Sacre Moyen Age

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  Martin BLAIS Philosophe, Université Laval (1990) Sacré Moyen Âge ! Un document produit en version numérique par Mme Marcelle Bergeron, bénévole Professeure à la retraite de l’École Dominique-Racine de Chicoutimi, Québec et collaboratrice bénévole Courriel : mailto:[email protected]   Dans le cadre de la collection : "Les classiques des sciences sociales" dirigée et fondée par Jean-Marie Tremblay,  professeur de soc iologie au Cégep de Ch icoutimi Site web : http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html   Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm  

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Martin BLAISPhilosophe, Universit Laval

(1990)

Sacr Moyen ge !Un document produit en version numrique par Mme Marcelle Bergeron, bnvole Professeure la retraite de lcole Dominique-Racine de Chicoutimi, Qubec et collaboratrice bnvole Courriel : mailto:[email protected]

Dans le cadre de la collection : "Les classiques des sciences sociales" dirige et fonde par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi Site web : http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque Paul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

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Un document produit en version numrique par Mme Marcelle Bergeron, bnvole, professeure la retraite de lcole Dominique-Racine de Chicoutimi, Qubec courriel : mailto:[email protected]

Martin Blais, philosophe. Une dition lectronique ralise partir du texte de Martin Blais, Sacr Moyen ge ! Les ditions Fides, 1997, 224pp. [Autorisation accorde par lauteur le 12 septembre 2004.] mailto:[email protected]

Polices de caractres utiliss : Pour le texte : Times, 12 points. Pour les citations : Times 10 points. Pour les notes de bas de page : Times, 10 points. dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2003 pour Macintosh. Mise en page sur papier format LETTRE (US letter), 8.5 x 11) dition complte le 3 mars 2005 Chicoutimi, Ville de Saguenay, province de Qubec.

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Martin Blais, philosophe Universit Laval

Sacr Moyen ge

Les ditions Fides, (1997) 224 pp.

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Du MEME AUTEUR

Philosophie du pouvoir, Montral, ditions du jour, 1970, 157 pages. Participation et contestation ; l'homme face aux pouvoirs, Montral, Beauchemin, 1972, 136 pages. Lchelle des valeurs humaines (1re dition), Montral, Beauchemin, 1974, 200 pages. Rinventer la morale, Montral, Fides, 1977, 159 pages. Lchelle des valeurs humaines (2e dition), Montral, Fides, 1980, 216 pages. L'anatomie d'une socit saine (Les valeurs sociales), Montral, Fides, 1983, 248 pages. Une morale de la responsabilit, Montral, Fides, 1984, 248 pages. Lautre Thomas dAquin, Montral, Boral, 1990, 316 pages. Lil de Can. Essai sur la justice, Montral, Fides, 1994, 288 pages.

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Sacr Moyen ge !En une douzaine de tableaux saisissants, Martin Blais prsente un Moyen ge ingnieux, progressif, ftard et anticlrical. Tout l'oppos du Moyen ge caricatur qu'a impos la Renaissance. En fermant le livre, c'est avec tonnement et admiration que le lecteur conclura : Sacr Moyen ge ! Martin Blais connat le Moyen ge fond. Un Moyen ge fcond en inventions techniques et en trouvailles socio-conomiques comme ses prisons rentables, ses associations ouvrires, ses modles de partage du travail et des revenus du travail. Un Moyen ge vert et truculent, tant dans l'glise que dans la socit. Bref, un Moyen ge insouponn ! Professeur pendant vingt-cinq ans la facult de philosophie de l'Universit Laval, o il enseignait la philosophie mdivale, l'thique et la politique, Martin Blais a publi, entre autres ouvrages, Lil de Can, L'autre Thomas dAquin, Une morale de la responsabilit, lanatomie d'une socit saine et L'chelle des valeurs humaines.

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Table des matiresIntroduction 1. Les bornes du Moyen ge 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. Charlemagne La pornocratie pontificale Hlose et Ablard Les corporations ouvrires Les troubadours La technique et les inventions Les universits Des prisons auberges !

10. Les professions et les mtiers fminins 11. Les bains publics 12. La sorcellerie 13. Deux plaies du clerg : nicolasme et simonie 14. Le mariage et la noce 15. Le sens de la fte 16. Thomas dAquin : le plaisir et la femme ! 17. Le langage qui trahit 18. Le pote Franois Villon Conclusion Bibliographie sommaire

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Introduction

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Les Mdivales de Qubec ont remport, en 1993 et en 1995, un succs inespr. Plus d'un million de personnes se sont dplaces, chaque fois, le soleil aidant, pour venir prendre contact avec ce millnaire de l'histoire occidentale, qu'on a appris aimer depuis que des recherches rcentes l'chelle de l'histoire, divise en sicles en ont dvoil les grandeurs et les beauts. C'est le romantisme, vers la fin du XVIIIe, sicle, qui a tir de l'oubli la civilisation mdivale et suscit de l'admiration pour les cathdrales, la chevalerie, la posie courtoise, les corporations, des chefs-d'uvre littraires comme la Divine Comdie, des personnages sduisants comme Charlemagne, Hlose et Ablard, le roi saint Louis, Christine de Pisan, Franois Villon. Mais ce ne fut pas suffisant pour ponger le mpris sculaire dont le Moyen ge tait l'objet. Pendant un quart de sicle, j'ai enseign la philosophie mdivale l'Universit Laval. Je me faisais un devoir de recueillir, pour m'en amuser en classe, les neries qui se dbitent sur le Moyen ge. Sensibiliss par mon comportement, les tudiants men rapportaient qui mavaient chapp. Ds quil s'agit de quelque chose de dpass, de fossilis, d'intolrable, on le qualifie de moyengeux , de retour au Moyen ge , ou bien l'on s'tonne : Pourtant, on n'est plus au Moyen ge !

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Dsolant ! Ce ne sont pas seulement les incultes qui rptent ces inepties comme des perroquets : les gens prtendument cultivs le font tout autant. Dans un film intitul Le changement, une entremetteuse condamne au couvent s'tonne de ne pas disposer d'un poste de tlvision dans sa cellule : Vous tes encore au Moyen ge ! , lance-t-elle, indigne. Lors d'une mission sur la thalidomide, un ministre qualifie le cas de lamentable. Lanimateur, homme de culture raffine, de commenter : Pourtant, a ne s'est pas pass au Moyen ge. Un dput fdral sort de ses gonds : Notre parlement est moyengeux ; on vit encore au Moyen ge Ottawa ; il faut qu'on en sorte ! Gros titre dans un journal : Dix ans aprs Franco, l'Espagne sort du Moyen ge. Enfin, l'mission Raison, passion, un ancien journaliste situe son arrive la tlvision au moment o le Qubec passait du Moyen ge l'poque moderne. Avant de pntrer dans un Moyen ge fort diffrent de la caricature que l'ignorance en a trace, scrutons l'expression Moyen ge. Lge, c'est une dure. Votre ge, c'est le temps qui s'est coul depuis votre naissance. Dire qu'on a trente ans, c'est dire qu'on a dur trente ans. On emploie le mot pour dsigner une priode de la vie humaine ou de lhistoire : l'ge ingrat, l'ge adulte ; l'ge de pierre, l'ge du renne. Ladjectif moyen comporte une double rfrence : une rfrence un avant, une rfrence un aprs ; une rfrence un plus, une rfrence un moins, une rfrence un mieux, une rfrence un pire. Par exemple, quand on est de taille moyenne, on n'est ni gant ni nain ; une personne d'ge moyen n'est ni vieille ni jeune. Accol ge, l'adjectif moyen voque l'ide d'un ge situ entre deux ges. Il s'ensuit que donner le nom de Moyen ge une priode de l'histoire suppose que l'on ait franchi la dure en cause et quon la compare la fois celle qui prcde et celle qui suit. Ce sont les humanistes de la Renaissance XVIe sicle qui ont impos une certaine portion de l'histoire le nom de Moyen ge. Dans leur bouche ddaigneuse, l'expression est charge de mpris. Sduits par les Grecs et les Romains, ils trouvent barbares les sicles qui les en sparent. Quand ils qualifient de gothique une certaine architecture, il faut, pour les bien comprendre, se rappeler que les Goths taient, leurs yeux, des barbares . Lexpression Moyen ge, medium vum en latin, a donn deux adjectifs : le premier, moyengeux, driv du franais ; le second, mdival, driv du latin. Mdival signifie relatif au Moyen ge : on parle de l'poque mdivale, de l'art mdival, de la philosophie mdivale. Ce premier adjectif ne comporte aucun jugement de valeur ; il s'emploie sans la moindre motion. Il nen est pas de mme de moyengeux, qu'on emploie d'ordinaire avec un sentiment de mpris. Parfois, cependant, il voque le pittoresque de l'poque mdivale. Le ton ou le contexte permettent de percevoir cette nuance. Les Mdivales, c'est l'adjectif mdival, employ comme nom fminin pluriel. Les Mdivales, c'est comme les saturnales,

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les bacchanales, les lupercales. Les saturnales, c'taient des ftes en l'honneur de Saturne ; les Mdivales, ce sont des ftes, des clbrations pour se remmorer le Moyen ge. Quelques grincheux ont considr comme un anachronisme le fait de prsenter des mdivales Qubec, o l'on ne trouve aucun vestige du Moyen ge : ni un chteau, ni une cathdrale. Ils ont tort : l'anachronisme concerne le temps et non le lieu. Si, dans la pice Ablard et Hlose, les deux amants se parlaient au tlphone, l'auteur aurait commis un anachronisme. Mais il n'y avait pas d'anachronisme nous montrer, dans la cour intrieure du Petit Sminaire, comment se construisait une cathdrale. La ville de Qubec ne recle aucun vestige matriel du Moyen ge, j'en conviens, mais elle en recle d'autres, plus importants ; ils sont dans les Qubcois eux-mmes. Les fondateurs de la Nouvelle-France taient des gens du Moyen ge. Christophe Colomb est n en Italie vers 1451 ; Jacques Cartier est n Saint-Malo en 1494 : ses parents taient donc des Mdivaux ; il en est de mme pour les grands-parents de Samuel de Champlain et pour bien d'autres. Nous sommes donc des descendants en ligne directe du Moyen ge. Nous sommes imprgns de Moyen ge : notre langage et nos coutumes en sont la preuve. On ne pourrait pas en dire autant des Chinois, qui ne se reconnatraient pas dans le Moyen ge. La rputation que la Renaissance a faite aux gens du Moyen ge nous attend sans doute un tournant de l'histoire. Dans un millnaire, quand on parlera de nos camps de concentration, de nos coles de torture, de notre cruaut unique dans l'histoire, de nos guerres atroces, de nos millions de misreux mme dans les pays riches , on se demandera quels barbares nous tions. Soljenitsyne est moins patient que moi : Dans cent ans, on se moquera de nous comme de sauvages 1. Ren Dubos avance la mme opinion : La vue technologique qui domine le monde actuel [...] apparatra nos descendants comme une priode de barbarie 2. C'est donc sans la moindre arrogance, avec humilit mme, que nous allons nous approcher du Moyen ge. Pour transformer en une reprsentation ressemblante la caricature que la plupart des gens entretiennent du Moyen ge, jai pens atteindre plus facilement mon but en touchant plusieurs sujets au lieu d'en approfondir un seul. J'en ai retenu une douzaine et demie. Si mes choix ont t judicieux, le lecteur devrait se dire, en fermant le livre : Sacr Moyen ge ! Un sacr plein d'tonnement plutt admiratif.

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Alexandre SOLJENITSYNE, Le pavillon des cancreux, Paris, Julliard, Le Livre de Poche ; 2765,1968, p. 115. Ren DUBOS, Choisir d'tre humain, Paris, Denol, Mdiations ; 147, 1974, p. 156.

