Sauvagnat_Hallucination Et Énociation

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Introduction François Sauvagnat Pourquoi les hallucinations verbales psychotiques sont-elles si importantes pour nous? Les hallucinations verbales psychotiques ont incontestablement un statut spécial dans la psychanalyse lacanienne, qui ne se retrouve comme tel ni dans les autres formes de psychanalyse, ni dans les théories psychiatriques de l'hallucination verbale. La première chose indispensable est de situer la conception lacanienne par rapport aux conceptions psychiatriques. Historiquement, elle est liée à ce qu'Henri Ey a appelé le passage de l'hallucination comme "perception sans objet" (E. Esquirol), à la pseudohallucination. Trois successeurs de Seglas… Alors qu'au XIXème siècle, la thématique de l'erreur hallucinatoire est massive (l'hallucination étant de façon prédominante supposée être visuelle), et restera inentamée dans la psychiatrie anglo-saxonne, conférant à celle-ci un retard dont elle ne s'est guère rattrapée, le passage au XXème siècle est marqué, dans la psychiatrie francophone, par le recentrement sur les hallucinations verbales, et tout particulièrement le phénomène de Seglas, dans lequel il est démontré que les voix hallucinées, nettement prévalentes chez les sujets psychotiques, sont proférées in petto par le sujet halluciné, et qu'une continuité peut être prouvée entre pensée, discours intérieur, profération et impulsion verbale ; un mouvement que j’ai appelé la « désensorialisation des hallucinations verbales ». Ce phénomène, central mais pas unique dans ce qu'on a appelé la seconde psychiatrie classique française, donnera lieu à plusieurs interprétations divergentes, dont nous intéressent au moins trois: 1-Celle de Gaëtan Gatian de Clérambault, qui en propose une explication irritative (lésion serpigineuse) et presque partout exclut la notion d'une signification qui y serait immédiatement attachée. 2-Celle de Henri Ey, qui fait préfacer par Séglas son premier ouvrage sur les hallucinations, et insiste contre Clérambault sur la solidarité indissociable entre délire et hallucinations psychotiques, solidarité qui, formellement, se retrouve dans la continuité reconnue dans les années 1920 par l'école française entre intuition délirante, pensées imposées et hallucinations verbales. Or Ey prétend rendre compte de cette unification, en s’inspirant de Mayer-Gross, en présentant tout vécu délirant comme un trouble de la conscience. 3-Initialement solidaire de Ey sur la nature de l'automatisme et la continuité des vécus élémentaires psychotiques, Jacques Lacan s'en sépare, tant pour la dépendance de celui-ci vis- à- vis d'une phénoménologie centrée sur la conscience que pour l'avoir, dans les congrès qu'il organise, systématiquement mis en position d'orateur second. D'où l'énigmatique proclamation que Clérambault serait son "seul maître en psychiatrie" (rappelons-nous que Kretschmer, un des très rares défenseurs avec Gaupp de la notion de paranoïa en Allemagne après 1918, déclarait que Lacan était son élève direct..., que Lacan évoque à plusieurs reprises l'importance de Petit dans ses propres élaborations, etc., etc.), certes référable à la prévalence de la chaîne signifiante, mais aussi vengeresse par rapport à la semi-trahison de Ey, sans préjudice des nombreuses critiques que Lacan adresse à la théorie de Clérambault.

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Francois Sauvagnat - Hallucination et énonciation

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  • Introduction Franois Sauvagnat

    Pourquoi les hallucinations verbales psychotiques sont-elles si importantes pour nous?

    Les hallucinations verbales psychotiques ont incontestablement un statut spcial dans la psychanalyse lacanienne, qui ne se retrouve comme tel ni dans les autres formes de psychanalyse, ni dans les thories psychiatriques de l'hallucination verbale. La premire chose indispensable est de situer la conception lacanienne par rapport aux conceptions psychiatriques. Historiquement, elle est lie ce qu'Henri Ey a appel le passage de l'hallucination comme "perception sans objet" (E. Esquirol), la pseudohallucination.

    Trois successeurs de Seglas

    Alors qu'au XIXme sicle, la thmatique de l'erreur hallucinatoire est massive (l'hallucination tant de faon prdominante suppose tre visuelle), et restera inentame dans la psychiatrie anglo-saxonne, confrant celle-ci un retard dont elle ne s'est gure rattrape, le passage au XXme sicle est marqu, dans la psychiatrie francophone, par le recentrement sur les hallucinations verbales, et tout particulirement le phnomne de Seglas, dans lequel il est dmontr que les voix hallucines, nettement prvalentes chez les sujets psychotiques, sont profres in petto par le sujet hallucin, et qu'une continuit peut tre prouve entre pense, discours intrieur, profration et impulsion verbale ; un mouvement que jai appel la dsensorialisation des hallucinations verbales . Ce phnomne, central mais pas unique dans ce qu'on a appel la seconde psychiatrie classique franaise, donnera lieu plusieurs interprtations divergentes, dont nous intressent au moins trois: 1-Celle de Gatan Gatian de Clrambault, qui en propose une explication irritative (lsion serpigineuse) et presque partout exclut la notion d'une signification qui y serait immdiatement attache. 2-Celle de Henri Ey, qui fait prfacer par Sglas son premier ouvrage sur les hallucinations, et insiste contre Clrambault sur la solidarit indissociable entre dlire et hallucinations psychotiques, solidarit qui, formellement, se retrouve dans la continuit reconnue dans les annes 1920 par l'cole franaise entre intuition dlirante, penses imposes et hallucinations verbales. Or Ey prtend rendre compte de cette unification, en sinspirant de Mayer-Gross, en prsentant tout vcu dlirant comme un trouble de la conscience. 3-Initialement solidaire de Ey sur la nature de l'automatisme et la continuit des vcus lmentaires psychotiques, Jacques Lacan s'en spare, tant pour la dpendance de celui-ci vis-- vis d'une phnomnologie centre sur la conscience que pour l'avoir, dans les congrs qu'il organise, systmatiquement mis en position d'orateur second. D'o l'nigmatique proclamation que Clrambault serait son "seul matre en psychiatrie" (rappelons-nous que Kretschmer, un des trs rares dfenseurs avec Gaupp de la notion de paranoa en Allemagne aprs 1918, dclarait que Lacan tait son lve direct..., que Lacan voque plusieurs reprises l'importance de Petit dans ses propres laborations, etc., etc.), certes rfrable la prvalence de la chane signifiante, mais aussi vengeresse par rapport la semi-trahison de Ey, sans prjudice des nombreuses critiques que Lacan adresse la thorie de Clrambault.

  • Hallucination et nonciation

    Le second pas consistera, logiquement, attacher l'hallucination la question de l'nonciation, spcialit de la linguistique francophone depuis Bally (et encore aujourdhui).Toute une srie de textes de Lacan portent sur cette question, notamment le sminaire III, qui peut tre maints gards, comme je lai montr, tre considr comme un dbat avec les thses d'douard Pichon. Le plus clair des apports de Lacan en rsultera, et notamment la thse selon laquelle les phnomnes lmentaires sont une sorte dnonciation, dont le modle articule une principale et une relative, en jouant sur la notion hautement controverse dune latitude propre au franais concernant laccord des personnes entre lune et lautre, de faon unique dfendue par Damourette et Pichon. Le Tu es celui qui me pichonien est ainsi lev par Lacan la hauteur de structure lmentaire rglant les rapports entre nonciation et nonc, avec comme consquence d'appeler nonciation deux choses distinctes: le tu pralable (dont le dveloppement complet donnera notre message nous revient de lAutre sous une forme inverse ), et la faon dont dans le sujet quelque chose y rpond, qui l'y lie et len distingue tout la fois. Voil donc un point de discorde particulirement massif par rapport aux travaux anglo-saxons : pour tout analyste de lIPA, une hallucination reste une erreur de jugement, et la rfrence tardive, depuis Feighner, aux symptmes de premier rang de Kurt Schneider nest pas faite pour arranger les chose ; pour un analyste lacanien, une hallucination est un type particulier de rapport entre nonciation et nonc pouvant se dissimuler de diverses faons.

    Effets de retour

    Autant la notion de phnomne lmentaire a t construite par Lacan en rfrence cette question de lnonciation, autant cette dernire a profit de cette application. Le graphe du dsir est littralement construit sur la base dune structure bipartite des hallucinations verbales (M= C/M et C=M/C, dans Subversion du sujet et dialectique du dsir), qui a dimportantes consquences au niveau de ltage suprieur, o fantasme et dsir modulent jouissance et castration. Autrement dit, la structure des hallucinations est la base do drive la structure du sujet de linconscient, celle-ci tant donne comme une variante de celle-l. Pratiquement, je constate que ce graphe reste difficilement lisible pour qui ne dispose pas de cette notion. Lhypothse de linconscient interprte, releve par Jacques-Alain Miller lors de discussions sur la passe, en rponse la notion de dclin de linterprtation propose par S. Cottet, peut galement tre lue comme une consquence de la prvalence du modle de lhallucination verbale au sens de la seconde psychiatrie classique franaise. Une autre consquence est lopposition frontale entre lapproche lacanienne et celle de lIPA concernant la question paternelle. Alors que le modle classique de lIPA est centr sur la solidarit entre une instance paternelle garante de la ralit et la fonction de contrle dun moi suppos a-conflictuel, mais dans les faits obsessionnalisant, le modle qui se maintient chez Lacan partir des annes 1950 fait fond sur la fonction de la nomination c'est--dire lenvers de linsulte hallucinatoire, de la perscution et de la perplexit (ou absence de signification).

    Hallucination et supposition de savoir

    Autre consquence encore, sur le traitement du transfert par Jacques Lacan. C'est une banalit de dire que les mathmes lacaniens s'inspirent de mcanismes psychopathologiques, et le destin du discours de l'hystrique comme modle du discours analytique est dans toutes

  • les mmoires. Il faut certainement y ajouter la supposition de savoir qui en quelque sorte dcentre la passion hystrique pour l'intersubjectivit imaginaire (Proposition de 1967). Rappelons quon doit Capgras la notion de dlire de supposition , ce qui na probablement pas eu moins dimportance que la rfrence lhupokeimenon aristotlicien, mme si Capgras en rservait l'usage aux "perscuts mlancoliques". Ce dcentrement, rien ne le manifeste mieux que l'hallucination elle-mme, condition que, comme Sglas, on en voie le paradigme dans l'hallucination psychique de Baillarger, c'est--dire qu'on renonce la sparer entirement de l'interprtation dlirante dans son versant dit "intuitif" (la fameuse "signification personnelle", krankhafte Eigenbeziehung de Neisser). cho par o se dfait la familiarit spculaire, nigme simposant dans le grain dune voix, soupirs inexplicables dont le sujet se trouve entour, sensorialisant a minima ltranget de lambiance (Wahnstimmung), moins quun retournement se ralise dans une profration pouvant osciller du questionnement obsdant linsulte, on peut multiplier linfini les exemples. Tous marquent la faon dont la supposition de savoir prend naissance de faon brute chez le psychotique alors que le nvros, au contraire, tend sassurer au pralable que lhabit ne va pas au psychanalyste (Proposition de 1967) un tonnant rcit de passe tmoignait, il y a une dizaine dannes, jusqu quelles extrmits de dsupposition ceci peut aller pour un sujet hystrique, disons, sans ambages. Do dailleurs le paradoxe que lincroyance (Unglauben) aille de pair avec cette imputation brute de savoir, comme sen merveillait Lacan propos de Cantor sauf dans lironie schizophrnique.

