Saint Georges Et Le Dragon

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Saint Georges Et Le Dragon - De La Légende au MytheTextes de Laurent Busine, Georges Didi-Huberman et Jacques LacarrièreOeuvres de Balthasar Burkhard, Patrick Corillon, Gérard Garouste, Giuseppe Penone et Jose Maria Siciliasous la direction de Laurent Busine

Transcript of Saint Georges Et Le Dragon

Ouvrage édité à l'initiative de la Ville de Mons

avec l'aide de la Promotion des Lettres

de la Communauté française de Belgique

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Ministère de 1. Communauté

français,

© 2000 ANTE POST a.s.b.L responsable des éditions de La Lettre volée 20, bd Barthélémy, B-iooo Bruxelles

Conception graphique : Sign* (Bruxelles)

Dépôt légal : Bibliothèque Royale de Belgique IER trimestre 2000 - D/2000/5636/9 ISBN 2-87317-112-x

Cet ouvrage a été édité à Pinitiative de la Ville de Mons, en collaboration avec les éditions de La Lettre volée, dans le cadre de la troisième biennale « Patrimoine et Création 2000 ».

Cette manifestation a reçu le soutien de la Communauté française Wallonie-Bruxelles. Elle a été inaugurée le 27 avril 2000.

Nous tenons à remercier toutes les personnes et institutions qui ont permis de réaliser la commande des cinq œuvres d'art destinées à être installées dans des endroits remarquables du patrimoine architectural montois ainsi que l'édition du présent livre :

Le Collège des Bourgmestres et Échevins de la Ville de Mons, Madame France Auquier, Chargée de Mission culturelle à la Ville de Mons, Messieurs Balthasar Burkhard, Patrick Corillon, Frédéric De Baere, Philippe De Gobert, Michel De Reymaeker, Conservateur en Chef des Musées Communaux, Georges Didi-Huberman, Pierre Dufour, Président de la Fabrique d'Église de sainte-Waudru, Gérard Garouste, Denis Gielen, Assistant au musée des Arts Contemporains-Grand Hornu, Jacques Hamaide, Échevin de la Culture de la Ville de Mons, Messieurs Guy Harpigny, Doyen de la Collégiale Sainte-Waudru, Pierre Hazette, Ministre de l'Enseignement Secondaire, des Arts et des Lettres de la Communauté française de Belgique, Pierre Hebbelinck, Henry Ingberg, Secrétaire Général de la Culture à la Communauté française de Belgique, Jacques Lacarrière, Maurice Lafosse, Bourgmestre de la Ville de Mons, Madame Martine Lahaye, Directrice Générale de la Culture à la Communauté française de Belgique, Messieurs Giuseppe Penone, José Maria Sicilia, Pierre Urbain, Chef de Bureau au service de la Culture de la Ville de Mons, Daniel Vander Gucht, les équipes techniques des différents services de la Ville de Mons et tous les partenaires de la Biennale « Patrimoine et Création ».

Préface

En Pan 2000, la ville de Mons, sur proposition du commissaire de l'opération « Patrimoine et Création », Laurent Busine, a souhaité passer commande à cinq artistes européens d'une œuvre destinée à représenter le mythe de saint Georges et du dragon.

Les artistes désignés furent : Balthasar Burkhard (suisse), Patrick Corillon (belge), Gérard Garouste (français), Giuseppe Penone (italien) et José Maria Sicilia (espagnol).

Les œuvres ont trouvé place dans des lieux remarquables du patrimoine de la ville : Hôtel de Ville, Collégiale Sainte-Waudru et Square Saint-Germain.

Chaque année, à la fête de la Trinité, la ville de Mons organise une procession séculaire suivie d'un combat légendaire dit « Lumeçon » qui met aux prises saint Georges, et ses aides, et le dragon, et ses acolytes. Le combat folklo-rique suscite à chaque représentation un engouement fervent de la part de la population locale ainsi que de nombreux invités étrangers à la ville.

Ce fait plaçait sans doute les habitants de Mons dans les conditions les plus adéquates pour accueillir les nouvelles propositions iconographiques des artistes contemporains. Ceux-ci ont développé sous forme métaphorique, narrative, figurative et surtout poétique, les différents aspects de la lutte qui oppose l'homme souverain aux forces obscures.

Nul doute que ces œuvres exemplaires des visions artistiques actuelles fassent avancer la connaissance de notre position dans les rapports aux mythes qui traversent l'histoire des hommes.

Maurice Lafosse

Bourgmestre de la Ville de Mons

JOSSE LIEFERINXE

Saint Michel

ca. 1500, Avignon, Musée du petit Palais © L'Œil et la Mémoire.

Le combat de saint Georges et du dragon

Laurent Busine

L'histoire de saint Georges et du dragon est vieille comme la terre et elle durera jusqu'à la fin des temps ; jusqu'au moment du jugement dernier qui, ipso facto, mettra fin à leur lutte.

En attendant le jour ultime, saint Georges et le dragon continuent de s'af-fronter régulièrement et depuis si longtemps.

Et il y eut guerre dans le ciel. Michel et ses anges combattirent le iragon. Et le dragon et ses anges combattirent, mais ils ne jxirent pas les plus forts, et leur place ne fut plus trouvée dans le ciel Et il fut précipité, le grand dragon, le serpent ancien, appelé le diable et Satan, celui qui séduit toute la terre, il fut précipité sur terre, et ses anges

furent précipités avec lui. (Apoc., 12. 7-9.)

Nous le voyons, la rivalité qui oppose la bête et son vainqueur est ancienne ; cependant il convient d'en différencier les protagonistes pour comprendre en quoi la légende de saint Georges est particulière.

L'iconographie traditionnelle a eu tendance, parfois, à confondre les figures de Michel et de Georges au point qu'il est difficile à certains moments de les identifier avec certitude, si ce n'est en se fiant aux ailes qui ornent le dos de l'archange et au cheval que monte le saint. De toute manière, tous deux livrent bataille à un monstre à l'apparence variable et le terrassent en le per-çant de leur lance.

Cette confusion trouve une représentation exemplaire dans l'œuvre de l'ar-tiste hennuyer Josse Lieferinxe où l'artiste fond littéralement les deux person-nages dans une figure globale. L'archange Michel, harnaché comme un cheva-lier, combat Satan dans une salle richement tendue de tissus ; les ailes sont à peine visibles et servent surtout de support blanc à la bannière de saint Georges

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quand devant elles, virevolte un léger drapeau rouge, comme une croix. Josse Lieferinxe a mêlé curieusement les deux héros, mais bien davantage,

a réuni leurs différences essentielles.

Car, au-delà des apparences (un personnage qui combat un monstre), tout sépare l'archange Michel de saint Georges et c'est dans la distinction que l'on pourra opérer entre leurs situations dans le monde que nous verrons s'affirmer la place de l'un et le rôle de l'autre.

Michel est le bras armé de Dieu ; il combat Satan, le mal, la chute. L'archange a un glaive de feu quand il chasse du jardin d'Éden Adam et Ève séduits par le serpent ancien, après la faute. Michel livre bataille à la tête des armées célestes contre les cohortes d'anges rebelles et déchus. Il est la force et la volonté de Dieu ; il est le prolongement et la démonstration de Sa divine puissance. Mais Satan, le grand dragon ne meurt pas ; l'archange le précipite, lui et les siens, sur terre où le dragon vivra, jusqu'à l'accomplissement des prophéties.

Georges est dans le monde, il a les pieds sur terre. On pourrait dire, en faisant référence à l'étymologie de son nom, qu'il a les pieds dans la terre et qu'il plonge les mains dans la glaise.

Le saint est un homme qui poursuit son chemin en chevauchant et qui apprend le drame qui se prépare. On peut supposer que ce n'est pas par hasard que ses pas l'ont conduit en ces contrées mais que la main du Très-Haut l'y a guidé. Cependant, c'est à lui que revient la décision de ses actes, pour que s'accomplisse son destin. Il fait part de sa volonté et l'affirme à plu-sieurs reprises en s'opposant aux prières généreuses de la future victime — la Princesse — qui le supplie de quitter les lieux. Armé de sa lance, de sa cui-rasse, de ses muscles et de son courage, il décide, seul, d'accomplir l'exploit afin qu'ensuite soit évidente la présence de Dieu dans les actes des hommes qui ont foi en lui \

Tu te sauveras seul, telle est l'inspiration divine3.

Saint Georges tue le dragon ou, plutôt, tue un dragon, une des bêtes malfai-santes qui infestent la terre depuis qu'elle n'a plus trouvé place dans le ciel et qu'elle fut précipitée.

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Satan est immortel, pas le dragon. Le dragon prend de multiples apparences :

hydre, chimère, basilic, Seth, etc. et Georges s'oppose à lui diversement suivant

les récits : Horus, Héraclès, Thésée, Roger, Persée, Béllérophon, Batman, etc.

Quoi qu'il en soit, les dragons existent — le fait est avéré — et il faut qu'il y ait des hommes courageux pour les combattre afin de libérer régulièrement la surface de la terre de leur présence pernicieuse et affirmer la confiance en une autorité supérieure à laquelle ce geste est dédié.

Le dragon existe — cela ne fait aucun doute — et les récits, les fables, les contes, les légendes et les mythes qui le rappellent sont légion dans le temps et dans le monde. Ces écrits brassent largement l'épopée : la hideur de la bête et la magnificence du héros.

Toutefois, certains textes sont plus précis et plus descriptifs et, dans ce sens, nous intéressent davantage.

Au xiie siècle, Hildegarde de Bingen, dans son Liure des subtilités des creatures divines, décrit le dragon dans la partie réservée aux reptiles mais surtout pro-pose une recette pour la confection de remèdes contre l'obscurcissement de la vue et la guérison des calculs, à partir du sang séché de l'animal en recom-mandant instamment que nul ne consomme de ce sang pur et sans prépara-tion, car celui qui le ferait mourrait immédiatement4.

Hildegarde de Bingen décrit minutieusement sa préparation comme elle le fait par ailleurs pour composer des médications à partir de simples, de pierres ou de parties d'autres animaux.

Le dragon est rangé dans une catégorie générique : Le Liure des reptiles et si Hildegarde de Bingen en parle en premier lieu, elle traite ensuite de la même manière des propriétés spécifiques à : une espèce de serpent, l'orvet, le cra-paud, la grenouille, la grenouille verte, le crapaud sonneur, la salamandre, le lézard, l'araignée, la vipère, le basilic, le scorpion, la tarentule, la vipère péliaque, la tortue, le lombric, l'escargot, la limace.

Hildegarde de Bingen décrit le monde qui l'entoure et les subtilités de toutes

les créatures divines et, parmi celles-ci, du dragon au même titre que tous les

autres animaux, plantes ou pierres.

Dans le monde, le dragon existe.

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Au XIVe siècle, dans la relation de son Voyage autour de la terre, Jacques de Mande-

ville indique que c'est à Beyrouth que l'on pourra voir le lieu où saint Georges

tua le dragon et à Diospolis, autrefois appelée Lydda, une église Saint-

Georges où il fut décapité5. Jean de Mandeville donne, pour les futurs voyageurs, des précisions digne

d'un guide sur les lieux des actes du saint et indique comment on peut visiter ces endroits. De même, durant tout son récit, il mentionne des sites remar-quables tels que le Saint Tombeau de Notre-Seigneur, le Charnier des Inno-cents, le Tombeau de saint Jérôme, l'église Saint-Nicolas où Notre-Dame se reposa après l'enfantement, les villes et les hauts lieux de la terre.

Tout cela est décrit avec force détails et précieuses informations, car tout est

sujet de curiosité pour le voyageur ; et parmi cet ensemble, le lieu du combat

de saint Georges et du dragon.

Dans le monde, le dragon existe.

Au xxe siècle, Jorge Luis Borges, dans Le Liure des êtres imaginaires, décrit l'ani-mal : le dragon en général, le dragon chinois et le dragon en Occident, fort différents l'un de l'autre mais aussi d'autres créatures monstrueuses dont nous avons fait la connaissance : les harpies, le basilic, le cerbère, l'hydre de Lerne, la chimère, etc. C'est un être imaginaire, certes, mais un être présent dans la vie des hommes. En préface à son manuel, Borges précise que nous ignorons le sens du dragon, comme nous ignorons le sens de l'univers, mais il y a dans son image quelque chose qui s'accorde avec l'imagination des hommes, et ainsi le dragon apparaît à des étapes et sous des latitudes diffé-rentes. C'est, pourrait-on dire, un monstre nécessaire6.

Dans le monde, le dragon existe.

Nous nous attacherons à cette nécessité non pas pour tenter d'en com-prendre les fonctionnements dans l'imaginaire humain ou les implications dans l'avènement des mythes qui évoquent le geste de sa mise à mort mais pour en saisir le caractère terrestre et naturel.

Sai nt Georges et le Dragon 12

Ce qui frappe dans les trois exemples cités est que, non seulement l'existence

du dragon n'est pas mise en cause, mais bien au contraire que chacun dans des

périodes éloignées cherche à donner des précisions à son propos : métho-

diques pour Hildegarde de Bingen, géographiques pour Jean de Mandeville,

nécessaires pour Jorge Luis Borges. Ces trois auteurs — parmi d'autres bien sûr — analysent la nature même

de l'animal et la décrivent suivant des axes divers. C'est là que se situe l'im-mense différence avec L'Apocalypse de saint Jean dans lequel Satan est d'un ordre supérieur : ange de Dieu révolté par orgueil contre le pouvoir de son Créateur.

Nous sommes sur terre, nous l'avons vu, et la science des créatures terrestres

est objet d'étude ; nous sommes sur le sol, le terrain, à proprement parler, où

vit et mourra le monstre. Nous pouvons en saisir les détails et les particu-

larismes, le comprendre comme un sujet naturel. « En ce diabolique mélange de faux et de vrai, de vrai qui n'est jamais vrai

et de faux qui n'est pas tout à fait faux, je reconnais une idée parfaite, où sont rassemblés tous les dieux inférieurs, dieux de nature, et dieux politiques. Qu'ils existent, c'est évident; ils ne sont qu'existence; ils sont l'existence même, par laquelle nous sommes pris et repris. Seulement l'existence n'est point dieu7. »

Voilà bien le moment de l'émergence et de la transformation de notre position dans le monde. Nous assistions à la constitution d'un savoir profane qui contient les êtres et les choses de la nature où se situe le dragon, qui nous appre-nait comment les forces ont, entre elles, des relations subtiles et des influences réciproques dans le déroulement qui nous contient aussi, mais l'existence n'est point dieu. L'existence dépend des hommes, les artisans de leur destinée.

Il faut que le dragon appartienne au registre des choses que la nature nous apprend pour que son vainqueur soit merveilleux et supérieur à l'ordre qu'il combat. Saint Georges, en terrassant les forces nuisibles ou sauvages, les dépasse et les contraint ; il est alors surnaturel.