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Ne cherchez aucun plan rigoureux dans ce livre, ni de lien entre les chapitres. J'ai choisi mes thmes en fonction du but que je poursuivais. Presque tous contribuent dissiper l'ide que le Moyen ge, c'est la grande noirceur , une longue traverse du dsert , une clipse de la pense et du gnie inventif Puisque le Moyen ge est souvent prsent comme une poque o l'glise, autoritaire, tient les cordeaux raides ses fidles, j'ai tenu montrer que les dirigeants de cette glise taient dpendants un degr incroyable du pouvoir sculier et que, du point de vue moral, beaucoup de pasteurs galopaient la bride sur le cou. Le Moyen ge est d'ordinaire prsent comme une priode affreuse pour la femme ; quelques-uns de mes thmes dracinent ce prjug. La plupart des gens tant incapables de situer le Moyen ge dans l'espace et dans le temps, commenons par clarifier ce point : est bon de savoir de quoi l'on parle.

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Chapitre 1 Les bornes du Moyen ge

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La dure que reprsente le Moyen ge n'est pas facile marquer de deux dates : l'une qui en serait le dbut ; l'autre, la fin, car, ni au commencement ni la fin, il ny a eu rupture, mais lente volution. On parle plutt de zones frontires que de dates ou de lignes de dmarcation. En effet, c'est en suivant une volution de quelques sicles que nous assistons la transformation de la civilisation antique (grco-romaine) en une civilisation nouvelle, la civilisation mdivale. Il est quand mme d'usage d'pingler des dates : on n'imagine pas l'histoire sans ces balises. Situons donc le Moyen ge par rapport quelques dates importantes. sa mort, en 395, l'empereur romain Thodose partage son vieil empire de 424 ans entre ses deux fils. Dsormais, on parlera de deux empires : l'Empire romain d'Orient et l'Empire romain d'Occident. Comme la civilisation mdivale fleurira sur le territoire de l'Empire romain d'Occident ruin par les invasions du Ve sicle, marquons-en d'abord l'tendue : du talon de la botte italienne jusqu' l'Angleterre ; de l'Afrique du Nord jusqu'au Rhin et au Danube. Il comprenait donc le territoire occup actuellement par l'Italie, par une partie de la Yougoslavie, de la Hongrie et de la Tchcoslovaquie, par l'Autriche, l'Allemagne, la France, l'Espagne, le Portugal, la Suisse, la Belgique, le Luxembourg, les Pays-Bas et une partie de l'Angleterre.

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De nombreux peuples barbares vivent alors de l'autre ct du Rhin et du Danube : Angles, Saxons, Frisons, Francs, Burgondes, Vandales, Alamans, Wisigoths, pour ne nommer que les plus connus. Ils ne cherchent pas se liguer contre l'Empire, mais s'y infiltrer, comme font de nos jours les rfugis. Le mouvement contraire existe aussi : certains citoyens romains vont chercher la libert chez les barbares ; d'autres restent, mais ils supplient le ciel de leur envoyer les barbares... Ils seront exaucs. De plus, l'arme romaine recrute des soldats et des gnraux de l'autre ct du Rhin et du Danube. Parfois, ce sont des barbares recruts par l'Empire qui repoussent d'autres barbares qui forcent les frontires. Les Romains avaient emprunt aux Grecs le terme barbare. l'origine, un barbare, c'tait un tranger, un non-Grec. Le monde se partageait en Grecs et en barbares. Plus tard, il se partagea en Romains et en barbares, puis en chrtiens et en barbares. On prononait ce mot avec un air hautain si l'on tait Grec ou Romain, avec un air de compassion si l'on tait chrtien. Ces barbares sont loin d'tre des sauvages. Plusieurs de ces peuples connaissent les civilisations grecque et romaine, et ils les admirent. Certains en sont mme profondment marqus. l'occasion des guerres, ils ont transig avec les diplomates grecs ou romains ; dans leur commerce extrieur, ils ont ngoci avec les marchands grecs ou romains ; pour garantir l'excution d'un trait, ils amenaient parfois en otages de jeunes nobles du peuple maintenir sous le joug. Les chefs barbares parlaient le latin et souvent le grec. Pour montrer que ces barbares ne sont pas des sauvages, Daniel-Rops donne l'exemple d'Alaric, conqurant wisigoth, qui, aprs s'tre empar d'Athnes, exige une tonnante ranon. Ce barbare revendique le droit de se promener pendant une journe dans la ville merveilleuse, d'aller admirer la statue de Phidias au Parthnon, de se faire lire le Time de Platon et d'aller voir au thtre une pice d'Eschyle, les Perses. (On imagine que le Time ne lui a pas t lu en version wisigothique.) Vous avez raison de penser que, depuis le IVe sicle, beaucoup de touristes plus barbares qu'Alaric ont visit Athnes... Les grandes invasions , qui taillrent en pices l'Empire romain d'Occident, commencrent durant la nuit du 31 dcembre 406. Les barbares installs aux frontires sont contraints de fuir devant les Huns, ces hommes trapus, aux yeux brids, aux murs sauvages, qui arrivent d'Asie centrale, monts sur des chevaux infatigables, petits comme eux. Attila, quon surnommera le flau de Dieu , est leur tte. Les Francs, anctres des Franais, s'installent dans le nord de la Gaule ; les Vandales traversent la Gaule en la pillant, s'arrtent en Espagne, puis passent en Afrique, sous la conduite de Gensric, et ils s'emparent de Carthage en 439. Aprs deux checs, Alaric, roi des Wisigoths, s'empare de Rome en 410 et la pille. C'est la stupeur gnrale. Rome, la ville ternelle, imprenable, tombe aux mains des

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barbares ! Les Wisigoths vont ensuite s'installer en Espagne. Depuis le fatal 31 dcembre 406, les territoires soumis l'Empereur romain d'Occident s'taient constamment rtrcis. Ds 404, l'empereur d'Occident, conscient du danger, s'tait rfugi Ravenne, une ville mieux protge que Rome. Mais les barbares ne se font plus d'illusion sur la puissance de l'Empire. Ils connaissent sa vulnrabilit, et les attaques succdent aux attaques, jusquau 4 septembre 476. Ce jour-l, un barbare, Odoacre, dpose celui qui devait tre 1 le dernier des empereurs romains d'Occident et l'enferme dans une villa prs de Naples. Cette date de 476 est habituellement donne, ceux qui en exigent une, pour marquer le dbut du Moyen ge. Lancien Empire romain d'Occident est maintenant une mosaque de royaumes barbares : les Ostrogoths rgnent sur l'Italie et la Sicile ; les Vandales terrorisent l'Afrique du Nord, la Sardaigne et la Corse ; le royaume des Wisigoths recouvre presque toute l'Espagne et une grande partie de la Gaule ; les gants Burgondes sont installs dans le sud-est de la Gaule ; les Francs, destins un brillant avenir, occupent le nord de la Gaule ; les Britons, migrs d'Angleterre, deviennent les Bretons et s'enracinent dans la pointe o ils se trouvent toujours avec leurs chapeaux ronds ; en Angleterre prennent pied pour longtemps les Angles et les Saxons. En poussant un peu plus vers le nord, on rencontrerait des peuples moins connus, mais j'en ai assez dit pour justifier l'expression mosaque d'tats barbares . Ces peuples vont se livrer des guerres incessantes. Lune des figures dominantes sera, sans contredit, le roi des Francs, Clovis. Il navait hrit que d'un petit royaume, mais, pendant son long rgne de trente ans (481-511), il en recula les frontires grce d'clatantes victoires et consolida sa position par une conversion calcule au catholicisme. Pour marquer le dbut du Moyen ge, vous pouvez retenir l'anne 476. Mais le Moyen ge se situe galement dans l'espace : il ny a pas eu de Moyen ge en Amrique du Nord, ni en Chine, ni en Australie. On parle de Moyen ge dans les pays qui ont connu la civilisation grco-romaine, puis qui l'ont perdue avant d'en dvelopper une nouvelle. L'expression Moyen ge voque donc l'Empire romain d'Occident, moins l'Afrique du Nord, reconquise d'abord par l'Empire romain d'Orient, puis par l'Islam. La seule institution qui da pas t balaye par la tourmente barbare, c'est lglise. C'est elle qui prend en charge l'enseignement et maintient la flamme vacillante de la culture antique. Elle va d'abord au plus press : assurer un minimum de formation ses futurs prtres et ses moines. cette fin, elle met sur pied son rseau d'coles. Les plus modestes, ce sont les coles paroissiales ou1

Odoacre ne savait pas qu'il mettait fin l'Empire romain d'Occident.

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presbytrales. Partout o un prtre a charge d'mes, il doit ouvrir une cole. Naissait l'cole de village, l'cole partout prsente, l'cole lmentaire de type moderne, que l'Antiquit n'avait pas connue. Qui a eu cette ide folle un jour d'inventer l'cole ? dit la chanson. Et elle rpond : Ce fut Charlemagne , mais il serait peut-tre plus juste de rpondre : Ce fut l'glise. Le rseau comprend ensuite les coles piscopales. Chaque vque doit, comme tout prtre, tenir une cole. Ce sont des coles de niveau suprieur aux coles paroissiales. Parfois, c'est l'vque lui-mme qui y enseigne la thologie et y commente l'criture. Quand il s'en juge incapable il a pu faire son grand sminaire en une semaine, comme nous verrons ! ou qu'il n'a pas le temps d'enseigner, il confie la tche quelqu'un d'autre. Ces coles piscopales sont les anctres de nos grands sminaires ; quelques-unes deviendront plus tard des universits. Le rseau comprend enfin les coles monastiques. Chaque monastre doit avoir son cole. Tout d'abord pour la formation des jeunes qui s'y prparent devenir moines eux-mmes, mais pour d'autres aussi qui recherchent un brin de culture. N en gypte, au dbut du IVe sicle, le monachisme s'implante en Occident avant la chute de lEmpire romain : les clbres monastres de Ligug et de Marmoutiers datent de cette poque, mais le vritable organisateur du monachisme en Occident fut saint Benot, n en Italie vers 480. cause du rle immense qu'il a jou, on l'a surnomm le pre de l'Europe . LEmpire romain d'Occident est alors en ruine. Tout est construire. Je ne dis pas reconstruire, car on n'est pas revenu en arrire vers la civilisation grcoromaine : on est all vers une civilisation nouvelle, une civilisation chrtienne, qui se dveloppera peu peu pour donner ses plus beaux fruits quelques sicles plus tard. Si vous pensez que c'est un peu long quelques sicles, rappelez-vous ce qui s'est pass au Qubec de 1608 1908. Le premier tome du Dictionnaire des uvres littraires du Qubec couvre trois sicles ; maintenant, un tome ne couvre que dix ans. Pour deux raisons, les six sicles qui s'tendent de la mort de saint Benot en 548 jusqu' la mort de saint Bernard en 1154, ont t qualifis de sicles bndictins . D'une part, parce que la plupart des moines de cette poque suivaient, en principe, la Rgle de saint Benot ; d'autre part, parce que les bndictins exercrent une influence dterminante dans tous les domaines de la vie : intellectuel, artistique, administratif, conomique et, il va sans dire, spirituel et liturgique. Concide grosso modo avec les sicles bndictins la premire partie du Moyen ge, qualifie de haut Moyen ge, c'est--dire du dbut, 476, jusqu' l'an mille environ. Quand, dans Le monde de Sophie, Jostein Gaarder prsente Thomas d'Aquin (1225-1274) comme le plus important philosophe du haut Moyen ge, il confond le haut avec le bas ; quand il prsente saint Augustin, mort en 430, comme l'un des deux grands penseurs du Moyen ge, il commet une autre erreur.