    Le retour de lobjet

    Mais si le tournant marquant, dans le domaine francophone, la prvalence de l'hallucination verbale sur la conception romantique de l'hallucination comme "perception sans objet" (" percevoir" prcisait Henri Ey) a fait date, une consquence curieuse de sa lecture lacanienne a t de faire renatre lobjet hallucinatoire sous une tout autre forme, comme pure nonciation dtache de tout nonc (cf. Kant avec Sade), objet nincluant pas la sparation ( la diffrence de l'objet transitionnel nvrotique). Ce curieux effet, cet en-forme supposant un savoir (tout en tentant de s'en dfendre) donne l'objet une consistance particulirement loigne de la notion sous-entendue antrieurement. C'est que le statut de la perception connat avec Lacan un bouleversement considrable, bien marqu dans son texte la mmoire de Maurice Merleau-Ponty. Pour Merleau-Ponty, les objets ne sont pas inertes, ils sont le signe que quelque chose nous attend. Lacan radicalise le trait : derrire tout objet, une supposition de savoir, contre lequel on se dfend. Et comme nous ne pouvons saisir le monde qu' partir de la supposition de notre corps, le mme mouvement qui nous permet de traiter des objets spars est galement ce qui permet de dcrocher l'nonciation de l'nonc... du moins pour les nvross.

    Rfrences : Lacan J : Proposition de 1967 sur le psychanalyste de lEcole, in Nouveaux crits, Paris, Seuil. Lacan J : Ecrits, Paris Seuil 1966. Capgras, J: Le dlire d'interprtation hyposthnique. Dlire de supposition. Annales Mdico-psychologiques, 88, t. II, 1930, p 272 sq. Petit G: Essai sur une varit de pseudo-hallucination. Les autoreprsentations aperceptives, thse de la Facult de Mdecine de Bordeaux, 1913. Lacan, J.: Le sminaire: Les psychoses, Paris Seuil 1985 Sauvagnat F : La "dsensorialisation" des hallucinations acoustico-verbales: quelques rsultats actuels d'un dbat centenaire, in Polyphonie pour Ivan Fonagy, ouvrage collectif,

  • L'Harmattan, Paris 1997, p.165-182 Sauvagnat F : Hallucinations psychotiques et nonciation in La voix, dans et hors la cure (actes du colloque de Nice), revue Psychologie clinique, n19, 2005. Sauvagnat F : "Fatherhood and naming in J Lacans works , in The symptom, Online Journal for Lacan.com. http://lacan.com/fathernamef.htm, 2003. Sauvagnat F :"La systmatisation paranoiaque en question, in Pense psychotique et cration de systmes. La machine mise nu sous la direction de F.Hulak, ed. Ers, 2003, p 141-175. Sauvagnat F : Le surmoi et la question de lnonciation chez J Lacan, confrence au colloque de Cerisy : Freud et le langage, juillet 2007 ( paratre).

  • Lhallucination nest pas sans objet Bernard Jothy

    La formule lhallucination, perception sans objet est de fondation (Ball, 1890). Depuis, de nombreuses contributions cliniques lont mise en question, pour la

    complexifier ou labandonner. Les auteurs classiques sy sont employs, avec des orientations thoriques diffrentes. Quen reste-t-il aujourdhui ?

    Au rang des psychanalystes, Lacan - sappuyant sur Sglas - a clairement centr le phnomne hallucinatoire sur le langage, en insistant sur le rle gnrateur du signifiant, l o les anciens taient partis de la sensation ou de la perception.

    Cela renouvelle considrablement la question pour les hallucinations (comme pour les phnomnes lmentaires de la psychose).

    Cependant, labord de lhallucination reste hant par lobjet, comme si - de dclarer lobjet absent - ne suffisait pas effacer son incidence ; comme si son efficience tenait son absence mme. (cf : les effets ne se portent bien quen labsence de la cause ). Rsumons-nous : le pouvoir de nommer les objets structure la perception elle-mme.

    La sensorialit est inconstante et il peut y avoir des lments psychomoteurs associs. Cette exprience - Erlebnis - quest lhallucination est toujours relative un discours,

    une croyance, un sujet, lattribution subjective fut-elle particulire. Pour le clinicien orient par Lacan, il convient donc dapprcier, la manire dont la

    parole (du patient) est dj prise dans le rseau des couples et des oppositions symboliques . Cest cet ordre symbolique qui organise la relation intersubjective : la communication

    se fait dans le langage. Si lobjet intervient, o le situer ? Cet objet qui ne peut tre saisi par aucun organe,

    mais peut sincorporer. Deux exemples cliniques nous serviront rpondre cette question: cet objet est

    perceptible l o la chane signifiante se rompt : cest la voix de lAutre. Il peut aussi oprer comme objet indicible mis en fonction dnonciation.

    Freud 1895, Manuscrit H

    Deux surs clibataires reoivent un homme de passage qui bauche peine un contact sexuel avec lune delles. Cest celle-ci qui dveloppe, des annes plus tard, des ides dlirantes sur le voisinage : on parle beaucoup de ce monsieur, on fait des allusions et on attente la rputation de cette demoiselle.

    Freud dit quelle spargne le reproche de mauvaise femme en lattribuant aux voisines : il lui revient du dehors. Comme ce sont dautres quelle qui formulent ce jugement, il lui est possible de mieux le rcuser et de le maintenir distance : elle refuse de croire ce reproche - Versagen des Glaubens - et peut mme y ragir.

  • Lhallucination lui sert rejeter la culpabilit et gommer son implication dans une mconnaissance soutenue Notons au passage que ce cas confirme tout fait que ce nest pas le mal commis qui engendre la culpabilit, mais le bien (= lidal, cf Tlvision, p. 71)

    Ce quelle ne peut admettre, elle le rejette dans le rel et elle institue le choeur des voisines en Autre accusateur, profrant la partie de la chane signifiante quelle refuse de prendre son compte directement.

    Cest donc la voix de lAutre qui prend valeur dobjet, au mpris de toute attestation pouvant prouver lobjectivit des dires des voisines.

    L o la parole de la patiente bute sur lindicible, la voix-objet de lAutre prend le relais.

    Cas Rcent

    Une jeune fille de 22 ans quitte sa famille pour poursuivre ses tudes et sinstalle dans une chambre dtudiant. Son voisin linvite chez lui regarder la tlvision, lembrasse. Elle accepte de coucher avec lui, avant mme davoir tabli un lien de parole consistant et pense que lacte suffit faire couple.

    Do sa surprise quand le garon refuse de safficher socialement avec elle. Le dclenchement est immdiat : elle pense quil la filme et que a va passer sur Internet. Des voix la harclent en permanence : salope et elle est sre davoir entendu le gars la dbiner avec ses copains. Il lui faut revenir chez sa mre et tre hospitalise.

    De la priode qui suit, retenons ce qui concerne son rapport aux hommes : elle recrute facilement, pour flirter, des garons un peu mauvais genre, racaille , tant sre quils dplairont sa mre, mais les relations avec eux sont phmres, ce qui ne veut pas dire que les sparations sont faciles, puisque ponctues loccasion par une tentative de suicide.

    Plus durables sont ses rencontres avec deux hommes ayant pass la cinquantaine : cest avec eux quelle peut trouver du plaisir parler, hors enjeu sexuel.

    Enfin, une squence familiale : elle gche la petite fte dun repas au restaurant avec sa mre et sa sur, en indisposant le serveur par son regard appuy, si bien que le garon courrouc lui lance pourquoi tu me regardes avec cette insistance ? .

    Elle nie lavoir regard. Linsulte hallucinatoire vient ici aussi en lieu et place de ce qui ne peut pas se

    subjectiver pour elle de cette rencontre sexuelle : les signifiants lui font dfaut pour assumer une position fminine que nul idal ne peut tayer.

    Cest le vide de lAutre du signifiant prouv jusqu langoisse. Elle a pens sy retrouver, en imaginant que lAutre de lamour tait au rendez-vous,

    ce que ltudiant a refus davaliser. On peut supposer quelle sattendait ce quil lui dclare tu es ma femme , il sen est bien gard.

    La place est alors libre pour que le regard perscuteur sinstalle en matre, et la livre tout internaute avide.

    Bouscule dans ses repres signifiants, ballotte dans un imaginaire menaant, elle trouve dans le qualificatif insultant la dsignation de sa valeur de jouissance.

    La voix hallucinatoire - surmoi impitoyable - simpose elle en labsence de toute rgulation possible de la relation intersubjective entre ltudiant volage et elle ( axe a-a).

    Auprs des hommes dge mr, on peut supposer quelle recherche les lments qui lui ont manqu pour tenir dans lchange sexuel : elle ny a pas dispos des signifiants forclos, inaccessibles et pourtant essentiels, car seuls capables de la prmunir dune dgradation indigne.

  • La compagnie de ces hommes suffit indiquer sa qute dun pre idal, non chtr, image appele en regard du trou forclusif qui lhabite et compromet son rapport la loi symbolique (forclusion du Nom du Pre dfaut de signification phallique).

    La scne avec le serveur est une demande muette dtre regarde par ce garon, dtre reconnue comme attirante, alors quau fond delle-mme persiste lide quelle est moche . Cest un essai assez dsespr dincarner le phallus.

    L encore, le partenaire ne rpond pas son attente de valorisation. Nous voyons l que limpasse imaginaire dpend du signifiant phallique non

    disponible car, cest la place de lAutre que le sujet y a accs (Ecrits, p. 693). Le chemin est barr pour elle puisque nous avons phi zro. Donc, pas de passage la

    parole et plein effet de lAutre rel, non discursif, qui simpose elle et indispose le serveur vis : cest lui qui rompt ce silence pesant et lapostrophe, mais cest elle qui est atteinte dans son tre de vivant: la tentative de suicide sensuit.

    La clinique des sujets psychotiques apporte maint exemple dhallucinations o la place de lobjet correspond la rencontre de ce qui na pas de nom, de ce qui est indicible et pourtant incontournable. Rupture de la chane, bance de perplexit, mergence de jouissances intrusives, ravageantes car dconnectes de la signification phallique, telles sont les coordonnes subjectives de la mise en fonction de lobjet.

    Lacan, Sminaire X, p. 189 : le a est ce qui reste de lopration totale davnement du sujet au lieu de lAutre . Ce reste, le psychotique en a lui aussi, la charge.

    Notre cas semble pouvoir se lire en mettant en valeur deux modalits de lincidence de lobjet : - soit le a est en rapport avec P zro : cest lhallucination qui se vocalise pour elle en salope (a P). - soit le a est en rapport avec zro : cest le silence du regard au serveur, tendu dans son attente dune marque de reconnaissance. Ebauche drotomanie ? (a ).

    La voix de lAutre, identifie comme injure dans la relation avec ltudiant, est - avec le serveur - escompte comme rponse, quasiment anticipe. Ces deux modalits sont la reprise de ce qui vaut pour le nvros comme mtaphore de la jouissance: a - phi, daprs J-A Miller.

    En conclusion, en cho ce que nous avons essay de prsenter sur le phnomne hallucinatoire, nous revient une formulation de Maurice Blanchot propos du pote R.-M. Rilke : Obir ce qui nous dpasse et tre fidle ce qui nous exclut . Nous ajouterons simplement : lobjet y a sa part.

