Ruyer Connaissance comme fait cosmique
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TOMECXin. –d932(N~Set6).
La connaissance comme faitcosmique
LA TOILE DE FOND.
H. Poincaré termine ainsi le dernier chapitre de « La valeur dela science a « Tout ce qui n'est pas pensée est le pur néant;puisque nous ne pouvons penser que la pensée, et que tous lesmots dont nous disposons pour parler des choses ne peuventexprimer que des pensées, dire qu'il y a autre chose que la pensée,c'est donc une affirmation qui ne peut avoir de sens.
« Et cependant, étrange contradiction pour ceux qui croient autemps, l'histoire géologique nous montre que la vie n'est qu'uncourt épisode entre deux éternités de mort, et que, dans cet épi-sode même, la pensée consciente n'a duré et ne durera qu'unmoment. La pensée n'est qu'un éclair au milieu d'une longue nuit.
Mais c'est cet éclair qui est tout. »
Un lecteur ayant lui-même tenu une plume pourrait être tentéde reconnaître dans ce passage ce que nous nous permettronsd'appeler « l'euphorie de fin de chapitre ». Mais il y a bien plus dansces trois paragraphes. II y a la présentation brillante et netted'un des thèmes de la pensée contemporaine. Nous pourrionsciter des dizaines d'oeuvres où ce thème est traité, et plusieurs, oùle mot final de Poincaré est cité et approuvé. En somme Poin-caré rappelle aux astronomes, aux géologues, à tous les savantsqui reconstituent l'évolution du cosmos et les millions d'annéespréhumaines et préconscientes, qu'ils doivent compter avec lesphilosophes et ne pas méconnaître le problème de la connaissance.Nous voudrions ici faire l'inverse, et conseiller aux théoriciens dela connaissance de ne pas considérer comme négligeable le con-tenu de la géologie et de l'astronomie. Th. Gautier se glorifiaitd'être un poète « pour lequel le monde extérieur existe ». Les phi-losophes devraient bien essayer d'être des hommes pour qui lanébuleuse primitive a existé.
3iOREVTE PHILOSOPHIQUE
Rien n'empêche un philosophe d'être en même temps astro-
nome ou géologue, et nous n'ignorons pas que, quarante ans avant t
Laplace, Kant, en Jt78S, représentait la naissance des planètes, se
soIIdIËant ap?ês avou-été projetées comme masses gazeuses de la
nébuleuse solaire. Mais on ne s'en douterait guère, à lire les deux
Critiques. La théorie kantienne de la connaissance n'a pas assez,
comme toile de fond, cette nébuleuse primitive, et l'on y sent vrai-
ment un peu trop, au contraire, l'antique conception de l'homme.
directement créé par Dieu, comme sur le plafond de la Sixtine, ou
dans l'oratorio de Haydn. On considère assez généralement Kant
comme un des grands initiateurs de la pensée moderne.
M. W. Frank" termine ainsi rénumération des convictions qui
formaient « les blocs de la Maison « le Corps conceptuel de
l'Europe occidentale et méditerranéenne
« Le Temps et l'Espace sont réels, ils sont indépendants de
notre conscience. Nous résidons en' eux plutôt qu'eux en nous.
Kant mérite donc, après cela, d'être cité parmi les notables
démolisseurs. Nous avouons être frappé plutôt par son côté tradi-
tionaliste. L'idéalisme kantien n'est encore qu'une simple trans-
position à laquelle la royauté de l'homme et de sa pensée ne perd
rien, au contraire. La philosophie kantienne apparaît comme
encore plus rattachée à la vieille conception préscientiSque des
« sciences morales », qu'aux problèmes posés par la mécanique de
Newton, mais on le remarque moins, parce qu'il s'agit naturelle-
ment d'un arrière-plan à peine conscient. Au lieu de louer Kant,
comme M. Brunschvicg, d'avoir ajusté le rationalisme aux condi-
tions et aux limites de l'expérience scientifique, on est quelque-
fois tenté de lui reprocher d'en avoir embarrassé et gâté son ana-
lyse des conditions de la science.
Ons'accorde à reconnaître l'importance capitale desmouvements
d'idées convergents qui ont abouti à faire écrire l'expression de
« sciences morales entre guillemets. Après les progrès de l'astro-
nomie, de la géologie, après l'évolutionnisme, la psychologie
objective, la préhistoire, l'ethnographie, il n'est plus permis à per-
sonne de considérer l'homme comme on le considérait encore au
xvm" siècle. Nous ne soutiendrons pas ce paradoxe que les phito-
t. W. Frank. Nouvelledécouvertede l'Amérique,p. 22.
R. RUYER. LA CONNAISSANCE COMME FAIT COSMIQUE 371
.1~r n"1,m_ ..J-sophes seuls continuent de croire aux sciences moralés sans guille-mets, alors que l'art, la politique et même la religion se sont ajustésau sens nouveau. Et pourtant, comment expliquer alors ce partipris idéaliste de presque tous ceux qui abordent le problème de la
connaissance, cette étrange fascination devant les mots Esprit,Pensée, Représentation? Remettons à plus tard toute argumenta-tion proprement dite, ne considérons la question que pour sonrôle de « toile de fond ». N'est-il pas évident que pour admettre,même un seul instant, que la pensée, l'esprit, sont l'essence detoute réalité, il faut d'abord avoir inconsciemment posé au moinsune espèce d'égalité, d'adéquation, d'harmonie préétablie, entrel'homme et la nature? D'où viendrait ce postulat inconscient, s'iln'était pas un fantôme des vieilles conceptions brillamment illus-trées par Michel-Ange et par Haydn? Au fond de bien des plai-doyers idéalistes, on croit percevoir l'écho de cette vieille parole« Le monde physique tout entier ne pèse rien en face d'une seuleâme. »
Tant que le contenu de la science est resté purement théorique,tant que les lois scientifiques n'ont concerné le cours du tempsque d'une façon très indirecte, et que la notion d'évolution estrestée à l'état brumeux, on pouvait comprendre encore le sans-
gêne des philosophes à mettre sur le même plan la nature et laconscience humaine, ou plutôt à considérer celle-ci comme plusessentielle que celle-là. Mais aujourd'hui la physique elle-mêmeest devenue une science cosmologique, pour employer l'expres-sion de Cournot. Le monde physique n'a pas seulement une nature,il a une histoire. Une nature intemporelle, il est encore possible,avec quelques subtilités dialectiques, d'en faire une sorte d'ap-pareil transparent au travers duquel on aperçoit la réalité de
l'esprit. C'est plus difficile lorsque l'on se trouve en face d'uncosmos évoluant dans un temps réel, car alors on ne peut dissi-muler un formidable paradoxe le contenu de la science nous
oblige à considérer l'esprit comme le dernier-né de l'évolution, etl'on veut soutenir, pourtant, qu'en dehors de l'esprit cette évo-lution n'a aucun sens. Or on ne peut avoir deux poids et deuxmesures; il faut rejeter ou accepter à la fois ce qu'il y a de théo-
rique et ce qu'il y a d'historique dans la science. Comment Poin-
caré, après avoir montré ce qu'il y avait d'insoutenable dans le
372 REVUE PHILOSOPHIQUE
1 1
nominalisme de M. Le Roy, peut-il, quelques pages plus loin.
écrire les phrases que nous avons citées, et qui impliquent un
nominalisme complet relativement au contenu cosmologique de
la science? Si le savant ne crée pas le fait scientifique, s'il ne crée
autre chose que le langage dans lequel il l'énonce, comment
peut-il être absurde de croire au temps préconscient, puisque la
science trouve ce temps comme un fait, au même titre que l'heure
d'une éclipse, ou que la température de fusion du phosphore?