Loin finalement de l'archange Michel, qui est divin, saint Georges est un homme qui vainc sa peur et les maléfices de l'ignorance en luttant contre ce que le naturel possède de plus brutal et de plus déréglé et conquiert une place

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au-delà des lois qui font tourner l'univers. Il acquiert son statut exemplaire quand il affirme sa volonté et sa liberté.

Dans la dynamique des combats et dans ses nombreuses représentations, nous découvrons aussi combien le propos n'est pas simplement antagoniste mais bien un fait complexe qui réunit dans des images (figurées, littéraires...) l'opposition des contraires aussi bien que leur fusion.

Georges n'est pas seulement le bien qui combat le mal, il est aussi l'homme

qui apprend le mal car il sait que celui-ci fait partie de sa vie et l'affronte. La figuration du mythe de saint Georges et du dragon s'étend au-delà des

protagonistes de l'histoire. Elle dit en quoi l'humanité est composée de forces multiples qui se font face et s'emmêlent dans la grande complexité et l'immense richesse de la vie de chaque individu pris isolément.

Nous l'avons vu, le récit comprend de multiples aspects qui tous ont leur importance, et il bascule entre la libre volonté d'un homme et la dédicace qu'il fait de son geste à Dieu ; entre la définition scientifique du dragon et une position hors du commun ; entre une réunion générique autour d'une his-toire mythique et son implication particulière dans chacun d'entre nous.

L'admirable série de peintures de Vittore Carpaccio à la Scuola degli Schiavoni de Venise8 est sur ce point une des plus parfaites représentations de la pro-fonde complexité et de la richesse du mythe de saint Georges et du dragon.

Reprenons les épisodes les uns après les autres. En premier lieu il y a Le Combat — superbe ! — avec tout son attirail de signes et d'images symboliques : les membres épars, les cadavres à demi dévorés, les grenouilles, serpents, lézards, l'arbre au centre, mort du côté de la bête, vivant du côté de saint Georges, la queue de l'animal qui vrille et se confond avec le bois mort, les marécages, les animaux qui se dressent l'un contre l'autre, le cheval qui détourne le regard, la lance qui se brise, le sang qui s'écoule, la princesse qui prie, la ligne qui réunit les regards du saint et du dragon, etc.

Vient ensuite Le Triomphe de saint Georges, au cours duquel il tue le dragon ramené dans la ville de Séléné au moyen de la ceinture de la princesse : démonstration publique.

En troisième lieu, Le Baptême des Selenites : récompense et dédicace.

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Enfin se trouve un tableau apparemment extérieur au cycle, saint Tryphon de

Kotor exorcisant la fille de l'Empereur Gordien ; il narre Pépisode de la vie de saint

Tryphon qui ordonna au diable d'abandonner le corps de la fillette en se

muant en un basilic monstrueux.

Nous ne nous appesantirons pas sur les détails des différentes scènes ni sur les raisons objectives de leur présence dans la Scuola8, mais nous constate-rons le passage qui s'opère de l'une à l'autre.

En effet, nous glissons de la représentation d'un monstre (le dragon) à

celle d'un autre monstre (le basilic).

Mais, plus encore, nous passons d'un combat à un autre : le premier, ter-restre, l'ultime, céleste. Saint Georges terrasse le dragon et saint Tryphon vainc le diable. Le dragon s'apprêtait à dévorer la princesse et le diable ron-geait de l'intérieur la fille de l'empereur Gordien. Entre ces deux scènes sont disposées les images qui font passer le combat à proprement parler dans ce qu'il a de plus physique à une évocation supérieure, à une élévation.

C'est dire, au vu de cette disposition, combien les commanditaires et l'ar-tiste étaient conscients — ou intuitivement conscients — de la puissance ter-restre du combat de saint Georges contre le dragon, combien ils percevaient son ancrage dans les relations naturelles du monde.

Saint Georges est exceptionnel, exemplaire et admirable parce qu'il atteint, au travers de sa lutte sans merci, à un statut supérieur ; parce qu'il s'élève au-dessus des autres hommes par son courage, sa volonté et son affir-mation de la liberté.

De la même façon qu'il faut connaissance et définition du naturel pour qu'il y ait émergence du surnaturel, il faut qu'il y ait une image pour qu'elle soit dépassée par son sens métaphorique.

Voilà pourquoi il fut possible à toutes les époques de représenter le combat de saint Georges et du dragon, car ces images se plaçaient en dehors d'une simple référence à un symbole figé. Elles étaient les creusets des différents combats que nous venons d'envisager : de l'homme contre des forces hos-tiles ou incontrôlées, mais aussi et, peut-être surtout, de l'homme contre lui-même dans l'affirmation de son destin.

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Voilà pourquoi il est toujours possible de représenter ce mythe au travers de

langages différents et nouveaux où la métaphore, le symbolisme et le poé-

tique se mêlent à la connaissance historique. Car ceci est un regard porté sur

la connaissance de soi et sur l'inouïe complexité des fondements et des situa-

tions de l'homme dans le monde : seul ; dans la société ; dans la nature ; face

à la mort ; face à l'amour.

L'existence n'est point dieu et, de même, l'image n'est point dieu parce que

l'image, comme l'existence, est le fruit de la volonté et de la liberté des hommes.

La liberté est positivement surnaturelle, en ce sens qu'aucune représenta-

tion mécanique ne peut en rendre l'idée9.

Les images passées et présentes du combat de saint Georges contre le dra-

gon échappent à toute tentative de limitation de leur interprétation en ce sens

qu'au delà d'une simple représentation mécanique, elles rendent compte de

la liberté.

1. Gérard Legrand, L'Art de la Renaissance, Paris, Larousse, 1999, p. 26.

2. Cf. Jacques de Voragine, La Légende dorée, (ca. 1264), traduit par J-B. M. Roze, Paris, Garnier-

Flammarion, 1967,1.1, pp. 296-301.

3. Alain, Les Dieux, Paris, Gallimard, 1934, p. 367.

4. Hildegarde de Bingen, Le Livre des subtilités des créatures divines, (xne siècle), traduit du latin

par Pierre Monat, Grenoble, Jérôme Millon, 1994, t. II, pp. 217-218.

5. Jean de Mandeville, Voyage autour de la terre, (ca. 1350), traduit et commenté par Christiane

Deluz, Paris, Les Belles Lettres, 1993, pp. 94 et 95.

6. Jorge Luis Borges, avec la collaboration de Margarita Guerrero, Le Liure des êtres imaginaires,

(1969), traduit de l'espagnol par Françoise Rosset, Gonzalo Estrada et Yves Péneau, Paris, Galli-

mard, 1987, pp. 83-90.

7. Alain, op. cit., p. 353.

8. Vittore Carpaccio, Venise, Scuola degli Schiavoni, ca. 1502-1507. Cf. Vittorio Sgarbi, Carpaccio,

s.l., Liana Levi, 1994 et Georges Didi-Huberman, Saint Georges et le Dragon, Paris, Société Nou-

velle Adam Biro, 1994.

9. Alain, op. cit., p. 364.

VITTORE CARPACCIO

I

VITTORE CARPACCIO 1. Saint Georges tue le dragon 2. Triomphe de saint Georges 3. Saint Georges baptise les Sélénites 4. Saint Tryphon exorcise la fille de l'empereur Gordien. Venise, ca. 1502-1507, Scuola di San Giorgio degli Schiavoni © Scala, Milan.

Georges Didi-Huberman m'a fait l'amitié et l'honneur d'accepter que je tire de son excel-lente étude Saint Georges et le Dragon (Paris, Société Nouvelle Adam Biro, 1994) quelques pages qui permettent de donner au lecteur du présent ouvrage une introduction aux valeurs iconographiques, symboliques et sociales contenues dans les représentations figurées du combat de saint Georges et du dragon.

Le lecteur désireux de découvrir l'ampleur du sujet se reportera avec bonheur au texte intégral du livre dont sont tirées ces parcellaires extraits. Que Georges Didi-Huberman veuille trouver ici les marques de ma gratitude pour la confiance qu'il m'a témoignée.

(Laurent Busine)

Saint Georges et le Dragon

Georges Didi-Huberman

Une légende, son nom l'indique, exige d'être lue et, plus encore, elle exige d'être relue, incessamment relue, c'est-à-dire incessamment transmise. Elle ne fait pas que raconter une histoire, en général fausse ou exagérée, empreinte de merveilleux. Elle ne demande même pas — tout au moins à un certain degré de sa transmission — la croyance à ce qu'elle raconte, l'adhé-sion à son contenu manifeste. Il lui suffit qu'on la relise et qu'on la répète, en mots ou en images, voire en conduites sociales, en cérémonies plus ou moins sérieuses. À la légende il suffit d'être efficace. Et l'élément fondamental de cette efficacité n'est autre que sa transmission, sa tradition. C'est-à-dire sa capacité à perdurer dans le jeu de ses transjbrmations.

Il y a [...] une évidence de départ dans l'idée qu'une histoire écrite — la légende de saint Georges — puisse trouver dans les images qui la représen-tent un Heu, un site où l'on pourra précisément la « voir se dérouler ». Ce qui était raconté en mots (choses textuelles) aridement détachés sur une page blanche, la représentation iconographique aura pour tâche de le « raconter en images » (choses spatiales), par exemple en chevaux cabrés, en cavaliers ruti-lants, en dragons très affreux et en princesses très peureuses qui, tous, se détacheront de façon plus ou moins harmonieuse et vraisemblable d'un « fond », généralement un paysage. Celui-ci donnerait donc, pour finir, le décor de l'histoire : rochers caverneux, plaines en perspective, marais ou rivages et, tout au loin, la cité fortifiée reclose sur elle-même. Mais l'évidence vire à la difficulté théorique lorsqu'on s'aperçoit que la discipline iconographique elle-même — à savoir « cette branche de l'histoire de l'art qui se rapporte au sujet ou à la signification des œuvres d'art », selon la définition classique d'Erwin Panofsky1 — ne traite effectivement ce « lieu » que comme un « fond » ou un « décor », c'est-à-dire un élément implicitement déclaré

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comme supplémentaire à l'histoire, au « sujet », donc inessentiel, et indéter-miné quant au sens. Incapable en tout cas de produire ce sens, cette histoire, ce « sujet », qu'il se contente de « contenir », d'une façon toujours plus ou moins neutre.

Ouvrons un ou deux bons manuels d'iconographie chrétienne à l'article « saint Georges2 ». Qu'y trouvons-nous ? D'abord, une liste plus ou moins brève d'attributs permettant d'identifier le « sujet », c'est-à-dire le personnage représenté : armure, cheval, lance, une épée quelquefois, un bouclier frappé de la croix ainsi qu'une bannière blanche à croix rouge, sans compter, évi-demment, en vis-à-vis, le dragon effrayant et la princesse effrayée. On nous suggérera, à l'occasion, que les figurations de saint Georges dans l'« art populaire » sont assez triviales pour se contenter de six attributs au maxi-mum3. Nous trouvons ensuite le résumé de l'histoire permettant, non seule-ment d'identifier le « sujet » comme personnage actif, mais encore de saisir dans les représentations plastiques quel moment de la légende a pu être figuré. La notion de « sujet » ici s'élargit, elle se déplace du personnage comme tel à la situation narrative dont il demeure le centre et le principe, ce au « titre » de quoi nous pourrons donner un titre à ce tableau-ci comme « Le Combat de saint Georges avec le dragon », et à ce tableau-là comme « La Conversion par saint Georges des idolâtres sauvés du dragon ». [...]

Ouvrir la notion de « sujet » iconographique, c'est donc faire l'hypothèse qu'une fois reconnu un Saint Georges avec, éventuellement, « son » dragon et « sa » princesse, une fois reconnus le moment représenté dans la légende, le nombre d'attributs retenus par l'artiste, le style manifesté dans tout cela (et permettant de dater ou de situer géographiquement l'image), voire la fonc-tion sociale dévolue à cette représentation — le « sujet » peut s'ouvrir encore, le « sujet » peut recommencer de signifier, il commence de signifier autrement, ailleurs et différemment, dans la même image : ailleurs et différemment, c'est-à-dire à travers un changement de point de vue, un déplacement. C'est-à-dire dans un certain maniement du lieu. À partir de ce moment, on verra peut-être le combat entre le chevalier et l'animal passer de sa représentation manifeste (deux « actants » ou deux « acteurs » affrontes dans le tableau) à un ensemble d'indices, de latences, de constructions et de virtualités visuelles capables de déplacer partout la dramaturgie du tableau, en sorte que le com-bat devienne affaire de matières affrontées (par exemple une texture de cuirasse

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contre une texture de carapace), de jormes affrontées (par exemple une croix contre une ligne serpentine) ou de sites affrontés (par exemple une ville contre un rocher). À partir de ce moment, le conflit devient l'affaire du tableau tout entier, « formes » et « fonds » confondus, si j'ose dire ; à partir de ce moment, le « sujet » de l'image n'est plus signifié par les seuls « acteurs » de l'histoire, mais par le dispositif même de la représentation, sa morphologie, ses symp-tômes, sa dynamique internes.

Celui qui chercherait dans les plus anciennes légendes de saint Georges l'ar-chétype d'un combat victorieux — héroïque, édifiant — contre d'obscures forces maléfiques représentées par le dragon, celui-là serait vite déçu par le matériel narratif contenu dans la première tradition, qui est orientale, de ces légendes. Saint Georges commence dépourvu de tout ce qui fera, quelques siècles plus tard, son prestige et même sa signification : pas de cheval, pas de lance, pas d'épée, pas d'armure, pas de bannière à brandir... Pas même un dragon à combattre, pas même une virginale princesse à sauver de quelque danger physique que ce soit. Le fer des armes tranchantes, il ne le manie pas, il commence par le subir. Car la fable de saint Georges commence — c'est là son premier paradoxe — avec la fin de saint Georges.

Sa mort aura donc été son premier véritable exploit. Mort héroïque, mort édifiante, certes, et pour cela formée en légende : parce qu'elle fut un martyre de la foi chrétienne. Récit édifiant et terrifiant, passant d'emblée par tous les styles possibles, depuis le suspens tragique jusqu'au déploiement sensation-nel, jusqu'à l'étalement du macabre, depuis la hauteur rhétorique des exempla patristiques jusqu'au déchaînement gore de scènes pour le moins grand-gui-gnolesques. [...] C'est qu'une mort, pour être héroïque et digne de légende, devait être le contraire d'un instant : elle devait être matière à durée, à péri-péties, à récits. Cette mort durera donc : pas moins de sept années, se répé-tant en trois actes, trois morts successives marquées du sceau divin (la résur-rection miraculeuse), marquées aussi d'une surenchère extravagante dans l'horreur.

