Saint Augustin et l’immortalité - Marie-Anne VANNIER · 2018-06-15 · 60 Religions & Histoire...

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60 Religions & Histoire n o 52 D OSSIER Immortalité. Croyances et pratiques dans les religions du monde Saint Augustin et l’immortalité La question de l’immortalité de l’âme est un thème récurrent en Occident dès l’Antiquité. Au cours des premiers siècles du christianisme, saint Augustin, évêque d’Hippone et Père de l’Église d’Occident, en a largement traité. Partant du contexte platonicien, où dominait l’idée selon laquelle l’âme est immortelle et éternelle, il s’est attaché à montrer combien l’essentiel, pour les chrétiens, était non pas l’immortalité de l’âme en soi, mais la Résurrection. Marie-Anne VANNIER, professeur à l’université de Lorraine, Institut universitaire de France

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Page 1: Saint Augustin et l’immortalité - Marie-Anne VANNIER · 2018-06-15 · 60 Religions & Histoire no 52 DOSSIERImmortalité.Croyances et pratiques dans les religions du monde Saint

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DOSSIER Immortalité. Croyances et pratiques dans les religions du monde

Saint Augustin et l’immortalité

La question de l’immortalité de l’âme est un thème récurrent en Occident dès l’Antiquité. Au cours des premiers siècles du christianisme, saint Augustin, évêque d’Hippone et Père de l’Église d’Occident, en a largement traité. Partant du contexte platonicien, où dominait l’idée selon laquelle l’âme estimmortelle et éternelle, il s’est attaché à montrer combien l’essentiel, pour les chrétiens, était nonpas l’immortalité de l’âme en soi, mais la Résurrection.

Marie-Anne VANNIER, professeur à l’université de Lorraine, Institut universitaire de France

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« L’âme selon Augustinn’est pas seulement dotéede l’immortalité, mais derelation à Dieu, aux autres

et au monde. »

L’âme est crééeDans le De immortalitate animae, un dia-logue de jeunesse qu’il a rédigé avant sonbaptême (386-387) comme complémentdes Soliloques, Augustin apparaît encoredépendant du platonisme. Il y expliqueque l’âme, dont il a compris la nature spirituelle, est immortelle, qu’elle est vieet qu’elle ne peut mourir, reprenant unargument néoplatonicien, porphyrien, sans jamais expliquer la nouveauté duchristianisme sur le sujet.En revanche, dès le De quantitate animae,qu’il rédige un peu plus tard, en 388, ilprécise l’apport spécifique du christia-nisme, en répondant à deux questionsd’Evodius : « D’où vient l’âme? », « Quedevient-elle après avoir quitté le corps? »(I, 1, BA 5). À la première question, cellede l’origine de l’âme, Augustin répond parla création : l’âme est créée par Dieu etelle est en relation avec lui. Elle est fon-damentalement esse ad (être orienté versDieu), comme le montrent les Confessions,qui s’ouvrent par ces mots : « Tu nous asfaits orientés vers toi (esse ad) et notrecœur est sans repos tant qu’il ne reposeen toi. » C’est un grand mouvement deDieu vers l’homme et de l’homme versDieu qui se dessine alors.Par cette idée, Augustins’oppose aux mani-chéens, qui refusaientaussi bien le Livre de la Genèse (avec ses deux premiers chapitresconsacrés au récit de la Création et le verset1, 26 qui évoque lacréation de l’âme àl’image de Dieu) que la réalité de laCréation. Il reprend ensuite la questiondans ses différents commentaires de laGenèse, en expliquant par exemple que« si l’âme est de Dieu, elle l’est en tantque réalité par lui créée, non en tant queréalité de la même nature que la sienne »(De Genesi ad litteram VII, 2, 3, BA 48).En d’autres termes, l’âme n’est pas unepartie de Dieu, il n’y a aucune espèce depanthéisme, mais « dans toute la création,il n’est rien qui soit plus près de Dieu »(De quantitate animae, XXXIV, 77). Elle aune situation médiane entre la création