  • Les hallucinations travers lhistoire de la psychiatrie Bertrand Lahutte

    Nous connaissons lorigine du terme hallucination, par ce qui est probablement sa premire dfinition. Jean-Etienne Esquirol crit sur ce sujet : Un homme qui a la conviction intime dune sensation actuellement perue, alors que nul objet extrieur propre exciter cette sensation nest porte de ses sens, est dans un tat hallucinatoire : cest un visionnaire.

    Cette assertion fondamentale ouvre le champ de ce que sera la rflexion psychiatrique venir.

    Esquirol nous donne plusieurs indications : - Il situe lhallucination comme un lment perceptif particulier : une sensation actuellement perue . - Ce phnomne est inaccessible un quelconque observateur. - Enfin, cette exprience perceptive est indubitable. Il sagit dune conviction intime .

    Perception ou croyance ?

    Etonnamment, tout semble en germe dans cette courte dfinition, alors que nous constatons, en particulier dans le courant du XIX sicle, une floraison de questionnements. Nous pouvons les regrouper autour de deux positionnements distincts : une perception sans objet, versus une croyance errone.

    Pour les uns - et en particulier Benjamin Ball (1853) - lactivit perceptive dviante est au premier chef. Lhallucination est polymorphe, polysensorielle : Quiconque croit voir, entendre, flairer, goter, toucher directement, tandis que la vue, loue, lodorat, le got, les tguments ne reoivent quune impression : celui-l est hallucin - pour reprendre la phrase de Jean-Pierre Falret (1851).

    Pour les autres, lerreur porte sur le jugement, sur cette croyance dont le qualificatif derrone ne semble gure discriminatif. Le dlire na-t-il pas non plus t qualifi dgarement, de draison, ou derreur du jugement ?

    Le thme de lerreur apparat ici. Il sagit dun ratage en rfrence au normatif. C'est une erreur de l'esprit dans laquelle les ides sont prises pour des ralits et les objets rels sont faussement reprsents, sans qu'il existe un drangement gnral des facults intellectuelles (Crichton, 1798).

    Cette hypothse marque par une dominante imaginaire ou intellectualise, occulte alors le caractre de sensorialit de lhallucination. Cest en effet par la qualit sensible de son vcu quelle peut tre saisie et voque. L intime conviction dEsquirol est ici perceptible. Ce symptme est un phnomne intellectuel, crbral, les sens ne sont pour rien dans sa production : il a lieu quoique les sens ne fonctionnent pas, et mme lorsque les sens ne fonctionnent plus.

    Toutefois, il convient de rappeler linfluence suppose des passions pour cet auteur. La draison est en lien avec un esprit troubl.

    Cette rfrence la croyance prsuppose une correction, une rectification possible. Elle reste profondment ancre dans la norme, dans le gnral.

  • Un pas suivant est franchi par la distinction faite entre hallucination et illusion. La question au travail est celle des fausses perceptions. Ceux qui prennent leurs sensations pour des images et leurs imaginations ou leurs fantasmes pour des sensations. (Boissier de Sauvage, 1768).

    Lillusion fait recours aux sens, mais il sagit dune sensorialit altre, en lien avec un grand nombre de facteurs, physiques ou physiologiques. Lillusion est une exprience courante. Toutefois, elle se caractrise dans les tableaux pathologiques par une possibilit de rectification, qui est situe comme un critre distinctif. Lerreur est ici fondatrice de lillusion, renforant sa dpendance aux organes de sens. Ceci nest pas sans engendrer une certaine ambigut. En effet, devrions-nous considrer ds lors, que lhallucination est une perception sans objet, avec une altration de la croyance en cette perception, tandis que lillusion est une altration de la perception dun objet, sans croyance pathologique en celle-ci ?

    Ce raccourci assez simpliste pointe la confusion en lien avec lemploi de ces registres celui du perceptible et celui du raisonnable - mais aussi limportance, qui ne cessera de saffirmer par la suite, du prsuppos organique causal, soit une question spcifique, celle de ltiologie des troubles.

    Sortie du phnomne perceptif

    Par ailleurs, mme lorsque les hallucinations semblent se produire sans le secours daucun sens , selon les termes de Jules Baillarger (1842), le malade reste tout de mme persuad quil subit des influences extrieures sa personnalit. Le sujet est vis par cette production. Pour certains, elle vient dun autre.

    Cette donne, relative lattribution du phnomne, reste hors du champ des rflexions, mais Baillarger ouvre une autre voie.

    Partant du constat que les hallucinations dites de loue sont plus frquentes que toutes autres, il en distingue une catgorie particulire, rebelle linvestigation classique, qui repose sur un questionnement pragmatique : sont-elles des bruits, des mots, des phrases, do viennent-elles, de quel ct, combien sont-elles, etc.

    En 1846, il distingue les hallucinations psychiques, des hallucinations psychosensorielles. Baillarger les dcrit comme des phnomnes de pense, ou voix intrieures, sans sensorialit et sans spatialit. Les voix sont, les unes intellectuelles, et se font dans lintrieur de lme ; les autres, corporelles, frappent les oreilles extrieures du corps.

    La direction est donc donne vers ltude du langage intrieur .

    Troubles du langage

    Cette trouvaille reste en gsine jusqu sa reprise par les grands noms du XX sicle. Nanmoins, elle ne se fait pas sans tenir compte des dveloppements conjoints de la neurologie, notamment de lcole localisationniste : citons Paul Broca et Carl Wernicke. Il semble important de souligner que les premires localisations crbrales tablies avec prcision concernent lmission et la rception du langage articul.

    Un parallle simpose donc logiquement entre ltude des hallucinations et celle de laphasie. Jules Sglas ny chappe pas, ce qui laide faire la distinction entre les hallucinations de loue et les hallucinations verbales, qui relvent du langage.

  • La sortie des impasses du sensoriel, mais aussi de celles de lintrieur et de lextrieur se profile. Elle se ralise cependant par une approche quantitative , soit la mise en tension de phnomne hallucinatoire avec les aphasies : dun ct trop de langage et de lautre pas assez

    Ceci rejoint la conceptualisation d'une excitation des zones du langage, potentiellement lorigine un excs de langage, produite par Tamburini, ds 1890. Selon ses termes, l'hallucination finalement, c'est peut tre un excs de langage pour ne pas dire de langage intrieur.

    Le rapprochement de lhallucination verbale des syndromes aphasiques devait invitablement entraner, pour les hallucinations, un groupement parallle celui qui distinguait les aphasies suivant quelles affectaient le langage de rception ou celui de transmission.

    Ainsi se trouvait-on amen distinguer les hallucinations [] psycho-sensorielles [] et ct delles les hallucinations psychomotrices, ainsi dnommes parce quau lieu de perceptions sensorielles, auditives, elles saccompagnaient de mouvements darticulation automatiques, plus ou moins vidents pour lobservateur et plus ou moins conscients pour le malade, qui en faisait non plus des paroles entendues par loreille mais un langage parl. [] Plus tard, dans ce bloc des hallucinations psychiques, ct des hallucinations psychomotrices, fut distingu un autre groupe, celui des pseudo-hallucinations verbales, dans lesquelles le ct psychomoteur nest plus reprsent par des mouvements, mais par des manifestations dautomatisme verbal en rapport avec un profond sentiment dautomatisme. En rsum, ce qui fait maintenant la caractristique de ces phnomnes ce nest plus de se manifester comme plus ou moins semblables une perception extrieure, cest dtre des phnomnes dautomatisme verbal, une pense dtache du moi, un fait - pourrait-on dire - dalination du langage.

    Les hallucinations psychomotrices se rattachent une hyperactivit du centre moteur du langage articul, tandis que les hallucinations psychosensorielles ont plutt voir avec les centres auditifs du langage.

    Sglas reprend lide selon laquelle le sentiment de reprsentation du mouvement est produit de faon excessive ou dcale avec l'action de langage, crant chez le sujet l'impression que ses paroles sont effectivement prononces, alors qu'il ne se passe rien.

    Cette notion d'association entre hallucinations et production de mouvement au niveau du larynx est nouvelle par rapport aux anciennes thories : l'hallucination n'est plus seulement corticale, mais a aussi voir avec la mchoire et le larynx.

    Il sagit dune thorie motrice des hallucinations.

    A titre danecdote, bien plus tard, en 1949, Gould a expriment autour de la relation entre hallucinations et discours interne. Il a tudi un schizophrne qui entendait des voix de faon presque continue et a montr que ce patient mettait frquemment des sons au niveau du nez ou de la bouche. Cette activit subvocale fut amplifie grce un micro et s'avra semblable un discours chuchot, qualitativement diffrent du chuchotement volontaire du patient.

    Sur la base du contenu de ce discours et de ce que le patient en dit, Gould a conclu que le discours subvocal correspondait aux voix .

    Si les hallucinations sont la consquence d'un discours subvocal, il devait ds lors tre possible de les supprimer en occupant la musculature vocale d'une faon quelconque.

    Bick et Kinsbourne (1987) ont montr que le maintien de la bouche grande ouverte rduisait les hallucinations auditives chez 14 schizophrnes sur 18, alors que d'autres manuvres telles que serrer le poing n'avaient aucun effet.

  • Accidents et automatismes

    Si les travaux de Baillarger ont permis de gnrer une avance aussi fondamentale que celle de Sglas, nous devons galement souligner ce quil plaait comme une condition commune au dveloppement des diverses formes hallucinatoires. Il sagit de lexercice involontaire de la mmoire et de limagination .

    L automatisme de lintelligence devient ds lors une donne incontournable de ltude du champ des hallucinations. Son travail sur la dissociation automatico volontaire prfigure le corpus des recherches sur la substitution dune parole automatique (le juron, lexclamation), lexpression verbale volontaire.

    Entre en jeu, ds lors, Clrambault, dont le mcanicisme pousse peut-tre lextrme la place du support organique confr son syndrome dautomatisme mental.

    Ici, lanidisme causal des phnomnes primordiaux veut dire clairement quils sont trangers toute signification psychologique. Ils sont qualifis de positifs, constituant alors les dchets de la pense normale, ou de ngatifs, figurant les rats de celle-ci.

    Pour cet auteur, la qualit de ces accidents formels de la pense leur confre une valeur de condition initiale du dveloppement historique des psychoses hallucinatoires.

    La construction organodynamique dHenri Ey, quant elle, sappuie sur la perspective de Jackson, selon laquelle, aux centres des localisationnistes sont substitus des processus fonctionnels, se dployant selon une hirarchie de degrs , tageant les mouvements psychiques du plus automatique au plus volontaire.

    Prenant le contrepoint de Clrambault, Ey place la signification dlirante comme premire. Lhallucination est forme par la croyance dlirante. Pour lui, lautomatisme reste un accident, en ceci quil droge un dterminisme finaliste, naturel.

    Lapproche cognitive : opratoire et cloisonne

    La neuropsychologie cognitive semble structurellement proche de la formalisation organodynamique.

    Il est possible de lenvisager selon diffrents niveaux, diffrentes couches , qui ne sont pas censes normalement tre abordes en dehors dun simple appariement : les trois C , Cerveau, Cognitions, Comportement. La pente la corrlation transversale semble aussi tentante que glissante.

