Saphir Antalgos - Publie.net

19

Transcript of Saphir Antalgos - Publie.net

Page 1: Saphir Antalgos - Publie.net
Page 2: Saphir Antalgos - Publie.net

SAPHIR ANTALGOS

Page 3: Saphir Antalgos - Publie.net

© publie.net & Cécile Portier 2013© photo couverture G Dalla SantaDépôt légal : 1er trimestre 2013ISBN 978-2-8145-9297-1® papier+epub, marque déposée publie.net

Cécile Portier mène depuis quelques années des projets d’ écriture cherchant à interroger le rapport entre l’ intime et le politique, et à réfuter leur cloisonnement. Elle a publié un premier livre : Contact, au Seuil, en 2008. Elle tient un blog depuis 2009, www.petiteracine.net. Elle mène actuellement un projet où elle interroge poétiquement la place croissante des données dans l’ écriture de nos vies.

sur son blog : http://www.petiteracine.net

sur Twitter : @petiteracine

Page 4: Saphir Antalgos - Publie.net

Cécile Portier

Saphir Antalgostravaux de terrassement du rêve

PUBLIE PAPIER

Page 5: Saphir Antalgos - Publie.net
Page 6: Saphir Antalgos - Publie.net

« Le style (…) est celui du rêve. On ne saurait inventer cette sorte d’ éclairage au magnésium, cette clarté de diamant noir où les

objets, dans la seconde qui est l ’ éternité, apparaissent sous leur forme essentielle, étrangement définie, où tout mouvement est un

geste sans retour, où aucune parole ne résonne mais où le silence parle, où l’ action s’ accomplit comme un déclic. C’ est un style en

éclair et sur lequel on ne saurait revenir. »Mélusine ou la robe de saphir, préface,

Franz Hellens

I cant say the words I meanMake myself go through the line.

Does the payment fit the crimeIf I’ m bored by dreams ?

Marianne Faithfull

Page 7: Saphir Antalgos - Publie.net
Page 8: Saphir Antalgos - Publie.net

9

Prologue

Pour s’ endormir ce n’ est pas si simple.Il n’ y a que deux méthodes. La première : forcer les yeux à suivre les lignes d’ un livre jusqu’ à ce que les

lignes tombent d’ elles-mêmes. La seconde, si trop de fatigue : forcer la tête à tomber seule dans le rêve, sans le recours des yeux.Rêver avant le terme, avant le top départ, se raconter une histoire.Depuis si longtemps je me raconte la même.

Je vais sortir de mon lit, sortir de ma maison, et marcher nue comme ça dehors. Je vais déambuler ainsi sans que rien ni personne ne m’ arrête. Ou bien je m’ arrêterai de moi-même, dans l’ herbe d’ un jardin public je m’ allongerai et m’ endormirai. Je resterai là indéfiniment, impossible à réveiller.Et mon corps léthargique sera comme une énigme adressée aux passants.

Faire toujours ce même rêve éveillé, pour descendre par degré dans la cuve des rêves non pilotés. Rêver éveillé ce rêve apaisant, comme un sas entre les tensions de la veille et la violence du sommeil. Se raconter en boucle cette fiction

Page 9: Saphir Antalgos - Publie.net

sans rebondissement, sans habit, sans langage. Se raconter à soi-même l’ histoire de sa présence qui pour une fois ne serait rattachée à rien. L’ histoire de sa propre présence dans le monde comme un don inutile et incongru.

Je me vois marcher nue et passer dans les rues de la nuit comme un spectre, je me sais vulnérable et pour-tant rien ne m’ arrête. Aucune couverture ne vient jamais s’ enrouler autour de mon indécence. Aucun violeur ne vient écorcher cette nudité-là. Aucun panier à salade ne m’ emporte ni au commissariat ni à l’ H.P., je marche et c’ est ainsi que ma fragilité se déploie.

Marcher nu  : désamorcer toutes les concupiscences. La sienne en premier. Désamorcer toutes ces concupiscences habillées de l’ état de veille, ces concupiscences déguisées, contournées, sophistiquées. Nu, on abandonne tout oripeau, tout appeau, toute marque de pouvoir et d’ impuissance. On se désinsère, on se désolidarise de ce jeu-là.Marcher nu, ce n’ est pas s’ en aller. On n’ est jamais plus présent au monde que dans cette lisière entre la veille et le sommeil, où on se rêve nu, déambulant sans malice, dormant sans coussin.Faisant cela on se prépare, on prépare le monde à s’ entendre parler une autre langue. On décontamine les rues de leurs enchaînements logiques. On lave les regards de leurs interactions automatiques.On déconnecte.Ensuite, advienne que pourra.