et le Créateur. Or, ce statut original vientde ce qu’elle « est semblable à Dieu »(ibid., II, 3). Créée, mais créée immortelle,l’âme est véritablement capax Dei, capablede dialoguer avec Dieu et de vivre en Dieu,car elle est à son image. Il y a là une diffé -rence fondamentale par rapport à la pen-sée antique : l’âme selon Augustin n’estpas seulement dotée de l’immortalité,mais de relation à Dieu, aux autres et aumonde, ce qui lui permet de se constituerde manière personnelle, d’avoir une véri-table identité. En fait, Dieu, et plus pré-cisément ce foyer d’amour qu’est le Dieuchrétien (trinitaire), l’a créée à son imagepour qu’elle puisse partager sa vie.Augustin le fait nettement ressortir en s’interrogeant longuement sur le sens du pluriel : « Créons l’homme à notre imageet à notre ressemblance » (Genèse 1, 26),et en mettant en évidence, à partir de là,l’originalité du christianisme. Quelque dixsiècles plus tard, Eckhart le montrera éga-lement, de manière fulgurante.

L’âme est immortelleAugustin, qui a compris tardivement etgrâce à Ambroise de Milan le sens de la création de l’être humain à l’image deDieu, lui donne tout son poids en souli-

gnant que cette imagene peut être perdue etqu’elle est immortelle,même si elle est recou-verte par diverses allu-vions qui peuvent lafaire oublier. Cela luipermet de répondre àla deuxième questiond’Evodius.

On pourrait se demander pourquoi Augustinn’envisage pas, comme d’autres Pères, le passage de l’image à la ressemblance,ce qui pourrait mieux faire percevoir que l’image est immortelle, alors que laressemblance peut être perdue ; en fait,comme Grégoire de Nysse, Augustin metl’accent sur la dynamique de l’image 1, enexpliquant que « l’image commence à êtrereformée par celui qui l’a formée. Elle nepeut, en effet, se reformer elle-même, sielle a pu se déformer elle-même [...].Donc, ce renouvellement et cette refor-mation de l’âme se font “selon Dieu” ou

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La Résurrection (détail), volet droit du retable d’Issenheim de Matthias Grünewald,1512-1516, Colmar, musée Unterlinden. © Photo Josse / Leemage

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“selon l’image de Dieu” » (De Trinitate,XIV, 16, 22). Il adopte une perspectivelarge pour rendre compte du concours de la liberté et de la grâce dans la réalisation de l’image qu’il comprend entermes de progrès. La conversion conduitvers ce renouvellement de l’image, verscette formatio (constitution de l’être) quiest l’œuvre du Créateur, ou plus précisé-ment du Médiateur qui est la Forme detout (Forma omnium).Il y a là un apport fondamental du chris-tianisme à l’anthropologie, dans la mesureoù non seulement l’être humain est ausommet de la création et en constitue le microcosme, comme le manifeste laLettre XVIII, mais sa dignité vient aussiet surtout du fait qu’il est l’interlocuteurde Dieu, à l’image de qui il est créé etvers qui il est orienté, ce qui est unechance immense pour lui. C’est là unesituation unique, sur laquelle Augustinrevient dans le De Trinitate, et qui sup-pose, pour être reconnue et pleinementréalisée, une véritable conversion.

La libertéPrécurseur de la modernité, Augustindonne une place décisive à la liberté, sansoublier la grâce. Ainsi explique-t-il que,pour faire de nous ses amis, Dieu « nousreforme à son image, cette image dont il nous a confié la garde comme du trésorle plus précieux et le plus cher, quand,nous donnant à nous-mêmes, il nous afaits tels que nous ne pouvons rien luipréférer » (De quantitate animae, XXVIII,55). Il met également l’accent sur l’uni -cité, sur l’originalité de chaque êtrehumain qui est appelé à l’immortalité, à condition toutefois qu’il le veuille. Il n’y a pas de déterminisme pour Augustin.L’être humain n’est pas une marionnette.Au contraire, il reçoit son originalité, qu’ilappelle forma, dès la Création, mais cetteforma peut devenir « difforme » par suited’un mauvais usage de sa liberté, ou plusgénéralement s’il se détourne de sonCréateur. En revanche, elle devient « formebelle » par la médiation du Christ, ce quiamène Augustin à écrire que « cette nature[celle de l’être humain], la plus nobleparmi les choses créées, une fois purifiéede son impiété par son Créateur, quitte sa

forme difforme [deformis forma] pourdevenir une forme belle [forma formosa] »(De Trinitate, XV, 8, 14). C’est là tout l’ho-rizon eschatologique, qui n’est autre quel’introduction à la vie trinitaire, ce que lesPères grecs appellent la divinisation oul’adoption filiale, dont Augustin parle lar-gement dans ses Homélies sur l’Évangilede saint Jean et qui exprime l’immortalitéd’un point de vue chrétien et la dynamiquequ’elle implique tant que le passage àl’éternité n’est pas effectué.En revisitant la notion antique d’immor-talité à la lumière du christianisme,Augustin, comme Irénée de Lyon dans sontraité Contre les hérésies, lui donne uneacception nouvelle et tout son poids d’humanité, en la mettant en lien avec la résurrection.