    Les travaux de Frith fournissent une approche la fois globale et pointue des diffrentes conceptualisations des sciences cognitives en lien tant avec les hallucinations quavec le dlire.

    Il est noter demble la relative indistinction existant entre ces deux phnomnes. Il distingue tout dabord les thories des hallucinations fondes sur l'input : elles

    soutiennent que les hallucinations surviennent quand un stimulus externe est peru de faon inadquate. Sont alors en cause un chec de discrimination, ou des biais anormaux.

    Puis nous trouvons les thories des hallucinations fondes sur l'output , qui soutiennent que le patient se parle lui-mme mais peroit la voix comme provenant de l'extrieur.

    Lapport personnel de Frith est celui du self-monitoring : si les hallucinations sont effectivement produites par un discours intrieur, le problme ne porte pas sur l'existence d'un discours intrieur mais sur le fait que les patients soient incapables de reconnatre qu'ils ont eu eux-mmes l'initiative de cette activit interne. Les patients attribuent tort ces actions autoinities un agent externe.

  • Louverture actuelle des neurosciences : hmi-ngligence et perception subliminale

    Aprs lengouement des annes 80, les travaux des cognitivistes se sont heurts aux limites de la conceptualisation.

    Lapport actuel de limagerie crbrale ouvre de nouvelles perspectives, de nouveaux espoirs, avec un curieux retour au XIX sicle et sa dfectologie clinique.

    Ici, la gloire nappartient plus aux aphasiques, mais une raret neurologique : lhmingligence. Elle mne les auteurs modernes tenter de dfinir les limites dun nouvel inconscient , inconscient cognitif , dans une entreprise des plus ambitieuses : [] nous avons pris acte de lchec retentissant des tentatives de rafistolage des thories nojacksoniennes consistant abandonner lide dun inconscient log dans notre cerveau archaque, pour mieux prserver lautre ide centrale hrite de Jackson, celle dun cloisonnement tanche entre certains secteurs de notre cerveau qui seraient dvolus la conscience, et dautres rgions anatomiques qui hbergeraient nos processus cognitifs inconscients.

    Cest la solution que nous avons appele conception topique de la conscience et de linconscient [] Les patients hmi-ngligents, ainsi que ltude des corrlats crbraux de la perception subliminale des mots chez les sujets sains, nous ont permis [de rvler] lexistence de reprsentations mentales inconscientes au sein mme des rgions crbrales de la voie visuelle ventrale. (L. Naccache)

    Le XXI sicle serait-il donc revenu au primat du perceptif et du sensoriel ?

  • La flure signifiante : un pouvantail au milieu dun champ de ruines

    Dario Morales

    Le dlire nous fait dcouvrir demble le registre de la certitude ; la clinique psychanalytique a orient trs tt ses recherches sur la production chez le paranoaque dun monde entier, partir des phnomnes de sens et de leurs transformations. Lacan va rappeler aussi que la folie est vcue toute dans le registre du sens et que les phnomnes psychotiques ne sont pas sparables du problme de la signification, cest--dire du langage. Nous voulons montrer que cest la nature mme du signifiant qui dans la psychose fait lobjet de la communication. La structure du cogito permettra de mieux appuyer nos propos.

    Au phnomne dcrit cliniquement sous le nom dhallucination, la clinique des psychoses infre un sens quaffecte galement la dimension de la signification. On assiste la confrontation parfois trs angoisse du sujet face la bance symbolique et au dchanement du signifiant, par lautonomisation de lnonciation. Le sujet assiste tonn ou effar lmancipation de sa pense quil ne reconnat pas comme telle : a se met parler tout seul . Ces phnomnes ont galement pour caractristique de disloquer dfinitivement la conjonction, ergo, ou virgule, de ce semblant de sens quest le cogito ergo sum . Ce qui est rejet par le je suis reparat en se jouit . Autrement dit, lorsque la chane signifiante tend se disloquer, la jouissance tend se faire sentir. Ce trouble initial prend alors sa racine dans un dbordement de jouissance dont les manifestations principales sont les hallucinations, les troubles hypocondriaques, des phnomnes intuitifs ou interprtatifs. Or de cette signification vide, il arrive qumerge, quelque chose comme lavait not Jaspers, un quelque chose qui est, trs obscurment parfois, le germe dune valeur et une signification objective . Le doute est balay et le sujet a la certitude (appelons-la ici croyance) que ce quil prouve signifie quelque chose mais il ne saurait dire quoi.

    Faisons un pas supplmentaire. Lacan dans le Sminaire Les quatre concepts, remarque combien, en son point dorigine, la dmarche de Freud est cartsienne en ce sens quelle fonde le sujet de linconscient sur le doute. Le doute, est lappui de la certitude . Si lon synthtise la question cartsienne, le cogito est la base dun certain type de structure subjective, le Moi, qui fonde de faon illusoire la matrise de la res cogitans, prsentant une apparente unit et plnitude. La diachronie cartsienne postule trois moments : un moment initial artificiel de doute (instant de regard) ; ensuite la conscience de soi se saisissant comme pensante dans lvidence et immdiatet (temps pour comprendre) ; enfin le temps de la construction subjective du sujet de la connaissance (signification), (temps de conclure). La dmarche freudienne sera donc cartsienne en ceci : plus le rve nous fait douter, plus le doute confirme quelque chose de vrai. Le doute savre en dfinitive chez Freud linstrument de la certitude dune pense inconsciente. Aussi, si nous avons dfini un point de convergence (le doute) commun la dmarche de Descartes et Freud, ds lamorce de ce rapprochement, les voies divergent. Ce qui les diffrencie ce que la dmarche cartsienne parle du sujet dun savoir, alors que la psychanalyse pingle le sujet sous la forme du sujet suppos savoir . La clinique des psychoses va encore accentuer la diffrence, car

  • lhallucination ne relve pas dun savoir mais dune certitude, qui ne laisse pas de place au doute. En somme, le sujet est pour Lacan un sujet divis. Bien sr le sujet cartsien, en tant que substance finie, dpendante de Dieu, na dunit que partielle. Mais pour la psychanalyse parce quil y a la pulsion de mort, parce quil y a un manque radicale, labsence de lunit totale se marque dans ce dchirement dfinitif de tout leurre dunit.

    Faisons un petit dtour par la philosophie classique, cartsienne, afin de montrer comment le sujet du cogito est affect par les effets du signifiant qui divisent habituellement tout sujet, quil sagisse de lerreur, de lillusion ou de lhallucination.

    Le je pense donc je suis , affirme une vrit qui nest pas comme les autres. Pour penser il faut tre, mais pour marcher, courir, aussi. Seul le fait de penser donne au sujet la certitude dexister et dtre lui-mme. Il sagit dune conviction plus que logique, dune certitude subjective en ce sens quelle est fondatrice pour le sujet. Une certitude qui ne laisse aucune place lillusion. Or justement lillusion est peut tre la dimension subjective, la dimension la plus radicale et humaine de lerreur. Notez que lillusion nest pas le contraire de la certitude, le contraire de la certitude est le doute. Lillusion est un palliatif du doute, parce que pour Descartes lillusion nest pas le produit de lintelligence, du jugement, comme cest le cas de lerreur qui est un mauvais jugement, lillusion est le produit de limagination. Cest pour cela quelle a t rejete dans les limbes de la connaissance. Alors si lillusion est ravale au rang du plus subjectif, quelle place donner lhallucination ?

    En suivant la structuration lacanienne de RSI, lerreur serait du ct du symbolique, le propre de lillusion serait limaginaire, pendant que lhallucination sapparente au rel, se prsentant comme le Rel pour le sujet concern. Deuximement, lhallucination nest pas une illusion, elle nest pas non plus une simple perception. Elle met en question un autre aspect du cogito, le rapport au savoir. Lentendement corrige lerreur, parfois par ttonnement, par des multiples essais, ouvre un espace la certitude du jugement ; lillusion quant elle fait croire lexistence du leurre, elle nest pas savoir et se projette tout entire dans une croyance (lillusion de la religion chez Freud) ; la diffrence de lillusion qui consiste bien voir ce que lon croit, lhallucination est plus radicale, elle consiste croire ce que lon voit (ou ce que lon entend). Lhallucination serait en quelque sorte le paradoxe ultime du savoir, son versant dsespr. Lentendement fait place au doute pour fonder une certitude, lillusion montre au jugement sa duperie, alors que lhallucination rend forclos le savoir du symbolique pour faire retour dans le rel, se prsentant comme ralit extrieure et objective, faisant un saut dans labme de la certitude, dans une sorte dabsolu de la croyance, qui frise lincroyance en ce monde.

    Erreur, illusion, hallucination, participent de la mme structure, insparable du problme gnral de la signification, cest--dire de lordre signifiant qui affecte aussi bien le sujet, le percipiens et lobjet, le perceptum. Attardons nous sur lhallucination. Quelle est sa nature ? Face linsuffisance des doctrines qui dfinissaient lhallucination comme un perceptum sans objet, Lacan dmontre que le perceptum (ou objet) ne se laisse pas penser sans le signifiant.

    Voyons cela de prs : Lacan va donc faire une relecture du texte de Freud et du texte du Prsident Schreber. Nous nous trouvons ici en prsence de ces phnomnes que lon a appels tort intuitifs , alors que nous sommes en prsence des effets du signifiant . Sappuyant sur les deux versants du sens que sont le code et le message, il va montrer que lobjet hallucinatoire, les voix profres par la langue de fonde , ont la mme structure

  • que la parole du sujet. Les phnomnes dits de code on les retrouve aisment sous la rubrique des nologismes : il sagit dune pure cration hors des significations habituelles dans lordre du langage. Inversement, dans la ritournelle , la formule est plate, use. Cette signification ne renvoie plus rien ; la diffrence du nologisme qui fait preuve de cration, dans la ritournelle, il sagit dune formule qui se rpte sur un mode strotyp. Tous les deux, le nologisme et la ritournelle ont pour effet un arrt sur la signification comme telle , attribuable au signifiant. Linjure, les reproches, sont un pur produit de la chane signifiante ; pourtant le sujet ne peut plus les localiser chez lui-mme. Il les entend dans le rel.

    La question, prsent, est de situer ces phnomnes par rapport au sujet qui les nonce. Ce qui est le plus touch est lnonciation, do les effets dallusion et de certitude (croyance). Lallusion suppose normalement le sous entendu ; or ici, elle se fait certitude : le sujet aura lintime conviction que lallusion nest pas l par hasard, elle le concerne et doit pouvoir lexpliquer. Plus le vide est vide, plus la certitude se fera sentir, court-circuitant ainsi toute valuation de la conviction du sujet. Cependant cette certitude, cette croyance est un savoir clos, ferm sur lui-mme, dfinitif.