Pourquoi s'arrêter ici ou là dans le nominalisme? La vérité est
que le nominalisme est tellement insoutenable, que, dans un livre
plus récent, M. Le Roy lui-même oppose ce qu'il appelle l'exigence
idéaliste au « fait » de l'évolution. « L'histoire du phénomène
cosmique apparaît comme une véritable énigme, paradoxale et
presque scandaleuse dans la perspective idéaliste, car elle semble
nous contraindre à l'aveu de premières origines toutes maté-
rielles 1. » M. Le Roy accepte néanmoins ce paradoxe et ce scan-
dale pour échapper à ce qu'il croit être le paradoxe encore plus
grand de tout système voulant « suspendre la pensée à quelque
autre principe », et enveloppant ainsi, d'après lui, un cercle
vicieux fondamental, puisque le matérialisme n'est « définissable
qu'en fonction de la science, laquelle à son tour n'est définissable
qu'en fonction de la pensée~ 2». L'antinomie est ainsi nettement
posée. Le matérialisme est « incapable de concilier le phénomène
de sa propre élaboration avec la thèse qu'il affirme ». Mais nous
pouvons répondre que, de même, le contenu de l'idéalisme est
incompatible avec le contenu de la science. Les embarras dans
lesquels M. Le Roy se débat suffisent à donner envie de sortir du
dilemme par une autre porte que celle de l'idéalisme. La philo-
sophie idéaliste est exactement à contre-sens de la cosmologie
évolutionniste, et le tout hurle horriblement. L'état de fait initial
ne coïncide pas avec ce que la pensée juge l'état de droit, et le
philosopheest condamné à courir après une Pensée cosmique
qu'il lui faut attraper derrière le cosmos physique, qui la
cache terriblement bien! La prétendue exigence idéaliste vient
ainsi gâter les progrès si intéressants que les considérations bio-
logiques avaient fait accomplir à la théorie de la connaissance.
I. L'exigenceidéalisteet le fait de ;'<f!)f)Mton,p. xm.
2. Ibid., p. li.
R. RUYER. LA CONNAISSANCE COMME FAIT COSMIQUE 3T3
Pour aborder directement la question, commençons par une dis-
tinction, qui, il nous semble, projette une vive lumière sur ce
problème comme sur beaucoup d'autres.
CONNA[SSANCE-CORRESPONDAKCEET CONNAISSANCE-TEXTURE.
1° Un physicien a imaginé un modèle d'atome; il fait des expé-
riences vérificatrices et il constate que ces expériences corres-
pondent à son modèle théorique. Nous dirons que la connais-
sance scientifique a enregistré un nouveau succès. Je regarde une
barque à quelque distance du rivage; ma perception constitue
aussi une connaissance incontestable. Il y a correspondance entre
l'image de la barque et un X que, pour simplifier, nous appelle-
rons, avec le sens commun, la barque réelle. En quoi nous
espérons ne pas irriter l'ombre de Berkeley, puisque nous nous
bornons à demander qu'on nous permette de considérer notre
image de la barque à la façon d'un modèle d'atome. Le physicien
a découvert qu'en supposant deux électrons à l'atome d'hélium,
il avait des succès de laboratoire. Nous avons découvert qu'en
supposant deux mâts à la barque, nous avions des succès dans
notre expérience courante (par exemple, nous évitons des discus-
sions avec nos compagnons de plage).
20 Mais, d'après les philosophes, il y a encore un autre sens du
mot « connaissance ». Ma sensation, remarquent-ils, est cons-
ciente par essence, elle se connaît elle-même, elle a une auto-
connaissance d'elle-même, elle est connaissance dans sa texture
même. Ce deuxième sens du mot a tendance à absorber le premier.
En effet, l'acte de poser un objet en dehors de ma sensation, pour
établir une correspondance entre celle-ci et celui-là, a quelque
chose d'arbitraire. Le développement de ce vieux thème a été
encore rajeuni par le pragmatisme. Dans la perception, la con-
naissance-correspondance et la connaissance-texture sont inextri-
cablement mêlées et la connaissance-texture se dédouble d'elle-
même de façon à paraître donner lieu de nouveau à une connais-
sance-correspondance. Si le spectateur sur la plage est un psy-
chologue, il peut porter son attention sur l'image mentale, et la
transformer en une sorte d'objet. On se demande donc si cette
374 REVUE PHILOSOPHIQUE
connaissance-texture ne pourrait pas, non seulement définir la
connaissance en général, mais l'existence elle-même. On a beau
jeu de faire remarquer que nous serions absolument incapable de
penser un être en ne le pourvoyant pas de connaissance-texture.
Donc un être ne saurait se concevoir que dédoublé en sujet-objet.Des déductions de ce genre ont eu une influence incroyable sur la
philosophie moderne.
Notre thèse est celle-ci la connaissance du second genre, ia
connaissance-texture, n'est pas vraiment une connaissance; seule
mérite ce nom la connaissance-correspondance. On la discrédite
en la présentant comme une théorie de la connaissance-copie
copie d'une réalité que personne n'a jamais vue. Mais nous
n'avons pas parlé de copie, nous avons parlé de correspondance,et c'est très différent parce que nous n'affirmons ainsi qu'un fait
physique, lui-même vérifiable. La barque a des propriétés phy-
siques toutes différentes de celles de l'image de la barque: elle
peut couler en noyant ses occupants, tandis que l'image mentale
ne saurait rien produire de pareil. Mais d'autre part, les deux
barques correspondent sur bien des points; les mouvements de
l'une correspondent aux mouvements de l'autre comme dans une
sorte de géométrie descriptive. Il est permis d'employer le langageréaliste du sens commun, lorsque l'on spécifie bien que ce n'est
qu'une façon brève d'énoncer de multiples expériences de corres-
pondance cristallisées dans la perception ordinaire. La même
correspondance se constate dans lé domaine des constructions
scientifiques, où il est si frappant de constater que l'idée d'une
connaissance-texture ne joue aucun rôle, tandis que la corres-
pondance des calculs et de l'expérience (quelle que soit parailleurs la nature intime de la réalité) est tout ce que demande le
savant, l'astronome par exemple, qui calcule l'heure d'une
éclipse, ou le physicien, qui construit un modèle d'atome.
Que veut-on dire de positif lorsque l'on déclare que la sensation
a une auto-connaissance d'elle-même? Qu'est-ce que ces mots
ajoutent à la réalité? Nous croyons vaguement que le caractère
conscient de l'image mentale est ce qui peut donner de l'efficacité
à la correspondance en admettant que l'on croie à celle-ci.