On comprend vite, à lire ces anciennes Passions, que « saint Georges » désigne un être bien plus mythique que le dragon dont il n'est même pas encore affu-blé. Cet être n'est personne, ou il résume trop de monde. Il n'est pour finir — mais il ne fut dès le départ — qu'un personnage, fabuleux, excessif dans cette

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seule capacité que les textes lui accordent, la capacité à faire durer pendant cinquante pages le plaisir de mourir. La tradition byzantine le nommera megalomartyr, et c'est bien la moindre des choses pour ce héros qui voulut endurer — on est tenté de dire de façon mégalomaniaque — une véritable encyclopédie du supplice. [...]

Parce qu'il était unique, saint Georges fut donc à tout le monde. Parce qu'il était à tout le monde, il se propagea partout, c'est-à-dire qu'il devint toujours plus disséminé dans son identité de « sujet ». La multiplicité même de ses pou-voirs (on l'invoquait contre la stérilité, la sécheresse, la folie, la peste, la syphilis, la perte des enfants4) lui conféra un statut toujours plus éloigné de la « personne » historique, capable d'intercéder en fonction de l'histoire qu'il représentait; la « personne » s'éloignait, le personnage s'imposait, et finale-ment demeuraient, efficaces, la puissance imaginaire et symbolique, le pouvoir et la virtualité mêlés d'un être d'image. Saint Georges fut un qui problématique, mais il s'imposa toujours comme un incontestable quoi, je veux dire une impersonnelle machine à faire croire, à faire invoquer.

Le voici emblématique de tous les pays possibles, l'Angleterre, la Cata-logne, l'Aragon, le Portugal, etc., sans compter la centaine de villes italiennes qui se mettent sous sa protection. Le voilà patron des chevaliers, mais aussi des cavaliers en général, des archers, des arbalétriers, des armuriers, des sel-liers, des laboureurs, sans compter les plumassiers et autres gardians camar-guais5. Le voilà encore fondateur d'ordres en tous genres, surtout militaires (la Jarretière, les Chevaliers teutoniques, l'Ordre d'Aragon, etc.) et disséminé partout dans le calendrier liturgique6. Ne nous étonnons pas qu'une icono-graphie prodigieusement riche ait pu résulter d'un tel mouvement, d'un tel développement. Les Réformateurs du xvie siècle ont eu beau traiter saint Georges d'« épouvantail » ou de « lutin » (Iarua, dit par exemple Calvin7), saint Georges était là, unique et disséminé dans ses représentations, et d'autant plus puissant pour cela. Y a-t-il en effet meilleur support pour conjuguer puissamment l'unique et le disséminé que ces paradoxes ontologiques si effi-caces que l'on nomme des images ?

Et puis, un jour, dans cette iconographie tout entière vouée aux rapports des hommes entre eux (pouvoir et souffrance mêlés), ainsi qu'au rapport des hommes au divin (souffrance, pouvoir et croyance mêlés), l'animalité entre

22 Saint Georges et le Dragon

en scène, sous l'espèce du monstrueux. Un jour, donc, arrive le dragon. Quand cela ? [...] En 1245, Barthélémy de Trente le mentionne rapidement, dans un légendier qui fut lu et utilisé par Jacques de Voragine, dont la Légende

dorée, vers 1290, nous offre enfin, dès le début de la vie de saint Georges, l'épi-sode circonstancié — et définitivement fixé — du motif du dragon : la cité menacée par l'animal des marais ; le rituel des brebis puis de la fille du roi, offertes en sacrifice ; l'arrivée miraculeuse du « beau jeune homme ») sur son destrier ; le combat victorieux contre le dragon ; et, enfin, la conversion des habitants du royaume à la religion chrétienne8.

[...] le mot « dragon » était bien présent dans les plus anciennes versions de la légende : simplement, il n'appartenait pas au récit lui-même ; il donnait juste un motif métaphorique, souvent accolé au nom de l'empereur-tyran ; qu'il fût nommé Datien ou Dioclétien, l'empereur était qualifié de « dragon », ou de « dragon de l'abîme » ; et la pauvre impératrice, comme pour justifier cette métaphore, avait avoué à un détour de phrase « avoir peur en présence du roi, car il est très méchant et dévore la chair comme les bêtes féroces9 ». Ce n'était là encore qu'une « image », comme on dit en littérature ; mais elle allait bien-tôt fleurir, et former tout un univers d'« images » — de celles que l'historien de l'art contemple et tente de comprendre.

Et que s'agissait-il de mettre en place, avec ce motif non narratif— mais bientôt narratif— du dragon, si ce n'est une nouvelle solution « dialectique » au problème de départ, c'est-à-dire au problème de la conversion symbolique du mégalomaryr en tropaïophoros, en héros victorieux ? Cette solution dialec-tique consistait tout simplement à représenter ce sur quoi ou celui sur qui le martyr devenait victorieux. Dans l'art byzantin — notamment au xie siècle, où justement se développe cette transformation iconographique, le motif du uaincu couché à terre, aux pieds du saint, sera indistinctement un empereur (un païen en général, un musulman en particulier), un monstre anthropo-morphe (figure de Satan), ou le dragon comme tel, allégorie parfaite des deux précédents. Corrélativement, le motif du vainqueur se précisait, et saint Georges devint, à l'instar d'autres figures victorieuses et militaires — telles que les saints Basilide, Claude, Mercure, Théodore ou, bien sûr, Victor10 —, le saint caualier qu'il n'allait plus cesser d'être.

[...] Le dragon, le « grand dragon », n'était là qu'une façon de résumer tout ce

avec quoi la religion du Christ voulait en finir : les idoles, les démons — on

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se souviendra, d'ailleurs, que dans les premières légendes de saint Georges, le héros extirpait quelques démons des statues païennes avant qu'elles ne s'écroulent, Béhémot, le Léviathan, le Tentateur, les empereurs païens, les Sarrasins, les hérétiques, et pour finir le Diable en général11. Voilà pourquoi, sans doute, la victoire de saint Georges sur le dragon se fera plus tard de façon narrativisée, mais toujours allégorique, bien sûr en deux temps consécu-tifs, d'ailleurs rarement représentés (pensons à Carpaccio, néanmoins) d'abord, le dragon est uaincu, comme chaque chrétien peut vaincre à tout moment la tentation du Mal, ou comme le Christ par son sacrifice a vaincu l'œuvre du péché ; mais, ensuite, le dragon est détruit, comme chaque chré-tien sera plus tard jugé, ou comme le Messie instaurera plus tard le véritable règne céleste, extirpant définitivement toutes les formes du MalI2.

Mais la danse qu'exécute saint Georges, dans ses représentations figurées comme dans l'imaginaire de ses légendes, reste avant tout une danse du com-bat armé, une danse de la violence et du massacre. Qu'il soit un « saint homme », et que sa victime ne soit qu'une « sale bête », ne change rien à cette violence (son lointain martyre le lave d'ailleurs par avance de tout soupçon de méchanceté, et l'on voit ici comment il fallait qu'il mourût avant que de pou-voir tuer) ; bien au contraire, sa saintete' est une violence, un exercice de la vio-lence, ce qui, soit dit en passant, a dû rassurer plus d'un chef de guerre inquiet pour le salut de son âme. Et ce sont, bien sûr, les croisades, du xie au xine siècle, qui auront donné l'occasion majeure d'une telle justification conjointe du cléricalisme latent et du militarisme patent de saint GeorgesI3. Il n'est pas indifférent de constater que le récit de Jacques de Voragine, dans La Légende dorée, se termine sur une apparition miraculeuse de saint Georges comme « général des Chrétiens » pour le siège de Jérusalem et le massacre des SarrasinsI4.

Saint Georges, donc, n'en finit plus de combattre son dragon. À l'image de son héros, le combat lui-même devient unique — toujours le même, toujours dans le même suspens, toujours à reprendre — et disséminé, toujours repris, toujours légèrement déplacé, toujours légèrement transformé. À la fois désespérément figé dans sa teneur narrative (puisqu'en un clin d'œil nous reconnaissons désormais « saint Georges combattant son dragon », puisque la fin du combat nous est immédiatement donnée dans cette sorte d'« arrêt

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sur image », puisque désormais nous savons toute l'histoire et qu'il n'est nul besoin d'en savoir plus), et superbement déployé dans les versions écrites, dans les images et même dans les pratiques cérémonielles qui le mettent en scène. En soi, le combat de saint Georges n'est donc plus haletant. Ce qui nous fascine en lui tient à présent dans les transformations, dans les figures qu'il se donne de lui-même, comme une danse toujours reprise et toujours modifiée l'espace virtuel qu'elle définit.

Voilà bien, d'ailleurs, son nouveau paradoxe : saint Georges propose un combat qui n'a jamais vraiment lieu en tant qu'événement, qui a définitivement perdu cette capacité de surprise dans le dénouement, par laquelle devrait se caractériser tout événement authentique. Mais, en même temps, ce combat a toujours vraiment Heu en tant que scène. Toujours il est mis et remis en scène, de telle sorte que son enjeu véritable se résume, ou plutôt se cristallise, dans le « tour » singulier — le tropos, dirait-on en grec, c'est-à-dire, précisément, la

figure de style — que chaque interprète voudra donner de la scène. Et parce qu'il se sera construit comme une scène avant tout, ce tropos deviendra un topos, un lieu, un lieu rhétoriquement échafaudé. Ainsi, le saint Georges « visuel » des représentations plastiques ne se contente-t-il pas de livrer une bataille « dans un lieu » : peu à peu nous aurons à reconnaître que son combat lui-même est un lieu, une fondation, une disposition, un jeu jigural du lieu.

Et d'abord, que représente narrativement la victoire de saint Georges sur le dragon, si ce n'est la conquête d'un lieu ? La légende, sur ce point, est fort claire : il s'agit de la conquête d'un lieu d'humanité sur un territoire jusque là dominé par l'animal féroce ; il s'agit, corrélativement, de la conquête d'un lieu de chrétienté sur un « royaume » jusque là dominé par le paganisme. Le combat mettait en place une polarité de lieux antagonistes ; la victoire mettra en place une dialectique du passage, de l'échange et de la prise de possession locale. Même la connotation nuptiale du motif confirmera cet enjeu du lieu :

ainsi fallait-il à Ferrare que la « princesse » passât les portes de la ville et se trouvât au seuil même de son château nuptial pour que saint Georges appa-rût et pût massacrer son gros monstre de carton-pâte. Tout, ici, démontre que la « scène » du combat, spectaculairement échafaudé, faisait partie intégrante d'un rite d'entrée, d'un rite de passage et de prise de possession locale15.

Mais la polarité de la croix et du dragon demeure complexe, d'abord parce

qu'elle est organisée selon une remarquable dissymétrie. La croix est anthro-

25 Saint Georges et le Dragon

pomorphe — les Pères de l'Église insistèrent souvent sur la noblesse de son aspect, assimilable à celui d'un homme debout qui ouvre, qui étend les bras16—, tandis que le dragon nous apparaît comme relevant d'un ordre pire que l'animalité, un ordre infra-animal, monstrueux. La croix est érigée, le dra-gon est rampant. La croix est un repère : là où elle s'élève, un lieu se marque symboliquement ; tandis que le dragon est partout, dans l'eau, dans l'air, sous la terre, dans chaque recoin d'espace inculte. Enfin, la croix est toujours la même : son évidence formelle, sa vocation géométrique, la clarté de sa disposi-tion visuelle la font reconnaître, où qu'elle soit, comme une apparition salva-trice et sans ambiguïté. Elle montre le chemin, le droit chemin de la droite croyance. Le dragon, au contraire, brouille les pistes. Le dragon est toujours dif-

férent, comme pour mieux marquer ce présupposé dogmatique fondamental, selon lequel le Bien n'a qu'une seule forme — chrétienne, christique, cruci-forme —, tandis que le Mal les a toutes. La positivité se ressemble à elle-même, et ainsi le spectateur dévot pourra-t-il se réjouir toujours de recon-naître son personnage emblématique, avec son cheval blanc, sa croix rouge, sa tête angélique, sa lance efficace, etc. Tandis que la négativité ne ressemble à rien, ou pire se rend capable de ressembler à tout, de se démultiplier formel-lement, d'étendre sa néfaste influence selon une stratégie de la protéiformité.

Il ne suffit donc pas de dire que le dragon « symbolise le Mal17 ». Il faut pré-ciser aussi — et donc dialectiser l'inquiétude qu'il représente — en disant qu'il protégé quelquefois, parce que sa forme effrayante, pour peu qu'elle soit maî-trisée, instrumentalisée (comme la tête de Méduse le fut par Persée), sait éloi-gner d'autres formes effrayantes, selon une application paradoxale du prin-cipe hippocratique bien connu : similia similibus curantur, « le semblable guérit du semblable ». Ainsi, la dissemblance du dragon permettra-t-elle d'effrayer, de conjurer bien d'autres dissemblances, bien d'autres formes ou forces, ennemies. Voilà pourquoi il arrive que le dragon seul — sans personne pour l'anéantir, mais au contraire exhibé dans toute sa puissance — serve de palla-dium ou d'étendard apotropaïque pour les communautés villageoises du long Moyen Âgel8. Voilà pourquoi le dragon soigne quelquefois et s'utilise en mor-ceaux, en amulettes, en fumigations, en reliques, en bouts de graisse, contre des maux en tous genres, mais surtout contre les plaies ouvertes et pour le bon déroulement des accouchementsIQ. Sa protéiformité lui sert donc aussi à instrumentaliser le mot ouverture dans tous les sens possibles.

26 Saint Georges et le Dragon

Toutes les données anthropologiques s'accordent sur l'idée que le dragon occidental, celui de saint Georges en particulier, est un être des confins. C'est un gardien de frontières, voilà pourquoi on le dit si souvent habiter près de rivières ou de marais (quelquefois des rivières de feu20), ou encore dans les accidents d'une montagne. Il se tient aussi entre les règnes incommunicables de l'animalité sauvage et de l'humanité ; dans certains contes populaires, il enseigne au héros le langage des bêtes2I. Il exerce surtout son influence sur ces frontières temporelles que sont sont la naissance — qu'il prédestine — et la mort — qu'il accompagne souvent en passeur, comme un Cerbère doublé d'un Charon monstrueux. Et l'on comprend alors que ces confins territoriaux qu'il aime occuper sont aussi des lieux de passage surnaturels, principalement entre le monde terrestre et le « royaume des morts22 ».