    Enfin, quel statut pistmologique donner lobjet hallucin, la voix ? Nous avons dit que lobjet ne se rduit pas une entit perceptive ; le phnomne a pour sige le sujet qui subit des effets du signifiant. Il est impensable quil ny ait pas de monde qui puisse exister sans le signifiant, sans la faille du signifiant, car tout sujet est leffet de la division du signifiant. Cest le signifiant qui structure le perceptum et par consquent la perception du monde nest pas hors du champ du langage ; car cest par le langage que la perception trouve sa consistance. Pouvoir nommer les objets structure la perception elle-mme. Ou, dit dune autre faon, le peru ne peut se soutenir qu lintrieur dune zone de nomination. Il en va de mme avec les voix. Elles ne sont pas une perception, elles sont leffet du signifiant et comme tel elles sont des objets a. Lorsque la mtaphore quon pourrait appeler par facilit la Mtaphore paternelle opre, elle spare du corps ces formes de lobjet a que sont, la voix, le regard, lobjet oral et lobjet anal. Lorsque la castration nopre pas, la voix qui aurait d paratre silencieuse, se fait audible. Une prcision : il faut distinguer la voix du phon, mot, quand on coute on coute soit la voix et dans ce cas-l on nentend pas ce que lon dit, soit on entend ce que lon dit et ncessairement lon perd la voix. Cest cela quillustre le caractre de la voix en tant quobjet a, si lon prend lobjet a comme ce que le sujet doit perdre pour se constituer et sinstaller dans le champ du signifiant. En ce sens, le phnomne le plus spectaculaire de la psychose nest pas tant que la pense se rpte de faon dlirante, cest que la pense se sonorise. En temps normal , on nentend pas le signifiant mais la signification ou le sens. Dans lhallucination, le monde perd son sens, et ltre du sujet se replie sur le point de llment hallucin. Lacan oppose un phnomne nvrotique doubli de nom une hallucination et note : La, le sujet a perdu la disposition du signifiant, ici il sarrte devant ltranget du signifi . Pour le dire diffremment, lhallucination suppose le cogito, suppose le signifiant, mais dune manire spcifique, puisque son surgissement saccompagne de leffondrement du monde et du signifi. Hors signifi, cela ne veut pas dire que le psychotique soit hors sens, ni hors monde, il est simplement dans lin-sens.

    Je vais illustrer ces propos sur le caractre signifiant des hallucinations. M. B, g de 26 ans sort pour la troisime fois de lhpital psychiatrique. Il est lobjet de faon ritrative dune invasion hallucinatoire incessante depuis deux ans. Des voix lui parlent, font des commentaires, le comparent un pouvantail dans un champ de ruines , le traitent aussi de lche et de pd . Ces hallucinations sont relativement rcentes. Elles sont apparues quelque mois aprs son chec aux preuves lorsquil voulait passer son diplme denseignant

  • dducation physique. Somm de rpondre la demande paternelle de russir ce concours, des voix surgissent pour lui rappeler les 2 vrits qui remontent la fin de son enfance. A 9 ans, au cours dune promenade vlo, laquelle participaient ses parents et son frre de deux annes son an, il avait dsobi la consigne de ne pas sloigner ; craignant une chute, sa mre, voulant le rattraper fut renverse par un camion et dcde. Sa mort a pour origine de crer un profond malaise familial ; son frre an a pt les plombs et quelques annes plus tard, quand M. B avait 14 ans, ce frre le viole. Lorsque M. B. avait 18 ans, son frre se suicide. Cest aussi assez tardivement que M. B. rencontre la question de lAutre sexe. Une rencontre, puis deux ans plus tard la rupture, vcue comme un laisser tomber quelques mois des examens. Ces vnements viennent clore provisoirement des annes vcues dans une tonalit morose, sans beaucoup de liens mais en prsence de quelques troubles. Ces troubles sont la manifestation dun dfaut de la signification phallique, creusant lentement phi(0), dans limaginaire : image de corps mprise, altration du sentiment de la vie : perte de sens ou de valeur de celle-ci. Le dclenchement est situer au moment o il saffirme pour ce sujet la primaut du symbolique sur limaginaire et le rel.

    Le rel rencontr par ce sujet, rel intrusif, le dcs de la mre et le viol perptr par le frre, marque la dliquescence de son tre de sujet, dans un temps prpsychotique qui lui avait paru ternel, sans vritable point daccrochage. Il reprend son compte les phrases des voix pour exprimer le sentiment quil vit comme un pouvantail au milieu dun champ de ruines . Cette mise en valeur du signifiant tout seul, non articul, signifiant dans le rel, ouvre la considration de la psychose. Cest donc la rencontre avec un signifiant forclos qui finit par envoyer le sujet en quelque sorte au trou.

    Que lui disent les voix ? M. B. entend des voix, comme si ctait lAutre qui lui parlait. Il a le sentiment que cest lAutre qui le force entendre ce quil se dit lui-mme. Nul ne connat mieux que lui, sa culpabilit sous-jacente. Justement, les voix sont un coup de force qui finissent par priver le sujet dun droit, celui de la parole, et donc de lnonciation.

    Il faut donc donner la voix son statut deffet du signifiant : lorsque la sparation nopre pas, la voix qui devrait se prsenter silencieuse, se fait audible ; bien sr, elle ne fut pas toujours directe, comme lest prsent. Un jour, quelques mois aprs le dcs de la mre, il fait une remarque dsobligeante un enseignant qui lui rtorque : alors que tu as tout fait gcher pour ta famille, tu sais de quoi je parle, crois-tu russir ? . Ces commentaires vont rsonner pendant longtemps dans sa tte de faon nigmatique, le plongeant dans une sorte de perplexit, le tu sais de quoi je parle prononc par lenseignant se fait avec le temps moins allusif et beaucoup plus direct, jusquau jour o les voix le dsignent coupable, lche et pd. De ces affirmations il tire la conviction que ces noncs sont sa vrit. Si lon revient la gense des voix, lallusion, la perplexit, semblent avoir t les lments majeurs de son exprience dadolescent, partir desquels il tente de se maintenir, de se constituer. Je me contenterai de signaler le trait spcifique des voix quil entend, le caractre sentencieux, (solennel) et injurieux. A ce titre, on peut dire que lhallucination vise la flure symbolique. En fait la remarque du professeur participe malgr sa brutalit, au fait que lvnement familial na jamais pu tre voqu publiquement, les voix venant sanctionner en quelque sorte sa responsabilit passe non assume. Ce qui frappe galement, cest que lembarras tant prsent de ce sujet ne sest jamais mu en tentative de comprhension, le sujet stant toujours interdit danalyser ce qui tait pass au cours de son enfance, et de son adolescence (mort de la mre, viol subi) ; dans cette demande non assume de comprendre, la phrase de lenseignant a pris au fil du temps une tournure moins allusive. Le je est en suspens, comme si la dsignation subjective restait elle-mme oscillante. Et on pourrait avancer que

  • lincertitude a pris fin avec le surgissement de la phrase pouvantail dans un champ de ruines . Somm de rpondre la demande paternelle, lpouvantail, sorte de pantin dsarticul, est ce qui reste aprs la bataille, dchet, objet indicible rejet dans le rel ; l o le sujet ny est plus, srige lobjet indicible et effrayant cartel dans son tre de sujet. Lpouvantail est quelque chose de lordre dun effort pour produire une mtaphore, qui nen est pas une et qui est plutt une tentative de garder une place au semblant.

    Conclusion :

    Le phnomne hallucinatoire ne dsigne pas une vague bizarrerie, une sorte dtranget qui serait prouve par le sujet psychotique. Elle dsigne un phnomne bien prcis, comme latteste lexprience de M. B., dont la structure montre quil sagit dun effet dans le rel du signifiant rejet de linconscient. Nous sommes dans le pathologique, la fonction de lillusion nest plus disponible, quitte tre rectifie. La part derreur, dillusion, de tromperie et de malentendu qui accompagne les actions, les penses, les perceptions a t remplace par une certitude absolue, une nouvelle croyance : un pouvantail qui ne fait plus signe aux oiseaux, mais un pantin dcharn dans un champ en ruines hors toute humanit.

  • De Clrambault et l'automatisme mental Sylvie Boivin

    La premire dfinition mdicale du terme hallucination est propose par Esquirol en 1817 comme la conviction intime dune sensation actuellement perue, alors que nul objet extrieur propre exciter cette sensation nest porte des sens la distinguant ainsi de l'illusion. Par la suite Baillarger et Seglas, alinistes du dbut du 19ime sicle, affinent la description des hallucinations psychosensorielles et des hallucinations psychiques.

    C'est ces dernires que de Clrambault s'est intress particulirement. Ces observations cliniques d'une extrme finesse vont l'amener dvelopper une thorie originale, en rupture avec celle de ses contemporains, sur la gense des psychoses dites base d'automatisme mental .

    Je vous propose de revisiter cette clinique qui garde toute sa pertinence aujourd'hui malgr la dsutude de son dogme thorique.

    I Je vais dans un premier temps vous prsenter ce grand clinicien que Lacan a qualifi

    de seul matre en psychiatrie .

    Gatien Gatan de Clrambault est n Bourges en 1872. Il s'oriente vers la mdecine et la psychiatrie aprs avoir frquent lcole des arts dcoratifs et obtenu une licence de droit. En parallle de son activit de psychiatre il sintresse tout au long de sa vie ltude des draps. Ses photographies ont t exposes au Centre Pompidou il y a quelques annes et une partie de ses travaux sur ce sujet est toujours dite.

    Il est nomm en 1905 mdecin adjoint de lInfirmerie Spciale dont il va franchir tous les chelons. Cest dans ce champ dobservation quil laborera ses conceptions.

    LInfirmerie Spciale de la Prfecture de Police examine les individus suspects dalination mentale ou de simulation, adresss par les commissariats de police ou les prisons (Fresnes, La Sant, La petite Roquette). Situe prs de la conciergerie, elle peut accueillir une vingtaine de malades en observation alors qu'elle enregistre un dbit annuel de 2000 personnes. Elle exige ainsi des dcisions rapides : internement, passage dans un service psychiatrique libre ou service dagits dun hpital gnral ou sortie.

    Gatien Gatan de Clrambault, polyglotte, va exercer son talent dobservateur de 1905 1934 linfirmerie, au cours dentretiens pittoresques o il excelle dans lart de la manuvre et amne les patients les plus rticents et de toutes les origines se livrer. Il rdige ses observations sous forme de certificats concis lextrme avec usage frquent de nologismes pour dcrire le plus prcisment possible les troubles retrouvs chez ses consultants.

    De Clrambault, atteint de cataracte, se suicide alors que les rsultats de son intervention chirurgicale sont partiels. Bien quayant dfendu le concept de suicide philosophique en dehors de tout cadre pathologique, il semble que de Clrambault ait mis fin

  • ses jours au cours dune dpression mlancolique comme pourrait lattester une lettre dauto-accusations dlirantes adresse la police avant sa mort. II

    L'uvre principale de de Clrambault comprend une longue srie d'articles qui s'talent de 1909 1930.

    Le syndrome d'automatisme mental engage une prise de position thorique qui remet en cause la nosographie des matres de la psychiatrie. Nous allons voir de quelle manire.

    Peu avant de Clrambault l'aliniste Seglas avait dj constat que les ides dlirantes d'influence ou thme d'envotement se constituaient la suite d'hallucinations psychiques. Cette observation remettait en question le problme de l'ordre d'apparition des ides dlirantes et des hallucinations. En effet, cette poque, la psychiatrie tait domine par la figure de Magnan et sa description du dlire volution systmique progressif. Le dlire voluait en quatre phases : une phase de mfiance et d'inquitude avec dveloppement d'ides de perscution partir d'interprtations ; ces ides prenaient une telle intensit qu'elles entranaient l'apparition d'hallucinations ; une troisime phase tait constitue d'ides de grandeur bases sur des mcanismes imaginatifs et enfin la dernire phase tait le passage dans la dmence.

