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Sailor, vingt-trois ans, vient de purger deux ans dans un pénitencier pour meurtre au deuxième degré. Lula, vingt ans, l’attend à la sortie. Mais la mère de Lula, Marietta, a interdit à sa fille de revoir Sailor. Les deux jeunes gens prennent alors la route. Marietta lance à leurs trousses un étrange détective privé, Johnnie Farragut. La cavale de Sailor et Lula à travers le sud des États-Unis fera dire à la jeune fille que le monde a vraiment « le cœur sauvage ».

Un roman mythique porté à l’écran par David Lynch, récompensé par la Palme d’or à Cannes en 1990, aujourd’hui réédité dans une traduction revue et corrigée.

« Barry Gifford est un styliste à la manière de Thomas McGuane, avec le cœur de Raymond Carver. » Jim Harrison

Barry Gifford est né en 1946 et vit aux abords de la Baie de San Francisco. On lui doit la saga de « Sailor et Lula », dont le premier volet a été adapté au cinéma par David Lynch et récompensé par la Palme d’or du fes-tival de Cannes en 1990. Il a aussi coécrit avec Lynch le scénario de Lost Highway (1997) et, avec Matt Dillon, celui de City of Ghosts (2003). Alex De La Iglesia a porté à l’écran son roman Perdita Durango (1997). Ses romans ont été traduits en 28 langues et son œuvre lar-gement récompensée.

Du même auteur chez le même éditeur

La saga de Sailor et Lula :

Perdita Durango (Livre II)Jour de chance pour Sailor (Livres III et IV)

Rude journée pour l’homme-léopard (Livres V et VI)L’Imagination du cœur (Livre VII)

Les Vies parallèles de Jack KerouacPaysage avec voyageur

Le Père fantômePort Tropique

La Légende de Marble LessonBaby Cat Face

Barry Gifford

Sailor et Lula

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Richard Matas

Traduction revue et corrigée par Jean-Paul Gratias

Collection fondée par François Guérif

Rivages/noir

Retrouvez l’ensemble des parutions des Éditions Payot & Rivages sur

payot-rivages.fr

Ouvrage publié sous la direction de François Guérif

Titre original : Wild at heart : The Story of Sailor & Lula

Couverture : © Courtesy of Universal Studio Licensing LLC

©  Barry Gifford, 1990 ©  Éditions Payot  &  Rivages, Paris, 1991

pour la traduction française ©  Éditions Payot  &  Rivages, Paris, 2018

pour la présente édition

ISBN  : 978-2-7436-4208-2

Avec le soutien du

Ce livre est dédié à la mémoirede Charles Willeford.

Les personnes et les événements décrits dans ce livre sont œuvre de fiction. Toute ressemblance avec

des personnes vivantes ou décédées serait une pure coïncidence.

Il vous faut un homme pour aller en enfer avec lui.

Tuesday Weld

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Papotages entre filles

Assises à une table du Raindrop Club, Lula et son amie Beany Thorn buvaient des rhum-coca en écoutant un groupe de blues blanc baptisé Les Elvis Platinés. Ils venaient d’enchaîner en douceur Dust My Broom d’Elmore James et Me and The Devil de Robert Johnson quand Beany décréta :

– Ce chanteur, je peux pas le supporter.– Il est pas si mauvais, fit Lula. Au moins, il

chante juste.– Oui, d’accord, mais qu’est-ce qu’il est moche !

Les barbus avec un gros bide, c’est pas vraiment mon genre.

Lula gloussa :– Ça te va bien de dire ça, toi qu’es épaisse

comme un cure-dents.– Bon, d’accord, mais s’il prétend qu’à minuit

tout son lard se transforme en biroute, je le croirai pas.

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Lula et Beany éclatèrent de rire et prirent une nouvelle gorgée de leur boisson.

– Alors, il va bientôt sortir, Sailor, à ce qu’il paraît, dit Beany. Tu vas le revoir ?

Lula hocha la tête, broya un glaçon entre ses molaires et en mâchouilla les morceaux.

– Je l’attendrai devant la grille.– Si je détestais pas autant les hommes, fit

Beany, ce serait bien volontiers que je te souhai-terais bonne chance.

– Les maris peuvent pas être tous parfaits, dit Lula. Et ton Elmo aurait sans doute pas mis l’autre pétasse en cloque si tu l’avais pas viré à coups de pied au cul.

Sur son front, Beany fit un nœud avec sa frange de cheveux blonds.