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Malgr ces louables efforts de l'glise, la situation ne sera pas brillante partout. Dans une sombre lettre au pape Zacharie, saint Boniface milieu du VIIIe sicle dcrit la situation dans les Gaules. En voici quelques extraits. Plus un seul archevque pour convoquer un concile. Seulement des vques, qui ne sont d'ailleurs que des lacs, des clercs adultres ou des publicains qui exploitent les vchs. Des diacres qui vivent avec trois ou quatre concubines et lisent quand mme l'vangile en public. Certains de ces diacres deviennent prtres ou mme vques sans modifier en rien leur train de vie, buvant, chassant et se battant comme des soldats. Certains prtres ne savent mme plus baptiser. Doit-on considrer comme chrtiens des personnes baptises In nomine Patris, et Fili, et Spiritus Sancti ? Et Fili, c'est--dire au nom de la Fille. Ne les rebaptisez pas, rpond le Pape : ce prtre n'a pas voulu baptiser au nom de la Fille ; il ne sait pas le latin, tout simplement. La situation dans les Gaules contrastait avec celle qui prvalait en Angleterre, en Espagne et en Italie. Un Anglo-Saxon form Cantorbry qui traversait la Manche avait l'impression d'accoster chez les sauvages. Plus il poussait vers l'est, plus la situation empirait. Dans l'avant-propos de son Histoire des Francs, en 580, Grgoire de Tours rapporte que les villes de Gaule ont laiss l'tude des lettres dcliner ou plutt prir. On ne trouve plus personne qui puisse, avec comptence, raconter les vnements soit en prose, soit en vers. Mais, signe encourageant, on le dplorait : Malheur notre temps, car l'tude des lettres a pri parmi nous. Le Moyen ge va se terminer comme il avait commenc, c'est--dire par un changement de civilisation, mais un changement beaucoup moins radical que celui du dbut. En effet, la civilisation mdivale diffre beaucoup plus de la civilisation grco-romaine que la civilisation de la Renaissance diffre de la civilisation mdivale. Plus on pousse l'tude de la Renaissance et du Moyen ge, plus les diffrences s'attnuent et plus les traits communs prennent du relief. La mutation de la civilisation mdivale en une civilisation nouvelle que l'on dsigne du nom de Renaissance ne s'est pas droule comme une passation de pouvoir : l encore, on franchit une zone frontire. Cependant, comme pour le dbut, l'usage fixe des dates. Pour le dbut, on s'est entendu sur 476 ; pour la fin, c'est diffrent. Selon certains historiens, le Moyen ge se termine avec la fin de l'Empire romain d'Orient, en 1453. Du point de vue mnmotechnique, c'est excellent : le Moyen ge commence avec la chute de l'Empire romain dOccident ; il se termine avec la chute de l'Empire romain d'Orient. Cependant, il n'existe aucun lien de cause effet entre la fin du Moyen ge et la chute de l'Empire romain d'Orient. Par contre, cette anne 1453 marque aussi la fin de la guerre de Cent Ans, qui a exerc une influence considrable sur l'closion d'une civilisation nouvelle. D'autres historiens retiennent 1457, anne de l'invention de l'imprimerie, qui a permis une diffusion massive du livre et favoris, du mme coup, l'closion d'une civilisation nouvelle. D'autres retiennent 1492, l'anne de la dcouverte du Nouveau Monde, qui a donn, dans tous les domaines, une impulsion aux esprits

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aventuriers. Quoi quil en soit, tout le monde est d'accord pour dire que le Moyen ge se termine au XVe sicle pour faire place la Renaissance. Commenc au Ve sicle, le Moyen ge couvre donc un millnaire. Le premier sujet que je vais maintenant aborder dans mon entreprise de rhabilitation du Moyen ge, c'est un personnage d'une taille gigantesque, l'empereur Charlemagne.

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Chapitre 2 Charlemagne

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Charlemagne, une figure lgendaire. Unique en son genre, il ne remorque pas un vulgaire le Grand , comme tant d'autres personnages : Alexandre le Grand, Basile le Grand, Pierre le Grand. Grand a t soud au nom de Charles sous sa forme latine magnus. Le cas de Charlemagne n'a pas d'quivalent en franais : le magne d'Allemagne et de Romagne ne drive pas de magnus. Quand on veut comparer ce gant, c'est Alexandre, Auguste, Csar que l'on convoque. Charles est le fils de Ppin le Bref Avouez que c'est une lgante manire de dire que son paternel tait petit de taille. Lexpression le Bref vaut bien notre Ti-cul qubcois ! Quant sa mre, Berthe au grand pied , elle avait un pied plus long que l'autre. En franais, c'est l'il qui dissipe l'quivoque, car les expressions au grand pied ou aux grands pieds ne comportent aucune diffrence pour l'oreille. Robuste et fougueux, Ppin mit Charles en route sept ans avant son mariage avec Berthe. Le cadet, Carloman, se croyait justifi, par cette irrgularit, de contester les droits de Charles une part du royaume de son pre. Il n'eut pas gain de cause. Ppin le Bref mourut l'abbaye de Saint-Denis, le 24 septembre 768. Charles avait 26 ans ; Carloman, 17. Les deux jeunes rois ne tardent pas se brouiller. Lors d'une rvolte en Aquitaine une partie importante du royaume de Charles , ce dernier demande

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l'aide de son cadet ; il essuie un refus qui lui inflige une blessure incurable. Charles part quand mme en guerre et il remporte la victoire. Sa mre a raison de craindre pour le cadet. Pourtant, le coup fatal ne viendra pas de Charles : Carloman meurt en 771, 20 ans. Il laisse bien deux hritiers, mais Charles, ne tenant aucun compte du droit de ces enfants la succession, s'empare du royaume du dfunt. Quand il mourra, le 28 janvier 814, 72 ans, il aura t roi, puis empereur, pendant 45 ans et 3 mois. Pour mieux situer Charlemagne dans l'histoire et dans notre propos, rappelons qu' la fin du Ve sicle, l'avenir souriait aux Wisigoths. Leur empire s'tendait de la Loire l'Andalousie, avec Toulouse pour capitale. On peut se demander comment s'appelleraient la France et les Franais si le roi des Francs, Clovis, n'avait pas barr aux Wisigoths la route d'un avenir prometteur. Clovis est plus connu comme converti au catholicisme, sous l'influence de sa femme Clotilde et de saint Remi, vque de Reims, que comme assassin... Selon les murs de l'poque, il savait tancher avec l'pe sa soif de pouvoir. Hritier d'un tout petit royaume situ au nord-ouest de la France, il en lgue un qui concide presque avec la France actuelle. Ses quatre fils poursuivirent son uvre. Une trentaine de rois se succderont sur le trne de France entre Clovis (488-511) et Ppin le Bref (751-768) ; une dure de 240 ans. N'oubliez pas que le Moyen ge reprsente une dure de mille ans. Nous sommes plus prs de Jeanne d'Arc (1997 1431 = 566 ans), que Jeanne d'Arc de Charlemagne (1412 - 814 = 598 ans). Pourtant, Jeanne d'Arc et Charlemagne appartiennent tous deux au Moyen ge. L'un des plus beaux titres de gloire de Charlemagne, c'est d'avoir fait de la Germanie barbare l'Allemagne du Moyen ge et des Temps modernes. Il s'attaquera d'abord la Saxe ; il mettra trente ans pour en venir bout en 799 : les massacres succdent aux massacres ; il dplace des populations, installe des colons francs en Saxe, envoie des Saxons en Francia. Mais il parvient son but : la Saxe devient franque et catholique. Les regards de Charles se tournent alors vers le duch, chrtien et civilis, de Bavire, dirig par un parent, Tassilon. Tant qu'il avait t occup sur d'autres fronts, Charles avait laiss ce parent en paix. Mais, une fois matre de l'Italie nous verrons comment dans un instant et de la Saxe, l'heure de la Bavire avait sonn. Charles exige de Tassilon quil se conduise en vritable vassal. Tassilon tergiverse, et la guerre clate. Les Francs envahissent la Bavire de trois cts. Incapable de les refouler, Tassilon vient trouver Charles pour avouer ses torts et feindre la soumission. Par la suite, l'imprudent entame des pourparlers avec des ennemis de Charles. Il aboutit en cour martiale, est condamn mort, mais Charles commue la sentence en internement dans un monastre. La Bavire est incorpore l'tat franc.

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Du ct de l'Espagne, les ambitions de Charlemagne sont plus modestes, semble-t-il. Depuis que Charles Martel, son grand-pre, les a vaincus Poitiers, en 732, les musulmans, matres de l'Espagne, se tiennent tranquilles dans la pninsule. Mais un prince musulman de Saragosse, rvolt contre son souverain, l'mir de Cordoue, fait savoir Charlemagne que l'Espagne est en pleine anarchie et mre pour une intervention trangre. Charles conduit une expdition au-del des Pyrnes jusqu' Saragosse pour y apprendre que l'mir de Cordoue a la situation bien en main. C'est sur le chemin du retour que les Basques, et non les sarrasins, attaqurent l'arrire-garde de l'arme, le 15 aot 778, et que prit Roland, un chef obscur, dit Daniel-Rops. Limagination a donn une importance dmesure ce fait historiquement banal. Il y a plus de gens qui connaissent Durendal, l'pe de Roland, belle et trs sainte , au pommeau plein de reliques, que Joyeuse, l'pe de Charlemagne. De retour chez lui, Charlemagne se contentait de protger la Gaule contre les incursions des musulmans surnomms sarrasins cause de la couleur jaune de leur peau , jusqu' ce qu'un raid musulman en Languedoc l'oblige plus de fermet. Ses troupes franchissent de nouveau les Pyrnes, tablissent des forteresses plusieurs endroits et s'emparent de Barcelone en 803. La Gothalonia pays des Goths devient une province de l'tat franc. La Gothalonia, c'est la Catalufia des Espagnols et la Catalogne des Franais. De nouveaux venus occupent ensuite Charlemagne : les Avars, cousins des Huns. Cette parent navait rien de rassurant. Matres d'une partie de la Hongrie et de l'Autriche actuelles, les Avars ne comprirent rien la diplomatie carolingienne, soucieuse de les convaincre de demeurer sagement l'intrieur de leurs frontires. En 791, Charlemagne doit se rsoudre leur faire la guerre ; une guerre moins longue, mais aussi sanglante que celle de Saxe. En 799, les troupes de Charlemagne s'emparent de la capitale des Avars, le Ring, une enceinte circulaire on le devine qui contenait d'immenses richesses, fruit de nombreuses annes de pillage. Charlemagne fait du pays des Avars un tat satellite et il contraint au baptme tous ses habitants. Personne n'a le choix : on accepte la vie divine ou bien on perd la vie humaine ! Le Crois ou meurs ne fut pas la mthode des seuls musulmans. Charlemagne le conqurant a doubl l'tendue du territoire qu'il avait reu en hritage et, en plus des pays qu'il administre, il en contrle plusieurs autres : Irlande, cosse, Angleterre, par exemple. Puisque l'tat franc a maintenant la taille d'un empire, il serait normal que son roi porte le titre d'empereur, un titre que personne n'a port en Occident depuis 476. Cet honneur rv lui viendra d'une faon suspecte. En 773, Didier, le roi des Lombards, occupe des villes de l'tat pontifical parce que le pape Hadrien 1er (772-795) a refus d'appuyer les revendications au trne de la veuve de Carloman, frre de Charlemagne. Le Pape demande Charlemagne

