Salut Littérature et littérature du salut

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Madame Gisèle Sapiro Salut littéraire et littérature du salut In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 111-112, mars 1996. pp. 36-58. Citer ce document / Cite this document : Sapiro Gisèle. Salut littéraire et littérature du salut . In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 111-112, mars 1996. pp. 36-58. doi : 10.3406/arss.1996.3167 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1996_num_111_1_3167

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  • Madame Gisle Sapiro

    Salut littraire et littrature du salutIn: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 111-112, mars 1996. pp. 36-58.

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    Sapiro Gisle. Salut littraire et littrature du salut . In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 111-112, mars 1996.pp. 36-58.

    doi : 10.3406/arss.1996.3167

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1996_num_111_1_3167

  • RsumSalut littraire et littrature du salutAlors que tout semble les rapprocher dans l'espace social, Franois Mauriac et Henry Bordeaux,romanciers catholiques de l'Acadmie, se retrouvent, partir de 1935, dans des camps politiquesopposs. Dfenseur de l'Italie mussolinienne et du franquisme, Henry Bordeaux se rangera rsolumentdans le camp ptainiste. C'est aprs son lection l'Acadmie franaise, en 1933, que FranoisMauriac amorcera sa rupture avec la droite acadmique pour prendre le parti de l'Ethiopie agresseet du peuple basque avant de s'engager dans la rsistance intellectuelle : il est le seul acadmicien tre entr dans la clandestinit. La comparaison de leurs deux trajectoires rvle ce que le clivagepolitique doit une opposition entre deux logiques antagonistes du champ littraire : la logique mondaine et la logique asctique. Si les deux romanciers catholiques, d'origine bourgeoise,connaissent une socialisation similaire dans les milieux mondains du champ littraire, Bordeaux seconfine dans une littrature thse qui recueille un large succs, tandis que Mauriac poursuit larecherche du seul vritable salut littraire ses yeux - la reconnaissance de la NRF. La perceptiondiffrente qu'ils ont du champ littraire est fonde sur la relation entre dispositions thiques etesthtiques qui distingue leurs habitus respectifs : au ple d'htronomie qu'incarne Bordeaux, lerapport l'institution catholique n'apparat jamais comme contradictoire avec la logique littraire ; enrevanche, la conciliation des exigences thiques et esthtiques est objet de proccupation permanenteau ple d'autonomie que reprsente Mauriac. C'est le rapport conflictuel qu'entretient Mauriac avec lepharisasme bourgeois constitutif de son habitus qui dicte son apprhension pratique du champlittraire. Le salut littraire concide avec sa conversion religieuse qui prpare la conversion politique.Par un double processus de dsignation (positif et ngatif), il se verra assigner une position de prophtenational sous l'Occupation, avant d'tre renvoy sa place d'intellectuel catholique la Libration.

    AbstractSalvation through literature and literature of salvationWhereas everything would seem to place them in the same social space, from 1935 Francois Mauriacand Henry Bordeaux, both Catholic novelists from the French Academy, found themselves in oppositepolitical camps. A defender of Mussolini's and Franco's policies, Henry Bordeaux would resolutelychoose Petain's side. After his election to the French Academy, in 1933, Francois Mauriac announcedhis break with the "Academic right" and took up the defense of Ethiopia as the aggressed party and ofthe Basque people before going on to join the intellectual resistance : he is the only member of theFrench Academy to have gone into hiding. Comparison of the two trajectories shows what this politicalcleavage owes to an opposition between two antagonistic logics in the literary held : a "worldly logic"and an "ascetic logic". While both of these Catholic novelists were born to the bourgeoisie andunderwent a similar socialization in the worldly milieus of the literary held, Bordeaux consistently wrote"thesis novels" which met with large success, while Mauriac sought what he saw as the only genuineliterary salvation : recognition by the Nouvelle Revue francaise. Their different perceptions of the literaryheld stems from the relationship between the ethic and esthetic positions that characterize theirrespective habitus : at the heteronomous pole embodied by Bordeaux, the relationship to the Catholicinstitution is never presented as contraiy to literary logic ; on the other hand, reconciling ethical andesthetic demands is a constant preoccupation at the autonomous pole represented by Mauriac. It isMauriac's conflictual relationship the bourgeois pharisaism that constitutes his habitus which dictates hispractical grasp of the literary field. Literary salvation coincided with his religious conversion, whichprepared his political conversion. By a twofold process of (positive and negative) designation, he wouldbe assigned a position as national prophet under the Occupation, before being set back in his niche asa Catholic intellectual at the Liberation.

    ZusammenfassungHeil der Literatur, Literatur des HeilsAlles scheint im sozialen Raum an ihnen gleich : dennoch finden wir Franois Mauriac und HenryBordeaux, die beiden Romanschriftsteller des Katholizismus und Mitglieder der Akademie, ab 1935 inkontrr entgegengesetzten politischen Lagern. Henry Bordeaux ist uberzeugter Anhnger desmussolinischen Italiens und der Franco-Bewegung und hat sich entschieden auf die Seite der

  • Petainisten geschlagen. Fr Franois Mauriac beginnt ab 1933, mit seiner Wahl in die Acadmiefranaise, sein Bruch mit der akademischen Rechten , und er nimmt bereits zugunsten desiiberfallenen thiopiens und des Volks der Basken Stellung, um spter dann der intellektuellenRsistance beizutreten : er ist das einzige Mitglied der Akademie, das in den Untergrund geht. AmVergleich beider Lebenswege kann aufgezeigt werden, wie sehr cliese politische Spaltung ausdiametral sich gegenberliegenden Denkweisen im literarischen Feld abzuleiten sind, d.h. eine mondne und eine asketische . Zwar erfahren beide als Romanschriftsteller brgerlicher Abkunfteine vergleichbare Sozialisation im mondnen Milieu des literarischen Feldes, Bordeaux bleibt aber ineiner Thesenliteratur befangen, die ihm gleichwohl einen groen Erfolg sicherstellt, whrend Mauriacauf das in seinen Augen einzig wahre literarische Heil aus ist : die Aner- kennung des NRF (NouvelleRevue franaise). Die verschiedene Wahrnehmung des literarischen Feldes beruht auf derunterschiedlichen Beziehung zwischen ethischen und sthetischen Prioritten, die auch in ihremjeweiligen Habitus ihren Niederschlag findet : am Pol der Heteronomie, den Bordeaux verkrpert,erscheint das Verhltnis zur katholischen Institution niemals im Widerspruch zum literarischen Denken ;demgegenber ist die Frderung der Vershnung der ethischen mit den sthetischen Erwgungenstndiger Gegenstand der Beschftigung des durch Mauriac vertrete-nen Pois der Autonomie. Sein furseinen Habitus konsti-tutives konfliktuelles Verhltnis zum brgerlichen Pharisertum bestimmt beiMauriac seine praktische Auffassung des literarischen Feldes. Das literarische Heil ist mit seinerreligisen Bekehrung eins und bereitet die politische Bekehrung vor. Durch ein doppeltes (positives undnegatives) Ernennungsverfahren wird ihm zur Zeit der Okkupation die Rolle eines Nationalprophetenzugewiesen, whrend er nach der Befreiung auf seinen Platz als katholischer Intellektuellerzurckverwiesen wird.

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    Gisle Sapiro

    Salut littraire

    et Li ERATURE DU SALUT Deux trajectoires de romanciers catholiques : Franois Mauriac et Henry Bordeaux

    je veux la libert dans le salut. Arthur Rimbaud, Une saison en enfer.

    ranois Mauriac fut le seul crivain de l'Acadmie franaise s'engager dans la rsistance littraire. S'interroger sur la trajectoire qui mne le jeune cri

    vain bourgeois, catholique et conservateur, puis l'immortel oprer, pass la cinquantaine, une rupture avec les positions auxquelles l'assignaient doublement sa classe d'origine et son orientation initiale dans le champ littraire, c'est porter au jour les effets de champ qui ont contribu l'inflchir. La comparaison de cette trajectoire statistiquement peu probable celle de l'autre

    romancier catholique de l'Acadmie, Henry Bordeaux, donne voir une opposition idaltypique entre deux logiques du champ littraire : l'une, rgie par des principes extra-littraires (conomique, mondain et/ou idologique) ; l'autre, propre au ple de production restreinte, qui postule le primat des exigences spcifiques (esthtiques) sur les contraintes d'ordre conomique, moral ou politique. Cet antagonisme sous-tend, en grande partie, les divergences politiques qui vont opposer, l'Acadmie comme dans le champ de production idologique, ces

    Roger-Viollet Roger-Viollet

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    deux auteurs dont les trajectoires, les visions du monde, voire mme les objets d'observation privilgis - les murs de la bourgeoisie provinciale - qui leur ont souvent valu les tiquettes moraliste ou rgionaliste 1, prsentent, l'origine, des semblants de proximit.

    La notion de trajectoire, entendue comme srie de positions successivement occupes par un mme agent (ou un mme groupe) dans un espace lui-mme en devenir et soumis d'incessantes transformations , dfinit les vnements biographiques comme autant de placements et de dplacements dans l'espace social, c'est--dire, plus prcisment, dans les diffrents tats successifs de la structure de la distribution des diffrentes espces de capital qui sont en jeu dans le champ considr2. Les effets de champ peuvent tre apprhends travers les oppositions qu'ils gnrent entre des crivains par ailleurs proches dans l'espace social (par leurs origines sociales et gographiques, par leurs dispositions thiques et politiques, par leur cursus scolaire). C'est ce rapport entre trajectoire et champ que l'on s'attachera ici, afin de mettre en vidence ce que l'opposition entre Bordeaux et Mauriac doit leurs positions respectives dans le champ littraire, et ce que l'cart entre ces positions rvle, en retour, d'une relation profondment diffrente entre dispositions thiques et esthtiques chez les deux auteurs.

    On accentuera dans un premier temps les traits comparables des deux parcours, afin de mieux faire ressortir tout ce qui oppose le romancier de la famille et des honntes gens, l'artisan d'une littrature thse, au peintre des monstres sociaux, qui n'hsite pas priver Thrse Desqueyroux du salut - Au vrai, ces pages consolantes ont t crites puis dchires : je ne voyais pas le prtre qui devait recevoir la confession de Thrse , rappelant ainsi qu'un vrai romancier ne saurait introduire dans son uvre un lment qui lui semble arbitraire, mme pour illustrer ses convictions morales 3 . Tout ce qui oppose encore le romancier la mode l'crivain consacr par ses pairs, l'auteur prolixe de nombreux succs de librairie d'abord parus en feuilleton dans La Revue des Deux-Mondes, puis publis chez Pion, parfois chez Flammarion, et souvent rdits dans des collections populaires, au collaborateur de La NRF, qui, mme aux heures de gloire, recueille des tirages plus modestes, mais que l'diteur le plus prestigieux de Pentre-deux-guerres, Gallimard, a pu disputer, un moment, Grasset (notons que l'uvre d'Henry Bordeaux compte deux fois plus de titres que celle de Franois Mauriac : une soixantaine de romans sur quelque cent cinquante titres, soit deux trois par an, contre vingt-cinq romans et une quarantaine d'essais).

    La trajectoire de Mauriac ncessitera un dveloppement plus ample du fait de la rupture voque : si la reconversion la politique est lie au vieillissement social et aux stratgies de maintien d'une position dans un champ en transformation partir des annes 1930, la nature de cette reconversion ne peut tre dissocie de la conversion religieuse qui l'a prcde. Alors que, au ple d'htronomie qu'incarne Henry Bordeaux, le rapport l'institution catholique n'apparat jamais comme contradictoire avec la logique littraire, la conciliation des dispositions thiques et esthtiques est objet de proccupation permanente au ple de l'autonomie que reprsente, ici, Franois Mauriac. Le maintien de l'autonomie littraire passe par un jeu subtil avec les marges tolres par l'orthodoxie catholique, qui confine l'hrsie : ce jeu va surdterminer la rupture qu'opre Mauriac avec l'glise pendant la guerre d'Espagne au nom du christianisme.