SAPHIR ANTALGOS

Page 10: Saphir Antalgos - Publie.net

11

Saphir Antalgos

Cette nuit le rêve s’ est fait connaître.J’ ai connu le rêve. Il m’ a donné son nom et s’ est couché sur moi.

Le rêve est un personnage. Professionnel et aquilin, type méditerranéen, grec pour être précis. Il a un nom et un prénom, comme tout le monde.Le nom que le rêve m’ a fait connaître je ne l’ invente pas, il m’ est apparu tel, comme une évidence d’ état civil.Son nom est Saphir Antalgos.

Tout d’ abord il apparaît comme une personne que l’ on peut regarder dans les yeux. Mais ses yeux je ne les vois pas. Ne donne que son profil, effilé, et son nom, Saphir Antalgos. Il apparaît comme ça, comme tout le monde.Il apparaît comme une personne, une personne comme vous et moi, puis il s’ affine. C’ est comme s’ il maigrissait à vue d’ œil.Voilà comment il procède  : il apparaît pour disparaître.

CéCILe PORTIeR

Page 11: Saphir Antalgos - Publie.net

12

Il devient de seconde en seconde de plus en plus subtil et fin, et incolore.Et on assiste à cette métamorphose dans un état de passivité, sereine n’ est pas le mot, anxieuse non plus. Un état de passivité sans attente.Enfin Saphir Antalgos n’ est presque plus rien. Plus qu’ une mince feuille de papier. Ou de tissu très fin. Quelque chose en tout cas qui se déroule et se couche. Et vient se glisser, exactement entre la paupière et l’ œil.Saphir Antalgos se loge sous mes paupières. Comme si c’ était une pince à linge, ou un trombone, il se glisse à cet endroit de moi.De ce point d’ accroche bien défini il s’ étend ensuite sur tout le corps, et l’ imprime.

Saphir Antalgos m’ a recouverte et je me suis sentie bien. Plus d’ inquiétude.Il est vrai que son patronyme aux consonances de médica-ments était une promesse, et la couleur de sa nuit aussi. Sombre éclat antalgique que le rêve.Comment il m’ a fait connaître son nom je ne saurais le dire. Son nom est une certitude, la révélation de son nom est limpide. Mais les chemins de la révélation se dérobent.Son nom je le connais sans qu’ il ait été proféré. ( Je ne connais pas la voix de Saphir Antalgos.)

La révélation de son nom est silencieuse. C’ est une image sans forme et sans couleur.Son nom je le connais, c’ est tout. C’ est le caillou qui est sorti de mon rêve.

SAPHIR ANTALGOS

Page 12: Saphir Antalgos - Publie.net

13

Lutte pour se souvenir, ensuite. La douche, le café, le métro, les multiples rencontres nécessaires à l’ accomplissement du travail quotidien, tout faisait diversion, et menaçait de recou-vrir cette évidence claire et fragile : le nom du rêve. Effort de se remémorer. Vingt fois, trente fois, aller rechercher le nom comme au fond d’ un puits. Peiner pareil, à chaque fois, pour le faire resurgir. Pour faire revenir à la surface cette bizarrerie qu’ est son nom.Pourtant avant on n’ y songeait pas, au nom du rêve. Cette question a-t-elle déjà effleuré quelqu’ un ? Les enfants quand ils jouent ensemble ne se demandent pas leur prénom. On peut se servir de tas d’ outils sans connaître leur exacte déno-mination, percuteur à pression, tournevis cruciforme, rabot. On peut même aimer et trouver belle une pierre sans savoir comment on l’ appelle. Ou un chien, sa race. Est-ce que ça empêche de le caresser si on en a envie, de ne pas connaître sa race ? Est-ce que ça l’ empêche de vous mordre ? Aux interactions innommées, voilà à quoi appartenait ma connaissance du rêve. Ce n’ était pas une connaissance.Mais Saphir Antalgos, j’ aurais voulu l’ inventer je n’ aurais pas trouvé mieux.

Saphir. Une pierre précieuse sur laquelle résonnent bien des antagonismes. À la lumière du jour le saphir dispense une nuit sereine. Qu’ on s’ y penche, on y trouve une clarté qui étonne. Au fond de la pierre il y a l’ aube, ce moment de privilège où les rêves se rendent accessibles et se mettent à parler.

CéCILe PORTIeR

Page 13: Saphir Antalgos - Publie.net

14

Mais sitôt qu’ il fait sombre, sitôt qu’ il est temps d’ aller montrer sa parure auprès des chandeliers allumés, la pierre en prend ombrage. Devient noire et ne donne plus rien.Saphir ne se laisse pas donner comme ça, et refuse tout éclairage.