[...] Le combat de saint Georges avec le dragon permet en ce sens de souli-gner ces deux motifs topographiques contradictoires que sont le lieu d'huma-nité', d'une part (chemin tracé, porte de la ville, construction urbaine), et le lieu d'inhumanité', d'autre part, qu'occupe le monstre reptilien (rivière ou marais sauvages, anfractuosité rocheuse, lieu de désolation mortelle). [...] Il y a d'abord tout un faisceau mythologique où le dragon est compris comme un être de l'eau menaçante, une eau dangereuse parce qu'on ne connaît pas ses réelles limites, son parcours, sa source. Ainsi le dragon hante-t-il les lacs et surtout les marais, comme on le lit déjà dans Beowulf et dans nombre de légendes en Europe centrale ou slave23. Dans le folklore français, le dragon apparaît en chaque lieu où l'eau menace les habitations humaines, comme dans la « presqu'île » de Poitiers entourée de marécages, comme dans les gorges du Tarn et de l'Isère, le mont Gargan et même les faubourgs parisiens (eux aussi marécageux) de Saint-Marcel ; le mot drac, la racine cjarg (gosier), que l'on trouve en maints endroits, rendent témoignage de ce lien entre sites menaçants et bêtes monstrueuses du type dragon24. Enfin, ce n'est pas un hasard si les villes italiennes qui ont le plus intensément vénéré saint Georges furent les villes de tout temps menacées par l'eau, celle des marais (comme Ferrare) ou celle des lagunes (comme Venise).

Mais à l'eau menaçante s'associe le trou dans la terre où cette eau, soit dort maléfiquement, soit gronde dangereusement. À l'eau menaçante s'associe donc le motif de la terre ouverte. C'est la Malagrotta pestifère des légendes ita-

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liennes — notamment celle, fort célèbre, de saint Sylvestre25. C'est la mon-tagne creuse, la caverne si bien évoquée par Uccello, mais aussi par Jacopo Bellini, entre autres, qui donna dans un dessin du Louvre une magnifique ver-sion de l'anfractuosité et de la « terre ouverte ». Celle-ci, donc, loin d'offrir un décor ou un « fond », peut être considérée comme faisant partie intégrante, fût-ce par métonymie du corps du dragon, au point que l'on a pu parler d'une équivalence allégorique, voire d'un engendrement du dragon par le lieu lui-même, le lieu « sécrétant en quelque sorte le monstrueux26 ».

La véritable étymologie du nom « Georges », on le sait, est la première parmi celles que donnait Jacques de Voragine : gé-ôrgos, le laboureur, l'agriculteur. Littéralement : « Celui qui œuvre la terre »... ou celui qui ouvre la terre, comme on a pu le dire jusqu'au xvne siècle. Car le verbe français ouvrer fut utilisé jus-qu'à ce siècle de raison où son ambiguïté séculaire le fit remplacer par le verbe opérer (ou travailler). Mais les auteurs médiévaux relayant en cela les latins qui avaient joué sur operire, forme populaire de aperire « ouvrir », et sur operare, « œuvrer, travailler » n'ont pas cessé de tirer un profit exégétique ou poétique de cette ambiguïté intrinsèque. J'aurais envie de dire que saint Georges donne l'incarnation même d'une telle ambiguïté ou richesse signi-fiante. Son nom nous parle d'un lieu, il nous parle aussi d'un temps, celui de la transformation que le lieu subit dans le travail, dans P« œuvre de l'ouver-ture ». Ses images, elles aussi, font œuvre de cette ouverture. Son culte, enfin, aura fait partager à des sociétés entières cette dynamique fascinante de l'ou-vert et de l'œuvré.

Car ce que le dragon imaginaire ouvrait pour le pire — terres craquelées, plaines désolées, sites infestés ou livrés aux marais, montagnes béantes et dangereuses —, le saint populaire, lui, l'ouvrira pour le meilleur. À l'ouver-ture stérile et mortifère du dragon s'oppose donc (dans le combat) et se sub-stitue (dans la victoire) l'ouverture fertile, l'ouverture féconde de saint Georges « l'agriculteur ». Nous avons vu plus haut la valeur mythique que prenaient les combats contre le dragon en tant que Jondations de sites, généra-lement des territoires suburbains rendus vivables, cultivables, habitables27. Il nous faut à présent compléter cette observation générale en disant que de telles fondations n'allaient pas sans une ouverture de la terre, une ouverture désormais comprise comme sa « fécondation » naturelle et cultivée tout à la fois, comprise donc comme son « travail » humanisé, œuvré, agricole. La

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Saint-Georges se fête le 23 avril (quelquefois le 21, quelquefois le 24) : c'est donc une fête de printemps. Et Jacques de Voragine, en nous parlant de la pure « verdeur » de saint Georges, faisait peut-être allusion aux innombrables rites de fertilité qui accompagnent, en Europe et jusqu'en Syrie chrétienne, les célébrations de la Saint-Georges.

C'est, en Europe orientale, le premier grand jour pour mettre les bêtes en pâture28, et l'on imagine bien qu'il ne les faut lâcher qu'avec la certitude, fût-elle conjuratoire, que les dragons, les bêtes sauvages en général, auront été éloignés d'abord par une efficace invocation au saint protecteur des trou-peaux que saint Georges devient en de nombreuses contrées. On célèbre ailleurs la victoire du soleil sur l'hiver redoutable, et le cavalier saint Georges prend alors figure de son plus vieil ennemi, l'Apollon au char solaire2Ç. En « ouvrant la terre », il permet sa fécondation, il l'enrichit et la protège, comme il protège arbres et chevaux, laboureurs et bergers 3°. Son dies natalis donne donc le temps propice aux semailles : « À la Saint-Georges, sème ton orge / À la Saint-Marc [le 25 avril], il est trop tard31 ». Il donne encore la figure du moment où l'eau nourricière, l'eau féconde, se substitue à l'eau gelée ou aux inondations — eaux qui détruisent les récoltes —, et nombreux sont les rites de saint Georges où un dragon processionnel est jeté à l'eau, tandis que se chantent des litanies qui en appellent à la bonne pluie ou aux miracles de l'eau en général 3\

[...] Saint Georges fut d'abord ce que racontent de lui les plus anciennes ver-sions orientales, à savoir un militaire qui renonçait à son statut pour accéder à la sacralité du martyr. Il fut donc un militaire transformé en prêtre ou en per-sonnage saint capable de convertir, de baptiser, à l'époque où ces deux fonc-tions — la religieuse et la militaire — ne pouvaient se poser qu'en suppo-sant. Mais, bien vite, la morale du prêtre et celle du guerrier devaient réussir en nombre de cas (dont le plus exemplaire, le plus abouti, fut donné par les croisades) à ne former qu'une seule figure : combattre et prier pouvaient désormais se réunir sous le même signe, signe de fer et signe de verbe tout à la fois33.

À cette première dualité réconciliée succède ou se superpose un autre mouvement dialectique, qui connaît lui aussi ses développements décisifs aux xie et xiie siècles, c'est-à-dire à l'époque même où se constitue véritable-ment l'iconographie occidentale de saint Georges ; cette seconde dualité est

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celle du militaire et du paysan (miles, rusticus34). Or, saint Georges possède la particularité figurale de dépasser encore cette seconde opposition : non seu-lement c'est un « chevalier » au nom propre d'« agriculteur », mais son com-bat lui-même, dans presque tous les rituels qui l'honorent, prend valeur d'un travail, d'une « ouverture », et finalement d'une « capture » de lieux jusque là incultes ou hostiles. Et la ternarisation du conflit avec le dragon — par l'intro-duction, notamment, du motif de la princesse — ne fera qu'allégoriser et développer encore l'aspect dialectique de toute cette transformation d'images. Saint Georges n'est le héros d'un geste de sang35 que pour affirmer son œuvre comme geste de saint, qui fait de chacune de ses représentations un acte du verbe, un acte de la foi propagée; mais ces deux gestes ne s'affirment ensemble que pour proposer quelque chose comme un geste de site, entendons par là un geste — ou une geste — signifiant la reconquête d'un territoire (pre-mier sens de l'ouverture) et son accession au travail, à l'œuvre, à la culture (deuxième sens de l'ouverture), tout ce qu'aura permis, imaginairement, le combat décisif avec un dragon enfin neutralisé, enfin transfixé (troisième sens de l'ouverture).

Voici donc une iconographie dont la perpétuelle transformation aura tou-jours déplacé son sujet, déplacé ses enjeux, déplacé ses significations. Ce que j'ai nommé, tout au long de ces lignes, une exégèse interne, visait à rendre compte d'un tel déplacement par lequel, loin de « dégénérer » — comme disent imprudemment certains historiens —, le motif de saint Georges s'ou-vrait, devenant à la fois « autre que lui-même », autre que son sujet manifeste, mais en même temps faisant remonter cet « autre » comme l'exigence la plus profonde et la plus nécessaire de sa « vie » symbolique. Façon de dire que le motif de saint Georges, depuis Byzance jusqu'à l'art baroque, n'a cessé de s'a Itérer, mais pour mieux se révéler, pour mieux révéler son pouvoir de donner forme — ou formes — à l'imaginaire des sociétés chrétiennes.

[...] Il est frappant, notamment, de constater qu'au schéma simple du combat — un chevalier, un dragon, une princesse — s'ajoutent régulière-ment des éléments qui ont pour fonction (mystérieuse fonction, du point de vue narratif) de de'doubler chacun des acteurs de ce drame allégorique.

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1. E. Panofsky, Essais d'iconologie, Thèmes humanistes dans l'art de la Renaissance (1939), trad. C. Her-

bette etB. Teyssèdre, Paris, Gallimard, 1967, p. 13.

2. Par exemple K. Kiinstle, Ikonograjie der christlichen Kunst, Fribourg-en-Brisgau, Herder, 1926,

II, pp. 263-279. L. Réau, Iconographie de l'art chretien, III-2, Paris, PUF, 1955-1959, pp. 571-579. S.

Braunfels et E. Lucchesi Palli, « Georg », Lexikon der christlichen Ikonograjïe, IV, W. Braunfels (s.l.d.),

Fribourg-en-Brisgau, Herder, 1974, col. 365-390.

3. Cf. C. Cahier, Caractéristiques des saints dans l'art populaire, Paris, Poussièlgue, 1867, pp. 47, 211,

320, 733, 791.

4. Cf. D. Howell, « Saint Georges as Intercessor », Byzantion, XXXIX, 1969, p. 121.

5. Cf. L. Réau, op. cit., II-2, p. 573.

6. Cf. D. Balboni, M. C. Celletti, « Giorgio, santo, martire », Bibliotheca Sanctorum, VI, Grotta-

ferrata di Roma, Citta Nuova, 1965, col. 520-522. P. Perdrizet, Le Calendrier parisien à la fin du Moyen

Âge d'après le breviaire et les Hures d'heure, Paris, Les Belles Lettres, 1933, pp. 123-124 et 149.

7. Cité par W. Budge, George ofLydda, The Patron Saint ofEngland. A Study of the Cultus of St. George

in Ethiopia, Londres, Luzac, 1930, p. 5.

8. J. de Voragine, La Légende dorée (ca. 1290), I, trad. J.-B. Roze, Paris, Garnier-Flammarion,

1967, pp. 104-105. Cf. A. Boureau, « Saint Georges et le dragon », Formes médiévales du conte mer-

veilleux, J. Berlioz, C. Brémond et C. Velay-Vallantin (s.l.d.), Paris, Stock, 1989, pp. 25 et 29 (qui

cite le manuscrit inédit de Barthélémy de Trente, Le Liber Epilogrum in gesta Sanctorum, Vat. Lat. 1300

de la Bibliothèque Vaticane). Sur la littérature légendaire et hagiographique du Moyen Âge en

général, cf. G. Philippart, Les Légendiers latins et autres manuscrits hagiographiques, Turnhout, Brepols,

1977, passim.

9. E. Amélineau, Contes et Romans de l'Egypte ancienne, Paris, Leroux, 1888, II, pp. 171-172, 189-

199, 204, etc.

10. Cf. S. Braunfels-Esche, Sankt Georg. Legende, Verehrung, Symbol, Munich, Callwey, 1976,

pp. 76-78. J. Mercier, « Les Saints cavaliers », Le Roi Salomon et les maîtres du regard. Art et me'decine en

Ethiopie, Paris, Réunion des Musées Nationaux, 1992, pp. 70-71 (pour les saints éthiopiens).

11. Cf. J. Le Goff, « Culture ecclésiastique et culture folklorique au Moyen Âge : saint Marcel de

Paris et le dragon », Pour un autre Moyen Âge. Temps, travail et cuture en Occident, Paris, Gallimard,

1970, pp. 245-251.

12. Cette double temporalité a été notée, mais non interprétée, par V. J. Propp, Les Racines histo-

riques du conte merveilleux, trad. L. Gruel Apart, Paris, Gallimard, 1946, p. 292.

13. Cf. G. Cohen, Histoire de la chevalerie en France au Moyen Âge, Paris, Richard-Masse, 1949,

pp. 23-26.

14. J. de Voragine, op. cit., I, p. 301.

15. Cf. A. Van Gennep, Les Rites de passage, 1909, Paris, Picard, 1981, pp. 19-33.

16. Cf. A. Quacquarelli, « La croce e il drago nella simbolica patristica », Retorica e iconologia

(1976), Bari, Istituto di Letteratura cristiana antica, 1982, p. 78.

17. H. Leclercq, « Dragon », Dictionnaire d'archéologie chrdienne et de liturgie, IV-2, Paris, Letouzey

et Ané, 1921, col. 1537. Cf. surtout U. Steffen, Drachenkampf. Der Mythos von Bôsen, Stuttgart, Kreuz-

Verlag, 1984, passim.

18. Sur les dragons-étendards et les dragons-emblèmes, cf. S. Thompson, Motif-Index oJFolk-

31 Saint Georges et le Dragon

literature. A Classification of Narrative Eléments in Folktales, Ballads, Myths, Fables, Medieual Romances,

Exempla, Fabliaux, Jest-Books and Local Legends (1932-1936), Helsinki, Academia Scientiarum Fennica,

Londres-Bloomington, Indiana University Press, 1975, VI, p. 226. L. Dumont, La Tarasque. Essai de

description d'un fait local d'un point de vue ethnographique, Paris, Gallimard, 1951, p. 227. F. Wild, Dra-

chen im Beowulf und andere Drachen, mit einem Anhang : Drachenfeldzeichen, Drachenwappen, und St. Georg,

Vienne, ôsterreichische akademie der Wiss. Phil.-Hist. (vol. CCXXXVIII), 1962, passim. J. Le GofF,

op. cit., pp. 262-264 et 273-276. F. Rademacher, « Zur Symbolic des Drachens im Mittelalter. Apo-

tropâische Drachen an Kirchengiebeln und auf Reliquiaren », Kunst als Bedeutungstrâger. Gedenk-

schrift jiir Gunter Bandmann, W. Busch, R. Haussherr et E. Trier (s.l.d.), Berlin, Mann, 1978, passim.

19. Cf. Pline l'Ancien, Histoire naturelle, XXX, A. Ernout (s.l.d.), Paris, Les Belles Lettres, 21,100,

117,122,128-129 (pp. 31, 58, 64, 66, 68-69).