    LA LOGIQUE MONDAINE

    Habitus et socialisation dans le champ premire vue, les proprits sociales de Franois Mauriac (n en 1885) le prdisposaient reproduire, une gnration de distance, la position qu'occupait dans le champ son an, Henry Bordeaux (n en 1870). S'ils sont tous deux issus de la bourgeoisie provinciale en ascension par la ligne paternelle, professions librales d'une part, propritaires terriens et ngociants de l'autre, la proximit des positions d'origine tient surtout aux stratgies familiales de reproduction qui, favorises par le capital culturel d'une mre appartenant la bourgeoisie clans les deux cas, sont orientes vers l'acquisition d'un capital scolaire, seul garant de l'accession au champ du pouvoir en ces temps troubles de la Rpublique naissante.

    D'autant plus que les deux familles avaient expriment les alas de l'entreprise prive : le grand-pre paternel d'Henry Bordeaux, qui dirigeait une tannerie, s'tait ruin, et la raffinerie des grands-parents maternels de Franois Mauriac avait t dtruite lors d'un incendie. Fils d'un avocat, les cinq frres Bordeaux (ils sont huit enfants) ont le parcours classique de la bourgeoisie ascendante : l'un fait carrire dans l'arme et devient gnral, deux autres suivent une forma-

    1 Cf. Anne-Marie Thiesse, crire la France. Le mouvement rgionaliste de langue franaise entre la Belle poque et la Libration. Paris, PUF, coll. Ethnologies , 1991, p. 139 et 180. 2 - Pierre Bourdieu. L'illusion biographique, Actes de la recherche en sciences sociales, 62-63, juin 1986, p. 69-73. 3 Ren Lalou, Histoire de la littrature franaise contemporaine (de 1870 nos jours), vol. II, Paris, PUF, 1947, p. 749.

  • Gisle Sapiro

    tion d'ingnieur dans une grande cole (Polytechnique et les Mines). Bachelier seize ans, le futur crivain ne se voit concder la ralisation de ses ambitions littraires qu' la condition de suivre un cursus de droit paralllement sa licence de lettres en Sorbonne. Aprs un conseil de famille, le choix s'tait fix sur la facult plutt que sur la prparation l'cole normale suprieure qui menait au professorat : II fallait bien me reconnatre quelque titre sortir des carrires habituelles proposes aux jeunes gens de notre milieu : les grandes coles qui formaient des cavaliers, des fantassins, des artilleurs, des marins, des ingnieurs, le droit avec la magistrature, le barreau, le notariat, les Facults de mdecine, l'cole coloniale nouvellement cre. Et le journalisme? Le journalisme, peu en honneur dans nos familles bourgeoises, tait d'avance condamn. Quant la littrature, il tait admis qu'elle ne pouvait nourrir son homme, sauf quelques romanciers consacrs, un Alphonse Daudet, un Zola dont les tirages passaient alors pour scandaleux4. Licenci en droit, il fait un stage chez son pre Thonon, puis obtient, grce une dmarche paternelle, un poste de fonctionnaire - vritable sincure - la Compagnie Paris- Lyon-Mditerrane (les ministres lui taient ferms parce que son pre, qui avait pris la dfense des congrgations interdites, passait pour hostile la Rpublique). Ngociant, le grand-pre de Mauriac tait un propritaire terrien moyen qui avait fait fructifier les vignes et les hectares de pins que son propre pre, fabricant de tonneaux puis importateur de bois, avait acquis en Gironde. L'accumulation premire d'un capital culturel se fait galement, chez les Mauriac, au niveau de la gnration du pre, ce pre terrass trente-cinq ans qui, outre sa passion des livres, avait pour seule activit la gestion de la fortune de sa belle-mre. Son frre, magistrat, assistera la jeune veuve dans l'administration des biens lgus. L'ombre de cette passion des livres - dont subsistent des traces dans la bibliothque familiale - n'est sans doute pas indiffrente aux aspirations des enfants Mauriac un pouvoir plus spirituel que temporel : si la profession d'avou de Raymond, la carrire de mdecin de Pierre et l'alliance de leur sur ane avec un professeur de gyncologie de la facult de Bordeaux sont rvlatrices d'une stratgie de reproduction typiquement bourgeoise, la qute de prestige symbolique transparat dans la position professorale du gendre, dans les aspirations littraires de Raymond qui publie, sous le pseudonyme de Raymonde Ousilane, deux romans chez Grasset (il obtient pour Individu le prix du premier roman), comme dans les activits intellectuelles et politiques du Dr Pierre Mauriac, militant d'Action franaise, auquel son cadet, Franois, ouvrira les portes du Mercure de France et de La Revue hebdomadaire-, le frre Jean, de tendance sillonniste, s'est engag dans les ordres et sera nomm vicaire d'une paroisse bordelaise. Quant Franois, initi la posie par son an Raymond, il opte, aprs sa licence de lettres la facult de Bordeaux, pour l'cole des chartes, qui offre la fois un prtexte pour gagner ce ple d'attraction intellectuelle qu'est la capitale et les garanties d'un avenir de fonctionnaire, rservant une certaine disponibilit l'activit cratrice ; il donnera d'ailleurs

    sa dmission ds lors qu'il sera assur de disposer de rentes lui permettant de se consacrer la littrature 5. Dans les deux histoires familiales se retrouve l'a

    lliance entre une tradition antirpublicaine dominante et une tendance rpublicaine balaye au cours du processus de reproduction intergnrationnelle. Le clricalisme et le conservatisme antiparlementaire de la famille maternelle de Mauriac ne seront pas temprs - en apparence, du moins - par l'hritage rpublicain agnostique et anticlrical de la ligne paternelle, qui disparat avec la mort prmature du pre et qui aura pour seul reprsentant Poncle-tuteur des enfants, dreyfusard rduit au silence en matire d'ducation par la veuve dvote. De mme, la conviction monarchiste du pre d'Henry Bordeaux, que modrait une rsignation au rgime commande par la seule prudence d'assurer l'avenir de sa progniture6, n'tait pas davantage contrebalance par la tendance rpublicaine du grand-pre maternel qu'annihilait la pit de la mre. Les fils des deux familles suivront l'enseignement des maristes : l'annexe du collge Stanislas que les maristes avaient ouverte Thonon-les-Bains et qui disparut aprs que le dernier des frres Bordeaux y eut achev sa scolarit, et l'cole Sainte-Marie, suivie du collge Grand-Lebrun, tenus par les marianistes Bordeaux, o les frres Mauriac font leurs tudes. Franois Mauriac ne rejoindra le lyce qu'aprs deux checs au baccalaurat. Dots du capital symbolique reconvertible en capital social - que leur confre cette ducation religieuse et qu'ils font valoir afin de percer dans le champ, Henry Bordeaux et Franois Mauriac font leurs premires armes critiques et cratrices dans des revues littraires catholiques.

    La premire tude d'Henry Bordeaux, consacre Villiers de L'Isle-Adam, parat dans le Magasin littraire, revue catholique belge qui publie Maeterlinck. Sans doute me serais-je accommod de sa publication dans la Revue des Deux- Mondes ou mme dans le Mercure de France, sur qui se prcipitaient alors les jeunes gens, mais ces priodiques inga-

    4 - Henry Bordeaux, Histoire d'une vie, t. I, Paris aller et retour, Paris, Pion, 1951, p. 73. 5 - Cf. Franois Mauriac, Commencements d'une vie, in uvres autobiographiques, Paris, Gallimard, coll. Bibliothque de la Pliade, 1990, p. 93 ; Nouveaux Mmoires intrieurs, in ibid., p. 727 ; La Rencontre avec Barrs, in ibid., p. 170 ; Souvenirs retrouvs. Entretiens avec Jean Amrouche, Paris, Fayard/INA, Vives Voix , 1981, p. 16 ; Jean Lacouture, Franois Mauriac, vol. I, Le Sondeur d'abmes 1885-1933, Paris, Seuil, coll. Points , 1980, p. 22-23, 107, 206. 6 - ... mon pre, par sagesse plus encore que par atavisme, estimait que la monarchie reprsentait pour la France le meilleur gouvernement. Cependant, il s'tait dsabonn de la Gazette de France pour ne pas exciter par cette lecture quotidienne ses cinq fils contre un rgime qu'ils seraient peut-tre appels servir dans leur profession (Henry Bordeaux, op. cit., 1. 1, p. 84-85).

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    lement fameux - je veux dire fameux en des milieux diffrents - impressionnaient ma jeunesse et je n'osais entreprendre directement leur conqute. Or, sous les galeries de l'Odon, parmi les innombrables revues qui naissaient, fleurissaient et vivaient peu prs ce que vivent les roses, j'avais feuillet le Magasin littraire de Gand, qui se distinguait par la splendeur de ses caractres typographiques [. . .] Le Magasin littraire de Gand tait une revue catholique qui se plaisait la recherche des plus neuves formules d'art7. Bordeaux y collabore pendant cinq ou six ans avant d'entrer au Petit Journal et la Revue gnrale de Bruxelles. Son premier livre, mes modernes (1891), recueil d'essais critiques paru la Libraire acadmique Perrin, est salu par La Revue Blanche et Le Mercure de France comme par L'cho de Paris. Collaborateur de La Revue hebdomadaire, il en deviendra le chroniqueur dramatique en 1907. Quant Mauriac, aprs avoir publi sa premire nouvelle dans La Vie fraternelle (organe du Sillon bordelais) et contribu la Revue Montalembert, mensuel de la pension de famille pour provinciaux tenue par les pres maristes, o l'envoie sa mre Paris, il se chargera pendant trois ans de la rubrique de posie de la modeste Revue du temps prsent fonde par Pierre Chaine, et participera aux efforts de promotion d'une littrature catholique qu'engagent Les Cahiers de l'Amiti de France^. Lanc par Barrs aprs la parution ( compte d'auteur) de son premier recueil de posie, Les Mains jointes, en 1909, il se voit ouvrir, partir de 1912, les portes de la grande presse par le biais de La Revue hebdomadaire. Entrs dans le champ sous le signe du catholicisme,

    les deux auteurs s'y forgent une position par la voie de la mondanit laquelle les prdispose leur origine bourgeoise. Introduits d'emble dans les salons littraires, Mauriac dans ces acadmies parallles que sont les salons de Mme Daudet et de Mme Mhlefeld, Bordeaux dans celui de l'acadmicien Hrdia, ils semblent s'orienter, d'entre de jeu, vers la conscration mondaine suprme, le quai Conti. Bordeaux est un collaborateur rgulier de La Revue des Deux-Mondes. Mauriac remporte en 1925 le Grand Prix du roman de l'Acadmie pour Le Dsert de l'amour. II est curieux qu' peine dbarqu de ma province, j'aie renifl autour de moi l'atmosphre du quai Conti9. Et c'est Bordeaux lui-mme qui organisera l'lection de Mauriac, non sans avoir d'abord complot contre sa candidature avec Paul Bourget (et l'insu de Paul Valry qui souhaitait la cooptation de Mauriac et croyait pouvoir ncessairement et naturellement compter sur ces deux voix) 10.