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d'intervenir. Nouvel Hannibal, franchit les Alpes et prend l'arme lombarde par surprise. C'est la dbandade. On retrouve Charlemagne Rome, pour la fte de Pques de 774. Il est reu triomphalement Saint-Pierre. Les churs chantent : Bni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! C'est l'acclamation mme que la foule adressait Jsus lors de son entre triomphale Jrusalem et qu'on commmore le dimanche des Rameaux. Pour remercier Charlemagne de son intervention, le Pape le nomme Patrice des Romains. Les patrices occupaient le premier rang aprs l'empereur. Quand Charlemagne regagne sa capitale, il est par la grce de Dieu, roi de France et des Lombards, et Patrice des Romains . partir de ce moment, la position du pape est dlicate : d'un ct, il a besoin des soldats de Charlemagne pour dfendre ses tats contre les Lombards ; de l'autre, il dsire garder un minimum d'autonomie face au redoutable Charles. En 786, ce dernier doit revenir en Italie. Il clbre la fte de Nol Florence, puis visite Rome. Daniel-Rops dit de ce prestigieux visiteur que lItalie entire eut bien le sentiment que le Pape comptait moins que ce solide soldat qui se promenait dans la Pninsule comme chez lui 1 . La dpendance du pape allait s'accentuer sous Lon III, successeur d'Hadrien. Ds son lection, Lon III (795-816) en informe Charlemagne. Il lui promet fidlit, lui remet les clefs de Saint-Pierre et un tendard aux armes de la ville de Rome. Charlemagne rpond par une lettre dans laquelle il exhorte le Pape avoir une conduite honnte et gouverner pieusement l'glise. Valry Giscard d'Estaing aurait stupfi l'univers s'il s'tait comport de la sorte envers Jean-Paul II ! Au fait, Lon III n'tait pas Jean-Paul II. Nous verrons, au chapitre suivant, que le sige de Pierre n'avait pas encore mrit d'tre canonis : il deviendra SaintSige au XVIIe sicle seulement. La fidlit promise par Lon III Charlemagne s'avra non seulement utile, mais vitale. Les neveux d'Hadrien le pape prcdent tentrent un coup d'tat contre Lon III. Le jour des Litanies majeures, fte qui se clbre Rome le 25 avril, le Pape, cheval, ouvrait la marche d'une longue procession. Soudain, il est assailli, rou de coups, jet bas de sa monture, dpouill de ses vtements pontificaux . Accus de toutes sortes de vices et de crimes, y compris d'adultre, il est enferm dans un couvent en attendant d'tre jug, mais il parvient s'chapper. Une fois guri de ses blessures, Lon III, dsireux de reprendre les rnes de l'glise, se rend chez Charlemagne, quelques milliers de kilomtres de Rome, pour le conjurer de lui venir en aide. Charlemagne lui donne une escorte de soldats et de hauts fonctionnaires, et le cortge reprend la route de Rome.

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DANIEL-Rops, Lglise des temps barbares, Paris, Fayard, 1956, p. 474.

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On est en 799. Lanne suivante, Charlemagne revient Rome pour complter l'examen des crimes dont le Pontife est accus. C'est Charlemagne lui-mme qui prsidera l'assemble du 1er, dcembre. (Un souverain laque prside l'assemble charge d'examiner la conduite du Pape ...) Le 23 dcembre, la demande de Charlemagne, Lon III jure quil na ni perptr, ni ordonn les choses criminelles et sclrates quon lui reproche . Par la suite, il va proclamer que son amour pour Charlemagne, tel un lien matrimonial, ne sera rompu que par la mort. Cependant, il ne faut pas voir trop vite un effet de cet amour quivoque dans le coup de thtre bien prpar du 25 dcembre 800. Charlemagne est Saint-Pierre pour y assister la messe de Nol. Agenouill, il semble prier. Au moment o il s'apprte se relever, le Pape s'approche et pose sur son front une couronne, pendant que la foule crie trois fois : Charles trs pieux, Auguste, couronn par Dieu, grand et pacifique empereur des Romains, vie et victoire ! Le Pape lui oint ensuite le front d'huile sainte, puis, selon le protocole des empereurs romains, il se prosterne devant lui. Sans empereur depuis 476, l'Occident en avait de nouveau un en Charlemagne. Lon III n'a jamais dvoil les intentions qui lanimaient ce 25 dcembre de l'an 800. Quoi qu'il en ft, c'tait avantageux pour lui. En prenant l'initiative, il donnerait l'impression que Charlemagne lui est redevable de son titre d'empereur ; que la dignit impriale est une charge qu'il appartient au pape de confrer. Lattitude de Charlemagne semble confirmer cette interprtation. Il ne se gnera pas pour dire que, s'il avait prvu le geste du Pape, il ne serait pas all SaintPierre. D'ailleurs, il ne remettra pas les pieds en Italie pendant les 14 annes de son rgne d'empereur. partir de ce moment, Charlemagne est empereur et plus que pape sur ses territoires, car il est profondment convaincu d'tre suprieur aux hommes qu'il a connus sur le trne pontifical et il se comporte en consquence. C'est lui qui choisit les vques et les abbs des grandes abbayes, foyers de vie spirituelle et conomique. ses yeux et de fait, les vques et les abbs comptent au nombre des fonctionnaires de l'Empire. Avant d'entrer en fonction, ils prtent le serment suivant : Je vous serai fidle et obissant comme homme lige 1 son seigneur. Si Charlemagne a besoin d'un vque pour travailler la cour, il le fait venir ; s'il a besoin de la cavalerie d'une abbaye, l'abb la met sa disposition. De plus, il y a le droit d'hospitalit pour l'Empereur et sa suite, et pour les fonctionnaires qui il en a donn l'autorisation : ce droit correspond, pour les abbayes, le devoir de loger et de nourrir tout ce bruyant monde. Charlemagne s'tait fait expdier du Mont-Cassin le texte authentique de la Rgle de saint Benot. Il ne s'tait pas priv de donner un peu d'extension au chapitre 53, sur les htes recevoir.

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Lige : qui s'engage une fidlit absolue, un entier dvouement.

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La confusion du temporel et du spirituel est alors totale ; aucune distinction n'est tablie ou du moins nest observe entre les deux domaines. Charlemagne prside toutes les grandes assembles qui se tiennent sur le territoire de l'Empire, y compris les conciles seize durant son rgne ; il lgifre sur n'importe quelle question religieuse : repos du dimanche, assiduit aux offices, manire d'administrer le baptme, discipline monastique, etc. Des peines svres frappent les contrevenants. La plus courante, c'est la peine capitale on ne s'en prive pas. S'y expose quiconque viole le jene du carme, mange de la viande le vendredi ou refuse de se faire baptiser. Charlemagne entreprend galement de rformer le clerg, dont les murs et l'instruction laissent trop dsirer. Les prtres qui se rendent Rome lui font honte. J'ai dit un mot ci-dessus de leur ignorance et de leurs murs. Pour plaire Dieu, soutient Charlemagne, on ne doit pas se contenter de bien vivre : il faut en outre bien parler. En 789, il ritre chaque vch, chaque monastre et chaque paroisse l'ordre d'ouvrir une cole et, pour donner l'exemple, il en ouvre une dans son palais d'Aix 1. Nous nous imposons la tche de faire revivre, avec tout le zle dont nous sommes capable, l'tude des lettres, abolie par la ngligence de nos devanciers. Nous invitons tous nos sujets, pour autant quils en sont capables, cultiver les arts libraux, et nous leur en donnons l'exemple 2. En langage contemporain, nous dirions que les curs des paroisses tenaient des coles primaires ; les vques et les abbs, des coles secondaires ou suprieures, selon le degr d'lvation des tudes. (Il ne faut pas minimiser ce niveau ; j'en dirai un mot ci-dessous.) Les arts libraux, dont vient de parler Charlemagne, se divisent en deux groupes : la grammaire, la rhtorique et la dialectique forment le trivium (trois voies vers la sagesse) ; l'arithmtique, la gomtrie, la musique et l'astronomie forment le quadrivium. Ce programme tait aussi vaste que la science des professeurs. Par exemple, le mot grammaire ne se limitait pas aux rgles observer pour bien parler et bien crire : il englobait toute la littrature. Lcole d'Aix-la-Chapelle donnait le ton et l'exemple. Elle devint une ppinire d'vques, d'abbs et de hauts fonctionnaires LENAP de Charlemagne et son grand sminaire... Lui-mme y suivait les cours des plus grands esprits du temps, recruts dans les pays voisins, car il ne trouvait pas dans son Empire, culturellement dcadent, les professeurs qualifis dont il avait besoin. Il alla en chercher en Italie, en Espagne et en Angleterre, pays qui n'avaient pas connu une dcadence semblable celle quil dplorait chez lui. La perle rare de la rforme carolingienne de l'enseignement fut, sans contredit, Alcuin, un Anglo-Saxon gradu de l'cole cathdrale d'York. Ministre de1 2

Pour nous, c'est Aix-la-Chapelle cause de la fameuse chapelle que Charlemagne y fit riger de 796 805. En Allemand, c'est Aachen. tienne GILSON, La philosophie au Moyen ge, Paris, Payot, 1962, p. 189.

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l'ducation de Charlemagne, qui avait russi le convaincre de venir prendre la direction de sa rforme de l'enseignement, Alcuin dvoile, dans une lettre son matre, le but qu'il entend poursuivre : Btir en France une Athnes nouvelle, ou plutt une Athnes bien suprieure l'ancienne puisqu'elle rehaussera la sagesse de Platon de la sagesse du Christ. Excellent pdagogue, Alcuin sait qu'un bon enseignement exige des programmes, des manuels, mais surtout des examens. Une exprience lui a dj appris que les examens sont les seules occasions qui soient offertes aux mortels de savoir, pendant quelques jours, quelque chose 1... Mme les prtres y sont astreints. Lvque ou son dlgu les soumet priodiquement des examens oraux portant sur leur connaissance du latin, du dogme chrtien et de la liturgie. Charlemagne ne veut plus qu'on baptise au nom de la Fille ou qu'un cur envoie tous ses paroissiens chez le diable parce qu'il ignore la diffrence entre amittere (rejeter... du paradis) et admittere (admettre... au paradis). Les aspirants la prtrise sont soumis des examens ; s'ils chouent, l'ordination est retarde. Pour enseigner la grammaire, faut multiplier les chefs-d'uvre de la littrature classique d'expression latine. Le travail s'excute dans le scriptorium des abbayes bndictines. On y copie non seulement Virgile et Cicron, mais des auteurs aussi peu difiants qu'Ovide et son Art d'aimer, par exemple. On dit d'Alcuin, jeune moine, qu'il prfrait Virgile aux Psaumes et qu l'heure de l'office de nuit, il refusait parfois de quitter sa cellule, o il lisait Lnide en cachette. Devenu plus vieux et directeur d'cole, il interdira la lecture de ce Virgile qui lui avait fait manquer l'office de nuit... Ce nest pas d'hier que des convertis interdisent aux autres l'accs leurs anciennes sources de plaisir sans plus de succs au temps d'Alcuin que de nos jours. En effet, l'un des professeurs de son cole expliquait, lui aussi, Lnide, en cachette, dans sa cellule. La rforme carolingienne a t une renaissance. Certains la considrent comme plus importante, dans l'histoire de la culture occidentale, que celle qui se prsente sans qualificatif, qui arbore un grand R et qu'on situe au XVIe sicle. La renaissance carolingienne n'a cependant pas laiss de chefs-d'uvre littraires. Entirement occups renouer avec le pass, ses artisans ont remis en honneur un nombre impressionnant de grands auteurs latins : Virgile, Cicron, Ovide, Horace, Snque, par exemple ; ils ont multipli les recueils d'extraits et muni les tudiants avancs de l'poque de l'instrument requis pour les goter, savoir une connaissance trs pousse du latin. Mais cette renaissance prometteuse n'a pas donn tous ses fruits. Charlemagne en fut le premier responsable. Acclam comme un empereur romain, il s'est comport comme un empereur mrovingien. Les empereurs romains ne partageaient pas l'Empire entre leurs fils, sauf Thodose, en 395, pour les raisons1

Paul VALRY, uvres, Pliade, I, p. 1420.