    Cette conception du XIXme sicle que l'ide dlirante prcde l'hallucination est donc le dogme officiel de la psychiatrie franaise.

    De Clrambault va affirmer que les ides dlirantes sont secondaires, surajoutes l'automatisme mental qui est le fait primordial de la psychose. Il rejette toute hypothse idogne :

    L'attention ne saurait crer, ni par autosuggestion, ni par sommation sensorielle, des hallucinations durables (...) une mfiance maxima n'engendre pas d'hallucination ni complexe ni lmentaire, chez les dlirants interprtatifs, quels que puissent tre leurs dons auditifs ou verbaux .

    Quest ce que l'automatisme mental pour de Clrambault ? Il le dfinit comme un phnomne de scission du moi et en donne une description

    clinique dtaille. Le syndrome rassemble un ensemble de phnomnes classiques qui suivent un

    certain ordre de succession dans leur apparition : Dabord des phnomnes purement psychiques qui passent souvent inaperus puis

    verbaux, idoverbaux et enfin sensitifs et moteurs. Ces phnomnes purement psychiques, neutres sur le plan affectif constituent les

    signes annonciateurs de la psychose. Cest le syndrome de petit automatisme parfois appel syndrome de passivit.

    On observe : lmancipation des abstraits : la pense se libre sous forme indiffrencie , c'est

    l'hallucination psychique pure le dvidage muet des souvenirs : on me montre tous mes souvenirs idorrhe ou dfil de penses adventices ou trangres : on me donne des ides qui

    ne sont pas moi disparition de pense, oublis, vide, perplexit aprosexie ou impossibilit de se concentrer sur une ide : ma pense est toujours

    disperse passage d'une pense invisible dcrite comme une pense trs fugitive reconnue sans avoir

  • t dfinie, ayant disparu trop vite : cela passe avant que je n'aie eu le temps de comprendre

    Ces phnomnes sont accompagns de fausses reconnaissances, d'impressions d'tranget des choses.

    Puis apparaissent les phnomnes verbaux marqus par le got du saugrenu et de l'harmonie : jeux verbaux parcellaires mancipation de phrases articules ou de fragments de phrases, mots explosifs, kyrielle de

    mots ou de jeux syllabiques

    Enfin des phnomnes idoverbaux : le vol de la pense l'cho de la pense commentaires, nonciation de la pense et des actes qui peuvent tre prmonitoires : ils

    savent avant moi quand je vais avoir envie d'aller la selle et me le disent

    Aux phnomnes idoverbaux fait suite l'hallucinose : phrase qui fait brusquement irruption dans l'esprit du sujet : c'est Victor Hugo qui a

    construit la tour Eiffel phrase pouvant se transformer par hasard en tu as vol la tour Eiffel et ne plus susciter

    seulement la surprise du sujet mais avoir un impact affectif puisque le sujet se sent concern. C'est ce moment que se fait le passage de l'hallucinose l'hallucination vraie ou du petit automatisme au grand automatisme.

    Les voix apparaissent alors verbales, objectives, individualises et thmatiques .

    Les hallucinations sensorielles (visuelles, cnesthsiques, olfactives) et certains phnomnes moteurs tels que mouvements imposs varis allant du simple frottement des mains aux impulsions verbales, sont mis en parallle avec le petit automatisme mental au point de vue de leur rpercussion sur lintellect et sur leur origine commune probable. Il les intgre son dogme sous le terme dautomatisme sensitif et moteur. Ils apparaissent dans un second temps par rapports aux phnomnes dcrits prcdemment.

    Ainsi de Clrambault dsigne sous le terme de triple automatisme un syndrome clinique contenant des phnomnes automatiques de trois ordres : moteur, sensitif et ido-verbal.

    Pour de Clrambault, le dlire est la raction d'un intellect et d'une affectivit, l'un et l'autre rests sains, aux troubles de l'automatisme surgis spontanment et surprenant le malade, dans la plupart des cas en pleine priode de neutralit affective et de quitude intellectuelle . Le dlire est une construction secondaire.

    Les thmes dlirants vont varier en fonction de la personnalit antrieure du sujet orientant la tonalit mystique, rvlatrice, exaltante chez les natures optimistes, plutt teintes de malveillance chez les pessimistes ou hypocondriaque chez les sujets aux tendances obsessionnelles avec morosit congnitale, introspection subcontinue, subanxit . Les thmes sont influencs d'autre part par l'aspect agrable ou non des sensations hallucinatoires. Mais d'une manire gnrale, l'automatisme mental induit l'hostilit pour trois raisons : l'nonciation des penses et des actes intimes est irritante et vexatoire les voix prennent spontanment le contre-pied des gots et dsirs du sujet l'irritation cause par ces indiscrtions ne fait que multiplier les voix et leur caractre

    ironique

  • Le caractre anidique, absurde et incongru du petit automatisme mental ne peut s'expliquer que par l'existence d'un processus organique au dpart, une lsion irritative qui va produire des interfrences avec les trajets de pense normaux. Les foyers lsionnels peuvent se multiplier et prendre de l'ampleur, crer un rseau second exaltant non plus des points isols mais des systmes entiers. De Clrambault va ainsi dvelopper une explication neurologique de son syndrome.

    Conclusion Clrambault tente par son travail de rechercher un lit commun toutes les psychoses, un

    nombre de phnomnes irrductibles et lmentaires. Ainsi il distingue deux types de faits : le fait primordial qui est lautomatisme mental la construction intellectuelle secondaire qui seule mrite le terme de dlire

    Il insiste sur la valeur mcanique de cet automatisme, mcanisme basal sur lequel toutes les autres manifestations se surajouteront. Lide qui domine la psychose nen est pas la gnratrice, bien que la psychologie commune semble lindiquer et que la psychiatrie classique le confirme. Le noyau des psychoses est dans lautomatisme, lidation en est secondaire. Dans cette conception, la formule classique des psychoses est inverse.

    Au-del des critiques de lautomatisme mental en tant que thorie mcaniciste et organiste, on doit reconnatre une pertinence vidente dans cette acuit de de Clrambault faire le tour des manifestations de la psychose pour en retenir un substrat essentiel, irrductible. Avec cette caractristique fondamentalement anidique, lautomatisme mental ne peut dfinitivement pas expliquer le dlire par sa comprhension. Ce point ne va pas manquer de frapper Lacan qui va reprendre une doctrine du phnomne lmentaire o cette impossible dialectisation est centrale dans sa conception de la psychose.

  • Le cogito et son point de rel Karim Bordeau

    Apprenez lire Descartes comme un cauchemar, a vous fera faire un petit progrs. Comment mme pouvez-vous ne pas apercevoir que ce type qui se dit je pense donc je suis , cest un mauvais rve ? (J. Lacan. 15 janvier 1973, Les non-dupes errent )

    Foucault, dans son livre Histoire de la folie lage classique, commente les Mditations de Descartes en formulant que celui-ci ne peut fonder sa certitude de penser quen rejetant une certaine frontire la folie conue comme hors de la raison qui se veut anime dides claires et distinctes. Nous allons critiquer cette approche du cogito en la comparant celle que propose Lacan. En effet, celui-ci, dans son crit La science et la vrit , dfinit le cogito la fois comme moment du sujet et corrlat essentiel de la science : Ce corrlat, comme moment, est le dfil dun rejet de tout savoir, mais pour autant prtend fonder pour le sujet un certain amarrage dans ltre, dont nous tenons quil constitue le sujet de la science, dans sa dfinition, ce terme prendre de porte troite. Ce rapport du sujet au savoir rejet est ponctuel et vanouissant. A la suite de quoi Lacan pose que le sujet sur quoi nous oprons en psychanalyse ne peut tre que le sujet de la science.

    Voil les formules que nous allons clairer quelque peu en suivant de prs le texte des Mditations de Descartes. Notre propos sera de serrer ce nouveau statut du savoir - comme tournant pistmologique - par rapport la vrit, et en quoi le sujet y fait fonction de manque. Nous verrons aussi en quoi ltre dont il sagit dans le cogito garde une opacit qui tient un rel, non une ralit, que le je pense ne peut puiser. Ce rel l tient la fonction dune cause singulire.

    Le sujet de la certitude et le sujet de lnonciation

    On sait que Descartes, ds sa Premire mditation nonce un dsir de certitude qui consiste, pour lui, distinguer, le vrai davec le faux, et rechercher un point sur lequel il puisse fonder quelque chose de ferme et de constant dans les sciences . Il commence par rcuser tout ce qui soffre lui comme savoir, en rejetant dabord tout ce qui lui vient des sens ou de la perception, puis tout ce qui est de lordre des opinions reues, celle quil est un homme par exemple, et enfin la physique , larithmtique, la gomtrie, et toutes les sciences de cette nature . Vient ensuite la mise en suspens de la croyance en un vrai Dieu ou de quoique ce soit qui fait de la vrit lmanation dune transcendance divine. Ce qui reste au bout de ce vidage cest la suspension du jugement, un doute absolu. Ce dubito corrl un je pense devient alors lappui grce quoi une certitude est atteinte, une certitude disjointe de la vrit. Lacan interprte en 1961 ce moment de suspension radicale ainsi : [Descartes] met en question le sujet lui-mme et, malgr quil ne le sache pas, cest du sujet

  • suppos savoir quil sagit. 1. Cest dire que rien de ce qui saffirme, en tant que tel, nest garanti par un partenaire.

    A ce moment du cogito, Descartes recherche une certitude, et une seule, sur quoi difier le savoir. Comment se prsente cette certitude ? Dans cela seul qui est saisi clairement et distinctement. Dans cette perspective toute connaissance de ltre, telle que la tradition antique pouvait la transmettre, est rcuse. A cet tre, disons aristotlicien, Descartes substitue ltre dun je, cest dire dun sujet qui parle - dun sujet de lnonciation. Cest le je dun dire.

    Dans la Seconde mdiation , Descartes se demande alors sil ny a point quelque puissance trompeuse qui lui met lesprit ses penses, celles dont il vient de saviser ds sa premire mditation. Il en vient alors considrer un Dieu trompeur ou un Malin Gnie qui ne cesserait de mimposer de fausses ides, sans que lon puisse savoir si telles elles sont.

    Il ny a donc point de doute que je suis, sil me trompe, nous dit Descartes ; et quil me trompe tant quil voudra, il ne saurait jamais faire que je ne sois rien, en tant que je penserai tre quelque chose. De sorte quaprs y avoir bien pens, y avoir soigneusement examin toute chose, enfin il faut conclure que cette proposition : Je suis, Jexiste, [ dans Le discours de la mthode cest : je pense donc je suis] est ncessairement vraie, toutes les fois que la prononce, ou que je la conois en mon esprit. 2. Faisons ici une premire remarque : le sujet atteint un je suis de ncessit du seul fait de penser, cest un je suis pens, cogit ; cest pourquoi Lacan crit le cogito ainsi : je pense : donc je suis . Mais ce que semble luder Descartes, cest que lactivit de penser est une opration logique 3. Le sujet tel que Descartes le met en acte, dans son nonciation, savre donc en fait dpendant ou effet de la structure logique ou grammaticale - cest dire dpendant des effets de langage.