    Ces attitudes contradictoires sont rvlatrices non seulement du rapport de rivalit qu'entretient l'an l'gard d'un cadet concurrent, mais aussi des sentiments partags l'endroit d'une uvre o transparat l'cart entre leurs dispositions thiques et esthtiques respectives, malgr l'apparente proximit des positions d'intellectuels

    liques. Tmoin ce commentaire que fait Bordeaux de la rception de Mauriac par Andr Chaumeix : Andr Chaumeix ne lui rend pas un hommage suffisant. Des critiques justes pour le pessimisme et l'hrsie frle. Mais il a teint ce feu dvorant de dgot et de dsir qui le consume, dgot des hommes et dsir de Dieu11.

    carts de jeunesse et rajustement des dispositions politiques La convergence de leurs principales prises de position politiques dans les annes 1920 et au dbut des annes 1930 dcoule de cette socialisation mondaine dans le champ. Tous deux plus proccups, en dbut de parcours, par leur carrire littraire que par la politique - Qu'tait-ce pour moi que la politique auprs de la littrature? dit Henry Bordeaux12 -, ils se laissent momentanment sduire, autour de leur vingtime anne, par des ides de gauche, malgr une disposition litiste qui aura tt fait de s'offusquer de l'attitude des intellectuels subversifs. Bien qu'il s'agisse d'une rencontre avec deux milieux intellectuels trs diffrents, les milieux littraires pour Bordeaux, le Sillon pour Mauriac, l'analogie est rvlatrice de ce qui, envisag rtrospectivement partir du point o les trajectoires se rejoignent lors de l'lection de Mauriac l'Acadmie en 1933 -, peut apparatre comme un flottement (ou une tentation subversive ) caractristique de la position de jeune ou de nouvel entrant , dont les dispositions thiques hrites auront vite raison. Les deux expriences sont galement comparables par ce qu'elles rvlent du sens de la place et du placement qui oriente les deux auteurs en fonction de leurs dispositions, et que vient conforter l'image que leur renvoient les milieux intellectuels dans lesquels ils s'introduisent13.

    7 - Henry Bordeaux, Prface aux uvres de jeunesse, t. 1, Paris, Pion, 1939, p. 7. 8 Sur le mouvement de renouveau littraire catholique, cf. Herv Serry, L'Invention de l'crivain catholique. Le mouvement littraire catholique dans la premire moiti du xxe sicle, mmoire de DEA, sous la direction de Marc Lazar, Paris X-Nanterre, 1995. 9 Franois Mauriac, La Rencontre avec Barrs, op. cit., p. 177. 10 - Cit m Jean Lacouture, op. cit., vol. I, p. 384; voir aussi Franois Mauriac, Nouveaux Mmoires intrieurs, op. cit., p. 754. 11 Henry Bordeaux, Histoire d'une vie, t. X, Voyage d'un monde l'autre, Paris, Pion, 1964, p. 33 (c'est moi qui souligne). 12 Henry Bordeaux, Histoire d'une vie, t. I, op. cit., p. 85- 13 - Sur le sens du placement comme sens de l'orientation sociale dans le champ littraire, cf. Pierre Bourdieu, Le champ littraire : pralables critiques et principes de mthode, Lendemains, 36, 1984, p. 16. Sur l'accord ou le dcalage entre dispositions et position, qui s'exprime subjectivement dans le sentiment d'tre plus ou moins sa place, cf. Pierre Bourdieu, Le mort saisit le vif, Actes de la recherche en sciences sociales, 32-33, avr.-juin 1980, p. 8.

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    Sans parti pris dans l'affaire Boulanger qui agite la capitale o il fait ses tudes, Bordeaux dit avoir oscill, sous l'influence des milieux littraires, entre individualisme et socialisme. Le patriotisme, dans ma gnration littraire, n'tait plus de mode. la fivre de la revanche qui avait suivi le dsastre de 1870 avait succd l'indiffrence, quand ce n'tait pas une bravade quasi anarchique, ou la raillerie des patriotes borns la Droulde14. On est bien loin du Henry Bordeaux pour qui toute socit repose sur la terre, la famille, la patrie et la religion, le travail et l'autorit. C'est son retour Thonon, o, muni, de sa licence en droit, il assiste son pre comme stagiaire, qui semble avoir contribu fixer ses positions conservatrices, nourries des lectures de De Maistre, Taine, Fustel de Coulanges et Le Play. En 1893, il accepte la rdaction en chef du journal Le Rveil de Savoie que lui offre le comit de la droite rpublicaine locale pour mener la campagne lectorale de son candidat. Mais c'est surtout la mort de son pre en 1896, lorsque, sacrifiant momentanment sa carrire littraire, il dcide d'assurer pendant cinq ans - le temps de former son frre cadet qui prendra le relais - la charge du cabinet paternel et de rgler les dettes de la famille, que Bordeaux s'enracine dans la condition de notable et dans ses convictions conservatrices. Enracinement marqu par sa conversion religieuse. Son attentisme pendant l'affaire Dreyfus - sollicit par la Ligue de la Patrie franaise o il compte des amis, comme Paul Bourget ou Charles Maurras, il se rcuse - semble plus devoir une prudente stratgie professionnelle par rapport au barreau qu' un vritable parti pris politique : s'il dit avoir t modrment partisan de la rvision, d'un point de vue juridique, il n'en garde pas moins une certaine rserve l'gard de ses dfenseurs, dplorant que les dreyfusards fissent un tremplin de l'honneur pour abattre les forces vives de la nation15. Il ne prendra pas position publiquement. Dernire hsitation avant de se ranger rsolument du ct de ceux dont il est objectivement et se sent subjectivement proche, et qui tentent de l'attirer eux. Sa collaboration, avant la Premire Guerre mondiale, au Figaro et L'cho de Paris auprs de Barrs l'attestent, comme ses prises de position ultrieures. L'exprience du jeune Mauriac est fondamentalement diffrente : c'est, dit-il, en raison des interrogations que le phari- sasme bourgeois de sa famille soulve en lui, et par la mdiation de son frre Jean, qu'il rejoint, en 1905, le Sillon de Marc Sangnier - alors mme qu'il voue toute son admiration Barrs et qu'il lit rgulirement L 'Action franaise (dont son frre Pierre est, rappelons-le, un adepte). Les tmoignages qu'a laisss Mauriac sur sa rupture avec le Sillon voquent clairement le sentiment de malaise et de rejet, d au dcalage de sa position sociale et de ses dispositions thiques et esthtiques : [...] un petit barrsien de mon espce dplaisait dans ce milieu "ouvririste" [...] aucune de mes qualits n'y avait cours, alors que mes dfauts d'homme de lettres naissant et de "gosse de riche" y faisaient horreur16. On retrouve ainsi Mauriac, une fois sa notorit assise, L'cho de Paris, ce mme bastion de la droite militante o Bordeaux avait second Barrs avant et aprs la Grande Guerre (Mauriac avait vainement pri

    rs de l'y introduire en 1919 17). Il y collabore jusqu'en 1933, puis entre au plus libral Figaro que Pierre Brisson vient de relancer. N'avait-il pas, ds 1919, accept de tenir la chronique que lui proposait Le Gaulois, cet tat-major d'acadmiciens, pour reprendre l'expression de Jean Lacouture, qui rassemblait Barrs, Bourget, Ren Bazin. . . ? Capts par les milieux intellectuels de droite qui,

    reconnaissant en eux l'alli potentiel, leur ouvrent leurs salons, leurs journaux, leur acadmie - et cela est d'autant plus significatif, dans le cas de Mauriac, que son uvre est taxe d'immoralisme par Y establishment catholique et par les porte-parole de la bourgeoisie catholique conservatrice (le journal La Croix, notamment) 18 -, ces deux disciples de Barrs se rejoignent de 1919 I934 sur le terrain du conservatisme, de l'antiparlementarisme, de l'litisme et d'un antibolchevisme viscral. la demande de son collgue du quai Conti, Mgr Baudrillart, Bordeaux prsidera, en janvier 1933, un concours international de romans, organis par l'Acadmie d'ducation et d'entraide sociales l'instigation du Vatican, sur le danger que font courir la civilisation chrtienne les progrs du communisme 19.

    14 Cf. Henry Bordeaux, Histoire d'une vie, t. I, op. cit., p. 162 ; voir aussi p. 259. 15 Henry Bordeaux, Histoire d'une vie, t. VIII, L'Enchantement de la victoire, Paris, Pion, 1962, p. 285. Sur la situation financire de la famille d'Henry Bordeaux, son insertion dans les milieux du barreau Thonon, et son attentisme pendant l'affaire Dreyfus, cf. Raphal Gitton, Henry Bordeaux, un conformiste? L'avocat bourgeois et l'crivain classique 1870-1914, mmoire de DEA, sous la direction de Michel Winock, Paris, IEP, 1995, p. 57-74. 16 - Franois Mauriac, Mmoires politiques, (prface) Paris, Grasset, 1967, p. 14. 17 - Cf. Franois Mauriac, lettre Maurice Barrs, 3 avril 1919, in Lettres d'une vie (1904-1969), Paris, Grasset, 1981, p. 102; Journal d'un homme de trente ans, in uvres autobiographiques, op. cit., p. 256. 18 - Mauriac projettera sur son entre dans le monde des lettres ce rapport ambivalent de l'autorit ecclsiastique son gard, qui s'est en fait affirm avec sa production littraire plus tardive : Ds mes premiers pas, je reus de l'autorit ecclsiastique le traitement dont elle m'a toujours gratifi : circonspection, mfiance souvent affectueuse. Quand on m'carte, ce n'est pas pour me brler. On m'utilise, on met en garde les lecteurs. Je puis servir pourvu que ce soit hors des brancards (Franois Mauriac, La Rencontre avec Barrs, op. cit., p. 176). 19 - Le programme du concours spcifiait que les inconvnients et les ravages du bolchevisme devraient tre exposs " la lueur des sculaires traditions engendres par la doctrine et la morale chrtiennes" (Henry Bordeaux, Rapport du concours international de romans sur le bolchevisme, in Acadmie d'ducation et d'entraide sociales, Familles, Travail, pargne, sance publique du 3 mars 1936, Paris, d. Spes, I936, p. 62). Bordeaux voque dans son rapport les objections qu'il avait faites avant d'accepter la demande de Mgr Baudrillart : [. . .] romancier moi-mme, j'ai trop revendiqu une libert que nous perdons sous l'obsession d'un sujet pour croire efficace la proposition de ce sujet (ibid., p. 57). Sur le concours, cf. aussi Paul Christophe, 1936. Les Catholiques et le Front populaire, Paris, Descle, 1979, rd. Editions Ouvrires, 1986, p. 34 ; et Henry Bordeaux, Histoire d'une vie, t. XI, L'Ombre de la guerre, Paris, Pion, 1966, p. 55-58.

  • Salut littraire et littrature du salut 41

    Leurs positions convergent galement dans le rapport ambigu qu'ils entretiennent avec l'Action franaise : ils plaideront tous deux en sa faveur auprs du Saint-Sige, Mauriac en 1935, Bordeaux en vue de l'lection de Maur- ras l'Acadmie franaise en 1938 (Bordeaux protestera aussi, dans l'hebdomadaire Candide, contre l'incarcration de Maurras en 1936 20). Point de ralliement, au seuil des annes 1930, de la droite traditionnelle avec l'extrme droite, la lutte contre le communisme raffermit la sympathie des deux romanciers catholiques pour le leader d'Action franaise en qui ils voient le meneur de la croisade antibolchevique . Si leurs dispositions thiques et la prsence du modle antirpublicain dans le milieu familial (paternel pour Bordeaux, fraternel pour Mauriac) ne peuvent que les sensibiliser au message antidmocratique de Maurras et son litisme, sans pour autant faire basculer leurs convictions politiques du conservatisme traditionnel l'extrme droite rvolutionnaire, c'est avant tout leur catholicisme qui fait obstacle une vritable adhsion au nationalisme intgral.