20. Cf. V. J. Propp, op. cit., p. 288.

21. Cf. S. Thompson, op. cit., VI, p. 226.

22. Cf. V. J. Propp, op. cit., pp. 348-369.

23. Cf. S. Thompson, op. cit., VI, p. 226. Beowulf L'épopée fondamentale de la littérature anglaise, XII-

XIII, trad. J. Queval, Paris, Gallimard, pp. 90-93. V. J. Propp, op. cit., pp. 334-347.

24. Cf. H. Dontenville, Histoire et Géographie mythiques de la France, Paris, Maisonneuve et Larose,

1973, pp. 28-29, 36-49-

25. Cf. G. Antonucci, « La leggenda di San Giorgio e del drago », Emporium, LXXVI, 1932,

pp. 81-89. Jacques de Voragine, op. cit., I, pp. 104-105.

26. C. Kappler, Monstres, démons et merveilles à la fin du Moyen Âge, Paris, Payot, 1980, p. 38.

27. Cf. J. Le GofF, op. cit., pp. 252-259.

28. Cf. J. G. Frazer, Le Rameau d'or (1890-1915), trad. P. Sayn et H. Peyre, Paris, Robert LafFont,

1981, IV, p. 130, note 3.

29. Ibid., II, p. 85. On dit ailleurs qu'il « ouvre le sol durci par le gel du long hiver avec des clefs

d'or, probablement les rayons du soleil ». (Ibid., I, p. 447.)

30. Ibid., I, pp. 442-456.

31. Cité notamment Par É. Mâle, KArt religieux du XIIIe siècle en France. Essai sur l'iconographie du

Moyen Âge et sur ses sources d'inspiration, Paris, Armand Colin, 1898, p. 273.

32. Cf. P. Saintyves, En marge de la Légende dorée. Songes, miracles et survivances. Essai sur la formation de

quelques thèmes hagiographiques, Paris, Robert LafFont, 1931, pp. 748-757. H. Dontenville, op. cit., p. 29.

E. Domenicali, « San Giorgio e gli Estensi. Il santo e l'unicorno contro il drago », San Giorgio tra Fer-

rara e Praga. Dalle collezioni estensi a konopiste, Ferrare, G. Gorbo, 1991, p. 116 (sur le cas ferrarais).

33. Cf. G. Duby, Les Trois Ordres ou l'imaginaire duféodalisme, Paris, Gallimard, 1978, pp. 99-104.

G. Duby, Le Chevalier, la Femme et le Prêtre. Le mariage dans la France féodale, Paris, Hachette, 1981, pp. 27-60.

34. G. Duby, « Les origines de la chevalerie », Hommes et structures du Moyen Âge, Paris-La Haye,

éditions de l'EHESS-Mouton, 1968, pp. 325-341. G. Duby, Guerriers et Paysans, VIF-XIF siècle. Premier

essor de l'economie européenne, Paris, Gallimard, 1973, p. 190, etc.

35. Expression de Marc Bloch citée par J. C. Schmitt, La Raison des gestes dans l'Occident médiéval,

Paris, Gallimard, 1990, p. 209. (Et sur les « gestes de la deuxième fonction », ibid., pp. 209-211.)

GÉRARD GAROUSTE

Le dieu cavalier Horus transperçant l'animal typhonien C'est là l'intitulé de la notice du catalogue du Musée du Louvre. L'œuvre représente Horus frappant Seth crocodile de sa lance. On peut remarquer que dès cette œuvre, datée du Ve siècle ap. J.-C., l'as-pect fabuleux du combat l'emporte sur l'aspect épique et héroïque : le dieu regarde devant lui et le cheval ne se soucie guère du dragon. (© Musée du Louvre. Département des antiquités égyptiennes.)

En rêvant de saint Georges

Jacques Lacarrière

Je regarde l'icône de saint Georges figurant depuis des années sur mon ico-nostase personnelle, copie d'une œuvre Cretoise du xvie siècle et don, jadis, d'un moine de l'atelier d'icônes de Karoulia, une skite du mont Athos en Grèce. Toute la légende et toute la symbolique de saint Georges sont conte-nues en ce petit espace : vêtu en soldat romain et juché sur un cheval somp-tueusement harnaché, le saint transperce de sa lance un dragon qui se tord à ses pieds, entre les pattes du cheval. Sur la droite, royalement vêtue, une prin-cesse assiste au combat, debout au pied d'un rocher. À gauche, sur la croupe du cheval, juste derrière le saint, un minuscule personnage — dont nous reparlerons — tient un vase d'une main et une serviette de l'autre. Saint cava-lier, saint militaire, saint combattant, saint délivreur, saint purificateur et saint sauveur, la légende de saint Georges s'affirme ici dans tout son sens : il ne combat pas seulement un dragon pour en délivrer la princesse mais les forces du Mal en personne, la personnification même de l'idolâtrie. C'est tout le passé païen, toute l'humanité d'avant le Christ qui se débattent et qui suc-combent ici dans les contorsions du dragon et c'est la main du nouveau dieu — main non représentée sur cette icône mais qui figure sur beaucoup d'autres — qui apparaît à travers les nuages pour guider le saint sur sa voie triomphante. C'est d'ailleurs ainsi qu'il est toujours nommé dans la tradition byzantyne : le Tropaïophoros, le porteur de trophées, autrement dit, le Triom-phant. Ceci en prélude à l'étonnante aventure de ce saint dont la vie même a souvent été mise en question et dont le sillage dans la tradition orthodoxe correspond plus, c'est vrai, à celui d'une légende dorée qu'à celui d'une véri-table biographie. Disons, pour résumer le vraisemblable ou le possible, que saint Georges passe pour avoir vécu au temps de l'empereur Dioclétien, au me

siècle ap. J.-C., et que son champ d'activités (disons le champ de ses exploits) se situe tour à tour en Palestine, en Cappadoce et en Libye.

35 Saint Georges et le Dragon

Oui. L'histoire — ou plutôt la légende — de saint Georges commence bien avant le temps de saint Georges lui-même. Je pense qu'elle a débuté sur les rives du Nil, plus particulièrement dans les marécages du delta, là où, cachée parmi les grands roseaux, la déesse Isis allaitait en secret Horus, l'enfant-dieu, qu'elle avait eu de son frère Osiris. Enfant destiné à régner sur l'Égypte après la mort de son père et que, pour cette raison, son oncle Seth recherche pour le tuer à travers tout le pays. Et Isis, dissimulée au cœur de ces marais, allaitera, protégera, élèvera l'enfant-dieu jusqu'au jour où, devenu grand, il n'aura de cesse de rechercher son oncle pour l'affronter et pour le tuer.

Les Grecs assimilaient le dieu Seth au dieu serpentiforme Typhon et on le représentait généralement sous forme reptilienne, particulièrement sous forme de crocodile. D'où, dès l'époque de l'occupation romaine en Égypte, ces innombrables figures du dieu Horus, vêtu en soldat romain, et nanti d'un cheval, en train de transpercer de sa lance son ennemi, le dieu crocodile Seth. On a retrouvé en Égypte, et particulièrement dans l'art copte qui précéda et qui influença considérablement les premières icônes byzantines — qui sont nées en Égypte, il faut le rappeler — de très nombreuses figurations de ce combat augurai et inaugural qu'on va retrouver sous des formes et des variantes diverses jusqu'au temps de saint Georges. Et l'on voit bien que dès le début de ce long chemin, de cette longue aventure iconographique, ce combat mené initialement par un dieu céleste à tête de faucon contre un dieu chtonien à forme de serpent ou de crocodile, est déjà un combat cosmique, où s'affrontent, par divinités interposées, le monde de la lumière et celui des ténèbres. Nous avons là, avec Horus combattant Seth le premier et le parfait modèle de ces saints cavaliers qui vont désormais peupler l'imaginaire byzantin et ce, dès le 11e siècle ap. J.-C.

*

Dans la tradition proprement grecque, saint Georges fait partie de cette immense famille de saints qu'on nomme les saints militaires, les uns équestres, les autres pédestres, parmi laquelle les plus connus — et surtout les plus souvent représentés — sont saint Georges, saint Dimitri, saint Théo-dore, saint Mercure, saint Minas, saint Artémis et saint Procope. Tous sont représentés de façon semblable, vêtus d'une armure ou d'une cuirasse en

36 Saint Georges et le Dragon

mailles sur une courte chlamyde tenant une lance dans la main droite, un bouclier dans la main gauche et revêtus parfois d'un ample himation, le grand manteau des empereurs.

Les icônes, on le sait, sont des œuvres dont le sujet et la facture sont étroi-tement codifiés. La notice picturale concernant saint Georges et figurant dans le Grand Synaxaîre ou Vies des saints attribué à Denys de Fourna et datant du xme siècle, dit très précisément : « À représenter jeune, le visage imberbe, avec des cheveux crépus auréolant sa tête. Il chevauche un cheval blanc et transperce de sa lance un dragon vert, tapi à l'entrée d'une grotte. Sur la gauche, au sommet d'un rocher un château et devant, au pied de la porte, la princesse que le saint a sauvé des dents du dragon. » Cette notice laisse en fait au peintre un certain nombre de libertés dont beaucoup se serviront au cours des âges, notamment dans la figuration du cheval, du dragon et du saint lui-même. Je m'en tiens évidemment ici aux seules icônes le représentant au combat car de nombreuses autres — principalement des fresques — le repré-sentent en pied, à côté d'autres saints militaires. Il arrive aussi que certaines de ces icônes, celles notamment appartenant au monastère de Sainte-Cathe-rine sur le Sinaï et qui sont parmi les plus anciennes, le figurent avec autour de lui les scènes principales de sa vie, de ses exploits, de ses miracles et de ses épreuves, comme cela était souvent le cas pour les principaux saints.

Le cycle de la vie de saint Georges — iconographiquement parlant — se déroule en vingt scènes qui, à quelques détails près, représentent la compa-rution du saint empereur et son refus d'abjurer la foi chrétienne, son empri-sonnement, sa flagellation, l'épreuve des chairs brûlées avec des cierges ou des fers rouges, le supplice de la roue, l'ensevelissement sous la chaux et quelques scènes miraculeuses comme la résurrection d'un mort ou, juste après sa décapitation, le saint portant sa tête entre ses mains. Ce qui nous amène à revenir sur l'acte essentiel, fondateur de sa notoriété et de sa légende : le combat contre le dragon pour délivrer la princesse promise à ses dents. Dans la célèbre Légende dorée de Jacques de Voragine, celui-ci reprend presque textuellement la version de la Vie grecque de saint Georges du Ve

siècle. Je n'en cite ici que les passages relatifs au combat : « Un jour, Georges arriva dans une ville de Libye nommée Silène. Or, dans un étang voisin de la ville, habitait un dragon effroyable qui, maintes fois, avait mis en déroute la foule armée contre lui. Parfois, il s'approchait des murs et empoisonnait par son souffle tous ceux qui se trouvaient à sa portée. Pour apaiser la fureur de

37 Saint Georges et le Dragon

Datée du xme siècle, cette icône représente saint Georges entouré des différentes scènes de sa vie,

de ses miracles et de son martyre. (© Monastère de Sainte-Catherine, Mont Sinaï.)

ce monstre et l'empêcher d'anéantir la ville entière, les habitants lui offraient chaque jour deux brebis. Mais bientôt le nombre des brebis se trouva si réduit que force fut aux habitants de tirer au sort une créature humaine et aucune famille ne fut exceptée de ce choix. Et déjà presque tous les jeunes gens de la ville avait été dévorés lorsque, le jour où saint Georges arriva, le sort désigna pour victime la fille unique du roi. »

La fille unique du roi, une véritable princesse offerte en pâture au dragon ! Voilà qui a un air de déjà vu, déjà entendu et même déjà lu ! Oui, le héros déli-vreur de princesse et pourfendeur de dragon existait bien avant saint Georges qui ne fut que le dernier — ou l'avant-dernier — d'une longue liste de dieux, de héros, ou de saints drakonoctones, autrement dit de tueurs de dragon (dra-gon se disant drakos en grec). Rappelons pour mémoire, Héraklès délivrant la princesse Hesione, fille du roi Laomédon, offerte en pâture au dragon sous les murs de Troie. Souvenons-nous aussi de Persée délivrant la princesse Andro-mède enchaînée sur un rocher face au monstre marin. On n'en finirait pas de compter les princesses et les monstres marins (ce qui prouve d'ailleurs que ces derniers ont quelque utilité !), de compter les héros cavaliers et les couples mythiques voués aux joutes amoureuses et aux combats épiques. À cette dif-férence près qu'ici, saint Georges ne demandera pas la main de la princesse, une fois sa victoire accomplie et la princesse délivrée. Mais qu'en dit Jacques de Voragine ? Saint Georges se dirige donc vers la bête pour sauver la prin-cesse d'une mort atroce. À cet instant précis « le dragon souleva sa tête au-dessus de l'étang et saint Georges, après être monté sur son cheval et s'être armé du signe de la croix assaillit bravement le dragon qui s'avançait vers lui. Il brandit haut sa lance et fit au monstre une blessure qui le renversa sur le sol. Et le saint dit à la princesse : "Mon enfant, ne crains rien et lance ta ceinture autour du cou du monstre !" La princesse fit ainsi et le dragon, se redressant, se mit à la suivre comme un petit chien qu'on mènerait en laisse. »

Cette scène n'est pas toujours représentée sur les icônes mais elle est très significative : avec le christianisme, l'important est moins de tuer le dragon que de le soumettre. Le symbolisme est évident : grâce au dieu chrétien, le héros — ou le saint — soumet désormais à son ordre les dieux de l'ancien temps devenus des idoles. Et les dragons, sans disparaître tout à fait, devien-dront les nouveaux témoins de cette mutation en se faisant les dociles servi-teurs des saints et des ascètes. C'est bien ainsi qu'ils apparaissent déjà dans les vies des pères du désert égyptien où les anachorètes foudroient ou soumettent

39 Saint Georges et le Dragon

dragon sur dragon en faisant simplement le signe de la croix. Certains récits

montrent même les dragons allant chercher au Nil Peau nécessaire à leurs

nouveaux maîtres !