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que j'ai indiques : l'Empire, trop vaste, tait devenu indfendable. Huit ans avant sa mort, Charlemagne partage son empire entre ses trois fils. Cependant, ce partage finira par donner trois merveilleux pays : la France, l'Allemagne et l'Italie. La deuxime cause de l'chec partiel de la rforme carolingienne, ce sont de nouvelles invasions de barbares, des barbares beaucoup plus dangereux que ceux du Ve sicle. ce moment-l, des peuples s'amenaient, avec femmes, enfants et bagages, pour s'installer dans lEmpire ; au IXe sicle, c'taient des bandes de pillards, bien entrans au combat, qui surgissaient l'improviste pour s'emparer des richesses accumules dans les villes et les monastres, puis qui regagnaient leur port d'attache. Ils frapprent de trois cts la fois : au nord, les Normands (Norvgiens, Danois, Sudois) ; au sud, les Musulmans ou Sarrasins (les moins dangereux) ; l'est, les Hongrois ou Mayars (les pires de tous). De chaque ct, on invoquait le ciel : De la fureur des hommes du Nord, dlivre-nous Seigneur , avait-on insr dans les litanies des saints. l'est, c'tait des flches redoutables des Hongrois qu'on demandait d'tre prserv. Au sud, on demandait d'tre protg contre ces vrais chvres qui se faufilaient dans les montagnes et guettaient les passants dans les dfils. Il y aurait plus de curiosit que d'utilit suivre ces pillards dans leurs terrorisantes incursions. Charlemagne fut surtout l'unificateur des royaumes qui morcelaient l'Europe avant lui. En le couronnant empereur, en l'an 800, le pape Lon III avait ajout au prestige de ce gant. Les plus grands souverains vont se rclamer de lui : Frdric Barberousse, Charles-Quint, Napolon, par exemple. Sans Charlemagne, l'volution de l'Europe, depuis plus d'un millnaire, aurait t diffrente. On ne parle plus d'Empire, il est vrai, mais on parle dOccident ; on n'a plus unifier des royaumes barbares, mais on cherche unifier quand mme. Bref, le projet de Charlemagne est toujours vivant.

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Chapitre 3 La pornocratie pontificale

Retour la table des matires

Charlemagne nous a fourni l'occasion de rencontrer un pape accus d'adultre et de sclratesses de toutes sortes . Il y a l de quoi tonner un catholique du XXe sicle, familier avec des papes au-dessus de tout soupon : Jean-Paul II, Jean XXIII, Paul VI, Pie XII et quelques autres du mme genre srieux. Ne dit-on pas : srieux comme un pape ? Il n'en fut pas toujours ainsi : le trne pontifical a t maintes fois occup par des hommes ambitieux, dvoys et cruels. Les papes actuels considrent la papaut comme une thocratie, mais, selon le cardinal Baronius (1538-1607), elle a un jour mrit le nom peu flatteur de pornocratie. Je parlerai de la papaut mdivale sans rien emprunter des auteurs amateurs de scandales ou anticlricaux 1. Tout d'abord, l'vque de Rome n'a port le titre de pape qu la fin du IVe sicle ; en 384 prcisment. Inusit en Occident, pape tait le titre courant des vques d'Orient. Des vques d'Occident le porteront avant quil ne soit rserv l'vque de Rome. Pendant plus de trois sicles, on parla de l'vque de Rome comme on parlait de l'vque de Carthage, de Lyon ou d'Alexandrie. Quand on fait de saint Pierre le premier pape, on commet un anachronisme : saint Pierre a t vque de Rome.

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Mes sources principales sont les suivantes : DANIEL-ROPS, lglise des temps barbares ; Augustin FLICHE et Victor MARTIN, Histoire de lglise ; Jean MATHIEU-ROSAY, La vritable histoire des papes.

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De plus, jusqu'en 769, un vque ne changeait pas de diocse : une rgle en vigueur dans l'glise interdisait le transfert du poste d'vque de Lyon ou d'Alexandrie au poste d'vque de Rome. Le futur vque de Rome pouvait tre un prtre, un diacre, voire un simple lac, mais ni un vque ni une femme. En 236, par exemple, il fallait lire un vque de Rome. On proposait des candidats la foule... Eh oui ! la foule, quand une colombe blanche vint se poser sur la tte d'un certain Fabien, un simple lac 1. Le peuple y vit un signe du ciel, et Fabien fut choisi. Un synode tenu en 769 dcida de barrer aux lacs la route de la papaut, mais ce rglement fut enfreint comme peu prs tous les autres du genre. C'est en 882 seulement que, pour la premire fois, un homme dj vque devint vque de Rome et pape. Ce faisant, on drogeait une rgle strictement observe jusque-l. Dans l'histoire de la papaut, les relations de parent ne manquent pas d'tonner : on y parle souvent de pre, de fils, d'oncle, de cousin, de neveu. Par exemple, Innocent I , fils du pape Anastase (399-402), succde son pre sur le sige piscopal de Rome. Il l'occupera de 402 417. Ou encore : Flix, fils d'un prtre, tait pre de famille quand il devint pape, et il eut un arrire-petit-fils clbre, le pape saint Grgoire le Grand. Autre exemple : le sous-diacre Silvre, fils du pape Hormisdas, succda au pape Agapet, lui-mme fils d'un prtre. Enfin, Thodore Ier, lu pape en 642, tait fils d'vque. En 498, le Moyen ge est peine commenc, l'glise se retrouve de nouveau ce n'tait pas la premire fois avec deux papes, Symmaque (498-514) et Laurent. Un concile se runit pour dterminer qui des deux est lgitime, mais sans succs. On dcide donc de recourir l'autorit civile. ce moment-l, c'est un barbare, aux yeux des Romains, Thodoric, qui rgne sur l'Italie. Cet Ostrogoth, qui a tremp dans l'hrsie d'Arius, se prononce en faveur de Symmaque. Son choix n'a rien de thologique : Symmaque est oppos tout rapprochement avec Byzance, ce qui plat Thodoric, qui ne tolrerait aucune intervention en Italie de l'empereur romain d'Orient. Mais Laurent ne courbe pas la tte : les partisans des deux papes se font la guerre jusqu' ce que Laurent se retire, en 505, la demande de Thodoric. En 526, Thodoric impose aux Romains un pape selon son cur. Grce l'influence de sa fille, son choix porte sur un diacre, Flix, un excellent candidat. Pour viter les secousses provoques par les lections papales, Flix croit sage de dsigner son successeur, l'archidiacre Boniface. Le clerg lui fait savoir quil ne renonce pas son droit d'lire le pape, et il choisit Dioscore d'Alexandrie. Encore une fois, Rome a deux papes, car Boniface a t sacr vque lui aussi. Cependant, Dioscore meurt trois semaines aprs son lection ; le problme est rsolu : le choix de Flix prvaut, et l'glise a comme pape Boniface II.

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Une colombe s'est pose sur la tte de Jean-Paul II, le dimanche 29 janvier 1995, pendant qu'il s'adressait la foule.

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Lui aussi veut dsigner son successeur. Il runit tous les prtres et leur fait jurer de choisir Vigile comme prochain vque de Rome. Le pouvoir civil intervient et exige un nouveau synode. Boniface II admet quil a commis un abus de pouvoir. Vigile, qui a vu la papaut lui filer entre les doigts, guette l'occasion. Limpratrice de Constantinople, Thodora, va la lui fournir. La puissante dame a des comptes rgler ; Vigile est son protg, et elle le veut pape. Le pape rgnant, Silvre (536537), va en payer le prix. On lui fait un procs ; il est condamn, et Vigile devient pape. Il reste un dtail rgler : Silvre n'est pas mort... Vigile manuvre pour que l'importun soit mis sous sa protection et il prend les moyens de briser sa rsistance. Silvre abdique, et Vigile le laisse tout simplement mourir de faim. Ce Vigile, premier pape assassin, mais non le dernier, sera pape de 537 555. Un vnement majeur dans l'histoire de la papaut mdivale, c'est la formation des tats pontificaux et l'accession du pape la souverainet temporelle, avec tous les problmes qui en dcouleront. Les Lombards menacent Rome, qui ne peut attendre aucun secours de Byzance, avec laquelle elle est en conflit. Le pape tienne II se tourne donc vers les Francs. Il traverse les Alpes et vient supplier Ppin le Bref de lui porter secours. Ppin s'engage remettre au pape les terres quil arrachera aux Lombards. En 755 et 756, il accomplit sa promesse. Les tats pontificaux sont ns. Jusque-l, devenir vque de Rome excitait peu la cupidit. Dsormais, le pape est un roi, et son trne est convoit par de nombreux et froces aspirants. Chaque nouvelle lection va tre un drame. Le jour mme de la mort du pape Paul 1er (757-767), le duc Toto de Npi nomme lui-mme son propre frre, Constantin, un simple lac, comme successeur. Il trouve trois vques qui acceptent de le consacrer : c'tait le nombre requis pour faire un pape. Pendant un an, Constantin essaie en vain de se faire agrer comme pape lgitime par Ppin le Bref Des notables russissent finalement s'emparer de ce pape, lui crvent les yeux et l'enferment dans un couvent. La souverainet temporelle du pape commenait porter ses fruits vreux. Le roi des Lombards tente alors sa chance. Son choix porte sur un moine nomm Philippe. Le jour mme de son intronisation, le pauvre Philippe est renvers et rentre vivement dans sa cellule pour ne pas se faire crever les yeux, arracher les oreilles et couper le nez, comme il est d'usage en pareille circonstance. Le lendemain, le parti favorable aux Francs lit un prtre sicilien, tienne. Devenu pape, il runit vite un synode, qui dcrte que seul un prtre ou un diacre pourra dornavant devenir pape. Ce dcret, auquel j'ai dj fait allusion, barrait aux lacs la route de la papaut, dj barre aux vques, mais, comme bien d'autres dcrets, il ne sera pas toujours respect. Un sicle plus tard, l'glise est dirige par un pape violent et vindicatif, Jean VIII (872-882). Parce que le duc de Naples a refus de lutter contre les Sarrasins, Jean VIII use de reprsailles : il fait trancher la tte de vingt prisonniers napolitains. Juste retour des choses, il connatra lui-mme une fin affreuse. Lun de