– J’aurais dû lui planter un .38 Long Colt dans la braguette, c’est ça que j’aurais dû faire.

Les Elvis Platinés se lancèrent dans une espèce de mambo cajun à la Professor Longhair, et Beany alpagua une serveuse.

– Rapportez-nous deux autres doubles rhum-coca, vous voulez bien ? fit-elle. Bon sang, Lula ! regarde comment elle se trémousse, cette salope.

– La serveuse, tu veux dire ?– Bah, ouais. Si j’avais un cul comme le sien,

je parie qu’Elmo aurait pas fourré sa queue dans

tous les trous de serrure de la rive droite du Tan-gipahoa.

– C’est même pas certain, fit Lula.Les yeux de Beany s’embuèrent.– Tu dois avoir raison, dit-elle. Mais, tu sais,

je serais prête à renoncer à plein de trucs – et même au Valium, peut-être – rien que pour avoir quelque chose qui ressemble à un vrai cul.

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Le Diable au corps

À l’hôtel du Cap Fear, Sailor et Lula, étendus sur le lit, écoutaient couiner le ventilateur fixé au plafond. De leur fenêtre, on pouvait voir le fleuve se jeter dans l’Atlantique, et suivre des yeux les bateaux de pêche qui empruntaient l’étroit chenal. C’était la fin du mois de juin, mais une brise légère « rendait la chaleur supportable », comme Lula aimait à le dire.

Marietta Pace Fortune, la mère de Lula, avait une fois pour toutes interdit à sa fille de revoir Sailor Ripley, mais Lula n’avait aucune intention de respecter cette consigne. Après tout, pensait Lula, Sailor avait payé sa dette envers la société, si c’était bien de cela qu’il s’agissait. Elle ne comprenait vraiment pas qu’on puisse assimiler au règlement d’une dette une peine de prison pour le meurtre d’un individu qui avait lui-même tenté de vous tuer.

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Vu son état actuel, se disait Lula, la société ne risquait pas de souffrir de la disparition de Bob Ray Lemon. À ses yeux, Sailor avait rendu ser-vice, à court terme comme à long terme, à l’hu-manité tout entière. Donc, il aurait dû recevoir, pour son homicide par imprudence, une meilleure récompense que deux ans de travaux forcés au camp de Pee Dee River. Quelque chose comme un séjour de deux ou trois semaines, tous frais payés, pour lui-même et une personne de son choix – Lula, bien sûr – à La Nouvelle-Orléans, ou sur l’île de Hilton Head. Dans un palace, avec en prime une voiture de location qui en jette, comme la toute nouvelle Chrysler Le Baron décapotable. Elle aurait trouvé ça logique. Au lieu de quoi, pen-dant deux ans, ce pauvre Sailor avait dû débrous-sailler des bas-côtés, éviter les serpents, et manger de la mauvaise friture. Sailor s’était révélé un brin plus rapide que ce minable de Bob Ray Lemon, et on l’avait puni pour ça. Ce monde est vraiment implacable, et il est cinglé, par-dessus le marché, se disait Lula. De toute façon, Sailor était libre, à présent, et Lula n’avait jamais connu d’homme qui l’embrassait mieux que lui. Quant à Mme Marietta Pace Fortune, ce qu’elle n’apprendrait jamais ne pouvait pas lui faire de mal, n’est-ce pas ?

– À propos de découvertes, dit Lula à Sailor, est-ce que je t’avais écrit pour t’annoncer que

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dans le bureau du grenier, j’avais trouvé les lettres de mon grand-père ?

Sailor se redressa pour prendre appui sur ses coudes.

– On en a parlé ? fit-il. Je m’en souviens pas.Lula fit claquer sa langue à deux reprises.– Je croyais le contraire, mais je vois bien que

non. Ça m’arrive parfois, ces temps-ci. Je pense à quelque chose, et ensuite je crois l’avoir dit de vive voix à quelqu’un d’autre.

– Ma chérie, fit Sailor, tu as une façon de réflé-chir qui m’a bien manqué, quand j’étais à Pee Dee. Le reste de ta petite personne m’a manqué aussi, bien sûr. Mais le fonctionnement de ton cerveau, c’est un mystère que Dieu garde pour lui. Alors, ces lettres ?

