S’instruire avec les dents, Étienne Cliquet, 2014 Origamis, papier … · 2015. 6. 15. ·...

1
déplié est assez proche de ce que les informa- ticiens appellent un code source et qu’ils si- gnent en tant qu’auteur. Le code source est l’ensemble des instructions d’un programme sous la forme d’un algorithme. Que ce soit un code source ou un déplié, on a à faire à la structure interne d’un objet. Le pliage peut alors être envisagé comme une instance du déplié ou du diagramme dans une situation donnée. On réalise un pliage pour une convention, un anniversaire, une exposition. L’objet passe, le déplié et le diagramme res- tent. C’est sans doute pourquoi l’origami est à mes yeux un objet fragile à l’image de nos existences comme les « yuan bao », ces origa- mis réalisés en papier doré qui représentent des lingots d’or que les bouddhistes vont bru- ler au temple en offrande aux défunts. Dans les faits, on peut garder un origami très longtemps si le papier est non- acide et si on en prend soin. L’ingénieur Buckminster Fuller avait imaginé dans les années 50 que l’on puisse imprimer sa maison sur papier à partir des ins- tructions de pliage : « imprimer une maison sur du papier : pourquoi pas ? L’homme ne dispose pas de moyen plus rapide pour produire des matériaux de construction que les grandes presses à papier. Ajoutez-y une presse d’impri- merie, et vous pourrez inscrire sur le papier des informations mathéma- tiques. Il est donc tout à fait possible – et nous en avons déjà fait l’expérience – de réaliser ce que nous appelons des «dômes en carton», pour lesquels les données mathématiques, les lignes de pliage, etc., sont directement impri- mées sur le matériau. On plie, on agrafe et c’est monté. » (Buckminster-Fuller : scénario pour une autobiographie, Robert Snyder, éditions images mo- dernes, 1980, page 174). Cette approche anticipe en quelque sorte l’avènement des imprimantes 3D que nous connais- sons aujourd’hui consistant à « impri- mer » des objets à partir de fichiers téléchargés. V.B. : As-tu déjà rencontré personnelle- ment des problèmes de droits d’auteur dans ta carrière ? Il y a peu de professionnels de l’origami, mais une vraie communauté inter- nationale des plieurs amateurs : leur usage est de partager et d’échanger des dia- grammes et de publier des photos de leurs réalisations, sans faire de demande systéma- tique d’autorisation auprès des auteurs… Cela correspond à une certaine vision de la liberté sur internet… É.C. : Personnellement, je n’ai pas de dom- mages à déplorer d’un usage abusif de mon travail. Par contre, j’ai été contacté par mail en 2011 par Robert Lang concernant le procès qui l’opposait à l’artiste Sarah Morris. Celle-ci avait repris sans son autorisation des dépliés sur son site Web (et ceux d’autres origamistes) pour en faire des grandes peintures abstraites qu’elle présentait en galerie sans en mention- ner la source. Durant le procès, Robert Lang m’a demandé de lui relater mon expérience de dépliés que je présente en tant que tels. Il cherchait à démontrer par l’exemple qu’un déplié est une œuvre en soi, chose que lui contestait Sarah Morris prétextant qu’il s’agit d’une étape de travail et non d’une œuvre en soi. Bien sûr, je suis contre cet argument tout simplement parce que ce n’est pas à elle d’en décider seule mais à l’auteur qui les a publiés. Il aurait été facile de lui demander puisqu’un formulaire en ligne pour écrire à Robert Lang est à disposition sur le site même où Sarah Morris a récupéré les fichiers. Il faut noter que le site web de Robert Lang est bien documen- té, avec des articles, des photos de ses créa- tions ainsi que des logiciels sous licence libre. Un tel apport pour la communauté devrait susciter en retour une certaine attention. Sarah Morris n’a pas jugé opportun d’instau- rer un dialogue, préférant passer outre les recommandations d’usage indiquées sur son site. Je crois en même temps qu’elle estime véritablement le travail de Robert Lang