Importance des effets de transparence et de profondeur dans les

    superpositions et les recouvrements, mettant laccent sur les parcours de la lumire partir des tnbres (au dtriment des feuilles qui, floues, tendent labstraction) > domination des formants indiciels (dsiconisation).

    Harmonie gnrale dun vnement exclusivement visuel, mais dont lintelligibilit tactile , identifiante, est problmatique.

    Logo 3. Choix dune vision classique cohrente

    - Priorit aux traits et aux plans ; dlimitation et clture ; frontalit statique ; haute-dfinition plastique du grain (prs du toucher) identification de lobjet (formant symbolique) dans sa permanence, son immuabilit.

    - Plurisensorialit perceptive et compltude axiologique, lies la prsence des quatre lments : le feu (lumire : vue), lair (passage entre les feuilles : sensation tactile), la terre (feuilles : vue, toucher), leau (gouttes : vue, transparence, toucher). Runion des axiologies du monde naturel.

    - Dimension symbolique forte : les icones sont transforms en symbole par application de rgles socio-figuratives de reprsentation (entre classicisme de manuel scolaire, hyper-ralisme dart contemporain, et post-modernisme avec ltrange : les feuilles normalement opaques selon les critres de la biologie vgtale sont ici transparentes).

    - Lisibilit narrative polysmique des gouttes (renforcement de la lecture symbolique) : coexistence de trois rcits possibles (1) rcit dorigine (origine vgtale et agricole de la marque), (2) rcit de fracheur (bien-tre naturel), (3) rcit de vapeur (transformation culinaire saine ) assurant, du cru au cuit, la compatibilit avec les diffrents secteurs de produits (conserve, frais, traiteur).

    Efficacit dun traitement classique suscitant la reconnaissance.

    CONCLUSION

    Cet exercice modeste a nanmoins t jug saisissant de vrit (et non pour des raisons acadmiques, culturelles, etc.), il a pouvoir explicatif sur les apprciations spontanes des personnes interroges dans les tudes psycho-sociologiques

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    (qualitatives), il prsente des arguments convaincants pour les cratifs, il rassure les dcideurs quant la voie suivre. Pourquoi ? Non pas tant en raison des catgories esthtiques wlffliniennes revues et rationalises par Jean-Marie Floch, base pourtant indispensable, quen raison de la rencontre avec lexprience esthsique intime, vcue par ces diffrents acteurs et retrouve par lanalyse. Cest ce que permet la smiotique de la gense du sensible dans la perception. Merci.