Lula se redressa et cala un oreiller derrière elle. Ses longs cheveux noirs, qu’ordinairement elle tenait rassemblés en queue-de-cheval, s’étalèrent telles des ailes de corbeau sur la taie d’oreiller bleu pastel. Ses grands yeux gris fascinaient Sailor. Quand il travaillait au bord des routes avec les prisonniers, il pensait aux yeux de Lula, s’y noyait comme s’ils étaient de grands lacs gris et rafraîchissants parsemés de petites îles violettes. Cette image préservait sa santé mentale.

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– Je me suis toujours posé des questions sur mon grand-père. Par exemple : pourquoi est-ce que ma mère évitait toujours de parler de son père ? Tout ce que je sais, c’est qu’il vivait avec sa mère quand il est mort.

– Mon père aussi vivait avec sa mère quand il est mort, fit Sailor. Tu savais ça ?

Lula secoua la tête.– Bien sûr que non. Et pourquoi ça ?– Il était fauché, comme d’habitude. À ce

moment- là, ma mère était déjà morte d’un cancer du poumon.

– Elle fumait quelle marque ? demanda Lula.– Des Camel, comme moi.Lula fit rouler à demi ses grands yeux gris.– Ma mère fume des Marlboro, maintenant.

Avant, elle fumait des Kool. Je lui en ai volé quand j’ai commencé à fumer. J’étais en sixième. Quand j’ai été assez grande pour m’en acheter toute seule, c’est celles-là que j’ai choisies. Main-tenant, je viens tout juste de changer, je suis passée aux More, t’as sûrement remarqué ? Elles sont plus longues.

– Mon père cherchait du travail quand il s’est fait renverser par un camion de chantier, sur la route de Dixie Guano, au croisement de la 74, fit Sailor. Les flics ont dit qu’il était soûl – Papa, pas le chauffeur du camion –, je suppose qu’ils

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voulaient simplement enterrer l’affaire. J’avais quatorze ans, à l’époque.

– Bon sang, Sailor ! Je suis navrée, mon chéri. J’aurais jamais pu deviner.

– C’est rien. De toute façon, je le voyais pas souvent. La famille s’est jamais beaucoup occupée de moi. L’avocat de l’assistance judiciaire n’arrê-tait pas de le dire, quand il a demandé ma condi-tionnelle.

– Bon, toujours est-il, fit Lula, qu’on découvre que le père de maman avait détourné des fonds à la banque qui l’employait ! Et il s’est fait piquer. Il avait fait ça pour aider son frère qui était tubard, une vraie épave, pas en état de travailler. Grand-père a tiré quatre ans à la prison de Statesville et son frère est mort. Chaque jour ou presque, il écrivait à ma grand-mère, pour lui dire à quel point il l’aimait. Mais elle a divorcé de lui pen-dant qu’il était au pénitencier, et elle n’a plus jamais parlé de lui à qui que ce soit. Elle refusait tout simplement de continuer à porter son nom, mais elle a gardé toutes ses lettres ! Tu te rends compte ? Je les ai toutes lues, et je peux te dire qu’il l’aimait, cette femme. Ça a dû le démolir qu’elle choisisse de ne plus le soutenir. Quand une Pace a pris une décision, il n’y a plus de dis-cussion possible.

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Sailor alluma une Camel et la tendit à Lula. Elle la prit, tira une bonne bouffée, souffla la fumée, le regard de nouveau à demi chaviré.

– Même si t’étais un escroc, Sailor, je resterais avec toi.

– Bon sang, Crevette, c’est pas rien, dit Sailor. Déjà que t’es restée avec moi après que j’ai des-cendu Bob Ray Lemon. Je vois pas ce qu’un homme pourrait demander de plus.

Lula attira Sailor contre elle et l’embrassa ten-drement sur la bouche.

– Tu me fais chavirer, Sailor. Vraiment, tu me touches au plus profond de moi-même.

Sailor défit le drap, dévoilant la poitrine de Lula.

– À mes yeux, tu es parfaite aussi, dit-il.– Tu me fais penser à papa, tu sais ? Maman

m’a dit qu’il aimait les femmes maigres avec des seins juste un peu trop gros par rapport à leur corps. Il avait un long nez, aussi, comme toi. Je t’ai déjà raconté comment il est mort ?

– Non, ma douce, je crois pas.– Empoisonné au plomb en décapant, sans

masque, les murs de la maison. Maman racontait que son cerveau est parti en morceaux. Pour com-mencer, il se souvenait plus de rien. Il est devenu violent. Et pour finir, en pleine nuit, il s’est arrosé d’essence et il a gratté une allumette. Il a presque

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mis le feu à la maison, avec maman et moi dor-mant à l’étage. On s’en est tirées juste à temps. C’était un an avant que je te rencontre.