au regard des termes élogieux qu’elle emploie à son égard dans certains entretiens. Finalement un arrangement à l’amiable (resté secret) a été trouvé entre les deux parties et Sarah Morris s’est engagée à stipuler l’origine des auteurs de dépliés dans le titre de ses œuvres. Cet exemple met en lumière les chambou- lements d’Internet sur les pratiques cultu- relles. La facilité d’échanger de manière hori- zontale entre amateurs est souvent invoquée comme un fléau responsable de la mort des artistes ou du moins de leur mode de subsis- tance. Je pense au contraire qu’il ne faut pas opposer amateurs et professionnels d’autant que ces deux statuts se recouvrent souvent. Il faut au contraire inventer des principes com- patibles entre le monde amateur et profes- sionnel. L’un et l’autre se supportent mutuel- lement. Restreindre l’usage libre des connaissances reviendrait à tuer les écoles publiques, les conventions et l’apprentissage en général. À nous d’inventer les modalités qui le permettent. V.B. : Un sujet un peu inquiétant : les re- cherches scientifiques financées par l’armée utilisant le principe de l’origami... L’exemple le plus récent : http://www.cec.fiu.edu/2014/01/ origami-techniques-lead-to-newly-engineered-com- pact-antennas-and-electronics/ L’origami est historiquement associé à une symbolique pacifique (senbazuru) mais de plus en plus de projets d’ingénieurs emprun- tent le vocable origami pour désigner des recherches financées par la DARPA (R&D de l’armée américaine) pour des applications militaires. As-tu des commentaires à faire sur ce sujet ? É.C. : À travers la légende japonaise des mille grues (senbazuru), l’origami est devenu un symbole de paix à travers le monde. Cette symbolique est encore vive dans de nombreux pays comme le suggère la photo du militant des droits de l’homme Iouri Samodourov à sa sor- tie de prison tenant un origami de grue à la main (Le Monde n°20361, 11 juillet 2010) suite aux poursuites engagées contre lui par le Kremlin pour son orga- nisation de l’exposition « l’art interdit » au musée Sakharov à Moscou en 2007. Parallèlement, certaines applications scientifiques et militaires donnent à l’ori- gami un autre visage, moins pacifique celui-là. Sous le vocable « matière pro- grammable », la DARPA (R&D de l’ar- mée américaine) finance depuis 2007 plusieurs laboratoires de recherche pour concevoir une matière capable de changer de propriété physique à vo- lonté (forme, densité, etc.). Ces re- cherches visent à terme à changer la forme des objets en situation de conflit armé. Bien qu’au stade de balbutiement, les premières expériences ont abouti à des origamis qui changent de forme automa- tiquement grâce à des impulsions électriques traduites en plis par des actionneurs. C’est le cas des recherches menées par l’équipe de Robert Wood (Université d’Harvard, School of Engineering and Applied Sciences). Pour ma part, je ne cautionne pas la re- cherche militaire quelle qu’elle soit même s’il s’agit d’origami. Cette contradiction montre en même temps les capacités de métamorphose inhérentes à l’art de l’origami. Le propre du pliage est de changer de forme et d’apparence. Un simple carré de papier se change en pa- pillon, en fleur, en avion, à volonté. Mon blog me sert à consigner les différentes apparitions de l’origami dans différentes communautés et différents pays. J’y vois le signe d’une grande créativité. J’envisage personnellement comme une libération cette manière de concevoir la création aujourd’hui : une activité indisciplinée, c’est-à-dire sans discipline ou dans des disci- plines toujours imprévisibles, a priori étran- gères les unes aux autres. S’instruire avec les dents, Étienne Cliquet, 2014 Origamis, papier blanc, mousse de polyuréthane noire, 110 x 190 x 100 cm. Le diagramme de l’incisive est en pages 16/17 de ce numéro du Pli. s 6 LE PLI 135

Transcript of S’instruire avec les dents, Étienne Cliquet, 2014 Origamis, papier … · 2015. 6. 15. ·...