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ses proches lui offrit boire une coupe de vin empoisonn. Comme le poison tardait agir, on eut recours au marteau et on lui fracassa le crne. Cette tragdie inaugurait l'une des poques les plus sombres de la papaut : de 882 1045. Daniel-Rops la dcrit ainsi : la cruaut l'orgie se mle, dans des conditions qui dcouragent le rcit, que les scandales du temps des Borgia [XVIe sicle] galeront, mais ne dpasseront pas. Et, comme aux jours [des Borgia], tenant bien leur rle dans ces tragdies shakespeariennes, des femmes occupent le devant de la scne, belles, ambitieuses, dissolues, aussi habiles user de leurs charmes qu' administrer le poison 1. Linfluence de ces femmes est telle sur la papaut et sur les papes que le bon peuple murmure : Nous avons des femmes pour papes ! Daniel-Rops pense que c'est de l que naquit la lgende, absurde selon lui, de la papesse Jeanne. Le premier pape de cette priode, tienne VI, noccupa le trne pontifical que pendant un an 896-897 , mais ce court rgne le rendit tristement clbre. Son prdcesseur, Formose, tait un homme d'une puret de murs rare l'poque, d'une grande austrit de vie, mais d'une ambition que nassouvirait rien d'autre que le souverain pontificat. Le 18 septembre 891, il atteint son auguste but, mais il ralise bientt que le bonheur parfait n'est pas de ce monde. Aprs sa mort, ses nombreux et cruels ennemis lui font un procs, auquel ils exigent quil soit prsent en personne, ou plutt en macchabe ! On retire du tombeau qu'il occupait depuis neuf mois le cadavre du vieux pape, on russit tant mal que bien l'asseoir sur une chaire, et un diacre, horrifi du rle qu'on lui impose dans le spectacle, est charg de rpondre au nom du mort. Le pape tienne VI, successeur de Formose, prside la sinistre assemble. coutons Daniel-Rops : Une crmonie abominable suivit, o le mort fut dgrad, dpouill des vtements pontificaux auxquels collaient les chairs putrfies, jusqu'au cilice que portait ce rude ascte ; les doigts de sa dextre [main droite] furent coups, ces doigts indignes [selon ses juges], qui avaient bni le peuple 2. la fin du procs, on jette le corps dans un tombeau profane, parmi les corps des trangers. Mais ce n'est pas assez pour les plus enrags, qui retirent le cadavre pour le jeter dans le Tibre. Il se trouva des gens pour s'indigner d'une telle monstruosit. Le pape tienne VI fut renvers lors d'une meute, emprisonn, puis trangl dans sa cellule. Quant au pauvre Formose, il fut rhabilit ; son cadavre, rejet sur la rive par les eaux compatissantes du Tibre, fut ramen en procession Saint-Pierre. La lgende rapporte que, sur son passage, les statues des saints s'inclinaient pour le saluer.

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DANIEL-ROPS, Lglise des temps barbares, Paris, Fayard, 1956, p. 640. DANIEL-Rops, ibid., p. 572.

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Augustin Fliche fait commencer avec Serge III, pape de 904 911, la priode la plus triste de l'histoire de la papaut. Ce nest pas dire quil considre comme dcent l'pisode qui prcde. Au nom de Serge sont associs les noms de Thophylacte, l'homme le plus influent de Rome l'poque, le nom de sa femme, Thodora, et celui de leurs deux filles, Marozie et Thodora. Marozie, femme trs influente Rome, disposait de la tiare son gr. C'est cette priode 904 935 que le cardinal Baronius dsigna du nom de pornocratie. Jean X, pape de 914 928, a t port au pontificat par la femme de Thophylacte, Thodora. Elle aussi dtenait le pouvoir d'asseoir un homme sur le trne de saint Pierre comme de l'allonger dans son lit. Se croyant en scurit avec l'appui de la mre, Jean X chercha ruiner l'influence de Marozie. Mal lui en prit : Marozie provoqua une meute, le Latran, rsidence des papes de 313 1304, fut envahi, et Jean X fut touff sous un coussin 1 . Le gouvernement de Rome, par Albric, fils de la clbre Marozie, concida avec un assainissement temporaire de la papaut, soit de 936 955, anne de la mort d'Agapet II. la mort de ce dernier, le fils d'Albric coiffa la tiare et prit le nom de Jean XII. Son ge ? 15 ans, 18 ans ? Moins de vingt, semble-t-il. Il fut pape de 955 964, et l'un des plus scandaleux. Comme Caligula, il nomma snateur son cheval prfr ; il sacra vque un mignon de dix ans ; il paya avec des calices et des ciboires les services de prostitues. Bref, sous Jean XII, le Latran tait un bordel. Dsireux de reconqurir des terres arraches aux tats de l'glise, Jean XII fait appel au roi d'Allemagne. Nouveau Charlemagne, Otton descend en Italie et entre Rome en triomphateur. Le 2 fvrier 962, Jean XII lui confre la couronne impriale. Le Saint Empire romain germanique est fond. Dix jours plus tard, le nouvel empereur remet au pape un document qui rappelle deux exigences formules en 824 : 1) l'obligation d'obtenir l'assentiment de l'empereur d'Allemagne avant de sacrer un pape ; 2) le devoir pour tout nouveau pape de prter l'empereur le serment de fidlit. La papaut est sous tutelle. peine le couple imprial a-t-il quitt Rome que Jean XII cherche des allis contre Otton. Il n'a pas de veine : ses messagers sont intercepts. De plus, des rapports sur les murs du pape incitent Otton revenir Rome en novembre 963. Jean XII avait dj dguerpi avec les trsors de l'glise... Otton en a marre : il fait jurer aux Romains de ne plus jamais lire de pape sans son accord et, le 4 dcembre 964, il dmet Jean XII de ses fonctions. Le jour mme, il fait lire un nouveau pape pour prendre la place de Jean XII, toujours vivant. Le nouveau pape est un lac, en dpit de la dcision prise en 769, qui l'interdit formellement. En 24 heures, on fait gravir ce lac tous les chelons1

Histoire universelle, Gallimard, Pliade, II, 1957, p. 440.

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de la hirarchie et on l'installe sur la chaire de Pierre sous le nom de Lon VIII. Des mcontents cherchent le renverser, mais, malheureusement pour eux, lEmpereur, encore Rome, a tt fait de mater la rbellion, puis il repart pour l'Allemagne. Averti de ce dpart, Jean XII revient Rome. Lon VIII a le temps de fuir son tour, mais ceux de ses partisans qui tombent sous les griffes de Jean XII ont les yeux crevs, les oreilles arraches et le nez coup. Quand Otton en est inform, il reprend, indign, le chemin de Rome pour chtier le monstre, mais, avant son arrive, un mari revenu de voyage plus tt que prvu trouve quelqu'un dans le lit de sa femme. Aprs l'avoir assomm, il arrache les couvertures, reconnat Jean XII, l'empoigne et le jette par la fentre. Lon VIII, qui avait t le choix de l'empereur en 963, avait fui devant Jean XII et s'tait rfugi la cour d'Allemagne. la mort de Jean XII, il y rside toujours, mais les Romains l'ignorent et lisent un nouveau pape, Benot V. Lon VIII rentre Rome et fait valoir ses droits la papaut. Comme il avait l'appui de l'Empereur, c'est le pauvre Benot V qui prit le chemin de l'Allemagne. Depuis la mort de Lon VIII, en 964, les Romains rclamaient le retour d'Allemagne de leur pape Benot V, qui vivait en rsidence force Hambourg. Otton fit la sourde oreille et, en 965, leur imposa Jean XIII, un fils de la clbre Thodora la Jeune. Deux mois plus tard, les Romains se rvoltent sous les ordres de Pierre, le prfet de la ville ; ils prennent d'assaut le Latran, capturent le pape et l'enferment dans un cachot, hors de la ville. Mais Jean XIII russit s'vader et se rfugie auprs d'Otton. En novembre 966, Jean XIII rentre Rome ; Otton arrive le mois suivant. Le chtiment des rvolts dbute : on pend, on crve des yeux, on bannit. Quant Pierre, l'instigateur de la rvolte, le pape le fit pendre par les cheveux la statue questre de Marc Aurle. Aprs ce supplice, il le fit exhiber travers la ville, nu sur un ne, tourn vers la queue de l'animal laquelle tait attache une clochette. Aprs l'avoir ridiculis de diverses manires, on l'exila en Allemagne 1. La haine des Romains pour ce pape froce monte d'un cran, puis les dvore pendant six ans, car Jean XIII ne meurt qu'en septembre 972. Son successeur, Benot VI, est encore un protg de l'empereur Otton le Grand (912-973), mais ce dernier meurt quelques mois plus tard en 973. Un certain Crescentius, devenu trs influent Rome, s'empare alors du pape, l'enferme au chteau Saint-Ange et fait lire l'un de ses protgs, qui prend le nom de Boniface VII. Benot VI tant toujours de ce monde, Boniface VII a un problme de lgitimit, qu'il rsout en tranglant de ses mains le pauvre Benot VI. Les1

Jean MATHIEU-ROSAY, La vritable histoire des papes, Paris, Jacques Grancher, 1991, p. 123.

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Romains se rvoltent devant tant de cruaut, et Boniface VII doit se tapir dans le chteau Saint-Ange. Quand l'assaut y est donn, il russit s'chapper en emportant tout ce qu'il peut du trsor de l'glise. Comme il n'est pas un protg de l'empereur d'Allemagne, il va se rfugier Constantinople et attendra pendant dix ans l'heure de rentrer Rome et de se rasseoir sur le trne pontifical. Boniface VII tant un pape illgitime, Benot VII, qui lui succde aprs sa fuite, sera considr comme le successeur de Benot VI. Pendant neuf ans, il travaillera assainir l'glise. sa mort en 983, Jean XIV lui succde, mais l'empereur Otton II (973-983) dcde sur les entrefaites. Voil venue l'heure quattendait Boniface VII. Il rentre Rome, fait emprisonner Jean XIV et le laisse mourir de faim. Ce meurtrier de deux papes mourra assassin durant l'anne, et l'on tranera son cadavre dans les rues de Rome. Le successeur de Jean XIV prit le nom de Jean XV. Il rgnera pendant onze ans. Un rgne qui, comme les prcdents, ne fut pas de tout repos. Quand Jean XV meurt, l'empereur Otton III est en Italie. Il use de son influence pour faire lire son chapelain et cousin de 24 ans, un petit-fils d'Otton le Grand, qui prend le nom de Grgoire V. Mais il y a un autre Crescentius qui entend rester le matre Rome. Ds le dpart d'Otton, il met le pape en fuite et installe sur le trne pontifical un antipape, Jean XVI. Ds qu'il l'apprend, Otton revient Rome, capture Crescentius, qu'il fait dcapiter au sommet du chteau Saint-Ange. L'antipape en fuite est rattrap par les soldats de l'empereur, qui lui crvent les yeux, lui coupent le nez et lui arrachent les oreilles. On le prsente dans cet tat Grgoire V, qui le fait promener sur un ne travers Rome avant de l'enfermer dans un couvent. Il se trouvait, videmment, beaucoup de gens pour dplorer que des vicaires du Christ dshonorent ainsi leur fonction. Par exemple, au concile de Saint-Basle de Verzy en 991, l'vque d'Orlans prend la parole. Il parle d'abord de Jean XII, plong dans le bourbier des dbauches , puis de Boniface VII, tout rouge du sang de ses prdcesseurs . Il conclut en ces termes : Est-ce de tels monstres, gonfls d'ignominie, vides de science divine et humaine, que les innombrables prtres de Dieu rpandus par tout l'univers, distingus par leur savoir et par leurs vertus seront lgalement soumis ? En consquence, patientons au sujet des souverains pontifes autant que nous le pourrons et, en attendant, cherchons l'aliment de la parole divine partout o il nous est possible de le trouver 1. Le bon vque ne pensait pas que son discours amliorerait les choses, et il ne les a pas amliores. En avril 1024, Benot VIII dcde. Son frre, un simple lac, encore une fois, malgr le dcret qui l'interdit depuis 769, paie le gros prix et se fait lire. En un1

Augustin FLICHE, La rforme grgorienne, Paris, Louvain, 1924, tome I, p. 13.