En effet, si au lieu d'un être conscient, nous avons un appareil
photographique, l'image physique qui se formera sur la plaque,
R. RUYER. LA CONNAISSANCE COMME FAIT COSMtQCE 375
correspondra aussi dans une certaine mesure au bateau réel, sans
qu'il y ait lieu de parler de connaissance. Mais prenons garde, il
y aura aussi, par là. même, une différence, physiquement contrô-
lable, entre l'image physique et l'image mentale. Leurs effets, les
actions qu'elles exercent, sont complètement différentes. Ce n'est
pas du verbalisme que de les distinguer. Nous ne tombons pas
dans cette absurdité de dire que l'image mentale n'est pas, par
nature, différente de l'image photographique. La manière d'être
présente de la sensation, est bien quelque chose de tout parti-
culier. Ce que nous soutenons, c'est ceci « Dire qu'une image
mentale est consciente, se connaît elle-même, c'est seulement une
façon bizarre de dire que la sensation est présente, existante. »
Il est impossible de choisir entre ces deux façons de parler pour
des raisons vraiment pratiques, effectives. Nous n'avons d'autre
guide dans notre choix que la simplicité. C'est purement et sim-
plement une question de mots. La barque, la photographie,
l'Image mentale, existent, chacune à leur manière, et même
chacune en un certain lieu de l'espace. Le phénomène de connais-
sance proprement dit, c'est la correspondance entre deux de ces
réalités, entre l'image mentale de la barque, et la barque physique,
correspondance qui sera capable de produire des effets ultérieurs
vériflables. Avons-nous maintenant de vraies raisons de trouver
encore un phénomène de connaissance dans la manière d'exister
de l'image? Voilà ce que nous voulons nier absolument. Si, par
exemple, il s'agit de l'image mentale d'une barque verte, nous ne
donnons aucun renseignement sur le vert, en prononçant qu'il
est par essence « connu ». Il y a déjà quelque chose de peu naturel
dans l'emploi de ce verbe au passif pour définir un mode d'exis-
tence. Quand la barque est photographiée, on peut accepter à la
rigueur le passif, bien que, physiquement, et en dehors de la
commodité du langage, la barque joue dans l'opération un rôle
au moins aussi actif que l'appareil de photographie. Quand
la barque est vue, par analogie de l'œil avec l'appareil, et
parce qu'il y a correspondance entre certains détails de l'image
mentale et certains détails de l'objet, nous sommes tentés de
conserver le passif, nous disons que la barque « est perçue »,
alors qu'en fait nous devrions simplement dire qu'il existe
deux réalités, l'objet et l'image, qui se ressemblent à certains
376 REVUE PHILOSOPHIQUE
points de vue, et dont l'existence n'a absolument rien de passif.Ce premier abus de langage entraîne d'autres confusions, surtout
lorsque l'on transporte la mise en scène physique de la photogra-phie et de la perception, à l'intérieur même de l'état de conscienceen donnant comme « opérateur » à l'image mentale prise en elle-
même un verbe au passif, en lui attribuant une auto-connaissance.
Nous nous imaginons' que quelqu'un, à l'intérieur de nous-même,
regarde nos sensations. En effet, là où il n'y qu'un être (l'image)comment peut-il y avoir perception, passivité? Il faut alorsinventer un « sujet H à l'intérieur même de la subjectivité, un
K représentatif » à l'intérieur de la représentation, une « réflexion
au-dessus de la sensation, et créer une hiérarchie d'âmes encore
plus compliquée que celle d'Aristote. Certes, c'est bien un fait
d'expérience que nous pouvons psychologiquementnous dédoubler,et méditer sur nos propres sensations, mais il faut bien prendre
garde qu'alors, de nouveau, il y a deux réalités en présence, en
correspondance, et que notre propre théorie sur nos émotions par
exemple peut être vraie ou fausse. Cela ne prouve en rien qu'il y ait
connaissance dans la texture même d'un état de conscience. Nous
sommes tellement habitués à considérer l'image mentale relative-
ment à sa valeur de connaissance-correspondance, que nous ne
pouvons plus, ensuite, détacher de sa propre nature, la propriété
qu'elle a de correspondre à un autre être, et nous nous figuronsconfusément qu'elle est faite en quelque sorte de connaissance
cristallisée. Nous passons en fraude la connaissance-correspon-dance dans la définition e la manière d'être de la sensation, et
nous forgeons l'idée hybride de connaissance-texture.
Quand nous avons la sensation du bleu du ciel, nous ne pou-vons abstraire, de la sensation, la mise en scène de la perceptionnous nous voyons occupés à regarder, nous ne pouvons pas ne
pas voir vaguement, en même temps que la-couleur bleue, notre
visage, nos joues, nos sourcils, le cercle de nos lunettes. Nous
voyons la couleur à une certaine distance en face de notre corps.Aussi quand nous voulons définir, en philosophe, la manière
d'être de la sensation, nous ne parvenons plus à la concevoir que
perçue, posée par un sujet qui n'est en réalité qu'une sorte de
sublimation inconsciente de notre corps. L'illusion est particuliè-rement forte pour les sensations visuelles. Même les psychologues
R. RUYER. LA CONNAISSANCE COMME FAIT COSMIQUE 377î
les plus avertis admettent que la sensation brute d'une nappe decouleur est nécessairement posée à une certaine distance Indéter-
minée. Thèse que nous n'hésitons pas à déclarer non seulement
fausse, mais dépourvue de signification. Si l'on fait l'effort sincèred'éliminer vraiment de la sensation « nappe bleue a le supplémentparasite de la perception, on s'apercevra que l'on a éliminé dumême coup la situation à distance de la nappe de couleur, enmême temps que le prétendu sujet à partir duquel la distance est
comptée. L'erreur générale vient de ce que l'on met artificielle-ment dans la sensation ce qui n'est que dans la perception. Pourbien voir un objet étendu, une carte routière par exemple, nousnous plaçons à une certaine distance, de façon à en embrasser
toutes les parties à la fois, et à pouvoir promener rapidementnotre regard d'une partie à l'autre. Par suite d'une illusion bienconnue des psychologues, mais qu'ils ne remarquent pas dans la
circonstance, nous confondons l'objet étendu – la carte avecla sensation spatiale elle-même, et nous nous figurons que l'étenduesensible doit être, par définition, aussi regardée du dehors. Parce
que nos yeux se promènent de Paris à Brest, nous nous imaginonsque nous devons parcourir aussi, en esprit, l'étendue sensibledonnée par le coup d'œil lui-même, et regarder encore notre
regard. C'est par la même illusion, exactement, que l'on se posaitautrefois ce problème « Comment nos images visuelles peuvent-elles nous paraître droites, alors qu'elles sont renversées sur notrerétine? » Nous croyons naïvement qu'en supprimant l'observatoire
imaginaire de l'esprit, nous tombons, si l'on nous permet l'expres-sion, le nez sur un point particulier de l'étendue sensible, ce quiaurait pour effet de supprimer les autres points et par conséquentl'étendue même, exactement comme nous ne verrions plus la cartesi nous avions l'œil sur Paris ou sur Brest. Il ne reste plus aprèscela qu'à écrire avec Lachelier « II n'y a d'étendue possible qu'uneétendue idéale et perçue », et qu'à se mettre à la recherche del' « Esprit », en tournant le dos à la réalité
Notre thèse est donc que « percevoir l'étendue », c'est encoreêtre étendue, mais être étendue d'une certaine manière. L'étenduesensible n'est ni en nous, ni posée par nous, ni en dehors de nous,
1. C). Bourdon, dans Dumas. T)'a;<ede Psychologie,)[. p. 29.2. Lachetier, Psychologieet métaphysique,Alcan, p. iSO-I~i.
g~g REVUE PHtLOSOPHtQUE
elle est nous-même, l'étoffe même de notre être. Car il y a diverses
façons d'être étendue l'étendue est un système de liaisons, et il y
a des modes de liaisons différents celui d'un solide ou d un
liquide, celui de la carte et celui de l'image de la carte. Ce qui
serait un paradoxe, ce serait de prétendre que la manière d'exister,
d'être présente, de la sensation, est identique à la manière d'être
présent d'un objet physique. Nous avons nous-même indiqué dans
un long travail S que la sensation et l'image impliquent un mode
de liaison tout différent de celui des objets physiques, quoique la
correspondance soit possible entre l'image et l'objet. L'espace
visuel, dans lequel la barque-image existe, est constitué par des
liaisons différentes – fournies par le système nerveux – de celles
de l'espace physique, dans lequel existe la barque physique. Dire
que la sensation implique des liaisons fournies par un système
nerveux, est constituée par elles, ce n'est pas la même chose que
de dire qu'elle implique un représentatif, un sujet, et cela nous
permet de comprendre comment il peut exister d'autres réalités
constituées par d'autres modes de liaisons et de structure, et qui
n'impliquent pas non plus, à plus forte raison, un sujet ou un
représentatif.