Sailor ôta la cigarette des doigts de Lula et la mit dans le cendrier, près du lit. Il posa les mains sur ses jolies petites épaules musclées et les massa.

– Comment t’as fait pour avoir des épaules aussi jolies ?

– La natation, je suppose. Enfant, déjà, j’aimais nager.

Sailor l’attira à lui, l’embrassa sur la gorge.– T’as un si joli cou, long comme celui d’un

cygne.– Grand-mère Pace avait le cou long, blanc et

doux. Comme celui d’une statue, tellement il était blanc. J’aime trop le soleil pour rester blanche comme ça.

Sailor et Lula firent l’amour puis, tandis qu’il dormait, elle se mit à la fenêtre, fuma une des Camel de Sailor tout en contemplant l’embou-chure du fleuve au Cap Fear. Cela avait quelque chose d’un peu sinistre, pensa-t-elle, de se trouver à l’extrémité ultime d’un cours d’eau. Lula regarda Sailor étendu sur le lit. C’était bizarre, se dit-elle, qu’un garçon comme lui ne porte aucun tatouage. En général, les types dans son genre en ont un peu partout. Sailor gémit dans son

sommeil et se tourna sur le côté, montrant à Lula son dos étroit et long et ses fesses plates. Elle tira une dernière bouffée de sa cigarette et la jeta par la fenêtre, dans le fleuve.

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Oncle Pooch

– Il y a cinq ans ? fit Lula. Quand j’en avais quinze ? Maman m’a expliqué que lorsque je commencerais à m’intéresser au sexe, je devrais lui en parler avant de faire quoi que ce soit dans ce domaine.

– Mais chérie, dit Sailor, tu m’avais raconté, il me semble, que ton oncle Pooch t’avait violée quand t’avais treize ans.

Lula hocha la tête. Devant le miroir, dans la salle de bains grande ouverte de leur chambre d’hôtel au Cap Fear, elle mettait de l’ordre dans ses boucles de cheveux. Allongé sur le lit, Sailor la regardait.

– C’est vrai, confirma Lula. L’oncle Pooch n’était pas vraiment un oncle. Je veux dire, pas un oncle par les liens du sang. C’était une relation d’affaires de mon père. Et maman a toujours tout ignoré de ce qui s’est passé entre lui et moi. Son

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vrai nom était du genre européen, quelque chose comme Pucinski. Mais tout le monde l’appelait simplement Pooch. Il venait parfois à la maison quand papa n’était pas là. Je m’étais toujours ima-giné qu’il était amoureux de maman, et quand il m’a coincée, un après-midi, j’ai eu une sacrée surprise !

– Comment ça s’est passé, Crevette ? demanda Sailor. Il a tout bonnement sorti son vieux poireau pour le dégorger ?

Lula écarta sa frange et fronça les sourcils. Elle tira une cigarette du paquet posé sur le lavabo, l’alluma, la laissa collée à ses lèvres, tandis qu’elle démêlait sa chevelure.

– Par moments, Sailor, tu es terriblement gros-sier, tu sais ?

– J’ai du mal à te comprendre quand tu parles avec une cigarette aux lèvres, répliqua Sailor.

Lula tira longuement, lentement sur sa More, la posa sur le rebord du lavabo.

– Je disais que parfois tu pouvais être très gros-sier. Mais je crois pas que ça me gêne.

– Désolé, Crevette. Vas-y, raconte-moi com-ment le vieux Pooch a commis son forfait.

– Eh bien, maman était chez Busy Bee à se faire teindre les cheveux, et j’étais seule à la maison. Oncle Pooch est arrivé par la porte latérale qui donne sur la véranda, tu vois ? J’étais en train de

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me faire une tartine à la confiture et à la banane – je me rappelle que j’avais des bigoudis sur la tête, parce que ce soir-là, j’allais avec Vicky et Sherry Ann, les sœurs Desoto, voir Van Halen au Coliseum de Charlotte. Oncle Pooch devait savoir qu’il y avait personne à la maison, parce qu’il est entré directement, a posé ses deux mains sur mes fesses et m’a poussée contre le comptoir.

– Il a pas dit un mot ?Lula secoua la tête et commença à se brosser les

cheveux pour les démêler. Elle reprit sa cigarette, aspira une bouffée, et la jeta dans les toilettes. Le bout incandescent avait laissé une tache brune sur la porcelaine ; Lula mouilla le bout de son index et se mit à frotter la tache, mais en vain.