    Le cogito vide la sphre de ltre de tout lment, pour la rduire un ensemble vide - ne contenant aucun lment. Cest l que se pose la ncessit dun lieu de la vrit, dun Autre, partenaire virtuel de Descartes. Le donc lindique suffisamment. Logiquement nous avons la structure suivante : le cogito est la ngation de je pense et je suis, et qui donne alors : un je ne pense pas ou je ne suis pas. Cest ainsi que Lacan traduit le cogito le 11 janvier 1967, dans La logique du fantasme . Ce je ne pense pas marque un choix forc qui nous fait dpendre le sujet de la grammaire des pulsions et du fantasme. Le je en question est ds lors acphale, non singularis, alin dans un faux tre , dans une volont dtre ou de jouissance. (Cf. On bat un enfant ) Cest un pas-je . Le je ne suis pas, quant lui, comme dimension de linconscient, de la surprise (lapsus, acte manqu...) est refoul ou refus . Car en ce lieu ne peut se dire donc je suis ou donc je ne suis pas. Freud y loge des penses, des reprsentations de choses. L le sujet est dmantibul de tout je qui veut tre. L je dois advenir comme sujet l o ctait , o pour un peu a allait tre.

    Cest ici quil faut reprer la convergence de la dmarche de Freud et de celle de Descartes : Le terme majeur, en effet, nest pas la vrit, nous dit Lacan. Il est Gewissheit, certitude. La dmarche de Freud est cartsienne - en ce sens quelle part du fondement de la certitude. Il sagit de ce dont on peut tre certain. (Sminaire XI, 19 janvier 1964). Laccs aux penses inconscientes impose, selon Freud, de surmonter ce qui macule de doute le contenu de linconscient , dans la communication dun rve par exemple. Or, rappelle Lacan, - cest l que Freud met laccent de toute sa force - le doute cest lappui de sa certitude . (Ibid.). Le dubito dsigne donc une place de laquelle est appel un sujet qui nest pas une conscience transparente elle-mme, un Je= Je. Car le je pense qui reprsente le sujet pour un autre je pense garde une certaine opacit. Dans ce lieu trou de linconscient rel je

    1 22 novembre 1961.

    2 Mditation seconde.

    3 Cf. Cahiers du Cistre 3 avec un texte indit de Lacan.

  • ne suis pas car je ne peux pas my situer . (Instance de la lettre). Cest dans les coupures, dans les achoppements du discours que surgit le je ne suis pas. Cest l le point de rel du cogito : le rfrent est rat par le je pense ; il y a un signifiant qui est barr, qui se refuse au savoir, le sujet nest que ce manque de signifiant : $ : Ce que vise le je pense en tant quil bascule dans le je suis cest un rel, nous dit Lacan (SXI), un rel antinomique au vrai, lide claire et distincte. Et cest de ce rel l dont Descartes ne veut rien savoir, et qui est le rel de linconscient en tant que les penses de celui-ci sont barres la conscience.

    Sujet ponctuel et vanouissant

    Revenons maintenant la Mditation Seconde et essayons de voir comment se pose le sujet ponctuel et vanouissant : Je suis, jexiste, nous dit Descartes : cela est certain ; mais combien de temps ? A savoir, autant de temps que je pense ; car peut-tre se pourrait-il faire, si je cessais de penser, que je cesserais en mme temps dtre ou dexister. 4. Pour prserver le sujet de cette vacillation radicale, Descartes en vient considrer, dans un premier temps, une res cogitans, une chose pensante, disjointe dune res extensa. Comment opre t-il pour assurer sa certitude dexister au regard de la contingence de la vrit de son nonciation, en tant que cette vrit ne sinsre pas dans un savoir ? Il considre un morceau de cire quil approche doucement du feu, pour le faire svanouir dans ltendue. En dduit-il alors une partie de lui-mme qui ne tombe pas sous limagination , et ce dans la stricte mesure o nous avons lide claire et distincte dune infinit de changements. Nous ne connaissons donc les choses extrieures clairement et distinctement seulement de ce que nous les concevons par la pense . Ainsi Descartes rejette le corps hors de la pense , cest dire quil conoit celui-ci non-marqu par le langage, comme son Dieu garant des vrits. Il y a donc l une nette divergence davec la dmarche freudienne. Mais la question de la vrit de ce que je puis dire de mes penses nest pas pour autant rgle, du fait de conformer, dit Descartes, ou de comparer mes ides une extriorit dont elles proviendraient.

    Descartes se pose au fond une question dordre topologique, une question de dehors et de dedans : do me viennent les ides que jai en moi ? Car les faons de ma pense , nous dit-il, cest dire mes ides, les unes me semblent tre trangres et venir du dehors, et les autres tre faites et inventes par moi-mme .

    Descartes rsout cette question en partant de lide dun infini qui ne tire pas son origine de mes penses, mais dun tre rduit une diffrence ; de toutes les ides que je puis avoir, dont la certitude est vacillante, il y en a une, unique, la plus vraie, qui nest pas de moi, et qui garantit comme vrit ncessaire le rel que dont se soutiennent mes cogitations. Cet Autre qui ne trompe pas est rduit lunicit dun trait, dune diffrence, que Lacan repre comme un trait unaire :

    Ce que nous trouvons la limite de lexprience cartsienne comme telle du sujet vanouissant, cest la ncessit de ce garant, du trait de structure le plus simple, du trait unique absolument dpersonnalis...Comme tel, on ne peut dire de lui autre chose sinon quil est ce qua de commun tout signifiant : dtre avant tout constitu comme trait, davoir ce trait pour support 5 Le je pense cartsien, dune certaine faon, a la structure de ce trait idal, comme ide claire et distincte. Mais ce qulide Descartes cest cela : le je pense donc je suis est avant tout une parole qui se pose au lieu de lAutre qui nexiste pas en tant que sujet. Lacan fait de lnonciation je pense lhomologue de celle du je mens : En effet, si quelque chose est institu du cogito, cest le registre de la pense, en tant quil est extrait dune opposition ltendue - statut fragile, mais statut suffisant dans lordre de la constitution

    4 Ibid.

    5 Ibid.

  • signifiante. Disons que cest de prendre sa place au niveau de lnonciation qui donne sa certitude au cogito. Mais le statut du je pense est aussi rduit, aussi ponctuel ...) que celui du je mens. Aucun mtalangage ne garantit la vrit dune nonciation. Cest dire que ce je pense en tant que signifiant reprsente un sujet pour un autre signifiant. Lacan figure diverses reprises ce je pense laide dun trait : 1.

    Ainsi le sujet tel que Descartes le met en acte est un sujet qui se repre non pas par rapport la ralit mais par rapport au signifiant unaire. Cest l que nous retrouvons notre sujet de la science dans la mesure o dans la science moderne on interroge le rel, qui y rpond, laide de petites lettres. Cest en quoi est formul, dans La science et la vrit , que lhomme de la science nexiste pas, mais seulement son sujet . Cest un sujet reprsent par un signifiant unaire pour un autre signifiant. Il nest en somme quune place vide, effet. Mais Lacan formule, dans ce mme texte, que la science vise, dans son exercice mme, suturer cette place vide. Explicitons un peu ce point dlicat.

    Le statut du savoir dans le cogito cartsien

    Lopration cartsienne consiste disjoindre le savoir et de la vrit. Pourquoi ? Car un moment donn de la dmarche cartsienne la vrit est remise dans les mains dun Autre : elle pourrait tre autre, cette vrit, si simplement Dieu le voulait ! : Cest le rejet de la vrit, nous dit Lacan, hors de la dialectique du sujet et du savoir qui est proprement parler le nerf de la fcondit de la dmarche cartsienne 6. Ainsi le savoir tel que le conoit la science est-il dtach de tout effet de vrit : il sagit que le rel, de la physique par exemple, rponde ce savoir. Du coup le sujet se pose comme en excs par rapport ce savoir qui saccumule, et qui produit toujours plus de savoir.

    Aussi le sujet du cogito est-il une coupure qui spare deux faces, et dans laquelle il disparat, ces deux faces tant celles du savoir et de la vrit. Dun ct il disparat, ce sujet, comme manque dun savoir dsarrim de la vrit (savoir de la science), et dun autre ct, ce sujet surgit de lnonciation dune vrit qui ne sassure daucun savoir prexistant. Il y a donc l une sorte de torsion entre savoir et vrit, et qui joint ces deux cts la faon dune bande de Mbius. Cest ce sujet, divis dans son tre , qui ne peut tre pens, que la psychanalyse rcupre . Lanalyste indique au sujet de sintresser la cause de son dsir inconscient, et donc laborer son inconscient.

    Cest pourquoi Lacan traduira, en 1970, le cogito ainsi : je pense donc : Le donc du donc je suis marque que le cogito nest quune pense de la cause7, cause que Descartes rabat sur lidal dun trait de vrit ncessaire et ternelle - cause pourtant htrogne au signifiant. Cette cause du dsir, sur quoi sappuie la parole nonciatrice du cogito, nest pas un manque rductible du signifiant. Cest ce que Lacan a crit objet a, cause du dsir. Cet objet objecte ce que le sujet puisse se penser puis par son cogito , par des signifiants. Il ny a pas de savoir scientifique sur cette cause incommensurable lunit. Cette cause, cet objet indicible, qui fait causer, est en effet de lordre de la contingence, singulier, et donc ne sinsre pas dans un savoir universel. Cest pourquoi le savoir inconscient nest pas le savoir de la science.

    6 Lacan. Ibid.

    7 Sminaire XVII.

  • Lecture pistmologique de la thse de Lacan Florent Gabarron-Garcia

    Qui a lu la thse de Lacan ?

    Nous allons exposer notre lecture pistmologique de la thse de Lacan, De la psychose paranoaque dans ses rapports avec la personnalit8, lecture que nous avons eu loccasion de dvelopper dans le cadre dun mmoire de Master II de psychanalyse au dpartement de Paris 8 sous la direction de Serge Cottet en 2007.

    Comme on le sait, la thse de Lacan est son premier travail denvergure. Tout le monde tombe daccord sur ce point et, Lacan, lui-mme le confirme : dans ces premiers articles, il nous dit quil restait dans lombre de ses matres et de leurs conceptions organicistes9. Cependant, sil sautorise un tel cart, sil sautorise de dvelopper une autre conception, la question est de savoir de quoi elle relve, ou, quel est le pas quil fait. La rponse classique des historiens cette question est de dire que cette nouvelle conception relve de la psychanalyse. Toute la deuxime partie de cet ouvrage est consacre, on le sait, linterprtation psychanalytique dAime. Cest dans cette fameuse deuxime partie, que Lacan fait la part belle Freud. Cependant, et cest l que se situe notre question, cela saurait-il faire de sa thse un ouvrage dont le cur serait psychanalytique ? Cest cette ide bien admise, soutenue par la majorit de commentateurs103, que nous avons longuement problmatise dans notre travail de recherche, et cest cette ide lencontre de laquelle nous allons. cet gard, Lacan propos de ses Antcdents ne faisait-il pas dj remarquer ce dfaut, dont il stonnait : Il arrive que nos lves se leurrent dans nos crits de trouver dj l ce quoi notre enseignement nous a port depuis. Nest-ce pas assez que ce qui est l nait pas barr le chemin ?11. Nous reprendrons donc sa question notre compte au sujet de sa thse : quest-ce quil y a l dans sa thse qui na pas barr le chemin (vers la psychanalyse) et qui nest pas dj l (cest dire qui ne relve pas encore de la psychanalyse)?