Ce qu'il y a de commun entre l'image et l'objet, c'est d'abord
toute la correspondance possible détail par détail, et aussi, pour-
rait-on dire, « l'absolu de la présence », ici ou là, qu'à notre avis
il n'y a pas plus de raison de refuser à l'objet qu'à l'image. L'avan-
tage de notre conception serait mince, si elle aboutissait seule-
ment à substituer cette expression à la formule idéaliste. Mais
nous sommes les premiers à reconnaître qu'il y a là une pure et
simple question de mots. Après tout, s'il plaît à un philosophe
d'employer l'expression « être connu pour dire « existant
nous ne voyons pas qu'il y ait lieu de discuter à ce sujet. C'est
bien le moment d'employer le critérium de C. S. Peirce Pra-
tiquement quoi de changé si l'on substitue une thèse à l'autre? »
Mais ce qui résulte pratiquement de la discussion précédente, c'est
que l'on n'a pas le droit d'employer le mot connaissance, dans ce
cas, sans prévenir qu'il s'agit d'une connaissance prise dans un
sens tout à fait particulier. Nous voulons que l'on nous accorde
1. H. Ruycr. Esquissed'âne pMiosopMcde la structure, ch&p.iv. § Y~t,A'can.
R. RUYER. LA COXNALSSA~CE COMMH FAIT COSMIQUE 379
-que connaissance-correspondance et connaissance-texture sont
des choses toutes différentes que l'on a tort de confondre impli-citement. Nous voulons que l'on nous accorde aussi que la con-
naissance-texture manque de la plupart des caractères essen-
tiels de la connaissance au sens ordinaire du mot (tel qu'il est
employé dans la science par exemple).Le meilleur argument en faveur de cette distinction, c'est
qu'elle met fin à une foule d'embarras. Mais nous pouvons delàdonner des arguments directs.
f La notion de connaissance est absolument inséparable de lanotion de vérité. Une connaissance qui ne peut être dite vraie oufausse n'en est pas une. Or. tel est précisément le cas pour l'état deconscience considéré en lui-même. Le vert, comme qualité sensible,n'est ni vrai ni faux. Si j'imagine arbitrairement des couleurs, ellesseront conscientes ». Seront-elles, comme telles, vraies ou fausses?Une douleur est-elle vraie ou fausse ? Mon idée de ma propre dou-
leur, oui, comme l'a remarqué Lachelier, mais non la douleur
elle-même. Or, c'est pourtant bien cela qu'il faudrait, puisque l'on
prétend que la manière d'être de la sensation consciente -impliquepar elle-même connaissance. La contre-épreuve est aussi nettedès que l'on envisage de nouveau l'état de conscience dans sa
correspondance avec d'autres réalités, la valeur de vérité reparaît.C'est pour cela que les sensations visuelles et tactiles ont unevaleur de vérité, à cause de la correspondance possible, point parpoint, de l'étendue sensible avec l'espace physique, tandis qu'ilest impossible de décomposer ie rouge ou le vert pour y trouverdes relations avec des éléments physiques. Naturellement, ons'est aperçu très vite d'un tel contraste à l'intérieur de la
sensation, mais on a converti l'opposition en opposition de
qualités secondes et qualités primaires, les unes subjectives.et les autres objectives. D'où un profond embarras, d'aborden face des qualités secondes considérées bizarrement commeune connaissance fausse par nature, d'où ensuite les inter-minables et fastidieuses querelles dans lesquelles le caractère
objectif des qualités primaires est à son tour mis en question,alors qu'il est si simple de passer des formes de l'étenduesensible aux structures de l'espace physique, par des considéra-tions positives de probabilité, comme l'a si bien montré Cour-
380 REVUE PHILOSOPHIQUE
not'. La qualité sensible n'est pas une connaissance fausse, pour
la raison qu'elle n'est pas une connaissance du tout..
2" Si « être connue Mfaisait partie de la nature même, de
l'être », de l'image sensible, elle devrait évidemment être connue
partout et universellement elle ne pourrait jamais être objet
inconnu sans cesser d'être. Pour reprendre la comparaison de
James, la couleur, comme objet marchand, peut être oubliée dans
un coin, elle n'en est pas moins un liquide réel dans un pot, en
un lieu déterminé et limité de l'espace. Or c'est un fait aussi que
le rouge perçu par mon voisin m'est aussi étranger que la couleur
qu'il pourrait posséder dans son armoire. N'est-ce pas la preuve
que « auto-connaissance » est simplement synonyme de « pré-
sence », ici ou là, suivant qu'il s'agit de ma sensation ou de
celle d'un autre?
Autant il est naturel de dire qu'un être est présent ici ou là,
autant il est étrange d'assigner à une connaissance un lieu précis.
On peut essayer de se tirer de la difficulté en invoquant l'incon-
scient en droit, dira-t-on, la conscience est universelle. Mais
c'est mauvais signe pour une thèse, quand elle est obligée de
substituer le droit au fait. Comme le reconnaît encore M. Le Roy,
le fait empirique de la pluralité des monades pose un problème
très obscur~ ».
En prenant garde que la connaissance-texture n'est qu'une
pseudo-connaissance, en considérant radicalement l'état de
conscience comme un être particulier, limité à lui-même dans
l'espace et le temps, et non comme un point de vue, on a fait,
croyons-nous, un grand pas vers la solution positive du problème
de la connaissance. Notre propre être est le seul qui « soit immé-
diatement, puisque nul être ne peut échapper à lui-même, se
déborder. Nos états de conscience ont donc un absolu de présence
ici. Mais comme nos sensations sont des êtres dont le rôle essen-
tiel est de correspondre à d'autres réalités pour diriger notre
action, nous identifions instinctivement « absolu de présence»
avec « propriété de connaissance x, puis, par un nouveau glisse-
ment, avec « fait d'être connu ». Nous en arrivons enfin à trouver
contradictoire l'idée d'une réalité physique subsistant par elle-
i. Essai sur le fondementde nos connaissances,chap. Vt.
2. Le Hoy, L'exigenceidéaliste est le fait de l'évolution, p. 25.
R. RUYER. LA CONNAISSANCE COMME FAIT COSMIQUE 381
même selon sa structure, ses liaisons, sa nature, qui peut pour-
tant bien être différente de la nature des sensations sans être
forcément dépourvue d' « absolu de présence ». Cette analyse un
peu aride va nous permettre maintenant de revenir bien armé au
problème de la connaissance comme fait cosmique.
THÉORIE DU DÉDOUBLEMENT ET THÉORIE DES ÉTAGES.
Une expression qui a eu et qui a encore un grand succès, surtout
dans les pays anglo-saxons, est l'expression « substance neutre »
ou « entité neutre ». L'esprit et la matière sont considérés, par les
inventeurs de l'expression, comme dérivant d'une substance neutre
qui n'est, par elle-même, ni matérielle ni mentale. Les sensations
font partie à la fois de la physique et de la psychologie. La philo-
sophie française contemporaine, depuis assez longtemps, est toute
imprégnée d'idées analogues. Tandis que Perry, Holt, B. Russell
sont des réalistes affirmés, les Français sont nettement idéalistes.
La parenté des deux tendances n'en est pas moins nette en ce
point particulier qu'elles impliquent l'une et l'autre ce que nous
proposons d'appeler u la théorie du dédoublement », dérivant
elle-même de la croyance en la « connaissance-texture ». L'être
primitif, croit-on, ne saurait se définir que comme une auto-
connaissance, une auto-expérience, et l'on comprend ainsi comment
peuvent sortir de cet être primitif, d'une part l'objet, l'expérience,
le monde, le non-moi, d'autre part le sujet, la conscience, le moi.