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jour, on lui fait gravir, comme Lon VIII en 964, tous les degrs de la hirarchie jusqu'au souverain pontificat, quil assumera sous le nom de Jean XIX. Aprs huit ans de rgne, cet incomparable vendeur du temple dcde et c'est un autre assassin qui le remplace, Benot IX. On dit de Benot IX (1032-1046), quil avait 12 ans quand il coiffa la tiare, mais les murs et les crimes quon lui attribue en supposent davantage : probablement trente. Il fit refleurir au Latran les murs qui avaient dshonor ce palais au temps de Jean XII : les aventures galantes alternent avec les actes de cruaut. C'est avec lui que se termine, en 1046, la priode la plus sombre de l'histoire de la papaut, que Daniel-Rops dcrivait ci-dessus. Le pontificat de Benot IX fut pour l'glise l'poque des plus lamentables vnements. Au lieu de s'assagir en vieillissant, ce monstre devenait de plus en plus odieux. Encore s'il n'et cd qu'au dmon de la luxure ! mais, violent et brutal, il ne reculait, au dire de ses contemporains, devant aucun crime 1. Vers la fin de 1044, une violente insurrection clate dans Rome. Assig au Latran, Benot IX russit s'enfuir. Ds janvier de 1045, Silvestre III est lu pour succder au pape dchu, mais les frres du dchu ne voient pas la situation du mme il. Ils chassent Silvestre III et rinstallent Benot IX au Latran pour un second pontificat. Pour peu de temps. Jugeant sa situation de moins en moins confortable et dsireux de se marier, Benot IX donne sa dmission. Benot IX avait pour parrain un prtre vertueux nomm Gratien. Il lui proposa d'abandonner le souverain pontificat en sa faveur la condition qu'une pension convenable lui soit assure. Acte fut dress, parat-il, de cette trange convention, o certains [...] voudront voir un achat en bonne et due forme de la charge pontificale 2. Foncirement optimiste, Gratien ne voyait que le beau ct de la transaction : d'une part, il dbarrassait l'glise de son filleul, indigne de la tiare ; d'autre part, il ne voyait aucun mal lui assurer une pension qui lui permette de vivre. Et c'est ainsi que le pieux parrain de Benot IX devint le pape Grgoire VI. Son accession au trne pontifical suscita beaucoup d'espoir chez les chrtiens, exacerbs par les crimes pontificaux. Mais Grgoire VI navait pas reu l'aval de l'empereur d'Allemagne. Henri III dcide donc de se rendre en Italie l'automne de 1046 pour rgler le cas de Grgoire VI qui, ses yeux, n'est pas lgitime. Grgoire VI vient la rencontre d'Henri III, qui le prie de convoquer un concile, dont il fixe le lieu et le moment : Sutri, avant Nol. Grgoire VI aurait simplifi les choses en remettant sa dmission ; comme il ne le fit pas, on le dposa, et l'empereur Henri III put choisir

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mile AMANN et Auguste DUMAS Lglise au pouvoir des laques, dans Histoire de lglise, publie sous la direction d'Augustin FLICHE et de Victor MARTIN, Paris, Bloud & Gay, 1948, tome 7, p. 91. Histoire de lglise, tome 7, p. 92.

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son pape. Ce fut un vque allemand, le premier des papes allemands , qui prit le nom de Clment II. Il ne rgna que neuf mois et demi. Qui refait surface ? Nul autre que l'infme Benot IX, qu'on avait perdu de vue depuis qu'il avait dmissionn pour prendre pouse. Avec la connivence de gens influents, Benot IX se rinstalle au Latran, mais il a trop d'ennemis pour que ce troisime pontificat dure longtemps. Lempereur germanique, Henri III, est mis au courant. On lui propose des candidats. Entre autres, Grgoire VI, que certains lui reprochent d'avoir dpos, mais l'Empereur fait sa tte. Le jour de Nol 1047, il dsigne l'vque de Brixen. En route vers Rome, sa rpugnance pour la papaut crot de jour en jour ; nen pouvant bientt plus, il rebrousse chemin et rentre en Allemagne. Lempereur ritre son ordre. Benot IX disparat comme par enchantement, et l'vque de Brixen devient pape sous le nom de Damase II. Vingt-trois jours plus tard, le 9 aot 1048, il meurt. Tout tait recommencer, mais la mort de Benot IX allait faciliter les choses : on ne le verrait pas une quatrime fois sur le trne de saint Pierre. En dcembre de la mme anne, une dlgation de Rome arrivait Worms, o rsidait l'Empereur, et lui demandait un pape . Lvque dsign par Henri III prit le chemin de Rome avec des sentiments d'vque et non de pape. Il ne se considrerait comme pape que si le consentement du clerg et du peuple romain le portait sur la chaire de Pierre 1. Devenu pape, il prend le nom de Lon IX (10491054), un excellent pape. Que l'empereur dsigne le pape le dgotait. C'tait une pratique ancienne, et l'on s'tait habitu aux ingrences du pouvoir civil dans les affaires de l'glise, mais un mouvement de contestation prenait de l'ampleur. On attendait de Lon IX qu'il gurisse les deux plaies qui faisaient de l'glise une vritable lpreuse : la simonie et le nicolasme. La simonie est plus connue. Elle consistait dans le trafic des choses saintes contre une valeur pcuniaire, argent ou objet apprciable en argent 2 . On s'achetait un vch, une abbaye ou une paroisse comme on s'achte un commerce, un terrain ou une voiture. Le nicolasme porte d'autres noms familiers : luxure, impuret, dsordre des murs. Jy reviendrai. Les Normands vont assener un dur coup la rforme entreprise par Lon IX. Bien installs dans le sud de lItalie, ils nervent le Pape, qui dcide, de concert avec l'empereur de Byzance, de leur donner une svre leon. Lon IX lve une petite arme et en prend le commandement, mais les Normands apparaissent avant que l'arme byzantine n'ait eu le temps de se joindre celle du Pape. Ils veulent ngocier ; le gnral Lon IX les traite avec arrogance. Le combat s'engage, son arme est crase, et il est fait prisonnier.

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Ibid., tome 7, p. 99. Ibid., tome 7, p. 466.

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Dix mois plus tard, aprs avoir accord aux Normands tout ce qu'ils exigent pour sa libration, Lon IX reprend, malade et en litire, le chemin de Rome. Humilie, la chrtient se demande si c'est bien la place d'un pape de commander une arme. Un mois aprs sa libration, Lon IX meurt. Lglise lui a confr l'aurole des saints. Depuis deux sicles, aucun pape n'tait mont sur les autels ; on comprend pourquoi. Le synode du Latran, en avril 1059, vote un dcret qui rserve au collge des cardinaux, cr par Lon IX, l'lection du pape. Le peuple, le clerg et l'empereur d'Allemagne devront se contenter d'approuver. Un moindre mal, ce dcret, et non le bien absolu, car un cardinal peut tre un simple lac, trs jeune : on en connat de 13, 14 et 15 ans, plusieurs de moins de 20 ans. Lors d'un conclave tenu en 1605, le cardinal jsuite Robert Bellarmin s'indigna de voir que trois membres du Sacr Collge qui n'avaient pas vingt ans obtenaient des votes. Mais le dcret rservant au collge des cardinaux l'lection du pape fut bafou par celui-l mme qui l'avait propos au synode, le cardinal Hildebrand, qui devint le clbre Grgoire VII, dont il sera question dans le chapitre sur la simonie et le nicolasme. Pendant les funrailles de son prdcesseur, Hildebrand tord le bras des cardinaux en provoquant les acclamations de la foule, qui le rclame comme pape : Vox populi, vox Dei. On n'en finirait plus si l'on voulait relever tout ce qui s'est pass d'incroyable dans l'histoire de la papaut. Notons, en passant, le nom de Nicolas Breakspeare, puisqu'il est le seul Anglais s'tre assis sur le trne de saint Pierre, sous le nom d'Adrien IV (1154-1159). Fils d'un prtre qui s'tait drob ses responsabilits paternelles, Nicolas avait travers la Manche et, presque mort de faim, avait t accueilli dans un monastre. Le petit moribond tait du bois de pape ; de bon pape. En 1304, les cardinaux doivent choisir un successeur Benot XI. Onze mois d'affrontement entre le parti franais et le parti italien n'ont donn aucun rsultat. Le roi de France, Philippe le Bel, inform que l'archevque de Bordeaux est un candidat srieux, le fait venir et conclut un march : l'archevque repart avec l'appui du monarque. Ds que la nouvelle parvient Prouse, o les cardinaux sont runis, l'archevque de Bordeaux devient Clment V. Trois semaines aprs l'lection de son pape, Philippe le Bel lui enjoint de nommer dix cardinaux : un Anglais, neuf Franais. Llection du prochain pape en sera facilite... Clment V. bien qu'vque de Rome et pape, installe sa cour Avignon en 1309. Ses six successeurs devaient y rsider jusqu'en 1378. Quand Jacques de Molay, le grand matre des Templiers, du haut de son bcher, a convi au jugement de Dieu, dans l'anne mme, trois hommes qui avaient entran sa perte, il a nomm le roi Philippe, le chevalier Guillaume de Nogaret et le pape Clment. Grgoire XI fut le dernier pape franais d'Avignon. Cardinal 17 ans, grce un oncle pape, Pierre-Roger de Beaufort est lu, ds le premier jour, par un conclave compos de cardinaux franais, part trois italiens et un anglais. 40

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ans, ce cardinal nest encore que diacre. Ce nest pas la premire fois, on le sait, quun homme deviendra prtre, vque et pape en l'espace d'une journe ou tout au plus d'une semaine. Influenc par une religieuse dominicaine, Catherine de Sienne, Grgoire XI dcide de rentrer dans son diocse, Rome, dont il est l'vque en tant que pape. Il le regrettera amrement et, sur son lit de mort, se reprochera d'avoir accord foi des prophties de femme ! Le peuple de Rome souhaitait ardemment le retour du pape, car l'exploitation des plerins constituait la principale source de revenus de la ville : une anne sainte tait plus payante que des jeux olympiques... Au passage des cardinaux, qui se rendent au conclave pour donner un successeur Grgoire XI, le peuple hurle : Un Romain ou un Italien , sousentendu : Pas un autre Franais , car il va reprendre le chemin d'Avignon. Aprs les hurlements de la foule, c'est la foudre qui frappe la salle du conclave, puis les lances des soldats dans la porte. C'en est trop. Terroriss, les cardinaux s'empressent d'lire l'archevque de Bari, un Napolitain. N'tant pas cardinal, l'archevque est absent. On va le chercher, et il devient pape sous le nom d'Urbain VI, le 18 avril 1378. Urbain VI se montre d'une arrogance inqualifiable envers les cardinaux, surtout envers les cardinaux franais. Exasprs, ces derniers se rfugient Anagni puis, le 9 aot, s'adressent toute la chrtient pour lui expliquer que l'lection d'Urbain VI, s'tant droule dans un climat de terreur, est invalide. Le 20 septembre, les treize cardinaux franais lisent un nouveau pape, Robert de Genve, qui prend le nom de Clment VII. Mme s'ils n'ont pas particip au vote, les cardinaux italiens reconnaissent Clment VII. Il ira s'installer Avignon. De 1378 1449, l'glise aura deux papes et, pendant un certain temps, trois... C'est cette priode dramatique de la papaut qui est passe l'histoire sous le nom de Grand Schisme d'Occident. Un concile tenu Pise en 1409 condamne les deux successeurs d'Urbain VI et de Clment VII, qui ont inaugur le Grand Schisme, les dpose, puis en lit un nouveau, Alexandre V. Les deux condamns n'acceptent pas leur sentence, et l'glise se retrouve avec trois papes ! Lantipape Alexandre V ne rgnera qu'une anne et sera remplac par l'antipape Jean XXIII. Bref, de 1378 1449, il y aura trois papes pendant six ans ; deux pendant 56 ans ; un seul pendant neuf ans, soit de 1430 1439. Eugne IV, qui rgnait alors, est accus et condamn au concile de Ble (14311449). Le 25 juin 1439, le concile le suspend de ses fonctions et il lit, pour le remplacer, un lac veuf, pre de neuf enfants. Le 24 juillet 1440, ce lac est couronn pape et il prend le nom de Flix V. Le lendemain, on l'ordonnera prtre et, assist de ses deux fils, il chantera la messe. Si faux que l'assistance rira s'en tenir les ctes. Le 7 avril 1449, Flix V remet sa dmission aux pres du concile de Ble, et l'glise n'a plus, enfin, quun seul pape, Nicolas V. Quant Flix V, il