Reste un détail intéressant : la légende de saint Georges a connu beaucoup de variantes dans les temps anciens et au cours des âges. Lors d'un voyage en Cappadoce, il y a quelques années (région, rappelons-le, où s'installèrent, en des églises et des monastères rupestres, d'importantes communautés de moines et d'ermites grecs), j'ai pu constater à quel point la légende de saint Georges avait occupé les esprits et l'imagination dans les temps byzantins, tant par le nombre des icônes peintes alors que des fresques représentant son combat contre le dragon. Hors c'est surtout là, sur ces fresques et sur ces icônes que figure un épisode tardif, sans doute introduit après le vie siècle, l'épisode de l'enfant — ou du jeune esclave — et des brigands. Au cours de son séjour en Cappadoce, et avant qu'il n'affronte le dragon, saint Georges aurait rencontré un enfant, portant un vase sacré — un ciboire peut-être —, en proie à des brigands qui voulaient l'en déposséder. Saint Georges tue alors les brigands et sauve ainsi l'enfant, qu'il prend et emmène avec lui. C'est cet enfant qu'on voit figurer sur certaines icônes juste derrière le saint. Beau-coup d'icônes, précisons-le, se passent d'enfant, ou de princesse, mais aucune ne se passe du dragon, lorsqu'il y a combat. Et c'est bien là le sens de l'image : la victoire du saint martyr — héros des temps nouveaux — sur les forces des ténèbres et de l'obscurantisme. Plus tard à propos d'un autre saint militaire combattant, lui aussi très célèbre — Saint Dimitri —, ce sont les incroyants ou les barbares qui remplaceront les dragons. L'ennemi s'huma-nise, devient un Sarrasin ou un Infidèle. Mais le sens du combat est le même : lutter contre l'ennemi de Dieu et de la foi. Avec saint Georges, nous sommes en fait à la limite de deux mondes : le monde d'avant, le monde païen, encore suffisamment vivace au temps supposé de saint Georges, pour que ses légendes nourrissent encore le nouveau monde en train de naître, un monde qui a vaincu les forces mais non les fantasmes de ce passé. Et l'autre monde, en train de naître mais non totalement vainqueur (le paganisme survivra longtemps jusqu'à la fin du ve siècle au moins, ce qui explique peut-être l'im-portance et la survivance de ces figures mythiques) . Le ciel a changé de maître et en place d'Horus ou de Zeus, c'est Dieu — ou plutôt sa main — qui transparaît dans les nuages, encourage les combats terrestres et soutient le

40 Saint Georges et le Dragon

Icône Cretoise du xv6 siècle représentant saint Georges, il s'agit d'un exemple parfait de scène édifiante à caractère arétologique. le saint paraît totalement étranger au combat qui se déroule à ses pieds. (© Église de la Néa Panaghia, Lithinôn, Grèce.)

Icône copte tardive. Elle ne représente pas saint Georges mais saint Théodore Stratélate, autrement dit « chef de guerre ». On y retrouve tous les éléments de la légende de saint Georges, y compris le jeune esclave enchaîné et délivré par le saint.

cœur des martyrs pendant l'épreuve. Sur terre, le dragon-dinosaure a été

repoussé mais non totalement refoulé et va continuer à hanter longtemps —

jusqu'au cœur du Moyen Âge — les zones sensibles et obscures de l'être et du

croyant. Pensons-y car il n'est pas dit que nous n'allons pas le croiser à nou-

veau sur notre route.

*

Ceci pour la légende de saint Georges, telle qu'elle a pu être vécue et ressen-tie dans les premiers siècles de notre ère et très longtemps après dans les pays chrétiens, et particulièrement les pays orthodoxes. Car ce sont précisément les implantations traditionnelles et orientales — je dirai même les sources archétypales du combat contre le dragon qui ont assuré par la suite le succès du mythe bien au-delà des temps païens. Il n'est nullement nécessaire, pour devenir un saint, de combattre à tout prix des dragons ou de délivrer des prin-cesses. Il n'est pas moins vrai que ce combat et cette délivrance restent le noyau invariant de la légende qui peut alors se reporter sur tel ou tel saint, en tel ou tel contexte, comme le montrera, des siècles plus tard, la légende cel-tique de Siegfried. Loin de ternir ou de diminuer la gloire de saint Georges, sa victoire sur le dragon ne fit que confirmer son statut de sauveur, de héros chrétien, donc de saint. Tout un chacun en effet, comme le remarque judi-cieusement Roger Caillois dans son essai Le Mythe et le Sacre', n'est pas amené quotidiennement à rencontrer des dragons sur sa route. Ce qui constitue le héros et qui le définit est moins de vaincre des dragons que d'avoir à les affronter. Bien entendu, l'on pourra rétorquer : « C'est parce que chacun d'entre nous n'ambitionne nullement de devenir un saint ou un héros. » — « C'est vrai, répondrait sans doute Roger Caillois, et c'est bien pour cela que, lorsque nous nous aventurons dans le cœur des forêts ou simplement sur quelque chemin de campagne, nous ne rencontrons que des chiens aboyeurs ou que des renards enragés. Mais des dragons, nenni ! » S'agissant de saint Georges, il me paraît fort intéressant de voir justement comment un mythe antique — et plus qu'antique même, si l'on songe au combat du dieu méso-potamien Mardouk contre le monstre reptilien et féminin Tiamat, antérieur d'au moins dix siècle au combat d'Horus contre Seth — comment un mythe antique, dis-je, a pu franchir les siècles sans encombre ni transformation ou déformation majeure et passer tel quel ou presque dans le christianisme.

43 Saint Georges et le Dragon

C'est aussi une façon d'approcher et de réfléchir sur les voix mystérieuses de l'imaginaire collectif, puisque la légende de saint Georges est une pure inven-tion, bâtie de toutes pièces à partir d'éléments étrangers bien antérieurs à elle. Plus qu'en d'autres légendes chrétiennes, tributaires elles aussi de récits et de symboles étrangers, c'est un exemple particulièrement transparent d'emprunt, voire d'appropriation d'un scénario mythique traditionnel.

Plus remarquables encore à mes yeux, sont la logique, la cohérence et même la cohésion des différentes variantes iconographiques de la légende à travers les différents pays et les différents siècles. Que l'on soit ou non partisan des théories de Jung, on ne peut que constater l'existence et la persistance en notre inconscient collectif d'images archétypales comme celle du combat contre le dragon. Pourquoi, par exemple, les pourfendeurs de dragon, qu'ils soient des dieux, des héros ou des saints, sont-ils tous à cheval alors que le cheval n'est pas partie intégrante de toutes les versions du mythe ? Quand Apollon ou Héraklès combattent les serpents ou les dragons mythiques, ils le font sans cheval, par la seule force de leurs bras et aussi de leur puissance sur-humaine. D'ailleurs, quand on regarde bien l'une des plus anciennes figura-tions de ce combat — la sculpture du Louvre représentant le dieu-faucon Horus transperçant Seth de sa lance —, on ne peut qu'être frappé par un détail qu'on retrouvera très souvent par la suite sur les icônes byzantines : loin de s'acharner, de s'échiner contre le monstre comme on pourrait légiti-mement s'y attendre, le dieu demeure impassible, la tête tournée ailleurs, comme si son bras agissait seul, par le seul pouvoir, la seule aura de sa nature divine, comme si, en quelque sorte, la victoire était d'avance acquise. Ce côté désarmant mais significatif sera plus sensible encore sur certaines icônes de saint Georges où le saint apparaît comme de plus en plus étranger au combat qui semble devenir alors une simple et pure formalité. Cet aspect est particu-lièrement sensible dans une icône crétoise du xve siècle où le saint chevauche son cheval, la tête entièrement tournée vers l'extérieur (disons vers le croyant qui vient pour l'honorer) en une pose rigide et purement frontale, sans paraître s'occuper le moins du monde du combat qui se déroule sous ses pieds. On peut même constater que sa main droite tient à peine la lance et que le bouclier protecteur est carrément derrière son dos. La partie basse de l'icône, malheureusement très mutilée, laisse deviner la princesse tenant en laisse le dragon vaincu et pacifié — on peut même dire domestiqué — prêt à

44 Saint Georges et le Dragon

la suivre jusqu'au château. Le cheval lui-même, souvent dressé sur ses pattes arrière dans l'ardeur du combat, la tête tournée vers le dragon, semble étran-ger à la lutte, se contenant d'avancer, une patte levée, en une marche lente. Il est évident que ce type d'icône néglige délibérément les détails du combat pour mettre en valeur, par le hiératisme des poses, le pouvoir miraculeux du saint. Ce n'est ici ni le courage ni la force physique qui viennent à bout du monstre mais la ferveur du saint, la puissance de la foi et, bien sûr, le soutien et la bénédiction de Dieu dont la main apparaît en haut à droite dans les nuages. Autrement dit, il s'agit moins — et tout est dit, tout est montré pour le prouver — d'une scène historique et d'un combat réel que d'un affronte-ment symbolique et d'un combat miraculeux. Il n'est pas jusqu'au jeune esclave porteur du ciboire, figurant sur la croupe du cheval juste derrière le saint, qui ne soit lui-même partie prenante de ce miracle : loin d'être terrorisé par l'épisode, il est lui aussi d'une sérénité à toute épreuve. Nous sommes bien ici au cœur d'un espace mythique et surtout d'un temps hors du temps.

Ce type de représentation dont la fonction est essentiellement théologique et non anecdotique ou historique tendrait à prouver ou à supposer que les moines qui peignirent ces icônes étaient parfaitement conscients et informés du caractère avant tout arétologique — disons édifiant — de la vie et des miracles de saint Georges. Disons même que d'une certaine façon, ils antici-paient ce qui dans les siècles ultérieurs deviendra peu à peu une évidence à savoir que saint Georges ne fut qu'un modèle, un fantôme héroïque issu lui-même d'une longue suite de modèles semblables. Une pure affabulation, donc, mais qui, comme telle, était justement assurée d'une pérennité bien plus grande que celle des événements purement historiques.

Au département des antiquités chrétiennes du Musée du Louvre figure une tapisserie copte médiévale représentant saint Georges et le dragon et dont on pourrait dire qu'elle est, de par son dépouillement et ce qu'on nommerait aujourd'hui son minimalisme, l'exemple parfait d'une légende réduite en quelque sorte à ses trois éléments fondateurs : un saint armé, un cheval, un dragon. La technique même de la broderie et de la tapisserie a tendance, bien sûr, à simplifier les scènes représentées. À l'opposé des figures de plus en plus embrouillées et baroques que les artistes byzantins vont multiplier sur les icônes, les figures coptes de saint Georges — même si celle-ci est très tar-dive — restent à mes yeux les plus fidèles aux structures archétypales de la

45 Saint Georges et le Dragon

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*NÉ(dt

Tapisserie copte médiévale représentant saint Georges et le dragon. (© Musée du Louvre. Département des antiquités chrétiennes.)

légende. On ne progresse qu'à force de combat contre les doubles forces du Mal et du passé. Passé dont le dragon illustre très clairement l'aspect hybride et primitif.

Au fond, que veut nous dire saint Georges ? Que l'accès au Royaume est simple si l'on est mûr pour affronter l'épreuve. Il suffit d'une eau ou d'une flaque originelle, d'un ancêtre amphibien, d'une lance ou d'un rayon laser selon l'époque, et surtout du désir impérieux d'accomplir son destin d'homme. Dans cette affaire, ni le cheval ni la princesse ne sont véritable-ment nécessaires. Mais pour moi, qui jamais à ce jour n'ait eu la chance ou l'opportunité d'affronter un dragon, je pense que j'aurais délaissé le cheval mais certainement pas la princesse.

P O È M E P O P U L A I R E G R E C

I N S P I R É P A R L ' I C Ô N E D E S A I N T G E O R G E S

Saint Georges, notre maître, saint Georges, mon cavalier Qui pour arme a la croix et la lance dorée, Daigne venir à nous, en la vallée perdue

Où gîte un fauve horrible, un terrible dragon. En ce lieu sourd une eau au pied d'un grand rocher

Mais le dragon empêche quiconque d'approcher. Le roi a ordonné qu'on recourt à des sorts Pour désigner celui qui ira vers la mort. Et le sort est tombé sur la pauvre princesse Orgueil de la reine, unique joie du roi. « Prenez-moi, dit le roi, en place de ma fille « Prenez ma propre vie, donnez-la au dragon. » Mais nul n'y consent et le roi de gémir : « Alors prenez ma fille et parez-la de perles, « De perles et de diamants comme une fiancée. » Alors on l'emmena au rebord du déduit Et là on l'enchaîna aux margelles du puits. La princesse effrayée appelle alors le saint : « Délivre-moi, saint Georges, délivre-moi, mon saint. »

Elle n'avait pas fini qu'un jeune homme apparût : « Laisse-moi reposer un temps sur tes genoux « Et quand l'eau frémira, dis-le moi aussitôt « Et je me lèverai et le dragon tuerai. »

« Lève-toi vite, il vient, voici l'eau qui frémit « Et le dragon déjà s'apprête à me manger. »

Le saint se lève, s'harnache, fait son signe de croix. Il frappe le dragon et lui déchire le cou. « Va, mon enfant, rentre chez toi, rentre chez tes parents. » « Dis-moi, dis-moi, jeune homme, dis-moi quel est ton nom ? » « On me nomme saint Georges, saint Georges le Cappadocien.

« Je veux qu'en récompense tu construises une église « Et sur le mur de droite dessine un cavalier

« Qui pour arme a la croix et la lance dorée. »

(trad. J. L.)

BALTHASAR BURKHARD

UNE LÉGENDE VEUT QUE TOUT PETIT, SAINT GEORGES QUITTA SON ROCHER, ENFOURCHA SON CHEVAL D'OR

ET PARTIT EN QUÊTE DU DRAGON. ADULTE, IL GALOPAIT TOUJOURS À SA RECHERCHE, NON PLUS POUR LE TUER,

MAIS POUR SAVOIR S'IL APPARTENAIT AU MONDE RÉEL OU À CELUI DE L'ENFANCE. Q U A N D IL DEVINT TRÈS

VIEUX, IL APERÇUT L'OMBRE DU DRAGON SUR LE ROCHER QUI L'AVAIT VU PARTIR. ALORS QU'IL CROYAIT S'ÊTRE

ENFONCÉ TOUT DROIT DANS LA FORÊT, IL Y AVAIT FAIT UN TOUR PRESQUE COMPLET. MAIS UN PRÉCIPICE

INFRANCHISSABLE L'EMPÊCHAIT DE BOUCLER LA BOUCLE. LA LIGNE DE SA VIE ÉTAIT COURBE COMME LES FERS

DE SON CHEVAL : PLUS IL AVANÇAIT VERS SON EXTRÊME VIEILLESSE, PLUS IL SE RAPPROCHAIT DE SA PRIME

ENFANCE, SANS POUVOIR CEPENDANT COMBLER LE VIDE QUI LES SÉPARAIT. S'IL VOULAIT RETROUVER LE DRAGON,

IL DEVAIT REVENIR SUR SES PAS ET REPASSER TOUTE SA VIE EN REVUE.