  • déplié est assez proche de ce que les informa-ticiens appellent un code source et qu’ils si-gnent en tant qu’auteur. Le code source est l’ensemble des instructions d’un programme sous la forme d’un algorithme. Que ce soit un code source ou un déplié, on a à faire à la structure interne d’un objet. Le pliage peut alors être envisagé comme une instance du déplié ou du diagramme dans une situation donnée. On réalise un pliage pour une convention, un anniversaire, une exposition. L’objet passe, le déplié et le diagramme res-tent. C’est sans doute pourquoi l’origami est à mes yeux un objet fragile à l’image de nos existences comme les « yuan bao », ces origa-mis réalisés en papier doré qui représentent des lingots d’or que les bouddhistes vont bru-ler au temple en offrande aux défunts.

    Dans les faits, on peut garder un origami très longtemps si le papier est non-acide et si on en prend soin. L’ingénieur Buckminster Fuller avait imaginé dans les années 50 que l’on puisse imprimer sa maison sur papier à partir des ins-tructions de pliage : « imprimer une maison sur du papier : pourquoi pas ? L’homme ne dispose pas de moyen plus rapide pour produire des matériaux de construction que les grandes presses à papier. Ajoutez-y une presse d’impri-merie, et vous pourrez inscrire sur le papier des informations mathéma-tiques. Il est donc tout à fait possible – et nous en avons déjà fait l’expérience – de réaliser ce que nous appelons des «dômes en carton», pour lesquels les données mathématiques, les lignes de pliage, etc., sont directement impri-mées sur le matériau. On plie, on agrafe et c’est monté. » (Buckminster-Fuller  : scénario  pour  une  autobiographie, Robert Snyder, éditions images mo-dernes, 1980, page 174). Cette approche anticipe en quelque sorte l’avènement des imprimantes 3D que nous connais-sons aujourd’hui consistant à « impri-mer » des objets à partir de fichiers téléchargés.

    V.B.  : As-tu déjà rencontré personnelle-ment des problèmes de droits d’auteur dans ta carrière ? Il y a peu de professionnels de l’origami, mais une vraie communauté inter-nationale des plieurs amateurs : leur usage est  de  partager  et  d’échanger  des  dia-grammes et de publier des photos de leurs réalisations, sans faire de demande systéma-tique  d’autorisation  auprès  des  auteurs… Cela correspond à une certaine vision de la liberté sur internet…

    É.C. : Personnellement, je n’ai pas de dom-mages à déplorer d’un usage abusif de mon travail. Par contre, j’ai été contacté par mail en 2011 par Robert Lang concernant le procès qui l’opposait à l’artiste Sarah Morris. Celle-ci avait repris sans son autorisation des dépliés sur son site Web (et ceux d’autres origamistes) pour en faire des grandes peintures abstraites qu’elle présentait en galerie sans en mention-ner la source. Durant le procès, Robert Lang

    m’a demandé de lui relater mon expérience de dépliés que je présente en tant que tels. Il cherchait à démontrer par l’exemple qu’un déplié est une œuvre en soi, chose que lui contestait Sarah Morris prétextant qu’il s’agit d’une étape de travail et non d’une œuvre en soi. Bien sûr, je suis contre cet argument tout simplement parce que ce n’est pas à elle d’en décider seule mais à l’auteur qui les a publiés. Il aurait été facile de lui demander puisqu’un formulaire en ligne pour écrire à Robert Lang est à disposition sur le site même où Sarah Morris a récupéré les fichiers. Il faut noter que le site web de Robert Lang est bien documen-té, avec des articles, des photos de ses créa-tions ainsi que des logiciels sous licence libre. Un tel apport pour la communauté devrait susciter en retour une certaine attention. Sarah Morris n’a pas jugé opportun d’instau-

    rer un dialogue, préférant passer outre les recommandations d’usage indiquées sur son site. Je crois en même temps qu’elle estime véritablement le travail de Robert Lang au regard des termes élogieux qu’elle emploie à son égard dans certains entretiens. Finalement un arrangement à l’amiable (resté secret) a été trouvé entre les deux parties et Sarah Morris s’est engagée à stipuler l’origine des auteurs de dépliés dans le titre de ses œuvres.