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passait de pape cardinal, obtenait une importante pension et d'autres avantages. On ne lui creva pas les yeux ni ne lui arracha les oreilles. Quand le Moyen ge prend fin, le sige de Pierre est occup par Nicolas V, un homme digne de la fonction, mais la situation est dsolante. De passage Rome, le cardinal allemand Nicolas de Cuse confiera un ami : Tout, absolument tout ce qui se passe ici dans cette Cour me dgote. Tout y est pourri. Hlas ! une hirondelle ne fait pas le printemps, et Nicolas V ne fera pas le printemps de la papaut : de nombreux corbeaux noirs se jucheront par la suite sur le sige de Pierre. La fin de ces calamits ne viendra pas de l'intrieur. Pour recouvrer la sant, un malade doit souvent recourir la mdecine. L'empereur Napolon sera le premier chirurgien de la papaut. En 1808, il l'ampute des tats pontificaux, qu'il incorpore son empire ; en 1809, le drapeau tricolore flotte sur le chteau Saint-Ange. Au lieu de chanter le Te Deum, le pape Pie VII excommunie tous les brigands qui ont fait main basse sur le patrimoine de Pierre . Napolon essaie en vain de lui faire comprendre que la papaut est enfin libre des soucis temporels, qui l'ont empche de s'occuper des mes. Le congrs de Vienne devait restituer au pape presque toutes ses terres. Pour un temps : les Pimontais russiront l o Napolon avait chou. En 1870, ils s'emparent de Rome, et le pape Pie IX se dclare prisonnier au Vatican. Pourtant, jamais un pape n'avait t aussi libre. Ses successeurs le seront enfin tous, et ce seront de grands papes : Lon XIII, Pie X, Benot XV, Pie XI, Pie XII, Jean XXIII, Paul VI et Jean-Paul II. Je nai relev qu'un petit coin du voile, mais cela suffit, je pense, pour branler l'opinion courante qui imagine des papes puissants et autoritaires ; des papes austres, macis par les jenes et les veilles. En ralit, la plupart taient genoux devant les pouvoirs civils, et les murs d'un bon nombre laissaient beaucoup dsirer. J'ai pri, dit Jsus Pierre, pour que ta foi ne dfaille pas. Sa foi et celle de ses successeurs ; a n'a pas pri pour que leur conduite soit digne de la fonction. Jsus a dit aussi : je suis avec vous tous les jours jusqu' la fin du monde. Il est prsent, mais il n'intervient pas de faon autoritaire : il laisse les salauds commettre leurs saloperies.

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Chapitre 4 Hlose et Ablard

Retour la table des matires

Hlose et Ablard figurent parmi les plus clbres couples d'amoureux de l'histoire. On dit Hlose et Ablard, comme on dit Romo et Juliette ou Tristan et Iseut. On peut mme affirmer quils sont grands parmi les grands, car, en plus d'tre des personnages historiques, ils ont laiss des crits que les chercheurs ne finissent plus de scruter et d'interroger. cause de l'histoire de ses malheurs qu'il a crite lui-mme, Ablard est un des rares Mdivaux que l'on peut suivre dans toutes les pripties de sa vie prive et de sa vie publique. Il est n en Bretagne, dans un bourg nomm Le Pallet (ou Palais), vingt kilomtres de Nantes, sur la route de Poitiers, en 1079. Nantes est alors une place forte. Avant d'embrasser la carrire militaire, son pre avait reu une formation en lettres, qui se dveloppa en passion. Il eut cur de donner ses fils la mme formation. Laissons la parole Ablard lui-mme.J'tais son premier-n : plus grande tait sa tendresse pour moi, plus grand fut le soin quil apporta mon instruction. Bientt l'tude eut pour moi tant de charme que j'abandonnai l'clat de la gloire militaire, je renonai mon hritage et mon droit d'anesse en faveur de mes frres [Raoul, Procaire et Dagobert] et je quittai la cour de Mars [dieu de la guerre] pour grandir dans le sein de Minerve [desse de la littrature et des arts]. J'changeai les armes de la guerre contre celles de la logique et je sacrifiai les trophes des batailles contre les assauts de la discussion. Je me mis parcourir les provinces, me rendant partout o j'entendais dire que cet art tait en honneur 1.1

Hlose et Ablard : Lettres, Paris, Union Gnrale d'ditions, 10-18 ; 188-189, 1964, p. 24.

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Ablard arrive enfin Paris, o la logique est depuis longtemps florissante. Il a environ 20 ans. Il se prsente Guillaume de Champeaux, considr comme le matre le plus habile en cette matire, pour obtenir la permission de suivre ses cours. Guillaume est fascin par le beau et brillant jeune homme. Non seulement il consent l'admettre comme tudiant dans son cole, mais il insiste pour l'avoir comme ami dans sa maison. Dception : Ablard ne tarde pas devenir cassepieds ; il rejette certaines ides du matre et il lui arrive d'avoir l'avantage dans la discussion. Pour ses confrres, c'est de la dsinvolture, et ils en sont indigns. Sr de son talent, Ablard dcide, malgr son jeune ge, d'ouvrir sa propre cole. Il choisit Melun, ville importante l'poque et rsidence royale. Avant mme quAblard l'ait quitt, Guillaume fait des pieds et des mains pour quun concurrent aussi redoutable ne s'tablisse pas si prs. Hlas ! l'infortun Guillaume compte, parmi les puissants du pays, des jaloux qui paulent Ablard dans la poursuite de ses fins. Une fois install Melun, Ablard cherche ruiner son ancien matre. De temps en temps, il envoie quelques-uns de ses meilleurs tudiants discuter avec ceux de Guillaume. Ces escarmouches, s'il faut l'en croire, finissent toujours l'avantage de ses tudiants. Comme l'loignement des deux coles fait languir le combat, Ablard transporte son cole Corbeil, ville situe plus prs de Paris. Les assauts contre la forteresse de Guillaume de Champeaux sont alors plus frquents. Mais l'excs de travail plonge Ablard dans une maladie de langueur . Simple puisement, sans doute. Pour rcuprer, quoi de mieux que l'air natal ? Il retrouve bientt ses forces et sa fougue, mais il prolonge son sjour en Bretagne pendant quelques annes. De retour Paris, il a le culot de se prsenter devant Guillaume pour suivre ses cours de rhtorique. Guillaume l'accepte on se demande bien pourquoi , car ce sera de nouveau pour son malheur. Obsd par le problme des universaux , le pauvre Guillaume en parle sans cesse, et Ablard russit dmolir sa doctrine. C'est de nouveau la rupture, mais Guillaume, en perdant la face, a perdu aussi ses tudiants, qui accourent aux leons d'Ablard. Le successeur de Guillaume cde son poste Ablard et vient humblement s'asseoir parmi les tudiants. Guillaume bouillonne de dpit. Il porte contre ce lche une accusation infamante ; l'homme est destitu, et Guillaume en fait nommer un autre sa place pour tenir tte Ablard, qui retraite vers Melun. Le pauvre Guillaume s'est discrdit et il dcide de s'loigner un peu de Paris. Ablard en profite pour revenir. Il tablit son camp sur la montagne Sainte-Genevive. En apprenant cette nouvelle, Guillaume revient Paris, et les discussions que les lves d'Ablard ont avec Guillaume lui-mme ou avec ses disciples reprennent de plus belle et avec le mme succs.

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Sur ces entrefaites, la mre dAblard presse son fils an de revenir en Bretagne, car son, pre a pris l'habit monastique, et elle s'apprte l'imiter. Aprs la crmonie, Ablard revient Paris pour une quatrime fois avec l'intention de se consacrer l'tude de la thologie, science plus prestigieuse que la logique. Anselme de Laon est considr comme la plus haute autorit en la matire. Ablard s'y rend pour entendre ce vieillard . Le jugement qu'il porte sur lui est implacable. Si, incertain d'une question, on allait frapper sa porte, on en revenait plus incertain encore. Admirable aux yeux d'un auditoire, cause de sa merveilleuse facilit de parole, il tait nul en prsence de quelqu'un qui venait lui poser des questions prcises. Lorsqu'il allumait son feu, il remplissait sa maison de fume, mais ne l'clairait pas. Son arbre tout en feuilles offrait de loin un aspect imposant ; m'tant approch pour en cueillir du fruit, je m'aperus qu'il tait le figuier strile maudit par le Seigneur. J'assistai de plus en plus rarement ses leons. Certains de ses disciples les plus distingus en taient blesss. leurs yeux, mon attitude tait une insupportable marque de mpris pour un si grand docteur 1. Un jour, des camarades acculent Ablard relever le dfi dont il juge Anselme incapable. Cherchez un passage de l'criture qui na pas t us par les commentaires, et je vais vous l'expliquer , leur lance-t-il avec son assurance coutumire. Tous sont d'accord pour choisir une obscure prophtie d'zchiel. Ablard prend le texte et, avant de se retirer, les invite revenir le lendemain pour entendre son commentaire. Stupfis, tous le conjurent de se donner plus de temps. Piqu au vif, il leur rpond : Demain ou jamais. Le lendemain, il n'y a au rendez-vous quune pince de curieux et... un clatant succs. Ses auditeurs le pressent de poursuivre son commentaire. Les sceptiques absents de la premire leon accourent aux autres, et ils transcrivent les notes des curieux de la premire leon. Le vieil Anselme se meurt de jalousie. Comment museler ce rival ? Ablard quitte Laon et rentre Paris pour une cinquime fois. Il occupera, avec un norme succs, pendant quelques annes de grande tranquillit, la chaire dont il avait t prcdemment expuls par Guillaume de Champeaux. La rputation du thologien n'est pas infrieure celle du philosophe. C'est par milliers que les historiens valuent le nombre de ses tudiants. Il fera allusion l'argent qu'il en retirait et la scurit dont il jouissait pour l'avenir. Il est rgent des coles de Paris, titre qui comporte la dignit de chanoine, mais non la prtrise. Nous savons qu l'poque bien des titres dont celui de cardinal ne prsupposaient pas l'onction sacerdotale. Loccasion d'un premier drame, le plus connu, se prsenta sous les traits de la sduisante Hlose. Loccasion ne fit pas le larron ; Ablard nous apprend lui1

Ibid., p. 29-30.

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mme que le larron en lui tait mr. Lui qui jusqu'alors avait vcu dans la plus grande continence ; qui avait toujours eu en horreur les prostitues ; que son travail empchait de frquenter les femmes nobles et qui n'avait presque aucun rapport avec celles de la bourgeoisie, ne put rsister Hlose comme jadis David Bethsabe. Hlose est la nice tendrement aime d'un chanoine nomm Fulbert, qui n'a rien nglig pour la pousser dans les tudes. Elle connat le latin, le grec et l'hbreu. Sa renomme a atteint les bornes du royaume. Elle possde toutes les qualits de corps et d'esprit que recherche Ablard, subitement possd par le dmon de la luxure. Ce sera une conqute facile tellement il l'emporte sur les autres par la grce de la beaut et de la jeunesse , pense-t-il modestement... Il labore sa stratgie. Laissons-lui la parole.Par l'intermdiaire de quelques-uns de mes amis, j'entrai en contact avec le chanoine Fulbert. Ils lui proposrent de me prendre dans sa maison trs voisine de mon cole moyennant une pension do