Russie vol du siecle

20
1 Les contradictions paradoxales de labondance Le vol du Siècle : Leçons de la privatisation russe Nizar HARIRI I- Introduction : Les ressources économiques et la mauvaise gouvernance : la malédiction des ressources................................................................................................... 3 1) Objectifs de la présentation ........................................................................................ 3 2) Pourquoi voler les entreprises privatisées ? ............................................................... 3 3) La thérapie de choc .................................................................................................... 4 4) Le plan et les acteurs .................................................................................................. 5 II- Le vol du siècle [deal of the century] .............................................................................. 7 1) Première vague de privatisation : Les coupons (1992-1994) ..................................... 7 2) Deuxième vague de privatisation : Prêts-contre-actions (1995-1996) ....................... 9 a) Potanin/Oneksimbank/Norilsk Nickel ........................................................................................... 11 b) Khodorkovski/Menatep/Yukos ...................................................................................................... 12 III- La vengeance de Poutine : Crime et châtiment russes ............................................. 14 1) Poutine et les nouvelles règles du jeu ...................................................................... 15 2) La vengeance du Kremlin ........................................................................................ 15 a) Gusinskii/Most Bank/NTV ............................................................................................................ 15 b) Berezovskii/Sibneft/ORT&TV6 .................................................................................................... 16 c) Khodorkovski/Menatep/Moscow Times & St. Petersburg Times .................................................. 16 d) Potanin/Sidanko ............................................................................................................................. 16 Conclusion ....................................................................................................................... 18 BIBLIOGRAPHIE ....................................................................................................... 19

description

Les contradictions paradoxales de l’abondance Le vol du Siècle : Leçons de la privatisation russe Nizar HARIRI

Transcript of Russie vol du siecle

Page 1: Russie vol du siecle

1

Les contradictions paradoxales de l’abondance

Le vol du Siècle : Leçons de la privatisation russe

Nizar HARIRI

I- Introduction : Les ressources économiques et la mauvaise gouvernance : la

malédiction des ressources ................................................................................................... 3

1) Objectifs de la présentation ........................................................................................ 3

2) Pourquoi voler les entreprises privatisées ? ............................................................... 3

3) La thérapie de choc .................................................................................................... 4

4) Le plan et les acteurs .................................................................................................. 5

II- Le vol du siècle [deal of the century] .............................................................................. 7

1) Première vague de privatisation : Les coupons (1992-1994) ..................................... 7

2) Deuxième vague de privatisation : Prêts-contre-actions (1995-1996) ....................... 9

a) Potanin/Oneksimbank/Norilsk Nickel ........................................................................................... 11

b) Khodorkovski/Menatep/Yukos ...................................................................................................... 12

III- La vengeance de Poutine : Crime et châtiment russes ............................................. 14

1) Poutine et les nouvelles règles du jeu ...................................................................... 15

2) La vengeance du Kremlin ........................................................................................ 15

a) Gusinskii/Most Bank/NTV ............................................................................................................ 15

b) Berezovskii/Sibneft/ORT&TV6 .................................................................................................... 16

c) Khodorkovski/Menatep/Moscow Times & St. Petersburg Times .................................................. 16

d) Potanin/Sidanko ............................................................................................................................. 16

Conclusion ....................................................................................................................... 18

BIBLIOGRAPHIE ....................................................................................................... 19

Page 2: Russie vol du siecle

2

Avant-propos

Pourquoi parler de « contradictions paradoxales » de l’abondance ?

Axel Honneth a avancé le concept de « paradoxe » comme principe général

d’explication du développement du capitalisme. Il y a actuellement dans le capitalisme des

« contradictions paradoxales » : contrairement à une contradiction simple, « une contradiction

est paradoxale lorsque, à travers la concrétisation visée d’une intention, se réduit la

probabilité de voir cette intention se concrétiser ».

En effet, la mondialisation vient aujourd’hui pour radicaliser les conséquences les plus

contradictoires de la modernité. Ulrich Beck parle à ce sujet d’une « seconde modernité » qui,

devenue plus réflexive, ne cesse de se retourner sur (ou contre ?) elle-même. Les frontières

deviennent de plus en plus floues entre ce qui relève du « progrès » et ce qui qui relève de la

« régression », entre le progressiste et le réactionnaire, entre ce qui est spécifiquement

moderne et ce qui est résurrection du traditionnel. Pour emprunter l’heureuse formule

d’Anthony Giddens, comment peut-on aujourd’hui penser ces régressions au sein du

progrès ?

L’analyse économique et la critique philosophique s’attribuent ainsi une posture

intellectuelle inconfortable lorsqu’il s’agit de penser les nouvelles justifications « éthiques »

du capitalisme, c’est-à-dire lorsqu’il faut penser en même temps l’élargissement des sous-

systèmes économiques à l’échelle la plus globale et le dérèglement institutionnel qui en

résulte, notamment lorsque ce dernier est accompagné d’un affaiblissement des exigences

normatives. La potentiel normatif n’en disparaît pas pour autant, à cause du (ou grâce au ?)

caractère paradoxal des contradictions capitalistes. Les contradictions paradoxales de

l’abondance sont ici une invitation pour s’installer dans cet inconfort intellectuel.

Page 3: Russie vol du siecle

3

I- Introduction : Les ressources économiques et la

mauvaise gouvernance : la malédiction des ressources

1) Objectifs de la présentation

1) Les ressources naturelles ne sont pas toujours une bénédiction. Les pays riches en

ressources sont généralement des pays sous-développés, avec une population pauvre, et ce

n’est pas une coïncidence historique : les ressources naturelles peuvent être une malédiction et

elles conduisent souvent à la mauvaise gouvernance.

2) Quand elles sont accompagnées de mauvaise gouvernance, les ressources naturelles

conduisent à la corruption officielle, au crime organisé et à une bureaucratie hostile.