Un homme et une femme dans un jardin. Ils sont nus. À quelle distance sont-ils ? Il n’ y a pas de paysage, il n’ y a que le vert de l’ herbe, que le blanc rosé des corps allongés, enlacés.À quelle distance sont-ils c’ est indécidable, quand il n’ y a pas de contexte la focale n’ est pas désignée. Téléobjectif, ou macro, ou bien caméra intérieure, car il est possible que je sois la femme de cet homme, nue dans un jardin avec lui qui est nu, il est possible aussi que je les regarde seulement, comme un très vieux souvenir.

Alors au moins tenter de consulter la matière du rêve, si son rayonnement échappe. La dureté de la pierre, et ce qu’ il faut en attendre, c’ est-à-dire rien, car la pierre se suffit à elle même.Saphir, de formule brute Al2O3, est infusible, insoluble.

Nous débouchons dans une rue intérieure, parking souterrain. J’ ai la mission de ranger là, d’ entreposer, de garer en créneau, la pierre tombale future de quelqu’ un. Elle est noire, métallisée. Elle est difficile à déplacer. Le sol du garage est jonché de paille, ça aide un peu. Voilà, la pierre est installée. Pas pour l’ éternité, non. Pour attendre de servir. Toute cette paille. Il règne ici

SAPHIR ANTALGOS

Page 14: Saphir Antalgos - Publie.net

15

comme une ambiance de stabulation. Sur la pierre, cette épitaphe gravée en lettres dorées  : «  recette végétale. »

Une bijouterie. Contempler contemptrice les bagues alignées, petits saphirs domptés cernés de brillants présomptueux. Des esclaves. De pauvres pierres univoques et offertes. Pas d’ abîme, pas d’ enfouissement, pas d’ éblouissement. Je pense aux fiancées, à leurs doigts perçant l’ hymen des bagues, à leur dépit peut-être de n’ avoir qu’ un saphir gage de fidélité et pas de rubis gage d’ amour, mais beaucoup plus cher.Le rêve se donnerait à connaître comme bijou.

L’ œil jaune d’ une licorne borgne me fixe longuement depuis le fond d’ un couloir suspect. Elle a l’ air terri-fiant et ridicule. Sa crinière ondulée ressemble à la permanente d’ une retraitée anglaise.

Comme bijou ? Ah bon ? Vraiment ?Et de quoi nous décore-t-il ?Ce serait tellement commode d’ y croire. Il se ferait passer pour un accessoire, porte-flambeau de notre beauté intérieure. Une brillance montée sur anneau, et qu’ on arbore. Un faire-valoir. Mais il faut voir comme ce bijou nous dessert : boring story du rêve qu’ on veut toujours mettre sous le nez des autres.Et puis saphir, gage de fidélité : il faudrait être naïf pour y croire.La seule chose qu’ on puisse dire, et qui tienne la compa-raison : c’ est parce que le saphir est impur qu’ il est précieux.

CéCILe PORTIeR

Page 15: Saphir Antalgos - Publie.net

16

C’ est parce qu’ en lui s’ immiscent des traces. C’ est leur diffraction qu’ on chérit : la manière qu’ elles ont d’ empêcher la lumière.

Le rêve m’ a donné son nom, et j’ ai pris ça pour un cadeau. J’ ai cru que le nom voulait dire quelque chose. Que le nom signifiait la préciosité de la pierre. J’ ai cherché la meilleure configuration du rêve rapport à ce nom donné, saphir, j’ ai cherché la meilleure taille de la pierre. Cabochon ou coussin. Cabochon capricieux, excessivement sphérique et lui-même de partout, insupportablement. J’ ai préféré la taille en coussin, oblongue, et qui convient mieux au dormeur.Je me suis égarée dans l’ interprétation. J’ ai répété l’ erreur grossière. (En habit de communiante je me suis vue porter, à la tête de la procession, le sacré cœur de Saphir présenté sanglant glorieux sur coussin de velours rouge.)Pourtant cela se sait, que la signification n’ est pas à chercher dans le nom des choses. C’ est comme chercher les bébés dans les choux et les roses. Disons que les choux et les roses se suffisent à eux-mêmes.

Je longe un bas relief. Il est très chargé. Les person-nages s’ y pressent et se piétinent presque. En marchant l’ histoire se déroule. Dès qu’ on passe devant, les per-sonnages sculptés s’ animent. Ou plutôt, ils conservent leur pose hiératique mais se mettent à parler. Ils arti-culent le récit de leur chemin de croix avec une lippe molle à la Muppets show. C’ est comme si leur corps de pierre s’ assouplissait juste à l’ endroit de la bouche, en une sorte d’ ardoise molle.