    8 J. Lacan, De la psychose paranoaque dans ses rapports avec la personnalit, 2me dition, Paris, Seuil, 1975.

    9 Lacan, avant sa thse, a crit des articles surtout en collaboration avec dautres auteurs et essentiellement dans

    diverses revues mdicales comme La revue neurologique, Lencphale, Les annales mdico-psychologiques, et La revue franaise de psychanalyse. Nous navons reproduit que quelques uns des titres, en bibliographie gnrale, qui indiquent lorientation organiciste, (pour lintgralit des titres et rfrences, on se reportera la bibliographie gnrale de Jol Dor; Jol Dor, Bibliographie des travaux de Jacques Lacan, Paris, Inter Editions, 1983). Lacan rsume ces annes de formation de manire claire : Nous nous sommes attach tout dabord,selon lorientation que nous donnaient nos matres, mettre en vidence les conditions organiques dterminantes dans un certains nombre de syndromes mentaux. (Lacan, Expos gnral de nos travaux scientifiques (1933) , dans De la psychose paranoaque dans ses rapports avec la personnalit, 2me dition, Paris, Seuil, 1975, p. 399). 10

    Jean Allouch, Marguerite ou Laime de Lacan, Paris, EPEL, 1990 ; Dominique Laurent, Retour sur la thse de Lacan : lavenir dAime , in Ornicar, Paris, 2003, Philippe Julien, Pour lire Jacques Lacan, Paris, Le Seuil, 1986 ; Pascal Pernot, La thorie lacanienne de la psychose avant 1953 , dans La cause freudienne, Paris,2000 ; Emile Jalley, Freud, Wallon, Lacan, Lenfant au miroir, Paris, EPEL, 1998, p. 78. 11

    Jacques Lacan, Ecrits I, De nos antcdents , op, cit , p. 67. Nous disons donc quau-del de lintrt dune telle lecture celle-ci relve de lanachronisme ou de la tentation tlologique.

  • Trs paradoxalement, cest plutt du ct des critiques de la psychanalyse que nous trouvons un certains nombre dindices. Dans notre perspective heuristique coutons Deleuze qui, dans un cours Vincennes, nous dit, non sans malice: Pour mon plaisir, je pense que la thse de Lacan, que Lacan avait dite, sur la psychose paranoaque, est encore mais dun bout lautre traverse dune vision personnologique, qui sera absolument loppose des thses quil dfendra ensuite. 12 lencontre des commentaires classiques, il faut reconnatre que Deleuze vise juste lorsquil use du terme personnologique , car le premier geste de Lacan est bien dans sa thse dinaugurer une science nouvelle quil baptise du nom de "science de la personnalit" et qui ne se rapporte pas la psychanalyse13.

    Ce constat est lourd de consquences pour linterprte et il sagit den tirer toutes les consquences mthodologiques : pour bien lire son premier travail denvergure il convient de procder, en quelque sorte, un renversement copernicien : cest au sein de cette science nouvelle que Lacan fonde et quil nomme science de la personnalit, que la psychanalyse et la clinique dAime trouvent une place et non pas linverse14. Il convient ds lors de sortir du dbat strictement autour de la psychanalyse car Lacan convoque aussi bien la psychiatrie, la sociologie, la philosophie, disciplines qui sont toutes apprhendes au sein de son nouveau paradigme. En dautres termes, rptons le, le premier geste thorique de Lacan nest pas psychanalytique : il sagit donc de se dprendre de la lecture commune freudo-centre15, et de revenir la lettre du texte de la thse. Lacan dans sa thse dveloppe en effet une science, qui na pas eu jusqualors lattention quelle mritait, et si elle est tombe en dsutude, elle nen demeure pas moins un systme cohrent tout fait irrductible. Et, cest prcisment en raison de cette ambition thorique que Lacan, cette poque, nest ni freudien, ni psychanalyste. Sans compter que, pour une part, Lacan est ncessairement tributaire de la psychanalyse la franaise promulgue par Pichon16 dont il tait proche cette poque. Ainsi dans sa thse, il estime notamment que la psychanalyse nest pas assez objective : il critique sans mnagement ce quil appelle le symbolisme freudien quil nhsite pas taxer de complexe et dloign . Cette critique du symbolisme flou quadresse Lacan la psychanalyse et Freud est alors monnaie courante en France. Faut-il rappeler qu cette poque Freud parlait de lobstacle franais eu gard la question de la rception de la

    12 Gilles Deleuze, Cours du 27/05/1980, Universit de Paris 8, disponible sur le site de Paris 8

    13 A la lumire de cette interprtation sclaire lnigmatique quatrime de couverture o Lacan dclare sa

    rticence au sujet de la rdition de sa thse en 1975: Thse publie non sans rticence. prtexter que lenseignement passe par le dtour de midire la vrit. Y ajoutant : condition que lerreur soit rectifie, ceci dmontre le ncessaire de son dtour. Que ce texte ne limpose pas, justifierait la rsistance . Il semble bien que la rticence que Lacan dclare au sujet de la rdition de la thse en 1975 signe la diffrence, pour lui problmatique, davec le point de vue quil soutenait alors en 1932. en tenir compte il conviendrait donc de se pencher sur les ressorts, non pas dune contradiction de loeuvre comme le soutient Deleuze sinon sur son volution. 14

    Cest la lumire de la science de la personnalit que la partie portant sur la clinique dAime doit tre rvalue. 15

    Une place particulire doit tre faite la lecture inaugur par Lantri-Laura et reprise par Franois Leguil. En effet, il sagit des seuls auteurs-psychanalystes qui vitent dchouer sur lcueil du freudo-centrisme . Contrairement aux lectures communes, ils ne la rduisent pas au paradigme psychanalytique. Cependant privilgiant la question du rapport de Lacan Jaspers, et dlaissant lexercice dun commentaire exhaustif de la thse, ils en manquent lenjeu singulier (Lantri Laura, Processus et psychogense dans loeuvre de Jacques Lacan , in Lvolution psychiatrique, Tome 40, Toulouse, Privat, 1984, p. 975-990 ; Franois Leguil, Lacan avec et contre Jaspers , in Ornicar, Paris, 1989). 16

    On peut se reporter au fameux article de Laforgue et Pichon, o les auteurs tentent de dmontrer que la libido est un concept qui doit tre banni, parce que dans lesprit dun franais il est associ libidineux . Ren Laforgue et Edouard Pichon, De quelques obstacles la diffusion de la psychanalyse , dans Le progrs mdical, tome XXXVI, p. 533-534.

  • psychanalyse17 ? A ce moment, la psychanalyse en France est essentiellement apprhende comme une simple technique qui doit tre soumis lordre mdical organiciste18. Mais si Lacan est tributaire des conceptions de son temps, au moins pour une large part, il est vrai quil ne soumettra pas la psychanalyse lordre mdical organiciste, mais sa science de la personnalit.

    Une rvolution dans le champ psy : le paradigme caractro-consitutionnaliste et la science de la personnalit

    Lambition de Lacan est immense : fonder une science nouvelle ncessite videmment de grands moyens. Sa thse dveloppe donc une culture encyclopdique. Non seulement cest tout ldifice de la psychiatrie et de la psychologie naturaliste de son temps quil va remettre en cause, mais cest aussi la philosophie et la science sociologique quil va convoquer pour mener bien son entreprise. Cest que la science de la personnalit doit rgner sur les autres sciences. Cest ainsi quil engage une discussion avec les principaux acteurs thoriques de chaque discipline dont on peut retenir quelque noms : de Ribot ou Janet pour la psychologie, en passant par Freud pour la psychanalyse et Kraepelin, Kretschmer ou Klages pour la psychiatrie, ou Lvy-Bruhl pour la sociologie. videmment cette discussion ne se limite pas ces quelques figures thoriques et de la mme manire que les sciences de lhomme des annes soixante sont marques par linfluence quasi hgmonique du paradigme structuraliste on peut reprer dans ces annes trente un paradigme des sciences de lHomme. En effet se pencher sur le corpus de rfrences bibliographique de la thse de Lacan, on remarque que quel que soit le domaine investi par Lacan et au-del des diffrences disciplinaires, les sciences de lhomme se structurent autour de dbats portant sur des problmes relatifs la caractrologie (tude des caractres) et au constitutionalisme (tude des constitutions qui forment une personne). De la philosophie la psychologie en passant par la psychiatrie ou la littrature, ces thories sont dbattues. Si on peut distinguer ces deux champs dinvestigation, ils sont dans la thse le plus souvent confondus, et Lacan nhsite pas parler des thories caractro-constitutionalistes et ce juste titre si l'on se rfre aux historiens de la psychiatrie: Physiologues et mdecins, surtout observateurs du corps, ont dcrit des morphotypes et des biotypes (constitutions, plutt anatomiques ; tempraments, plutt physiologiques), auxquels ils ont rattach des traits de caractre de nature psychologique, tandis que psychologues et

    17 V.N. Smirnoff, De Vienne Paris. Sur les origines dune psychanalyse la franaise , dans La nouvelle

    revue de psychanalyse, Paris, numro 20, 1979, p. 19. 18

    R. Doron, Elments de psychanalyse. Paris, PUF, 1978, p. 9-66 ; C. Chiland, Les coles psychanalytiques, la psychanalyse en mouvement, Paris, Tchou, 1981 ; R. Jaccard, Histoire de la psychanalyse, Paris, Hachette 1982. On se reportera aussi aux analyses de Marcel Scheidhauer qui montre les rsistances de cette poque par rapport au symbolisme freudien dans son chapitre Sexualit et symbolisme (Marcel Scheidhauer, Le rve freudien en France, 1900-1926, Paris, Navarin, 1985, p. 195-210). lpoque, les principaux introducteurs de la psychanalyse, par un trange paradoxe, sont aussi bien souvent ces principaux critiques. Mme Henry Claude, alors rput protecteur de la psychanalyse , ne se dpartit pas dune critique assez dure (on se reportera aux commentaires de Jean-Pierre Mordier qui montre quil est le cerbre qui oppose une ultime rsistance leffraction de la psychanalyse ; Jean Pierre Mordier, Les dbuts de la psychanalyse en France, 1895-1926, Paris, Maspro, 1981, p. 246). De ce point de vue Lacan, sinscrit pour une part dans cette attitude. Il conviendrait de dmler avec prcision quest-ce que Lacan doit son poque dans ses rapports la psychanalyse et en quoi il en innove de nouveaux. Cependant cette question dborde largement les bornes de la prsente investigation. Ce quil faut retenir cest que de toute faon rien nautorise du point des raisons de la thse que lon autonomise le rapport de Lacan la psychanalyse et Freud davantage que, par exemple, son rapport Bleuler ou Kretschmer. Si nous insistons sur la question du rapport de Lacan la psychanalyse ce nest quen rponse aux commentaires classiques freudo-centrs dont la nature est de gommer les diffrences de Lacan Freud et du coup dannihiler le substrat et loriginalit de la thse.

  • moralistes ont plus particulirement nomm caractres les structures psychologiques fondamentales sous-jacentes la personnalit et susceptibles de regroupement ; des morphopsychologues ont tent de trouver des corrlations entre caractres et morphotypes19. Ces quelques commentaires nous plongent dans lambiance de la priode. Il existe bien un paradigme caractro-constitutionaliste des sciences de lhomme dont lorientation, pour une large part (sinon lessentielle), est clairement naturaliste. cet gard, les sciences psy20