3) La privatisation massive [mass-privatization] des grandes entreprises publiques en

Russie a conduit à des marchandages internes [sweetheart deals], massivement corrompus. Le

résultat : une poignée d’hommes bien connectés, surnommés « kleptocrates » par la presse

russe, ont fait leurs premiers milliards de dollars par le vol pur et simple du gouvernement,

par le pillage de l’un des pays les plus riches du monde en ressources naturelles.

2) Pourquoi voler les entreprises privatisées ?

Après la chute de l’URSS, beaucoup d’entreprises publiques n’étaient pas viables dans

un environnement concurrentiel : la liquidation était inévitable, mais la privatisation massive

a eu des conséquences catastrophiques.

Les nouveaux propriétaires ou dirigeants avaient le choix entre deux façons de gagner

des milliards : ou bien développer l’entreprise privatisée et augmenter sa valeur, ou bien voler

la valeur qui existe déjà dans l’entreprise. La première option était difficile, peut-être au-delà

de leur capacité ; la seconde était facile et ils étaient experts en la matière.

Considérons une entreprise avec un actif de 1000$. Elle peut rapporter 1000$ si elle

est vendue par morceaux, et 1500$ si elle est vendue à un concurrent qui bénéficierait de ses

« relations clients ». Le gouvernement pourrait vendre l’entreprise pour 1500$ en une vente

aux enchères. Par contre, si l’entreprise est vendue lors d’une privatisation massive, les

Page 4: Russie vol du siecle

4

kleptocrates qui contrôlent l’entreprise vont s’accaparer de son actif. Ils réaliseront 1000$ à

partir de la liquidation par morceaux, et peut-être 1000$ sous forme de transferts de richesse :

- des employés qui travaillent mais ne reçoivent pas de salaire ;

- des fournisseurs qui livrent des biens, mais ne sont pas payés ;

- des clients qui reçoivent une marchandise défectueuse sans aucun recours.

Les contrôleurs s’approprient ainsi des revenus qui, autrement, iraient au

gouvernement comme impôts sur les bénéfices ou aux actionnaires minoritaires en tant que

dividendes. Si les ressources naturelles étaient restées propriété de l’État, les flux de trésorerie

[cash-flow] et les bénéfices actuels pourraient être volés, mais les ressources restantes (les

stocks, par exemple les gisements de pétrole) pourraient être récupérées par un futur

gouvernement honnête. Avec la privatisation à des prix dérisoires, non seulement le flux à

court terme a été volé mais, en outre, le stock de long terme est également perdu, et toute

future réforme est rendue impossible1.

3) La thérapie de choc

La Russie en 1992 était un immense pays avec un gouvernement central faible et des

milliers d’entreprises publiques défaillantes. L’Occident appelait la Russie à pratiquer la

« thérapie de choc », une politique néo-libérale qui remonterait à Milton Friedman et qui

prône la réduction du rôle de l’État dans l’économie par déréglementation rapide des prix,

libéralisation des marchés et privatisation de l’industrie. Jeffrey Sachs, le porte-parole d’une

telle doctrine, prétendait que cette stratégie de choc est pour la Russie un « léninisme

renversé », une nécessité pour introduire la démocratie. Selon Sachs : « La nécessité

d’accélérer la privatisation est la question politique majeure à laquelle l’Europe de l’Est doit

faire face. S’il n’y a pas de percée dans ce sens dans un avenir proche, l’ensemble du

processus pourrait être dans une impasse, pour des années à venir. La privatisation est

urgente et politiquement vulnérable2 ». La thérapie de choc a été présentée comme une

1 Shleifer Andrei and Vishny Robert W. (1994), “Privatization in Russia: First Steps”, in. Olivier Blanchard,

Kenneth Froot, Jeffrey Sachs (eds.), Transition in Eastern Europe, Volume 2, University of Chicago Press, pp.

137-164.

2 Jeffrey Sachs, Accelerating Privatization in Eastern Europe: The Case of Poland, 1 NEW EUR. L. REV. 71,

71 (1992).

Page 5: Russie vol du siecle

5

condition pour instaurer la démocratie, alors qu’elle a conduit au résultat inverse : une

ploutocratie, un gouvernement dominé par les plus riches, par l’argent massif de la corruption

massive.

On prétendait aussi qu’une sale privatisation est toujours préférable à l’absence de

privatisation et l’Occident soutenait le tsar de privatisation, Anatoli Chubaïs, vice-premier

ministre responsable de la politique économique qui poursuivait la privatisation à tout prix. Et

la privatisation en Russie était vraiment très sale. Dans l’ensemble, plus les enjeux sont

importants et plus sale sera l’affaire1.

Et, une kleptocratie a émergé. Quelques individus bien connectés, appelés les

kleptocrates, ont fini par contrôler les ressources naturelles de la Russie et, dans une large

mesure, le gouvernement lui-même. L’opinion publique russe a rapidement associé la

privatisation avec la corruption et la criminalité. En 1992, les Russes avaient déjà créé un

terme nouveau pour la privatisation : prikhvatizatziya, qui veut dire « privatiser et voler ». Le

nouveau mot d’argot combine le mot privatisation [privatizatziya] avec le verbe « saisir » ou

« s’accaparer » [en anglais : to grab], pour former prikhvatizatziya [en anglais :

grabprivatization]. Anatoli Chubaïs était appelé « glavni prikhvatizator », le chef du vol-

privatisation [en anglais : chief grab-privatizer].

4) Le plan et les acteurs

Comment gagner des milliards en travaillant avec l’Etat, et devenir riche à tel point

qu’on puisse ensuite acheter l’Etat ? Réponse russe : arrangez-vous pour gérer les fonds

publics, qui payent peu ou pas d’intérêts au gouvernement, tout en prêtant ces fonds sur les

marchés au cours d’une période de forte inflation quand les taux d’intérêt avoisinent les 30%.

Un audit du gouvernement russe estime que quelque 4,4 milliards de USD de ces fonds ont

disparu2.