SAPHIR ANTALGOS

Page 16: Saphir Antalgos - Publie.net

17

Je demande au guide quelle est cette matière qui s’ anime et parle, il ne veut pas me dire. Du tac au tac je voudrais lui répondre : « vous êtes employé par le maussade ou quoi  ?  » Mais ma propre langue s’ embourbe dans quelque chose de pâteux, et à la place je bredouille, je bafouille cette phrase plaintive : « Ah, les artistes, ils se croient toujours au service du secret. »

Le rêve m’ a donné son nom, j’ ai pris ça pour une révélation. J’ ai failli tomber dans le panneau des mots. Car c’ est cela la révélation : le rêve est un panneau. Le rêve est le panneau souple, le voile qui se déploie et s’ étend sur le dormeur. Et ensuite, par une opération que je ne m’ explique pas  : il l’ imprime.Ce que le rêve a révélé, c’ est l’ impression qu’ il laisse. C’ est tout. Je le sais maintenant. Je suis un papier buvard. Absorbant tout. Au matin je me retrouve tachée, auréolée de couleurs étranges, inavouables. Jusqu’ où la couleur a remonté en moi dans cette pollution nocturne, comme on peut voir la marque brune du marc sur le filtre à café du matin, jusque-là s’ est aventuré le rêve dans la nuit. Seulement le pied parfois, mais souvent jusqu’ aux cuisses, jusqu’ au sexe, jusqu’ au cœur je me suis imbibée. On peut tout lire de moi dans ces couleurs du rêve absorbées. Je suis un papier bavard.Et sur moi si impressionnable, Saphir Antalgos s’ est couché.Quand on est chanceux on connaît ça aussi autrement : une peau qui se déroule sur la sienne propre et qui ne laisse aucun écart. Une adéquation. Deux lointains si rapprochés, et qui ne cèdent pourtant rien de leur éloignement. On connaît ça autrement, pas besoin d’ un dessin. Et bien là, c’ était la même

CéCILe PORTIeR

Page 17: Saphir Antalgos - Publie.net

18

chose. La peau qui devient curieuse et comme aux aguets. Qui attend de partout. Son immense territoire connaît l’ imminence, jusqu’ à ses confins. Et puis les peaux se touchent, et il n’ est plus question que de déroulement, comment plus loin, d’ étendue, comment plus longtemps. Il n’ est plus question que de temps, d’ espace, et de tout ce qu’ il y a d’ inconciliable entre les deux. On connaît ça. Et là, c’ était la même chose.

Je suis un long cheval couché. Mon col est une virgule, les poils de ma crinière s’ épandent sur le sol. Ceux de ma queue aussi, je suppose. Mon flanc se soulève régulièrement, mon souffle est chaud et humide. Je n’ ai pas l’ air de souffrir. J’ ai une belle couleur de mam-mifère. La distance entre mes naseaux et mes sabots est immense. Je suis impossible à parcourir.

C’ était la même chose, mais temps, espace, ce sont norma-lement les coordonnées nécessaires pour que la chair se manifeste. À la place, cette fois-ci, il n’ y a eu que le nom. Pas d’ incarnation, juste le nom du rêve dévoilé, déroulé sur moi comme un voile, et qui s’ imprime en moi.Comme une maldonne.Le rêve n’ est pas un amant qu’ on touche, et dont la chair rend ce qu’ on lui donne. Son corps est juste un voile qui se déroule, se couche et s’ imprime. Un corps-papier. Un corps-nom. Un corps qui s’ écrit. Autant dire : qui ne s’ appartient pas.

SAPHIR ANTALGOS

Page 18: Saphir Antalgos - Publie.net

Le corps de Saphir, son nom, c’ est la même chose, s’ imprime profondément dans la chair du dormeur. Mais en retour le dormeur n’ embrasse rien. Dès qu’ on croit tenir le rêve il s’ évanouit aussitôt. Ou pire : on le possède, et voilà qu’ il se réduit, se rigidifie.Le voile, l’ impression, se transforme en nom.La personne se transforme en personnage.La peau de chagrin du rêve, au matin, se stabilise au format 9 x 5,5 cm. Ce n’ est plus qu’ une carte de visite, ni plus ni moins.

CéCILe PORTIeR

Page 19: Saphir Antalgos - Publie.net

www.publie.netcoopérative d’ édition numérique