    Malgr la sduction qu'a pu exercer sur Bordeaux la tendance royaliste dans l'entre-deux-guerres 21, son allgeance l'glise, associe au sentiment qu'un retour de la monarchie est illusoire, lui fait adopter une certaine rserve l'gard de l'Action franaise sans pour autant troubler l'amiti qui, fonde sur des valeurs tant esthtiques qu'thiques, le lie Maurras depuis son entre en littrature (il tait galement proche de Ren Boylesve et de Moras). C'est lui qui mnera les campagnes lectorales en vue des deux candidatures de Maurras l'Acadmie, en 1923 et en 1938.

    Relatant ces campagnes dans ses mmoires, Bordeaux s'explique sur son rapport l'Action franaise pour justifier une dmarche qu'il veut faire passer pour dsintresse sur le plan politique - l'exception de l'alliance contre le communisme qui, pour un catholique conservateur, transcende l'enjeu politique puisqu'il remet en cause le principe mme de sa vision du monde, savoir la religion 22 - et donc motive par des considrations d'ordre esthtique avant tout : J'ai pour Maurras une trs ancienne amiti, pour Y Action franaise beaucoup moins. Bien qu'appartenant une famille royaliste, je ne crois pas au retour de la royaut et j'ai rpondu l'enqute de Charles Maurras sur la monarchie (1924) que la Rpublique s'accommoderait chez nous si elle avait recours aux lites 23. Si je n'ai pas partag, non plus que Taine, et Barrs avant moi, les convictions royalistes, bien que je les eusse rencontres dans mes traditions, c'est peut-tre que les solutions les ont rendues plus incertaines. Et puis, aujourd'hui, il y a toute cette question religieuse qu'il faudrait apaiser dans les ncessits de la lutte contre le communisme . Lecteur assidu de L'Action franaise, Mauriac s'tait

    pourtant confront aux partisans du nationalisme intgral, majoritaires clans la pension de famille o il rsidait

    lors de son arrive Paris, ce qui lui valut d'tre exclu de la maison. Que l'ide de patrie constitue une fin en soi est impensable pour le jeune catholique : elle doit tre subordonne Dieu et la justice. Cette conception essentiellement chrtienne implique un rapport la religion qui se distingue de l'allgeance d'un Bordeaux l'glise comme institution rgulatrice de l'ordre social, rapport dont on verra les manifestations dans son oeuvre comme dans ses prises de position ultrieures. partir de I916, ses dispositions conservatrices le portent pourtant applaudir plus fermement la dnonciation maurrassienne du nivellement opr par la dmocratie : C'est l'individualiste qui en moi est attir par Maurras. Ce que Maurras appelle l'galit consulaire, c'est--dire l'uvre napolonienne, je la hais autant que lui. S'il l'emportait, l'individu serait sauv du nivellement, l'intelligence de l'uniforme rudiment des universits, la France, de l'uniforme laideur administrative. [. . .] Qu'il le veuille ou non, Maurras infode l'glise un parti, ce qui lui importe peu puisque le catholicisme n'est ses yeux qu'un lment ncessaire la patrie. Mais pour nous. . . 25

    Et il n'est jamais aussi proche de l'Action franaise que pendant la priode o il traverse une crise religieuse (entre 1926 et 1929), et o il rdige les Souffrances du chrtien (1928). Sa conversion sera marque par la publication de Bonheur du chrtien (1929) et par son dsabonnement de L'Action franaise, deux ans aprs la condamnation pontificale26. Notons que c'est alors l'apoge du pouvoir charismatique qu'exerce l'Action franaise sur le champ intellectuel : Andr Gide lui-mme s'en tait rapproch en 1916, et Mauriac ne se privera pas de le mentionner dans l'introduction la rdition du fournal d'un homme de trente ans en 1948 27. La vritable rupture de Mauriac avec l'Action franaise est cependant plus tardive, puisqu'en 1935 il peut encore intervenir en sa faveur auprs du Vatican.

    20 - Cf. Heniy Bordeaux, ibid., p. 81 et 126 ; Jean Lacouture, Francois Mauriac, vol. II, Un citoyen du sicle 1933-1970, Paris, Seuil, coll. Points, 1980, p. 36. 21 - Cf. Henry Bordeaux, Histoire d'une vie, t. I, op. cit., p. 197. 22 [. . .] il ne saurait y avoir aucun accord doctrinal entre le matrialisme communiste et la spiritualit catholique, crivait Henry Bordeaux dans son rapport pour le concours international de romans sur le bolchevisme (rapport cit, p. 66). 23 Henry Bordeaux, Histoire d'une vie, t. VIII, op. cil., p. 285. 24 - Henry Bordeaux, Histoire d'une vie, t. XI, op. cit., p. 86. 25 Franois Mauriac, Journal d'un homme de trente ans, op. cit., p. 229. 26 - Cf. sa lettre Henri Guillemin, cite in Henri Guillemin, Parcours, Paris, Seuil, 1989, p. 387. 27 - Cf. Franois Mauriac, Journal d'un homme de trente ans. op. cit., p. 211.

  • 42 Gisle Sapiro

    Or, c'est prcisment au sujet de la candidature de Maurras l'Acadmie franaise que, cinq ans aprs la cooptation de Mauriac, les deux romanciers vont s'affronter sous la Coupole dans le face--face symboliquement violent o Mauriac enfreint les usages - il se lve - pour contester cette candidature. Les conditions qui ont rendu possible la seconde reconversion, politique cette fois, qu'opre Mauriac entre la guerre d'Ethiopie et la guerre d'Espagne - il prendra position, avec d'autres intellectuels catholiques, contre l'glise pour soutenir le peuple basque - relvent simultanment de sa trajectoire, de sa position dans le champ littraire, et des effets d'un champ en transformation, o se font jour des oppositions et des options nouvelles.

    Entre deux logiques du champ la diffrence de Bordeaux qui, aprs les premiers ttonnements, se voit renvoy une position dont il n'aura aucun mal s'accommoder, Mauriac n'a jamais perdu l'ambition de se faire reconnatre par La NRF, mme si le cot - douze ans de pitinement - en est trs lev. Orientation rationnelle par justesse , comme dit Max Weber, fonde sur des expectations nourries subjectivement, et qu'on tait en droit de nourrir 28, mais non sans fournir les efforts d'ajustement et les placements adquats : Mauriac a un sens du placement qui lui permet, par un double jeu subtil, de naviguer entre deux logiques - mondaine et asctique - du champ assez longtemps pour en cumuler les profits respectifs, la conscration mondaine qu'est l'Acadmie, d'une part, la reconnaissance des pairs, de l'autre.

    Quelques annes aprs la publication d'mes modernes, Bordeaux commence se forger une position d'auteur succs. la diffrence de Mauriac qui apprend, pendant ses tudes, que le patrimoine dont il dispose suffit lui assurer une certaine aisance financire, Bordeaux dcouvre, la mort de son pre, les dettes familiales et le dclin qui menace sa famille. La ncessit matrielle s'associe donc, dans le cas de Bordeaux, l'effet de champ qui tend enfermer un auteur dans la premire image qu'il a donne de lui-mme (vhicule tant par la critique que par les attentes prsumes du public-cible telles que les retraduit l'diteur), pour le confiner dans ce fulgurant succs de librairie que lui procure bientt son abondante production : La Robe de laine, parue en 1911, est tire 600 000 exemplaires, et le tirage de La Neige sur les pas, parue en 1912, dpasse, en 1920, les 700 000, sans compter les rditions dans des collections populaires aprs la guerre 29 ; titre indicatif, malgr les difficults que pose la comparaison de chiffres de tirages, signalons que le roman de

    Mauriac qui a recueilli le plus grand succs, Le Nud de vipres (1932), est tir 45 000 exemplaires en un an. Accueilli dans le milieu mondain, Bordeaux compose son premier roman Le Pays natal (1900), collabore la grande presse et accde, ds 1903, La Revue des Deux- Mondes o il publiera en feuilleton une partie de son uvre {L'Amour en fuite, 1903; Les Roquevillard, 1906; Les Yeux qui s'ouvrent, 1908, La Maison, 1913- ), romans de murs dans la tradition moralisatrice, nourris de son exprience au barreau de Thonon, souvent ancrs dans le dcor provincial de sa Savoie natale, et centrs sur le couple ou sur la famille bourgeoise franaise.

    Cette littrature thse se double bientt d'un combat idologique. la suite d'une enqute sur le mariage qu'il a mene aprs la Grande Guerre dans L'cho de Paris, Bordeaux value les mfaits de la guerre sur cette institution menace et engage, dans La Crise de la famille franaise - parue dans la collection Les Bonnes Lectures que dirigent l'acadmicien Georges Goyau et Georges Viance chez Flammarion -, une lutte pour la dfense de la famille contre le danger social que reprsentent le divorce, les revendications fministes et la dnatalit 30.

    Aux reproches qui lui sont faits de mettre son art au service d'une doctrine, d'riger un monument a priori, la critique acadmique oppose le disciple de Le Play qui a conscience de n'avoir cherch atteindre aux conclusions gnrales qu' la faveur d'une observation patiente des faits particuliers, et salue l'art sain et consciencieux, plein d'une ardente et srieuse foi en la vie, des livres de probe crivain et de bon franais, 1' audace d'avoir prouv qu'on ne cre pas une socit uniquement avec des monstres 31. Contre le titre pjoratif de romancier de la famille, elle lui dcerne celui de romancier social , voire de sociologue . L'apprciation que porte le critique catholique ultra-conservateur Gonzague Truc sur l'uvre de Bordeaux dans son Histoire de la littrature catholique contemporaine est loquente par ce qu'elle rvle du public-cible et de la

    28 - Max Weber, La sociologie comprehensive , in Essais sur la thorie des sciences, Paris, Pion, 1965, rd. coll. Presses Pocket, 1992, p. 309-310. 29 Cf. Raphal Gitton, Henry Bordeaux, un conformiste?..., mmoire cit, p. 2 et 110. 30 - Henry Bordeaux, La Crise de la famille franaise, Paris, Flammarion, coll. Les Bonnes Lectures , 1921. 31 - Henri de Rgnier, Rponse, in Institut de France, Acadmie franaise, Discours prononcs dans la sance publique du 27 mai 1920 pour la rception de M. Henry Bordeaux, Paris, Firmin-Didot, I92O, p. 6l et 62; Pierre Benoit, Henry Bordeaux, Paris, Librairie Flix Alean, Les Quarante , fauteuil XX, 1931, p. 26 et 29.

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  • Salut littraire et littrature du salut 43

    fonction extra-littraire de cette oeuvre : une classe en dsarroi et que l'avenir effrayait, il a propos une image plus rassurante d'elle-mme, l'a raffermie dans son assise et l'a persuade de la lgitimit de ses privilges comme de l'authenticit de ses vertus. Tout cela dans un langage qui n'avait rien de trop subtil. Ce rsultat, pour lui, tait une gloire bourgeoise encore, qui l'affermissait son tour, et aussi le mesurait32.