1 Huygen Christopher (2011), “One Step Forward, Two Steps Back: Boris Yeltsin and the Failure of Shock

Therapy”, Constellations, Vol. 3, no 1.

2 Mellow Craig (1999), “The Oligarch Who Knew Better”, Institutional Investor, pp. 95-98, Juin. Voir aussi:

Bivens, Matt and Bernstein Jonas (1998), “The Russia You Never Met,” Democratizatsiya 6:4, automne.

<http://www.wayan.net/journal/russia/feb_22.htm. Voir également : The Abuses of Authorized Banking,”

RADIO FREE EUROPE/RADIO LIBERTY (Jan. 1998)

<http://www.rferl.org/nca/special/rufinance/authorize.html>

Page 6: Russie vol du siecle

6

- Le baron des médias Vladimir Gusinskii, propriétaire de MOST BANK, a fait ses

débuts de cette manière en gérant l’argent du gouvernement municipal de Moscou ; il devient

ensuite l’un des hommes les plus puissants de la Russie ;

- Vladimir Potanin, propriétaire de Oneksimbank, a géré l’argent du ministère des

Finances et du Ministère du Commerce ;

- Mikhaïl Khodorkovski, propriétaire de la Banque Menatep, a manipulé les fonds que

la Russie a consacrés à ses opérations militaires en Tchétchénie en 1996, et plus tard à la

reconstruction de la Tchétchénie.

Une première vague de privatisation s’est déroulée entre 1992 et 1994 par la

distribution de coupons [vouchers] qui permettent d’acheter des milliers de petites entreprises,

souvent de faible valeur.

Mais il y avait encore une énorme valeur dans les entreprises liées aux ressources

naturelles et à l’énergie (pétrole, gaz, acier et aluminium), et aux secteurs de

télécommunication. Le gouvernement a vendu ces entreprises entre 1995 et 1996 aux

nouveaux kleptocrates, par le biais d’autres ventes aux enchères, lors d’opérations de « prêts-

contre-actions » [Loan-for-shares].

Enfin, l’élection de Poutine viendra changer les règles du jeu. Les kleptocrates vont

devoir composer avec un ordre politique nouveau mais les effets du crime du siècle sont

irréversibles et le châtiment du kremlin ne pourra pas renverser la donne.

Page 7: Russie vol du siecle

7

II- Le vol du siècle [deal of the century]

La Russie avait des milliers d’entreprises publiques, souvent de taille modeste, dont

une partie seulement était viable. Vendre une par une des milliers d’entreprises publiques ne

pouvait pas respecter le calendrier des « thérapeutes de choc ». Par ailleurs, les vendre au

détail impliquerait des coûts de transaction importants par rapport à la valeur de chaque

entreprise1.

Les entreprises qui ont été privatisées par le biais de privatisation par coupons étaient

grandes en nombre, mais souvent de faible valeur. Mais il y avait une énorme valeur dans les

entreprises russes liées aux ressources naturelles et au secteur des télécommunications. Le

gouvernement a vendu la plupart des petites et moyennes entreprises au cours de la première

privatisation « par coupons » [vouchers], puis vendu des participations de contrôle plus tard,

par le biais d’autres ventes aux enchères appelées prêts-contre-actions [loans for-share].

1) Première vague de privatisation : Les coupons (1992-1994)

Une première vague de privatisation s’est déroulée entre 1992 et 1994 par la

distribution de coupons [vouchers] qui permettent d’acheter des milliers de petites entreprises,

souvent de faible valeur2.

Comment forcer la privatisation dans un pays qui vient à peine de sortir de l’ère

communiste ? La privatisation de masse est présentée comme la seule alternative. Elle offre

en plus une « solution politique » face à la résistance du peuple russe. Cette solution était de

corrompre les gestionnaires et les travailleurs en leur offrant des parts à bas prix afin qu’ils

acceptent de poursuivre volontairement la privatisation.

En 1992, la privatisation a commencé par des ventes aux enchères de petites

entreprises principalement rachetées par leurs propres employés et dirigeants. Puisqu’il n’était

pas facile de les obliger à accepter la privatisation, les employés ont reçu un grand nombre

1 Kaufmann, Daniel & Paul Siegelbaum (1997), “Privatisation and Corruption in Transition,” Journal of

International Affairs, hiver, 50(2), pp. 419-58.

2 Cette stratégie de privatisation a été d’abord introduite en 1991 en République tchèque où un nombre limité de

coupons avait été réservé aux employés et aux managers des entreprises.

Page 8: Russie vol du siecle

8

d’actions à bas prix, dans une idéologie fidèle à l’idéal communiste de la propriété des

moyens de production par les travailleurs.

Le 1er

Octobre 1992, 150 millions de coupons [vouchers], chacun ayant une valeur

nominale de 10.000 roubles (environ 63 $), ont été distribués pour l’achat de parts dans les

entreprises de taille petite et moyenne, (environ un coupon par citoyen russe, dans un pays

peuplé par 130 millions d’habitants).

Le résultat provisoire : la plupart des entreprises privatisées lors de cette première

vague ont été initialement détenues en majorité par les travailleurs et les gestionnaires qui

possèdent désormais 60 à 65% des parts. Les particuliers et les fonds d’investissement

détenaient 20% des parts, alors que les 15 à 20% des parts restantes étaient encore détenues

par l’Etat qui envisageait de les revendre plus tard.

Cependant, compte tenu de la passivité des travailleurs russes et de leur ignorance des

mécanismes des marchés libres, cette structure de propriété s’est vite transformée en un

contrôle de la plupart des entreprises par leurs gestionnaires, anciens dirigeants de la période

communiste. Ce résultat final était inévitable, car le mécanisme de la privatisation par

coupons ne pouvait que conduire à la concentration des parts entre les mains des gestionnaires

et des dirigeants.