Immortalité et résurrectionC’est ainsi une autre conception de l’immortalité qui se dessine : non plus seu -lement celle de l’âme, mais celle de l’êtretout entier, corps et âme, ce qui reprend

et explicite la notion hébraïque de bashar(rappelons que dans l’anthropologiehébraïque, il n’y a pas de dualisme entrele corps et l’âme). Augustin souligne dansle Sermon 241 que « la résurrection estune croyance spécifique aux chrétiens »,fondée sur la résurrection du Christ.Pour ce faire, Augustin reprend le canevasde 1 Corinthiens 15, texte biblique deréférence sur la question. Il part de larésurrection du Christ, étudie les diffé-rentes manières dont elle est rapportéedans les Évangiles et en vient enfin à lanature des corps ressuscités. On comprenddès lors pourquoi il insiste tant sur lamédiation du Christ, Forma omnium. C’est tout le sens et l’actualisation dumystère pascal, comme il l’explique dansle Commentaire du Psaume 120 (para-graphe 6) : « Par sa Passion, le Seigneur

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La Résurrection des morts, détail d’un vitrail de la Sainte-Chapelle, vers 1245-1248, Paris, musée de Cluny - musée national du Moyen Âge. © Photo Josse / Leemage

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passe de la mort à la vie, nous ouvrant lavoie à nous qui croyons en sa Résurrectionpour que nous passions nous aussi de lamort à la vie » et que, par l’Esprit, nousallions vers le Père. À maintes reprises,Augustin rappelle le caractère fondateurde la résurrection du Christ, ce qui l’amèneà mettre en évidence la réalité de la résur-rection de la chair. Dans le Sermon 361(16-18), il écrit : « C’est ce que le Christtient de nous qui est ressuscité en lui.Dépouillons-le de la nature humaine,impossible à lui de ressusciter, parce qu’ily aurait pour lui impossibilité de mourir[…]. S’il est mort, c’est pour avoir pris lanature humaine. Or, sa résurrection s’estproduite dans la même nature que sa mort.Pourquoi désespérer de la résurrection del’humanité, puisque c’est comme hommeque le Seigneur est ressuscité? […] Nousdevons espérer pour notre nature ce qu’ila daigné faire voir dans la sienne. » Il y alà un véritable renversement de perspec-tives : non seulement, l’immortalité estl’horizon de la vie, mais ce n’est pas uneimmortalité désincarnée, c’est la résur-rection de l’être tout entier dans sa per-sonnalité authentique.Si Augustin est bien parti de la conception platonicienne de l’immortalité, il l’a revisi -tée à la lumière du christianisme, passantde l’immortalité à la résurrection, déjà à l’œuvre en cette vie par l’actualisationde l’image de Dieu dans la connaissanceet l’amour (Lettre 92, 3) ; La résurrectionqui maintient l’identité personnelle, touten étant synonyme de transfiguration del’huma nité et du cosmos.

BIBLIOGRAPHIEVANNIER Marie-Anne, « “Creatio”, “conversio”, “forma-tio” chez saint Augustin », Fribourg, Éditions univer-sitaires, Paradosis, 31, 1991. VANNIER Marie-Anne (éd.), Encyclopédie saint Augustin.La Méditerranée et l’Europe, IVe-XXIe siècle, Paris,Cerf, 2005.VANNIER Marie-Anne, Saint Augustin et le mystère trinitaire, Paris, Cerf, 1993.VANNIER Marie-Anne, Saint Augustin ou la conversionen acte, Paris, Entrelacs, 2011.

NOTE1 Voir l’article de Gerhart B. Ladner, “St. Augustine’sConception of the Reformation of Man to the Imageof God”, Augustinus Magister II, Paris, Études augus-tiniennes, 1954, p. 867-878.

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Christ ressuscitant, XIVe siècle, Colmar, détail d’un vitrail de l’église des Dominicains. © Marie-Anne Vannier