    La liste des critiques dont sa production a fait l'objet jusqu'en 1930 33 fournit galement des indices de sa position dans le champ : pour une vingtaine de romans publis jusqu' cette date, la majorit des articles (plus d'une quarantaine) se rpartissent entre des revues catholiques - maur- rassienne comme La Revue universelle, ou doctrinale comme La Revue des jeunes -, et la grande presse de la droite conservatrice ou librale (L 'cho de Paris, Le Temps, L'Opinion, Le Gaulois, Le Figaro, La Croix, L'Illustration, Z Revue hebdomadaire, Le Journal des dbats), contre quatre articles dans Ze Mercure de France, quatre autres dans Les Nouvelles littraires, et aucun (selon le recensement) dans La NRF. En ralit, propos de La Nouvelle Croisade des enfants, Albert Thibaudet avait, en 1914, dsavou le style de Bordeaux dans La NRF: II est vrai que M. Bordeaux est, en bien des points, un auteur faible [. . .]. Il est faible [...] par dfaut de volont, de discernement, de discipline, non par dfaut de moyens naturels, d'invention et d'observation. Que faudrait-il pour rendre cette page exquise? [...] de la dcision, du sacrifice, - rayer, barrer. Supprimez, sans rien ajouter, tout le remplissage fadasse, toute la sauce la farine [. . .] La page de M. Bordeaux, mise au rgime des viandes grilles, et fondue, dgraisse, rajeunie, vous prend tout de suite un petit air piquant et savoureux de Jules Renard. Je voudrais que ce Renard, en puissance chez lui, servt un peu M. Bordeaux de conscience littraire, de remords vivant [...]; et, plus loin: Mais le style vrai ce n'est pas cela [...] 3 * . Entr dans le champ au moment o nat La NRF, le

    lecteur passionn de Jammes qu'est Mauriac vise aussitt se faire reconnatre par cette nouvelle glise qu'il fait sienne - C'tait la Loi et les Prophtes 35 - et dont le pape , Andr Gide, ainsi que Paul Claudel, resteront ses matres et modles. Ambition d'abord due par le rejet auquel il se heurte, et que toutes les marques de reconnaissance que lui prodiguent les Barrs, les Anna de Noaill.es et les Cocteau ne sauraient compenser ses yeux.

    C'tait l'poque o paraissaient les premiers fascicules de La Nouvelle Revue franaise. Je la lisais chaque mois jusqu'aux annonces. Littrairement, c'tait mon vangile. Les jeunes crivains d'aujourd'hui auront peine imaginer [...], lorsque Alfred Capus rgnait sur Paris et que les grands crivains de l'Acadmie ne se glorifiaient plus que de "servir", le prestige de ce petit groupe pur autour d'une revue en apparence modeste et comme nous passionnait son scrupule

    devant l'uvre d'art ; cette rvision des valeurs qui s'accomplissait l, cette rigoureuse mise en place de chacun me paraissaient sans appel. Or, je n'existais pas pour les amis de Gide [...]. C'tait peu d'en tre exclu, mais je m'en croyais mpris^. Propuls l'avant-scne par une enqute sur la jeunesse que lui confie, en 1912, La Revue hebdomadaire, Mauriac y gra- tignait, non sans les saluer, Ren Bazin, Hemy Bordeaux, Maurice Barrs, Paul Bourget, mais aussi Z NRF laquelle il reprochait de ne rien prcher. Dans une rplique que publie Paris-Journal, Alain-Fournier, porte-parole de La NRF, relgue la posie du jeune Mauriac du ct de 1' obissance, la sagesse, la propret, 1' ordre, qualits peu prises dans un champ dont les valeurs reposent, depuis son autonomisation au xixe sicle, sur la contestation permanente comme condition premire de 1' innovation. C'est la posie d'un, enfant riche [. . .] qui ne se salit pas en jouant , qui a les moyens de se passer d'inquitude et d'avoir des souvenirs ineffables, ironise Alain-Fournier-37. Il me fallut donc douze ans [. . .] pour rejoindre enfin le groupe littraire avec lequel je me sentais le mieux accord [. . .] 38. Condamn douze ans de pitinement et de

    ttonnements pour parvenir une matrise de son art, Mauriac ne se voit, en effet, ouvrir la grande porte qu' partir de 1920 : en 1920, Gide lui dit son admiration pour La Chair et le Sang; en 1922, Le Baiser au lpreux, paru dans la prestigieuse collection des Cahiers verts que Daniel Halvy dirige chez Grasset, l'lve au premier rang - le tirage de ses uvres passe de 3 000 18 000 exemplaires -, lui assurant la reconnaissance de ses ans (Mme Valry trouve que c'est bien39 ) et un contrat avantageux chez Grasset 40 ; la fin de la mme

    32 - Gonzague Truc, Histoire de la littrature catholique contemporaine, Paris/Tournai, Casterman, 1961, p. 116. 33 - Notice Hemy Bordeaux, in Hector Talvart et Joseph Place, continue par Georges Place, Bibliographie des auteurs modernes de langue franaise (1801-1975), d. de la Chronique des lettres franaises, 1928-1975. 34 - Albert Thibaudet, La Nouvelle Croisade des enfants, repris in Rflexions sur le roman, Paris, Gallimard, 1938, p. 48-49 (soulign clans le texte) ; voir aussi Hemy Bordeaux, Histoire d'une vie, t. III, La Douceur de vivre menace, Paris, Pion, 1956, p. 286-305- 35 Franois Mauriac, Souvenirs retrouvs. . .. op. cit., p. 124. 36 - Franois Mauriac, La Rencontre avec Barrs, op. cit., p. 191-192 (c'est moi qui souligne). 37 - Cit m Jean Lacouture, Franois Mauriac, vol. I, op. cit., p. 177. 38 - Franois Mauriac, La Rencontre avec Barrs, op. cit., p. 192. 39 Franois Mauriac, lettre Mme F. Mauriac, 8 fvrier 1922. in Lettres d'une vie..., op. cit., p. 117 (soulign dans le texte). 40 Gnitrix (1923) achvera d'asseoir sa clbrit. Sur les rapport incertains entre Mauriac et Grasset, diteur de L'Enfant charg de chanes (1913) et de La Robe prtexte (1914), jusqu' la publication du Baiser au lpreux (La Chair et le Sang et Prsances ont paru, respectivement en I92O et 1921, chez les frres mile-Paul), cf. Jean Bothorel, Bernard Grasset. Vie et passions d'un diteur, Paris, Grasset, 1989, p. 78 sq.

  • 44 Gisle Sapiro

    anne, La NRF accueille enfin Le Fleuve de feu. Le cot de ce pitinement transparat dans son journal : Le Mercure me refuse mon manuscrit. Difficults inoues de la carrire de l'homme de lettres. Pourquoi n'avoir pas le courage d'imiter Rimbaud et ne pas se dlivrer de l'obsession "d'arriver"? Basse obstination, que tu es tenace en moi ! Le feu est au quatre coins du monde et je m'inquite plus du sort d'un manuscrit gar au Mercure que du sort de Verdun41. Aussi le placement mondain apparat-il, dans la trajectoire de Mauriac, comme une position refuge dans l'attente du vritable salut littraire42.

    On comprend qu'au moment de sa conversion politique Mauriac ait rationalis, a posteriori, ce choix mondain en conciliant, sur le mode barrsien, cette soumission une logique extra-littraire avec son exigence thique : Tout possder pour obtenir le droit de tout mpriser. Supprimer les obstacles temporels entre Dieu et nous, mais en les surmontant; se dbarrasser de l'obsession des honneurs terrestres, mais en les assumant : ces ides de Snque retouches par Barrs traversaient en clair la tte de ce petit Bordelais attentif et respectueux [...]. voquant l'autonomie que lui confrait son aisance matrielle, il attribue cette stratgie un cynisme conscient qui doit sans doute plus au double recul du temps et de la conversion : C'tait dcid : je ne m'enrlerais pas parmi les gendarmes de la tradition, qui dj m'adressaient des sourires complices ; je n'appartiendrais jamais cette vieille garde immobile que par l'ducation, l'usage du monde et la ncessit de n'tre pas roul. Puisque j'avais la chance d'tre indpendant pour la vie matrielle, je n'accepterais d'tre, nulle part, subordonn. II fait, nanmoins, tat du malaise social que gnre - en le condamnant une position en porte faux - ce double jeu : Je menais alors la plus sotte existence et, sous prtexte de ne pas choisir, la plus hypocrite; je n'crivais rien qui ne ft mdiocre ou bas, mais je ne perdais gure le sentiment de vivre au-dessous de moi-mme 43. La mise au point que fait Mauriac ultrieurement restitue ce que la stratgie mondaine doit, en fait, aux attentes familiales, profondment inscrites dans les schemes d'apprciation qui dictent l'orientation initiale de sa carrire d'crivain : [ .] un petit provincial de mon espce qui arrive Paris a sa famille convaincre, et, pour dire le mot, pater [...]. Il part Paris pour faire de la littrature : "Ali ! Ah ! Ah ! ... Enfin ! tout de mme! Quelle piti! Ce pauvre idiot!" Etc., etc. Alors, la famille, la famille provinciale, demande des gages [. . .] je me rappelle, quand j'ai eu le Grand prix, du roman de l'Acadmie : "Ah ! mais . . . Ah ! tout de mme ! ..." 44 . Deux moments illustrent le double jeu et le sens du placement de Mauriac. Refusant Jacques Rivire une commande d'article sur Paul Bourget (faiseur de rputations littraires et acadmicien influent) pour La NRF, Mauriac laisse transparatre dans sa lettre une pointe de cynisme (moment privilgi o les stratgies de placement ne sont immdiatement visibles au regard extrieur que parce qu'elles se prsentent comme telles la conscience mme des agents) : II me semble que je serais capable d'crire sur lui une bonne

    tude dans le genre froce - mais mon devoir et mon intrt s'accordent pour une fois m'en dtourner. Je retiens d'avance, si vous voulez bien, son article ncrologique. . . II ne manque pourtant pas d'ajouter : je vous cris ces choses afin que vous me mprisiez : il y a en moi en effet de ces calculs - et pourtant (comment expliquer cela ?) joints une indiffrence secrte et dsole, un dtachement total. Mais les rgles du jeu s'imposent moi, comme si, engag malgr moi dans une partie, il fallait bon gr mal gr viter les fautes 45. Or, s'il peut se permettre, une fois la reconnaissance de La NRF acquise, de lui refuser un article sur Bourget, il a su aussi, ds 1921, prendre la dfense d'Andr Gide contre les attaques du catholique maurrassien Henri Massis (codirecteur de La Revue universelle), sachant qu'il se couplait] ainsi, pour longtemps, de cette droite acadmique et salonnarde qui [avait] tant fait pour sa naissante rputation et dont [pouvait] dpendre son avenir4*^ . Par-del le pitinement, ce double jeu aura un cot

    littraire durable. Opposant clerg rgulier et clerg sculier, Jean Lacouture prcise qu'en dpit de son aspiration tre reconnu par l'quipe de La NRF, et en dpit de l'accueil chaleureux que lui rservera, en dfinitive, le prestigieux cnacle, Mauriac ne s'intgrera jamais la famille : aux yeux des ermites du Port-Royal de la rue de Grenelle , Mauriac restera celui qui toute sa vie a dn en ville et frquent les "gens du monde", 1' crivain laurat de la bourgeoisie, en attendant l'Acadmie47. En revanche, sa conversion politique n'aura lieu qu'aprs son lection parmi les immortels, aprs avoir tir tous les profits qu'il tait en droit d'attendre de cette logique mondaine.

    DU SALUT LITTRAIRE AU PROPHTISME

    Dispositions thiques et esthtiques [...] l'art d'estimer et de saisir les chances, dit Pierre Bour- dieu, l'aptitude devancer l'avenir par une sorte d'induction pratique ou mme jouer le possible contre le pro-

    41 -Journal d'un homme de trente ans, op. cit., p. 227. 42 - Sur la < position telle que l'apprhende le "sens du placement" plus ou moins adquat de chaque agent

  • Salut littraire et littrature du salut 45

    bable par un risque calcul, sont autant de dispositions qui ne peuvent tre acquises que sous certaines conditions, c'est--dire dans certaines conditions sociales48. Reste dterminer ces conditions. Or, Mauriac accde la reconnaissance dans le champ de production restreinte au moment o se fait jour dans ses romans le dchirement qui va traverser toute son uvre et qui traduit un rapport conflictuel la religion, source de cette inquitude spirituelle trs en vogue dans le milieu des prtres rguliers de La NRF (nombreuses y sont les conversions au catholicisme dans ces mmes annes, parmi lesquelles celles d'Henri Ghon, de Jacques Copeau, de Charles Du Bos, qui, avec l'aide de Mauriac, tenteront, en vain, de convertir leur pape , Andr Gide)49.