En effet, en Russie, les coupons étaient négociables. Les gestionnaires achetaient des

coupons qu’ils échangeaient contre des actions dans leurs propres entreprises. Ils ont continué

à accumuler des parts, même après la fin des ventes aux enchères, en convainquant ou en

forçant les employés à vendre les leurs à un prix très bas (prix d’une bouteille de vodka), et

parfois en les menaçant de représailles. À la fin de 1993, plus de 85% des petites entreprises

et plus de 82 000 entreprises d’Etat (un tiers du total), avaient été ainsi privatisées.

Certaines ventes aux enchères ont été marquées par d’autres irrégularités. Certains

initiés ont tenté de dissuader les autres de présenter des offres. L’emplacement des enchères

pouvait être annoncé ou modifié à la dernière minute. Dans certains cas, les appels

téléphoniques et les vols aériens vers la ville où la vente aux enchères a lieu ont été

brusquement perturbés peu de temps avant l’ouverture des enchères. Parfois, des hommes

armés excluaient les soumissionnaires non désirés de la vente aux enchères.

Page 9: Russie vol du siecle

9

Mais il y avait encore une énorme valeur dans les entreprises liées aux ressources

naturelles et à l’énergie (pétrole, gaz, acier et aluminium), et aux secteurs de

télécommunication. Le gouvernement a vendu ces grandes entreprises entre 1995 et 1996 aux

nouveaux kleptocrates, lors d’enchères appelées « prêts-contre-actions » [Loans-for-shares].

2) Deuxième vague de privatisation : Prêts-contre-actions (1995-

1996)

La puissance des kleptocrates augmentait rapidement. Ils contrôlent désormais la

plupart des grands journaux et chaînes de télévision russes. Pour suivre un débat politique

dans la presse russe, il faut comprendre quel kleptocrate possède quel journal, et avec quel

politicien il était allié. Eltsine freine la privatisation impopulaire avant les élections de 1996.

Le pouvoir grandissant de certains oligarques qui contrôlent les médias, comme Vladimir

Gusinskii (Baron des média) et Boris Berezovskii, lui assureront sa réélection.

Mais, entre 1995 et 1996, se prépare la seconde vague de privatisation des grandes

entreprises étatiques qui contrôlent les ressources naturelles de la Russie. Cette seconde vague

de privatisation est présentée sous la couverture de « prêts » accordés à l’Etat par les banques

qui obtiennent en échange des actions dans les entreprises publiques. L’Etat est supposé

rembourser sa dette et reprendre le contrôle de ses ressources stratégiques, mais tout le monde

comprenait qu’il n’avait nullement l’intention de rembourser.

Le gouvernement avait désespérément besoin de liquidités. Les banques proposent de

lui prêter des fonds contre des participations de contrôle dans ses entreprises stratégiques. En

vertu des prêts-contre-actions initiés par Vladimir Potanin, le gouvernement a vendu aux

enchères ses parts, accompagnés de droits de vote à titre de garantie pour les prêts, dans un

certain nombre de compagnies liées aux secteurs du pétrole, des métaux et des

télécommunications.

Dans plusieurs secteurs importants, le gouvernement avait créé des structures

pyramidales, en regroupant des participations majoritaires dans un certain nombre de sociétés

opérant sous d’autres sociétés holding. Par la suite il a vendu des participations de contrôle

dans ces sociétés holding. Le gouvernement a créé sept holdings pétroliers : Lukoil, Sidanko,

Sibneft, Rosneft, Tyumen Oil, Yukos, et VNK. L’énergie électrique (avec les systèmes

Page 10: Russie vol du siecle

10

d’énergie Unies dans une société holding principale) et les télécoms (avec Svyazinvest,

holding principal) ont connu une tendance similaire.

Mais ces ventes aux enchères étaient en effet particulières : elles ont été partagées

entre les grandes banques, qui parvinrent à gagner les enchères qu’elles organisaient elles-

mêmes à des prix étonnamment bas.

Le droit de gérer les ventes aux enchères a été partagé entre les grandes banques.

Chaque banque qui gère la vente aux enchères participe à deux consortiums séparés, pour

répondre à l’exigence formelle selon laquelle la vente nécessite l’existence de deux offres au

moins. Personne d’autre n’avait la possibilité de participer aux enchères. Si jamais une autre

offre intervenait, on trouvait des prétextes pour la disqualifier. Les banques étrangères ont été

exclues, parfois par un refus formel et parfois parce qu’on leur laisser comprendre qu’il était

inutile d’essayer de soumettre une offre. Enfin, le gouvernement a exigé officiellement que les

nouveaux actionnaires promettent des investissements futurs dans l’entreprise. Ces promesses

sont restées sans suite, les actions étant transférées ensuite vers d’autres actionnaires qui

n’étaient pas liées par cet engagement. En bref, aucun acheteur honnête pouvait utiliser ces

esquives et emporter les enchères dans de telles conditions, de sorte que les offres les plus

malhonnêtes ont eu tendance à gagner les enchères.

Ces opérations ont conduit au pillage des ressources naturelles de la Russie. Joseph

Stiglitz, prix Nobel d’économie, estime le montant du vol à 1000 milliards de dollars

américains au moins1. D’autres estimations vont jusqu’à 1500 milliards. C’est le vol du siècle,

et peut-être le record du vol le plus grand de l’histoire de l’humanité.

En effet, tout laisse croire que ces chiffres sous-estiment le montant réel du vol, puisque

les opérations frauduleuses de vente des actions ont bien continué après 1996, et jusqu’aux

derniers jours de la présidence de Eltsine. Par exemple, à la fin de 1999, une société inconnue,

vraisemblablement contrôlée par les gestionnaires de Lukoil, a acheté au gouvernement 9%

des actions Lukoil au prix de 3$ l’action alors que le prix du marché était de 8$. Et c’était la

troisième fois en cinq ans que les dirigeants de Lukoil achètent un bloc d’actions au

gouvernement pour un prix inférieur à celui du marché.