LE DRAGON AVAIT PEUR QUE L'ON NE CROIE PLUS EN LUI. IL AVAIT PEUR QUE LE MONDE CHANGE ET QUE DE

NOUVELLES CROYANCES LE FASSENT DISPARAÎTRE. O N RACONTE QU'IL ÉTAIT TELLEMENT TOURNÉ VERS LE

PASSÉ, QU'IL MARCHAIT TOUJOURS LE CORPS ET LA TÊTE EN ARRIÈRE. MAIS, S'IL ÉTAIT INCAPABLE DE SE

METTRE DANS LE SENS NATUREL DE LA MARCHE ET DE REGARDER DROIT DEVANT LUI, IL SE CHERCHAIT DÉSES-

PÉRÉMENT UN ŒIL PLUS AVERTI DANS LE DOS POUR ENVISAGER L'AVENIR. IL TENTA BIEN D'ENLEVER SAINTE-

ALDEGONDE POUR QU'ELLE LE GUIDE SUR LA ROUTE, MAIS ELLE SE PÉTRIFIA DE PEUR. ALORS, IL ALLA SE RÉFUGIER

SUR LE ROCHER DE SAINT GEORGES ET ATTENDIT SON RETOUR. SAINT GEORGES ÉTAIT LE SEUL CAPABLE, D'UN

SEUL COUP DE LANCE, DE LE TRANSPERCER DE PART EN PART, ET DE CRÉER UNE OUVERTURE AU TRAVERS DE

LAQUELLE LE PASSÉ ET L'AVENIR POURRAIENT ENFIN SE REGARDER EN FACE.

UNE TRADITION RÉVÈLE QUE LES TEMPS TROUBLÉS QU'ELLE TRAVERSA AVAIENT RENDU SAINTE ÂLDEGONDE

ÉTRANGEMENT STATIQUE. ELLE NE BOUGEAIT PAS, CAR ELLE SAVAIT QUE LE COURS DES ÉVÉNEMENTS LA MAIN-

TIENDRAIT DE TOUTE FAÇON EN MOUVEMENT. À TOUT MOMENT, L'ISSUE HEUREUSE OU MALHEUREUSE D'UNE

GUERRE POUVAIT DÉPLACER LES FRONTIÈRES ET FAIRE QUE, TOUT EN RESTANT IMMOBILE, ELLE PASSÂT D'UN

PAYS À UN AUTRE. Q U A N D LE DRAGON TENTA DE L'ENLEVER, ELLE NE VOULUT PAS LE SUIVRE. IL SE FÂCHA ET

ELLE SE PÉTRIFIA. CELA FIT D'ELLE UNE PERSONNE REMARQUABLE. MAIS MÊME PÉTRIFIÉE, ELLE N'ALLAIT PAS

S'ARRÊTER POUR AUTANT DE BOUGER : LES CONSÉQUENCES D'UNE NOUVELLE GUERRE POUVAIENT TOUJOURS

LA FAIRE PASSER DE L'ÉTAT DE STATUE VÉNÉRÉE DANS LE CHŒUR DES ÉGLISES À CELUI DE GARGOUILLE ACCROCHÉE

SUR LE TOIT DE CES MÊMES ÉGLISES.

( P . C . )

51 Saint Georges et le Dragon

PATRICK CORILLON Installation de documents et de textes, 2000. Chapelle latérale du déambulatoire de la Collégiale Sainte-Waudru. © Philippe De Gobert.

Les différentes versions de l'histoire de saint Georges sont nombreuses. Georges Didi-

Huberman dans son ouvrage Saint Georges et le Dragon en propose in fine un florilège. Le lec-

teur se reportera à ces pages pour en avoir une vision variée.

Nous avons choisi de proposer la plus célèbre extraite du livre de Jacques de Voragine

La Légende dorée, ca. 1290 (traduite parJ.-B. M. Rooze, Paris, Garnier-Flammarion, 1967) qui

relate à la fois le combat et le martyre du saint.

(Laurent Busine)

SAINT GEORGES

Georges est ainsi appelé de Geos, qui veut dire terre, et orge, qui signifie culti-ver, cultivant la terre, c'est-à-dire sa chair. Saint Augustin au livre de la Trinité avance que la bonne terre est placée sur les hauteurs des montagnes, dans les collines tempérées et dans les plaines des champs. La première convient aux herbes verdoyantes, la seconde aux vignes, la troisième aux blés. De même saint Georges s'éleva en méprisant les choses basses, ce qui lui donna la ver-deur de la pureté : il fut tempéré en discernement, aussi eut-il le vin de l'allé-gresse intérieure. Il fut plein d'humilité ce qui lui fit produire des fruits de bonnes œuvres. Georges pourrait encore venir de gérar, sacré, de gyon, sable, sable sacré; or, Georges fut comme le sable, lourd par la gravité de ses mœurs, menu par son humilité et sec où exempt de volupté charnelle. Georges viendrait de gerar, sacré, et gyon, lutte, lutteur sacré, parce qu'il lutta contre le dragon et contre le bourreau. On pourrait encore le tirer de Gero, qui veut dire pèlerin, gir, précieux1 et ys, conseiller ; car saint Georges fut pèlerin dans son mépris du monde, précieux (ou coupé) dans son martyre, et conseiller dans la prédication du royaume.

Sa légende est mise au nombre des pièces apocryphes dans les actes du concile de Nicée, parce que l'histoire de son martyre n'est point authentique : on lit, dans le calendrier de Bède, qu'il souffrit en Perse dans la ville de Dias-polis, anciennement appelée Lidda, située près de Joppé. On dit ailleurs qu'il souffrit sous les empereurs Dioclétien et Maximien : on voit autre part que ce fut sous l'empire de Dioclétien, en présence de 70 rois de son empire; d'autres enfin prétendent que ce fut sous le président Dacien, sous l'empire de Dioclétien et de Maximien.

Georges \ tribun, né en Cappadoce, vint une fois à Silcha, ville de la province

de Libye. À côté de cette cité était un étang grand comme une mer, dans

57 Saint Georges et le Dragon

lequel se cachait un dragon pernicieux, qui souvent avait fait reculer le peuple venu avec des armes pour le tuer ; il lui suffisait d'approcher des murailles de la ville pour détruire tout le monde de son souffle. Les habitants se virent for-cés de lui donner tous les jours deux brebis, afin d'apaiser sa fureur ; autre-ment c'était comme s'il s'emparait des murs de la ville ; il infectait l'air, en sorte que beaucoup en mouraient. Or, les brebis étant venues à manquer et ne pouvant être fournies en quantité suffisante, on décida dans un conseil qu'on donnerait une brebis et qu'on y ajouterait un homme. Tous les garçons et les filles étaient désignés par le sort, et il n'y avait d'exception pour personne. Or, comme il n'en restait presque plus, le sort est à tomber sur la fille unique du roi, qui fut par conséquent destinée au monstre. Le roi tout contristé dit « Pre-nez l'or, l'argent, la moidé de mon royaume, mais laissez,moi ma fille et qu'elle ne meure pas de semblable mort. » Le peuple lui répondit avec fureur : « Ô roi, c'est toi qui as porté cet édit, et maintenant que tous nos enfants sont morts, tu veux sauver ta fille ? Si tu ne fais pour ta fille ce que tu as ordonné pour les autres, nous te brûlerons avec ta maison. » En entendant ces mots, le roi se mit à pleurer sa fille en disant : « Malheureux que je suis ! ô ma tendre fille, que faire de toi ? que dire ? je ne verrai donc jamais tes noces ? » Et se tournant vers le peuple : « Je vous en prie, dit-il, accordez-moi huit jours de délai pour pleurer ma fille. » Le peuple, y ayant consenti, revint en fureur au bout de huit jours, et il dit au roi : « Pourquoi perds-tu le peuple pour ta fille ? Voici que nous mourons tous du souffle du dragon. » Alors le roi, voyant qu'il ne pourrait délivrer sa fille, la fit revêtir d'habits royaux et l'embrassa avec larmes en disant : « Ah ! que je suis malheureux ! ma très douce fille, de ton sein j'espérais élever des enfants de race royale, et maintenant tu vas être dévorée par le dragon. Ah ! malheureux que je suis ! ma très douce fille, j'es-pérais inviter des princes à tes noces, orner ton palais de pierres précieuses, entendre les instruments et les tambours, et tu vas être dévorée par le dra-gon. » Il l'embrassa et la laissa partir en lui disant : « Ô ma fille, que ne suis-je mort avant toi pour te perdre ainsi ! » Alors elle se jeta aux pieds de son père pour lui demander sa bénédiction, et le père l'ayant bénie avec larmes, elle se dirigea vers le lac. Or, saint Georges passait par hasard par là : et la voyant pleurer, il lui demanda ce qu'elle avait. « Bon jeune homme, lui répondit-elle, vite, monte sur ton cheval ; fuis, si tu ne veux mourir avec moi. » « N'aie pas peur, lui dit Georges, mais dis-moi, ma fille, que vas-tu faire en présence de tout ce monde ? » « Je vois, lui dit la fille, que tu es un bon jeune homme ; ton

58 Saint Georges et le Dragon

cœur est généreux : mais pourquoi veux-tu mourir avec moi ? vite, fuis ! » Georges lui dit ; « Je ne m'en irai pas avant que tu ne m'aies expliqué ce que tu as. » Or, après qu'elle l'eut instruit totalement, Georges lui dit : « Ma fille, ne crains point, au nom de J.-C., je t'aiderai. » Elle lui dit : « Bon soldat, mais hâte-toi de te sauver, ne péris pas avec moi. C'est assez de mourir seule ; car tu ne pourrais me délivrer et nous péririons ensemble. » Alors qu'il parlaient ainsi, voici que le dragon s'approcha en levant la tête au-dessus du lac. La jeune fille toute tremblante dit : « Fuis, mon seigneur , fuis vite. À l'instant Georges monta sur son cheval, et se fortifiant du signe de la croix, il attaque avec audace le dragon qui avance sur lui : il brandit sa lance avec vigueur, se recommande à Dieu, frappe le monstre avec force et l'abat par terre : « Jette, dit Georges à la fille du roi, jette ta ceinture au cou du dragon ; ne crains rien, mon enfant. » Elle le fit et le dragon la suivait comme la chienne la plus douce. Or, comme elle le conduisait dans la rue, tout le peuple témoin de cela se mit à fuir ;par monts et par vaux en disant : Malheur à nous, nous allons tous périr à l'instant. » Alors st Georges leur fit signe en disant : « Ne craignez rien, le Seigneur m'a envoyé exprès vers vous afin que je vou délivre des mal-heurs que vous causait ce dragon : seulement croyez en J.-C. et que chacun de vous reçoive le baptême, et je tuerai le monstre. Alors le roi avec tout le peuple reçut le baptême, et saint Georges, ayant dégainé son épée, tua le dra-gon et ordonna de le porter hors de la ville. Quatre paires de bœufs le tramè-rent hors de la cité dans une vaste plaine. Or, ce jour-là vingt mille hommes furent baptisés, sans compter les enfants et les femmes.

Quant au roi, il fit bâtir en l'honneur de la Bienheureuse Marie et de saint Georges une église d'une grandeur admirable. Sous l'autel, coule une fon-taine dont l'eau guérit tous les malades : et le roi offrit à saint Georges de l'ar-gent en quantité infinie ; mais le saint ne le voulut recevoir et le fit donner aux pauvres. Alors saint Georges adressa au roi quatre avis fort succincts. Ce fut d'avoir soin des églises de Dieu, d'honoer les prêtres, d'écouter avec soin l'of-fice divin et de n'oublier jamais les pauvres. Puis après avoir embrassé le roi, il s'en alla. —Toutefois on lit en certains livres que, un dragon allant dévorer une jeune fille, Georges se munit d'une croix, attaqua le dragon et le tua. En ce temps-là, étaient empereurs Dioclétien et Maximien, et sous le président Dacien, il y eut une si violente persécution contre les chrétiens que, dans l'es-pace d'un mois, dix-sept mille d'entre eux reçurent la couronne du martyre. Au milieu des tourments, beaucoup de chrétiens faiblirent et sacrifièrent aux

59 Saint Georges et le Dragon

idoles. Saint Georges à cette vue fut touché au fond du cœur ; il distribua tout ce qu'il possédait, quitta l'habit militaire, prit celui des chrétiens et s'élan-çant au milieu des martyrs, il s'écria : « Tous les dieux des gentils sont des démons ; mais c'est le Seigneur qui a fait les cieux ! Le président lui dit en colère : Qui t'a rendu si présomptueux d'oser appeler nos dieux des démons ? Dis-moi ; d'où es-tu et quel est ton nom ? » Georges lui répondit : « Je m'ap-pelle Georges, je suis d'une noble race de la Cappadoce; j'ai vaincu la Pales-tine par la faveur de J.-C. : mais j'ai tout quitté pour sortir plus librement le Dieu du ciel. Comme le président ne le pouvait gagner, il ordonna de le sus-pendre au chevalet et de déchirer chacun de ses membres avec des ongles de fer ; il le fit brûler avec des torches, et frotter avec du sel ses plaies et ses entrailles qui lui sortaient du corps. La nuit suivante, le Seigneur apparut au saint, environné d'une immense lumière et il le réconforta avec douceur. Cette bonne vision et ces paroles l'affermirent au point qu'il comptait ses tourments pour rien. Dacien, voyant qu'il ne pouvait le vaincre par les tor-tures, fit venir un magicien auquel il dit : « Les chrétiens par leurs maléfices, se jouent des tounnents et font peu de cas de sacrifier à nos dieux. » Le magi-cien lui répondit : « Si je ne réussis pas à surmonter leurs artifices, je veux perdre la tête. » Alors il composa ses malefices, invoqua les noms de ses dieux, mêla du poison avec du vin et le donna à prendre à saint Georges. Le saint fit dessus le signe de la croix et but mais il n'en ressentit aucun effet. Le magicien composa une dose plus forte, que le saint, après avoir fait le signe de la croix, but tout entière sans éprouver le moindre mal. À cette vue, le magicien se jeta aussitôt aux pieds de saint Georges, lui demanda pardon en pleurant d'une façon lamentable et sollicita la faveur d'être fait chrétien. Le juge le fit décapiter bientôt après. Le jour suivant, il fit étendre Georges sur une roue garnie tout autour d'épées tranchantes des deux côtés, mais à l'ins-tant la roue se brisa et Georges fut trouvé complètement sain. Alors le juge irrité le fit jeter dans une chaudière pleine de plomb fondu. Le saint fit le signe de la croix, y entra, mais par la vertu de Dieu, il y était ranimé comme dans un bain. Dacien, à cette vue, pensa l'amollir par des caresses, puisqu'il ne pouvait le vaincre par ses menaces : « Mon fils Georges, lui dit-il, tu vois de quelle mansuétude sont nos dieux, puisqu'ils supportent tes blasphèmes si patiemment, néanmoins, ils sont disposés à user d'indulgence envers toi, si tu veux te convertir. Fais donc, mon très cher fils, ce à quoi je t'exhorte ; abandonne tes superstitions pour sacrifier à nos dieux, afin de recevoir d'eux