    Loin d'tre une simple figure de style sous la plume de ce chrtien aux prises avec le pharisasme bourgeois constitutif de son habitus primaire et secondaire, l'emploi du terme vangile pour dsigner La NRF prend toute sa signification si l'on forme l'hypothse que sa perception du champ littraire n'est autre que la transposition de ce rapport ambivalent la religion. L'opposition entre catholicisme et christianisme, glise et vangile, semble ainsi sous-tendre l'apprhension mauriacienne de l'opposition entre logique mondaine et logique asctique , qui dicte son orientation dans le champ. Ceci en raison de l'troite imbrication des dispositions thiques et esthtiques, qu'ont fixe certaines expriences dcisives. Et c'est avant tout dans et par ce rapport conflictuel la religion que Franois Mauriac se distingue d'Henry Bordeaux, ce que ne manquera pas de lui reprocher la critique acadmique et catholique, le souponnant de jansnisme 50.

    Trs vraisemblablement nourri - sans que le principe mme de la foi soit remis en cause - par l'ombre fantomatique du pre anticlrical et par le poids des non-dits qu'accentue la rprobation muette de l'oncle dreyfusard51, ce rapport la religion s'objective dans les modles contradictoires des deux frres, Pierre, le partisan de l'Action franaise, et Jean le sillonniste. C'est dire aussi que le rapport au pre, sa prsence pour Bordeaux, son absence pour Mauriac, marquent une diffrence supplmentaire entre les deux auteurs. Un vnement - la mort de sa grand-mre, dont il fera la trame du Nud de vipres - cristallise, pour Mauriac, la prise de conscience progressive de 1' cart entre les paroles et les penses propre au pharisasme bourgeois et fond sur cette loi non crite de l'glise [...] que la bourgeoisie connaissait sans qu'on la lui et apprise : le devoir bourgeois d'accumulation et de transmission du patrimoine, auquel toute morale demeurait subordonne, et la parole mme de Dieu52.

    Il subsiste un troisime facteur dcisif dont Mauriac fait tat : l'exprience qu'il fait de la contradiction entre la double exigence intellectuelle et esthtique, et la soumission aveugle aux rgles de morale dictes par l'glise. Mauriac a voqu le rle d'veilleur qu'a jou pour lui son professeur de rhtorique Grand-Lebrun, l'abb Pquignot, qui l'a initi la lecture de Pascal et de Racine, et qui interdisait l'usage du manuel de littrature de l'abb Blanlceil impos par l'tablissement53. Que ses tudes chez les marianistes se soient soldes par un chec au baccalaurat, et que son passage au lyce en seconde anne de philosophie ait t marqu par une exprience honteuse - le professeur, M. Drouin, beau- frre de Gide, ayant demand un manuel, Mauriac avait propos celui du pre Lahr en usage chez les marianistes, ce qui lui attira les railleries de la classe , suffisent dterminer les conditions de la prise de conscience de cette contradiction entre l'exigence esthtique et l'exigence religieuse, laquelle le rejet du modernisme par l'glise donnait toute son ampleur >4. Encore faut-il rtablir son adhsion aux valeurs intellectuelles dans la relation qui l'oppose celles qui avaient cours dans le milieu des fils de la haute bourgeoisie bordelaise du quartier des Chartrons , 1' aristocratie du

    48 - Pierre Bourdieu, Le Sens pratique, Paris, Minuit, coll. Le Sens commun, 1980, p. 107. 49 Cf. Franois Mauriac, Mmoires intrieurs, in uvres autobiographiques, op. cit., p. 503. 50 - Vous tourmentez le chrtien. Vous le voulez, non seulement attentif, mais sur le qui-vive, aux aguets, frmissant, et en pril permanent de perdition. [,..] Vous l'accablez de doutes et d'inquitudes; Vous maintenez le fidle dans la terreur de ce qu'il va dcouvrir en lui-mme. Peu s'en faut que le salut, qui est l'objet de la vie, ne lui apparaisse douloureusement la fois comme ncessaire et comme inaccessible. N'y a-t-il pas l quelque jansnisme? (Andr Chaumeix, Rponse, in Franois Mauriac, Discours de rception , l'Acadmie franaise prononcs le 16 novembre 1933 l'Acadmie franaise, Paris, Grasset/Pion, 1934, p. 96 et 98).

  • 46 Gisle Sapiro

    vin, que Mauriac ctoyait au collge, mais laquelle n'appartenait pas sa propre famille, d'origine campagnarde sauf du ct de la grand-mre maternelle (sa mre frquentait, en revanche, le milieu du barreau, qui tait ce moment-l, Bordeaux, extrmement brillant ) : les qualits sportives (equitation, tennis) et mondaines, toutes ces vertus viriles et nobles qui, quand j'avais quinze ans, me manquaient, pour lesquelles je n'avais pas de dispositions, et l'gard desquelles il dit avoir sans doute prouv un sentiment d'envie 55.

    L'oscillation entre la logique mondaine et la logique spcifiquement asctique du champ de production restreinte ne peut donc que revtir, chez Mauriac, la forme d'un dilemme o thique et esthtique sont inextricablement imbriques. Mauriac ne reconnat-il pas dans l'esthtique gidienne le jansnisme qui tourmente sa vision chrtienne du monde, sans modifier son mode de vie mondain ? Qu'une crise religieuse se soit dclare en lui peu aprs qu'il eut atteint la rdemption littraire tant attendue ne peut que renforcer cette hypothse. Cette crise se manifeste d'abord sous une forme littraire avec Thrse Desqueyroux '(1927) , qui marque la limite, au moins provisoire, de son loignement du christianisme 56 , avant de s'exprimer directement dans les Souffrances du chrtien (1928). Sans doute les attaques que lui valent ses uvres de la part de P establishment catholique sont-elles en partie l'origine de ce malaise : Ainsi continuai-je d'uvrer l'intrieur du catholicisme, objet de dfiance, sinon de mpris et de rprobation, pour mes frres. Ils ne me reconnaissaient, croyais-je, pour un des leurs qu'afin de ne pas perdre le droit de me juger et de me condamner. [...] Je finis par me persuader qu'il existait une certaine btise qui leur appartient en propre, une certaine faon de mentir ; une bassesse qui leur est particulire57.

    La rdaction des Souffrances concide avec celle d'une biographie de Racine qui traite de la contradiction entre l'exigence littraire et l'exigence religieuse. Dieu et Mammon sera la rponse une lettre de Gide (parue dans La NRF du 1er juin 1928) qui voyait dans cette Vie de Racine (1928) la recherche d'un compromis: En somme, ce que vous cherchez, c'est [...] la permission d'tre chrtien sans avoir brler vos livres ; [. . .] et vous n'tes pas assez chrtien pour n'tre plus littrateur. Mauriac se dfendra d'opter pour un compromis rassurant , prtant cette contradiction la forme d'un profond dilemme moral : Trs vite clata, pour moi, le conflit entre le dsintressement de l'artiste et ce que j'appelais le sens de l'utilit des aptres [...]. Il est vrai que le dfenseur d'une cause sacre, le soldat de Dieu, exige que

    chacun serve ; et il entend souvent par servir : ne rien crire qui ne soit d'une utilit immdiate 58.

    Cette crise est galement l'occasion d'un retour en arrire sur ses origines et d'une dnonciation - directement formule dans la prface la rdition des Mains jointes (1927) et dans Dieu et Mammon (1929) - de la pratique religieuse de son enfance. Et n'est-ce pas la littrature - Ce qui tait perdu (1930), Le Nud de vipres (1932), La Pharisienne (1941) - qui va lui donner les moyens d' exorciser, aprs la mort de sa mre en 1929, ce pharisasme constitutif de son habitus, de surmonter ce rapport conflictuel la religion? Les attentes qu'y inscrit le regard des pairs ne sont pas indiffrentes ce processus. Avec une lucidit sociologique toute mauria- cienne, l'crivain associe le salut littraire et la grce retrouve en les mettant au compte d'un unique personnage, Charles Du Bos ; reprsentant de La NRF, o il avait contribu, dans un article de 1925, la conscration spcifique de Mauriac, Du Bos venait de se convertir au catholicisme : Peut-tre euss-je t sans eux prcipit dans les tnbres extrieures du Boulevard et de l'acadmisme, s'ils n'avaient t quelques-uns, la N. R. F., aimer un certain accent de mon uvre et y percevoir une certaine question pose. Du Bos comprit que l'heure tait venue pour moi de donner la rponse 59.

    Rponse la crise et au dnigrement - marqu par la rupture avec l'Action franaise - de ce pharisasme bourgeois qui a faonn ses dispositions thiques et politiques, la conversion religieuse apparat, sous ce jour, comme une des conditions pralables la conversion politique, c'est--dire la rupture avec les valeurs de sa classe d'origine et avec les attitudes auxquelles l'astreignait sa position du fait de sa soumission (partielle) la logique mondaine du champ60. La conversion poli-

    55 - Franois Mauriac, Souvenirs retrouvs, op. cit., p. 38, 40, 55 et 66. Ceci explique peut-tre aussi son got prononc et persistant de la vie mondaine parisienne laquelle il est, cette fois, intgr d'emble en tant qu'intellectuel. Sur la validit de l'usage indirect des catgories subjectives relevant d' tats affectifs comme 1' envie dans l'enchanement causal de l'explication sociologique, cf. Max Weber, art. cit, p. 306. 56 -Jean Lacouture, op. cit., vol. I, p. 307. 57 - Franois Mauriac, Dieu et Mammon, op. cit., p. 790. 58 - Ibid., p. 790 ; la lettre de Gide est reproduite p. 832-833. 59 - Franois Mauriac, Nouveaux Mmoires intrieurs, op. cit., p. 747. C'est encore avec Charles Du Bos que Mauriac tentera, en vain, de faire concurrence La NRF- II s'agit de faire contrepoids l'esprit N. R. F. - en ralliant Claudel, Maritain et les nouveaux convertis de la chapelle gidienne autour de la revue catholique Vigile que publie d'abord Grasset, puis Descle de Brouwer (Franois Mauriac, lettre Paul Claudel, 5 fvrier 1929, in Lettres d'une vie, op. cit., p. 153)- 60 - En 1938, il s'entendra dire par le maire socialiste de Bordeaux : M. Mauriac, vous trahissez votre classe ! (Franois Mauriac, Mmoires

    lues, op. cit., p. 27).

  • Salut littraire et littrature du salut 47

    tique sera le produit d'une rencontre entre un champ en transformation et l'inflexion de sa trajectoire propre, la suite de cette srie de placements et de dplacements par lesquels il rajuste ses dispositions pour accder au double salut littraire et religieux.

    Effets de champ et reconversion La reconversion de Mauriac au journalisme politique doit, certes, beaucoup au vieillissement littraire. Si elle n'a pu avoir lieu qu'aprs son lection l'Acadmie, elle est galement un effet de cette conscration. la veille de sa reconversion, Mauriac n'a plus produit que des uvres mineures , La Fin de la nuit (1935) et Les Anges noirs (1936). Sa tentative de reconversion au thtre, l'instigation de son ami Edouard Bourdet qui vient d'tre nomm administrateur de la Comdie-Franaise, tmoigne de son sentiment d'tre hors d'haleine sur le plan romanesque. Le laborieux effort collectif de rcriture auquel Bourdet et Jacques Copeau ont pris une part active - Le pire c'est que vous tenez, non ma pice, mais des possibilits qui sont pour moi des impossibilits ! 6l - a sans doute contribu le dtourner de cette voie. Sartre se fera le porte-parole du champ de production restreinte pour dcrter cette mort littraire, dans le fameux article de 1939 62, la suite duquel Mauriac songera cesser d'crire des romans.