1 Stiglitz Joseph E. (2006), Un autre monde est possible. Contre le fanatisme du marché, Paris : Fayard.

Page 11: Russie vol du siecle

11

Un autre manque à gagner encore plus important : les subventions aux entreprises non

rentables. Le gouvernement russe a effectivement distribué des subventions à ces mêmes

entreprises qui, comble de l’histoire, prétendaient faire des pertes. En plus des subventions

explicites, souvent le gouvernement tolérait le non-paiement des salaires, des taxes et des

impôts ainsi que des factures d’énergie. Les subventions gouvernementales explicites et

implicites à ces entreprises sont d’environ 15 à 20% du PIB russe1.

a) Potanin/Oneksimbank/Norilsk Nickel

Une histoire russe : Le gouvernement russe doit rembourser une dette de 502 millions

de dollars à l’Allemagne (l’équivalent de 25 milliards de dollars aux Etats-Unis en proportion

du PNB). Il donne la somme à Oneksimbank, détenue par le kleptocrate et ancien vice-

premier ministre Vladimir Potanin, mais l’argent n’arrive jamais à sa destination. Personne ne

comprend où il est allé, on n’essaie même pas de le comprendre. Personne à Oneksimbank

n’est allé en prison. Le gouvernement continue de faire des affaires avec Oneksimbank et ne

lui demande jamais de rembourser. En effet, Eltsine nomme Potanin secrétaire du cabinet en

charge de la réforme économique. Potanin commence par accepter, puis décide de ne pas

travailler pour le gouvernement car, visiblement, on peut faire plus de profit avec le

gouvernement russe en opérant de l’extérieur.

La banque Oneksimbank a géré la vente aux enchères de Norilsk Nickel, premier

producteur mondial de Nickel, avec un prix de réserve de 170 millions de dollars. Elle a

organisé trois offres, toutes comprises entre 170 et 170,1 millions de dollars. De façon

inattendue, Rossiiski Kredit Bank a offert 355 millions de dollars, deux fois plus.

Oneksimbank a rejeté l’offre de Rossiiski Kredit en prétendant que le montant de l’enchère

dépasse son capital, alors que ce défaut n’a aucune incidence sur sa capacité à payer le

montant de l’enchère. Ironiquement, Oneksimbank souffrait du même défaut ; pourtant elle

emporta l’appel d’offre à 170,1 millions. De toute manière, les deux offres ne reflètent

absolument pas la valeur de Norilsk Nickel, qui affichait des profits annuels de l’ordre de 400

millions $2.

1 Black Bernard, Kraakman Reinier and Tarassova Anna (2000), “Russian Privatization and Corporate

Governance: What Went Wrong?”, Stanford Law Review, vol. 52.

2 Ibid.

Page 12: Russie vol du siecle

12

Une autre histoire : Sidanko est une importante compagnie de pétrole et de gaz qui a

été contrôlée à 96% par Vladimir Potanin à travers Oneksimbank et ses sociétés filiales en

1998. Après le crash du rouble à la mi-1998, Potanin se trouvait en difficulté financière (sans

compter ses actifs à l’étranger, bien entendu). Il a dépouillé Oneksimbank de la plupart de ses

actifs restants et pillé Sidanko et ses filiales. Les actionnaires minoritaires de Sidanko, y

compris BP Amoco, ont trouvé leurs actions presque sans valeur1.

b) Khodorkovski/Menatep/Yukos

La banque Menatep, contrôlée par le kleptocrate Mikhaïl Khodorkovski, a acquis

Yukos, une importante compagnie pétrolière russe en 1995. Pour 1996, les documents

comptables Yukos montrent des revenus de 8,60$ par baril de pétrole, soit environ 4$ par

baril en dessous du prix qui aurait dû être affiché.

En effet, Yukos a exporté environ 25% de sa production, à des prix mondiaux de

l’ordre de 18$ par baril, et vendu le reste à des prix intérieurs de l’ordre de $10.50/baril. Les

revenus manquants ont probablement fini dans des comptes bancaires « offshore » contrôlées

par M. Khodorkovski et ses complices.

Khodorkovski s’accapare ainsi de 30 cents par dollar de recettes, auxquels il faut

ajouter un transfert de richesse par extorsion2 :

- il prive ses travailleurs d’une part de leurs salaires ;

- il vole l’Etat et le contribuable russe en détournant l’argent des impôts ;

- il détruit la valeur de l’entreprise en privant les actionnaires minoritaires de Yukos et

de ses filiales d’une partie de leurs avoirs.

Suite de l’histoire : Entre 1997 et 1998, Khodorkovski s’endette lourdement auprès

des banques occidentales, en s’appuyant sur les parts et les garanties de Yukos. Lorsque le

rouble russe s’est effondré en 1998, la banque Menatep de Khodorkovski, comme la plupart

1 Hare P., Muravyev A. (2002), « Privatization in Russia », Russian-European Centre for Economic Policy,

RESEARCH PAPER SERIES, August.

2 Kahn Joseph & O’Brien Timothy L. (1998), “For Russia and Its U.S. Bankers, Match Wasn’t Made in

Heaven”, N.Y. TIMES, Oct. 18.

Page 13: Russie vol du siecle

13

des banques russes, a été fortement exposée. Khodorkovski aurait sûrement pu résister à cette

tempête, mais il a plutôt choisi de laisser couler Menatep et Yukos.

Yukos était en défaut de remboursement de ses emprunts, ce qui signifie que 30% de

ses actions seront bientôt saisies par les prêteurs occidentaux. Mais Khodorkovski contrôlait

Yukos pour le moment, et il a utilisé ce contrôle pour dépouiller Yukos de sa valeur, en

s’accaparant de ses filiales productrices de pétrole (Tomskneft, Iouganskneftegaz,

Samaraneftegaz), chacune ayant une valeur de plusieurs milliards de dollars sous forme de

réserve de pétrole1.