    Cet exemple met en lumière les chambou-lements d’Internet sur les pratiques cultu-relles. La facilité d’échanger de manière hori-zontale entre amateurs est souvent invoquée comme un fléau responsable de la mort des artistes ou du moins de leur mode de subsis-tance. Je pense au contraire qu’il ne faut pas opposer amateurs et professionnels d’autant que ces deux statuts se recouvrent souvent. Il faut au contraire inventer des principes com-patibles entre le monde amateur et profes-sionnel. L’un et l’autre se supportent mutuel-lement. Restreindre l’usage libre des

    connaissances reviendrait à tuer les écoles publiques, les conventions et l’apprentissage en général. À nous d’inventer les modalités qui le permettent.

    V.B. : Un sujet un peu inquiétant : les re-cherches scientifiques financées par l’armée utilisant le principe de l’origami... L’exemple le plus récent : http://www.cec.fiu.edu/2014/01/origami-techniques-lead-to-newly-engineered-com-pact-antennas-and-electronics/

    L’origami est historiquement associé à une symbolique pacifique  (senbazuru) mais de plus en plus de projets d’ingénieurs emprun-tent le vocable origami pour désigner des recherches financées par la DARPA (R&D de l’armée américaine) pour des applications militaires. As-tu des commentaires à faire sur ce sujet ?

    É.C. : À travers la légende japonaise des mille grues (senbazuru), l’origami est devenu un symbole de paix à travers le monde. Cette symbolique est encore vive dans de nombreux pays comme le suggère la photo du militant des droits de l’homme Iouri Samodourov à sa sor-tie de prison tenant un origami de grue à la main (Le Monde n°20361, 11 juillet 2010) suite aux poursuites engagées contre lui par le Kremlin pour son orga-nisation de l’exposition « l’art interdit » au musée Sakharov à Moscou en 2007.

    Parallèlement, certaines applications scientifiques et militaires donnent à l’ori-gami un autre visage, moins pacifique celui-là. Sous le vocable « matière pro-grammable », la DARPA (R&D de l’ar-mée américaine) finance depuis 2007 plusieurs laboratoires de recherche pour concevoir une matière capable de changer de propriété physique à vo-lonté (forme, densité, etc.). Ces re-cherches visent à terme à changer la forme des objets en situation de conflit armé. Bien qu’au stade de balbutiement, les premières expériences ont abouti à

    des origamis qui changent de forme automa-tiquement grâce à des impulsions électriques traduites en plis par des actionneurs. C’est le cas des recherches menées par l’équipe de Robert Wood (Université d’Harvard, School of Engineering and Applied Sciences).

    Pour ma part, je ne cautionne pas la re-cherche militaire quelle qu’elle soit même s’il s’agit d’origami. Cette contradiction montre en même temps les capacités de métamorphose inhérentes à l’art de l’origami. Le propre du pliage est de changer de forme et d’apparence. Un simple carré de papier se change en pa-pillon, en fleur, en avion, à volonté. Mon blog me sert à consigner les différentes apparitions de l’origami dans différentes communautés et différents pays. J’y vois le signe d’une grande créativité. J’envisage personnellement comme une libération cette manière de concevoir la création aujourd’hui : une activité indisciplinée, c’est-à-dire sans discipline ou dans des disci-plines toujours imprévisibles, a priori étran-gères les unes aux autres. ■

    S’instruire avec les dents, Étienne Cliquet, 2014Origamis, papier blanc, mousse de polyuréthane noire,

    110 x 190 x 100 cm. Le diagramme de l’incisive est en pages 16/17 de ce numéro du Pli.

    s

    6 Le PLi 135