– Pas vraiment, fit-elle. Du moins, dans mon souvenir.

Elle actionna la chasse d’eau et regarda la ciga-rette se désintégrer et disparaître dans la cuvette.

– Qu’est-ce qu’il a fait, après ?– Il a plongé la main dans mon corsage.– Et toi, qu’est-ce t’as fait ?– J’ai laissé tomber la confiture par terre. Je me

rappelle avoir pensé que maman serait furieuse, si elle voyait ça. Je me suis baissée pour nettoyer le carrelage, ce qui a écarté de mon chemisier la main de l’oncle Pooch. Avant de faire quoi que ce

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soit, il m’a laissée ramasser la confiture et jeter la serviette en papier que j’avais utilisée.

– Tu avais peur ?– Je sais pas, répondit Lula. Je veux dire, c’était

oncle Pooch. Je le connaissais depuis que j’avais sept ans. Je n’arrivais pas à croire vraiment à ce qui m’arrivait.

– Alors, pour finir, il t’a sautée où ? Là, dans la cuisine ?

– Non, il m’a prise dans ses bras. Il était petit, mais costaud, avec des bras velus. Il portait une espèce de moustache à la Errol Flynn, trois poils à ras de la lèvre supérieure. Bref, il m’a emmenée dans la chambre de bonne que plus personne n’utilisait depuis que maman avait perdu Abilene, deux ans plus tôt, quand elle était partie épouser Harlan, le chauffeur de Sally Wilby, pour s’ins-taller à Tupelo. On a fait ça là, sur l’ancien lit d’Abilene.

– On a fait ça ? répéta Sailor. Qu’est-ce que tu veux dire ? Il t’a pas forcée ?

– Si, bien sûr, fit Lula, mais il était super gentil, tu vois ? Je veux dire, il m’a violée et tout, mais je crois qu’il y a toutes sortes de viols. Je tenais pas vraiment à ce qu’il le fasse, mais je crois qu’une fois qu’il a commencé, j’ai pas trouvé ça si horrible.

– Ça t’a plu ?

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Lula posa sa brosse à cheveux et regarda Sailor. Allongé, nu, il était en érection.

– C’est ce que je te raconte qui te met dans cet état ? C’est pour ça que tu voulais que je t’en parle ?

Sailor se mit à rire.– Je n’y peux rien, mon cœur. Il l’a fait plus

d’une fois ?– Non, ça s’est passé très vite. J’ai pas senti

grand-chose. J’avais perdu ma fleur par accident, à douze ans. Quand j’ai fait une chute plutôt sévère, en ski nautique, sur le lac Lanier, dans le Flowery Branch. Donc, il n’y a pas eu de sang, ni rien. Tout bêtement, oncle Pooch s’est levé, il a remonté son pantalon, et il m’a laissée là. Je suis restée sur le lit d’Abilene jusqu’à ce que je l’en-tende démarrer. Ça a été le moment le plus désa-gréable, être allongée là, à l’écouter s’en aller.

– Qu’est-ce que t’as fait, ensuite ?– Je suis retournée dans la cuisine et j’ai fini de

préparer ma tartine, je crois. J’ai sans doute fait pipi, entre-temps.

– Et t’en as jamais parlé à personne ?– Seulement à toi. Après ça, oncle Pooch s’est

plus jamais comporté de façon bizarre, ou inha-bituelle. Et il n’a plus jamais rien tenté. À Noël, je recevais toujours un joli cadeau de sa part. Par exemple, un vêtement ou un bijou. Il est mort

trois ans plus tard dans un accident de voiture, alors qu’il était en vacances à Myrtle Beach. Là-bas, à mon goût, il y a toujours trop de circu-lation.

Sailor tendit un bras vers elle.– Viens près de moi.Lula s’approcha et s’assit au bord du lit. L’érec-

tion de Sailor avait diminué de moitié. Elle la serra dans sa main gauche.

– T’as pas à t’occuper d’elle, bébé. Tout va bien.

De la main droite, elle écarta sa frange.– Bon sang, Sailor ! Il n’y a pas que ton plaisir

qui compte, pense à moi aussi.Lula demeura un instant immobile, puis se mit

à pleurer. Sailor se redressa, la prit dans ses bras. Jusqu’à ce qu’elle cesse, il la berça dans ses bras sans dire un mot.