Après l’effondrement de la banque Menatep en 1998, Khodorkovski a transféré ses

actifs à une banque nouvelle, Menatep-Saint-Pétersbourg, en laissant les déposants et les

créanciers se prendre à la carcasse de l’ancienne banque. Afin de s’assurer que les opérations

ne pourront pas être retracées plus tard, Khodorkovski s’est arrangé pour qu’un camion

contenant la plupart des dossiers des dernières années de la Banque Menatep soit renversé

d’un pont dans la rivière Dybna. On peut présumer que les dossiers y sont toujours.

Enfin, s’opposer à Yukos pouvait être dangereux pour la santé. Le maire de

Nefteyugansk a été assassiné en 1998, peu de temps après qu’il ait publiquement exigé qu’une

filiale de Yukos, Iouganskneftegaz, paye ses impôts locaux et les arriérés de salaires. En

1999, Evgueni Rubin, le chef d’une société qui avait gagné un procès contre Yukos, a vu sa

voiture exploser près de son domicile. Par chance, il n’était pas à l’intérieur, mais ses gardes

du corps ont été moins chanceux. Le comportement de Khodorkovski n’a pas troublé les hauts

fonctionnaires russes. Au milieu du scandale, il a accompagné le premier ministre Evgueni

Primakov lors d’un voyage pour rencontrer le président Clinton (lorsque l’OTAN a

commencé à bombarder la Serbie). Il a fallu attendre le règne de Poutine pour que la justice

russe condamne Yukos et Khodorkovski pour leurs actes criminels.

1 Black Bernard, Kraakman Reinier and Tarassova Anna (2000), op. cit., p. 9. Toutes ces informations sont

également confirmées par: Graham Houston of National Economic Research Associates. De même, ces

informations sont reprises par Whalen Jeanne (1998), “Shareholders Rights: Round 2”, MOSCOW TIMES, Feb.

17, 1998.

Page 14: Russie vol du siecle

14

III- La vengeance de Poutine : Crime et châtiment russes

La tragédie russe se résume ainsi : en même temps que les pauvres voyaient rétrécir

leur part du gâteau, le volume du gâteau rétrécissait encore plus rapidement.

La productivité de la Russie a fortement chuté au cours des années 1990. La

productivité moyenne du travailleur russe a chuté de moitié entre en 1992 et 1999. Les

investissements en capital ont plongé à seulement 13% du PIB alors qu’ils étaient de 40% en

1992.

Le PIB par habitant diminue de 40% dans les années 1990, alors que les inégalités

augmentent : le pourcentage de Russes vivant dans la pauvreté totale est passé d’une petite

fraction de la population en 1989 à environ 55 millions (37% de la population) en 1999. Le

coefficient de Gini a augmenté, passant d’environ 24 en 1988 à 47 en 1997 (par rapport à un

niveau d’environ 43 aux Etats-Unis dans la même période)1.

Et, une oligarchie a émergé. Quelques individus ont fini par contrôler les ressources

naturelles de la Russie, ses grandes entreprises, ses principales chaînes de télévision, ses

journaux, et, dans une large mesure, le gouvernement lui-même. La puissance des

kleptocrates ne cessait d’augmenter et les nouveaux oligarques de la nouvelle Russie

utilisaient leurs médias afin de soutenir l’élection de politiciens proches et pour maintenir un

contrôle fort sur l’opinion publique et sur les élus.

Et voilà une autre histoire russe : Boris Berezovskii contrôle un empire médiatique qui

lui assure un pouvoir politique sans conteste : les chaînes de télévision ORT, TV6 et STS, la

radio NSN et plusieurs journaux et magazines. Berezovskii apporte son soutien à la réélection

d’Eltsine en 1996. En échange, la même année, le Kremlin vend 51% du pétrole de Sibérie à

une entreprise qui deviendra plus tard Sibneft, contrôlée par Berezovskii, pour un maigre

montant de 100 millions USD. Noyabrskneftegaz est une filiale de Sibneft (en 1997, elle était

détenue à 61% par Sibneft). En 1996, avant Berezovskii, Noyabrskneftegaz gagnait 600

millions de dollars américains. En 1997, elle gagnait 0$.

1 Milanovic Branko (1998), “Income, Inequality, and poverty during the transition from planned to market

economy”, World Bank Research <http:/ /www.worldbank.org/research/transition/inequal.htm>

Page 15: Russie vol du siecle

15

1) Poutine et les nouvelles règles du jeu

« Si la politique ressemble à un jeu, alors la

politique russe est certainement une roulette russe ».

Boris Berezovskii

Vladimir Poutine arrive au pouvoir, après l’étonnante démission d’Eltsine en

décembre 1999. Vladimir Gusinskii, Boris Berezovskii et les autres oligarques qui l’ont aidé à

accéder au pouvoir pensaient qu’ils étaient capables de le contrôler. Mais l’ancien colonel du

KGB comprenait bien la menace que représentait pour son pouvoir cette poignée de

milliardaires qui contrôlaient les ressources de la Russie, qui possédaient tous les médias et

qui pouvaient financer tous les partis d’opposition. Il leur expliqua rapidement les nouvelles

règles du jeu : Enrichissez-vous, autant que vous voulez, mais restez très loin de la politique.

Ceux qui ont franchi la ligne rouge ont été immédiatement réprimés. Poutine

n’hésitera pas à orchestrer des tribunaux fabriqués sur mesure pour remettre la main du

gouvernement sur les ressources de la Russie. Le géant russe du gaz, Gazprom, jouera un rôle

considérable dans le châtiment organisé par le kremlin.

La richesse de Gazprom est fabuleuse. Même avec l’estimation officielle de sa valeur

à 600 milliards de dollars, elle serait largement sous-évaluée. Ses bénéfices déclarés sont

environ $30 milliards par an. Bien entendu, ses bénéfices réels sont difficiles à évaluer.