    Ce processus de strilisation associ au vieillissement littraire n'est pas spcifique la conscration acadmique. Tmoin l'exemple de Gide, figure type de l'intellectuel reclus dans sa tour d'ivoire, dont la prise de position en faveur du communisme en 1932 marque - la stupeur de ses pairs une reconversion (provisoire) la politique63. Amorce en 1927 avec Le Voyage au Congo, cette reconversion concide galement avec la fin d'une production proprement littraire (en 1932 commence la publication de ses uvres compltes), Gide s'tant dsormais presque exclusivement consacr ses crits autobiographiques et, occasionnellement, l'essai politique {Retour de l'URSS, 1936, et Retouches mon Retour de l'URSS , 1937, qui consomme sa rupture avec le communisme).

    Que la politique soit une option de reconversion dans ces annes procde, en revanche, d'un effet de champ. Dans une conjoncture o, la faveur de l'accession la pleine reconnaissance littraire d'une jeune gnration hante par le mythe de 1' action64, le champ littraire se politise, la reconversion de Gide doit sans doute quelque chose au souci de maintenir la position qu'il y avait conquise. L'engagement de Gide lgitimera, en retour, le modle prophtique en tant que

    tel pour la gnration intermdiaire - la gnration dite de 1885 -, laquelle appartient Mauriac. Tout le rapport de fascination-rivalit que le disciple rebelle de Gide entretient avec son matre corrobore cette hypothse, malgr l'indignation que susciste, dans un premier temps, la teneur de l'engagement gidien chez le catholique de droite rsolument hostile au communisme 65, et l'loignement qui s'ensuit entre les deux amis (ils ne se rconcilieront qu'aprs la publication du Retour de Gide, au moment o Mauriac opre sa propre conversion politique). Ou, du moins, le modle gidien l'aura-t- il confirm dans la voie que lui ouvre son entourage, depuis les prdictions qui destinent Mauriac, lors de son lection l'Acadmie, devenir un pamphltaire 66, jusqu'aux injonctions et l'emprise croissante de ses amis catholiques - Henri Guillemin, proche de Marc Sangnier, Jacques Maritain et le pre Maydieu, collaborateurs de la revue Sept des dominicains de Juvisy -, qui le pousseront, pendant la guerre d'Ethiopie, rompre avec les positions de sa classe d'origine au nom du

    61 - Franois Mauriac, lettre Jacques Copeau, in Lettres d'une vie, op. cit., p. 225 (soulign dans le texte). 62 - Cf. Jean-Paul Sartre, M. Franois Mauriac et la libert , NRF, fvrier 1939, repris in Jean-Paul Sartre, Situations I, Critiques littraires, Paris, Gallimard, 1947, rd. coll. Folio Essais, 1993, p. 33- 53. 63 - Cf. Jean-Pierre A. Bernard, Le Parti communiste franais et la Question littraire 1929-1939, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1972. 64 - Sur les valeurs d'action et de camaraderie que partage la gnration ne dans les annes 1890 (Aragon, Drieu la Rochelle, Montherlant, etc.), et donc mobilise trs jeune, mais aprs la dperdition de l'lan patriotique de 1914, cf. Robert Wohl, The Generation of 1914, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1979, p. 24 sq. 65 - Je n'attacherais aucune importance au bolchevisme de Gide, si ce qui l'y attirait n'tait, prcisment, Y ant christ, ou, pour tre plus exact, l'antireligion [...] (Franois Mauriac, lettre Jean Paulhan, 1932, in Lettres d'une vie, op. cit., p. 194, soulign dans le texte). 66 - Dans un hommage Mauriac la suite de son lection sous la Coupole, Daniel Halvy dit : Ce que je vois grandir en lui, c'est la vertu militante, le style du combattant. Beaucoup de nos matres crivains ont termin leur carrire par quelque grand combat (in Hommage Franois Mauriac, La Revue du sicle, 4, juillet-aot 1933, p. 14) ; Andr Chaumeix reprendra ce thme dans sa rponse au discours de rception de Mauriac (cf. Franois Mauriac, Discours de rception. .., op. cit., p. 78). Mauriac invoquera galement les mobiles d'ordre matriel qui l'ont prcipit dans cette nouvelle carrire de journaliste : Une vocation de journaliste comme la mienne nat de la rencontre d'une exigence trs haute et d'une exigence, sinon trs basse, du moins trs mdiocre. La haute exigence [...], c'tait de dlivrer l'glise gallicane de toutes compromissions qui l'avaient lie une classe, aux intrts de cette classe et l'individualisme bourgeois. Quant l'exigence trs mdiocre, c'est celle qui oblige un crivain, surtout s'il est mari et s'il a des enfants, arrondir, comme on dit, ses fins de mois. Eh oui, il ne faut pas avoir honte, l'heure du bilan, de mettre en lumire ces motifs de notre action qui ont compt plus que les sublimes peut-tre pour nous mettre une plume de journaliste la main (Franois Mauriac, Mmoires politiques, op. cit., p. l6).

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    48 Gisle Sapiro

    Pur le paiple bisque

    La guette civile espagnole vient de prendre au pays basque un caractre particulirement atroce. Hier, c'tait le bombardement arien de Durango. Aujourhui, par le mime procd, c'est. la destruction presque complte, de Guernica, ville sans dfense et sanctuaire des traditions basques. Des centaines de non-combatiants, de femmes et d' enfants ont pri ' Durango, Guerrtica et ailleurs. Bilbao, oit se tt6Wenride'''frsnombreiix rfugis, est menac de subir le mime sort. t Quelque . opinion que l'on (rit sur lu (utilit des partis qui s'affrontent en Espagne, il est hors de conteste que le peuple basque, est un peuple catholique, que le culte public n'a jamais t interrompu au pays basque. Dans ces conditions, c'est aux catholiques, sann distinction de parti,. qu'il. appartient d'lever la voix les premiers pour que soti pargn au monde le massacre impitoyable d'un peuple chrtien. Rien ne justifie, rien n'excuse des bombardements de villes ouv

    ertes, comme celui de Guernica. Nous adressons, un appel angoiss tous les hommes de cur, dans tous. les pays, pour que cesse immdiatement le massacre de non-combattants.

    Ont sign : Franois Mauriac, de l'Acadmie franaise ; Andr BelMvier, Charles du Bo.s, Stanislas Fumet. Francisque Gay, Georges Bidault, Hlne Iswolski, Georges Hoog, Olivier Lacombe, Maurice Lacroix, Jacques Mu- daufe, Gabriel Marcel, Jacques Maritain, Emmanuel Mounier, Jean de Pangc, Domenico Russo, Boris de Schloezcr, Pierre van der Meer de Walchcren, Maurice Merleau-Ponty, Martin Mor, Claude Bourdet, Claude Leblond, Paul Vignuux, un groupe de 28 lves de l'Ecole normale suprieure. DE l/TRANGER, ONT ADHRp. : Elle Beaussart, Lufgi Sturzo, V.-M. Crawford, et le groupe anglais People and Freedom >.

    LES NOUVELLES SIGNATURES SERONT RECUEILLIES i'AU M. PAUL VIGNAUX, H, RR QUAThEFAGES, PAWS (",') l.o prsent appel est livr la publicit aprs que quelques-uns de ses signataires prsents Paris M. Stanislas Fumet, Mme Hlne IswolsVi. MM, Olivier Lacombe, Jacques Madaule, Gabriel Marcel, Jacques Mari-

    tain, Pierre Van der Meer de Walckeren ont pu entendre sur les faits de Guernica le tmoignage de M. le Chanoine Onaindia v Zuioaga qui se trouvait sur les lienx au moment dn bombardement. Rserve faite des conclusions qu'une enqute internationale pourrait seoter tablir sur-la question de savoir si d'autres lments ont pris part a la destruction, 11 ressort de ce tmoignage que Guernica, ville sans dfense, a bien t bombarde sans rpit pendant trois heures, et qne les avions poursuivaient a la mitrailleuse les gens qui fuyaient.

    L'Aube, 8 mai 1937.

    christianisme, lui offrant, par l mme, les moyens de se dmarquer en tant qu'intellectuel catholique 67.

    Effet de champ, l encore, qui rend possible cette rupture non seulement la faveur des stratgies de captation dont Mauriac fait l'objet, mais aussi d'un principe de rpulsion par rapport au ple mondain qui l'a coopt. L'vnement qui cristallise, pour Mauriac, la contradiction entre la logique mondaine et la logique spcifique est la candidature malheureuse, l'Acadmie, de Paul Claudel, dont triomphe, en 1935, Claude Farrre, auteur de romans exotiques et admirateur notoire de Mussolini : Il y a des heures o le dgot se fait fiel et vous remplit la bouche : Lecomte ! Bertrand ! Benoit ! Prvost ! Farrre ! Quelle croisade contre Claudel ! crit-il au vaincu 68. Et dans ses mmoires : Cette droite acadmique, en osant lire Claude Farrre contre Paul Claudel, montra qu'elle

    tait matresse du terrain. L'aspect littraire de ce scandale, cette honte d'avoir prfr Farrre Claudel, si je la ressentais jusque dans mes entrailles, c'est que j'avais discern ds ce moment-l, que c'tait moins le pote qu'ils excraient dans Claudel (bien qu'il incarnt tout ce qu'un Henry Bordeaux ou un Abel Bonnard hassaient) que le fonctionnaire de la IIIe Rpublique [. . .] Il incarnait leurs yeux la bte abattre [. . .] 69.

    La priorit accorde par la majorit de l'assemble des considrations d'ordre politique au dtriment des valeurs esthtiques, ou, pis, l'assimilation de celles-ci celles-l dans la vision du monde de la droite acadmique, comme le laisse entendre la citation, constitue pour Mauriac une double hrsie - puisqu'elle frappe la fois le pote chrtien et le reprsentant de La NRF-, qui achvera de le dsolidariser de la fraction mondaine du champ littraire. Les enjeux des luttes internes l'Acadmie ont un effet dcisif sur la trajectoire de Mauriac : contraint de dfendre, sous la Coupole, le principe de l'autonomie littraire contre le camp de la droite acadmique, il se trouve, par un double renversement, renvoy une position homologue celle de la gauche dans le champ intellectuel. C'est bien le double jeu de Mauriac qui a rendu possible cette conversion, perue comme rare d'un point de vue indigne : Ce qui est assez rare chez lui, c'est que le succs tend le librer, l'arracher ses prjugs - qui sait, son mensonge. Une fois l'Acadmie, il semble prs de se dfroquer. Mais alors, il se jette vers les prjugs de gauche. Ce n'tait pas une hautaine libration, commente son ami d'hier, Drieu la Rochelle, devenu un adversaire froce70.

    C'est ainsi que, malgr un premier rflexe favorable au rgime mussolinien comme au franquisme, Mauriac finit par adopter, au cours de la guerre d'Ethiopie, puis de la guerre d'Espagne, une position diamtralement oppose celle de la droite acadmique, Henry Bordeaux en tte. Tandis que Bordeaux se prpare - aprs avoir cosign avec ses confrres de la droite acadmique et d'autres intellectuels maurrassiens ou fascisants le manifeste applaudissant l'agression mussolinienne en

    67 - Sur la concidence entre la vocation des agents (ce pour quoi ils se sentent faits ) et leur mission objective (ce que l'on attend d'eux), cf. Pierre Bourdieu, Le mort saisit le vif, art. cit, p. 8 et 9 ; on notera, dans le cas prsent, que la demande est non seulement tacitement inscrite dans la position, mais aussi explicitement formule dans les diffrents espaces du champ entre lesquels Mauriac se partage. 68 - Franois Mauriac, lettre Paul Claudel, 21 mars 1935, in Lettres d'une vie, op. cit., p. 215. 69 - Franois Mauriac, Mmoires politiques, op. cit., p. 18. 70 - Pierre Drieu la Rochelle, Journal 1939-1945, Paris, Gallimard, 1992, p. 147.