L'opposition du physique et du mental viendrait ainsi d'une sorte
de décantation, suivie d'une condensation. Ce qui était d'abord
mêlé s'est dissocié. Nous reprochions aux philosophes de ne pas
assez penser à la nébuleuse primitive des astronomes. Mais c'est
qu'ils avaient imaginé une « nébuleuse philosophique » à leur
usage. La thèse de la dissociation offre ainsi, en apparence, l'avan-
tage de concilier « l'exigence idéaliste avec le fait cosmique. Il
tranquillise la conscience philosophique, inquiétée par le contenu
de la science. Hamelin prend nettement position en ce sens avec
sa théorie de la représentation « qui est la réalité même 1 ». L'objet
et le sujet sont également réels et également inséparables l'un de
1. Ilamelin, Essai sur les céments principaux de la représentation, p. 374. (Nouvelleédition.)
383 REVUE PHn.OSOPHtQUE
l'autre. « La représentation est rêtre, et l'être est la représenta-
tion'. M« Le connaître est partie intégrante de l'être~. » « Le
savoir est une sorte de conscience, et qui s'explique par le fait que
l'être est sujet-objet, qu'il est pour soi 2. » M. Brunschvicg, malgré
les oppositions capitales de l'idéalisme critique et de l'idéalisme
dialectique d'Hamelin, écrit pourtant de même « II n'y a pas plus
de moi avant le non-moi que de non-moi avant Je moi Comme
Hamelin aussi, il proteste contre l'imagination du microcosme et
du macrocosme, « déjà constitués à titre d'objets de représenta-
tion'. ? » « Sur quoi les uns diront que le macrocosme vient se
refléter dans le microcosme, les autres qu'il est une projection du
microcosme » Mais c'est surtout dans les derniers chapitres, si
suggestifs, du « Retour éternel a de M. A. Rey, que la théorie de
la dissociation est nettement exprimée « Il nous semble indubi-
table, que si nous essayons d'analyser et de retrouver de quoi peut
partir la conscience, le donné relativement primitif, au delà duquel
tout est nuit pour nous, nous soyons obligés de partir d'un flux
d'images, d'un flux de représentations, d'un flux de conscience,
comme on voudra. Ce flux, c'est ce que nous retrouvons comme
terme ultime « L'univers est représentation. » L'idéalisme
subjectif nous paraît hors de critique sur ce pointa '< Dans le
magma » n'avions-nous pas raison de parler d'une nébuleuse
des philosophes? « le contenu indifférencié et mouvant qui
représente, à notre analyse, l'état originel pour ce qui a conscience,
c'est-à-dire pour l'être, les nuances se subdivisent en deux groupes
d'images a, l'objet, le sujet. Et, en note « Quelque chose qui
ne saurait pas qu'il est, ou dont l'existence ne serait pas sue, est
rigoureusement, et par définition, un néant »
Voilà une convergence impressionnante d'autorités philoso-
phiques. Nous aurions pu en citer bien d'autres, et, par exemple,
Bergson, surtout le Bergson des premiers chapitres de Matière et
mémoire et du Paralogisme psychophysiologique. Et pourtant,
une voix s'élève en nous et proteste. Non, vraiment non, tout cela
s'accorde trop mal avec « la toile de fond ». La nébuleuse des
t. Ibidem, p. 374.
2. f&Mfm,p. 3S8.3. M. BrunschvLc~, L'expérience humaineet la causalitép/fysigtM,p. 6ti.
t. A. Hcv, retour éternel et ta pAHosop/tK*de ~apAystqaf,FtMMmarmn,p. 283.5. Ibidem,p. 283.
R. RUYER. LA CONNAISSANCE COMME FAIT COSMIQUE 383
philosophes, le magma psychologique de M. A. Rey ne se concilie
pas assez avec la nébuleuse astronomique. On a beau nous redire
que, cette toile de fond, c'est encore l'homme, l'esprit, qui l'a
peinte. Logiquement, ce raisonnement est peut-être impression-
nant, quoiqu'il sente un peu trop la subtilité hellénique, il ne pèse
guère devant la raison, ou même, pourquoi ne pas l'avouer?
devant notre sens et notre instinct des choses. On est presque
tenté de demander aux philosophes que nous venons de citer
K Dites-nous maintenant, ô maîtres, ce que vous pensez réellement
sur la question. »
Si nous ne nous faisons pas trop d'illusions, il nous semble que
notre distinction de la connaissance-correspondance et de la
connaissance-texture doit déjà faire considérer d'un autre œil
toutes ces phrases citées. Quand Hamelin, sortant par mégarde de
l'idéalisme, prévient qu'il ne faut pas prendre le mot « représen-
tation » dans son sens étymologique, que la représentation ne
représente pas quelque chose qui existerait en dehors d'elle, et
qu'elle est le tout de l'être', nous reconnaissons avec plaisir notre
propre thèse. La connaissance considérée « comme le tout de
l'être » c'est-à-dire comme texture doit être prise dans un
sens tellement différent du sens ordinaire, pratique du mot, qu'on
se demande pourquoi l'on conserve un vocabulaire aussi anthropo-
morphique et aussi équivoque. M faut reconnaître au néo-réalisme
au moins le mérite d'un vocabulaire moins tendancieux.
C'est de l'anthropomorphisme que de se refuser à concevoir
l'être autrement que dédoublé. C'est transporter à l'origine des
choses ce qui n'existe que depuis les premiers êtres vivants doués
de conscience, ou plutôt doués de sensations extensives. Le
premier « dédoublement » véritable, la première connaissance au
sens normal du mot, date donc approximativement de deux cents
millions d'années. Parler de connaissance, de sujetetd'objet avant
cette date, c'est abuser de la langue française, c'est introduire une
métaphysique à la faveur d'un jeu de mot.
Bien entendu, notre argumentation n'est pas recevable pour
celui qui ne croit pas au contenu de la science, mais alors nous
devons attendre qu'on nous le dise nettement. La philosophie ne
1. Essai, p. 374.
384 REVUE PHILOSOPHIQUE
peut se développer dans une atmosphère de réticences. Le point
de vue biologique, qui a renouvelé si utilement la théorie de la
connaissance, nous fait considérer la sensation consciente'comme
un cas d'adaptation, conditionné par la construction d'organes
spécialisés. Il ne nous conduit pas du tout à cette idée, la seule
compatible pourtant avec la philosophie du dédoublement, d'une
apparition du sujet conscient par une sorte de concentration d'unii
élément « représentatif » diffus et confondu dans la réalité primi-
tive et préconsciente. Encore, à l'extrême rigueur, on peut
soutenir, comme Bergson ou Le Roy, que la vie est parente de la
conscience, et que la vie du corps n'est qu'un chemin d'accès vers
la vie de l'esprit. L'écart est déjà terriblement inquiétant entre
une telle conception et la science positive. De même que la sensa-
tion suppose la structure d'un organe complexe, de même la vie
suppose, à l'origine, des phénomènes physiques et chimiques spé-
ciaux. Bref, la science nous conduit plutôt à l'impression d'un
échafaudage, d'une superposition de structures, qu'à celle d'une
manifestation de tendances préexistantes dans la matière. Mais
là où l'écart devient brutal, c'est lorsqu'on passe à la matière elle-
même. A moins d'aller jusqu'aux conceptions presque démentes
de Prayer et de Fechner, que peut-on bien vouloir dire en soute-
nant qu'un atome du centre du soleil ou du nuage cosmique, dont
le fractionnement a peut-être donné naissance aux grandes nébu-
leuses, existe ou existait comme sujet-objet? Nous n'avons pas
encore tout à fait réussi à prendre au sérieux la thèse qui considère
la matière comme un déchet de l'esprit, comme une sorte d'esprit
qui retombe à l'habitude. Quand la philosophie tire si nettement
en sens inverse de la science, c'est qu'il y a quelque chose à
réviser dans ses postulats fondamentaux. Rien de plus contraire à
l'esprit de la science que de mettre ainsi à l'origine des choses ce
qui s'est postérieurement réalisé. Cela rappelle les « semences
d'Anaxagore 1.