Au début des années 2000, le gouvernement possédait encore 38% de Gazprom. Mais

personne ne sait qui possède le reste. En 2000, l’ancien Premier ministre russe Viktor

Tchernomyrdine dirige Gazprom et il est souvent cité comme étant le principal actionnaire1.

2) La vengeance du Kremlin

a) Gusinskii/Most Bank/NTV

Le Baron des médias Vladimir Gusinskii a été le premier oligarque à tomber pendant

l’ère de Poutine. Il s’attira un châtiment terrible pour sa couverture négative du président dans

ses médias. En Juin 2000, Gusinskii a été arrêté pour détournement de fonds et son

1 Sur Gazprom, voir : Karian Adell (1999), “Russia’s Dirtiest Secret: Where the Money Goes”, Russia Journal,

Aug. 23. <http://www.russiajournal.com/start/business/article_26_70.htm>

Page 16: Russie vol du siecle

16

conglomérat de médias a été repris par Gazprom, le monopole russe du gaz toujours contrôlé

par l’Etat. Aujourd’hui, Gusinskii vit à Tel-Aviv.

b) Berezovskii/Sibneft/ORT&TV6

Boris Berezovskii, qui a ouvertement critiqué Vladimir Poutine pour sa lente réaction

face à la catastrophe du sous-marin Koursk en 2000, a été le second oligarque à tomber sous

le feu du Kremlin.

Berezovskii a remporté un siège à la Douma en 1999, mais la pression impitoyable des

autorités l’a amené à démissionner et à fuir la Russie six mois plus tard. Depuis, il a été

accusé de fraude et de blanchiment d’argent, et il vit entre la Grande-Bretagne, la France et

Tel-Aviv. Encore une fois, c’est Gazprom qui s’accapare de son empire médiatique et qui

achète en 2005 le géant pétrolier Sibneft à Roman Abramovich, l’ancien associé de

Berezovskii.

c) Khodorkovski/Menatep/Moscow Times & St. Petersburg Times

Mikhaïl Khodorkovski était l’oligarque le plus riche de la Russie. Il franchit la ligne

rouge dans une entrevue télévisée avec Poutine en février 2003, lorsqu’il parla ouvertement

de la corruption du gouvernement russe. La justice du Kremlin condamna Khodorkovski à la

peine de prison pour fraude et évasion fiscale. Certains dirigeants de Yukos ont été également

condamnés pour des meurtres. « Le vol du siècle » est soudainement devenu « le procès du

siècle ». L’empire pétrolier de Khodorkovski a été démantelé, puis racheté par Gazprom.

d) Potanin/Sidanko

Une dernière histoire russe : la procédure de faillite de Sidanko, le holding pétrolier

détenu par Potanin, et la faillite de Chernogoneft et Kondpetroleum, deux filiales clés de

Sidanko. Chernogoneft et Kondpetroleum ont fait faillite après la vente de pétrole à Sidanko,

qui n’a pas payé sa facture ! et qui a été elle-même si cruellement pillée qu’elle a fait faillite.

Dans la procédure de faillite de Chernogoneft, 98% des créanciers ont voté pour un

gestionnaire externe, mais le juge local a nommé un autre gestionnaire ayant des liens avec

Tyumen Oil, appartenant à un autre kleptocrate, rival de Potanin, Mikhaïl Fridman. Le

Page 17: Russie vol du siecle

17

tribunal a également rejeté une offre de Chernogoneft selon laquelle celle-ci proposait de

payer tous les créanciers dans leur intégralité !

Tyumen a été en mesure d’acheter Chernogoneft pour 176 millions de dollars et

Kondpetroleum pour 52 millions de dollars (une petite fraction de la valeur réelle1), et Potanin

a publiquement parlé « d’une atmosphère de pression sans précédent sur le système

judiciaire ». Ce qui signifie apparemment que Tyumen ne se contentait pas de soudoyer les

juges (sinon Sidanko aurait offert des pots-de-vin de son côté), mais les menaçait aussi. En

effet, un juge qui a rendu une décision préalable contre Tyumen avait été battu et laissé

presque mort2.

Ceci dit, après les retentissements du procès de Khodorkovski, beaucoup de

kleptocrates ont tenté de conserver un profil bas. Toutefois, Mikhaïl Prokhorov, actuellement

la troisième fortune de la Russie, inaugure une nouvelle ère dans les rapports du kremlin avec

les kleptocrates. Par exemple, Prokhorov n’hésite pas à rappeler que la force des kleptocrates

peut conduire la Russie, « s’il le faut », vers la guerre civile3. Prokhorov ne se retient pas non

plus lorsqu’il s’agit de critiquer ouvertement Poutine, notamment dans la période qui a

précédé la réélection de ce dernier en 2012. Prokhorov est arrivé en troisième position à la

présidentielle. Or, contre toute attente, Poutine l’invite à entrer au gouvernement !

1 Blanchard Olivier (1997), The Economics of Post-Communist Transition, Oxford, Oxford University Press.

2 Voir : Rules of War, ECONOMIST, Dec. 4, 1999.

3 Entrevue avec le journal allemand Der spiegel, du 31 janvier 2012, 'In the Worst Case there'll be Civil War'

http://www.spiegel.de/international/world/interview-with-putin-challenger-prokhorov-in-the-worst-case-there-ll-

be-civil-war-a-812309.html

Page 18: Russie vol du siecle

18

Conclusion

Très médiatisée, l’affaire Khodorkovski/Yukos a reflété la nature paradoxale de la

Russie du nouveau millénaire. L’Union soviétique n’était certainement pas un endroit très

honnête. Dans le même temps, l’échelle de la malhonnêteté était limitée. Les chaînes de

contrôle bureaucratique assuraient la surveillance de ceux qui avaient accès à l’argent. Par

ailleurs, l’argent de la corruption à grande échelle ne pouvait pas acheter beaucoup. Et si vous

êtes pris pour avoir été trop gourmands, vous êtes confrontés à une longue peine dans une

misérable prison russe ou au goulag. Ainsi, il n’est pas justifié de dire que la Russie était déjà

désespérément corrompu au début des années 1990 ni qu’il n’était pas possible de contrôler le

vol des ressources de la Russie.