60 Saint Georges et le Dragon

et de nous de grands honneurs. » Georges lui dit en souriant : « Pourquoi ne pas m'avoir parlé avec cette douceur avant de me tourmenter ? Me voici prêt à faire ce à quoi tu m'engages. » Dacien, trompé par cette concession, devient tout joie, fait annoncer par le crieur public qu'on ait à s'assembler auprès de lui pour voir Georges, si longtemps rebelle, céder enfin et sacrifier. La cité toute entière s'embellit de joie. Au moment où Georges entrait dans le temple des idoles pour sacrifier, et quand tous les assistants étaienti dans l'allé-gresse, il se mit à genoux et pria le Seigneur, pour son honneur et pour la conversion du peuple, de détruire tellement de fond en comble le temple avec ses idoles qu'il n'en restât absolument rien. À l'instant le feu du ciel descen-dit sur le temple, le brûla avec les dieux et leurs prêtres : la terre s'entr'ouvrit et engloutit tout ce qui en restait. C'est à cette occasion que saint Ambroise s'écrie dans la Préface du saint : « Georges très féal soldat de J.-C. confessa seul parmi les chrétiens, avec intrépidité, le Fils de Dieu, alors que la profes-sion qu'il faisait du christianisme était protégée sous le voile du silence. Il reçut de la grâce divine une si grande constance qu'il méprisait les ordres d'un pouvoir tyrannique et qu'il ne redoutait point les tourments de supplices innombrables. Ô noble et heureux guerrier du Seigneur ! que la promesse flatteuse d'un royaume temporel ne séduisit pas, mais qui, en trompant le persécuteur, précipita dans l'abîme les simulacres des fausses divinités ! » (Saint Ambroise) Dacien, en apprenant cela, se fit amener Georges auquel il dit : « Quelle a été ta malice, ô le plus méchant des hommes, d'avoir commis un pareil crime ? » Georges lui répondit : « Ô roi, n'en crois rien ; mais viens avec moi et tu me verras encore une fois immoler. » « Je comprends ta four-berie, lui dit Dacien ; car tu veux me faire engloutir comme tu as fait du temple et de mes dieux. » Georges lui répliqua : « Dis-moi, misérable, tes dieux qui n'auront pu s'aider eux-mêmes, comment t'aideront-ils ? » Alors le roi outré de colère dit à Alexandrie, son épouse : « Je suis vaincu et je mour-rai, car je me vois surmonté par cet homme. » Sa femme lui dit : « Bourreau et cruel tyran, ne t'ai-je pas dit trop souvent de ne pas inquiéter les chrétiens, parce que leur Dieu combattrait pour eux ? Eh bien, apprends que je veux me faire chrétienne. Le roi stupéfait dit : « Ah ! quelle douleur ! serais-tu aussi séduite ? » Et il la fit suspendre par les cheveux et battre très cruellement avec des fouets. Pendant son supplice, elle dit à Georges : « Georges, lumière de vérité, où penses-tu que je parvienne, puisque je n'ai pas encore été régénérée par l'eau du baptême ? » « N'appréhende rien, ma fille, lui répondit le saint,

61 Saint Georges et le Dragon

le sang que tu vas répandre te servira de baptême et sera ta couronne. » Alors elle rendit son âme au Seigneur en priant. C'est ce qu'atteste saint Ambroise en disant dans la Préface : « C'est pourquoi la reine des Perses, qui avait été condamnée par la sentence de son cruel mari, quoi qu'elle n'eût pas reçu la grâce du baptême, mérita la palme d'un martyre glorieux : aussi ne pouvons-nous douter que la rosée de son sang ne lui ait ouvert les portes du ciel, et qu'elle n'ait mérité de posséder le royaume des cieux. » (Saint Ambroise)

Or, le jour suivant, saint Georges fut condamné à être traîné par toute la ville et à avoir la tête tranchée. Il pria alors le Seigneur de vouloir bien accor-der suite à la prière de quiconque implorerait son secours ; et une voix du ciel se fit entendre et lui dit qu'il serait fait comme il avait demandé. Son oraison achevée, il consomma son martyre en ayant la tête coupée, sous Dioclétien et Maximien qui régnèrent vers l'an de N.-S. 287. Or, comme Dacien revenait du lieu du supplice à son palais, le feu du ciel descendit sur lui et le consuma avec ses gardes. Grégoire de Tours raconte3 que des personnes portant des reliques de saint Georges qui avaient été hébergées dans un oratoire ne purent au matin mouvoir sa châsse en aucune manière, jusqu'à ce qu'ils eussent laissé là une parcelle des reliques. — On lit dans l'Histoire d'Antioche que, les chrétiens allant au siège de Jérusalem, un très beau jeune homme apparut à un prêtre et lui donna avis que saint Georges était le général des chrétiens, qu'ils eussent à porter avec eux ses reliques à Jérusalem où il serait lui-même avec eux. Et comme on assiégeait la ville et que la résistance des Sarrasins ne permettait pas de monter à l'assaut, saint Georges, revêtu d'habits blancs et armé d'une croix rouge, apparut et fit signe aux assiégeants de monter sans crainte après lui, et qu'ils se rendraient maîtres de la place. Animés par cette vision, les chrétiens furent vainqueurs et massacrèrent les Sarrasins.

1. D'après les premières éditions, ce serait tranché, prœcisus. 2. Cette légende se compose d'une première vie de saint Georges que Jacques de Voragine

reconnaît apocryphe. La seconde lui paraît meilleure. Papebroch a donné les actes de ce saint et

il les a longuement et savamment discutés. Tous les martyrologes s'accordent à attribuer au

culte de saint Georges une grande importance. Fortunat (liv. 11, carm. xv) raconte les différents

supplices que le saint eut à souffrir.

3. De gloria martyrum, cap. ci.

I!

: >

H

GIUSEPPE PENONE Fontaine en pierres taillées, projets 1999. Square Saint-Germain à Mons. © Philippe De Gobert.

On y voit, dans la pierre, la forme d'un arbre fossile extirpé de sa gangue, au creux de laquelle coule une eau qui, depuis les racines juqu'aux plus jïnes branches, est la sèue, la nourriture et la uie qui, au prin-temps, gagne sur l'hiver (Giusseppe Penone).

Mais le sens de ces œuures, qui s'inscriuent au xxif siècle dans une ligne qui prend sa source aux temps les plus anciens pour ne se terminer jamais, ne sera pas limité aux lignes que nous venons de lire.

Ces images rejoignent l'histoire de l'art et plus encore l'histoire de l'humanité'; elles narrent le mythe par la métaphore et la poésie qui e'chappent à toute réduction.

(Laurent Busine)

JOSE MARIA SICILIA Huile sur cire et sur bois, diptyque, 252 x 324 cm, 1998-1999. Salon Gothique de l'Hôtel de Ville de Mons. © Philippe De Gobert.

LES ARTISTES

Balthasar Burkhard

Quoi de plus familier a nos yeux qu'un corps humain ? Quoi de plus naturel encore pour ce corps que la

Terre dont il est issu > Pourtant il est des points de vue qui éclairent ces évidences d'un jour nouveau et les

f o n t basculer du côté de l'étrange. C'est le cas des photographies de Balthasar Burkhard qui utilisent les

singularités d'un médium mécanique pour nous donner à voir le monde autrement. Par les miracles de

l'agrandissement, du noir et blanc, du cadrage et de la reproduction, ses monumentales images de notre

nature glissent soudainement vers des contrées fantastiques où les bras poussent comme des arbres et où

les forêts s'ouvrent comme des corps. Jouant sur le changement d'échelle propre à l'image photogra-

phique, Balthasar Burkhard nous emmène paifois sur les traces de Gulliver au pays où l'homme découvre

les dimensions toutes relatives de son existence et du milieu qui la nourrit. Parfois, l'inquiétude provient

de ce que ses photographies démembrent les corps pour les articuler ensuite dans un espace d'exposition

qui leur confère des proportions architecturales. Paifois, c'est la monument alité de la nature qui se

retourne comme un gant pour n'être plus que le détail d'un corps géant... impossible à percevoir dans son

ensemble.

Patrick Corillon

L'artiste Patrick Corillon existe-t-il réellement ? Ceux qui ne l'ont jamais rencontré autrement qu'à tra-

vers ses œuvres, seraient en droit d'en douter au vu des multiples biographies fictives qu'il développe avec

un malin plaisir depuis une vingtaine d'année. À l'instar du professeur Wierzel, de la poétesse Marina

Borovna, de la pianiste Catherine De Sélys, de l'actrice Véronique de Coulanges et de l'écrivain Oskar

Serti, l'artiste Patrick Corillon n'apparaît f inalement aux yeux du public de ses expositions que sous les

formes également « détournées » de ses travaux. Les personnages imaginaires dont il nous certifie l'exis-

tence à coup de plaques commémoratives, de bornes informatives et d'éléments biographiques en tout

genre, proviendraient alors du rêve d'un personnage lui-même imaginé par un rêveur; et ainsi de suite

comme une série d'existences imaginaires s'emboîtant à la manière de poupées russes. D'ceuvre en œuvre,

l'artiste Patrick Corillon prendrait ainsi progressivement forme au fur et à mesure que se matérialisent

dans un climat b orgésien ses fantômes littéraires. D'où l'option sculpturale d'ancrer chaque texte dans un

lieu susceptible de fournir à l'histoire le décor qui lui manquait pour commencer à y croire... vraiment.

75 Saint Georges et le Dragon

Gérard Garouste

À propos de son choix d'ignorer les modes iconoclastes de son époque pour faire de la peinture figurative

sa profession de foi Gérard Garouste répond avec le style qui le caractérise : « Don Quichotte est à la che-

valerie ce que la peinture est Û l'avant-garde. Sa philosophie est dépassée, mais ce qu'il /ait ne l'est pas. »

Cervantes, comme bien d'autres classiques qu'il revisite volontiers en créateur postmoderne jïgure

d'ailleurs au registre de ces grands esprits qui l'inspirent et le poussent à retraiter a sa manière le maté-

riel mythologique de notre histoire. Visiblement conscient du caractère tragique de toute destinée

humaine, le peintre qu'il est aujourd'hui n'entend nullement abandonner un métier qu'il s'est approprié

en dépit du « bon sens » dans le but avoué de retrouver cesjigures archétypales qui fondent selon lui l'art.

C'est pourquoi la peinture de Gérard Garouste est moins une ajffaire de style que d'idée, au sens où chaque

tableau est avant tout une fable chargée de symboles et d'énigmes. Toute l'actualité de sa démarche —

pourtant à contre-courant — repose d'ailleurs sur sa conviction de ne plus être à la recherche d'une

manière originale de peindre tel ou tel sujet mais des sujets susceptibles d'incarner même brutalement les

préoccupationsfondamentales d'une société.

Giuseppe Penone

L'idée qui domine l'ensemble des travaux de sculpteur et de dessinateur de Giuseppe Penone est celle de

réseau ; non pas le réseau urbain de nos villes agressives ni même celui « nettement » plus propre du réseau

informatique qui parcourre désormais la totalité du globe mais celui qui régit sans artifice humain la

nature. Aussi, la figure de l'arbre occupe-t-elle souvent le centre des rêveries poétiques que l'artiste déploie

dans l'espace ou couche sur papier selon l'échelle monumentale ou intimiste à laquelle il choisit de mani-

fester sa jibre écologique. Aux yeux de Guiseppe Penone, l'arbre est l'incarnation vivante de ce principe

biologique selon lequel les formes évoluent et se complexifient au fil du temps. Tout en lui évoque la cir-

culation, la poussée, la ramification, le développement : les nervures de ses feuilles, la dichotomie de ses

branches, les craquelures et les plis de son écorce, les anneaux de sa croissance... L'artiste n'appréhende

d'ailleurs pas l'arbre comme la figure emblématique de cette vitalité mais comme le réservoir qui la cana-

lise et lui donne directement sa forme pure. Au dessin qui l'illustrerait ou a la sculpture qui le représen-

terait, Giuseppe Penone préfère en ce sens son frottage instantané qui en prend l'empreinte et sa/oui l le

archéologique qui en révèle le moule. Même le verre qu'il utilise parfois renvoie à travers sa transparence

a la sève qui parcourre l'arbre et l'œuvre.

76 Saint Georges et le Dragon

José Maria Sicilia

La fleur est au cœur de la peinture de José Maria Sicilia. Elle en est le motif « naturaliste » au sens où sa

repétition participe d'une passion proche de celle du botaniste qui cherche a découvrir a travers l'étude de

milliers de spécimens la nature essentielle de telle ou telle espèce. Cependant, l'artiste contrairement au

scientifique ne nourrit pas l'utopie d'une connaissance objective fondée sur la recherche des lois univer-

selles et de leurs traits génériques. Aux observations systématiques qui classent la nature, José Maria Sicilia

préfère les visions rêvées de l'homme qui mélange les sensations et en multiplie les résonnâmes à l'infini

de manière à tout confondre : les formes, les couleurs, les textures mais aussi les paijums et les sonorités

qu'il parvient à rendre perceptibles à travers une technique que l'on devine foncièrement empirique. En

recouvrant ses toiles d'un glacis de cire, le peintre parvient en effet a créer une ambiance où les pigments

se fondent en une matière propice aux métamorphoses. Les floraisons luxuriantes de José Maria Sicilia

nejont-elles pas d'ailleurs songer au papillon qui change sans cesse d'apparence et prend paifois la couleur

desfleurs qu'il butine délicatement ? Fascinant mimétisme qui fait ressembler les ailes aux pétales, étrange

alchimie aussi que cette peinture qui éveille au plus profond de nous-même ces belles hallucinations.

(Denis Gielen)

Texte de Georges Didi-Huberman extrait de Saint Georges et le Dragon (Paris, Société Nou-velle Adam Biro, 1994) et reproduit avec l'aimable autorisation de l'éditeur.

Texte sur saint Georges de Jacques de Voragine extrait de La Légende dorée (trad.J.-B. M. Rooze, Paris, Garnier-Flammarion, 1967) et reproduit avec l'aimable autorisation de l'éditeur.

Malgré nos recherches, nous n'avons pu retrouver trace de tous les propriétaires des droits de reproduction

des illustrations. Que ceux-ci ou leurs ayant-droit veuillent bien se faire connaître de l'éditeur.

Table des matières

Préface 7 Maurice Lafosse

Le combat de saint Georges et du dragon 9 Laurent Busine

Tabernacle I Vittore Carpaccio 16-17

Saint Georges et le dragon 19 Georges Didi-Huberman

Tabernacle II Gérard Garouste 32-33

En rêvant de saint Georges 35 Poème populaire grec 48 Jacques Lacarrière

Tabernacle III

Balthasar Burkhard 48-49

Patrick Corillon 50

Saint Georges dans La Légende dorée 57

Jacques de Voracjine

Giuseppe Penone 64

Les œuvres 69

Laurent Busine

José Maria Sicilia 71

Les artistes 75 Denis Gielen

Achevé d'imprimer sur les presses de Dereume (Bruxelles) en avril 2000 pour le compte

des éditions de La Lettre volée.