H est vrai que le physicien et astronome Eddington a soutenu
une philosophie de la science assez voisine de celle que nous com-
battons. Il insiste sur le caractère symbolique de la connaissance
physique, qu'il compare ingénieusement, tantôt à la trace de nos
1. Gomperz, Lespenseursd° la Grèce, Payot, 2t9.
R. RUYER. LA CONNAISSANCE COMME FAIT COSMIQUE 385
TOMECxm.–l933(N~5et6). 26
propres pas retrouvée sur le sable d'un rivage que nous croyons
inconnu, tantôt à un cycle fermé dans lequel nous tournons enrond sans pouvoir jamais atteindre « l'étoffe du monde ». A cetteconnaissance purement symbolique qui ne consiste qu'en une sériede lectures de graduation, il oppose notre connaissance directe de
l'esprit*. Pour Eddington les savants découvrent le monde commeles pionniers de M. Jules Romains découvrent Donogoo. Tirant enun sens nettement spiritualiste la philosophie néo-réaliste, ce
qui, par parenthèses, justifie notre propre rapprochement il
propose de remplacer l'expression « étoffe neutre par l'expression« étoile d'esprit ». II suggère sérieusement que, derrière les poten-tiels de la gravitation ou de l'électromagnétisme, comme a contenuindéfinissable des fonctions g », il y a la substance spirituelle.« Rien n'empêche, et la phrase est imprimée en italiquesl'assemblage d'atomes constituant le cerveau d'être par lui-mêmeun objet pensant, en vertu de cette nature que la physique laisse
indéterminée, et considère comme Indéterminable~. Un tel spiri-tualisme finit par ne plus se distinguer du matérialisme le plusoutrancier. On songe malgré soi à la façon dont Épicure expli-quait la liberté humaine par la déclinaison des atomes. L'exempled'Eddington montre combien il est dangereux de se passerde la notion du développement des choses par complication de
structure; si l'on met en tête à tête la psychologie et la physiquemathématique des champs, en oubliant simplement tout Feutre-
deux, l'énorme complexité des structures intermédiaires étagéesde la physique mathématique à la psychologie, on comprend qu'onait l'impression du caractère tout abstrait et symbolique de lascience.
La théorie du dédoublement apparaît ici, encore plus nettement,comme la négation de toute la méthode scientifique car, alors,au-dessous des propriétés de structure, continueraient à subsisterdes propriétés de substance, qui, de temps en temps, feraient
irruption dans le monde physique, pour expliquer, tantôt la vie,tantôt la pensée.
Ce qui contribue à donner un air de vraisemblance à la théorie
1. Eddington, La nature du mondephysique, p. 28t.2. Eddington, Espace, temps, Gravitation, p. 238.M. Eddington, La nature du mondephysique, p. 262.
386 REVUE. PHILOSOPHIQUE
du dédoublement,, c'est que, dans la sensation, l'image sensible
paraît « habiller » la forme objective. Le travail de la science
semble être, comme l'a montré M. A. Rey, un travail de désubjec-
tivation, de déshabillage. A mesure que l'objet se constitue, le
sujet s'exsude en gardant tout ce qui est rejeté dans la construc-
tion de l'objet. Il y a certainement beaucoup de vrai dans cette con-
ception. Mais qu'est-ce qui nous donne le droit de transformer en
théorie de l'univers une théorie de la science? Ce magma psycho-
logique, à partir duquel commence le travail de désubjectivation.
la science nous montre qu'il-vient après une immense période où
l'objet a existé dans un état bien plus pur encore – et pour
cause que dans les théories scientifiques les plus objectives.
II ne faut donc pas raisonner par analogie là où il faudrait rai-
sonner par opposition. Le problème est double d'une part., com-
ment expliquer l'apparition des états de conscience dans un
univers de structures 'inconscientes? Ensuite, comment expliquer
la connaissance, c'est-à-dire la reconstitution de l'objet à partir
de matériaux subjectifs? Il ne faut pas croire la première ques-
tion résolue par le seul fait que l'on a répondu à la seconde. Elle
serait résolue sans doute, si, en analysant la science, on trouvait
que celle-ci n'est qu'une illusion, sans contenu de réalité. Quel-
quefois, en rêvant, nous nous posons des problèmes que le
réveil résout péremptoirement, en rejetant dans le néant leurs
données mêmes. Aucun des auteurs que nous avons cités ne
soutiendrait que tel-est le cas, pour la science, quelques-uns même
sont « scientistes », et pourtant on dirait parfois qu'ils s'intéres-
sent exclusivement au travail du savant; à son ingéniosité à
résoudre des problèmes comme si le savant ne s'occupait qu'à des
travaux de patience, à des mots croisés pour exercer sa sagacité,
et comme s'il ne s'agissait pas de la réalité au milieu de laquelle
nous nous mouvons et qui nous supporte, le savant avec nous.
Toute l'œuvre d~ M. Brunschvicg, dont l'intérêt est du reste
inépuisable, à condition que l'on y voie, contrairement à ses propres
intentions, une histoire et non une philosophie, tend à rapprocher
les découvertes physiques des inventions mathématiques, à définir
une objectivité sans objet, c'est-à-dire, au fond, une science sans
contenu.
II faut reconnaître qu'il est bien difficile de définir le sens du
R. RUYER. LA CONNAISSANCE COMME FAIT COSMIQUE 387i
mot réalité dès qu'il ne s'agit plus de la réalité immédiate de notre
propre conscience. Comme tout idéalisme est contraint d'employer
le mot connaissance, ou conscience, en deux séns très différents,
sans pouvoir en prévenir le lecteur, sous peine de nuire à sa
thèse, tout réaliste est obligé d'employer le mot réalité, aussi
en deux sens différents. Seulement, le réaliste peut l'avouer sans
crainte. Tout au moins il y a une façon de définir la réalité qui
rend négligeable la difficulté du double sens. C'est de considérer
la structure comme la réalité même. Avec humour, Eddington
considère un problème d'examen « Un éléphant glisse le long
d'une pente gazonnée~ », et il montre que, pour la science,
cette scène poétique se transforme vite en une série de mesures
masse, degré de la pente, coefficient de frottement, etc. Après
quoi il conclut que l'essence, l'étoffé de la réalité a échappé aux
prises de cette série « de lectures de graduations », ce qu'il est
permis de traduire, a échappé aux prises d'une description de
structure, puisque, comme on sait, la physique contemporaine
aboutit finalement à des explications géométriques, qu'il s'agisse
de la physique des champs ou de la physique corpusculaire. Notre
idée est que. si l'on mesure l'éléphant sous toutes ses faces, en
décrivant même la structure de ses cellules, toute sa réalité
serait retenue par la description, et qu'il n'y aurait pas besoin,
après cela, de chercher une substance ou une étoffe qui permettrait
de baptiser l'objet décrit du prénom de « réel ». La théorie de la
relativité généralisée nous a appris que, pour une portion suffi-
samment réduite d'un champ de gravitation, on peut toujours
choisir un système de références de façon à annuler les potentiels
de gravitation, à effacer en quelque sorte la réalité de la gravi-
tation. Mais elle nous a appris aussi que le « pli » d'espace-tempsn'est pas effaçable. Une structure, non effaçable par le choix des
instruments d'observation, voilà la véritable définition de la réalité.
Si nous ne pouvons aller effacer des pas sur la neige qu'en y impri-
mant d'autres traces équivalentes aux premières, nous devons
parler de réalité et non de convention ou d'invention de l'esprit.