La privatisation n’est pas elle-même à l’origine de tous les malheurs. La richesse

économique d’un pays ne se détermine pas en fonction de ses ressources, encore moins en

fonction de la structure de propriété de ces ressources. La bonne gouvernance est une

ressource rare, parfois plus importante que toutes les richesses naturelles. Un Etat corrompu et

défaillant, qui pille les entreprises publiques ou qui n’arrive pas à assurer la continuité des

services publics, doit être remplacé par le secteur privé. Mais un Etat corrompu qui ne peut

pas conduire honnêtement des enchères ne peut pas sélectionner les bons investisseurs : le

secteur public malhonnête sera remplacé par un secteur privé encore plus sale. Une étape

critique qui précèderait la privatisation aurait été de s’attaquer à la corruption et au crime

organisé.

Une solution envisageable pour la Russie serait aujourd’hui une renationalisation

sélective, dont l’objectif serait de reprendre le contrôle des ressources naturelles du pays, en

vue d’une privatisation ultérieure dans des conditions plus avantageuses. Mais, là aussi,

comment un Etat criminel peut-il conduire de telles mesures ?

Page 19: Russie vol du siecle

19

BIBLIOGRAPHIE

[1]- Adler Paul S. & Kwon Seok-Woo (1999), “Social Capital: The Good, the Bad, and

the Ugly”, Working paper, in. Social Science Research Network

<http://papers.ssrn.com/paper.taf?abstract_id=186928>.

[2]- Bebchuk Lucian, Kraakman Reinier & Triantis George (1998), “Stock Pyramids,

Cross-Ownership, and Dual Class Equity: The Creation and Agency Costs of Separating

Control from Cash Flow Rights”, Working Paper No. 249, in. Social Science Research

Network <http://papers.ssrn.com/paper.taf?abstract_id=147590>.

[3]- Bivens, Matt and Bernstein Jonas (1998), “The Russia You Never Met,”

Democratizatsiya 6:4, automne. <http://www.wayan.net/journal/russia/feb_22.htm

[4]- Black Bernard S. (2000), “The Legal and Institutional Preconditions for Strong

Securities Markets”, 48 UCLA LAW REVIEW, in. Social Science Research Network

<http://papers.ssrn.com/paper.taf?abstract_id=182169>.

[5]- Black Bernard, Kraakman Reinier and Tarassova Anna (2000), “Russian

Privatization and Corporate Governance: What Went Wrong?”, Stanford Law Review, vol.

52.

[6]- Blanchard Olivier (1997), The Economics of Post-Communist Transition, Oxford,

Oxford University Press.

[7]- Brada, Josef C. (1996), “Privatization is Transition - Or is it?”, Journal of

Economic Perspectives, vol.10 (2), pp.67-86.

[8]- Desai Raj M. & Goldberg Itzhak (1999), “The Vicious Circles of Control:

Regional Governments and Insiders in Privatized Russian Enterprises”, Working paper, in.

Social Science Research Network <http://papers.ssrn.com/paper.taf?abstract_id=190570>.

[9]- Hare P., Muravyev A. (2002), « Privatization in Russia », Russian-European

Centre for Economic Policy, RESEARCH PAPER SERIES, August.

[10]- Huygen Christopher (2011), “One Step Forward, Two Steps Back: Boris Yeltsin

and the Failure of Shock Therapy”, Constellations, Vol. 3, no 1.

[11]- Kahn Joseph & O’Brien Timothy L. (1998), “For Russia and Its U.S. Bankers,

Match Wasn’t Made in Heaven”, N.Y. TIMES, Oct. 18.

[12]- Karian Adell (1999), “Russia’s Dirtiest Secret: Where the Money Goes”, Russia

Journal, Aug. 23. <http://www.russiajournal.com/start/business/article_26_70.htm>

[13]- Kaufmann, Daniel & Paul Siegelbaum (1997), “Privatisation and Corruption in

Transition,” Journal of International Affairs, hiver, 50(2), pp. 419-58.

[14]- Mellow Craig (1999), “The Oligarch Who Knew Better”, Institutional Investor,

95-98, Juin.

[15]- Milanovic Branko (1998), “Income, Inequality, and poverty during the transition

from planned to market economy”, World Bank Research

<http:/ /www.worldbank.org/research/transition/inequal.htm>

Page 20: Russie vol du siecle

20

[16]- Odling-Smee (2006), John. “The IMF and Russia in the 1990s.”, IMF Staff

Papers 53.1 (2006): 151-194.

[17]- Shleifer Andrei & Vishny Robert W. (1993), “Corruption”, Quarterly Journal of

Economics, Vol. 108 , no 3, pp. 599-617.

[18]- Shleifer Andrei and Vishny Robert W. (1994), “Privatization in Russia: First

Steps”, in. Olivier Blanchard, Kenneth Froot, Jeffrey Sachs (eds.), Transition in Eastern

Europe, Volume 2, University of Chicago Press, pp. 137-164.

[19]- Sachs Jeffrey (1992), “Accelerating Privatization in Eastern Europe: The Case of

Poland”, New. European Law Review vol. 1, pp. 71-89

[20]- Stiglitz, Joseph E. (1999), “Whither Reform? Ten Years of the Transition,”

(Keynote address at the AnnualWorld Bank Conference on Development Economics, April

1999).

[21]- Stiglitz Joseph E. (2006), Un autre monde est possible. Contre le fanatisme du

marché, Paris : Fayard.

[22]- Whalen Jeanne (1998), “Shareholders Rights: Round 2”, MOSCOW TIMES,

Feb. 17, 1998.

[23]- Ziegler, Charles E. (2009), The History of Russia. 2nd ed. California: Greenwood

Press.