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    Salut littraire et littrature du salut 49

    ~~~~~"~~ Manifeste *~~~*~~~~*

    aux intellectuels espagnols

    Beaucoup d'intellectuels franais dsirent que V occasion leur soit fournie d1 exprimer leurs confrres espagnols, si prouvs par les vnements actuels, leur chaleureuse sympathie. Tous ceux qui admirent la glorieuse Espagne, tous ceux qui se rendent compte de la magnifique contribution que, par son art, sa littrature, sa science, sa spiritualit, sa passion de la dcouverte, elle a apporte la civilisation, tous ceux qui dplorent l'affreux cataclysme o les valeurs prcieuses que sa mission a toujours t de reprsenter menacent d'tre englouties, tous ceux gui dsirent la fin des divisions actuelles et le rtablissement " un ordre fond sur la morale et sur le respect des notions de libert, d'autorit et de proprit, se joindront nous. Le pass de l'Espagne est d'une telle valeur pour le monde entier qu'il n'est pas possible d'envi

    sager pour elle un avenir d'o soient absents le respect et Finspira- tion d'une tradition auguste. Nous nous plaons au-dessus de toute politique. Nous croyons qu'il n'y a pas de Franais ni d' Espagnols dignes de ce nom qui ne soient d'accord sur les principes suivants : la fraternit des classes et non pas leur haine rciproque, la. libert des personnes, la justice sociale, Findpendance vis--vis de tout parti et de toute secte dont le sige est l'tranger, la garantie absolue du territoire national, continental, colonial ou insulaire, la dfense contre toute immixtion extrieure, sous prtexte d'idologie, dans les affaires du pays. L'Eipagne, par la pense de ses grands juristes, a fond le droit international moderne sur le respect des droits de la personne humaine ; la France a dclar autrefois les Dioits de l'Homme ; il appartient l'Espagne d'affirmer avec la mme nergie les Droits de la Nation. En ces heures douloureuses, nous, Franais, ne saurions oublier tous les liens de race, de tradition et de culture qui nous attachent notre sur latine. Nous ne saurions oublier que bien des fois dans le. pass, spcialement au moment de la guerre de F Indpendance amricaine, les Espagnols et les Franais ont combattu pour la mme cause et sous les mmes drapeaux. Et, pendant la Grande Guerre des Nations, des volontaires sont venus par milliers, de l'autre ct des Pyrnes, lutter avec nous.

    En consquence, nous ne pouvons faire autrement que de souhaiter le triomphe, en Espagne, de ce qui reprsente actuellement la civilisation contre la barbarie, l'ordre et la justice contre la violence, la tradition contre la destruction, les garanties de la personne contre l'arbitraire.

    Nous saluons donc les hommes qui, dans une heure d'effroyable adversit, reprsentent si dignement intelligence et la culture de leur pays. Nous leur tendons la main et nous affirmons notre solidarit avec eux. Nous nous opposons toutes" les divisions qu'une idologie nfaste voudrait crer entre nous. Notre but est de montrer aux peuples et aux gouvernements que la vraie France et la vraie Espagne sont et restent unies.

    Lon Baii-bv. Jacques Babdoux. Henri Beraud. Gatan Bernovii.lk. Louis BKBTHANi). - Abel Jonnard. Henry Bordeaux. Jacques Boui.kx.okh. Henrielle Chahasson. -- Georges Claude. ' Paul Claudel. Jacques i.ilh- VAI.IKH. Lon Daudet. Maurice Denis. P. Dkiku la Rochelle. .0' J.-L. Fabe. Bernard Fay. Ramn Fernandez. X.eontfts .oVau. - D' CitiOAUT. Abel Hebmant. Francis JammS. ~ He.n Johannf.t. Amiral .IiTi-nUKT. H. de KiHiLLis. Aniirirt Lu-...:. -- Maurice Lkbknohe. - D' Abrami. Henri Lmeby. J.-J. Lhkrmite. Louis M.viielin. - Xavier (le Maoai.- lon. 4- t. DK Massabv. Henri Massis. . Mario Meunier. Francis de Mio- MANDfui. -i- Jeun Munich. K. de Pbbetti de la . Hocca. ~- Charles Richet. Comtq pe Saint-ulaibe. Emile . Sebgent. Gnral Weyoand. Etc. etc.

    Occident Le bimensuel franco-espagnol, 10 dcembre 1937.

    Ethiopie71 - prsider, en 1936, le Comit d'action nationale qui condamne les sanctions contre l'Italie fasciste, Mauriac s'associe quelques intellectuels catholiques pour dnoncer, dans L'Aube du 18 octobre 1935, le sophisme de l'ingalit des races au nom d'une justice galitaire chrtienne. De mme, il signe le manifeste des

    intellectuels catholiques Pour le peuple basque72, alors qu'Henry Bordeaux prend position, avec nombre de ses confrres de l'Acadmie, auprs des intellectuels de droite favorables au franquisme73. Prompt mettre la littrature au service de la politique, Bordeaux allgue de la place de l'Espagne dans les lettres franaises pour souhait[er] avec tant d'ardeur le triomphe de la vieille Espagne religieuse et nationale sur la barbarie d'importation trangre74 , au moment o Mauriac engage son talent de polmiste (non rmunr, comme il sied la posture prophtique) dans la revue catholique progressiste Temps prsent.

    Notons, cependant, le souci que manifestent ces intellectuels catholiques en rupture avec leur camp politique de se dmarquer de leurs pairs proches du Front populaire. Le mpris que tmoigne Mauriac l'gard du troupeau des crivains fonctionnaires , citant les Chamson, les Cassou, les Jean-Richard Bloch, escabeaux aux pieds de Malraux, est clairant cet gard75. Il permet de saisir tout l'enjeu de l'adhsion de Mauriac la rsistance littraire auprs de ces mmes crivains qu'hier encore il dnigrait, de mme qu'il rvle, a contrario, l'impossibilit de prserver cette spcificit en situation de crise.

    La dsignation d'un prophte En modifiant les rapports de force, la conversion politique de Mauriac produit, en partie, les effets de champ qui vont, en retour, surdterminer son choix sous l'Occupation. En septembre 1940, il crit Georges Duhamel : Je crois malgr tout qu'il faut soutenir Ptain en dpit de ce qu'il est oblig de faire , et, dans une lettre Henri Guillemin date du 9 dcembre, il s' affirme tout fait persuad qu'il n'y a pas, pour la France, d'autre politique possible que la collaboration, malgr la rpression dont sont victimes les juifs, qui heurte son thique chrtienne76. Or, le 17 aot, il avait t interpell la radio de Londres par son ancien compagnon aux revues Sept et Temps prsent, Maurice Schumann, ralli

    71 - Un manifeste d'intellectuels pour la dfense de l'Occident , paru dans Le Journal des dbats et Le Temps dats du 4 octobre 1935. 72 - Pour le peuple basque , L'Aube, 8 mai 1937. 73 - Manifeste aux intellectuels espagnols, Occident. Le bimensuel franco-espagnol, 10 dcembre 1937. 74 - Hemy Bordeaux, L'Espagne dans notre littrature , Occident. Le bimensuel franco-espagnol, 10 janvier 1938. 75 - Franois Mauriac, Journal 1932-1939, Paris, La Table ronde, 1947, p. 294. 76 - Franois Mauriac, lettre Georges Duhamel, 14 septembre 1940, in Nouvelles Lettres d'une vie, Paris, Grasset, 1989, p. 202 (soulign dans le texte) ; lettre Henri Guillemin du 9 dcembre 1940, cite in Henri Guillemin. Parcours, op. cit., p. 401. Un an plus tard, Mauriac crivait Louis Clayeux : [...] Assez! Assez! Et Ptain qui dresse ses listes de

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    de Gaulle77. Vritable idaltype de la ncessit du recours un pouvoir intellectuel charismatique pour asseoir la lgitimit d'un pouvoir politique qui, s'il se rclame de la lgalit, n'a pour autre fondement immdiat que le charisme. . . Que l'appel se soit port sur Mauriac, pour autant que la posture prophtique laquelle vient de se reconvertir l'crivain catholique l'explique, n'en illustre pas moins ce phnomne de dsignation ou d'lection, par lequel les pouvoirs et/ou le champ intellectuel engagent un intellectuel consacr se mettre en scne, occuper une position de prophte pour lgitimer une entreprise vocation politique. Le prophte est l'homme des situations de crise, o l'ordre tabli bascule et o l'avenir est suspendu 78. Mais quel est le circuit de lgitimation ou de conjuration qui autorise le prophte se sentir dsign ?

    L'appel de Schumann sera relay, dans le champ intellectuel, par les sollicitations de l'entourage de Mauriac - le jeune instituteur socialiste et catholique Jean Blanzat et, sans doute, le pre Maydieu, qui gravitent autour de l'ancien directeur de La NRF, Jean Paulhan - pour obtenir son adhsion la premire organisation de rsistance littraire, le Front national des crivains, cr l'instigation du Parti communiste clandestin. Mise en regard avec le refus catgorique oppos par son confrre de l'Acadmie Georges Duhamel, pourtant plus proche, l'origine, des milieux de gauche, l'acceptation de Mauriac de collaborer avec les ennemis jurs d'antan, les communistes, apparat comme une transgression. C'est ce que constatera Claude Morgan, directeur de l'organe du FNE, Les Lettres franaises clandestines, lorsque, non inform de l'adhsion de principe de Mauriac l'automne 1941, il effectuera une dmarche auprs de lui en 1943 : Ma dmarche prenait un sens particulier par le fait de mon appartenance, que je ne lui cachai pas, au parti communiste. [. . .] "Vous pouvez compter sur moi. Je sais que vous tes communiste. a m'est gal de travailler avec des communistes." Je l'assurai que si j'tais personnellement communiste en effet, le comit [. . .] ne l'tait pas dans sa majorit. Mais l'appartenance des uns et des autres semblait lui tre gale79. L'enjeu de cette adhsion la rsistance littraire est doublement significatif si l'on prend en compte le risque rel c'est le propre de cette situation de crise que d'avoir transform le risque symbolique associ la prise de position en risque de vie et de mort qu'il impliquait pour celui que dj l'appel de Londres avait nommment dsign aux autorits allemandes et vichystes, et qui tait de surcrot devenu, avec Duhamel en particulier, la cible des crivains ultra-collaborationnistes.

    La dsignation relve simultanment d'un procd positif d' lection et d'un procd ngatif de

    sation . Si Mauriac a pu dire lui-mme que sa vraie place lui avait t ngativement dsigne par ses ennemis littraires et politiques - [...] il n'y a pas eu vraiment de choix de ma part, parce que comme j'tais la tte de Turc, et que j'ai t ds le commencement la tte de Turc de la presse "collaborationniste", mme si j'avais pu me poser la question au dbut, je me suis trouv compltement isol, trait en ennemi. Je leur en suis reconnaissant parce qu'ils m'ont aid prendre conscience de ce que j'tais [...]80 -, cela doit sans doute beaucoup sa prise de position, la Libration, contre l'puration dans les lettres : en minimisant sa part d'initiative propre, il ddouane, a contrario, ceux qui se sont fourvoys .

    Participant de la querelle des mauvais matres , qui porte sur les responsabilits intellectuell