On ne comprend donc pas comment on peut croire qu'en consi-
dérant la physique comme une série de lectures de graduations
1. La nature du mondep/tysfqtte,p. 284.
388 REVUE PHILOSOPHIQUE
a.a_x_ a_ .x_ ~i,sur des instruments de mesure, on lui enlève toute portée réaliste
on ne comprend pas pourquoi il faudra supposer un envers à cet
endroit, pourquoi la structure ne serait une réalité qu'à condition
d'être dédoublable en étoffe-série de mesures, ou en objet-sujet.
Nous ne disons pas que la physique peut décrire toutes les
réalités, nous prétendons que pour les réalités qu'elle atteint en
décrivant leur structure, elle les épuise entièrement.
Mais, demandera-t-on, si le savant, au lieu de mesurer un élé-
phant ou un atome réel, imagine seulement un atome et rêve qu'il le
mesure, les résultats de ces relevés de chiffres, la description de la
structure, seront identiques qu'il s'agisse du rêve, de l'image qui
n'existe que dans l'esprit, ou de la réalité physique supposée en
dehors de l'esprit. Il semble donc que la structure n'ait rien en elle-
même qui puisse nous apprendre s'il s'agit du monde réel ou d'unn
monde imaginé. Il semble qu'il faille ou admettre un ingrédient
spécial de réalité, ou renoncer à une définition « réaliste de )a
réalité. Nous répondrons qu'en décrivant fidèlement et physi-
quement la structure de l'objet rêvé, une différence apparaîtrait
avec la structure de l'objet physique. Entre une structure objec-
tive et la « même » structure rêvée ou perçue, il y a en réalité une
différence de structure. Dès lors que l'ombre d'une ombre exis-
terait quelque part dans l'univers, il y aurait quelque chose a
décrire comme réalité. Suivant que la description ressemblerait à
une page d'un ouvrage de psychologie ou à celle d'un ouvrage de
physique, on pourrait dire qu'il s'agit de réalité physique ou de
réalité mentale. M. Bertrand Russell écrit dans l'introduction à la
Philosophie mathématique 1 « En philosophie traditionnelle, on
s'est livré à beaucoup de spéculations qu'on aurait pu éviter si
l'on avait compris l'importance de la structure et la difficulté de
la bien pénétrer. Par exemple on a souvent dit que l'espace et
le temps étaient subjectifs, mais qu'ils avaient une contre-partie
objective. Bref, toute proposition ayant une valeur tangible
doit être vraie pour les deux mondes à la fois ou pour aucun. La
seule différence dérivera de cette essence d'individualité qui
échappe aux mots et défie toute description, et qui, pour cette
raison, ne relève pas de la science. » B. Russell entend ici, par
t. P. 79-80.Payot.3. Nous corrigeons ici une traduction fautive.
R. RUYER. LA CONNAISSANCE COMME FAIT COSMIQUE 389
structure, une structure abstraite et mathématiquement définie
il l'assimile à un « nombre-relation », et il en donne comme
exemple un figuré cartographique 1. C'est pourquoi il comparela connaissance du monde en termes de structure à une propo-sition dont les mots nous seraient inconnus, et dont nous
connaîtrions seulement la grammaire et la syntaxe. Il est évident
qu'il peut y avoir « similitude de relation a entre deux systèmes
très différents par ailleurs c'est le cas d'une carte de la
région figurée, c'est aussi le cas de l'image mentale et de l'objet.Mais est-ce à dire que nous devions rapporter la différence à une
« essence d'individualité »? B. Russell raisonne comme si une simi-
litude partielle de structure entraînait nécessairement le caractère
non structural de tout le résidu de différence. Il prend au sérieux
une abstraction mathématique qu'il vient de forger à l'instant. On
ne soutiendrait pas que la photographie d'une table a la même
structure que la table réelle, et que la différence entre la photo-
graphie et la table tient à « une essence d'individualité » ce serait
faire là un raisonnement de « sauvage ». Notre thèse est que l'on
ne peut parler strictement de structures identiques lorsqu'il s'agitd'une correspondance partielle. Reproduire complètement la
structure de la table, ce serait refaire la même table. Ne serait-on
pas également imprudent en invoquant, de même, une essence
d'Individualité pour expliquer la différence entre un objet physiqueet l'image ou la théorie scientifique de cet objet? Dans toute
connaissance-correspondance, la correspondance est nécessai-
rement ou volontairement partielle. Les savants ne refont l'univers
que par des équations ou des schémas; la barque mentale n'a pasde poids comme la barque physique. Mais la question reste ouverte
de savoir s'il n'y a pas encore une simple différence de structure, de
mode de liaison, entre l'une et l'autre. En tous cas, le devoir du
philosophe comme du savant est d'aller, dans l'établissement de
la correspondance structurale, aussi loin qu'il est possible d'aller
sans être arrêté par un obstacle purement physique, et non idéo-
logique, dans le cas de la science (le quantum d'Indétermi-
nation, par exemple), ou par la qualité sensible dans le cas de
la réalité psychologique.
i. Ibidem, p. 70.
390 REVUE PmLOSOPmQUE
Il est aisé de voir comment nous créons nous-mêmes l'énigme
philosophique que nous sommes ensuite incapables de résoudre. La
diiTérence de structure entre une réalité objective et l'image men-
tale de cette réalité, nous l'effaçons d'avance, sans nous en rendre
compte, par le fait que nous ne pouvons humainement nous passer
d'imaginer l'objet, en le revêtant de couleurs mentales. Quand
nous voulons réfléchir sur la connaissance, nous évoquons, en
présence l'une de l'autre, la barque « réelle » et la barque vue, et
la 'barque réelle est encore, naturellement, une vision mentale.
D'où la tentation d'invoquer une réalité a-géométrique pour expli-
quer la différence; d'où, même, la tentation de suspendre toute
réalité à la réalité de « l'esprit ». Mais précisément la science, et
plus exactement la physique mathématique, nous offre le moyen
de décrire l'objet par des symboles mathématiques exprimant
directement les modes de liaisons des réalités non mentales, et
permettant d'établir une correspondance à l'état pur entre ces
réalités et nos constructions théoriques, en échappant à nos
images. Il faut donc reconnaître la supériorité de ce mode de
description, au lieu de ne lui accorder qu'une valeur symbolique
et de ne voir dans le monde du physicien qu'un « monde d'ombres ».
Prenons bien garde aux mots décrire au moyen de symboles, ce
n'est pas du tout faire une description symbolique, du moment
que l'instrument mathématique ne sert finalement qu'à présenter
une structure. Le triomphe de la science contemporaine, c'est
précisément d'atteindre un niveau de réalités plus profond que
celui des réalités matérielles et des réalités conscientes. Les savants
paraissent quelquefois plus embarrassés que triomphants devant
les réalités inusitées auxquelles'Hs ont été amenés par l'instrument
scientifique. C'est qu'ils restent des hommes, soumis aux habitudes
de l'homme et du milieu humain. Leur embarras est celui de
l'explorateur trop heureux.
Mais dès lors que l'on rejette le préjugé de la connaissance-tex-
ture, les différences entre le connaissant et le connu peuvent être
définies d'une façon positive, physique, elles ne sont plus une
sorte de mystère réservé du sanctuaire de la philosophie. Nous ne
reculons pas devant cette formule, monstrueuse aux yeux des
métaphysiciens« La connaissance est un fait particulier, qui
doit être étudié au même titre que les autres faits. » La cérémonie
R. RUYER. LA CONNAISSANCE COMME FAIT COSMIQUE 391
par laquelle on légitime l'ensemble des réalités en les baptisant
connues, n'est qu'une formalité, et nous ne serons pas dupes de
son caractère prétendu nécessaire. La physique a fait un pasdécisif quand elle s'est aperçu qu'il était absurde de vouloir expli-
quer la matière au moyen d'éléments atomes, éther, etc., quel'on s'obstinait à se représenter comme encore matériels; quandelle s'est habituée à la nécessité de remonter jusqu'à des réalités
plus fondamentales, jusqu'à des structures non matérielles,
qu'elle a encore quelquefois le tort d'appeler symboliques,telles que la courbure ou la torsion d'espace-temps, les fonctions
d'Hamilton, les quanta, etc.; quand elle s'est mis à substituer, à la
théorie de la « matière-texture nécessaire », la théorie de la
« matière-structure particulière ». De même, il faut que la philo-
sophie cesse de mettre une sorte d'orgueil intellectuel à se plier à
l' « exigence idéaliste », exigence anthropomorphique plutôt.Il faut qu'elle renonce à postuler qu'à la racine même de l'être, il
y a la fonction de connaissance. La comparaison est boiteuse en
ceci que la connaissance, cela va sans dire, n'est pas, comme la
matière, une structure particulière, mais qu'elle résulte de la
correspondance possible entre la réalité mentale et la réalité non
mentale, entre l'espace physique et l'étendue sensible, ou, plus
généralement, entre l'espace physique et nos constructions théo-
riques. Cette correspondance n'existe pas, les physiciens l'ont
appris à leurs dépens, entre la matière et les réalités pré-maté-rielles qui servent simplement à construire celle-ci. Tout nous
conduit donc à substituer, à la philosophie du dédoublement, la
philosophie des étages. Elle procède en trois temps 1° par une
hardiesse justifiée, elle pose des réalités, des structures existant
par elles-mêmes, en dehors de nous et avant nous, réalités aux-
quelles nous sommes arrivés par connaissance-correspondance, ce
qui ne veut pas dire qu'elles aient besoin d'être connues pour
exister; 2° elle pose ensuite des réalités psychologiques, ou
cérébrales auxquelles nous arrivons, soit par connaissance-cor-
respondance, soit par l'analogie de notre réalité personnelle;3° elle définit enfin la connaissance elle-même, en étudiant lesrelations entre les réalités à base de liaisons cérébrales et les réa-
lités ordinaires.
Il est presque inutile de montrer maintenant à quel point la
392 REVUE PHILOSOPHIQUE
position générale du problème cosmique est améliorée. Les réa-
lités psychologiques, à partir desquelles commence la connais-
sance, aucune nécessité logique ne nous oblige à les considérer
comme contemporaines de toutes choses. Elle peuvent apparaîtreà une certaine date, elles peuvent se superposer à d'autres réalités
préexistantes, résulter, comme nous avons essayé de le montrer
ailleurs, d'un nouveau mode de liaison 1. On comprend ainsi, ou du
moins on conçoit l'apparition de la vie et de la pensée à partird'une nébuleuse matérielle, de même que l'on conçoit la for-
mation embryogénique d'un nouvel être conscient. Des molécules,
des cellules s'assemblent, et la conscience apparaît. Le scandale
est si grand pour la raison humaine, qu'elle recule devant la tâche
de faire une science de la conscience. Elle s'accuse elle-même
d'avoir oublié un élément dans sa description du monde matériel,oubli qu'il lui faut payer d'un seul coup. En un sens il en est bien
ainsi, et il est bien vrai que le matérialisme est faux. Cette thèse
que nous proposons poser des structures existant par elles-
mêmes, en dehors de tout esprit et avant tout esprit, n'est passeulement anti-idéaliste, elle est aussi anti-matérialiste. Si la
structure par elle-même est réelle, tout changement de structure
sera un vrai changement, et non un simple déplacement d'élé-
ments immuables, seuls supports de la réalité. Le monde des struc-
tures préconscientes est déjà inépuisable en variété et en nou-
veauté. Il n'a pas besoin d'attendre l'esprit pour que le monotone
mouvement des atomes fasse place à l'originalité et à la richesse
des êtres. La vieille conception matérialiste dont la philosophie
scientifique vit depuis trois siècles doit être abandonnée ou
plutôt corrigée. Le Dr Whitehead a très justement insisté sur son
insuffisance, mais la conception qu'il propose à sa place est gâtée
par de non moins vieilles idées « perceptionnistes H empruntées à
la Monadologie, et aux Principes de Berkeley. Leibniz, après sa
découverte de la conservation de la force, s'est trop hâté d'aban-
donner le terrain solide de la géométrie, qu'il n'était besoin que de
corriger, comme la théorie de la relativité l'a prouvé en inter-
prétant géométriquement la force. Il ne faut pas tomber dans la
même faute et abandonner tout ce qu'il y a de solide dans an-
1. R. Ruyer, Esquisse d'une p/u'!osopMede la structure, Alcan.
R. RUYER. LA CONNAISSANCECOMMEFAIT COSMIQUE 393
cienne philosophie mécaniste. dans ce mode de pensée sainement
éloigné des explications verbales, des jeux de mots et de la dialec-
tique, alors que suffit un déplacement d'accent, ou plutôt un
déplacement d'épithète. II suffit de transférer l'épithète « réel »de l'élément à la structure.
La réalité n'est pas dans l'élément, la substance, la matière, elleest dans la forme, et chaque forme est un absolu de réalité. Une
structure, une forme nouvelle, un mode nouveau de liaison, lematérialiste nous a habitués à croire que ce n'était qu'un nouveau
caprice sans conséquence, une redistribution, un simple jeu desmêmes pièces, qui ne pouvait fondamentalement rien changer. A
quoi tient ce curieux préjugé d'après lequel la forme n'est qu'uneréalité de seconde zone? Sans aucun doute à notre habitude des
objets matériels usuels, que nous pouvons fabriquer à l'aide de
pièces et de morceaux assemblés par les liaisons banales et fragiles.La mécanique industrielle, bien différente de la mécanique des
physiciens, surtout depuis la relativité et la mécanique ondu-
latoire, nous impose « une philosophie des pièces détachées n.~ous voyons le monde sous l'aspect d'une construction, analogueaux constructions provisoires de « Meccano o onpeutdémonteret jeter le tout dans une boîte. Ou plutôt, comme cette conceptionest évidemment insensée, nous juxtaposons maladroitement à ces
imaginations matérialistes des imaginations spiritualistes, sans
grand espoir de comprendre-l'unité du tout. A un niveau donné de
structures, il y a évidemment des liaisons banales qui ne sauraientmodifier le type de la réalité. Quand un rocher ou une barre demétal se brise, nous croyons toucher du doigt le caractère mineuret secondaire de la structure. Il a fallu la science de la dernièreheure pour nous apprendre que les atomes matériels peuvent sedissocier en radiations et que les éléments de la matière peuventêtre finalement décrits comme un ensemble de champs d'espace-temps, ou comme le résultat d'un battement d'ondes situées dansune sorte de sous-espace, c'est-à-dire comme une pure structureencore. Si donc un mode, un niveau de structure fait la réalité dela matière dans l'espace physique, pourquoi un mode nouveau deliaison ne ferait-il pas la sensation « consciente » dans l'étenduesensible? II faut renoncer à ce paradoxe absurde qui fait de la
pensée humaine la mesure et la condition de toutes choses. Il faut
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1 Il-
abandonner ce dernier avatar de l'anthropocentrisme, cette trans-
position métaphysique du système de Ptolémée, cette croyance
toute religieuse d'après laquelle la pensée est la valeur et la réa-
lité suprême. Pourquoi le Cosmos ne contiendrait-il pas les réalités
psychologiques à côté des réalités matérielles? Pourquoi la con-
naissance ne pourrait-elle être considérée comme un fait cos-
mique ?mique'ZR. RUYER.